**** *Cn_Adieu CHAPITRE I C' était un de ces blocs de Central Avenue , panachés blanc et noir , pas encore entièrement occupé par les nègres . Je venais de sortir d' une modeste boutique de coiffeur où une agence m' avait signalé la présence probable d' un nommé Dimitri Aleidis , garçon coiffeur en chômage . Affaire sans importance : sa femme s' était déclarée prête à dépenser un peu d' argent pour le faire revenir à la maison . Je n' ai pas trouvé Dimitri Aleidis et sa femme ne m' a pas payé non plus . La journée était chaude ; on était à la fin mars . Planté devant le salon de coiffure , je contemplais la saillie lumineuse de l' enseigne au néon du Florian , un casino _restaurant _tripot situé au premier étage . Il y avait là un homme qui regardait lui aussi l' enseigne ; il avait , en fixant les fenêtres sales , une expression figée , extatique , comme en ont les émigrants hongrois lorsqu' ils aperçoivent pour la première fois la statue de la Liberté . L' homme était de carrure imposante , il ne devait pas faire plus d' un mètre quatre_vingt_quinze et n' était guère plus large qu' un camion_citerne . Nous étions à peu près à six pas l’un de l' autre . Ses bras ballaient le long de son corps , et la fumée d' un cigare oublié montait de ses doigts énormes . Sveltes et silencieux , des nègres allaient et venaient dans la rue et lorgnaient rapidement de son côté en passant . Il valait le coup d' oeil . Il portait un borsalino taupé , une veste de tweed gris avec de petites balles de golf en guise de boutons , une chemise brune , une cravate jaune , de larges pantalons de flanelle en accordéon , et des souliers de crocodile au bout parsemé de points blancs . De sa poche _poitrine cascadait une pochette du même jaune éclatant que sa cravate . Deux plumes de couleur étaient plantées dans le ruban de son chapeau , mais elles étaient superflues . Même dans Central Avenue , qui n' a pas la réputation d' être la rue la moins excentrique du monde , il passait inaperçu à peu près comme une tarentule dans un plat de crème . Il avait le teint pâle et faisait mal rasé . Il ferait toujours mal rasé . Ses cheveux étaient noirs et bouclés et ses sourcils épais se rejoignaient presque au_dessus de son nez épaté . Pour un homme de cette taille , il avait de petites oreilles bien conformées et ses yeux avaient cet éclat proche des larmes qu' ont souvent les yeux gris . Il restait planté là comme une statue . Au bout d' un long moment il sourit , traversa lentement le trottoir et gagna les doubles portes battantes qui ouvraient sur l' escalier menant au premier . Il les poussa , inspecta l' Avenue d' un coup d' oeil parfaitement inexpressif , puis disparut à l' intérieur . S' il avait été plus petit et vêtu de façon moins voyante , j' aurais pu croire qu' il s' apprêtait à crier : Haut les mains ! Mais pas avec ces vêtements , pas avec ce chapeau ni avec cette silhouette . Les portes rebondirent violemment à l' extérieur pour aussitôt s' immobiliser presque complètement . Avant qu' elles ne fussent tout à fait arrêtées , elles se rouvrirent brusquement . Quelque chose vola au travers du trottoir et atterrit dans le caniveau entre deux voitures arrêtées . Cela retomba sur les mains et les genoux et poussa un petit cri perçant , un cri de rat cerné dans un coin . Cela se releva lentement , récupéra , un chapeau et remonta à reculons sur le trottoir . Cette chose était un mince jeune homme au teint bistre , aux épaules étroites , et aux cheveux noirs soigneusement plaqués . Vêtu d' un complet lilas avec un oeillet à la boutonnière . Il resta un moment à gémir , la bouche entrouverte . Les gens le regardaient vaguement . Ensuite , il rabattit crânement son chapeau , se coula vers le mur et s' éloigna silencieusement le long du bloc d' immeubles , les pieds en dehors , comme un canard . Silence . Reprise du trafic . Je m' avançai vers les doubles _portes et me tins planté devant . Elles avaient retrouvé leur immobilité et cette histoire ne me regardait pas . Alors je les poussai et jetai un regard de l' autre côté . Une main dans laquelle j' aurais pu tenir assis sortit de l' ombre , m' empoigna l' épaule et me la pulvérisa . Ensuite , la main m' entraîna à l' intérieur et , sans façon , me souleva d' une marche sur l' autre . La face large et ronde me regarda . Une voix douce et profonde me dit calmement : Des bougnoules , là_dedans , hein ? Tirez ça au clair pour moi , mon p' tit vieux ! On n' y voyait goutte et c' était silencieux ; d' en haut nous parvenaient de vagues sons humains , mais nous étions seuls dans l' escalier . L' énorme personnage me fixa d' un air solennel tout en continuant à me triturer l' épaule . Un moricaud ! dit _il . Je viens de le foutre dehors ! Vous m' avez vu faire ? Il lâcha mon épaule ; l' os n' avait pas l' air cassé mais mon bras était engourdi . C' est le genre de l' établissement , dis _je en me frottant l' épaule . À quoi vous attendiez _vous ? Ne dites pas ça ! fit King_Kong d' une voix qui ressemblait au ronronnement d' une demi_douzaine de tigres après déjeuner , Velma travaillait ici dans le temps . La petite Velma … Il chercha de nouveau à m' empoigner l' épaule . Je tentai d' esquiver mais il était plus rapide qu' un chat . Ses doigts de fer recommencèrent à me pétrir les muscles . Ouais , dit _il . La petite Velma ! Ça fait huit ans que je ne l' ai pas vue . Vous dites que c' est une boîte de nègres , cette baraque ? J' émis un croassement affirmatif . Il m' éleva encore de deux marches . D' une violente torsion , je réussis à me dégager et cherchai à me donner de l' air . Je n' avais pas de revolver sur moi : la chose ne m' avait pas semblé indispensable pour rechercher Dimitri Aleidis . Je doutais d' ailleurs que cela pût être utile , le géant me l' eût probablement enlevé pour l' avaler . Vous n' avez qu' à monter voir ! dis _je en m' efforçant de ne pas laisser percer de gémissements dans ma voix . Il me relâcha , puis il me regarda avec une sorte de tristesse dans ses yeux gris . J' suis un peu parti ! fit _il . Je ne conseille à personne de me contrarier . Montons tous les deux ! On pourra p' t' être s' en j' ter un ! On ne vous servira pas . Je vous ai dit que c' était une boîte de nègres ! Ça fait huit ans que je n' ai pas vu Velma ! dit _il de sa voix profonde et triste . Huit longues années ; depuis que je lui ai dit au revoir . Ça en fait six qu' elle ne m' a pas écrit ! Mais elle trouvera bien une excuse ! Elle travaillait ici . Mignonne comme tout , elle était … Allons … Montons là_haut tous les deux , hein ? C' est bon ! braillai _je . Je monte avec vous ! Mais cessez de me porter ! Laissez _moi marcher ! Je me sens très bien , je suis adulte , je vais seul au petit endroit et je fais un tas de choses tout seul ! Ne me portez plus , c' est tout ce que je vous demande . La petite Velma travaillait ici , dans le temps , dit _il avec douceur . Il ne m' écoutait pas . Nous montâmes l' escalier . Il me laissait marcher ; mon épaule me faisait mal , ma nuque était moite . CHAPITRE II Deux autres portes battantes séparaient l' escalier de ce qui pouvait se trouver derrière . Le colosse les poussa d' un léger coup de pouce et entra . Nous nous trouvâmes dans une pièce longue et très étroite . L' endroit n' était ni très propre , ni très clair , ni très gai . Dans un coin sous un cône de lumière qui éclairait une table à dés bordée d' une galerie , un groupe de nègres chantonnait et bavardait . Contre le mur de droite il y avait un bar ; hommes et femmes , tous les clients étaient noirs . La mélopée se tut brusquement autour de la table et la lumière qui l' éclairait s' éteignit d' un seul coup . Le silence se fit soudain , silence lourd comme une péniche chargée à ras bord . Des yeux nous regardèrent , des yeux sertis dans des faces allant du gris au noir foncé . Des têtes se tournèrent lentement , révélant des yeux fixes , luisants , dans un silence écrasant , chargé d' hostilité raciale . Un grand nègre au cou épais était accoudé au bar ; les manches de sa chemise étaient retenues par des élastiques roses , et des bretelles roses et blanches se croisaient sur son large dos . Il sentait son videur d' une lieue ; son pied gauche , appuyé sur le rebord du bar , se posa doucement à terre . Il se retourna sans se presser et nous contempla ; puis il écarta doucement les jambes tout en promenant une grosse langue rose sur ses lèvres . Son visage meurtri semblait avoir été pilonné par tout ce qu' on veut , hormis une benne de Marie_Salope ou un camion de cinq tonnes . Il était couvert de cicatrices , d' égratignures , tout aplati , tuméfié . C' était un visage qui n' avait plus rien à craindre ; tout ce qu' on peut imaginer avait dû lui arriver . Ses cheveux crépus et noirs grisonnaient à peine ; une de ses oreilles avait perdu son lobe . L' homme était lourd et large ; ses fortes jambes étaient un peu arquées , chose rare chez les noirs . Il remua encore sa langue , sourit , et se mit en mouvement . Il s' avança vers nous , les muscles lâches , légèrement ramassé . King_Kong l' attendait en silence . Le nègre aux bretelles roses posa sur la poitrine de l' hercule une main brune et massive qui , malgré sa grande taille , ne parut là_dessus pas plus grosse qu' un bouton de col . Le monument ne bougea pas . Le nègre sourit gentiment . Pas de blancs ici , mon vieux ! Juste pour les gens d' couleur ! Regrette ! Le colosse fit le tour de la pièce de ses petits yeux gris et tristes ; il rougit un peu . Une boîte de fumés ! soupira _t _il avec humeur . Puis haussant la voix : Où est Velma ? demanda _t _il au videur . Le nègre retint une envie de rire . Il considérait la mise du géant , sa chemise brune , sa cravate jaune , son gros veston de sport gris et les balles de golf . Il tourna délicatement sa grosse tête afin_de l' examiner sur toutes les coutures . Il regarda les chaussures en crocodile et émit un gloussement sonore ; il semblait amusé . Je le plaignis un peu . Il reprit doucement : Velma , vous dites ? Y a pas de Velma ici , mon vieux ! Ni de gnôle , ni de filles , rien du tout ! Y a qu' la porte pour vous aut' blancs ! Chassez … voilà ! Velma travaillait ici ! reprit King_Kong d' un air rêveur , comme s' il eût été seul dans les bois en train de cueillir des pervenches . Je sortis mon mouchoir et m' épongeai de nouveau la nuque . Soudain le nègre se mit à rire . Pour sûr ! dit _il en jetant un coup d' oeil à son auditoire , Velma travaillait ici ! Mais Velma travaille plus ! Partie ha ! ha ! Ôte ta sale patte de ma chemise ! fit le colosse . Le nègre fronça les sourcils . Il n' était pas habitué à ce qu' on lui parlât sur ce ton . Il enleva sa main de la chemise et en fit un poing de la taille et de la couleur d' une grosse aubergine . Il avait son emploi , sa réputation de costaud et l' estime de son public à soutenir . Il se retint l' espace d' une seconde à considérer la chose et commit une erreur . Il lança son poing en crochet court et sec avec une brusque détente du coude en avant , et frappa le colosse sur le côté de la mâchoire . Un léger soupir s' échappa de toutes les poitrines . C' était une bonne pêche . L' épaule effacée , tout le poids du corps derrière elle , un coup dans le genre enclume … et l' homme qui l' avait envoyé avait de l' entraînement . La tête du géant ne bougea même pas de trois centimètres ; il n' essaya pas de parer le coup , il encaissa , se secoua légèrement , se racla tranquillement la gorge et saisit le nègre par le cou . L' autre essaya de lui donner un coup de genou dans l' aine . Le géant le fit tournoyer en l' air , écartant ses pieds aux chaussures clinquantes qui glissaient sur le linoléum . Il fit basculer le nègre en arrière et changea sa main de place pour le prendre par la ceinture ; la ceinture cassa comme une ficelle de boucher ; King_Kong posa son énorme main sous l' épine dorsale du nègre et le souleva . D' un seul coup il le projeta à travers la pièce , tournoyant , chancelant , battant l' air de ses bras . Trois des joueurs s' écartèrent d' un bond . Le videur entraîna une table dans sa chute et alla frapper la plinthe si violemment qu' on dût l' entendre de Detroit . Ses jambes eurent un soubresaut , puis il ne bougea plus . Il y a des types qui choisissent mal leur moment de jouer les durs … , dit l' hercule . Venez ! ajouta _t _il en se tournant de mon côté . On va s' en jeter un dans le col . Nous allâmes au bar . Les habitués se transformèrent en ombres furtives qui se coulèrent sans bruit à travers la pièce , soit séparément , soit par deux ou trois , et franchirent la porte du haut de l' escalier plus silencieusement que des ombres sur une pelouse . Ils ne laissèrent même pas battre les portes . Nous nous accoudâmes au comptoir . Un whisky sour , dit l' hercule . Et pour vous qu' est_ce_que ce sera ? Whisky sour ! répondis _je . On nous servit deux whiskys sour . Impassible , l' hercule léchait le whisky qui coulait le long de son verre épais en fixant d' un air grave le barman , un nègre mince , en veste blanche , qui avait l' air inquiet et se mouvait comme s' il souffrait des pieds . Tu sais , toi , où est Velma ? Velma , vous dites ? geignit le barman . Non , je l' ai pas vue ces derniers temps . Pas vue par ici . Non , m' sieu ! Depuis quand travailles _tu ici ? Le barman posa sa serviette , plissa le front et comptant sur ses doigts : Voyons voir … peu près dix mois , j' ai idée … ou p' t' et' bien un an … ou p' têt' … Décide _toi , dit King_Kong . Le barman fit de gros yeux ; sa pomme d' Adam gigotait comme un poulet sans tête . Depuis quand cette étable à cochons est _elle une boîte à nègres ? demanda le géant avec brusquerie . Qui ? Quoi ? Le géant serra un poing dans lequel son whisky sour fut presque complètement escamoté . Cinq ans , au moins ! … répondis _je . Ce gars _là ne peut rien savoir d' une blanche nommée Velma . Personne ici ne saura rien sur elle . Il me regarda comme si je venais juste d' éclore . Le whisky sour ne semblait pas avoir amélioré son humeur . J' me demande de quoi j' me mêle ! … fit _il en me regardant . Je souris . D' un large sourire amical . Je suis le type avec qui vous êtes entré , vous vous souvenez ? Il me rendit alors mon sourire , mais sous forme d' une grimace froide et sans expression . Whisky sour , dit _il au barman . Et magne _toi ou j' te vas secouer les puces ! Le barman s' affaira tout en roulant des yeux blancs . Je m' appuyai le dos au bar et inspectai la pièce . À part le colosse , le barman et moi_même , sans compter le videur aplati contre le mur , elle était maintenant déserte . Le videur remuait ; il remuait lentement comme si le moindre mouvement lui eût été extrêmement pénible et douloureux . Il rampait doucement le long de la plinthe comme une mouche avec une aile en moins . Il se traînait derrière les tables , épuisé , vieilli , foutu . Je le regardai bouger . Le barman nous servit deux nouveaux whiskys . Je me retournai vers le bar . Le géant lança un vague coup d' oeil vers la forme rampante , puis s' en désintéressa . Il ne reste plus rien de l' ancienne boîte , déplora _t _il . Il y avait une petite scène , un jazz et de gentilles petites chambres où on pouvait rigoler . Velma poussait la chansonnette . Rousse , elle était … et jolie comme un coeur . On était sur le point de se marier quand y a eu ce coup monté contre moi . Je bus mon deuxième sour . Je commençais à en avoir assez de cette aventure . Quel coup monté ? Où croyez _vous qu' j' étais , pendant ces huit ans dont je vous ai parlé ? À la chasse aux papillons ? Il se frappa la poitrine d' un index gros comme une banane . En cabane ! Je m' appelle Malloy . On m' appelle Moose Malloy à cause de mon coffre1 . C' est à la suite de l' affaire de la banque de Great Bend , 40 sacs … Fait le coup tout seul . C' est pas quéqu' chose ? Et maintenant vous allez les dépenser ? Il me transperça du regard . Il y avait du bruit derrière nous . Le videur était maintenant debout , chancelant légèrement . Sa main était posée sur le bouton de la porte sombre derrière la table à jeux . Il réussit à l' ouvrir et faillit tomber de l' autre côté . Le battant se referma avec fracas , une clef tourna dans la serrure . Où ça mène ? s' enquit Moose Malloy . Les yeux du barman devinrent vagues et eurent du mal à se fixer sur la porte que l' autre avait franchie en trébuchant . C' est … c' est … bureau m' sieu Montgomery . C' est lui l' patron … c' est son bureau là , derrière . Il sait p' têt' quéqu' chose , lui ? fit le colosse en vidant son verre d' un trait . Il fera bien d' pas chercher à jouer les petits dessalés … Remettez _nous ça ! Il traversa la pièce lentement , d' un pas léger , parfaitement désinvolte . Son énorme dos cachait la porte ; elle était fermée à clef . D' une secousse , il fit péter le chambranle , puis il entra , tirant ce qui restait de la porte derrière lui . Il y eut un silence . Je regardai le barman et le barman me regarda ; son regard devint songeur . Il essuya le comptoir , soupira et se pencha en abaissant le bras droit . J' allongeai la main au_dessus du bar et lui empoignai le bras , un bras mince et fragile . Je le tins et lui fis un sourire . Qu' est_ce_que t' as là_dessous , p' tit vieux ? Il passa la langue sur ses lèvres et s' appuya sur moi sans rien dire ; sa figure luisante prit une teinte grisâtre . Il n' est pas commode , le frère ! dis _je . Et il pourrait devenir méchant , surtout avec un verre dans le nez … Il cherche une femme qu' il a connue autrefois … Cet endroit était une boîte de blancs . Tu saisis ? Le barman se lécha les lèvres . Il a été longtemps absent , continuai _je , huit ans . Y s' doute pas qu' c' est long , huit ans … Et pourtant , ça a dû lui paraître une éternité . Il s' imagine que les gens d' ici savent où est son amie . Tu saisis ? Le barman répondit lentement : Je croyais que vous étiez avec lui … Pas de mon plein gré . Il m' a demandé quelque chose en bas , après quoi il m' a traîné jusqu' ici . Je ne l' avais jamais tant vu . Mais je n' avais pas envie d' aller valdinguer sur les toits ! Qu' est_ce_que t' as là_dessous ? Un fusil aux canons sciés . Tzz … Tzz … C' est défendu , ça , mon petit bonhomme , dis _je à voix basse . Écoute … Marchons la main dans la main … As _tu aut' chose ? Oui , un feu , dans une boîte à cigares , dit le barman . Lâchez mon bras . Très bien . Maintenant , pousse _toi un peu . Doucement … Là … de côté . C' est pas l' moment de sortir ton arsenal . Que vous dites ! , fit _il sceptique , en pesant sur mon bras de tout son corps fatigué . Que vous … Il se tut , roula des yeux et redressa la tête d' un geste saccadé . Il y eut un bruit mat et sourd derrière la porte du fond , au_delà de la table à jeux . On eût dit le claquement d' une porte , mais je n' en crus rien et le barman non plus . Il frissonnait ; il bavait . Je tendis l' oreille : pas d' autre son . Je gagnai rapidement le bout du comptoir . J' avais écouté un peu trop longtemps . La porte du fond s' ouvrit et alla frapper le mur . D' un pas uni , rapide et lourd , Malloy entra puis s' arrêta net , les pieds rivés au sol , un large et pâle sourire sur son visage . Le Colt de l' armée qu' il tenait à la main semblait un joujou . J' conseille à personne de faire le zigoto ! dit _il d' un ton badin . Les pattes sur le bar ! Et plus vite que ça ! Le barman et moi posâmes nos mains sur le comptoir . Moose Malloy jeta un coup d' oeil en enfilade . Son sourire était tendu , figé . Il déplaça enfin ses pieds et s' avança silencieusement . C' était bien le genre de type à faire une banque à lui tout seul , même dans cet accoutrement . Il s' approcha du bar . En l' air , le nègre , fit _il doucement . Le barman leva les mains aussi haut qu' il le put . Le géant s' approcha derrière moi et de sa main gauche me palpa soigneusement . Je sentais son haleine chaude sur mon cou . Puis il s' écarta . M Montgomery ne savait pas non plus où est Velma . Il a essayé de me l' expliquer avec ça , dit _il en caressant le revolver de sa main dure . Je me tournai vers lui et le regardai . Ouais , frangin ! fit _il . Vous me reconnaîtrez . Vous n' êtes pas prêt de m' oublier . Dites seulement à ces caves de ne