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Il avait les lèvres minces de ces alchimistes et de ces petits vieillards peints par Rembrandt ou par Metzu . Cet homme parlait bas , d' un ton doux , et ne s' emportait jamais . Son âge était un problème : on ne pouvait pas savoir s' il était vieux avant le temps , ou s' il avait ménagé sa jeunesse afin qu' elle lui servît toujours .
Tout était propre et râpé dans sa chambre , pareille , depuis le drap vert du bureau jusqu' au tapis du lit , au froid sanctuaire de ces vieilles filles qui passent la journée à frotter leurs meubles .
En hiver les tisons de son foyer , toujours enterrés dans un talus de cendres , y fumaient sans flamber . Ses actions , depuis l' heure de son lever jusqu' à ses accès de toux le soir , étaient soumises à la régularité d' une pendule .
C' était en quelque sorte un homme modèle que le sommeil remontait . Si vous touchez un cloporte cheminant sur un papier , il s' arrête et fait le mort ; de même , cet homme s' interrompait au milieu de son discours et se taisait au passage d' une voiture , afin de ne pas forcer sa voix .
à l' imitation de Fontenelle , il économisait le mouvement vital , et concentrait tous les sentiments humains dans le moi .
Aussi sa vie s' écoulait - elle sans faire plus de bruit que le sable d' une horloge antique . Quelquefois ses victimes criaient beaucoup , s' emportaient ; puis après il se faisait un grand silence , comme dans une cuisine où l' on égorge un canard .
Vers le soir l' homme - billet se changeait en un homme ordinaire , et ses métaux se métamorphosaient en coeur humain . S' il était content de sa journée , il se frottait les mains en laissant échapper par les rides crevassées de son visage une fumée de gaieté , car il est impossible d' exprimer autrement le jeu muet de ses muscles , où se peignait une sensation comparable au rire à vide de Bas - de - Cuir .
Enfin , dans ses plus grands accès de joie , sa conversation restait monosyllabique , et sa contenance était toujours négative .
Tel est le voisin que le hasard m' avait donné dans la maison que j' habitais rue des Grès , quand je n' étais encore que second clerc et que j' achevais ma troisième année de droit .
Cette maison , qui n' a pas de cour , est humide et sombre .
Les appartements n' y tirent leur jour que de la rue . La distribution claustrale qui divise le bâtiment en chambres d' égale grandeur , en ne leur laissant d' autre issue qu' un long corridor éclairé par des jours de souffrance , annonce que la maison a jadis fait partie d' un couvent .

GOBSECK (II, privé)
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