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Un écrivain touche à bien des plaies en se faisant l' annaliste de son temps ! ... La maison s' appelait l' hôtel d' Esgrignon ; mais faites comme si d' Esgrignon était un nom de convention , sans plus de réalité que n' en ont les Belval , les Floricour , les Derville de la comédie , les Adalbert ou les Monbreuse du roman . Enfin , les noms des principaux personnages seront également changés .
Ici l' auteur voudrait rassembler des contradictions , entasser des anachronismes , pour enfouir la vérité sous un tas d' invraisemblances et de choses absurdes ; mais , quoi qu' il fasse , elle poindra toujours , comme une vigne mal arrachée repousse en jets vigoureux , à travers un vignoble labouré .
L' hôtel d' Esgrignon était tout bonnement la maison où demeurait un vieux gentilhomme , nommé Charles - Marie - Victor - Ange Carol , marquis d' Esgrignon ou des Grignons , suivant d' anciens titres . La société commerçante et bourgeoise de la ville avait épigrammatiquement nommé son logis un hôtel , et depuis une vingtaine d' années la plupart des habitants avaient fini par dire sérieusement l' hôtel d' Esgrignon en désignant la demeure du marquis .
Le nom de Carol ( les frères Thierry l' eussent orthographié Karawl ) était le nom glorieux d' un des plus puissants chefs venus jadis du Nord pour conquérir et féodaliser les Gaules . Jamais les Carol n' avaient plié la tête , ni devant les Communes , ni devant la Royauté , ni devant l' Église , ni devant la Finance .
Chargés autrefois de défendre une Marche française , leur titre de marquis était à la fois un devoir , un honneur , et non le simulacre d' une charge supposée ; le fief d' Esgrignon avait toujours été leur bien .
Vraie noblesse de province , ignorée depuis deux cents ans à la cour , mais pure de tout alliage , mais souveraine aux États , mais respectée des gens du pays comme une superstition et à l' égal d' une bonne vierge qui guérit les maux de dents , cette maison s' était conservée au fond de sa province comme les pieux charbonnés de quelque pont de César se conservent au fond d' un fleuve .
Pendant treize cents ans , les filles avaient été régulièrement mariées sans dot ou mises au couvent ; les cadets avaient constamment accepté leurs légitimes maternelles , étaient devenus soldats , évêques , ou s' étaient mariés à la Cour .
Un cadet de la maison d' Esgrignon fut amiral , fut fait duc et pair , et mourut sans postérité .
Jamais le marquis d' Esgrignon , chef de la branche aînée , ne voulut accepter le titre de duc .

CABINET DES ANTIQUES (IV, provinc)
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