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Le peu d' air que je respirais était méphitique . Je voulus me mouvoir , et ne trouvai point d' espace . En ouvrant les yeux , je ne vis rien . La rareté de l' air fut l' accident le plus menaçant , et qui m' éclaira le plus vivement sur ma position .
Je compris que là où j' étais , l' air ne se renouvelait point , et que j' allais mourir . Cette pensée m' ôta le sentiment de la douleur inexprimable par laquelle j' avais été réveillé .
Mes oreilles tintèrent violemment . J' entendis , ou crus entendre , je ne veux rien affirmer , des gémissements poussés par le monde de cadavres au milieu duquel je gisais . Quoique la mémoire de ces moments soit bien ténébreuse , quoique mes souvenirs soient bien confus , malgré les impressions de souffrances encore plus profondes que je devais éprouver et qui ont brouillé mes idées , il y a des nuits où je crois encore entendre ces soupirs étouffés ! Mais il y a eu quelque chose de plus horrible que les cris , un silence que je n' ai jamais retrouvé nulle part , le vrai silence du tombeau .
Enfin , en levant les mains , en tâtant les morts , je reconnus un vide entre ma tête et le fumier humain supérieur .
Je pus donc mesurer l' espace qui m' avait été laissé par un hasard dont la cause m' était inconnue .
Il paraît , grâce à l' insouciance ou à la précipitation avec laquelle on nous avait jetés pêle - mêle , que deux s' étaient croisés au - dessus de moi de manière à décrire un angle semblable à celui de deux carte mises l' une contre l' autre par un enfant qui pose les fondements d' un château .
En furetant avec promptitude , car il ne fallait pas flâner , je rencontrai fort heureusement un bras qui ne tenait à rien , le bras d' un Hercule ! un bon os auquel je dus mon salut .
Sans ce secours inespéré , je périssais ! Mais , avec une rage que vous devez concevoir , je me mis à travailler les cadavres qui me séparaient de la couche de terre sans doute jetée sur nous , je dis nous , comme s' il y eût eu des vivants ! J' y allais ferme , monsieur , car me voici ! Mais je ne sais pas aujourd' hui comme j' ai pu parvenir à percer la couverture de chair qui mettait une barrière entre la vie et moi .
Vous me direz que j' avais trois bras ! Ce levier , dont je me servais avec habileté , me procurait toujours un peu de l' air qui se trouvait entre les cadavres que je déplaçais , et je ménageais mes aspirations .

COLONEL CHABERT (III, privé)
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