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Sorti de sa spécialité , de sa simple et obscure boutique sur le pas de laquelle il demeurait pendant ses heures d' oisiveté , l' épaule appuyée au montant de la porte , il redevenait l' ouvrier stupide et grossier , l' homme incapable de comprendre un raisonnement , insensible à tous les plaisirs de l' esprit , l' homme qui s' endormait au spectacle , un de ces Dolibans parisiens , forts seulement en bêtise .
Ces natures se ressemblent presque toutes .
à presque toutes , vous trouveriez un sentiment sublime au coeur . Deux sentiments exclusifs avaient rempli le coeur du vermicellier en avaient absorbé l' humide , comme le commerce des grains employait toute l' intelligence de sa cervelle .
Sa femme , fille unique d' un riche fermier de la Brie , fut pour lui l' objet d' une admiration religieuse , d' un amour sans bornes . Goriot avait admiré en elle une nature frêle et forte , sensible et jolie , qui contrastait vigoureusement avec la sienne .
S' il est un sentiment inné dans le coeur de l' homme , n' est - ce pas l' orgueil de la protection exercée à tout moment en faveur d' un être faible ? joignez - y l' amour , cette reconnaissance vive de toutes les âmes franches pour le principe de leurs plaisirs , et vous comprendrez une foule de bizarreries morales .
Après sept ans de bonheur sans nuages , Goriot , malheureusement pour lui , perdit sa femme : elle commençait à prendre de l' empire sur lui , en dehors de la sphère des sentiments .
Peut - être eût - elle cultivé cette nature inerte , peut - être y eût - elle jeté l' intelligence des choses du monde et de la vie .
Dans cette situation , le sentiment de la paternité se développa chez Goriot jusqu' à la déraison .
Il reporta ses affections trompées par la mort sur ses deux filles , qui , d' abord , satisfirent pleinement tous ses sentiments . Quelque brillantes que fussent les propositions qui lui furent faites par des négociants ou des fermiers jaloux de lui donner leurs filles , il voulut rester veuf .
Son beau - père , le seul homme pour lequel il avait eu du penchant , prétendait savoir pertinemment que Goriot avait juré de ne pas faire d' infidélité à sa femme , quoique morte .
Les gens de la Halle , incapables de comprendre cette sublime folie , en plaisantèrent , et donnèrent à Goriot quelque grotesque sobriquet .

LE PERE GORIOT (III, privé)
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