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La nuit était venue , Mariotte vint allumer la lampe , la plaça sur une table carrée devant le feu ; puis elle alla chercher sa quenouille , son peloton de fil , une petite escabelle , et se mit dans l' embrasure de la croisée qui donnait sur la cour , occupée à filer comme tous les soirs . Gasselin tournait encore dans les communs , il visitait les chevaux du baron et de Calyste , il voyait si tout allait bien dans l' écurie , il donnait aux deux beaux chiens de chasse leur pâtée du soir .
Les aboiements joyeux des deux bêtes furent le dernier bruit qui réveilla les échos cachés dans les murailles noires de cette vieille maison . Ces deux chiens et les deux chevaux étaient le dernier vestige des splendeurs de la chevalerie .
Un homme d' imagination assis sur une des marches du perron , qui se serait laissé aller à la poésie des images encore vivantes dans ce logis , eût tressailli peut - être en entendant les chiens et les coups de pied des chevaux hennissants .
Gasselin était un de ces petits Bretons courts , épais , trapus , à chevelure noire , à figure bistrée , silencieux , lents , têtus comme des mules , mais allant toujours dans la voie qui leur a été tracée . Il avait quarante - deux ans , il était depuis vingt - cinq dans la maison .
Mademoiselle avait pris Gasselin à quinze ans , en apprenant le mariage et le retour probable du baron . Ce serviteur se considérait comme faisant partie de la famille : il avait joué avec Calyste , il aimait les chevaux et les chiens de la maison , il leur parlait et les caressait comme s' ils lui eussent appartenu .
Il portait une veste bleue en toile de fil à petites poches ballottant sur ses hanches , un gilet et un pantalon de même étoffe par toutes les saisons , des bas bleus et de gros souliers ferrés .
Quand il faisait trop froid , ou par des temps de pluie , il mettait la peau de bique en usage dans son pays .
Mariotte , qui avait également passé quarante ans , était en femme ce qu' était Gasselin en homme . Jamais attelage ne fut mieux accouplé : même teint , même taille , mêmes petits yeux vifs et noirs .
On ne comprenait pas comment Mariotte et Gasselin ne s' étaient pas mariés ; peut - être y aurait - il eu inceste , ils semblaient être presque frère et soeur .
Mariotte avait trente écus de gages , et Gasselin cent livres ; mais mille écus de gages ailleurs ne leur auraient pas fait quitter la maison du Guénic . Tous deux étaient sous les ordres de la vieille demoiselle , qui , depuis la guerre de Vendée jusqu' au retour de son frère , avait eu l' habitude de gouverner la maison .

BEATRIX (II, privé)
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