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" Si j' avais été ici , lui disait alors Vautrin , ce malheur ne vous serait pas arrivé ! je vous aurais joliment dévisagé cette farceuse - là . Je connais leurs frimousses . "
Comme tous les esprits rétrécis , Mme Vauquer avait l' habitude de ne pas sortir du cercle des événements , et de ne pas juger leurs causes . Elle aimait à s' en prendre à autrui de ses propres fautes . Quand cette perte eut lieu , elle considéra l' honnête vermicellier comme le principe de son infortune , et commença dès lors , disait - elle , à se dégriser sur son compte .
Lorsqu' elle eut reconnu l' inutilité de ses agaceries et de ses frais de représentation , elle ne tarda pas à en deviner la raison .
Elle s' aperçut alors que son pensionnaire avait déjà , selon son expression , ses allures . Enfin il lui fut prouvé que son espoir si mignonnement caressé reposait sur une base chimérique , et qu' elle ne tirerait jamais rien de cet homme - là , suivant le mot énergique de la comtesse qui paraissait être une connaisseuse .
Elle alla nécessairement plus loin en aversion qu' elle n' était allée dans son amitié .
Sa haine ne fut pas en raison de son amour , mais de ses espérances trompées . Si le coeur humain trouve des repos en montant les hauteurs de l' affection , il s' arrête rarement sur la pente rapide des sentiments haineux .
Mais M . Goriot était son pensionnaire , la veuve fut donc obligée de réprimer les explosions de son amour - propre blessé , d' enterrer les soupirs que lui causa cette déception , et de dévorer ses désirs de vengeance , comme un moine vexé par son prieur .
Les petits esprits satisfont leurs sentiments , bons ou mauvais , par des petitesses incessantes .
La veuve employa sa malice de femme à inventer de sourdes persécutions contre sa victime . Elle commença par retrancher les superfluités introduites dans sa pension .
" Plus de cornichons , plus d' anchois : c' est des duperies ! " dit - elle à Sylvie , le matin où elle rentra dans son ancien programme . M . Goriot était un homme frugal , chez qui la parcimonie nécessaire aux gens qui font eux - mêmes leur fortune était dégénérée en habitude .
La soupe , le bouilli , un plat de légumes , avaient été , devaient toujours être son dîner de prédilection . Il fut donc bien difficile à Mme Vauquer de tourmenter son pensionnaire , de qui elle ne pouvait en rien froisser les goûts .

LE PERE GORIOT (III, privé)
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