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Lorsqu' il ôta de ses mains ses gants en poil de lapin et que je vis sa main droite , j' y reconnus les traces d' un travail quelconque , mais d' un travail pénible . Or , son père , avocat au grand conseil , lui avait laissé quelque fortune , cinq à six mille livres de rente . Je compris aussitôt que Mongenod venait me faire un emprunt .
J' avais dans une cachette deux cents louis en or , une somme énorme pour ce temps - là , car elle valait je ne sais plus combien de cent mille francs en assignats . Mongenod et moi , nous avions étudié dans le même collège , celui des Grassins , et nous nous étions retrouvés chez le même procureur , un honnête homme , le bonhomme Bordin .
Quand on a passé sa jeunesse et fait les folies de son adolescence avec un camarade , il existe entre nous et lui des sympathies presque sacrées ; sa voix , ses regards nous remuent au coeur de certaines cordes qui ne vibrent que sous l' effort des souvenirs qu' il ranime .
Quand bien même on a eu des motifs de plainte contre un tel camarade , tous les droits de l' amitié ne sont pas prescrits .
Mais il n' y avait pas eu la moindre brouille entre nous .
à la mort de son père , en 1787 , Mongenod s' était trouvé plus riche que moi ; quoique je ne lui eusse jamais rien emprunte , parfois je lui avais dû de ces plaisirs que la rigueur paternelle m' interdisait .
Sans mon généreux camarade , je n' aurais pas vu la première représentation du Mariage de Figaro . Mongenod fut alors ce qu' on appelait un charmant cavalier , il avait des galanteries , je lui reprochais sa facilité à se lier et sa trop grande obligeance ; sa bourse s' ouvrait facilement , il vivait à la grande , il vous aurait servi de témoin après vous avoir vu deux fois ... Mon Dieu ! vous me remettez là dans les sentiers de ma jeunesse ! s' écria le bonhomme Alain en jetant à Godefroid un gai sourire et faisant une pause .
- M' en voulez - vous ? ... dit Godefroid .
- Oh ! non , et à la minutie de mon récit , vous voyez combien cet événement tient de place dans ma vie ... - Mongenod , doué d' un coeur excellent et homme de courage , un peu voltairien , fut disposé à faire le gentilhomme , reprit M .
Alain ; son éducation aux Grassins , où se trouvaient des nobles , et ses relations galantes lui avaient donné les moeurs polies des gens de condition , que l' on appelait alors aristocrates .

ENVERS DE L HISTOIRE (VIII, paris)
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