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Imposée comme un joug et présentée sous des formes austères , la Religion lassa de ses pratiques ces jeunes coeurs innocents , traités comme s' ils eussent été criminels ; elle y comprima les sentiments , et quoiqu' elle y jetât de profondes racines , elle ne fut pas aimée . Les deux Marie devaient ou devenir imbéciles ou souhaiter leur indépendance , elles souhaitèrent de se marier dès qu' elles purent entrevoir le monde et comparer quelques idées ; mais leurs grâces touchantes et leur valeur , elles l' ignorèrent .
Elles ignoraient leur propre candeur , comment auraient - elles su la vie ? Sans armes contre le malheur , comme sans expérience pour apprécier le bonheur , elles ne tirèrent d' autre consolation que d' elles - mêmes au fond de cette geole maternelle .
Leurs douces confidences , le soir , à voix basse , ou les quelques phrases échangées quand leur mère les quittait pour un moment , contenaient parfois plus d' idées que les mots n' en pouvaient exprimer .
Souvent un regard dérobé à tous les yeux et par lequel elles se communiquaient leurs émotions fut comme un poème d' amère mélancolie .
La vue du ciel sans nuages , le parfum des fleurs , le tour du jardin fait bras dessus bras dessous , leur offrirent des plaisirs inouïs .
L' achèvement d' une broderie leur causait d' innocentes joies . La société de leur mère , loin de présenter quelques ressources à leur coeur ou de stimuler leur esprit , ne pouvait qu' assombrir leurs idées et contrister leurs sentiments ; car elle se composait de vieilles femmes droites , sèches , sans grâce , dont la conversation roulait sur les différences qui distinguaient les prédicateurs ou les directeurs de conscience , sur leurs petites indispositions et sur les événements religieux les plus imperceptibles pour La Quotidienne ou pour L' Ami de la Religion .
Quant aux hommes , ils eussent éteint les flambeaux de l' amour , tant leurs figures étaient froides et tristement résignées ; ils avaient tous cet âge où l' homme est maussade et chagrin , où sa sensibilité ne s' exerce plus qu' à table et ne s' attache qu' aux choses qui concernent le bien - être .
L' égoïsme religieux avait desséché ces coeurs voués au devoir et retranchés derrière la pratique .
De silencieuses séances de jeu les occupaient presque toute la soirée .
Les deux petites , mises comme au ban de ce sanhédrin qui maintenait la sévérité maternelle , se surprenaient à haïr ces désolants personnages aux yeux creux , aux figures refrognées .
Sur les ténèbres de cette vie se dessina vigoureusement une seule figure d' homme , celle d' un maître de musique .

UNE FILLE D EVE (II, privé)
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