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L' aspect de cette constante détresse qui lui était généreusement cachée , la comparaison qu' il fut forcé d' établir entre ses soeurs , qui lui semblaient si belles dans son enfance , et les femmes de Paris , qui lui avaient réalisé le type d' une beauté rêvée , l' avenir incertain de cette nombreuse famille qui reposait sur lui , la parcimonieuse attention avec laquelle il vit serrer les plus minces productions , la boisson faite pour sa famille avec les marcs du pressoir , enfin une foule de circonstances inutiles à consigner ici décuplèrent son désir de parvenir et lui donnèrent soif des distinctions .
Comme il arrive aux âmes grandes , il voulut ne rien devoir qu' à son mérite .
Mais son esprit était éminemment méridional ; à l' exécution , ses déterminations devaient donc être frappées de ces hésitations qui saisissent les jeunes gens quand ils se trouvent en pleine mer , sans savoir ni de quel côté diriger leurs forces , ni sous quel angle enfler leurs voiles .
Si d' abord il voulut se jeter à corps perdu dans le travail , séduit bientôt par la nécessité de se créer des relations , il remarqua combien les femmes ont d' influence sur la vie sociale , et avisa soudain à se lancer dans le monde , afin d' y conquérir des protectrices : devaient - elles manquer à un jeune homme ardent et spirituel dont l' esprit et l' ardeur étaient rehaussés par une tournure élégante et par une sorte de beauté nerveuse à laquelle les femmes se laissent prendre volontiers ? Ces idées l' assaillirent au milieu des champs , pendant les promenades que jadis il faisait gaiement avec ses soeurs , qui le trouvèrent bien changé .
Sa tante , Mme de Marcillac , autrefois présentée à la cour , y avait connu les sommités aristocratiques .
Tout à coup le jeune ambitieux reconnut , dans les souvenirs dont sa tante l' avait si souvent bercé , les éléments de plusieurs conquêtes sociales , au moins aussi importantes que celles qu' il entreprenait à l' École de droit ; il la questionna sur les liens de parenté qui pouvaient encore se renouer .
Après avoir secoué les branches de l' arbre généalogique , la vieille dame estima que , de toutes les personnes qui pouvaient servir son neveu parmi la gent égoïste des parents riches , Mme la vicomtesse de Beauséant serait la moins récalcitrante .
Elle écrivit à cette jeune femme une lettre dans l' ancien style , et la remit à Eugène , en lui disant que s' il réussissait auprès de la vicomtesse , elle lui ferait retrouver ses autres parents .

LE PERE GORIOT (III, privé)
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