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N' étais - je pas dans Alençon , où mon enfance me livrait ses chastes et purs souvenirs ? J' ai eu la folle simplicité de croire que l' amour me donnerait un baptême d' innocence . Pendant un moment j' ai pensé que j' étais vierge encore puisque je n' avais pas encore aimé . Mais hier soir , votre passion m' a paru vraie , et une voix m' a crie : " Pourquoi le tromper ? " - Sachez - le donc , monsieur le marquis , reprit - elle d' une voix gutturale qui sollicitait une réprobation avec fierté , sachez - le bien , je ne suis qu' une créature déshonorée , indigne de vous .
Dès ce moment , je reprends mon rôle de fille perdue , fatiguée que je suis de jouer celui d' une femme que vous aviez rendue à toutes les saintetés du coeur .
La vertu me pèse . Je vous mépriserais si vous aviez la faiblesse de m' épouser .
C' est une sottise que peut faire un comte de Bauvan ; mais vous , monsieur , soyez digne de votre avenir et quittez - moi sans regret . La courtisane , voyez - vous , serait trop exigeante , elle vous aimerait tout autrement que la jeune enfant simple et naïve qui s' est senti au coeur pendant un moment la délicieuse espérance de pouvoir être votre compagne , de vous rendre toujours heureux , de vous faire honneur , de devenir une noble , une grande épouse , et qui a puisé dans ce sentiment le courage de ranimer sa mauvaise nature de vice et d' infamie , afin de mettre entre elle et vous une éternelle barrière .
Je vous sacrifie honneur et fortune .
L' orgueil que me donne ce sacrifice me soutiendra dans ma misère , et le destin peut disposer de mon sort à son gré .
Je ne vous livrerai jamais .
Je retourne à Paris . Là votre nom sera pour moi tout un autre moi - même , et la magnifique valeur que vous saurez lui imprimer me consolera de tous mes chagrins . Quant à vous , vous êtes homme , vous m' oublierez .
Adieu . "
Elle s' élança dans la direction des vallées de Saint - Sulpice , et disparut avant que le marquis se fût levé pour la retenir ; mais elle revint sur ses pas , profita des cavités d' une roche pour se cacher , leva la tête , examina le marquis avec une curiosité mêlée de doute , et le vit marchant sans savoir où il allait , comme un homme accablé .
" Serait - ce donc une tête faible ? ... se dit - elle lorsqu' il eut disparu et qu' elle se sentit séparée de lui .
Me comprendra - t - il ? " Elle tressaillit . Puis tout à coup elle se dirigea seule vers Fougères à grands pas , comme si elle eût craint d' être suivie par le marquis dans cette ville où il aurait trouvé la mort .

LES CHOUANS (VIII, milit)
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