pas faire les zouaves , c' est pas sain . Alors salut , bande de pédés ! fit _il en agitant son Colt . J' ai un tramway à prendre . Il se dirigea vers le palier . Vous n' avez pas payé les consommations , lui dis _je . Il s' arrêta et me regarda avec attention : Y a p' têt' du vrai dans ce que vous dites … mais à vot' place , j' insisterais pas . Il repartit , se glissa dans les doubles _portes et ses pas résonnèrent un long moment dans l' escalier . Le barman se baissa . Je bondis derrière le bar et l' écartai en le bousculant . Une carabine cachée dans une serviette était posée sur une étagère , sous le comptoir ; à côté , il y avait une boîte à cigares dans laquelle je vis un automatique 38 . Je m' emparai des deux engins tandis_que le barman s' aplatissait derrière le bar , contre la rangée de verres . Je fis le tour du comptoir et , traversant la pièce , passai derrière la table à jeux pour m' approcher de la porte béante . De l' autre côté , il y avait un couloir très sombre , tournant à angle aigu . Le videur gisait étendu sur le sol , un couteau à la main , sans connaissance . Je me penchai sur lui , retirai le couteau et le lançai dans l' escalier de service . Le nègre ronflait et sa main était toute molle . L' ayant enjambé , j' ouvris une porte sur laquelle le mot Bureau se détachait en lettres noires écaillées . Je vis , contre une fenêtre en partie condamnée , un petit bureau aux bords éraflés et , sur une chaise , le torse d' un homme , droit comme un I . Le dossier assez haut lui arrivait sous la nuque ; la tête était renversée en arrière de telle façon que le nez pointait vers la fenêtre murée . On eût dit qu' elle était à charnière . À droite de l' individu , un tiroir du bureau était ouvert ; il contenait un journal ; une tache d' huile maculait le milieu de la page . Le revolver devait provenir de là . L' idée avait dû paraître bonne au premier abord , mais la position de la tête de M Montgomery prouvait qu' elle n' avait pas été heureuse . Il y avait un téléphone sur le bureau . Je posai la carabine et fermai la porte avant d' appeler la police . Je me sentis plus en sécurité et M Montgomery n' eut pas l' air de s' en formaliser . Quand les gars de la patrouille volante cavalcadèrent dans l' escalier , le videur et le barman avaient disparu et j' étais seul dans la place . CHAPITRE III L' affaire fut confiée à un nommé Nulty , un vieux grincheux au menton pointu . Pendant presque toute la conversation , il garda ses longues mains jaunes croisées sur ses genoux . C' était un lieutenant détective attaché à la section de la 77e rue . Notre entretien eut lieu dans une petite pièce meublée seulement de deux bureaux qui se faisaient face et entre lesquels on pouvait circuler , mais un seul à la fois . Un linoléum d' un brun sale couvrait le plancher et l' atmosphère était empestée par l' odeur de vieux bouts de cigares . La chemise de Nulty était élimée , et le bord des manches de son veston était rentré pour en cacher l' usure . Il semblait assez pauvre pour être honnête , mais ne paraissait pas de taille à se mesurer avec Moose Malloy . Il alluma un bout de cigare et , jetant son allumette sur le sol où elle se retrouva en société , il me dit d' une voix pleine d' amertume : Des nègres ! Encore des nègres ! Voilà tout ce qu' on trouve à me confier après dix_huit ans de service dans le secteur . Il n' y aura ni photos ni comptes rendus , pas même quatre lignes à la page des petites annonces . Je ne dis rien . Il reprit ma carte , la relut puis la rejeta . Philip Marlowe détective privé . Je vois ce que c' est ! Bon Dieu vous me paraissez pourtant assez dégourdi ! Et que faisiez _vous pendant tout ce temps _là ? Quand ça ? Pendant que Malloy tordait le cou du ricaud ? Oh ! ça se passait dans une autre pièce , dis _je . Malloy ne m' avait pas annoncé qu' il allait tordre le cou de quelqu’un . Foutez _vous de moi , dit amèrement Nulty . Allez _y , foutez _vous de moi , tout le monde le fait ! Qu' importe un de plus ou de moins ? Pauvre vieux Nulty ! On va le charrier un peu . Toujours bon pour cinq minutes de rigolade , ce vieux Nulty ! Je ne me fous de personne , dis _je ; l' affaire s' est passée dans une autre pièce . Oui , bien sûr , dit Nulty à travers un nuage d' âcre fumée de cigare , je suis allé sur place et j' ai des yeux . Vous ne trimbalez donc pas de pétard ? Pas pour un boulot de ce genre . Quel genre ? Je recherchais un coiffeur qui avait plaqué sa femme . Elle croyait que je pourrais le persuader de revenir au bercail . Un noir ? Non , un Grec . OK ! dit Nulty en crachant dans sa corbeille à papiers . OK ! Comment avez _vous fait la connaissance du colosse ? Je vous l' ai déjà dit : j' étais là par hasard . Il venait de mettre un nègre à la porte du Florian et j' ai un peu inconsidérément voulu jeter un coup d' oeil , histoire de voir ce qui se passait ; du coup , il m' a emmené en haut . Il vous a menacé de son revolver ? Non , il n' en avait pas encore ; du moins il ne l' avait pas montré ; il a dû probablement le prendre à Montgomery . Il m' a simplement ramassé ; j' ai comme ça des touches de temps en temps . Possible , dit Nulty . En tout cas , vous m' avez l' air de vous faire ramasser plus souvent qu' à votre tour . C' est bon , inutile de discuter ! J' ai vu le type et vous pas ! Il pourrait nous porter tous les deux comme breloques à sa chaîne de montre . Jusqu' à ce qu' il s' en aille , j' ignorais qu' il avait tué quelqu’un . J' ai bien entendu un coup de feu , mais je me suis dit qu' un des types avait dû avoir la frousse et avait tiré sur Malloy , et qu' ensuite Malloy s' était emparé du revolver . Et qu' est _ce qui vous a fait penser ça ? demanda Nulty d' un ton presque suave . Quand il a dévalisé la banque , il ne s' est pas gêné pour se servir d' un revolver , il me semble ! Accoutré comme il l' était , il n' est pas allé là_bas dans l' intention de tuer . Il se serait habillé autrement . Il y est allé pour chercher cette femme , cette dénommée Velma qui avait été son amie avant qu' il aille en taule pour l' affaire de la banque . Elle travaillait au Florian . C' est là qu' il a été pincé , d' ailleurs . Vous n' aurez pas de mal à le retrouver . Oui , je le retrouverai … quand les poules auront des dents . Il jeta son cigare dans le crachoir . Cherchez la femme … cette Velma , dis _je . Malloy veut absolument la retrouver . C' est le départ de toute l' histoire . Essayez toujours … la petite Velma … Pourquoi n' essayez _vous pas vous_même ? dit Nulty . Ça fait plus de vingt ans que je n' ai pas mis les pieds dans un claque . Je me levai . OK , dis _je , et je me dirigeai vers la porte . Eh ! une seconde ! fit Nulty . Je plaisantais . Vous n' êtes pas tellement occupé , si ? Je le regardai tout en tripotant une cigarette , sans bouger de la porte . J' veux dire , vous pourriez peut_être fouiner un peu dans les parages , voir s' il n' y aurait pas moyen de repérer la bonne femme . Qu' est_ce_que ça me rapportera ? Il tendit dans un geste d' impuissance ses mains à la peau jaunie . Son sourire qu' il croyait rusé était cousu de fil blanc . Vous avez déjà eu maille à partir avec nous . Ne dites pas non . Je suis au courant . La prochaine fois , vous ne serez pas fâché d' avoir un ami dans la maison . Ça me fera une belle jambe . Écoutez , insista Nulty , personnellement je ne fais pas beaucoup parler de moi . Mais il suffit d' appartenir à la maison pour être à même de vous rendre service , je vous assure . C' est pour vos beaux yeux , ou bien est_ce_qu' il y a un peu de galette avec ? Nib de galette ! fit Nulty en fronçant son nez chagrin d' un air dégoûté . Mais j' ai salement besoin de remonter mes actions dans le bâtiment . Depuis le dernier chambardement , ça devient duraille dans la boîte . Je vous prie de croire que je ne l' oublierais pas , mon vieux . Jamais . Je regardai ma montre : C' est bon ; s' il me vient une idée , je vous la réserve . Et quand vous aurez mis la main sur votre zèbre , je viendrai l' identifier . Après le déjeuner . Nous échangeâmes une poignée de main , après quoi je longeai le corridor crasseux , descendis l' escalier et montai dans ma voiture qui m' attendait devant le building . Deux heures s' étaient écoulées depuis que Moose Malloy avait quitté le Florian , le Colt de l' armée à la main . Je déjeunai dans un drugstore , fis l' acquisition d' une bouteille de Bourbon et pris la direction de Central Avenue . Le soupçon que j' avais était aussi vague que la buée de chaleur qui montait du trottoir . Rien ne m' attirait dans cette affaire , si ce n' est la curiosité . Mais à vrai dire , je ne faisais rien depuis un mois , si bien qu' un travail , même à l' oeil , était le bienvenu . CHAPITRE IV Comme de juste , le Florian était fermé . Un poulet un peu voyant , assis au volant d' une voiture garée devant l' établissement , lisait son journal d' un oeil . Je me demandai pourquoi ils se dérangeaient . Personne ne savait rien de Moose Malloy là_dedans . Le videur et le barman n' avaient pas été retrouvés , et dans tout le bloc , personne ne savait rien sur eux , en tout cas rien qui valût la peine d' être rapporté . Je longeai lentement la maison et garai ma voiture un peu plus loin , derrière le tournant . Je restai un moment assis à contempler un hôtel pour noirs d' où l' on pouvait voir le Florian de biais , un peu au_delà du premier carrefour . Il s' appelait l' Hôtel Sans_Souci . Je descendis , traversai la rue et pénétrai dans le bâtiment . De chaque côté d' un tapis de corde , deux rangées de fauteuils vides se regardaient d' un air rébarbatif . Au fond dans la pénombre , j' aperçus un bureau et derrière ce bureau , je distinguai une tête chauve . L' homme avait les yeux fermés et ses mains souples et brunes étaient paisiblement croisées sur le comptoir devant lui . Il paraissait assoupi . Sa cravate plastron avait dû être nouée aux environs de 1880 . La pierre verte qui l' ornait était un peu moins grosse qu' une pomme . Les fanons flasques de son vaste menton descendaient sur sa cravate en plis harmonieux et ses mains tranquillement jointes étaient propres . Sur le fond rosâtre de ses ongles manucurés , les lunules se détachaient en gris . Près de son coude , une plaque en relief annonçait : Cet hôtel est sous la protection de la Compagnie Securit SA Quand le paisible noiraud ouvrit un oeil pensif , je désignai la plaque : Agent de Securit en tournée de contrôle , dis _je . Pas d' ennuis ? La Compagnie Securit a pour mission de se charger des émetteurs de chèques sans provision , des clients qui déménagent à la cloche de bois ou de ceux qui s' en vont en laissant derrière eux leurs notes impayées et des valises d' occasion bourrées de briques . Mon fils , répondit l' employé d' une voix claironnante , pour ce qui est des ennuis , on vient jus' d' en sortir . Il baissa la voix de deux ou trois octaves et ajouta : Comment vous avez dit vous appeler ? Marlowe , Philip Marlowe . Joli nom , mon fils . Net et engageant . Vous avez l' air sympathique . Sa voix dégringola de nouveau la gamme : Mais vous n' êtes pas agent de Securit , mon fils . N' en est pas passé depuis des années . Il décroisa ses mains et pointa vers la plaque d' un doigt languissant . Je l' ai achetée aux puces , mon fils . Ça fait bien . C' est bon , dis _je . M' appuyant au comptoir de bois , je fis tourner une pièce d' un demi_dollar sur le bois écaillé . Entendu parler de ce qui s' est passé au Florian , ce matin ? J' ai pas de mémoire , mon fils ! Ses yeux étaient maintenant ouverts et observaient le miroitement de la pièce qui tournoyait toujours . Le patron s' est fait nettoyer … dis _je . Un nommé Montgomery . Quelqu’un lui a tordu le cou . Que le Seigneur ait pitié de son âme ! La voix redégringola : Flic ? Privé . Affaire confidentielle . Et je sais reconnaître un homme qui sait tenir sa langue , quand j' en vois un . Il m' examina , ferma les yeux et réfléchit ; puis , les rouvrit avec précaution , il contempla la pièce qui tournoyait . C' était plus fort que lui . Qui a fait le coup ? demanda _t _il à mi_voix . Qui a liquidé Sam ? Un mauvais coucheur qui sortait de cabane et qui s' est foutu en rogne parce_que c' était devenu une boîte nègre . C' était blanc dans le temps , à ce qu' il paraît . Vous vous rappelez , peut_être ? Il ne répondit rien . La pièce s' affaissa avec un léger ronronnement métallique , et s' immobilisa . Annoncez la couleur , dis _je . Je vous lis un verset de la Bible ou je vous offre un verre . Qu' est_ce_que ça sera ? Je préfère comme qui dirait lire ma Bible au sein de ma famille , mon fils . Ses yeux luisaient , un peu comme ceux d' un crapaud , sans jamais ciller . Peut_être sortez _vous de déjeuner ? suggérai _je . Le déjeuner , mon fils , est une chose qu' un homme de ma carrure et de mon tempérament voudrait pouvoir faire sans . La voix sauta encore trois ou quatre touches . Venez donc de ce côté _ci du comptoir . Je fis le tour et , tirant de ma poche une flasque rempli de Bourbon , je le posai sur la tablette . Puis je regagnai le devant du comptoir . Il se pencha , examina le flacon et parut satisfait . Ça ne vous rapportera rien du tout . Mais tel que vous me voyez , j' en dégusterais volontiers une rincette en votre compagnie . Il ouvrit le flacon , posa deux petits verres sur le comptoir et , calmement , les remplit à ras bord . Il en leva un , le huma avec précaution et se l' expédia dans le gosier , le petit doigt en l' air . Il dégusta , jaugea , opina et dit : Ça sort de la bonne bouteille , mon fils . Et en quoi , je vous prie , pourrais _je vous être utile ? Il n' y a pas un pavé dans le quartier que je ne connaisse pas par son petit nom . Foi de connaisseur , mon fils , vous avez là de la gnôle qui sait se tenir en société . Là_dessus , il remplit son verre . Je lui racontai ce qui s' était passé au Florian et lui expliquai la cause de la bagarre . Il me fixa gravement et , branlant sa tête chauve : Un établissement pourtant bien convenable qu' il avait là , Sam . Bientôt un mois que personne ne s' était fait crever chez lui . Quand le Florian était une boîte pour blancs , il y a de ça six ou huit ans , peut_être moins , comment ça s' appelait ? Les enseignes lumineuses , ça se paie à notre époque . Je fis un signe d' assentiment : Je me disais qu' ils avaient peut_être gardé le même nom . Malloy aurait probablement fait une réflexion s' ils l' avaient changé . Qui était le patron , dans ce temps _là ? Alors là , vous m' en bouchez une surface , mon fils . Ce pauvre pêcheur s' appelait Florian , Mike Florian . Et qu' est devenu Mike Florian ? Ses gracieuses mains brunes eurent un geste d' impuissance . D' une voix sonore et lugubre , il répondit : Décédé , mon fils . Retourné à Jésus . En 1934 , 35 , peut_être bien . Je ne me souviens plus au juste . Une vie dissolue , mon fils , et une cirrhose carabinée , à ce qu' on m' a dit . L' impie s' effondre comme un taureau écorné , mais la miséricorde divine l' attend là_haut . Sa voix redescendit à son niveau ordinaire : Je me demande bien pourquoi , sacré nom de Dieu ! ajouta _t _il . Qui a _t _il laissé derrière lui ? Il a laissé une veuve . Elle s' appelle Jessie . Qu' est _elle devenue ? Le savoir , mon fils , s' acquiert grâce à une curiosité inlassable . Pas au courant . Consultez l' annuaire . Dans un coin sombre du vestibule il y avait une cabine téléphonique . J' y pénétrai et poussai la porte juste assez pour faire jouer le déclic de la lumière . Je cherchai le nom dans l' annuaire délabré retenu par une chaîne . Pas le moindre Florian . Je revins au bureau . Ballon , fis _je . Le nègre s' inclina à regret et hissa sur le bureau un énorme Bottin qu' il poussa vers moi . Après quoi il ferma les yeux . Tout cela commençait à l' assommer . Il y avait bien une Madame Vve Jessie Florian dans le livre . Elle habitait au 1644 W 54e Place . Je me demandai où j' avais récolté ma réputation d' intelligence . CHAPITRE V Le 1644 W 54e Place était une maison de pierres rousses et calcinées qu' entourait une pelouse rousse non moins calcinée . Un palmier rébarbatif se dressait au milieu d' un large espace dénudé . Sur le perron , un fauteuil à bascule traînait sa solitude , et la brise vespérale tambourinait sur le mur de stuc craquelé avec les baguettes d' un rosier à l' abandon . Sur le flanc de la maison , du linge jaunâtre , mal lavé , s' agitait sur un fil rouillé . Je poussai un demi_bloc plus loin , garai ma voiture de l' autre côté de la rue et revins à pied . Comme la sonnette ne marchait pas , je frappai sur le montant de l' écran grillagé . Des pas traînants s' approchèrent et la porte s' ouvrit . Et je me trouvai nez _à _nez , dans la pénombre , avec une grosse souillon en train de se moucher . Elle avait le teint brouillé et le visage soufflé . Ses cheveux broussailleux étaient d' une teinte vague , queue de boeuf ; trop ternes pour être roux , trop sales pour être gris . Son corps épais était empaqueté dans une espèce de robe de chambre de flanelle dont la couleur et la forme n' étaient plus que l' ombre d' un souvenir : un machin à se mettre sur le dos . Ses larges orteils s' étalaient de façon flagrante dans des pantoufles d' homme en cuir brun avachi . Madame Florian ? demandai _je . Madame Jessie Florian ? Hun , hun ! … répondit _elle en guise d' affirmation . Sa voix s' extirpait des profondeurs de son gosier avec autant de peine qu' un malade de son lit . Vous êtes bien madame Florian dont le mari , Mike Florian , tenait autrefois un cabaret dans Central Avenue ? D' une pichenette , elle rejeta une mèche de cheveux derrière son oreille . Ses yeux brillèrent de surprise . D' une voix pâteuse , éraillée , elle répondit : Com … comment ? Jésus , Marie , Joseph ! Ça fait cinq ans que Mike n' est plus de ce monde ! Comment c' est votre nom , déjà ? La porte grillagée restait toujours verrouillée . Je suis détective , dis _je . Je voudrais quelques renseignements . Elle resta à me dévisager pendant une minute interminable , puis , avec effort , elle poussa le loquet de la porte et fit demi_tour . Entrez , dans ce cas . Puis elle geignit : J' ai pas encore eu le temps de me débarbouiller . Les flics , hein ? Je franchis la porte et remis le verrou . À gauche en entrant , un magnifique poste de radio bourdonnait vaguement dans un coin . C' était le seul meuble potable de la pièce . Il avait l' air flambant neuf . Tout le reste n' était que bric_à_brac - vieux fauteuils Louis_Philippe crasseux . Je reconnus le frère du fauteuil à bascule que j' avais vu sur le perron ; un portique ouvrait sur une salle à manger où se dressait une table maculée … la porte battante donnait dans la cuisine souillée d' empreintes de doigts … deux ou trois lampes démodées , couronnées d' abat_jour qui avaient dû être tapageurs mais qui maintenant étaient à peu près aussi gais que d' anciennes putains à la retraite . La femme s' assit dans le fauteuil à bascule , se débarrassa de ses pantoufles d' un coup de pied et me considéra . Je jetai un coup d' oeil sur la radio ; après quoi je m' assis au bout du divan . Elle m' avait vu regarder le poste et une lueur de cordialité affectée , faible comme du thé chinois , apparut sur ses traits et dans sa voix : Je n' ai plus que ça pour me tenir compagnie , dit _elle , puis elle eut un petit rire étouffé . Mike n' a pas encore été faire des siennes , des fois ? Je ne reçois pas souvent la visite des flics . Son ricanement était proche parent d' un gloussement d' alcoolique . En me carrant en arrière , je sentis sous mon séant quelque chose de dur que je ramenai à la lumière ; c' était un litre de gin vide . Nouveau gloussement . Je blaguais , dit _elle . Mais sacré nom d' un pétard , j' espère qu' il trouvera assez de blondasses , là où il est ! Il n' en avait jamais son compte ! Je voyais plutôt une rousse , dis _je . Ça lui ferait pas peur non plus . Il me sembla que son regard s' éveillait confusément . Ça ne me dit rien . Quel genre de rousse ? Une nommée Velma . Je connais pas son nom de famille , mais de toute façon , il serait faux . Ses parents m' ont chargé de la rechercher . Votre cabaret de Central est devenu une boîte pour nègres , malgré qu' il