----- Revenir à l'écran précédent par la commande BACK -----

Il envoya , pour me reconnaître et me rapporter aux ambulances , deux chirurgiens en leur disant , peut - être trop négligemment , car il avait de l' ouvrage : " Allez donc voir si , par hasard , mon pauvre Chabert vit encore ? " Ces sacrés carabins , qui venaient de me voir foulé aux pieds par les chevaux de deux régiments , se dispensèrent sans doute de me tâter le pouls et dirent que j' étais bien mort . L' acte de mon décès fut donc probablement dressé d' après les règles établies par la jurisprudence militaire . "
En entendant son client s' exprimer avec une lucidité parfaite et raconter des faits si vraisemblables , quoique étranges , le jeune avoué laissa ses dossiers , posa son coude gauche sur la table , se mit la tête dans la main , et regarda le colonel fixement .
" Savez - vous , monsieur , lui dit - il en l' interrompant , que je suis l' avoué de la comtesse Ferraud , veuve du colonel Chabert ?
- Ma femme ! Oui , monsieur . Aussi , après cent démarches infructueuses chez des gens de loi qui m' ont tous pris pour un fou , me suis - je déterminé à venir vous trouver . Je vous parlerai de mes malheurs plus tard .
Laissez - moi d' abord vous établir les faits , vous expliquer plutôt comme ils ont dû se passer , que comme ils sont arrivés . Certaines circonstances , qui ne doivent être connues que du Père éternel , m' obligent à en présenter plusieurs comme des hypothèses .
Donc , monsieur , les blessures que j' ai reçues auront probablement produit un tétanos , ou m' auront mis dans une crise analogue à une maladie nommée , je crois , catalepsie .
Autrement comment concevoir que j' aie été , suivant l' usage de la guerre , dépouillé de mes vêtements , et jeté dans la fosse aux soldats par les gens chargés d' enterrer les morts ? Ici , permettez - moi de placer un détail que je n' ai pu connaître que postérieurement à l' événement qu' il faut bien appeler ma mort .
J' ai rencontré , en 1814 , à Stuttgart un ancien maréchal des logis de mon régiment .
Ce cher homme , le seul qui ait voulu me reconnaître , et de qui je vous parlerai tout à l' heure , m' expliqua le phénomène de ma conservation , en me disant que mon cheval avait reçu un boulet dans le flanc au moment où je fus blessé moi - même .
La bête et le cavalier s' étaient donc abattus comme des capucins de cartes . En me renversant , soit à droite , soit à gauche , j' avais été sans doute couvert par le corps de mon cheval qui m' empêcha d' être écrasé par les chevaux , ou atteint par des boulets .
Lorsque je revins à moi , monsieur , j' étais dans une position et dans une atmosphère dont je ne vous donnerais pas une idée en vous en entretenant jusqu' à demain .

COLONEL CHABERT (III, privé)
Page: 324