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Un beau jour , un vent frais , la vue de la patrie , une mer tranquille , un bruissement mélancolique , un joli brick solitaire , glissant sur l' Océan comme une femme qui vole à un rendez - vous , c' était un tableau plein d' harmonies , une scène d' où l' âme humaine pouvait embrasser d' immuables espaces , en partant d' un point où tout était mouvement . Il y avait une étonnante opposition de solitude et de vie , de silence et de bruit sans qu' on pût savoir où était le bruit et la vie , le néant et le silence ; aussi pas une voix humaine ne rompait - elle ce charme céleste .
Le capitaine espagnol , ses matelots , les Français restaient assis ou debout , tous plongés dans une extase religieuse pleine de souvenirs .
Il y avait de la paresse dans l' air . Les figures épanouies accusaient un oubli complet des maux passés , et ces hommes se balançaient sur ce doux navire comme dans un songe d' or .
Cependant , de temps en temps , le vieux passager , appuyé sur le bastingage , regardait l' horizon avec une sorte d' inquiétude . Il y avait une défiance du sort écrite dans tous ses traits , et il semblait craindre de ne jamais toucher assez vite la terre de France .
Cet homme était le marquis . La fortune n' avait pas été sourde aux cris et aux efforts de son désespoir .
Après cinq ans de tentatives et de travaux pénibles , il s' était vu possesseur d' une fortune considérable . Dans son impatience de revoir son pays et d' apporter le bonheur à sa famille , il avait suivi l' exemple de quelques négociants français de La Havane , en s' embarquant avec eux sur un vaisseau espagnol en charge pour Bordeaux .
Néanmoins son imagination , lassée de prévoir le mal , lui traçait les images les plus délicieuses de son bonheur passé .
En voyant de loin la ligne brune décrite par la terre , il croyait contempler sa femme et ses enfants . Il était à sa place , au foyer , et s' y sentait pressé , caressé .
Il se figurait Moïna , belle , grandie , imposante comme une jeune fille . Quand ce tableau fantastique eut pris une sorte de réalité , des larmes roulèrent dans ses yeux ; alors , comme pour cacher son trouble , il regarda l' horizon humide , opposé à la ligne brumeuse qui annonçait la terre .
" C' est lui , dit - il , il nous suit .
- Qu' est - ce ? s' écria le capitaine espagnol .
- Un vaisseau , reprit à voix basse le général .
- Je l' ai déjà vu hier " , répondit le capitaine Gomez . Il contempla le Français comme pour l' interroger . " Il nous a toujours donné la chasse , dit - il alors à l' oreille du général .

FEMME DE 30 ANS (II, privé)
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