n' ait pas changé de nom , alors naturellement , les gens là_bas ne la connaissent pas . Ce qui fait que j' ai pensé à venir vous trouver . Ils y ont mis le temps à s' occuper d' elle , ses parents … à se mettre à la rechercher , ajouta _t _elle pensivement . C' est au sujet d' un petit héritage . Pas grand' chose . Je suppose qu' ils ont besoin d' elle pour le toucher . L' argent aiguise la mémoire . La gnôle aussi , repartit la femme . Trouvez pas qu' il fait chaud aujourd’hui . C' est vrai que vous êtes flic , à ce que vous m' avez dit ? Yeux sournois , visage tendu , figé . Dans les pantoufles d' homme , les pieds étaient immobiles . Levant le cadavre , je le secouai et je le balançai de côté . Puis , cherchant sur ma hanche le flacon de bourbon premier choix que le portier nègre et moi avions à peine entamé , je le tins bien en évidence sur mon genou . Les yeux de la femme se figèrent en une expression incrédule . Et brusquement , la méfiance s' insinua sur ses traits , à la façon d' un petit chat mais en moins folâtre . Vous n' êtes pas un poulet , dit _elle à mi_voix . Jamais un poulet n' a offert de la camelote de cette qualité _là . Qu' est_ce_que vous mijotez ? De nouveau , elle se moucha , dans un des plus sales mouchoirs que j' eusse jamais vu . Ses yeux restaient rivés sur la bouteille . La méfiance luttait contre la soif et la soif l' emportait , comme toujours . Cette Velma dont je parlais faisait un numéro ; elle était chanteuse . Vous ne la connaîtriez pas , par hasard ? J' imagine que vous ne deviez pas aller souvent là_bas ? Yeux couleur d' algues , toujours sur la bouteille . Langue sale lovée sur les lèvres . Soupir : Ah , mes enfants ! Ça c' est de la gnôle ! Qui que vous soyez , je m' en fous ! Maniez _la avec précaution , jeune homme ! C' est pas le moment d' en foutre par terre . Elle se leva et sortit de la pièce en se dandinant comme un canard . Quand elle réapparut , elle tenait à la main deux verres épais , d' une propreté douteuse . Pas de fantaisie . Nature , comme vous l' avez amené . Je lui en versai une rasade qui m' aurait fait pousser des ailes . Elle s' en saisit avidement , l' avala comme un cachet d' aspirine et contempla la bouteille . Je remplis de nouveau son verre et m' en servis un plus modeste . Elle emporta le sien jusqu' au fauteuil à bascule ; ses yeux avaient déjà foncé de deux tons . Jeune homme , cette camelote _là , moi , je l' étouffe sans douleur , dit _elle en s' asseyant . Elle ne sait pas ce qui lui arrive . De quoi qu' on parlait déjà ? D' une rousse du nom de Velma , qui travaillait dans votre cabaret de Central avenue , dans le temps . Ouais . Elle nettoya son second verre . Je m' approchai d' elle et je posai le flacon à sa portée , sur le rebord du fauteuil . Elle s' en saisit . Ouais ! Qui c' est que vous êtes , vous disiez ? J' exhibai une carte de visite et la lui tendis . Elle la lut de la langue et des lèvres , la laissa tomber sur une table voisine et mit son verre vide dessus . Ah , ah ! fit _elle . Monsieur fait dans le privé . C' est pas ça que vous m' aviez dit , jeune homme . Elle me menaça du doigt en minaudant . Mais votre gnôle est le meilleur des passeports . Elle me dit que vous êtes un type régul . À la santé de la crapule ! Là_dessus , elle se servit un troisième verre et le fit disparaître . Je m' assis et j' attendis en tripotant machinalement une cigarette . Ou bien elle savait quelque chose , ou bien elle ne savait rien . Si elle savait quelque chose , ou bien elle me le dirait ou bien elle ne me le dirait pas . Ce n' était pas compliqué . Mignonne petite rouquine , dit _elle d' une voix pâteuse . Oui , je me souviens d' elle . De la chansonnette et des claquettes . Elle avait de jolies jambes et elle n' en était pas avare . Partie je ne sais où ; comment voulez _vous que je sache ce que deviennent toutes ces petites sauteuses ? En réalité , je me doutais bien que vous n' en sauriez rien , dis _je , mais il était normal que je vienne vous trouver , madame Florian . Servez _vous donc - je pourrai toujours descendre en rechercher quand nous serons à court . Vous ne buvez pas , dit _elle tout à coup . Je pris mon verre à pleine main et j' absorbai son contenu le plus lentement possible afin_de donner le change . Et ses parents , qu' est_ce_qu' ils fabriquent ? demanda _t _elle brusquement . Quelle importance ? Oh , ça va ! fit _elle avec une moue dégoûtée ; tous pareils , les flics . C' est bon , mon joli ! Un gars qui m' offre à boire , c' est un frère ! Elle attrapa la bouteille et mit le numéro 4 en position . J' devrais pas être là à barjaquer avec vous , mais moi , quand un type me botte , il peut me demander la lune . Elle sirota délicatement . Elle était à peu près aussi gracieuse qu' une lessiveuse : Cramponnez _vous à votre chaise et ne marchez pas sur la queue du chat , dit _elle , il vient de me venir une idée . Elle se leva du fauteuil à bascule , éternua , manqua perdre son peignoir , le rabattit contre son ventre et me considéra avec sérénité . N' cherchez pas à vous rincer l' oeil ! fit _elle et sur ce elle quitta de nouveau la pièce après avoir buté dans le chambranle . Je l' entendis trébucher quelque part au fond de la maison . Les jets desséchés du rosier famélique continuaient leurs tapotements monotones contre le mur de façade . Sur le flanc de la maison , le câble à linge grinçait vaguement sur son clou . Le marchand de glaces passa en faisant tinter sa clochette et dans le coin , le somptueux poste de radio flambant neuf chuchotait des airs de danse et des chants d' amour d' un ton profond , doux et frémissant qui rappelait celui des chanteuses sentimentales . Du fond de la maison me parvint alors une série de bruits aussi variés que retentissants . J' eus l' impression qu' un fauteuil tombait à la renverse , qu' un tiroir de bureau , ouvert trop brusquement , s' écroulait avec fracas , puis il y eut un remue_ménage d' objets que l' on bouscule , de coups sourds , le tout entrecoupé de mots orduriers grommelés entre les dents ; je perçus ensuite le déclic lent d' une serrure suivi du grincement d' un couvercle de malle qu' on soulève ; et le remue_ménage reprit , des objets s' entrechoquaient et un plateau atterrit par terre . Je me levai du divan , me faufilai dans la salle à manger et de là , dans un petit couloir ; j' avançai la tête pour guigner par une porte entrouverte . Elle était là , en train de tituber devant sa malle , harponnant des choses qui se trouvaient dedans , rejetant de temps en temps avec humeur les mèches qui retombaient sur son front . Elle était plus soûle qu' elle ne se l' imaginait . Elle se baissa , en se retenant à la malle , puis elle se laissa tomber sur les genoux , plongea les deux bras dans la malle et commença à farfouiller . Ses mains réapparurent . Elles avaient péché quelque chose qu' elle s' efforçait de retenir entre ses doigts tremblotants : un gros paquet ficelé avec un cordon d' un rose passé . Lentement , gauchement , elle défit le noeud , retira une enveloppe du paquet , après quoi elle se pencha de nouveau et jeta l' enveloppe dans le coin droit de la malle . Ensuite , ses doigts hésitants reficelèrent le paquet . À pas de loup , je revins dans la pièce et me rassis sur le divan . Respirant comme un phoque , la femme réapparut dans le salon et se tint plantée dans l' entrebâillement de la porte , chancelante , le paquet ficelé à la main . Avec un sourire triomphant , elle le lança vers moi et il tomba à mes pieds . Puis , d' un pas mal assuré , elle regagna le fauteuil à bascule , s' assit pesamment et tendit le bras vers la bouteille . Ramassant le paquet , je dénouai le cordon rose . Regardez _les , grogna la femme . C' est des portraits et des photos de journaux . Non que ces traînées aient jamais eu l' occasion d' avoir leurs binettes dans les journaux autrement que par l' identité judiciaire . C' est tous des gens de la boîte . Ce cochon _là ne m' a pas laissé autre chose . Ça … et ses vieilles frusques . Je passai en revue la collection de photos d' artistes dans l' exercice de leurs fonctions . Les hommes aux visages anguleux et chafouins étaient vêtus de leurs costumes de piste et grimés comme des clowns excentriques . Danseurs de claquettes , comiques des plus minables tournées de province . Bien peu d' entre eux auraient jamais l' occasion de s' exhiber ailleurs que dans les bouis_bouis de Main Street . Certains jours , on les voyait paraître dans des numéros de music_hall , au fond de bleds perdus , complètement lessivés , ou bien dans les plus sordides burlesques , se livrant à des exhibitions aussi ordurières que la loi le permet , et de temps en temps , suffisamment répugnantes pour justifier une rafle et un procès scandaleux en correctionnelle ; après quoi , ils retournaient à leur gagne_pain , rigolards , sardoniques , sadiquement heureux de croupir dans leur crasse mentale et de resservir éternellement les mêmes grosses plaisanteries , plus malodorantes que la sueur rance . Les femmes avaient de jolies jambes et exposaient plus d' entrecuisses que n' en autorisait la censure , mais leurs visages étaient aussi dénués de caractère qu' une paire de manchettes de lustrine . Blondes , brunes , avec de grands yeux bovins de paysannes … petits yeux vifs au regard rapace de murène … deux ou trois de ces visages suaient la méchanceté … deux ou trois de ces têtes avaient pu être couronnées de cheveux roux … impossible de le savoir d' après les photos . Je les regardai distraitement , après quoi je refis le paquet . Pourquoi est_ce_que je regarde ça ? Aucune chance que je connaisse quelqu’un , là_dedans . Je vis son oeil sournois me lorgner par_dessus la bouteille que sa main tremblante essayait de dompter . Vous n' cherchez pas Velma ? Elle est là_dedans ? Une expression de grosse malice joua sur son visage et , ne s' y amusant point , s' en alla ailleurs . Sa famille ne vous a donc pas donné de photo d' elle ? Non . Cela la laissa rêveuse . Toute jeune femme a toujours une photo qui traîne quelque part , quand ce ne serait qu' en robe courte avec un ruban dans les cheveux . J' aurais dû en avoir une . V' là que j' me remets à ne plus vous piffer , fit _elle d' une voix presque suave . Je me levai , mon verre à la main , et m' en fus le poser à côté du sien sur la table du fond . Versez _m' en un avant d' étouffer ce qui reste . Elle prit le verre ; quant_à moi , je fis demi_tour , je traversai vivement le portique carré , la salle à manger , le couloir et pénétrai dans la chambre encombrée où trônait la malle ouverte . Une voix cria quelque chose derrière moi . Je me baissai , plongeai la main dans le côté droit de la malle . Je sentis sous mes doigts une enveloppe dont je m' emparai vivement . Quand je réintégrai le living_room , je la trouvai debout , mais elle n' avait fait que deux ou trois pas . Une lueur bizarre perçait dans ses yeux glauques : une lueur de meurtre . Asseyez _vous ! lui aboyai _je sans ménagements . Cette fois _ci vous n' avez pas affaire à un jobard du genre de Moose Malloy . C' était plus ou moins un coup de sonde , mais il ne toucha rien . Ses paupières battirent deux fois , sa lèvre supérieure se retroussa , remontant ses narines et découvrant ses dents sales dans un rictus de fouine . Moose ? Qu' est_ce_qu' il vient faire là_dedans , Moose ? demanda _t _elle en avalant sa salive . Il est en liberté … sorti de prison . En vadrouille avec un Colt de l' armée à la main . Ce matin , dans Central Avenue , il a tué un nègre qui ne voulait pas lui dire où était Velma . Et maintenant il recherche le mouton qui l' a donné il y a huit ans . Une expression de fausse candeur se répandit sur son visage . Elle appuya le goulot de la bouteille contre ses lèvres et but en glougloutant . Un filet de whisky courut le long de son menton . Et c' est lui que les flics recherchent , dit _elle en s' esclaffant . Ahhhh … ces flics ! Charmante vieille dame … l' agréable compagnie . Quel plaisir de la saouler à mes sordides petites fins personnelles . J' étais vraiment quelqu’un de bien . J' étais fier de moi . On a beau en voir de toutes les couleurs dans mon métier , je commençais à être un peu écoeuré . J' ouvris l' enveloppe que je tenais serrée dans ma main et en sortis une photo glacée . La photo ressemblait aux autres et pourtant elle était différente … beaucoup mieux . De la taille à la tête , la femme était déguisée en Pierrot . Sous le chapeau blanc conique surmonté d' un pompon noir , les cheveux mousseux semblaient d' une nuance foncée qui pouvait être rousse . Elle était de profil mais l' oeil visible paraissait rieur . Je ne jurerais pas que c' était une figure ravissante et candide , je ne suis pas assez bon physionomiste ; mais elle était jolie . Les gens avaient dû être gentils pour une frimousse pareille , dans la mesure où on pouvait l' être dans ce milieu . Cependant , elle avait des traits assez communs , genre beauté de série . Vers midi , on en rencontre des douzaines de cette espèce _là autour de n' importe quel drugstore . Au_dessous de la ceinture , on ne voyait plus que des jambes , et de fort jolies jambes , ma foi . Une dédicace s' étalait dans le coin droit : À toi pour toujours , Velma Valento . Je tins la photo à hauteur des yeux de la Florian , hors de portée . Elle bondit , mais rata son coup . Pourquoi la cacher ? demandai _je . Elle ne répondit que par des halètements . Je glissai la photo dans son enveloppe et l' enveloppe dans ma poche . Pourquoi la cacher ? redemandai _je . Qu' est _ce qui la rend différente des autres ? Où est _elle ? Morte . C' était une brave fille , mais elle est morte , poulet ! Caltez ! Dans la maison voisine , un rideau se souleva derrière une fenêtre et un visage anguleux , tendu , se colla contre la vitre . Un visage de vieille femme à cheveux blancs et au nez pointu . Une vieille chouette à l' affût des ragots ; il y en a toujours au moins une par pâté de maisons . Je lui fis un petit signe de la main ; le rideau retomba . Remontant dans ma voiture , je retournai au Commissariat de la 77e rue et grimpai l' escalier conduisant à la petite retraite malodorante qui servait de bureau à Nulty , au premier . CHAPITRE VI On aurait pu croire que Nulty n' avait pas bougé . Il était assis dans son fauteuil dans la même attitude de résignation morose , mais il y avait deux nouveaux bouts de cigares dans son cendrier et par terre , le tas d' allumettes brûlées était un peu plus épais . Je m' assis à l' autre pupitre ; Nulty retourna une photo qui gisait à l' envers sur son buvard et me la tendit . Une bouille de fichier de police , face et profil , avec les empreintes digitales en_dessous . C' était bien Malloy . Sous la clarté aveuglante des projecteurs , il semblait n' avoir pas plus de sourcils qu' un petit pain au lait . C' est bien le gars en question , dis _je en la lui rendant . Nous avons reçu un télégramme du pénitencier de l' État d' Oregon à son sujet , dit Nulty . Il a purgé sa peine . Ça s' annonce mieux . Nous l' avons repéré ; une voiture de la patrouille volante a eu un tuyau d' un conducteur de tram , au terminus de la 7e rue . Paraît qu' il a vu un type de sa carrure et de son allure descendre au carrefour de la 3e rue et d' Alexandria . Ce qu' il va faire , c' est s' introduire dans une de ces grandes maisons vacantes . Il y en a des tas dans ce coin _là . De ces vieilles bâtisses qui sont passées de mode : c' est trop loin du centre maintenant et ça ne se loue plus . Il va forcer une porte et on le cueillera . Et vous , qu' est_ce_que vous avez fait ? Est_ce_qu' il portait un drôle de galure et des balles de golf à son veston ? Nulty fronça les sourcils et ses mains se crispèrent sur ses genoux : Non , un complet bleu … ou marron peut_être . Vous êtes sûr que ce n' est pas un tutu ? Hein ? Ah , je comprends … très drôle ! Vous me ferez signe quand il faudra rigoler . Ce n' était pas notre Moose , dis _je . Jamais il ne prendrait le tramway . Il avait de l' argent . Et rappelez _vous comment il était ficelé . Ce gars _là ne trouve pas de complets de confection à sa taille , il lui faut du sur mesure . C' est bon . Foutez _vous de moi , dit Nulty en se renfrognant . Et vous , qu' est_ce_que vous avez fait ? Ce que vous auriez dû faire . Le Florian portait le même nom quand c' était un coupe_gorge à l' usage des blancs . J' ai parlé à un portier qui connaît le quartier . L' enseigne avait coûté gros , alors les cirages l' ont conservée quand ils ont repris la suite . Le patron s' appelait Mike Floriant . Il est mort il y a quelques années mais sa veuve trotte toujours . Elle habite au 1644 W 54e Place . Jessie Florian . Elle n' est pas dans l' annuaire du téléphone mais je l' ai trouvée dans le Bottin . Alors , qu' est_ce_que vous voulez que je fasse ? demanda Nulty . L' emmener danser ? C' est déjà fait . J' avais pris un demi_litre de bourbon sur moi . C' est une femme charmante , entre deux âges , avec un visage qui ressemble à un baquet de merde , et si elle s' est lavé les cheveux depuis la réélection de Coolidge , j' veux bien bouffer mon pneu de secours et la roue avec . Faites pas le rigolo ! J' ai interrogé Madame Florian à propos de Velma . Peut_être vous rappelez _vous , monsieur Nulty , la nommée Velma , cette rousse que recherchait Moose Malloy ? Je ne vous fatigue pas , au moins , monsieur Nulty ? Qu' est_ce_que vous avez à râler ? Vous ne comprendriez pas . Madame Florian a prétendu ne pas se souvenir de Velma ; elle habite une pauvre bicoque , mais elle possède un poste de radio qui vaut dans les 70 ou 80 dollars . J' attends toujours que vous me disiez en quoi ça devrait me passionner . Madame Florian - Jessie pour les intimes - m' a dit que son mari ne lui avait rien laissé d' autre que ses vieilles frusques et un tas de photos de l' équipe qui travaillait de temps à autre dans sa boîte . Je l' ai apprivoisée au whisky . Et c' est le genre de souris à qui il faut son verre , dut _elle vous étendre à coups de bouteille pour l' avoir . Après le troisième ou le quatrième , elle est allée dans sa modeste chambre à coucher , elle a commencé à tout flanquer en l' air et elle a repêché le paquet de photos du fond d' une vieille malle . Mais moi je la surveillais sans qu' elle s' en doute , et je l' ai vue en sortir une du paquet et la cacher . Alors au bout d' un moment , je me suis faufilé en douce dans la chambre et je l' ai chauffée . Fouillant dans ma poche , j' en tirai la photo de la femme en pierrot et la posai devant lui . Il la prit , l' examina et deux parenthèses se dessinèrent aux coins de ses lèvres . Mignonne , dit _il . Assez mignonne . Je m' en serais bien farci un bout , quand j' étais plus jeune . Ah , ah ! Velma Valento , hein ? Qu' est_ce_qu' elle est devenue , cette mousmé ? Madame Florian prétend qu' elle est morte - ce qui explique mal pourquoi elle dissimulait ce cliché . Ça me l' explique pas du tout , au fait ! Pourquoi l' a _t _elle dissimulé ? Pas pu le lui faire dire . À la fin , quand je lui ai annoncé que Moose avait été relâché , elle a paru éprouver de l' antipathie pour moi . Cela semble impossible , n' est _ce pas ? Continuez , dit Nulty . C' est tout . Je vous ai exposé les faits et fourni les pièces à conviction . Avec ça si vous ne vous débrouillez pas , rien de ce que je pourrais ajouter n' aurait d' utilité . À quoi ça m' avance ? C' est toujours un meurtre de nègre ! Attendez que nous mettions le grappin sur Moose . Bon sang , quoi … ça fait huit ans qu' il n' a pas revu cette femme … à moins qu' elle ne soit allée le voir en prison . D' accord . Mais n' oubliez pas qu' il la recherche et que c' est le genre de type que rien n' arrête . À propos , il a été coffré pour avoir piqué une banque ; autrement dit , il y avait une récompense à la clef . Qui l' a touchée ? Je ne sais pas . Je pourrais me renseigner . Pourquoi ? Il a été donné par quelqu’un . Et il sait peut_être qui . Et s' il le sait , il est probable qu' il s' en occupera . Je me levai : Allons , au revoir et bonne chance . Vous me lâchez ? Je gagnai la porte . Faut que j' aille chez moi prendre un bain , me gargariser et me passer les mains à la pierre ponce ? Vous n' êtes pas malade , au moins ? Non , sale , simplement très très sale . Eh bien , qu' est _ce qui vous presse ? Seyez _vous donc une minute . Il se prélassa dans son fauteuil et passa les pouces dans les entournures de son gilet , ce qui lui donna encore un peu plus l' air d' un poulet mais ne le rendit pas plus impressionnant . Rien ne me presse , rien du tout … mais je ne puis rien faire de plus . Il semble que cette Velma soit morte , si Mme Florian a dit la vérité - et pour l' instant je ne vois pas de raison pour qu' elle m' ait menti . Personnellement , c' est tout ce qui m' intéressait . Ouais ! fit Nulty d' un ton soupçonneux , par principe . De toute façon , vous avez Moose Malloy dans la fouille , tout ficelé et empaqueté , alors … Je vais tout bonnement rentrer chez moi et m' occuper de chercher à gagner mon boeuf . Y s' peut qu' on fasse chou blanc , en ce qui concerne Moose , dit Nulty . Y en a comme ça qui réussissent à passer au travers , de temps en temps . Même quand ils sont voyants . Ses yeux aussi étaient soupçonneux , dans la mesure où on pouvait y lire une expression quelconque . Combien vous a _t _elle refilé ? demanda _t _il . Comment ? Combien la vieille vous a _t _elle refilé pour laisser choir ? Laisser choir quoi ? Ce que vous êtes en train de laisser choir en ce moment . Il retira les pouces de son gilet et les joignit devant lui en souriant . Oh , vous me courez … dis _je en sortant du bureau et le plantant là , bouche bée . J' avais à peine fait deux pas dans le couloir que je revins à la porte , la rouvris doucement et jetai un coup d' oeil à l' intérieur . Il était toujours dans la même position , les pouces joints devant lui , mais il ne souriait plus . Il avait l' air soucieux . Sa bouche était encore ouverte . Il ne bougea ni ne releva les yeux . Je n' aurais pu dire s' il m' avait entendu ou non . Refermant la porte , je m' en allai . CHAPITRE VII Le calendrier de cette année _là était orné d' une mauvaise reproduction en couleurs d' un portrait de Rembrandt par lui_même . L' artiste était coiffé d' un béret écossais d' une propreté douteuse et tenait d' un pouce sale une palette barbouillée . Son pinceau levé dans l' autre main , il avait l' air d' être prêt à travailler , dès le versement du premier acompte . Son visage vieillissant , aux lignes affaissées , reflétait un profond dégoût de la vie et l' empâtement des traits révélait l' alcoolique invétéré . Mais la gaieté amère qui en émanait me plaisait , et ses yeux brillaient comme des gouttes de rosée . J' étais en train de le regarder de mon bureau quand , vers quatre heures et demie , la sonnerie du téléphone retentit . Je décrochai l' appareil et la voix dédaigneuse d' un monsieur qui n' avait pas l' air de se prendre pour la moitié d' un cachet d' aspirine me répondit en étirant les mots : Vous êtes bien Philip Marlowe , détective privé ? Soi_même . Hein ? Ah ! vous voulez dire oui ? Vous m' avez été recommandé comme un homme capable de tenir sa langue . Je voudrais que vous veniez chez moi , ce soir à sept heures . J' ai à vous parler d' une certaine affaire . Je m' appelle Lindsay Marriott et j' habite au 4212 rue Cabrillo , à Montemar Vista . Vous connaissez ? Je sais où se trouve Montemar Vista , monsieur Marriott . Bien . Mais c' est que la rue Cabrillo est assez difficile à retrouver . Par ici , les rues ont un tracé pittoresque , mais peu pratique . Je vous conseille de monter les marches qui partent du Café de l' Avenue , et , par ce chemin , la rue Cabrillo sera la troisième que vous rencontrerez ; et il n' y a qu' une maison dans tout le carré , la mienne . Alors , à sept heures . Il s' agit d' un travail de quelle nature , monsieur Marriott ? Je préfère n' en pas discuter au téléphone . Vous ne pourriez pas m' en donner un aperçu ? Il y a une trotte d' ici Montemar Vista . Si nous ne tombons pas d' accord , je me ferai un plaisir de vous payer vos frais . Êtes _vous très difficile , en ce qui concerne les affaires qu' on vous propose ? Pas tant qu' elles restent dans la légalité . Sa voix se chargea de glaçons : Je ne vous aurais pas appelé s' il en eût été autrement . Très Harvard . Tout à fait chez lui dans l' imparfait du subjonctif . J' avais le bout de mon soulier qui me démangeait , mais d' un autre côté , mon compte en banque était à peu près de taille à passer sous le ventre d' un canard . Je me fis donc tout miel et je répondis : Merci infiniment d' avoir pensé à moi , monsieur Marriott . J' y serai . Il raccrocha . Je finissais de bourrer ma pipe quand le téléphone sonna de nouveau . Cette fois , c' était Nulty . Il avait l' air d' avoir la bouche pleine de pommes _vapeur . Eh ben je reconnais que je ne suis pas tellement fortiche … dit _il , quand il m' eut identifié . J' ai loupé le coche . Malloy est allé voir Mme Florian . Je crus une seconde que l' écouteur allait s' écraser entre mes doigts . Je sentis une petite sueur couler sur ma lèvre supérieure . Allons donc ! Je croyais que vous le teniez ! Ce n' était pas lui . Malloy n' est pas du tout dans ce coin _là . Nous avons reçu un coup de fil d' une vieille commère de la 54e Place . Paraît que deux types sont passés voir la môme Florian . Le premier a garé de l' autre côté de la rue et avait l' air de ne pas vouloir , se faire remarquer . Il est resté un bon moment à examiner la baraque avant de se décider à y entrer . Il y est resté à peu près une heure . C' est un brun , de corpulence moyenne , d' à peu près un mètre quatre_vingts . Il est ressorti en douce . Et il puait l' alcool à plein nez , si vous voulez savoir . Ah ! oui , bien sûr . C' était vous , n' est _ce pas ? Eh bien , le second , c' était Moose . Fringué comme un clown et grand comme une maison . Lui aussi est venu en voiture , mais la vieille pipelette n' a pas pu lire le numéro … trop loin . Il est passé à peu près une heure après vous , à ce qu' elle a dit . Il est entré en vitesse et n' est pas resté plus de cinq minutes . Juste avant de remonter dans sa bagnole , le voilà qui sort une arquebuse et qu' il se met à faire tourner le barillet . C' est ce qu' elle prétend avoir vu , en tout cas . C' est pour ça qu' elle a téléphoné . Mais elle n' a pas entendu de coups de feu dans la maison . Ç' a dû lui fendre le coeur , dis _je . Oui , oh , c' est fin ! Faites _moi penser à rigoler quand je serai de sortie . Je suis pas le seul à louper le coche : la vieille aussi . La baladeuse s' amène , les gars frappent à la porte sans obtenir de réponse , alors ils entrent , la porte n' étant pas fermée à clef . Pas de cadavre par terre . Personne à la maison . La môme Florian s' était tirée en douce . Alors ils s' arrêtent en passant devant la maison d' à côté , ils disent ça à la vieille et elle est vexée comme un pou que la môme Florian soit sortie sans qu' elle l' ait repérée . Alors , environ une heure ou une heure et demie plus tard , la vieille retéléphone pour dire que Mme Florian est rentrée chez elle . On me la passe et je lui demande en quoi est_ce_que ça a de l' importance . Sur quoi elle me raccroche au nez … Nulty s' interrompit pour reprendre un peu son souffle et attendre mes commentaires . Je n' en fis aucun . Au bout d' un moment , il se remit à grommeler : Qu' est_ce_que vous en pensez ? Pas grand_chose . Il fallait bien s' attendre à ce que Moose passe là_bas . Il devait très bien connaître Mme Florian . Naturellement , il était normal qu' il ne s' y attarde pas , il devait craindre que la police ne se présente . Quelque chose me dit que je devrais passer la voir , fit calmement Nulty , histoire d' essayer de lui faire dire où elle est allée . Bonne idée , à condition de trouver quelqu’un qui soit capable de vous extirper de votre fauteuil . Hein ? Ah ! encore une astuce ! Oh ! maintenant , ça n' a plus guère d' importance . Tout compte fait , ça ne vaut pas le dérangement . Allez , allez … mettez _vous à table . Il eut un petit rire . Nous avons repéré Moose ; cette fois nous le tenons ! Il nous est signalé à Girard , dans une bagnole à la journée , en route vers le Nord . C' est là qu' il a fait le plein ; le gosse du pompiste l' a reconnu d' après le signalement qu' on venait de radiodiffuser cinq minutes avant . Il dit que tout colle au poil , à part le costume qui était foncé . La police du comté et celle de l' État sont alertées . S' il prend au nord , nous le coinçons à l' entrée de Ventura ; s' il bifurque , il sera forcé de s' arrêter à Castaïc pour le péage , et s' il ne s' arrête pas , la police téléphonera au prochain poste pour faire barrer la route . On voudrait bien éviter de faire descendre des hommes , s' il y a moyen . Ça vous va ? Ça me paraît OK , s' il s' agit réellement de Malloy et s' il fait exactement ce que vous vous attendez à lui voir faire . Nulty se racla soigneusement la gorge . Ouais . Et vous , qu' est_ce_que vous comptez faire ? Histoire de me tenir au courant … Rien . Pourquoi voulez _vous que je fasse quoi que ce soit ? Vous m' avez l' air d' être dans les petits papiers de la môme Florian . Y a peut_être encore quelque chose à en tirer . Allez _y avec une bouteille pleine , vous serez le bienvenu . Vous l' aviez bien en main , ça vaudrait peut_être la peine que vous alliez lui tenir la jambe encore un petit moment . Je croyais que cette affaire concernait la police ? Oui , bien sûr . Mais c' est vous qui avez pensé à la petite chanteuse . Ce tuyau _là m' a l' air d' avoir foiré , à moins que la Florian n' ait menti . Les femmes mentent tout le temps , ne serait _ce que pour ne pas perdre la main , bougonna Nulty . Vous n' avez pas tellement à faire , si ? Je suis sur un petit boulot qui m' est tombé dessus entre_temps . Un boulot payant … Tous mes regrets . Vous me lâchez , si je comprends bien ? Oh ! n' exagérons rien . J' ai ma croûte à gagner , voilà tout . C' est bon . Fiez _vous aux amis . C' est bon ! Du moment que vous le prenez de cette façon ! Je ne le prends d' aucune façon , dis _je , hurlant presque ; c' est simplement que je n' ai pas le temps de vous servir d' indicateur , à vous pas plus qu' à n' importe quel autre flic . C' est bon , c' est bon . Emballez _vous ! dit Nulty , et là_dessus , il raccrocha . Je vitupérai dans l' appareil éteint : 1_750 nom de Dieu de flics dans ce patelin de malheur , et faudrait que ce soit moi qui leur serve de garçon de courses ! Je reposai le téléphone et fis un nouvel emprunt à la bouteille de service . Un peu plus tard , je descendis acheter le journal dans le hall d' entrée du building . Nulty avait raison , tout au moins sur un point : le meurtre de Montgomery n' avait même pas fait les chiens écrasés . Et je quittai le bureau d' assez bonne heure pour dîner sur le pouce . CHAPITRE VIII J' arrivai à Montemar Vista comme le jour commençait à baisser . Mais l' eau miroitait encore faiblement et le ressac déferlait au loin en de longues ondulations . Un groupe de pélicans , en formation de bombardiers , rasait la crête écumeuse des vagues . Un yacht solitaire rentrant au port de Bay City se détachait sur l' immensité vide du Pacifique qui s' empourprait au couchant . Montemar Vista se composait de quelques douzaines de maisons de toutes tailles et de tous genres , farouchement agrippées à l' éperon de la montagne . Il semblait que le moindre éternuement eût suffi à les faire dégringoler sur la plage , parmi les paniers à casse_croûte abandonnés dans le sable . L' autoroute , qui dominait la plage sur toute sa longueur , passait sous une grande arche de ciment réservée aux piétons . Du contrefort intérieur de ce pont partait un escalier bétonné nanti d' une rampe de métal qui grimpait tout droit à l' assaut de la montagne . Passé le pont , le café _terrasse dont mon client m' avait parlé brillait déjà de toutes ses lumières . Je me garai , repassai sous l' arche et commençai à gravir les marches . Charmante promenade pour les gens qui aiment s' essouffler . Je comptai 280 marches jusqu' à la rue Cabrillo ; la brise marine les avait recouvertes de sable et la rampe était aussi froide et visqueuse que le ventre d' un crapaud . Quand j' atteignis le sommet , la mer avait perdu son éclat et une mouette , traînant à la remorque sa patte cassée , luttait en tournoyant contre la brise du large . Je m' assis sur la pierre humide de la dernière marche , secouai le sable de mes chaussures et attendis que mon pouls veuille bien redescendre aux environs de cent et quelque . Dès que j' eus plus ou moins retrouvé mon souffle , je décollai ma chemise de mon dos en sueur et je mis le cap sur la maison éclairée qui se trouvait être la seule habitation à portée de fusil . C' était une gentille petite maison . Un escalier en spirale menait à la porte d' entrée . Une imitation de lanterne de diligence éclairait le perron . Le garage était situé latéralement à l' entrée et en contre_bas . La porte à bascule en était levée et la lumière tombait obliquement sur une énorme voiture noire aux ferrures nickelées . Le bouchon de radiateur , auquel pendait une queue de coyote , représentait une victoire ailée et des initiales étaient gravées dans l' écusson . C' était une conduite à droite et , à elle seule , la voiture avait dû coûter plus cher que la maison . Je gravis les marches , cherchai une sonnette et , n' en trouvant pas , soulevai un marteau _tête de tigre . Nul bruit de pas dans la maison . Avec ma chemise humide , j' avais l' impression de porter un bloc de glace sur mon dos . La porte s' ouvrit silencieusement et je me trouvai nez _à _nez avec un grand blond vêtu d' un complet de flanelle blanche , un foulard de satin mauve autour du cou . Ses yeux pâles semblaient décolorés par contraste avec le bleuet ornant sa boutonnière . L' écharpe mauve , négligemment nouée , laissait entrevoir dans l' échancrure du col ouvert un cou à la peau lisse et hâlée , fort comme celui d' une femme bien charpentée . Les traits un peu lourds étaient harmonieux ; il devait avoir un pouce de plus que moi , soit un mètre quatre_vingt_cinq , à peu près . Ses cheveux blonds , bien disciplinés , formaient trois vagues peut_être naturelles , mais qui ressemblaient trop à des marches pour me plaire ; de toute façon , ils ne m' auraient pas plu . L’un dans l' autre , c' était bien le genre de petit gars à porter un complet de flanelle blanche avec un foulard mauve et un bleuet à son revers . Il toussa délicatement pour s' éclaircir la gorge , regarda par_delà de mon épaule la mer qui fonçait au crépuscule , et me dit avec une froideur affectée : Vous désirez ? Sept heures , dis _je . Pile ! Ah , oui ! voyons un peu … vous vous appelez , euh … Il s' interrompit et l' effort de mémoire lui fit froncer les sourcils . L' ensemble était à peu près aussi convaincant que le pedigree d' une voiture d' occasion . Je le laissai faire son numéro un petit moment , après quoi je lui dis : Philip Marlowe . Il n' a pas changé depuis cet après_midi . Il eut un léger froncement de sourcil comme s' il estimait la chose regrettable , puis reculant de quelques pas , il dit froidement : Ah oui … en effet … Entrez donc , Marlowe , mon boy est de sortie , ce soir . Il ouvrit tout grand le battant du bout des doigts , comme si le simple contact de la porte eût été salissant . Il s' effaça pour me laisser entrer . Je sentis une odeur de parfum . Il referma la porte . Nous nous trouvions sur le palier d' une galerie basse bordée d' une rampe métallique qui dominait , sur trois côtés , un grand studio_living room . Le quatrième panneau était occupé par deux portes encadrant une vaste cheminée où pétillait un feu vif . Les murs de la galerie formaient bibliothèque et sur des consoles trônaient des sortes de machins sculptés d' aspect métallique . Nous descendîmes dans le living_room . La laine du tapis me chatouillait les chevilles , ou presque . Sur un piano à queue fermé , un long vase d' argent s' érigeait au milieu d' un carré de velours rose clair . Le vase ne contenait qu' une seule fleur , une rose_thé . La pièce était remplie de jolis meubles confortables et une quantité de coussins , les uns à glands dorés , les autres unis , jonchaient le sol . Un endroit agréable , en somme , à condition de ne pas trop chahuter . Dans un coin sombre , il y avait un vaste divan recouvert de damas , très bout d' essais de cinéma . Le genre de salon où les gens se mettent les pieds dans les poches pour ne rien salir et sirotent délicatement des anisettes en papotant avec des voix sucrées ou en se bornant à émettre des petits cris pointus de belette . Une pièce où l' on pouvait tout faire sauf travailler . M Lindsay Marriott prit la pose dans le creux du piano à queue , se pencha pour humer la rose_thé puis ouvrit un étui à cigarettes d' émail et en tira une longue cigarette brune à bout doré qu' il alluma . Je m' assis sur une chaise rose en espérant que mes fesses n' y laisseraient pas d' empreintes , puis j' allumai une Camel , soufflai la fumée par les narines et me mis à contempler un morceau de métal brillant et noir posé sur un support . Cela représentait une concavité polie avec un pli d' ombre dans le milieu et deux protubérances sur la courbe . Marriott s' aperçut que je fixais l' objet . C' est une pièce intéressante , dit _il d' un ton détaché . Je l' ai découverte l' autre jour . C' est l' Esprit de l' Aurore , par Asta Dial . Je croyais que c' était Deux Clous sur une Fesse , par Klopstein . M Lindsay Marriott eut subitement l' air d' avoir avalé une guêpe . Il s' efforça de n' en rien laisser paraître . Vous me semblez avoir un sens de l' humour assez particulier , fit _il . Croyez _vous ? Je ne fais pas de complexes , c' est tout . Ah , oui , dit _il d' un ton glacial . Oui … je comprends … Eh bien , voilà : la question dont je voulais vous entretenir est en réalité insignifiante ; Au fond , cela ne valait pas le dérangement . J' ai rendez_vous ce soir avec deux hommes auxquels je dois remettre de l' argent et j' ai jugé préférable de me faire accompagner . Vous portez un revolver ? Ça m' arrive … Oui , dis _je , mon attention absorbée par le cul d' ange qui creusait son menton ; on aurait pu nicher une bille dedans . Je préfère que vous ne le preniez pas sur vous . Il ne s' agit pas du tout de ce genre d' affaire . C' est simplement une transaction commerciale . Il m' arrive rarement de tirer sur les gens . C' est un chantage ? Il fronça les sourcils . Absolument pas . Je n' ai pas pour habitude de donner prise au chantage . Ça arrive à des gens très bien ; je dirai même plus particulièrement aux gens très bien . Il agita sa cigarette d' un geste dédaigneux ; ses yeux d' aigue_marine devinrent pensifs mais ses lèvres esquissèrent un sourire … un sourire soyeux comme son foulard . Il lança quelques bouffées tout en renversant la tête en arrière , ce qui accentua encore la ligne douce et ferme de sa gorge . Ses yeux s' abaissèrent lentement et me scrutèrent . Je dois rencontrer ces hommes - selon toutes probabilités - dans un endroit assez désert . Je ne sais pas encore où . J' attends un coup de téléphone qui doit me fixer . Je dois me tenir prêt à partir à tout instant . Le rendez_vous ne sera pas loin d' ici . C' est ce qui a été convenu . Il y a longtemps que vous avez conclu cette affaire ? Trois ou quatre jours , en fait … Vous avez envisagé bien tardivement le problème de votre sécurité . Il pesa la chose et , d' une pichenette , fit tomber la cendre noire de sa cigarette . C' est vrai . J' ai eu de la peine à me décider . Il eût été préférable pour moi de m' y rendre seul , quoique rien n' ait été spécifié dans ce sens , mais d' autre part , je ne me sens pas l' âme d' un héros . Ils vous connaissent de vue , naturellement ? Euh … je n' en suis pas très sûr . Je serai porteur d' une grosse somme d' argent et de plus , cet argent n' est pas à moi . J' agis pour le compte d' une tierce personne , et naturellement , je ne m' estime pas autorisé à m' en dessaisir à aucun moment . J' expédiai mon mégot dans la cheminée , me carrai dans mon fauteuil rose et commençai à me tourner les pouces . Quelle somme au juste … et pourquoi faire ? Eh bien , en vérité … Son sourire s' était fait plus acceptable , mais il n' était toujours pas à mon goût . C' est une chose que je ne