----- Revenir à l'écran précédent par la commande BACK -----

Dans toute l' ardeur d' une âme dont rien n' avait faussé les sentiments , je ne vis que le bonheur d' adoucir l' amertume qui chagrinait les derniers moments de ma mère , et je m' engageai donc à continuer cette oeuvre de charité secrète , la charité du coeur .
La première fois que j' aperçus mon père , ce fut auprès du lit où ma mère venait d' expirer ; quand il releva ses yeux pleins de larmes , ce fut pour retrouver en moi toutes ses espérances mortes . J' avais juré , non pas de mentir , mais de garder le silence , et ce silence , quelle femme l' aurait rompu ? Là est ma faute , Jules , une faute expiée par la mort .
J' ai douté de toi . Mais la crainte est si naturelle à la femme , et surtout à la femme qui sait tout ce qu' elle peut perdre .
J' ai tremblé pour mon amour . Le secret de mon père me parut être la mort de mon bonheur , et plus j' aimais , plus j' avais peur .
Je n' osais avouer ce sentiment à mon père ; c' eût été le blesser , et dans sa situation , toute blessure était vive . Mais lui , sans me le dire , il partageait mes craintes . Ce coeur tout paternel tremblait pour mon bonheur autant que je tremblais moi - même , et n' osait parler , obéissant à la même délicatesse qui me rendait muette .
Oui , Jules , j' ai cru que tu pourrais un jour ne plus aimer la fille de Gratien , autant que tu aimais ta Clémence .
Sans cette profonde terreur , t' aurais - je caché quelque chose , à toi qui étais même tout entier dans ce repli de mon coeur ? Le jour où cet odieux , ce malheureux officier t' a parlé , j' ai été forcée de mentir .
Ce jour j' ai pour la seconde fois de ma vie connu la douleur , et cette douleur a été croissante jusqu' en ce moment où je t' entretiens pour la dernière fois .
Qu' importe maintenant la situation de mon père ? Tu sais tout . J' aurais , à l' aide de mon amour , vaincu la maladie , supporté toutes les souffrances , mais je ne saurais étouffer la voix du doute . N' est - il pas possible que mon origine altère la pureté de ton amour , l' affaiblisse , le diminue ? Cette crainte , rien ne peut la détruire en moi .
Telle est , Jules , la cause de ma mort . Je ne saurais vivre en redoutant un mot , un regard ; un mot que tu ne diras peut - être jamais , un regard qui ne t' échappera point ; mais que veux - tu ? je les crains .
Je meurs aimée , voilà ma consolation . J' ai su que , depuis quatre ans , mon père et ses amis ont presque remué le monde , pour mentir au monde .

FERRAGUS (V, paris)
Page: 885