----- Revenir à l'écran précédent par la commande BACK -----

Le bagne ne va pas sans l' argousin , vous n' imagineriez pas l' un sans l' autre . L' embonpoint blafard de cette petite femme est le produit de cette vie , comme le typhus est la conséquence des exhalaisons d' un hôpital . Son jupon de laine tricotée , qui dépasse sa première jupe faite avec une vieille robe , et dont la ouate s' échappe par les fentes de l' étoffe lézardée , résume le salon , la salle à manger , le jardinet , annonce la cuisine et fait pressentir les pensionnaires .
Quand elle est là , ce spectacle est complet .
Agée d' environ cinquante ans , Mme Vauquer ressemble à toutes les femmes qui ont eu des malheurs . Elle a l' oeil vitreux , l' air innocent d' une entremetteuse qui va se gendarmer pour se faire payer plus cher , mais d' ailleurs prête à tout pour adoucir son sort , à livrer Georges ou Pichegru , si Georges ou Pichegru étaient encore à livrer .
Néanmoins , elle est bonne femme au fond , disent les pensionnaires , qui la croient sans fortune en l' entendant geindre et tousser comme eux .
Qu' avait été M . Vauquer ? Elle ne s' expliquait jamais sur le défunt .
Comment avait - il perdu sa fortune ? Dans les malheurs , répondait - elle . Il s' était mal conduit envers elle , ne lui avait laissé que les yeux pour pleurer , cette maison pour vivre , et le droit de ne compatir à aucune infortune , parce que , disait - elle , elle avait souffert tout ce qu' il est possible de souffrir .
En entendant trottiner sa maîtresse , la grosse Sylvie , la cuisinière , s' empressait de servir le déjeuner des pensionnaires internes .
Généralement les pensionnaires externes ne s' abonnaient qu' au dîner , qui coûtait trente francs par mois . à l' époque où cette histoire commence , les internes étaient au nombre de sept . Le premier étage contenait les deux meilleurs appartements de la maison .
Mme Vauquer habitait le moins considérable , et l' autre appartenait à Mme Couture , veuve d' un commissaire - ordonnateur de la République française .
Elle avait avec elle une très jeune personne , nommée Victorine Taillefer , à qui elle servait de mère . La pension de ces deux dames montait à dix - huit cents francs . Les deux appartements du second étaient occupés , l' un par un vieillard nommé Poiret ; l' autre , par un homme âgé d' environ quarante ans , qui portait une perruque noire , se teignait les favoris , se disait ancien négociant , et s' appelait M .
Vautrin .

LE PERE GORIOT (III, privé)
Page: 55