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Il avait d' ailleurs réellement gagné beaucoup d' argent ; mais ses constructions et ses fabriques en avaient beaucoup absorbé . Puis sa maison lui coûtait près de vingt mille francs par an . Enfin l' éducation de Césarine , fille unique idolâtrée par Constance autant que par lui , nécessitait de fortes dépenses . Ni le mari ni la femme ne regardaient à l' argent quand il s' agissait de faire plaisir à leur fille dont ils n' avaient pas voulu se séparer .
Imaginez les jouissances du pauvre paysan parvenu , quand il entendait sa charmante Césarine répétant au piano une sonate de Steibelt ou chantant une romance ; quand il lui voyait écrire correctement la langue française ; quand il l' admirait lui lisant Racine père et fils , lui en expliquant les beautés , dessinant un paysage ou faisant une sépia ! Quel bonheur pour lui que de revivre dans une fleur si belle , si pure , qui n' avait pas encore quitté la tige maternelle , un ange enfin dont les grâces naissantes , dont les premiers développements avaient été passionnément suivis ! une fille unique , incapable de mépriser son père ou de se moquer de son défaut d' instruction , tant elle était vraiment jeune fille .
En venant à Paris , César savait lire , écrire et compter , mais son instruction en était restée là , sa vie laborieuse l' avait empêché d' acquérir des idées et des connaissances étrangères au commerce de la parfumerie .
Mêlé constamment à des gens à qui les sciences , les lettres étaient indifférentes , et dont l' instruction n' embrassait que des spécialités ; n' ayant pas de temps pour se livrer à des études élevées , le parfumeur devint un homme pratique .
Il épousa forcément le langage , les erreurs , les opinions du bourgeois de Paris qui admire Molière , Voltaire et Rousseau sur parole , qui achète leurs oeuvres sans les lire ; qui soutient que l' on doit dire ormoire , parce que les femmes serraient dans ces meubles leur or et leurs robes autrefois presque toujours en moire , et que l' on a dit par corruption armoire .
Potier , Talma , Mlle Mars , étaient dix fois millionnaires et ne vivaient pas comme les autres humains : le grand tragédien mangeait de la chair crue , Mlle Mars faisait parfois fricasser des perles pour imiter une célèbre actrice égyptienne .
L' Empereur avait dans ses gilets des poches en cuir pour pouvoir prendre son tabac par poignées , il montait à cheval au grand galop l' escalier de l' orangerie de Versailles .
Les écrivains , les artistes mouraient à l' hôpital par suite de leurs originalités ; ils étaient d' ailleurs tous athées , il fallait bien se garder de les recevoir chez soi .

CESAR BIROTTEAU (VI, paris)
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