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Il vous faut des glaces dans lesquelles les formes se jouent , et qui répètent à l' infini la femme que l' on voudrait multiple , et que l' amour multiplie souvent , puis des divans bien bas ; puis un lit qui semblable à un secret , se laisse deviner sans être montré , puis , dans cette chambre coquette , des fourrures pour les pieds nus , des bougies sous verre au milieu des mousselines drapées , pour lire à toute heure de nuit , et des fleurs qui n' entêtent pas , et des toiles dont la finesse eût satisfait Anne d' Autriche . Mme Jules avait réalisé ce délicieux programme , mais ce n' était rien . Toute femme de goût pouvait en faire autant , quoique , néanmoins , il y ait dans l' arrangement de ces choses un cachet de personnalité qui donne à tel ornement , à tel détail , un caractère inimitable .
Aujourd' hui plus que jamais règne le fanatisme de l' individualité . Plus nos lois tendront à une impossible égalité , plus nous nous en écarterons par les moeurs .
Aussi les personnes riches commencent - elles , en France , à devenir plus exclusives dans leurs goûts et dans les choses qui leur appartiennent , qu' elles ne l' ont été depuis trente ans .
Mme Jules savait à quoi l' engageait ce programme , et avait tout mis chez elle en harmonie avec un luxe qui allait si bien à l' amour .
Les Quinze cents francs et ma Sophie , ou la passion dans la chaumière , sont des propos d' affamés auxquels le pain bis suffit d' abord , mais qui , devenus gourmets s' ils aiment réellement , finissent par regretter les richesses de la gastronomie .
L' amour a le travail et la misère en horreur . Il aime mieux mourir que de vivoter . La plupart des femmes , en rentrant du bal , impatientes de se coucher , jettent autour d' elles leurs robes , leurs fleurs fanées , leurs bouquets dont l' odeur s' est flétrie .
Elles laissent leurs petits souliers sous un fauteuil , marchent sur les cothurnes flottants , ôtent leurs peignes , déroulent leurs tresses sans soin d' elles - mêmes .
Peu leur importe que leurs maris voient les agrafes , les doubles épingles , les artificieux crochets qui soutenaient les élégants édifices de la coiffure ou de la parure .
Plus de mystères , tout tombe alors devant le mari , plus de fard pour le mari . Le corset , la plupart du temps corset plein de précautions , reste là , si la femme de chambre trop endormie oublie de l' emporter .
Enfin les bouffants de baleine , les entournures garnies de taffetas gommé , les chiffons menteurs , les cheveux vendus par le coiffeur , toute la fausse femme est là , éparse .
Disjecta membra poetae , la poésie artificielle tant admirée par ceux pour qui elle avait été conçue , élaborée , la jolie femme encombre tous les coins . A l' amour d' un mari qui bâille , se présente alors une femme vraie qui bâille aussi , qui vient dans un désordre sans élégance , coiffée de nuit avec un bonnet fripé , celui de la veille , celui du lendemain .

FERRAGUS (V, paris)
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