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Les particularités de cette scène pleine d' observations et de couleurs locales ne peuvent être appréciées qu' entre les buttes de Montmartre et les hauteurs de Montrouge , dans cette illustre vallée de plâtras incessamment près de tomber et de ruisseaux noirs de boue ; vallée remplie de souffrances réelles , de joies souvent fausses , et si terriblement agitée qu' il faut je ne sais quoi d' exorbitant pour y produire une sensation de quelque durée .
Cependant il s' y rencontre çà et là des douleurs que l' agglomération des vices et des vertus rend grandes et solennelles : à leur aspect , les égoïsmes , les intérêts , s' arrêtent et s' apitoient ; mais l' impression qu' ils en reçoivent est comme un fruit savoureux promptement dévoré .
Le char de la civilisation , semblable à celui de l' idole de Jaggernaut , à peine retardé par un coeur moins facile à broyer que les autres et qui enraye sa roue , l' a brisé bientôt et continue sa marche glorieuse .
Ainsi ferez - vous , vous qui tenez ce livre d' une main blanche , vous qui vous enfoncez dans un moelleux fauteuil en vous disant : " Peut - être ceci va - t - il m' amuser .
" Après avoir lu les secrètes infortunes du père Goriot , vous dînerez avec appétit en mettant votre insensibilité sur le compte de l' auteur , en le taxant d' exagération , en l' accusant de poésie .
Ah ! sachez - le : ce drame n' est ni une fiction , ni un roman . All is true , il est si véritable , que chacun peut en reconnaître les éléments chez soi , dans son coeur peut - être .
La maison où s' exploite la pension bourgeoise appartient à Mme Vauquer . Elle est située dans le bas de la rue Neuve - Sainte - Geneviève , à l' endroit où le terrain s' abaisse vers la rue de l' Arbalète par une pente si brusque et si rude que les chevaux la montent ou la descendent rarement .
Cette circonstance est favorable au silence qui règne dans ces rues serrées entre le dôme du Val - de - Grâce et le dôme du Panthéon , deux monuments qui changent les conditions de l' atmosphère en y jetant des tons jaunes , en y assombrissant tout par les teintes sévères que projettent leurs coupoles .
Là , les pavés sont secs , les ruisseaux n' ont ni boue ni eau , l' herbe croît le long des murs .
L' homme le plus insouciant s' y attriste comme tous les passants , le bruit d' une voiture y devient un événement , les maisons y sont mornes , les murailles y sentent la prison .

LE PERE GORIOT (III, privé)
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