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Ses seules dépenses connues étaient le pain bénit , la toilette de sa femme , celle de sa fille , et le payement de leurs chaises à l' église ; la lumière , les gages de la grande Nanon , l' étamage de ses casseroles ; l' acquittement des impositions , les réparations de ses bâtiments et les frais de ses exploitations . Il avait six cents arpents de bois récemment achetés qu' il faisait surveiller par le garde d' un voisin , auquel il promettait une indemnité . Depuis cette acquisition seulement , il mangeait du gibier .
Les manières de cet homme étaient fort simples . Il parlait peu . Généralement il exprimait ses idées par de petites phrases sentencieuses et dites d' une voix douce . Depuis la Révolution , époque à laquelle il attira les regards , le bonhomme bégayait d' une manière fatigante aussitôt qu' il avait à discourir longuement ou à soutenir une discussion .
Ce bredouillement , l' incohérence de ses paroles , le flux de mots où il noyait sa pensée , son manque apparent de logique attribués à un défaut d' éducation étaient affectés et seront suffisamment expliqués par quelques événements de cette histoire .
D' ailleurs , quatre phrases exactes autant que des formules algébriques lui servaient habituellement à embrasser , à résoudre toutes les difficultés de la vie et du commerce : " Je ne sais pas , je ne puis pas , je ne veux pas , nous verrons cela .
" Il ne disait jamais ni oui ni non , et n' écrivait point .
Lui parlait - on ? il écoutait froidement , se tenait le menton dans la main droite en appuyant son coude droit sur le revers de la main gauche , et se formait en toute affaire des opinions desquelles il ne revenait point .
Il méditait longuement les moindres marchés . Quand , après une savante conversation , son adversaire lui avait livré le secret de ses prétentions en croyant le tenir , il lui répondait : " Je ne puis rien conclure sans avoir consulté ma femme .
" Sa femme , qu' il avait réduite à un ilotisme complet , était en affaires son paravent le plus commode .
Il n' allait jamais chez personne , ne voulait ni recevoir ni donner à dîner ; il ne faisait jamais de bruit , et semblait économiser tout , même le mouvement .
Il ne dérangeait rien chez les autres par un respect constant de la propriété . Néanmoins , malgré la douceur de sa voix , malgré sa tenue circonspecte , le langage et les habitudes au tonnelier perçaient , surtout quand il était au logis , où il se contraignait moins que partout ailleurs .

EUGENIE GRANDET (III, provinc)
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