----- Revenir à l'écran précédent par la commande BACK -----

Si le jeune homme assis au balcon d' un théâtre offre à la lorgnette des jolies femmes d' étourdissants gilets , il est douteux qu' il ait des chaussettes ; le bonnetier est encore un des charançons de sa bourse . Rastignac en était là . Toujours vide pour Mme Vauquer , toujours pleine pour les exigences de la vanité , sa bourse avait des revers et des succès lunatiques en désaccord avec les payements les plus naturels .
Afin de quitter la pension puante , ignoble où s' humiliaient périodiquement ses prétentions , ne fallait - il pas payer un mois à son hôtesse , et acheter des meubles pour son appartement de dandy ? c' était toujours la chose impossible .
Si , pour se procurer l' argent nécessaire à son jeu , Rastignac savait acheter chez son bijoutier des montres et des chaînes d' or chèrement payées sur ses gains , et qu' il portait au Mont - de - Piété , ce sombre et discret ami de la jeunesse , il se trouvait sans invention comme sans audace quand il s' agissait de payer sa nourriture , son logement , ou d' acheter les outils indispensables à l' exploitation de la vie élégante .
Une nécessité vulgaire , des dettes contractées pour des besoins satisfaits , ne l' inspiraient plus .
Comme la plupart de ceux qui ont connu cette vie de hasard , il attendait au dernier moment pour solder des créances sacrées aux yeux des bourgeois , comme faisait Mirabeau , qui ne payait son pain que quand il se présentait sous la forme dragonnante d' une lettre de change .
Vers cette époque , Rastignac avait perdu son argent , et s' était endetté .
L' étudiant commençait à comprendre qu' il lui serait impossible de continuer cette existence sans avoir des ressources fixes .
Mais , tout en gémissant sous les piquantes atteintes de sa situation précaire , il se sentait incapable de renoncer aux jouissances excessives de cette vie , et voulait la continuer à tout prix .
Les hasards sur lesquels il avait compté pour sa fortune devenaient chimériques , et les obstacles réels grandissaient . En s' initiant aux secrets domestiques de M .
et Mme de Nucingen , il s' était aperçu que , pour convertir l' amour en instrument de fortune , il fallait avoir bu toute honte , et renoncer aux nobles idées qui sont l' absolution des fautes de la jeunesse .
Cette vie extérieurement splendide , mais rongée par tous les toenias du remords , et dont les fugitifs plaisirs étaient chèrement expiés par de persistantes angoisses , il l' avait épousée , il s' y roulait en se faisant , comme le Distrait de La Bruyère , un lit dans la fange du fossé ; mais , comme le Distrait , il ne souillait encore que son vêtement .

LE PERE GORIOT (III, privé)
Page: 180