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J' étais scrupuleusement pieuse , et me plaisais à demeurer pure devant Dieu . Ma mère cultivait en moi tous les sentiments nobles et fiers . Ah ! j' ai plaisir à te l' avouer , Jules , je sais maintenant que j' ai été jeune fille , que je suis venue à toi vierge de coeur . Quand je suis sortie de cette profonde solitude ; quand , pour la première fois , j' ai lissé mes cheveux en les ornant d' une couronne de fleurs d' amandier ; quand j' ai complaisamment ajouté quelques noeuds de satin à ma robe blanche , en songeant au monde que j' allais voir , et que j' étais curieuse de voir ; eh bien , Jules , cette innocente et modeste coquetterie a été faite pour toi , car , à mon entrée dans le monde , je t' ai vu , toi , le premier .
Ta figure , je l' ai remarquée , elle tranchait sur toutes les autres ; ta personne m' a plu ; ta voix et tes manières m' ont inspiré de favorables pressentiments ; et , quand tu es venu , que tu m' as parlé , la rougeur sur le front , que ta voix a tremblé , ce moment m' a donné des souvenirs dont je palpite encore en t' écrivant aujourd' hui , que j' y songe pour la dernière fois .
Notre amour a été d' abord la plus vive des sympathies , mais il fut bientôt mutuellement deviné ; puis , aussitôt partagé , comme depuis nous en avons également ressenti les innombrables plaisirs .
Dès lors , ma mère ne fut plus qu' en second dans mon coeur .
Je le lui disais , et elle souriait , l' adorable femme ! Puis , j' ai été à toi , toute à toi .
Voilà ma vie , toute ma vie , mon cher époux .
Et voici ce qui me reste à te dire .
Un soir , quelques jours avant sa mort , ma mère m' a révélé le secret de sa vie , non sans verser des larmes brûlantes . Je t' ai bien mieux aimé , quand j' appris , avant le prêtre chargé d' absoudre ma mère , qu' il existait des passions condamnées par le monde et par l' Église .
Mais , certes , Dieu ne doit pas être sévère quand elles sont le péché d' âmes aussi tendres que l' était celle de ma mère ; seulement , cet ange ne pouvait se résoudre au repentir .
Elle aimait bien , Jules , elle était tout amour . Aussi ai - je prié tous les jours pour elle , sans la juger . Alors je connus la cause de sa vive tendresse maternelle ; alors je sus qu' il y avait dans Paris un homme de qui j' étais toute la vie , tout l' amour ; que ta fortune était son ouvrage et qu' il t' aimait ; qu' il était exilé de la société , qu' il portait un nom flétri , qu' il en était plus malheureux pour moi , pour nous , que pour lui - même .
Ma mère était toute sa consolation , et ma mère mourait , je promis de la remplacer .

FERRAGUS (V, paris)
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