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Si dans les cent professions que vous pouvez embrasser , il se rencontre dix hommes qui réussissent vite , le public les appelle des voleurs . Tirez vos conclusions . Voilà la vie telle qu' elle est . ça n' est pas plus beau que la cuisine , ça pue tout autant , et il faut se salir les mains si l' on veut fricoter ; sachez seulement vous bien débarbouiller : là est toute la morale de notre époque .
Si je vous parle ainsi du monde , il m' en a donné le droit , je le connais . Croyez - vous que je le blâme ? du tout . Il a toujours été ainsi .
Les moralistes ne le changeront jamais . L' homme est imparfait . Il est parfois plus ou moins hypocrite , et les niais disent alors qu' il a ou n' a pas de moeurs . Je n' accuse pas les riches en faveur du peuple : l' homme est le même en haut , en bas , au milieu .
Il se rencontre par chaque million de ce haut bétail dix lurons qui se mettent au - dessus de tout , même des lois : j' en suis .
Vous , si vous êtes un homme supérieur , allez en droite ligne et la tête haute . Mais il faudra lutter contre l' envie , la calomnie , la médiocrité , contre tout le monde . Napoléon a rencontré un ministre de la guerre qui s' appelait Aubry , et qui a failli l' envoyer aux colonies .
Tâtez - vous ! Voyez si vous pourrez vous lever tous les matins avec plus de volonté que vous n' en aviez la veille . Dans ces conjonctures , je vais vous faire une proposition que personne ne refuserait .
Écoutez bien . Moi , voyez - vous , j' ai une idée . Mon idée est d' aller vivre de la vie patriarcale au milieu d' un grand domaine , cent mille arpents , par exemple , aux États - Unis , dans le sud .
Je veux m' y faire planteur , avoir des esclaves , gagner quelques bons petits millions à vendre mes boeufs , mon tabac , mes bois , en vivant comme un souverain , en faisant mes volontés , en menant une vie qu' on ne conçoit pas ici , où l' on se tapit dans un terrier de plâtre .
Je suis un grand poète . Mes poésies , je ne les écris pas : elles consistent en actions et en sentiments .
Je possède en ce moment cinquante mille francs qui me donneraient à peine quarante nègres . J' ai besoin de deux cent mille francs , parce que je veux deux cents nègres , afin de satisfaire mon goût pour la vie patriarcale .
Des nègres , voyez - vous ? c' est des enfants tout venus dont on fait ce qu' on veut , sans qu' un curieux de procureur du roi arrive vous en demander compte .
Avec ce capital noir , en dix ans j' aurai trois ou quatre millions . Si je réussis , personne ne me demandera : " Qui es - tu ? " Je serai M .
LE PERE GORIOT (III, privé)
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