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Enfin M . de Maulincour , quoique brave et militaire , ne put s' empêcher de frémir . Au milieu de toutes les pensées qui l' assaillirent , il y en eut une contre laquelle il se trouva sans défense et sans courage : le poison ne serait - il pas bientôt employé par ses ennemis secrets ? Aussitôt , dominé par des craintes que sa faiblesse momentanée , que la diète et la fièvre augmentaient encore , il fit venir une vieille femme attachée depuis longtemps à sa grand - mère , une femme qui avait pour lui un de ces sentiments à demi maternels , le sublime du commun . Sans s' ouvrir entièrement à elle , il la chargea d' acheter secrètement , et chaque jour , en des endroits différents , les aliments qui lui étaient nécessaires , en lui recommandant de les mettre sous clef , et de les lui apporter elle - même , sans permettre à qui que ce fût de s' en approcher quand elle les lui servirait .
Enfin il prit les précautions les plus minutieuses pour se garantir de ce genre de mort .
Il se trouvait au lit , seul , malade ; il pouvait donc penser à loisir à sa propre défense , le seul besoin assez clairvoyant pour permettre à l' égoïsme humain de ne rien oublier .
Mais le malheureux malade avait empoisonné sa vie par la crainte ; et , malgré lui , le soupçon teignit toutes les heures de ses sombres nuances .
Cependant ces deux leçons d' assassinat lui apprirent une des vertus les plus nécessaires aux hommes politiques , il comprit la haute dissimulation dont il faut user dans le jeu des grands intérêts de la vie .
Taire son secret n' est rien ; mais se taire à l' avance , mais savoir oublier un fait pendant trente ans , s' il le faut , à la manière d' Ali - Pacha , pour assurer une vengeance méditée pendant trente ans , est une belle étude en un pays où il y a peu d' hommes qui sachent dissimuler pendant trente jours .
M . de Maulincour ne vivait plus que par Mme Jules . Il était perpétuellement occupé à examiner sérieusement les moyens qu' il pouvait employer dans cette lutte inconnue pour triompher d' adversaires inconnus .
Sa passion anonyme pour cette femme grandissait de tous ces obstacles .
Mme Jules était toujours debout , au milieu de ses pensées et de son coeur , plus attrayante alors par ses vices présumés que par les vertus certaines qui en avaient fait pour lui son idole .
Le malade , voulant reconnaître les positions de l' ennemi , crut pouvoir sans danger initier le vieux vidame aux secrets de sa situation . Le commandeur aimait Auguste comme un père aime les enfants de sa femme ; il était fin , adroit , il avait un esprit diplomatique .

FERRAGUS (V, paris)
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