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Eugénie Grandet se trouva donc seule au monde dans cette maison , n' ayant que Nanon à qui elle pût jeter un regard avec la certitude d' être entendue et comprise , Nanon , le seul être qui l' aimât pour elle et avec qui elle pût causer de ses chagrins . La grande Nanon était une providence pour Eugénie . Aussi ne fut - elle plus une servante , mais une humble amie . Après la mort de son père , Eugénie apprit par Me Cruchot qu' elle possédait trois cent mille livres de rente en biens - fonds dans l' arrondissement de Saumur , six millions placés en trois pour cent à soixante francs , et il valait alors soixante - dix - sept francs , plus deux millions en or et cent mille francs en écus , sans compter les arrérages à recevoir .
L' estimation totale de ses biens allait à dix - sept millions .
" Où donc est mon cousin ? " se dit - elle .
Le jour où Me Cruchot remit à sa cliente l' état de la succession , devenue claire et liquide , Eugénie resta seule avec Nanon , assises l' une et l' autre de chaque côté de la cheminée de cette salle si vide , où tout était souvenir , depuis la chaise à patins sur laquelle s' asseyait sa mère jusqu' au verre dans lequel avait bu son cousin .
" Nanon , nous sommes seules ...
- Oui , mademoiselle ; et , si je savais où il est , ce mignon , j' irais de mon pied le chercher .
- Il y a la mer entre nous " , dit - elle .
Pendant que la pauvre héritière pleurait ainsi en compagnie de sa vieille servante , dans cette froide et obscure maison , qui pour elle composait tout l' univers , il n' était question de Nantes à Orléans que des dix - sept millions de Mlle Grandet .
Un de ses premiers actes fut de donner douze cents francs de rente viagère à Nanon , qui possédant déjà six cents autres francs , devint un riche parti . En moins d' un mois , elle passa de l' état de fille à celui de femme sous la protection d' Antoine Cornoiller , qui fut nommé garde général des terres et propriétés de Mlle Grandet .
Mme Cornoiller eut sur ses contemporaines un immense avantage .
Quoiqu' elle eût cinquante - neuf ans , elle ne paraissait pas en avoir plus de quarante . Ses gros traits avaient résisté aux attaques du temps . Grâce au régime de sa vie monastique , elle narguait la vieillesse par un teint coloré , par une santé de fer .
EUGENIE GRANDET (III, provinc)
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