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On n' y aime que ses inférieurs . Chacun est l' ennemi de quiconque tend à s' élever . Cette envie générale décuple les chances des gens médiocres , qui n' excitent ni l' envie ni le soupçon , font leur chemin à la manière des taupes , et , quelque sots qu' ils soient , se trouvent casés au Moniteur dans trois ou quatre places au moment où les gens de talent se battent encore à la porte pour s' empêcher d' entrer .
La sourde inimitié de ces prétendus amis , que Florine aurait dépistée avec la science innée des courtisanes pour deviner le vrai entre mille hypothèses , n' était pas le plus grand danger de Raoul .
Ses deux associés , Massol l' avocat et du Tillet le banquier , avaient médité d' atteler son ardeur au char dans lequel ils se prélassaient , de l' évincer dès qu' il serait hors d' état de nourrir le journal , ou de le priver de ce grand pouvoir au moment où ils voudraient en user .
Pour eux , Nathan représentait une certaine somme à dévorer , une force littéraire de la puissance de dix plumes à employer .
Massol , un de ces avocats qui prennent la faculté de parler indéfiniment pour de l' éloquence , qui possèdent le secret d' ennuyer en disant tout , la peste des assemblées où ils rapetissent toute chose , et qui veulent devenir des personnages à tout prix , ne tenait plus à être garde des Sceaux , il en avait vu passer cinq à six en quatre ans , il s' était dégoûté de la simarre .
Comme monnaie du portefeuille il voulut une chaire dans l' Instruction publique , une place au Conseil d' État , le tout assaisonné de la croix de la Légion d' honneur .
Du Tillet et le baron de Nucingen lui avaient garanti la croix et sa nomination de maître des requêtes s' il entrait dans leurs vues ; il les trouva plus en position de réaliser leurs promesses que Nathan et il leur obéissait aveuglément .
Pour mieux abuser Raoul , ces gens - là lui laissaient exercer le pouvoir sans contrôle .
Du Tillet n' usait du journal que dans ses intérêts d' agiotage , auxquels Raoul n' entendait rien ; mais il avait déjà fait savoir par le baron de Nucingen à Rastignac que la feuille serait tacitement complaisante au pouvoir , sous la seule condition d' appuyer sa candidature en remplacement de M .
de Nucingen , futur pair de France , et qui avait été élu dans une espèce de bourg pourri , un collège à peu d' électeurs , où le journal fut envoyé gratis à profusion .
Ainsi Raoul était joué par le banquier et par l' avocat , qui le voyaient avec un plaisir infini trônant au journal ; y profitant de tous les avantages , percevant tous les fruits d' amour - propre ou autres .

UNE FILLE D EVE (II, privé)
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