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Il m' a dit d' avoir recours à un médecin juif qui passe pour un empirique ; mais il m' a fait observer que c' était un étranger , un Polonais réfugié , que les médecins sont très jaloux de quelques cures extraordinaires dont on parle beaucoup , et que certaines personnes le croient très savant , très habile . Seulement , il est exigeant , défiant , il choisit ses malades , il ne perd pas son temps ; enfin , il est ... communiste ... il se nomme Halpersohn .
Mon petit - fils est allé déjà voir ce médecin deux fois inutilement , car nous n' avons pas encore eu sa visite , je comprends pourquoi ! ...
- Pourquoi ? dit Godefroid .
- Oh ! mon petit - fils , qui a seize ans , est encore plus mal vêtu que je le suis ; et , le croiriez - vous , monsieur , je n' ose pas me présenter chez ce médecin : ma mise est trop peu d' accord avec ce qu' on attend d' un homme de mon âge , sérieux comme je le suis .
S' il voit le grand - père dénué comme le voilà , lorsque le petit - fils s' est montré tout aussi mal , le médecin donnera - t - il à ma fille les soins nécessaires ? Il agira comme on agit avec les pauvres ... Et pensez , mon cher monsieur , que j' aime ma fille pour toutes les douleurs qu' elle m' a faites , de même que je l' aimais jadis pour toutes les félicités qu' elle me prodiguait .
Elle est devenue angélique .
Hélas ! ce n' est plus qu' une âme , une âme qui rayonne sur son fils et sur moi ; le corps n' existe plus , car elle a vaincu la douleur ... Jugez quel spectacle pour un père ! Le monde , pour ma fille , c' est sa chambre ! il y faut des fleurs qu' elle aime ; elle lit beaucoup ; et , quand elle a l' usage de ses mains , elle travaille comme une fée ... Elle ignore la profonde misère dans laquelle nous sommes plongés ... Aussi notre existence est - elle si bizarre que nous ne pouvons admettre personne chez nous ... Me comprenez - vous bien , monsieur ? Devinez - vous qu' un voisin est impossible ? Je lui demanderais tant de choses , que je lui aurais trop d' obligations , et il me serait impossible de m' acquitter .
D' abord le temps me manque pour tout : je fais l' éducation de mon petit - fils , et je travaille tant , tant , monsieur , que je ne dors pas plus de trois ou quatre heures par nuit .
- Monsieur , dit Godefroid en interrompant le vieillard qu' il avait écouté patiemment , en l' observant avec une douloureuse attention , je serai votre voisin , et je vous aiderai ... "
Le vieillard laissa échapper un geste de fierté , d' impatience même , car il ne croyait à rien de bon des hommes .

ENVERS DE L HISTOIRE (VIII, paris)
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