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La marquise d' Aiglemont avait malheureusement vu trop de ces gestes , entendu trop de ces paroles , reçu trop de ces regards affreux à l' âme pour que ses souvenirs pussent lui donner des espérances . Tout lui prouvait qu' Alfred l' avait perdue dans le coeur de sa fille , où elle restait , elle , la mère , moins comme un plaisir que comme un devoir .
Mille choses , des riens même lui attestaient la conduite détestable de la comtesse envers elle , ingratitude que la marquise regardait peut - être comme une punition . Elle cherchait des excuses à sa fille dans les desseins de la Providence , afin de pouvoir encore adorer la main qui la frappait .
Pendant cette matinée elle se souvint de tout , et tout la frappa de nouveau si vivement au coeur que sa coupe , remplie de chagrins , devait déborder si la plus légère peine y était jetée .
Un regard froid pouvait tuer la marquise . Il est difficile de peindre ces faits domestiques , mais quelques - uns suffiront peut - être à les indiquer tous .
Ainsi la marquise , étant devenue un peu sourde , n' avait jamais pu obtenir de Moïna qu' elle élevât la voix pour elle ; et le jour où , dans la naïveté de l' être souffrant , elle pria sa fille de répéter une phrase dont elle n' avait rien saisi , la comtesse obéit , mais avec un air de mauvaise grâce qui ne permit pas à Mme d' Aiglemont de réitérer sa modeste prière .
Depuis ce jour , quand Moïna racontait un événement ou parlait , la marquise avait soin de s' approcher d' elle ; mais souvent la comtesse paraissait ennuyée de l' infirmité qu' elle reprochait étourdiment à sa mère .
Cet exemple , pris entre mille , ne pouvait frapper que le coeur d' une mère .
Toutes ces choses eussent échappé peut - être à un observateur , car c' était des nuances insensibles pour d' autres yeux que ceux d' une femme .
Ainsi Mme d' Aiglemont ayant un jour dit à sa fille que la princesse de Cadignan était venue la voir , Moïna s' écria simplement : " Comment ! elle est venue pour vous ! " L' air dont ces paroles furent dites , l' accent que la comtesse y mit peignaient par de légères teintes un étonnement , un mépris élégant qui ferait trouver aux coeurs toujours jeunes et tendres de la philanthropie dans la coutume en vertu de laquelle les sauvages tuent leurs vieillards quand ils ne peuvent plus se tenir à la branche d' un arbre fortement secoué .
Mme d' Aiglemont se leva , sourit , et alla pleurer en secret .

FEMME DE 30 ANS (II, privé)
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