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Tu vas te marier , Louisa . Cette pensée me fait frémir . Pauvre petite , marie - toi ; puis , dans quelques mois , un de tes plus poignants regrets viendra du souvenir de ce que nous étions naguère , quand un soir , à Écouen , parvenues toutes deux sous les plus grands chênes de la montagne , nous contemplâmes la belle vallée que nous avions à nos pieds , et que nous y admirâmes les rayons du soleil couchant dont les reflets nous enveloppaient . Nous nous assîmes sur un quartier de roche , et tombâmes dans un ravissement auquel succéda la plus douce mélancolie . Tu trouvas la première que ce soleil lointain nous parlait d' avenir .
Nous étions bien curieuses et bien folles alors ! Te souviens - tu de toutes nos extravagances ? Nous nous embrassâmes comme deux amants , disions - nous . Nous nous jurâmes que la première mariée de nous deux raconterait fidèlement à l' autre ces secrets d' hyménée , ces joies que nos âmes enfantines nous peignaient si délicieuses .
Cette soirée fera ton désespoir , Louisa .
Dans ce temps , tu étais jeune , belle , insouciante , sinon heureuse ; un mari te rendra , en peu de jours , ce que je suis déjà , laide , souffrante et vieille . Te dire combien j' étais fière , vaine et joyeuse d' épouser le colonel Victor d' Aiglemont , ce serait une folie ! Et même comment te le dirai - je ? je ne me souviens plus de moi - même .
En peu d' instants mon enfance est devenue comme un songe . Ma contenance pendant la journée solennelle qui consacrait un lien dont l' étendue m' était cachée n' a pas été exempte de reproches .
Mon père a plus d' une fois tâché de réprimer ma gaieté , car je témoignais des joies qu' on trouvait inconvenantes , et mes discours révélaient de la malice , justement parce qu' ils étaient sans malice .
Je faisais mille enfantillages avec ce voile nuptial , avec cette robe et ces fleurs .
Restée seule , le soir , dans la chambre où j' avais été conduite avec apparat , je méditai quelque espièglerie pour intriguer Victor ; et , en attendant qu' il vînt , j' avais des palpitations de coeur semblables à celles qui me saisissaient autrefois en ces jours solennels du 31 décembre , quand , sans être aperçue , je me glissais dans le salon où les étrennes étaient entassées .
Lorsque mon mari entra , qu' il me chercha , le rire étouffé que je fis entendre sous les mousselines qui m' enveloppaient a été le dernier éclat de cette gaieté douce qui anima les jeux de notre enfance ... "
Quand la douairière eut achevé de lire cette lettre , qui , commençant ainsi , devait contenir de bien tristes observations , elle posa lentement ses lunettes sur la table , y remit aussi la lettre , et arrêta sur sa nièce deux yeux verts dont le feu clair n' était pas encore affaibli par son âge .

FEMME DE 30 ANS (II, privé)
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