----- Revenir à l'écran précédent par la commande BACK -----

En éprouvant la plus violente difficulté d' être , selon l' expression de Fontenelle , et qui allait croissant , elle était épouvantée d' elle - même . La nature regimba sous les ordres de l' âme , et le corps méconnut la volonté . La pauvre créature , prise au piège , pleura sur le sein de la grande mère des pauvres et des affligés , elle eut recours à l' Église , elle redoubla de ferveur , elle confia les embûches du démon à son vertueux directeur , elle pria .
Jamais , en aucun temps de sa vie , elle ne remplit ses devoirs religieux avec plus d' élan qu' alors .
Le désespoir de ne pas aimer son mari la précipitait avec violence au pied des autels , où des voix divines et consolatrices lui recommandaient la patience . Elle fut patiente et douce , elle continua de vivre en attendant les bonheurs de la maternité .
" Avez - vous vu ce matin Mme Graslin , disaient les femmes entre elles , le mariage ne lui réussit pas , elle était verte . - Oui , mais auriez - vous donné votre fille à un homme comme M .
Graslin ? On n' épouse point impunément un pareil monstre . " Depuis que Graslin s' était marié , toutes les mères qui , pendant dix ans , l' avaient pourchassé , l' accablaient d' épigrammes .
Véronique maigrissait et devenait réellement laide . Ses yeux se fatiguèrent , ses traits grossirent , elle parut honteuse et gênée . Ses regards offrirent cette triste froideur , tant reprochée aux dévotes .
Sa physionomie prit des teintes grises . Elle se traîna languissamment pendant cette première année de mariage , ordinairement si brillante pour les jeunes femmes .
Aussi chercha - t - elle bientôt des distractions dans la lecture , en profitant du privilège qu' ont les femmes mariées de tout lire . Elle lut les romans de Walter Scott , les poèmes de lord Byron , les oeuvres de Schiller et de Goethe , enfin la nouvelle et l' ancienne littérature .
Elle apprit à monter à cheval , à danser et à dessiner . Elle lava des aquarelles et des sépias , recherchant avec ardeur toutes les ressources que les femmes opposent aux ennuis de la solitude .
Enfin elle se donna cette seconde éducation que les femmes tiennent presque toutes d' un homme , et qu' elle ne tint que d' elle - même . La supériorité d' une nature franche , libre , élevée comme dans un désert , mais fortifiée par la religion , lui avait imprimé une sorte de grandeur sauvage et des exigences auxquelles le monde de la province ne pouvait offrir aucune pâture .
Tous les livres lui peignaient l' amour , elle cherchait une application à ses lectures , et n' apercevait de passion nulle part .

LE CURE DE VILLAGE (IX, campagn)
Page: 668