----- Revenir à l'écran précédent par la commande BACK -----

Cet ouvrage , imprudemment mis alors en première ligne , cette oeuvre d' artiste , il la faisait appeler à tout propos le plus beau livre de l' époque , l' unique roman du siècle . Il se plaignait d' ailleurs beaucoup des exigences de l' art ; il était un de ceux qui contribuèrent le plus à faire ranger toutes les oeuvres , le tableau , la statue , le livre , l' édifice , sous la bannière unique de l' Art .
Il avait commencé par commettre un livre de poésies qui lui méritait une place dans la pléiade des poètes actuels , et parmi lesquelles se trouvait un poème nébuleux assez admiré . Tenu de produire par son manque de fortune , il allait du théâtre à la presse , et de la presse au théâtre , se dissipant , s' éparpillant et croyant toujours en sa veine .
Sa gloire n' était donc pas inédite comme celle de plusieurs célébrités à l' agonie , soutenues par les titres d' ouvrages à faire , lesquels n' auront pas autant d' éditions qu' ils ont nécessité de marchés .
Nathan ressemblait à un homme de génie ; et s' il eût marché à l' échafaud , comme l' envie lui en prit , il aurait pu se frapper le front à la manière d' André de Chénier .
Saisi d' une ambition politique en voyant l' irruption au pouvoir d' une douzaine d' auteurs , de professeurs , de métaphysiciens et d' historiens qui s' incrustèrent dans la machine pendant les tourmentes de 1830 à 1833 , il regretta de ne pas avoir fait des articles politiques au lieu d' articles littéraires .
Il se croyait supérieur à ces parvenus dont la fortune lui inspirait alors une dévorante jalousie .
Il appartenait à ces esprits jaloux de tout , capables de tout , à qui l' on vole tous les succès , et qui vont se heurtant à mille endroits lumineux sans se fixer à un seul , épuisant toujours la volonté du voisin .
En ce moment , il allait du saint - simonisme au républicanisme , pour revenir peut - être au ministérialisme .
Il guettait son os à ronger dans tous les coins , et cherchait une place sûre d' où il pût aboyer à l' abri des coups et se rendre redoutable ; mais il avait la honte de ne pas se voir prendre au sérieux par l' illustre de Marsay , qui dirigeait alors le gouvernement et qui n' avait aucune considération pour les auteurs chez lesquels il ne trouvait pas ce que Richelieu nommait l' esprit de suite , ou mieux , de la suite dans les idées .
D' ailleurs tout ministère eût compté sur le dérangement continuel des affaires de Raoul .
Tôt ou tard la nécessité devait l' amener à subir des conditions au lieu d' en imposer .

UNE FILLE D EVE (II, privé)
Page: 303