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Une passion violente et heureuse prend déjà beaucoup de place dans une existence ordinaire ; mais quand elle s' attaque à une femme posée comme Mme de Vandenesse , elle devait dévorer la vie d' un homme occupé comme Raoul . Voici les obligations que sa passion inscrivait avant toutes les autres . Il lui fallait se trouver presque chaque jour à cheval au bois de Boulogne , entre deux et trois heures , dans la tenue du plus fainéant gentleman .
Il apprenait là dans quelle maison , à quel théâtre il reverrait , le soir , Mme de Vandenesse . Il ne quittait les salons que vers minuit , après avoir happé quelques phrases longtemps attendues , quelques bribes de tendresse dérobées sous la table , entre deux portes , ou en montant en voiture .
La plupart du temps , Marie , qui l' avait lancé dans le grand monde , le faisait inviter à dîner dans certaines maisons où elle allait .
N' était - ce pas tout simple . Par orgueil , entraîné par sa passion , Raoul n' osait parler de ses travaux . Il devait obéir aux volontés les plus capricieuses de cette innocente souveraine , et suivre les débats parlementaires , le torrent de la politique , veiller à la direction du journal , et mettre en scène deux pièces dont les recettes étaient indispensables .
Il suffisait que Mme de Vandenesse fît une petite moue quand il voulait se dispenser d' être à un bal , à un concert , à une promenade , pour qu' il sacrifiât ses intérêts à son plaisir .
En quittant le monde entre une heure et deux heures du matin , il revenait travailler jusqu' à huit ou neuf heures , il dormait à peine , se réveillait pour concerter les opinions du journal avec les gens influents desquels il dépendait , pour débattre les mille et une affaires intérieures .
Le journalisme touche à tout dans cette époque , à l' industrie , aux intérêts publics et privés , aux entreprises nouvelles , à tous les amours - propres de la littérature et à ses produits .
Quand harassé , fatigué , Nathan courait de son bureau de rédaction au Théâtre , du Théâtre à la Chambre , de la Chambre chez quelques créanciers , il devait se présenter calme , heureux devant Marie , galoper à sa portière avec le laisser - aller d' un homme sans soucis et qui n' a d' autres fatigues que celles du bonheur .
Quand , pour prix de tant de dévouements ignorés , il n' eut que les plus douces paroles , les certitudes les plus mignonnes d' un attachement éternel , d' ardents serrements de main obtenus pendant quelques secondes de solitude , des mots passionnés en échange des siens , il trouva quelque duperie à laisser ignorer le prix énorme avec lequel il payait ces menus suffrages , auraient dit nos pères .

UNE FILLE D EVE (II, privé)
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