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L' égoïste ! Les militaires de ce tyran impérial sont tous de vilains ignorants . Ils prennent la brutalité pour de la galanterie , ils ne connaissent pas plus les femmes qu' ils ne savent aimer ; ils croient que d' aller à la mort le lendemain les dispense d' avoir , la veille , des égards et des attentions pour nous . Autrefois , l' on savait aussi bien aimer que mourir à propos . Ma nièce , je vous le formerai . Je mettrai fin au triste désaccord , assez naturel , qui vous conduirait à vous haïr l' un et l' autre , à souhaiter un divorce , si toutefois vous n' étiez pas morte avant d' en venir au désespoir . "
Julie écoutait sa tante avec autant d' étonnement que de stupeur , surprise d' entendre des paroles dont la sagesse était plutôt pressentie que comprise par elle , et très effrayée de retrouver dans la bouche d' une parente pleine d' expérience , mais sous une forme plus douce , l' arrêt porté par son père sur Victor .
Elle eut peut - être une vive intuition de son avenir , et sentit sans doute le poids des malheurs qui devaient l' accabler , car elle fondit en larmes et se jeta dans les bras de la vieille dame en lui disant : " Soyez ma mère ! " La tante ne pleura pas , car la Révolution a laissé aux femmes de l' ancienne monarchie peu de larmes dans les yeux .
Autrefois l' amour et plus tard la Terreur les ont familiarisées avec les plus poignantes péripéties , en sorte qu' elles conservent au milieu des dangers de la vie une dignité froide , une affection sincère , mais sans expansion , qui leur permet d' être toujours fidèles à l' étiquette et à une noblesse de maintien que les moeurs nouvelles ont eu le grand tort de répudier .
La douairière prit la jeune femme dans ses bras , la baisa au front avec une tendresse et une grâce qui souvent se trouvent plus dans les manières et les habitudes de ces femmes que dans leur coeur ; elle cajola sa nièce par de douces paroles , lui promit un heureux avenir , la berça par des promesses d' amour en l' aidant à se coucher , comme si elle eût été sa fille , une fille chérie dont l' espoir et les chagrins devenaient les siens propres ; elle se revoyait jeune , se retrouvait inexpériente et jolie en sa nièce .
La comtesse s' endormit , heureuse d' avoir rencontré une amie , une mère à qui désormais elle pourrait tout dire .
Le lendemain matin , au moment où la tante et la nièce s' embrassaient avec cette cordialité profonde et cet air d' intelligence qui prouvent un progrès dans le sentiment , une cohésion plus parfaite entre deux âmes , elles entendirent le pas d' un cheval , tournèrent la tête en même temps , et virent le jeune Anglais qui passait lentement , selon son habitude .

FEMME DE 30 ANS (II, privé)
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