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On n' a jamais peint les exigences de la Gueule , elles échappent à la critique littéraire par la nécessité de vivre ; mais on ne se figure pas le nombre des gens que la Table a ruinés . La Table est , à Paris , sous ce rapport , l' émule de la courtisane ; c' est , d' ailleurs la Recette dont celle - ci est la Dépense . Lorsque , d' invité perpétuel , Pons arriva , par sa décadence comme artiste , à l' état de pique - assiette , il lui fut impossible de passer de ces tables si bien servies au brouet lacédémonien d' un restaurant à quarante sous .
Hélas ! il lui prit des frissons en pensant que son indépendance tenait à de si grands sacrifices , et il se sentit capable des plus grandes lâchetés pour continuer à bien vivre , à savourer toutes les primeurs à leur date , enfin à gobichonner ( mot populaire , mais expressif ) de bons petits plats soignés .
Oiseau picoreur , s' enfuyant le gosier plein , et gazouillant un air pour tout remerciement , Pons éprouvait d' ailleurs un certain plaisir à bien vivre aux dépens de la société qui lui demandait , quoi ? de la monnaie de singe .
Habitué , comme tous les célibataires qui ont le chez soi en horreur et qui vivent chez les autres , à ces formules , à ces grimaces sociales par lesquelles on remplace les sentiments dans le monde , il se servait des compliments comme de menue monnaie ; et , à l' égard des personnes , il se contentait des étiquettes sans plonger une main curieuse dans les sacs .
Cette phase assez supportable dura dix autres années ; mais quelles années ! Ce fut un automne pluvieux . Pendant tout ce temps , Pons se maintint gratuitement à table , en se rendant nécessaire dans toutes les maisons où il allait .
Il entra dans une voie fatale en s' acquittant d' une multitude de commissions , en remplaçant les portiers et les domestiques dans mainte et mainte occasion . Préposé de bien des achats , il devint l' espion honnête et innocent détaché d' une famille dans une autre ; mais on ne lui sut aucun gré de tant de courses et de tant de lâchetés .
" Pons est un garçon , disait - on , il ne sait que faire de son temps , il est trop heureux de trotter pour nous ... Que deviendrait - il ? "
Bientôt se déclara la froideur que le vieillard répand autour de lui . Cette bise se communique , elle produit son effet dans la température morale , surtout lorsque le vieillard est laid et pauvre . N' est - ce pas être trois fois vieillard ? Ce fut l' hiver de la vie , l' hiver au nez rouge , aux joues hâves , avec toutes sortes d' onglées !

LE COUSIN PONS (VII, paris)
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