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Mais enfin il m' a quittée indignement ! On ne devrait jamais abandonner une femme à laquelle on a jeté , dans un jour de détresse , un tas d' or ! On doit l' aimer toujours ! Vous , belle âme de vingt et un ans , vous jeune et pur , vous me demanderez comment une femme peut accepter de l' or d' un homme ? Mon Dieu ! n' est - il pas naturel de tout partager avec l' être auquel nous devons notre bonheur ? Quand on s' est tout donné , qui pourrait s' inquiéter d' une parcelle de ce tout ? L' argent ne devient quelque chose qu' au moment où le sentiment n' est plus .
N' est - on pas lié pour la vie ? Qui de nous prévoit une séparation en se croyant bien aimée ? Vous nous jurez un amour éternel , comment avoir alors des intérêts distincts ? Vous ne savez pas ce que j' ai souffert aujourd' hui , lorsque Nucingen m' a positivement refusé de me donner six mille francs , lui qui les donne tous les mois à sa maîtresse , une fille de l' Opéra ! Je voulais me tuer .
Les idées les plus folles me passaient par la tête .
Il y a eu des moments où j' enviais le sort d' une servante , de ma femme de chambre .
Aller trouver mon père , folie ! Anastasie et moi nous l' avons égorgé : mon pauvre père se serait vendu s' il pouvait valoir six mille francs .
J' aurais été le désespérer en vain . Vous m' avez sauvée de la honte et de la mort , j' étais ivre de douleur . Ah ! monsieur , je vous devais cette explication : j' ai été bien déraisonnablement folle avec vous .
Quand vous m' avez quittée , et que je vous ai eu perdu de vue , je voulais m' enfuir à pied ... où ? je ne sais . Voilà la vie de la moitié des femmes de Paris : un luxe extérieur , des soucis cruels dans l' âme .
Je connais de pauvres créatures encore plus malheureuses que je ne le suis . Il y a pourtant des femmes obligées de faire faire de faux mémoires par leurs fournisseurs . D' autres sont forcées de voler leurs maris : les uns croient que des cachemires de cent louis se donnent pour cinq cents francs , les autres qu' un cachemire de cinq cents francs vaut cent louis .
Il se rencontre de pauvres femmes qui font jeûner leurs enfants , et grappillent pour avoir une robe .
Moi , je suis pure de ces odieuses tromperies . Voici ma dernière angoisse . Si quelques femmes se vendent à leurs maris pour les gouverner , moi au moins je suis libre ! Je pourrais me faire couvrir d' or par Nucingen , et je préfère pleurer la tête appuyée sur le coeur d' un homme que je puisse estimer .
Ah ! ce soir M . de Marsay n' aura pas le droit de me regarder comme une femme qu' il a payée .

LE PERE GORIOT (III, privé)
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