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Le monde auquel elle appartenait , n' ayant pu se reconstituer pendant le triomphe inespéré des quinze années de la Restauration , s' en irait en miettes sous les coups de bélier mis en oeuvre par la bourgeoisie . Cette grande parole de M . Lainé : Les rois s' en vont ! elle l' avait entendue . Cette opinion , je le crois , n' a pas été sans influence sur sa conduite .
Elle prit une part intellectuelle aux nouvelles doctrines qui pullulèrent durant trois ans après Juillet , comme des moucherons au soleil , et qui ravagèrent plusieurs têtes femelles ; mais comme tous les nobles , en trouvant ces nouveautés superbes , elle voulait sauver la noblesse .
Ne voyant plus de place pour les supériorités personnelles , voyant la haute noblesse recommencer l' opposition muette qu' elle avait faite à Napoléon , ce qui était son seul rôle sous l' empire de l' action et des faits , mais ce qui , dans une époque morale , équivaut à donner sa démission , elle préféra le bonheur à ce mutisme .
Quand nous respirâmes un peu , la marquise trouva chez moi l' homme avec qui je croyais finir ma vie , Gennaro Conti , le grand compositeur , d' origine napolitaine , mais né à Marseille .
Conti a beaucoup d' esprit , il a du talent comme compositeur , quoiqu' il ne puisse jamais arriver au premier rang .
Sans Meyerbeer et Rossini , peut - être eût - il passé pour un homme de génie .
Il a sur eux un avantage , il est en musique vocale ce qu' est Paganini sur le violon , Liszt sur le piano , Taglioni dans la danse , et ce qu' était enfin le fameux Garat , qu' il rappelle à ceux qui l' ont entendu .
Ce n' est pas une voix , mon ami , c' est une âme . Quand ce chant répond à certaines idées , à des dispositions difficiles à peindre et dans lesquelles se trouve parfois une femme , elle est perdue en entendant Gennaro .
La marquise conçut pour lui la plus folle passion et me l' enleva . Le trait est excessivement provincial , mais de bonne guerre . Elle conquit mon estime et mon amitié par la manière dont elle s' y prit avec moi .
Je lui paraissais femme à défendre mon bien , elle ne savait pas que pour moi la chose au monde la plus ridicule dans cette position est l' objet même de la lutte .
Elle vint chez moi . Cette femme si fière était tant éprise qu' elle me livra son secret et me rendit l' arbitre de sa destinée . Elle fut adorable : elle resta femme et marquise à mes yeux . Je vous dirai , mon ami , que les femmes sont parfois mauvaises ; mais elles ont des grandeurs secrètes que jamais les hommes ne sauront apprécier .

BEATRIX (II, privé)
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