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Du Croisier avait calculé sa vengeance comme les gens de province calculent tout . Il n' y a rien au monde que les Sauvages , les paysans et les gens de province pour étudier à fond leurs affaires dans tous les sens ; aussi , quand ils arrivent de la Pensée au Fait , trouvez - vous les choses complètes .
Les diplomates sont des enfants auprès de ces trois classes de mammifères , qui ont le temps devant eux , cet élément qui manque aux gens obligés de penser à plusieurs choses , obligés de tout conduire , de tout préparer dans les grandes affaires humaines .
Du Croisier avait - il si bien sondé le coeur du pauvre Victurnien , qu' il eût prévu la facilité avec laquelle il se prêterait à sa vengeance , ou bien profita - t - il d' un hasard épié durant plusieurs années ? Il y a certes un détail qui prouve une certaine habileté dans la manière dont se prépara le coup .
Qui avertissait du Croisier ? Était - ce les Keller ? était - ce le fils du président du Ronceret , qui achevait son droit à Paris ? Du Croisier écrivit à Victurnien une lettre pour lui annoncer qu' il avait défendu aux Keller de lui avancer aucune somme désormais , au moment où il savait la duchesse de Maufrigneuse dans les derniers embarras , et le comte d' Esgrignon dévoré par une misère aussi effroyable que savamment déguisée .
Ce malheureux jeune homme déployait son esprit à feindre l' opulence ! Cette lettre , qui disait à la victime que les Keller ne lui remettraient rien sans des valeurs , laissait entre les formules d' un respect exagéré et la signature un espace assez considérable .
En coupant ce fragment de lettre , il était facile d' en faire un effet pour une somme considérable .
Cette infernale lettre allait jusque sur le verso du second feuillet , elle était sous enveloppe , le revers se trouvait blanc .
Quand cette lettre arriva , Victurnien roulait dans les abîmes du désespoir .
Après deux ans passés dans la vie la plus heureuse , la plus sensuelle , la moins penseuse , la plus luxueuse , il se voyait face à face avec une inexorable misère , une impossibilité absolue d' avoir de l' argent .
Le voyage ne s' était pas achevé sans quelques tiraillements pécuniaires .
Le comte avait extorqué très difficilement , la duchesse aidant , plusieurs sommes à des banquiers .
Ces sommes , représentées par des lettres de change , allaient se dresser devant lui dans toute leur rigueur , avec les sommations implacables de la Banque et de la Jurisprudence commerciale .

CABINET DES ANTIQUES (IV, provinc)
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