peux pas vous confier . En somme , vous voulez simplement que je vous accompagne pour vous tenir la main . Il agita de nouveau sa cigarette d' un geste nerveux et un peu de cendre tomba sur sa manchette blanche . Il la secoua et inspecta d' un oeil critique la place où elle était tombée . Vous avez des façons qui ne me plaisent guère , dit _il de son ton le plus incisif . On me les a déjà reprochées , dis _je , mais je suis trop vieux pour en changer . Examinons un peu votre histoire : vous voulez un garde du corps , mais il ne doit pas être armé . Vous voulez un aide , mais il ne doit pas être au courant de ce qu' il devra faire . Vous voulez que je risque ma peau sans savoir pourquoi , ni dans quel but , ni quel risque je cours au juste . Et qu' est_ce_que vous m' offrez pour tout ça ? À vrai dire , je n' avais pas encore envisagé la question , fit _il en s' empourprant . Croyez _vous pouvoir faire un petit effort dans ce sens ? Il se pencha gracieusement et , avec un mince sourire : Que diriez _vous d' un bon coup de poing dans la figure ? À mon tour , je souris puis je me levai et je mis mon chapeau . Avec une lenteur voulue , je gagnai la porte . Je l' entendis aboyer dans mon dos . Je vous offre cent dollars en échange de quelques heures de votre précieux temps ! Si cela ne suffit pas , dites _le . Vous ne risquez rien . Une de mes amies a été victime d' une agression à main armée ; on lui a volé ses bijoux … je les rachète . C' est bon , je vous écoute . Nous nous dévisageâmes pendant dix secondes bien tassées . Avez _vous déjà entendu parler du jade Fei Tsui ? demanda _t _il posément , tout en allumant une autre cigarette . Non . C' est le seul qui ait une réelle valeur . Les autres ont une certaine cote dans la mesure où ils sont travaillés tandis_que le Fei Tsui a une valeur en soi . Tous les gisements connus sont épuisés depuis des siècles . Une de mes amies en possède un collier de soixante perles , d' environ six carats chacune , ciselées avec recherche . Ce collier vaut 80 à 90_000 dollars . Le gouvernement chinois en possède un à peine plus gros , et qui est estimé 125_000 dollars . Celui de mon amie lui a été volé il y a quelques jours , au cours d' une attaque à main armée à laquelle j' ai assisté impuissant . J' étais allé avec cette amie à une réception , nous avions fini la soirée au Trocadéro et je la reconduisais chez elle . Une voiture qui nous doublait effleura mon pare_chocs avant et stoppa , pour s' excuser , à ce que je crus . Au lieu de cela , il s' agissait tout bonnement d' une agression prestement menée . Ils devaient être trois ou quatre ; en réalité , je n' en vis que deux , mais je suis certain qu' un autre était resté au volant et je crus en apercevoir un quatrième par la vitre arrière . Mon amie portait son collier de jade . Ils s' en emparèrent ainsi que d' un bracelet et de deux bagues . Celui qui paraissait être le chef examina les bijoux sans se presser , à la lueur d' une petite lampe de poche . Puis il rendit une des bagues , en nous disant que cela nous donnerait une idée des gens auxquels nous avions affaire et en nous conseillant d' attendre un coup de téléphone avant d' alerter la police ou la compagnie d' assurances . Nous avons donc suivi leurs instructions . La chose est courante , comme vous devez le savoir . On le garde pour soi et on paie une rançon , autrement , adieu les bijoux . Quand ils sont assurés au maximum , cela peut vous être égal , mais s' il s' agit d' une pièce rare on préfère en général payer la rançon . J' opinai : Et ce collier de jade , c' est quelque chose qu' on ne trouve pas sous le pied d' un cheval ? C' est cela même . Ce collier est irremplaçable . Elle n' aurait jamais dû le porter . Mais mon amie est une tête folle . Les autres bijoux étaient beaux , mais courants . Je vois . Et combien paierez _vous ? Huit mille dollars . Une bouchée de pain . Il faut dire que s' il est pratiquement impossible de retrouver un collier semblable , il doit être non moins difficile de s' en débarrasser . Il est probablement connu de tous les lapidaires et de tous les joailliers du pays . L' amie en question , elle n' a pas un nom ? Je préférerais le taire pour le moment . Comment doit se dérouler le troc ? Il me regarda de ses yeux pâles et j' eus l' impression qu' il avait un peu peur : il est vrai que je ne le connaissais pas très bien . Peut_être avait _il seulement la gueule de bois ; la main qui tenait la cigarette brune s' agitait sans arrêt . Depuis plusieurs jours , nous négocions par téléphone ; je sers d' intermédiaire . Tout est réglé , sauf l' heure et l' endroit . Cela doit avoir lieu à un moment donné de la soirée . J' attends un coup de fil à ce sujet . Ce ne sera pas loin , m' ont _ils dit , et je dois me tenir prêt à partir à la minute . Pour m' empêcher de préparer une souricière , j' imagine . Hun … hun … Est_ce_que les billets sont marqués ? Je suppose qu' il s' agit de billets . De coupures , bien entendu . De vingt dollars . Non , pourquoi ? Cela peut se faire de façon que ce ne soit décelable qu' à la lumière noire . Pas de raison particulière , sinon que la police s' intéresse à ce genre de petit commerce et n' est pas fâchée quand on lui donne un coup de main . Ces billets pourraient être retrouvés sur un repris de justice , par exemple . Il fronça pensivement les sourcils . Que voulez _vous dire au juste par lumière noire ? Les rayons ultraviolets . Ils rendent certaines substances métalliques lumineuses dans le noir . Je pourrais arranger cela pour vous . Je crains qu' il ne soit un peu tard , dit _il d' un ton bref . C' est une des choses qui me tracassent dans cette histoire , justement . Quoi donc ? Que vous ne m' ayez téléphoné que cet après_midi . Au fait , pourquoi m' avez _vous choisi ? Qui vous a parlé de moi ? Il se mit à rire , d' un rire gamin … un gamin qui aurait de la bouteille . Eh bien , pour ne rien vous cacher , j' avoue avoir simplement pris votre nom au hasard dans l' annuaire . Voyez _vous , je n' avais nullement l' intention de me faire escorter , et puis cet après_midi je me suis dit : pourquoi pas ? J' allumai une nouvelle cigarette toute froissée et observai les tendons de son cou . Quel est le programme ? Il ouvrit les mains : Tout simplement me rendre là où on me dira d' aller , donner le paquet de billets et recevoir le collier en échange . Hun … hun ! Vous m' avez l' air d' affectionner cette expression . Laquelle ? Hun … hun … Où serai _je ? À l' arrière ? J' imagine . C' est une grosse voiture , vous pourrez facilement vous dissimuler au fond . Est_ce_qu' ils vous ont fourré une lampe sous le nez , pendant l' agression ? Il secoua négativement la tête . Aucune importance , d' ailleurs . Ils ont eu mille occasions de vous voir , depuis . Avant de faire leur coup , ils devaient être parfaitement renseignés sur vous . Ces coups _là sont coulés au moule , exactement comme un dentiste prend l' empreinte de votre dent avant d' y poser une couronne . Vous êtes sorti souvent , avec cette bonne femme ? Mon Dieu … assez fréquemment , dit _il en se raidissant . Mariée ? Dites donc , jappa _t _il , si nous nous abstenions une bonne fois de mêler cette dame à l' affaire . OK , mais plus j' en saurai , moins je casserai de vaisselle . Marriott , je vous le dis tout net : je devrais laisser tomber cette histoire . Sincèrement . Si les gars sont régul , vous n' avez pas besoin de moi . S' ils ne le sont pas , je ne vous serai d' aucun secours . Tout ce que je vous demande , c' est d' être là , dit _il vivement . Je haussai les épaules et ouvrant mes mains dans un geste de résignation : OK , mais c' est moi qui conduis et qui porte l' argent . C' est vous qui serez caché dans le fond de la voiture . Nous sommes à peu près de la même taille . S' ils se montrent trop curieux , nous leur dirons simplement la vérité . Nous n' avons rien à y perdre . Il se mordit la lèvre : Non , fit _il . Je palpe cent dollars pour me tourner les pouces . Si quelqu’un doit se faire sonner , il est normal que ce soit moi . Il fronça les sourcils , secoua la tête et au bout d' un long moment , son visage peu à peu s' éclaira ; puis en souriant : Très bien . Au fond , je ne pense pas que cela ait de l' importance . Nous serons ensemble . Puis _je vous offrir un peu de cognac ? Hun … hun ! Vous pourriez par la même occasion m' apporter les cent dollars . J' adore palper l' argent . Il s' éloigna en danseuse , le torse presque immobile sur les reins . Pendant qu' il était sorti , le téléphone sonna . L' appareil se trouvait dans une petite niche quelque part là_haut dans la galerie . Ce n' était pas la communication que nous attendions : il y avait un peu trop d' intimité dans sa voix . Il revint au bout d' un moment , de son pas dansant , une bouteille de Martel cinq étoiles dans une main et cinq beaux billets de vingt dollars tout neufs , dans l' autre . La soirée s' annonçait très bien - jusque_là . CHAPITRE IX Dans les trois heures qui suivirent , le téléphone sonna quatre fois . La communication importante vint à 10 h 08 . Marriott parla brièvement , à voix basse . Puis il raccrocha sans rien dire et se redressa avec une sorte d' hésitation . Il semblait vieilli . Il portait maintenant un costume foncé . Il revint silencieusement dans la pièce et se servit un cognac de déménageur dans un verre ballon . Il le tint un instant à la lumière , avec un drôle de petit sourire malheureux , lui imprima une rapide secousse et renversa la tête en arrière pour l' avaler d' une lampée . Alors , nous y sommes , Marlowe . Prêt ? Je le suis depuis le début de la soirée . Où allons _nous ? À un endroit qui s' appelle Purissima Canyon . Connais pas . Je vais chercher une carte . Il en rapporta une qu' il étala d' un geste rapide , et lorsqu' il se pencha , des cheveux cuivrés accrochèrent une seconde la lumière . De son index , il me montra un endroit sur la carte . C' était une des nombreuses gorges aboutissant au boulevard qui , courant au pied des montagnes , rejoint la route de corniche au nord de Bay City . Je n' avais qu' une vague idée de l' emplacement ; il me sembla que cela faisait suite à la rue Camino de la Costa . Ce n' est pas à plus de douze minutes , dit vivement Marriott . Pressons _nous , nous n' avons que vingt minutes de battement . Il me passa un manteau qui faisait de moi une belle cible . Il m' allait assez bien . Je gardai mon chapeau . J' avais un revolver sous l' aisselle , mais il n' en savait rien . Pendant que j' enfilais le pardessus , il continuait de parler d' une voix fluette et nerveuse , tout en jouant avec l' enveloppe de papier bulle qui contenait les huit mille dollars . Purissima Canyon aboutit à une sorte de terre_plein , à ce qu' ils m' ont dit . L' endroit est séparé de la route par une clôture , mais on peut se faufiler au travers . De là , part une route empierrée qui mène à un petit ravin . Et c' est là que nous devons attendre , tous phares éteints . Il n' y a pas d' habitations dans le voisinage . Nous , vous dites … Enfin , je veux dire : moi , théoriquement . Ah bon ! Il me tendit l' enveloppe . Je l' ouvris et en examinai le contenu . C' était bien de la galette , une énorme liasse . Je ne m' attardai pas à la compter . Je remis l' élastique autour et fourrai le tout dans la poche intérieure de mon pardessus . Le paquet manqua me défoncer une côte . Nous gagnâmes la porte et Marriott éteignit tout . Ouvrant avec circonspection la porte d' entrée , il risqua un coup d' oeil dans la nuit brumeuse , puis nous descendîmes l' escalier aux marches ternies de sel qui menait au niveau de la mer et là , nous pénétrâmes dans le garage . Il y avait un peu de brouillard , comme tous les soirs dans cette région ; je dus faire fonctionner l' essuie_glace un moment . La grosse voiture de marque étrangère se conduisait toute seule , mais je tenais quand même le volant , histoire de sauvegarder les apparences . Pendant une bonne dizaine de minutes , nous dessinâmes des huit sur le flanc de la montagne et brusquement nous débouchâmes juste à côté du café _terrasse . Je comprenais maintenant pourquoi Marriott m' avait engagé à prendre l' escalier . J' aurais pu errer parmi ces tournants à angle aigu et ces lacets pendant des heures sans faire plus de chemin qu' un hameçon dans une boîte d' asticots . Sur l' autoroute , les phares des voitures qui se succédaient sans interruption dans les deux sens formaient une barre lumineuse compacte . Du fond obscur de la voiture , Marriott se pencha en avant pour me dire : Ces lumières , sur la droite , sont celles du Club de Belvédère Beach . Le prochain canyon sera Las Pulgas et le suivant Purissima . Vous prendrez à droite , en haut de la seconde côte . Sa voix était tendue et comme étouffée . Je grognai un acquiescement . Baissez la tête , lui dis _je par_dessus mon épaule . Nous sommes peut_être filés depuis le début . Votre bagnole est à peu près aussi discrète qu' un gibus à la chasse aux canards . Rien ne dit que ça leur plaise , aux gars , que vous vous ameniez déguisé en jumeaux . À l' extrémité du canyon , nous descendîmes dans une sorte de gorge , après quoi nous remontâmes sur un plateau et un peu plus loin , nous recommençâmes le même manège . Et tout d' un coup , la voix contractée de Marriott me dit à l' oreille : Prochaine rue à droite . La maison à la petite tour carrée , c' est là qu' il faut tourner . Ce n' est pas vous qui leur auriez conseillé ce coin _là , par hasard ? C' est peu vraisemblable , dit _il avec un rire sans gaieté . Il se trouve simplement que je connais assez bien ces parages . Je pris à droite après une grande maison d' angle ornée d' une tour carrée coiffée de tuiles rondes . Et soudain l' avenue pavée se transforma en un chemin empierré , plus cahoteux et plus dur qu' une défense antichars . Le chemin peu à peu se rétrécit et commença à descendre en pente douce entre deux haies de broussailles . Les lumières du Club de Belvédère Beach étaient toujours suspendues au_dessus de nous , vers la droite , et dans le lointain , on devinait un miroitement confus d' eau mouvante . L' odeur forte de la sauge des montagnes emplissait la nuit . Puis une barrière blanche jaillit de l' obscurité et Marriott se pencha de nouveau à mon oreille . Je ne crois pas que vous ayez la place de passer . Trop étroit . Je coupai le contact , mis les phares en veilleuse et restai là à écouter : rien . J' éteignis les phares complètement et je sortis de la voiture . Ne bougez pas , je descends donner un coup de quinquets un peu plus bas , dis _je en direction générale du fond de la voiture . Tâtant la crosse de mon revolver sous mon pardessus , je me mis en mouvement . Le passage entre le fourré et la barrière était plus large qu' il ne m' avait paru de l' auto . On avait tassé les broussailles et dans la boue , je vis des marques de pneus . Des amoureux qui avaient dû passer par là pour une séance de bécotage . Je dépassai la barrière . Le chemin descendait en lacets . En dessous , c' étaient les ténèbres et le lointain murmure de la mer . Et les phares des voitures sur l' autoroute . Je continuai d' avancer . Le chemin se terminait dans une cuvette peu profonde , entièrement cernée de fourrés ; elle était vide . Il semblait n' y avoir d' autre accès que celui par lequel j' étais venu . Planté là dans le silence , j' écoutai . Les minutes s' écoulèrent une à une , interminables . Je patientai , à l' affût du moindre bruit . Mais rien . Décidément , je l' avais à moi tout seul , ce petit coin . Je portai mon regard sur la tache de lumière que faisait le Club Belvédère , au loin . Des fenêtres d' en haut , un homme muni d' un bon télescope devait pouvoir surveiller la clairière . Il devait pouvoir se rendre compte des allées et venues d' une voiture , voir s' il en sortait un groupe d' hommes ou une personne seule . Quand on est assis dans une pièce sombre avec un bon télescope , on peut voir beaucoup plus de détails qu' on ne se l' imaginerait . Je fis demi_tour et revins sur mes pas . Du pied d' un buisson , un grillon grinça si fort que je sursautai . Je passai le tournant et franchis la barrière blanche . Toujours rien . L' auto noire se détachait faiblement dans la pénombre grisâtre . Je m' en approchai et posai le pied sur le marchepied , près du siège avant . M' a tout l' air d' un coup pour rien , dis _je à voix basse , mais assez fort toutefois pour être entendu de Marriott . Histoire de s' assurer que vous suivez les consignes . J' eus conscience d' un vague mouvement dans le fond de la voiture , mais il ne répondit pas . Pour moi , je continuai à scruter les broussailles . J' étais en bonne position pour en prendre un coup sur la calebasse . C' est exactement ce qui m' arriva . Par la suite , je crus me rappeler comme un vague sifflement de matraque , mais c' est peut_être une réflexion qu' on se fait toujours , après coup . CHAPITRE X Quatre minutes , fit la voix . Ou cinq , six au maximum . Ils ont dû faire vite , et sans bruit . Il n' a même pas gueulé un coup . J' ouvris les yeux et mon regard cotonneux rencontra l' éclat coupant d' une étoile . J' étais couché sur le dos . J' avais mal au coeur . La voix reprit : Il se peut que ça ait duré un peu plus longtemps , peut_être même huit minutes en tout . Ils devaient être cachés dans les buissons , exactement à l' endroit où la voiture s' est arrêtée . Ah , c' était pas le genre gonflé ! Ils ont dû lui braquer une lampe de poche dans la figure et il a tourné de l' oeil ! La tante ! Il y eut un silence . Je me redressai sur un genou . Une douleur fulgurante partit de ma nuque et me descendit jusqu' aux chevilles . Ensuite l’un d' eux est monté dans la voiture et a attendu que tu reviennes . Les autres sont retournés se cacher . Ils ont dû se dire qu' il aurait peur de venir seul , ou alors le son de sa voix au téléphone leur aura paru suspect . En chancelant , je m' efforçai de me tenir en équilibre sur les mains , l' oreille aux aguets . Ouais , c' est à peu près ce qui a dû se passer , dit la voix . C' était la mienne . Je parlais tout seul depuis que j' étais sorti du coma . Mon subconscient essayait de dépatouiller cette histoire . Ta gueule , couillon , dis _je , et j' interrompis mon soliloque . Et toujours les mêmes bruits : le lointain vrombissement de moteur ; plus près , le crissement des grillons et le cri bizarre , modulé et traînant de la grenouille d' arbre . J' en avais ma claque pour un bout de temps , de ce genre de sérénade . Levant une main du sol , j' essayai vainement de me débarrasser de la sève poisseuse des sauges en la secouant , après quoi je l' essuyai à mon pardessus . Du joli travail pour cent dollars ! Ma main vola vers la poche intérieure du pardessus : plus d' enveloppe , naturellement . De là , elle sauta à la poche intérieure de mon veston : mon portefeuille s' y trouvait toujours . Je me demandai s' il contenait encore mes cent dollars ; probablement pas . Je sentis un objet lourd contre mes côtelettes gauches : c' était le revolver dans son étui . Délicate attention : ils m' avaient laissé mon feu . Geste à peu près aussi touchant que celui du gars qui vous ferme les paupières après vous avoir filé un coup de lame dans le dos . Je me tâtai la nuque . J' avais toujours mon chapeau . Je l' ôtai , non sans un peu de gêne , et me tapotai l' occiput . Ce bon vieux crâne ! Il y avait un bout de temps qu' on faisait équipe ! Pour le moment , il était quelque peu ramolli , quelque peu écrabouillé et plus qu' un tantinet sensible . Mais dans l' ensemble , il n' y était pas allé trop fort avec sa matraque . Le chapeau m' avait protégé . La cervelle était encore en état de marche . Elle tiendrait bien encore un an . Je reposai ma main droite sur le sol , ce qui me permit de soulever la gauche et de la tordre pour regarder ma montre . Pour autant que je pouvais concentrer mon regard sur les aiguilles , le cadran lumineux montrait 10 heures 56 . Le coup de téléphone datait de 10 heures 08 . Marriott avait dû parler environ deux minutes ; il nous en avait fallu quatre pour sortir de la maison . Le temps passe très lentement quand on agit … je veux dire qu' on peut effectuer un tas de gestes et de