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Si j' étais à vous , je vous ferais manquer votre vie . Il y aurait chez vous manque de foi , de constance , ou vous auriez alors l' intention de me vouer toute votre existence : je suis franche , je la prendrais , je vous emmènerais je ne sais où , loin du monde ; je vous rendrais fort malheureux , je suis jalouse , je vois des monstres dans une goutte d' eau , je suis au désespoir de misères dont beaucoup de femmes s' arrangent , il est même des pensées inexorables qui viendraient de moi , non de vous , et qui me blesseraient à mort . Quand un homme n' est pas à la dixième année de bonheur aussi respectueux et aussi délicat qu' à la veille du jour où il mendiait une faveur , il me semble un infâme et m' avilit à mes propres yeux ! un pareil amant ne croit plus aux Amadis et aux Cyrus de mes rêves .
Aujourd' hui , l' amour pur est une fable , et je ne vois en vous que la fatuité d' un désir à qui sa fin est inconnue .
Je n' ai pas quarante ans , je ne sais pas encore faire plier ma fierté sous l' autorité de l' expérience , je n' ai pas cet amour qui rend humble , enfin je suis une femme dont le caractère est encore trop jeune pour ne pas être détestable .
Je ne puis répondre de mon humeur , et chez moi la grâce est tout extérieure . Peut - être n' ai - je pas assez souffert encore pour avoir les indulgentes manières et la tendresse absolue que nous devons à de cruelles tromperies .
Le bonheur a son impertinence , et je suis très impertinente . Camille sera toujours pour vous une esclave dévouée , et je serais un tyran déraisonnable .
D' ailleurs , Camille n' a - t - elle pas été mise auprès de vous par votre bon ange pour vous permettre d' atteindre au moment où vous commencerez la vie que vous êtes destiné à mener , et à laquelle vous ne devez pas faillir ? Je la connais , Félicité ! sa tendresse est inépuisable ; elle ignore peut - être les grâces de notre sexe , mais elle déploie cette force féconde , ce génie de la constance et cette noble intrépidité qui fait tout accepter .
Elle vous mariera , tout en souffrant d' horribles douleurs ; elle saura vous choisir une Béatrix libre , si c' est Béatrix qui répond à vos idées sur la femme et à vos rêves ; elle vous aplanira toutes les difficultés de votre avenir .
La vente d' un arpent de terre qu' elle possède à Paris dégagera vos propriétés en Bretagne , elle vous instituera son héritier , n' a - t - elle pas déjà fait de vous un fils d' adoption ? Hélas ! que puis - je pour votre bonheur ? rien .
Ne trahissez donc pas un amour infini qui se résout aux devoirs de la maternité .
Je la trouve bien heureuse , cette Camille ! ... L' admiration que vous inspire la pauvre Béatrix est une de ces peccadilles pour lesquelles les femmes de l' âge de Camille sont pleines d' indulgence .
Quand elles sont sûres d' être aimées , elles pardonnent à la constance une infidélité , c' est même chez elles un de leurs plus vifs plaisirs que de triompher de la jeunesse de leurs rivales .

BEATRIX (II, privé)
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