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L' abbé Dutheil était imposant . Son extérieur annonçait une de ces âmes profondes , toujours unies et calmes à la surface . Sa taille élevée , sa maigreur , ne nuisaient point à l' effet général de ses lignes , qui rappelaient celles que le génie des peintres espagnols ont le plus affectionnées pour représenter les grands méditateurs monastiques , et celles trouvées récemment par Thorwaldsen pour les apôtres .
Presque roides , ces longs plis du visage , en harmonie avec ceux du vêtement , ont cette grâce que le Moyen Age a mise en relief dans les statues mystiques collées au portail de ses églises .
La gravité des pensées , celle de la parole et celle de l' accent s' accordaient chez l' abbé Dutheil et lui seyaient bien . à voir ses yeux noirs , creusés par les austérités , et entourés d' un cercle brun , à voir son front jaune comme une vieille pierre , sa tête et ses mains presque décharnées , personne n' eût voulu entendre une voix et des maximes autres que celles qui sortaient de sa bouche .
Cette grandeur purement physique , d' accord avec la grandeur morale , donnait à ce prêtre quelque chose de hautain , de dédaigneux , aussitôt démenti par sa modestie et par sa parole , mais qui ne prévenait pas en sa faveur .
Dans un rang élevé , ces avantages lui eussent fait obtenir sur les masses cet ascendant nécessaire , et qu' elles laissent prendre sur elles par des hommes ainsi doués ; mais les supérieurs ne pardonnent jamais à leurs inférieurs de posséder les dehors de la grandeur , ni de déployer cette majesté tant prisée des anciens et qui manque si souvent aux organes du pouvoir moderne .
Par une de ces bizarreries qui ne semblera naturelle qu' aux plus fins courtisans , l' autre vicaire général , l' abbé de Grancour , petit homme gras , au teint fleuri , aux yeux bleus , et dont les opinions étaient contraires à celles de l' abbé Dutheil , allait assez volontiers avec lui , sans néanmoins rien témoigner qui pût lui ravir les bonnes grâces de l' évêque , auquel il aurait tout sacrifié .
L' abbé de Grancour croyait au mérite de son collègue , il en reconnaissait les talents , il admettait secrètement sa doctrine et la condamnait publiquement ; car il était de ces gens que la supériorité attire et intimide , qui la haïssent et qui néanmoins la cultivent .
" Il m' embrasserait en me condamnant " , disait de lui l' abbé Dutheil .
L' abbé de Grancour n' avait ni amis ni ennemis , il devait mourir vicaire général .

LE CURE DE VILLAGE (IX, campagn)
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