mouvements dans un très court espace de temps . Est _ce bien ce que je veux dire ? Oh , et puis après tout , qu' est_ce_que ça peut foutre , ce que je veux dire ! Du calme , il y a des gars mieux que moi qui en ont dit de pires ! Blague à part , ce que je veux dire au juste , c' est qu' au total , ça aurait fait , disons , 10 heures 15 . Ensuite , à peu près douze minutes de trajet , soit 10 heures 27 . Je descends de voiture , je fais le zouave pendant sept ou huit minutes et je remonte pour me faire soigner la tête : 10 heures 35 . Accordez _moi une minute pour tomber sur le nez . En tout cas , je suis tombé sur la figure puisque j' ai le menton écorché . Il me fait mal , il m' a bien l' air d' être écorché . C' est comme ça que je sais qu' il l' est . Non , je ne peux pas le voir . Je n' ai pas besoin de le voir , c' est le mien , de menton , je suis capable de reconnaître s' il est écorché ou non . De quoi , de quoi ? Vous me cherchez des rognes ? OK alors , bouclez _la et laissez _moi réfléchir . Avec quoi ? Il était 10 heures 56 à ma montre . Autrement dit , j' étais resté vingt minutes dans les pommes . Vingt minutes de sommeil . Ça n' a l' air de rien mais c' est long . Surtout par une nuit froide , en plein air . Je me mis à frissonner . J' étais toujours à genoux . L' odeur de sauge commençait à m' écoeurer . Le jus poisseux d' où les abeilles tirent leur miel . C' est sucré , le miel , beaucoup trop sucré . Mon estomac se barbouilla . En serrant les dents , je réussis tout juste à rengainer mon envie de vomir . Des gouttes de sueur froide perlaient à mon front , mais je frissonnais quand même . Je me mis debout sur un pied , puis sur les deux , et me redressai tout à fait , légèrement vacillant . Je me faisais l' effet d' une jambe qui vient d' être amputée . Prenant tout mon temps , je fis demi_tour . La voiture n' était plus là . Le chemin désert s' étirait devant moi , gravissant la petite colline pour regagner la route pavée à l' extrémité de la rue Camino de la Costa . À ma gauche , la clôture blanche se dressait dans l' obscurité . Par_delà les buissons ras , une pôle lueur au ciel décelait l' emplacement de Bay City ; plus rapprochées , à ma droite , brillaient les lumières du Belvédère Club . Je retournai à l' endroit où la voiture avait stationné et , dégrafant ma lampe _stylo , je dirigeai la petite lueur vers le sol . Le terrain était argileux , de cette glaise rougeâtre qui durcit terriblement par temps sec , mais le temps n' était pas vraiment sec . Il y avait un peu de brouillard et une légère rosée recouvrait la terre , suffisante pour conserver les empreintes des pneus . C' étaient des gros pneus Vogue à dix chapes . J' en distinguais encore vaguement le dessin . Braquant ma lampe sur les empreintes , je me penchai mais la douleur m' étourdit . J' entrepris de suivre les traces . Elles filaient tout droit pendant quatre ou cinq mètres puis viraient vers la gauche . Arrivées devant la clôture blanche , elles ne tournaient pas , mais filaient par une brèche qui se trouvait à l' extrémité gauche de la clôture . Là , je les perdis . M' approchant de la barricade , j' éclairai les broussailles . Je vis des branches fraîchement cassées . Je passai par la brèche et descendis le chemin sinueux . Par là , le sol était plus mou encore . Les empreintes reprenaient . Je continuai , dépassai le tournant et me trouvai au bord de la cuvette enclose de buissons . Elle était bien là ! Sa peinture brillante et ses nickels luisaient faiblement malgré la profonde obscurité , et le verre rouge du feu arrière refléta la lueur de mon crayon lumineux . Elle était là , muette , aveugle , toutes portières fermées . Je m' approchai lentement , grinçant des dents à chaque pas . Ouvrant une des portes arrière , je braquai le pinceau de ma lampe à l' intérieur . Vide ! L' avant l' était tout autant . Le contact avait été coupé , la clef pendait au bout d' une chaîne mince . Pas de coussins éventrés , pas de glaces fêlées , pas de sang , pas de cadavre . Tout en parfait état . Je refermai les portières et fis lentement le tour de la voiture , cherchant un indice sans en trouver . Un bruit me figea sur plage . Un moteur ronflait un peu au_dessus des broussailles . Malgré moi , je fis un petit bond . La lampe que je tenais s' éteignit . Un revolver se coula dans ma main comme par enchantement . Des phares éclairèrent le ciel puis redescendirent . Au son du moteur , ça devait être une petite voiture . Il avait ce petit ronron satisfait que donne la bonne carburation aux heures fraîches de la soirée . Les phares s' abaissèrent encore puis leur lueur s' intensifia . Une voiture s' engageait dans le tournant du chemin empierré . Arrivée aux deux _tiers du parcours , elle stoppa . Un projecteur mobile se déclencha , fouilla la nuit , resta un bon moment braqué sur le côté puis s' éteignit . La voiture reprit sa descente . Tenant mon revolver aussi fermement que possible , je m' accroupis derrière le capot de la voiture de Marriott . Un petit cabriolet de série s' introduisit dans le creux , vira et ses phares balayèrent de bout en bout la conduite intérieure . J' eus vite fait de me baisser . La lumière des phares coupa la nuit au_dessus de ma tête , comme un glaive . Le cabriolet stoppa . Le moteur s' arrêta . Les phares s' éteignirent . Silence . Puis une portière s' ouvrit et un pied léger toucha le sol . De nouveau le silence . Même les grillons s' étaient tus . Et soudain , une lumière jaillit à quelques pouces à peine du sol , et le faisceau horizontal sonda les ténèbres . Je n' eus ni le temps ni le moyen de cacher mes chevilles . Le faisceau s' arrêta sur mes pieds . Silence . Puis il remonta et de nouveau balaya le haut du capot . Et tout d' un coup , un rire . Un rire de femme , contracté , tendu comme les cordes d' une mandoline . Il résonnait étrangement en ce lieu . Le faisceau repassa sous le capot et s' installa sur mes pieds . À peine tremblante , la voix dit : C' est bon ! Sortez de là en levant les mains et tâchez qu' elles soient vides , nom d' un chien ! Je vous tiens en joue . Je ne bougeai pas . La lumière vacilla légèrement , comme si la main qui la tenait lui eût communiqué son tremblement . Elle repassa lentement sur le capot . Et de nouveau , la voix jappa : Dites donc , mon bonhomme ! J' ai un dix coups à la main et je sais m' en servir . Vos deux pieds font une belle cible . Allons , plus vite que ça ! Levez votre outil ou je vous le fais sauter des pattes ! répliquai _je , d' une voix à couper des barbelés . Ah , ah … un monsieur pas commode ! Je discernai un frémissement dans la voix , un frémissement fort agréable . Puis elle reprît : Alors , vous vous décidez ? Je compte jusqu' à trois . Pesez vos chances - douze gros cylindres , peut_être seize . Mais ce sont vos pieds qui vont prendre . Et les os des chevilles mettent des années à se recoller , en admettant qu' ils se recollent jamais … Je me redressai lentement et regardai droit dans le faisceau . Moi aussi je parle trop quand j' ai peur , dis _je . Arrêtez ! Ne bougez plus d' un millimètre , sinon tant pis ! Qui êtes _vous ? Je fis le tour du capot et m' avançai sur elle . Quand je fus à deux mètres de la mince silhouette sombre qui se tenait derrière la lumière , je m' arrêtai . Le faisceau m' enveloppait toujours . Restez où vous êtes , glapit la fille , lorsque je me fus immobilisé . Qui êtes _vous ? Faites voir votre revolver . Elle le leva et le tint à la lumière . Il était braqué droit sur mon ventre . C' était un tout petit revolver , un Colt miniature , sans doute . Ah , c' est ça ! Mais c' est un joujou votre engin ! Pas un dix coups ! Un petit machin de rien du tout , un Euréka , tout juste bon pour la chasse aux papillons ! Vous n' avez pas honte de faire des mensonges pareils ? Vous êtes fou ! Moi ? Je viens de me faire matraquer par une fripouille , possible que je sois un peu fêlé . C' est … c' est votre voiture ? Non . Qui êtes _vous ? Qu' est_ce_que vous cherchez au juste , avec votre projecteur ? J' y suis ! On répond en posant des questions … on joue les mâles ! Je regardais un homme . Est_ce_qu' il a des cheveux blonds ondulés ? Pas en ce moment , dit _elle tranquillement . Il en a peut_être eu , avant . Cela me donna un coup ; je ne sais pas pourquoi , mais je ne m' y attendais pas . Je ne l' ai pas vu , répondis _je assez piteusement . Je suivais les traces de pneus avec ma lampe de poche . Il est très amoché ? Ce disant , je fis un pas vers elle . Le petit revolver leva brusquement le nez et le faisceau m' éclaira sans fléchir . Du calme ! dit _elle doucement . C' est le moment d' être calme . Votre ami est mort . Je restai un moment silencieux , puis : C' est bon , allons le voir . Pas question ! Nous allons rester ici sans bouger et vous allez me dire qui vous êtes et ce qui est arrivé . Sa voix s' était faite catégorique et ne trahissait plus aucune frayeur . Il ne s' agissait plus de barguigner . Marlowe , Philip Marlowe . Spécialiste d' enquêtes . Privé . Voilà un premier point d' éclairci … si c' est vrai . Prouvez _le . Je vais sortir mon portefeuille . Je ne crois pas . Laissez vos mains où elles sont . Oublions les preuves , pour l' instant . Racontez ce que vous savez . Il n' est peut_être pas mort . Il est mort , pas de doute là_dessus . Mort et tout barbouillé de cervelle . Allons vite , racontez . Encore une fois , il n' est peut_être pas mort . Allons l' examiner . Je fis un pas en avant . Un pas de plus et je vous troue la peau ! lança _t _elle . J' avançai l' autre pied . La lumière vacilla un peu . Je crois bien qu' elle recula d' un pas . Vous ne savez pas à quel point vous êtes imprudent , mon petit ami , dit _elle d' une voix posée . C' est bon , passez devant . Je vous suis . Vous avez l' air mal en point … sans quoi … Vous auriez tiré ? J' ai été matraqué et chaque fois que ça m' arrive , j' ai toujours les yeux un peu pochés . Et drôle , avec ça … à peu près aussi drôle qu' un croque_mort . La phrase se termina presque comme une plainte . Je tournai le dos à la lumière et vis aussitôt le sol éclairé devant moi . Je dépassai le cabriolet ; c' était une petite voiture de modèle courant , nette et brillante à la clarté vaporeuse des étoiles . Je remontai le chemin et pris le tournant . Elle me suivait de près et la lampe électrique me guidait . Pas le moindre son , à part le bruit de nos pas et le souffle de la femme . Je n' entendais pas le mien . CHAPITRE XI À mi_chemin du raidillon , je regardai vers la droite et j' aperçus un pied ; elle obliqua sa lampe et je le vis tout entier . J' aurais dû le voir lorsque j' étais descendu , mais à ce moment je me tenais courbé en deux , scrutant le sol avec son stylo électrique pour tâcher de lire les empreintes des pneus avec une lumière grande comme une pièce de dix sous . Passez _moi votre lampe , dis _je en tendant la main . Elle obéit sans un mot . Je me mis sur un genou et je sentis le froid et l' humidité à travers l' étoffe . Il était répandu par terre , sur le dos , au pied d' un buisson , dans l' attitude poupée de son , parfaitement significative . C' était bien le visage de l' homme que j' avais rencontré quelques heures auparavant ; les cheveux étaient noirs de sang et les magnifiques vagues blondes étaient poisseuses de sang caillé et d' une sorte de bouillie épaisse et grisâtre , pareille au limon originel . Derrière moi , j' entendis haleter la jeune femme , mais elle n' ouvrit pas la bouche . Je gardai la lampe braquée sur le visage à terre . Une purée sanguinolente . Un des bras était tendu en avant , raidi , les doigts recourbés . Le pardessus était pris sous lui comme s' il avait roulé dans sa chute . Les jambes étaient croisées ; un filet noir comme de l' huile de vidange dégoûtait du coin de la bouche . Éclairez _le _moi , dis _je en lui rendant la lampe , si ça ne vous est pas trop pénible . Elle prit la lampe et la tint sans mot dire , sans plus broncher qu' un médecin _légiste . Je sortis ma lampe miniature et tâchai d' inventorier les poches sans trop remuer le cadavre . Vous ne devriez pas faire ça , dit _elle d' une voix angoissée . Il ne faut pas le toucher avant l' arrivée de la police . Très juste , dis _je . Mais la patrouille volante n' est pas censée le toucher avant l' arrivée des officiels , lesquels ne sont pas censés le toucher avant que le Coroner l' ait examiné , que les photographes l' aient photographié et que le spécialiste ait relevé les empreintes . Et savez _vous combien cela peut demander de temps ? Deux ou trois heures . C' est bon , dit _elle . Vous avez toujours raison . Vous m' avez l' air d' être le genre de personnage qui a toujours le dernier mot . Il fallait qu' on lui en veuille salement pour lui avoir écrasé la tête de cette façon . Rien ne prouve que ce soit personnel , grommelai _je . Il y a comme ça des gens qui adorent écraser la tête des autres . Comme je ne sais pas de quoi il retourne , je peux difficilement vous répondre là_dessus , fit _elle d' un ton sec . Je le passai à la fouille . Dans une poche de son pantalon , je trouvai de la monnaie et des billets en vrac ; dans l' autre , un porte_clefs de cuir et un canif . Sa poche _revolver gauche contenait un petit porte_billets avec quelques coupures , son permis de conduire et deux ou trois reçus . Je découvris dans son veston des petits carnets d' allumettes , un porte_mine en or accroché à la poche et deux mouchoirs de batiste blanche , fins et doux comme de la neige poudreuse . Puis l' étui à cigarettes en émail d' où je l' avais vu tirer ses cigarettes brunes à bout doré . C' étaient des cigarettes sud_américaines , provenant de Montevideo . L' autre poche de veston recelait un deuxième étui que je ne lui connaissais pas . Il était en soie brodée avec un dragon de chaque côté et une montre en fausse écaille , tellement fine qu' elle en était presque inexistante . Je fis jouer le déclic et sous la bande élastique , je découvris trois cigarettes russes , d' une taille inusitée . J' en pinçai une . Au toucher , elle me parut vieille , desséchée , et un peu vidée . Elles avaient toutes des bouts de carton creux . Il fumait de l' autre sorte , dis _je par_dessus mon épaule . Celles_ci devaient être réservées à une dame de ses amies - c' était bien le genre à avoir un tas d' amies femmes . Elle s' était penchée et je sentais son souffle dans mon cou : Vous ne le connaissiez donc pas ? J' ai fait sa connaissance ce soir . Il m' avait embauché comme garde du corps . Il a eu la main heureuse . Je n' avais rien à répondre à cela . Excusez _moi , fit _elle dans un souffle . Évidemment , je ne sais rien de cette affaire . Vous ne croyez pas que ça pourrait être du kief ? Permettez que je regarde ? Je lui passai l' étui brodé . Je connaissais autrefois un type qui en fumait , fit _elle . Après trois whiskys et trois cigarettes , il fallait appeler les pompiers pour le décrocher du lustre . Ne bougez pas la lampe . Silence . Un très léger bruissement , et de nouveau sa voix : Excusez _moi . Elle me tendit l' étui que je remis dans la poche du mort . Cela semblait être tout . Ça ne prouvait qu' une chose : qu' il n' avait pas été dévalisé . Je me levai et sortis mon portefeuille : les cinq billets de vingt dollars y étaient toujours . Ces messieurs étaient du genre raffiné . Ils n' ont pris que la grosse galette . La lumière s' abaissa un peu vers le sol . Je remis mon portefeuille en place et fixai mon stylo_lampe à ma poche . Et brusquement j' agrippai le petit revolver qu' elle tenait dans la même main que la lampe . Elle lâcha la torche , mais j' avais le revolver . Elle eut un vif mouvement de recul et je me baissai pour ramasser la lampe . L' ayant récupérée , j' éclairai son visage puis j' éteignis . Ce n' est pas la peine d' être si brutal , dit _elle en mettant les mains dans les poches de son large manteau de sport . Je n' ai pas cru une seconde que vous l' aviez tué . La maîtrise et le calme de sa voix me plurent . Son cran aussi . Nous restâmes un moment face à face dans l' obscurité , sans rien dire . Je voyais au_dessus de moi le ciel rougeoyant . Je lui éclairai le visage et ses yeux clignotèrent . Elle avait une frimousse intelligente , aux lignes bien découpées ; un très joli visage dans l' ensemble . Vous êtes rousse , dis _je . Vous avez l' air d' une Irlandaise . Et je m' appelle Riordan . Et après ? Éteignez cette lumière , je ne suis pas rousse , mais auburn . J' éteignis . Quel est votre prénom ? Anne , et surtout ne m' appelez pas Annie . Qu' est_ce_que vous faites par ici ? De temps en temps , le soir , je fais un tour en auto . Histoire de prendre l' air . Je vis seule , je n' ai pas de parents . Je connais ce coin comme ma poche et je me promenais au hasard quand j' ai vu clignoter une lumière dans le ravin . La nuit me paraissait un peu froide pour des amoureux , d' autant plus qu' en général , ils ne se servent pas de lampes de poche , n' est _ce pas ? Personnellement , je ne m' en suis jamais servi . Vous ne savez pas à quel point vous êtes imprudente , mademoiselle Riordan . Je crois vous avoir fait cette même réflexion . Mais avec mon revolver , je n' avais pas peur , et il n' y a pas de loi interdisant d' aller de ce côté . Hun … hun … l' instinct de conservation devrait suffire . Tenez . Je n' avais pas le flair , ce soir . J' imagine que vous avez un permis de port d' arme ? Je lui rendis le pistolet , crosse en avant . Elle le fourra dans sa poche . C' est fou ce que les gens peuvent être curieux . J' écris un peu , des nouvelles . Ça rapporte ? Guère ! Qu' est_ce_que vous cherchiez … dans ses poches ? Rien de spécial … J' adore fouiner . Nous avions huit mille dollars sur nous , pour racheter des bijoux volés à une dame . On nous les a soulevés . Ce que je ne comprends pas , c' est pourquoi ils l' ont tué . Il ne m' avait pas l' air d' un type à se rebiffer . D' ailleurs je n' ai pas entendu de bagarre . J' étais dans le ravin quand on lui a sauté dessus . Lui se trouvait dans la voiture , un peu plus haut . Nous étions censés descendre dans la cuvette avec l' autre , mais il nous avait semblé impossible d' aller jusque_là sans abîmer les ailes . Alors je suis descendu à pied et c' est pendant ce temps _là qu' ils ont dû l' attaquer . Après ça , l’un d' eux est monté dans la voiture et quand je suis revenu , il m' a assaisonné . Je m' attendais à le retrouver dans la voiture , bien entendu . Tout ça ne me paraît pas tellement stupide , de votre part . Il y avait quelque chose qui clochait depuis le début , dans cette affaire . Je le sentais , mais j' avais besoin d' argent . Maintenant , je n' ai plus qu' à aller trouver les flics et à me faire enguirlander . Pourriez _vous me conduire à Montemar Vista ? C' est là que j' ai laissé ma voiture . Chez lui . Volontiers . Mais est_ce_que quelqu’un ne devrait pas rester avec lui ? Vous pourriez prendre ma voiture ou si vous le préférez , je puis aller moi_même au poste . Je consultai ma montre . Le pâle reflet des aiguilles marquait minuit moins quelque . Non . Pourquoi pas ? Sais pas . Une intuition . Je préfère mener ça tout seul . Elle ne répliqua pas . Nous redescendîmes le chemin et montâmes dans sa voiture . Elle mit en marche , manoeuvra dans l' obscurité , grimpa la côte et se faufila entre la barrière et la haie . Après avoir dépassé le premier croisement , elle alluma ses phares . La tête me faisait mal et nous restâmes silencieux jusqu' au moment où nous atteignîmes la première maison sur la route pavée . Là , elle dit : Vous avez besoin de boire un coup . Passons chez moi , si vous voulez , nous prendrons un verre . De là , vous préviendrez la police . De toute façon , il leur faut le temps d' arriver de Los_Angeles , car par ici , il n' y a qu' un poste de pompiers . Continuez donc vers la côte . Je veux jouer la partie solo . Mais pourquoi ? Je n' ai pas peur d' eux . Mon témoignage pourrait vous aider . Je n' ai pas besoin d' aide . J' ai besoin de réfléchir . J' ai besoin d' être seul pour me concentrer . Mais , je … OK ! fit _elle . Sa gorge émit un son vague , puis elle s' engagea sur le boulevard . Arrivés au poste d' essence de l' autoroute , nous primes au nord