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Quelquefois , en faisant le tour du jardin entre elles , chaque bras passé autour de chaque petite taille , se mettant à leur pas enfantin , le père les arrêtait dans un massif , et les baisait l' une après l' autre au front . Ses yeux , sa bouche et sa physionomie exprimaient alors la plus profonde compassion . " Vous n' êtes pas très heureuses , mes chères petites , leur disait - il , mais je vous marierai de bonne heure , et je serai content en vous voyant quitter la maison .
Papa , disait Eugénie , nous sommes décidées à prendre pour mari le premier homme venu . Voilà , s' écriait - il , le fruit amer d' un semblable système ! On veut faire des saintes , on obtient des ... " Il n' achevait pas .
Souvent ces deux filles sentaient une bien vive tendresse dans les adieux de leur père , ou dans ses regards quand , par hasard , il dînait au logis .
Ce père si rarement vu , elles le plaignaient , et l' on aime ceux que l' on plaint .
Cette sévère et religieuse éducation fut la cause des mariages de ces deux soeurs , soudées ensemble par le malheur , comme Rita - Christina par la nature . Beaucoup d' hommes , poussés au mariage , préfèrent une fille prise au couvent et saturée de dévotion à une fille élevée dans les doctrines mondaines .
Il n' y a pas de milieu . Un homme doit épouser une fille très instruite qui a lu les annonces des journaux et les a commentées , qui a valsé et dansé le galop avec mille jeunes gens , qui est allée à tous les spectacles , qui a dévoré des romans , à qui un maître de danse a brisé les genoux en les appuyant sur les siens , qui de religion ne se soucie guère , et s' est fait à elle - même sa morale ; ou une jeune fille ignorante et pure , comme étaient Marie - Angélique et Marie - Eugénie .
Peut - être y a - t - il autant de danger avec les unes qu' avec les autres .
Cependant l' immense majorité des gens qui n' ont pas l' âge d' Arnolphe aiment encore mieux une Agnès religieuse qu' une Célimène en herbe .
Les deux Marie , petites et minces , avaient la même taille , le même pied , la même main . Eugénie , la plus jeune , était blonde comme sa mère . Angélique était brune comme le père . Mais toutes deux avaient le même teint : une peau de ce blanc nacré qui annonce la richesse et la pureté du sang , jaspée par des couleurs vivement détachées sur un tissu nourri comme celui du jasmin , comme lui fin , lisse et tendre au toucher .
Les yeux bleus d' Eugénie , les yeux bruns d' Angélique avaient une expression de naïve insouciance , d' étonnement non prémédité , bien rendue par la manière vague dont flottaient leurs prunelles sur le blanc fluide de l' oeil .

UNE FILLE D EVE (II, privé)
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