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Cette fille qui , bien observée , eût présenté le côté féroce de la classe paysanne , était toujours l' enfant qui voulait arracher le nez de sa cousine , et qui peut - être , si elle n' était devenue raisonnable , l' aurait tuée en un paroxysme de jalousie . Elle ne domptait que par la connaissance des lois et du monde cette rapidité naturelle avec laquelle les gens de la campagne , de même que les Sauvages , passent du sentiment à l' action .
En ceci peut - être consiste toute la différence qui sépare l' homme naturel de l' homme civilisé . Le Sauvage n' a que des sentiments , l' homme civilisé a des sentiments et des idées .
Aussi , chez les Sauvages , le cerveau reçoit - il pour ainsi dire peu d' empreintes , il appartient alors tout entier au sentiment qui l' envahit , tandis que chez l' homme civilisé , les idées descendent sur le coeur qu' elles transforment ; celui - ci est à mille intérêts , à plusieurs sentiments , tandis que le Sauvage n' admet qu' une idée à la fois .
C' est la cause de la supériorité momentanée de l' enfant sur les parents et qui cesse avec le désir satisfait ; tandis que , chez l' homme voisin de la Nature , cette cause est continue .
La cousine Bette , la sauvage Lorraine , quelque peu traîtresse , appartenait à cette catégorie de caractères plus communs chez le peuple qu' on ne pense , et qui peut en expliquer la conduite pendant les révolutions .
Au moment où cette Scène commence , si la cousine Bette avait voulu se laisser habiller à la mode , si elle s' était , comme les Parisiennes , habituée à porter chaque nouvelle mode , elle eût été présentable et acceptable ; mais elle gardait la roideur d' un bâton .
Or , sans grâces , la femme n' existe point à Paris . Ainsi , la chevelure noire , les beaux yeux durs , la rigidité des lignes du visage , la sécheresse calabraise du teint qui faisaient de la cousine Bette une figure du Giotto , et desquels une vraie Parisienne eût tiré parti , sa mise étrange surtout , lui donnaient une si bizarre apparence , que parfois elle ressemblait aux singes habillés en femmes , promenés par les petits Savoyards .
Comme elle était bien connue dans les maisons unies par les liens de famille où elle vivait , qu' elle restreignait ses évolutions sociales à ce cercle , qu' elle aimait son chez soi , ses singularités n' étonnaient plus personne , et disparaissaient au - dehors dans l' immense mouvement parisien de la rue , où l' on ne regarde que les jolies femmes .

LA COUSINE BETTE (VII, paris)
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