en direction de Montemar Vista et du café _terrasse . Il brillait de tous ses feux comme un paquebot de luxe . La jeune fille se rangea au ras du trottoir . Je descendis et lui tins la portière . Fouillant dans mon portefeuille , je finis par trouver une carte de visite et je la lui tendis . Si jamais vous avez besoin de muscles , dis _je , faites _moi signe . Mais pour les méninges , adressez _vous ailleurs . Elle tapota la carte contre le volant et dit posément : Je suis dans l' annuaire de Bay City , 819 , 25e rue . Je compte vous voir chez moi un de ces jours , avec une belle médaille en chocolat pour me récompenser de m' être mêlée de ce qui ne me regardait pas . J' ai bien peur que vous ne soyez encore un peu dans le cirage , du coup que vous avez pris sur le crâne . Elle fit rapidement demi_tour et je vis ses deux feux arrière disparaître dans la nuit . Je passai sous le pont , longeai le café et remontai dans ma voiture . Voilà que la tremblote me reprenait et j' avais juste un bar devant moi . Mais il me parut plus avisé de faire mon entrée au poste de Los Angeles Ouest , comme je la fis vingt minutes plus tard : complètement frigo et vert comme un poisson pas frais . CHAPITRE XII Une heure et demie plus tard , le corps avait été enlevé , le terrain examiné et j' avais raconté trois ou quatre fois mon aventure . Nous étions quatre , installés dans le bureau de l' officier de jour du poste de Los Angeles Ouest . Tout était calme dans l' immeuble , à part un ivrogne qui n' arrêtait pas de pousser le cri de guerre des zoulous en attendant que le panier à salade l' emmène au chant du coq à la première session du Tribunal . La lumière blafarde d' un réflecteur éclairait une table sur laquelle était étalé le contenu des poches de Lindsay Marriott , tous objets qui semblaient maintenant aussi morts et aussi solitaires que leur possesseur . Mon vis_à_vis s' appelait Randall et appartenait à la Brigade Criminelle . C' était un homme posé , tranquille , mince , d' une cinquantaine d' années , aux cheveux gris clair et soyeux , au regard froid et aux manières réservées . Les pois noirs de sa cravate bordeaux dansaient devant mes yeux . Derrière lui , un peu à l' écart du cône de lumière , deux malabars au visage rougeaud , à l' allure de gardes du corps , se prélassaient sur leurs chaises , chacun d' eux surveillant une de mes oreilles . Je tripotai machinalement une cigarette que je finis par allumer ; la fumée me laissa un goût amer dans la bouche et je la regardai brûler entre mes doigts . J' avais l' impression d' avoir quatre_vingts ans et d' être au bout de mon rouleau . Plus j' entends votre histoire , plus elle me paraît absurde , dit froidement Randall . Aucun doute que ce Marriott négociait l' échange depuis longtemps ; et juste quelques heures avant le rendez_vous final , il fait appel à un inconnu et l' embauche comme garde du corps ! Pas exactement comme garde du corps . Je ne lui ai même pas dit que j' avais un revolver . Simplement pour avoir quelqu’un avec lui . D' où vous connaissait _il ? Il m' a d’abord dit qu' un ami commun m' avait recommandé . Et ensuite , qu' il avait pris mon nom au hasard dans l' annuaire . Randall fouilla délicatement parmi les objets qui encombraient la table et , avec un petit air dégoûté , en extirpa une carte de visite qu' il poussa vers moi . Il avait votre carte … votre carte commerciale . Je jetai un coup d' oeil sur le bristol ; il provenait d' un paquet de cartes contenues dans le porte_billets que je n' avais pas eu le temps d' examiner , là_bas , au fond de Purissima Canyon . C' était bien une de mes cartes . Elle était plutôt sale . Ce détail me frappa , de la part d' un homme comme Marriott . Une tache ronde maculait le coin du carton . Pourquoi pas ? dis _je . J' en distribue chaque fois que j' en ai l' occasion , c' est normal . Marriott vous avait remis les huit mille dollars , dit Randall . C' était une âme confiante , vous ne trouvez pas ? Je tirai sur ma cigarette et lançai une bouffée de fumée vers le plafond . La lumière me faisait mal aux yeux ; ma nuque devenait de plus en plus douloureuse . Je n' ai pas les huit mille dollars , dis _je . Je regrette . Évidemment , sans cela vous ne seriez pas ici . À moins que je ne me trompe ? Son visage avait pris une expression sarcastique , assez peu réussie , il est vrai . Je ferais un tas de choses pour huit mille dollars , mais si je voulais tuer un homme avec une matraque , je ne lui en donnerais pas plus de deux coups - et derrière la tête . Il fit un léger signe d' assentiment . Derrière lui , un des poulets cracha dans le panier à papiers . C' est précisément un des points troublants de cette affaire . Ça fait travail d' amateur , mais il est fort possible que ce soit voulu . Ce n' était pas l' argent de Marriott , n' est _ce pas ? Je n' en sais rien . Il m' a semblé que non , mais ce n' est qu' une impression . Il n' a pas voulu me dire le nom de la femme . Nous ne savons rien de Marriott - pour le moment , dit lentement Randall . On peut imaginer qu' il ait eu lui_même l' intention de voler les huit mille dollars . Hein ? J' étais étonné et dus le paraître . Pas un muscle ne bougea dans le visage impassible de Randall . Aviez _vous compté les billets ? Bien sûr que non ! Il m' avait remis l' enveloppe et je me suis rendu compte qu' il devait y avoir une grosse somme . Il m' a dit huit mille dollars . Pourquoi aurait _il voulu me la voler puisqu' elle était entre ses mains avant mon entrée en scène ? Randall se mit à fixer le coin du plafond avec une moue dubitative . Il haussa les épaules . Reprenons les choses d' un peu plus loin , dit _il . Quelqu’un dévalise Marriott et une dame , leur prend le collier de jade et autres bricoles , et un peu plus tard , offre d' échanger le tout contre une somme assez dérisoire si l' on considère la valeur attribuée aux bijoux . Marriott se charge du troc . Il avait d’abord pensé à mener l' affaire tout seul et nous ne savons pas si c' était une des conditions imposées par les autres intéressés , ou s' il en a même été question . Dans ces sortes d' affaires , les gens sont généralement pointilleux . Il est évident que Marriott a décidé que votre compagnie ne présenterait pas d' inconvénients . Vous vous imaginiez tous les deux que vous aviez affaire à une bande organisée , et que vos bonshommes joueraient le jeu régulièrement . Marriott a la frousse , c' est normal . Il veut un compagnon : vous . Mais il ne vous connaît ni d' Ève ni d' Adam . Vous n' êtes qu' un nom sur une carte donnée par un personnage que nous ne connaissons pas et qu' il prétend être un ami commun . Et voilà qu' à la dernière minute , Marriott décide de vous confier l' argent et de vous laisser tenir le crachoir pendant qu' il se cachera dans le fond de la voiture . Vous dites que l' idée vient de vous , mais il se peut qu' il ait compté là_dessus en se disant que si vous n' offriez pas cette suggestion , il la ferait lui_même . La chose n' a pas eu l' air de lui plaire , tout d’abord , dis _je . Randall haussa de nouveau les épaules . Il a fait semblant d' hésiter , mais finalement , il a cédé . Donc , en fin de compte , il reçoit un coup de téléphone et vous partez vers le lieu qu' il a décrit . Tout ce que vous savez de cette affaire jusque_là , vous le tenez de Marriott . En dehors de ce qu' il vous en dit , vous ne savez personnellement rien . Arrivés à l' endroit désigné vous ne trouvez personne . Vous êtes censés descendre dans la ravine , mais le passage ne semble pas être assez large pour cette grosse voiture . C' est d' ailleurs un fait car l' aile gauche en a pris un coup . Donc , vous sortez de l' auto , vous descendez dans le creux et ne voyant et n' entendant rien , vous attendez quelques minutes , puis vous regagnez la voiture et à ce moment _là quelqu’un qui est caché dedans vous estourbit d' un coup sur la nuque . Bien . Imaginons une seconde que Marriott ait voulu s' approprier cet argent et vous faire jouer les pigeons … aurait _il agi autrement ? Théorie fort séduisante , dis _je . Marriott m' a sonné et s' est emparé de l' argent , après quoi pris de remords il s' est écrabouillé la cervelle tout seul non sans avoir , au préalable , caché le magot dans un fourré . Randall me regarda d' un oeil impassible . Bien entendu , il avait un complice . Vous étiez censés vous faire tous les deux assommer et le complice devait s' enfuir avec l' argent . Seulement le complice a trahi Marriott et l' a bousillé . Vous , il n' avait pas besoin de vous tuer puisque vous ne le connaissiez pas . Je le regardai avec admiration tout en écrasant mon mégot dans un cendrier de bois qui avait perdu son émail . Cette explication colle avec les faits , du moins avec ce que nous connaissons de l' affaire , poursuivit Randall du même ton impersonnel . Et ce n' est pas plus bête que toute autre théorie que nous pourrions échafauder à l' heure actuelle . Il y a un fait avec lequel votre théorie ne colle pas : c' est qu' on m' a assommé de la voiture , ce qui aurait logiquement dû me faire soupçonner Marriott - en admettant que tout le reste tienne … bien que l' idée ne me soit pas venue de le soupçonner , quand je l' ai trouvé mort . La façon dont vous avez été assommé colle , au contraire , on ne peut mieux . Vous n' aviez pas prévenu Marriott que vous aviez un revolver . Mais il a pu remarquer la bosse qu' il faisait sous votre bras , ou tout au moins vous soupçonner d' en avoir un . Auquel cas il aura choisi le moment où vous étiez sans méfiance pour vous frapper , et comme de juste , vous ne pouviez pas vous attendre à une agression de ce côté _là . OK , dis _je , je jette l' éponge ! Votre déduction est bonne , en admettant toujours que l' argent n' appartenait pas à Marriott , qu' il ait voulu le voler et qu' il ait eu un complice . Admettons . Donc , d' après le plan qu' il aurait combiné , on se réveille tous les deux avec une cloque sur la cafetière , l' argent a foutu le camp , nous levons les bras au ciel en disant quel malheur ! et je rentre chez moi pour penser à autre chose . C' est bien ainsi que ça se termine ? Je veux dire , c' est bien ça qu' il avait prévu comme fin … pour un coup parfaitement réussi , s' entend ? Randall eut un petit sourire , mi_figue mi_raisin . Cela ne m' enchante pas tellement non plus . J' essayais simplement , pour voir . Cela concorde avec les faits , ou du moins ce que j' en connais , ce qui ne va pas très loin . Nous n' en savons même pas assez long pour nous lancer dans des théories , dis _je . Pourquoi ne pas partir du principe qu' il disait la vérité et que peut_être il a reconnu un des agresseurs . Randall secoua la tête . S' il s' agit d' une équipe spécialisée dans le vol de bijoux , c' est peu vraisemblable , car ce sont des gens qui ne tuent qu' à la dernière extrémité . Soudain il s' interrompit et je vis ses yeux briller . Il ferma la bouche très lentement et serra fortement les lèvres : une idée lui était venue . Des troisièmes larrons ! fit _il . J' opinai : Je crois que vous tenez quelque chose . Encore un détail , reprit _il . Comment êtes _vous venu ici ? Dans ma voiture . Où était _elle ? Là_bas , à Montemar Vista , garée devant un café _terrasse . Il me considéra pensivement ; les deux flics qui se tenaient derrière lui me regardèrent d' un oeil soupçonneux . En bas , dans sa cellule , le pochard amorça une tyrolienne , mais sa voix dérailla ; découragé , il se mit à pleurer . Je suis revenu à pied vers l' autostrade . Là , j' ai fait du stop et une jeune fille qui conduisait seule sa voiture s' est arrêtée pour me prendre . Une jeune fille ? dit Randall . En pleine nuit , toute seule sur la route et elle s' est arrêtée ? Oui , il y en a des comme ça . J' ai pas eu le temps de faire sa connaissance , mais elle avait l' air gentille . Je les regardai d' un air de défi , sachant très bien qu' ils ne me croyaient pas et me demandant pourquoi je prenais la peine de mentir . C' était une petite voiture , insistai _je , un cabriolet Chevrolet . Je n' ai pas pu voir le numéro . Ah , ah … il n' a pas pu voir le numéro , fit l’un des poulets , après quoi il cracha de nouveau dans le panier à papiers . Randall se pencha et ses yeux mi_clos me scrutèrent : Si vous nous cachez certaines choses dans l' intention de travailler sur l' affaire pour votre propre compte et de vous tailler un peu de réclame , à votre place , je laisserais tomber , Marlowe . Il y a certains points de votre déposition qui me chiffonnent et je vous accorde la nuit pour y réfléchir . Demain , je vous demanderai probablement de déposer sous serment . Entre_temps , un petit conseil : il s' agit d' un assassinat . C' est l' affaire de la police . Et nous n' avons pas besoin de votre concours , même s' il avait de la valeur . Tout ce que nous vous demandons , ce sont des faits . Compris ? Parfaitement . Je peux rentrer chez moi ? Je ne me sens pas bien d' aplomb . Son regard était de glace . Vous pouvez rentrer chez vous . Je me levai et , dans un silence pesant , je gagnai la porte . Je n' avais pas fait trois pas que Randall se raclait la gorge et me lançait négligemment : À propos , un petit détail . Avez _vous remarqué le genre de cigarettes que fumait Marriott ? Je me retournai : Oui … des brunes . Des cigarettes sud_américaines dans un étui en émail . Il se pencha en avant , fit glisser l' étui brodé hors du fouillis d' objets et l' attira vers lui . Avez _vous déjà vu celui_ci ? Oui , j' étais justement en train de le regarder tout à l' heure . Non , je veux dire plus tôt dans la soirée . Je crois bien que oui . Il devait être posé quelque part . Pourquoi ? Vous n' avez pas fouillé le corps ? C' est bon , dis _je . Si , j' ai fouillé le corps . Il se trouvait dans une des poches . Je m' excuse … simple curiosité professionnelle . Mais je n' ai rien dérangé . Après tout , c' était mon client . Randall s' empara de l' étui brodé et l' ouvrit . Il le considéra un moment . Il était vide . Les trois cigarettes avaient disparu . Je serrai fortement les dents et tâchai de conserver mon expression blasée . Ce ne fut pas facile . Vous l' avez vu fumer une cigarette de cet étui ? Non . Randall eut un imperceptible geste d' assentiment . Comme vous pouvez vous en rendre compte , il est vide . Il était néanmoins dans sa poche . Il y a un peu de poussière dedans . Je vais la faire examiner au microscope . Je n' en jurerais pas , mais j' ai comme une idée qu' il s' agit de marihuana . S' il en avait , dis _je , j' estime qu' il en aurait fumé deux ou trois , ce soir . Il avait besoin d' un remontant . Randall referma délicatement l' étui et le repoussa . C' est tout , et tâchez de garder votre nez propre ! Je pris la porte . Dehors , le brouillard s' était dissipé et les astres scintillaient pareils à des étoiles en métal chromé dans un ciel de velours noir . Je roulais vite . J' avais salement besoin de boire un coup et les bars étaient fermés . CHAPITRE XIII Je me levai à neuf heures , avalai trois tasses de café noir , mis des compresses d' eau glacée sur mon crâne et lus les deux journaux du matin qu' on avait glissés sous ma porte . À la page deux , il y avait un petit entrefilet sur Moose Malloy , mais le nom de Nulty n' y était pas mentionné . Rien sur Lindsay Marriott , à moins que ce ne fût dans les échos mondains . Je m' habillai , mangeai deux oeufs à la coque , bus une quatrième tasse de café et me regardai dans la glace . J' avais toujours les yeux un peu cernés . Le téléphone sonna au moment où j' allais refermer la porte . C' était Nulty . Il avait l' air à cran . Marlowe ? Ouais . Vous l' avez pincé ? Oui , bien sûr ! nous l' avons pincé ! Il changea de ton et se fit sarcastique . Comme je l' avais prévu , nous l' avons pris à l' entrée de Ventura . Ah , ce qu' on a pu rigoler ! Quelque chose comme deux mètres , bâti comme une pile de pont , en route pour l' exposition de Frisco . Il avait cinq litres de gnôle sous le siège avant de sa voiture de location , et il en avait une sixième en train , tout en conduisant . Il faisait tranquillement un petit cent dix . Tout ce qu' on avait à lui opposer , c' était deux flics de la brigade du comté , armés de revolvers et de casse_têtes . Il s' interrompit . Je passai en revue dans ma tête quelques réparties étincelantes et quelques bons vieux dictons de circonstance , mais sur le moment ils me parurent tous manquer de sel . Il s' est donc livré à quelques petits exercices de haute voltige avec les gars et quand ils ont été mûrs pour faire un somme , il a arraché tout un côté de leur voiture , foutu le poste de radio dans le caniveau , débouché une autre bouteille et s' est mis à ronfler lui aussi . Au bout d' un moment , les deux gars se sont réveillés et se sont exercés dix bonnes minutes à coups de matraque sur sa tête avant qu' il s' en aperçoive . Quand il a commencé à se fâcher , ils lui ont passé les bracelets . C' était facile . Maintenant il est au frigo , sous l' inculpation de conduite en état d' ivresse , consommation de boissons alcoolisées dans un véhicule automobile , voies de fait sur la personne d' un représentant de la loi dans l' exercice de ses fonctions - deux charges - détérioration délibérée de matériel administratif , tentative de fuite , rébellion , scandale sur la voie publique et stationnement sur l' autostrade . Amusant , n' est _ce pas ? Où voulez _vous en venir ? dis _je . Vous ne m' avez pas raconté cette histoire uniquement pour vous en gargariser , j' imagine ? C' était pas lui ! dit férocement Nulty . C' est oiseau _là s' appelle Stoyanoffsky . Il habite Hemet . Il venait de finir son engagement de terrassier au chantier du tunnel de San Jack . Marié , quatre enfants . Comment qu' elle renaude , sa bourgeoise ! Et vous , où en êtes _vous avec Malloy ? Nulle part , j' ai la migraine . Chaque fois que vous aurez un petit moment de libre … N' y comptez pas trop . Merci quand même . À quand l' enquête du Coroner sur l' assassinat du nègre ? Vous cassez donc pas le bonnet , dit Nulty . Et là_dessus , il raccrocha . Je filai vers Hollywood Boulevard , rangeai ma voiture dans le parc à autos attenant au building et pris l' ascenseur jusqu' à mon palier . J' ouvris la porte de ma petite salle d' attente , que je ne ferme jamais à clef , pour le cas où il m' arriverait un client et que ledit client aurait le courage d' attendre . Anne Riordan leva les yeux d' un magazine et me sourit . Elle portait un tailleur marron sur un sweater blanc à col roulé . À la lumière du jour , ses cheveux étaient du plus beau fauve , et là_dessus était posé un chapeau avec une calotte de la taille d' un verre à liqueur et des ailes assez grandes pour envelopper toute la lessive de la semaine . Perché à un angle coquin , il lui frôlait l' épaule et lui cachait presque un oeil . Malgré cela , il faisait chic . Peut_être à cause de cela . Elle pouvait avoir dans les vingt_huit ans . Son front était un peu étroit et nettement trop haut pour les amateurs . Son petit nez avait l' air spirituel . Sa lèvre supérieure descendait un tantinet trop bas et sa bouche était un tantinet trop large . Ses yeux ardoise étaient pailletés d' or ; elle avait un charmant sourire et semblait fraîche et reposée . Visage agréable dans l' ensemble , du genre attachant ; joli , mais pas joli au point d' avoir à se munir d' un coup de poing américain chaque fois qu' on le sortait . Je ne savais pas au juste quelles étaient vos heures de bureau , dit _elle . Alors j' ai attendu . Je suppose que votre secrétaire n' est pas là , aujourd’hui ? Je n' ai pas de secrétaire . Je traversai la pièce , verrouillai la porte intérieure et branchai la sonnerie d' entrée sur la pièce à côté . Allons dans mon pensoir particulier , dis _je . Elle passa devant moi , laissant un sillage vaguement parfumé au santal et s' immobilisa à la vue des cinq classeurs verts , du tapis rouille élimé , des meubles mal époussetés et des rideaux de filet d' une propreté douteuse . J' estime que vous devez avoir besoin de quelqu’un pour répondre au téléphone , dit _elle , et pour envoyer de temps en temps vos rideaux chez le teinturier . Je les mettrai dehors le jour de la St Médard . Asseyez _vous donc . Ça me fait peut_être rater deux ou trois affaires sans importance et quelques filatures , mais ça me fait faire des économies . Je comprends , dit _elle , sans se commettre . Elle posa soigneusement un grand sac de daim sur le coin de la plaque de verre recouvrant le bureau , puis elle s' installa confortablement et prit une de mes cigarettes . Je me brûlai les doigts à l' allumette de carton en lui tendant du feu . Elle souffla une large bouffée de fumée et me sourit au travers . Jolies dents . Un peu larges à mon goût . Vous ne vous attendiez probablement pas à me revoir si vite . Comment va votre tête ? Pas fameux . Non , en effet , je ne m' attendais pas à votre visite . La police a été aimable avec vous ? À peu près comme elle l' est toujours . Je ne vous dérange pas trop , au moins ? Non . Pourtant je n' ai pas l' impression que vous soyez très content de me voir . Je bourrai une pipe et , m' emparant du petit carnet d' allumettes , je l' allumai avec précaution . Elle m' observait d' un air approbateur : le fumeur de pipe , c' est l' homme viril par excellence . Elle se préparait une belle déception . J' ai fait de mon mieux pour ne pas vous mêler à tout ça , je ne sais pas très bien pourquoi . De toute façon , l' affaire ne me regarde plus . Je me suis fait sonner les cloches hier soir et je me suis joué une berceuse au whisky pour m' endormir . Et désormais , ça ne concerne plus que la police ; on m' a gentiment conseillé de laisser choir . Si vous m' avez laissée en dehors du coup , fit _elle calmement , c' est parce_que vous vous êtes dit que la police ne croirait jamais que la curiosité seule m' avait conduite dans la ravine , hier soir . Ils ne manqueraient pas de soupçonner quelque louche mobile et de me cuisiner jusqu' à ce que je tombe en morceaux . Qui vous dit que je n' ai pas les mêmes soupçons ? Les flics sont des gens comme tout le monde , dit _elle sans rime ni raison . Ils commencent comme ça , à ce qu' il paraît . Ah , ah … on est cynique , ce matin ! Son regard parcourut distraitement le bureau : Cela marche bien pour vous , ici ? Financièrement parlant , je veux dire . Enfin , je veux dire … avec ce genre de mobilier … vous gagnez beaucoup d' argent ? J' émis un vague grognement . Il serait peut_être préférable que j' essaie de me mêler de ce qui me regarde et de ne plus vous poser de questions impertinentes ? Croyez _vous que ça risque de donner un résultat ? Ça y est ! Voilà que vous vous y mettez aussi ! À propos , pourquoi avez _vous évité de me mettre en cause , hier soir ? Était _ce à cause de mes cheveux roux et de ma ravissante silhouette ? Je ne répondis pas . Essayons autre chose , dit _elle gaiement . Cela vous intéresserait de savoir à qui appartenait le collier de jade ? Je sentis mes traits se figer ; je me creusai la tête sans pouvoir me rappeler au juste . Et brusquement , ça me revint : je n' avais pas soufflé mot d' un collier de jade . Je pris le carnet d' allumettes et rallumai ma pipe . Pas énormément , dis _je . Pourquoi ? Parce que je le sais . Hun … hun … Quand vous vous décidez à être vraiment bavard qu' est_ce_que vous faites ? Vous frétillez des orteils ? Ça va , grommelai _je . Vous êtes venue pour me le dire . Je vous écoute . Ses yeux bleus s' agrandirent l' espace d' un instant et il me sembla qu' ils s' embuaient légèrement . Elle prit sa lèvre inférieure entre ses dents et l' y garda serrée tout en fixant le bureau , puis elle eut un haussement d' épaules , relâcha sa lèvre et me sourit d' un air candide . Oh ! je sais que je suis plus curieuse qu' une fouine , mais j' ai un peu de sang de limier dans les veines . Mon père était flic . Il s' appelait Cliff Riordan et il a été sept ans chef de la police de Bay City . C' est probablement pour cela . Il me semble m' en souvenir . Qu' est_ce_qu' il est devenu ? Dégommé . Il ne s' en est pas remis . Une bande de combinards et de joueurs professionnels menés par un nommé Laird Brunette se son payé la fantaisie de faire élire leur chef comme maire . Naturellement , il n' a rien eu de plus pressé que de reléguer papa au fichier , lequel fichier est à peu près de la taille d' un dé à coudre , à Bay City . Alors papa a démissionné . Il a vaguement bricolé par_ci par _là durant deux ou trois ans , après quoi il est mort . Et maman l' a suivi tout de suite après . Si bien que me voilà seule depuis deux ans . C' est triste , dis _je . Elle écrasa le bout de sa cigarette . Il n' y avait pas de rouge à lèvres dessus . Si je vous embête avec mes histoires , c' est parce_qu' en général , tout ça me facilite les choses , avec les gens de la police . J' aurais dû vous mettre au courant hier soir . Toujours est _il que , ce matin , j' ai pu savoir qui était chargé de l' affaire et je suis allée le trouver . Je dois dire qu' il était plutôt monté contre vous , au début . Aucune importance , dis _je . Si je lui avais dit toute la vérité , il ne m' aurait quand même pas cru . Il va me savonner la tête , m' incendier et m' en faire roter , c' est tout . Elle eut l' air vexé . Je me levai et ouvris l' autre fenêtre . Le bruit de la circulation montait du boulevard par vagues nauséeuses . J' étais décidément mal fichu . Ouvrant le grand tiroir du bureau , j' en sortis la bouteille de service et me versai à boire . Mlle Riordan suivait mes gestes d' un oeil désapprobateur . Je sentais mon prestige s' évanouir : je n' étais plus l' homme viril , solide . Toutefois , elle ne dit rien ; je lampai mon verre , rangeai la bouteille et me rassis . Vous ne m' en avez pas offert , fit une voix douce . Je m' excuse . Il est à peine onze heures . Je ne croyais pas que c' était votre genre . Elle plissa légèrement les yeux . C' est un compliment ? Dans mon milieu , oui . Elle rumina là_dessus ; cela n' eut pas l' air de lui dire grand_chose ; à moi non plus , d' ailleurs , tout bien considéré . Mais le coup de gnôle m' avait retapé . Elle se pencha et promena lentement ses gants sur le verre de mon bureau . Vous n' auriez pas envie d' engager une assistante , par hasard ? Même si cela ne devait vous coûter qu' un mot aimable de temps en temps ? Non ! Je m' en doutais , fit _elle en branlant du chef . Je ferais aussi bien de vous dire tout ce que je sais et de rentrer chez moi . Je restai muet et rallumai ma pipe ; c' est de ces choses qui vous donnent un air profond quand on n' a rien dans la cervelle . Tout d’abord , j' ai pensé qu' un collier de jade comme celui_là était une véritable pièce de musée et serait probablement connu partout . Tenant au bout de mes doigts l' allumette toujours brûlante , je m' amusai à surveiller les lents progrès de la flamme vers mes doigts . Je la soufflai doucement et , la jetant dans le cendrier , je dis : Je ne vous ai jamais parlé d' un collier de jade . Non , mais le lieutenant Randall m' en a parlé . Il mériterait qu' on la lui ferme à la soudure autogène . Il connaissait mon père et j' ai promis de ne rien dire . C' est à moi que vous le dites ! Vous le saviez déjà , gros bêta ! Sa main se leva brusquement comme si elle allait voler vers sa bouche mais elle s' arrêta à mi_course et retomba lentement tandis_que ses yeux s' agrandissaient . Pas trop mal joué . Mais j' en savais assez long sur elle pour ne pas marcher . Vous le saviez , n' est _ce pas ? fit _elle dans un souffle . Je croyais qu' il s' agissait de diamants - un bracelet , une paire de boucles d' oreille , un pendentif et deux ou trois bagues - dont une émeraude - s' il vous plaît . Pas drôle ! fit _elle . Pas très prompt non plus . Un jade Fei Tsui … rarissime . Des perles travaillées d' environ six carats chacune , soixante au total . Le tout vaut 80_000 dollars . Dire que vous avez des yeux bruns si gentils … et vous tenez absolument à jouer les terreurs ! Ça va ! À qui appartient ce collier et d' où l' avez _vous su ? De la façon la plus simple . J' ai pensé que le plus grand bijoutier de la ville devait le savoir . Alors je suis allée chez Block et j' ai demandé le directeur . Je me suis fait passer pour une journaliste en quête de renseignements pour un article sur les jades rares … Enfin , vous voyez le genre de bobard … Et il a cru vos cheveux roux et votre ravissante silhouette ? Elle rougit jusqu' aux tempes . Peu importe … il n' en reste pas moins qu' il m' a renseignée . Le collier appartient à une dame très riche qui habite une propriété en haut du Canyon , à Bay City , Mme Merwin Lockridge Grayle . Son mari est agent de change ou quelque chose de ce genre _là . Colossalement riche , dans les vingt millions de dollars . Il possédait autrefois une station émettrice à Beverly Hills . Le poste KDFK , où travaillait l' actuelle Mme Grayle . Il l' a épousée il y a cinq ans . C' est une blonde éblouissante . M Grayle est un homme d' un certain âge , hépatique , qui reste prendre son calomel à la maison pendant que Mme Grayle se paie du bon temps . Le directeur de chez Block , dont vous m' avez parlé , il m' a tout l' air d' un type qui la connaît dans les coins … Oh , ce n' est pas uniquement de lui que je tiens tout cela , grosse bête ! Il ne m' a renseignée qu' au sujet du collier . Le reste , je le tiens de Gertie le Fada … Gertie Arbogart , je veux dire … Je plongeai dans le grand tiroir et en ressortis la bouteille de garde . J' espère que vous n' allez pas vous révéler comme appartenant à l' espèce des détectives pochards ? demanda _t _elle anxieusement . Pourquoi pas ? Ils dénouent toujours les intrigues sans jamais se casser le bonnet . J' attends la suite de votre histoire . Gertie le Fada est le chroniqueur mondain de La_Tribune . Je le connais depuis des années . Il pèse quelque chose comme cent kilos et porte une moustache à la Hitler . Il m' a sorti son dossier Grayle des Archives … Tenez … Elle fouilla dans son sac et fit glisser une photographie sur le bureau : un portrait 6,5 x 11 sur papier glacé . Elle était blonde ; belle à pousser un évêque à défoncer un vitrail à coups de pied , pour guigner par le trou . Elle portait une toilette de ville qui semblait noire et blanche et un chapeau assorti . L' air un peu hautain , pas trop . Tout ce qu' il faut pour écrire , et le reste … Dans les trente ans . Je me versai précipitamment un coup de déménageur qui me râpa la gorge et manqua m' étrangler . Ôtez ça de ma vue , sinon je vais me mettre à caracoler . Mais je l' ai prise pour vous . Vous irez la voir , n' est _ce pas ? Je considérai de nouveau la photo puis , la glissant dans le sous_main : Pourriez pas réarranger un rancart pour ce soir onze heures ? Écoutez , monsieur Marlowe , nous ne sommes pas en train de faire un numéro de clowns . Je lui ai téléphoné . Elle est prête à vous voir pour affaires . Ça peut toujours commencer comme ça . Elle eut un geste agacé , alors je m' arrêtai de faire l' andouille et repêchai mon fameux regard hermétique au magasin des accessoires . Et à propos de quoi me verra _t _elle ? De son collier , bien entendu . Voilà comment ça s' est passé : je lui ai téléphoné et j' ai eu un mal de chien à l' avoir au bout du fil , comme il se doit . Mais finalement elle est venue . Alors je lui ai servi le petit couplet qui m' avait déjà réussi avec le gentil monsieur de chez Block , mais ça n' a pas rendu . Elle m' a paru avoir la gueule de bois . Elle a bafouillé quelque chose à propos de sa secrétaire mais j' ai pu la garder au bout du fil et je lui ai demandé s' il était vrai qu' elle possédait un jade Fei Tsui . Au bout d' un moment , elle m' a répondu oui . Je lui ai demandé si je pourrais le voir . À quoi elle a répondu pourquoi faire ? Une seconde fois , je lui ai replacé mon petit couplet , mais ça n' a pas mieux rendu que la première . Je l' entendais bâiller à l' autre bout et incendier quelqu’un pour l' avoir dérangée . C' est à ce moment que j' ai dit que je travaillais avec Philip Marlowe . Et elle a fait : Et après ? sans plus . Incroyable ! Mais de nos jours , les femmes du monde parlent comme des harengères . Ah vraiment ? fit _elle d' un ton parfait d' innocence . Certaines d' entre elles étaient peut_être des harengères . Je lui ai demandé si elle n' avait pas une ligne personnelle et elle a voulu savoir de quoi je me mêlais . Le plus drôle , c' est qu' elle ne me raccrochait pas au nez . Le collier lui trottait dans la tête et elle se demandait où vous vouliez en venir . Peut_être Randall s' était _il déjà mis en rapport avec elle . Non , fit mademoiselle Riordan en branlant la tête . Je l' ai appelé un peu plus tard au poste et c' est moi qui lui ai appris le nom de la propriétaire du collier . Je dois dire qu' il a eu l' air fort surpris que je le sache . Oh , il s' habituera à vous … il sera bien obligé , j' imagine . Et ensuite ? Ensuite , j' ai dit à Madame Grayle : Vous tenez toujours à le récupérer , n' est _ce pas ? Tout à trac , comme ça . Je ne voyais pas d' autre façon de le dire . Il fallait absolument que je trouve quelque chose qui la secoue un peu . Et je vous promets que ça l' a secoué . Elle m' a tout de suite donné un autre numéro . Sur quoi je l' ai rappelée et je lui ai dit que j' aimerais la voir , ce qui l' a étonnée . Si bien que j' ai dû lui raconter toute l' histoire . Ça n' a pas eu l' air de l' enchanter . Mais le fait est qu' elle s' était demandé pourquoi Marriott ne lui donnait pas de nouvelles . Elle devait s' imaginer qu' il avait passé la frontière avec l' argent ou quelque chose du même genre . Je prends donc rendez_vous avec elle pour deux heures . Je vais lui parler de vous , lui dire combien vous êtes charmant et discret , que vous êtes l' homme tout indiqué pour l' aider à rentrer en possession de son collier si la chose est possible , etc … etc … Elle m' a l' air très bien disposée . Je la contemplai sans rien dire . Elle parut vexée . Qu' est _ce qui se passe ? J' ai eu tort ? Vous ne pouvez pas vous fourrer dans la tête que cette affaire ne regarde que la police et que j' ai été prié de ne pas m' en mêler ? Madame Grayle a parfaitement le droit de vous employer si ça lui chante . À quoi faire ? Avec des gestes irrités , elle fit jouer à plusieurs reprises le déclic de son sac . Enfin , voyons - une femme comme elle , avec son physique ! Vous ne voyez donc pas ! Elle s' interrompit et se mordit la lèvre . Quel genre de personnage était Marriott ? Je le connaissais à peine . Il avait l' air un peu pédéraste . Il ne me plaisait pas beaucoup . Était _ce le genre d' homme qui plaît aux femmes ? À certaines , oui ; à d’autres il devait donner envie de vomir . En tout cas , il semble avoir plu à madame Grayle : elle sortait avec lui . Elle doit probablement sortir avec des flopées de types . Il nous reste peu de chances de récupérer le collier , maintenant . Pourquoi donc ? Écoutez , Anne , l' assassinat de Marriott a été une gaffe . Le gang qui a goupillé cette affaire n' aurait jamais commis une boulette pareille . Ce qui a dû se produire , c' est qu' une espèce de fausse_couche qui devait leur servir d' acolyte a perdu la boule . Il a suffi d' un léger réflexe de Marriott pour que l' andouille lui règle son compte avant que les autres aient pu intervenir . D' un côté , nous avons donc une bande organisée , très bien renseignée sur les bijoux et les allées et venues des femmes qui les portent . Ils sont raisonnables dans leurs exigences et réguliers en affaires . Et d' un autre côté , nous avons un crime crapuleux qui ne cadre pas du tout avec le reste . J' ai l' impression que celui qui l' a commis doit déjà être au fond de l' eau , du plomb plein les poches . Quant_au collier , ou bien il lui tient compagnie ou bien nos oiseaux connaissent sa valeur et l' ont planqué dans un endroit où il restera un bon bout de temps - des années peut_être , avant qu' ils osent le ressortir . À moins que la bande n' ait suffisamment d' envergure , auquel cas le jade réapparaîtra dans un autre pays . Les huit mille dollars réclamés semblent bien modestes , en admettant qu' ils connaissent la valeur réelle du collier . Il est vrai qu' il serait dur à laver . Je suis certain d' une chose , en tout cas , c' est que le meurtre n' a pas été prémédité . Anne Riordan m' écoutait , la bouche entrouverte , l' air extatique , comme si elle s' était trouvée en face du Dalaï_Lama . Elle referma lentement les lèvres et fit un léger signe d' approbation . Puis : Vous êtes formidable , dit _elle . Mais vous êtes timbré . Là_dessus elle se leva et , reprenant possession de son sac : Alors , vous irez la voir ou non ? Randall ne peut pas m' en empêcher , si c' est elle qui me convoque . Très bien . Je vais tâcher de tirer les vers du nez à un autre chroniqueur mondain . Voir s' il sait quelque chose de la vie amoureuse de Madame Grayle . Elle doit bien en avoir une , vous ne croyez pas ? Dans sa parure rousse , le visage était plein de zèle . Quelle est la femme qui n' en a pas ? ricanai _je . Moi … pas vraiment . Je me plaquai la main sur la bouche . Elle me lança un bref regard et se dirigea vers la porte . Vous avez oublié quelque chose , dis _je . Elle s' arrêta et fit demi_tour : Quoi ? Elle explora du regard la tablette du bureau . Vous savez très bien quoi . Elle revint sur ses pas , se pencha vers moi et , avec un regard innocent : Pourquoi tueraient _ils celui qui a tué Marriott , s' ils ne pratiquent pas ce genre d' exercice ? Parce que c' est le genre de type à se mettre à table , le jour où il se ferait ramasser - quand on le priverait de sa drogue . Ces gars _là ne s' amusent pas à zigouiller leurs propres clients . Qui vous permet d' affirmer que l' assassin prenait de la drogue ? Je ne l' affirme pas , j' ai dit ça comme ça . La_plupart_de ces cocos _là sont des drogués . Ah ! fit _elle en se redressant , puis elle sourit : Vous faites allusion à ceci ? et elle tira vivement de son sac un petit paquet de papier de soie qu' elle posa sur le bureau . Je le pris , défis soigneusement la bande de caoutchouc qui l' entourait et ouvris le papier . Il contenait trois longues cigarettes russes à bout de carton . Je levai les yeux sur elle mais m' abstins de tout commentaire : Je sais que je n' aurais pas dû les prendre , fit _elle précipitamment , mais je me doutais que c' était du thé . Habituellement , elles sont roulées dans du papier ordinaire , mais depuis quelque temps , on les vend sous cette forme , à Bay City . J' en avais vu plusieurs fois . Je me disais que ç' aurait été un peu cruel pour ce pauvre homme d' être trouvé mort avec des cigarettes de marihuana dans sa poche . Vous auriez pu prendre l' étui avec . Il y avait de la poussière dedans et le fait qu' il était vide devait automatiquement paraître louche . Je ne pouvais pas … vous étiez là . J' ai … j' ai failli retourner le chercher , mais le courage m' a manqué . Cela vous a attiré des ennuis ? Je mentis : Non . Pour quelle raison cela m' aurait _il attiré des ennuis ? Tant mieux . Vous m' en voyez soulagée , dit _elle d' un ton parfaitement sincère . Pourquoi ne les ayez _vous pas jetées ? Elle s' interrogea une seconde , son sac serré contre elle , son absurde chapeau à bords démesurés lui cachant un oeil . Probablement parce_que je suis fille de policier , finit _elle par dire . Cela ne se fait pas de détruire les pièces à conviction . Elle gagna rapidement la porte et sortit . CHAPITRE XIV Je tâtai du bout du doigt une des longues cigarettes russes , puis je les alignai soigneusement côte à côte . Après quoi je fis grincer mon fauteuil en me calant en arrière . Ça ne se fait pas , de détruire des pièces à conviction . Ainsi donc , c' étaient des pièces à conviction . Des preuves de quoi au juste ? Du fait qu' un homme fumait de temps en temps un peu de kief , un homme qui ne pouvait être que friand d' exotisme ? D' autre part , la marihuana se fume surtout dans la pègre et aussi parmi les musiciens de jazz , les étudiants . Un tas de jeunes filles convenables s' y adonnent aussi , qui ont perdu leurs illusions . Le haschisch américain . Une plante qui pousse n' importe où , défendue par la loi , depuis peu d' ailleurs , ce qui ne veut pas dire grand' chose dans un pays aussi grand que les USA J' étais donc assis là , tirant sur ma pipe , écoutant le tac_tac de la machine à écrire du bureau d' à_côté , le clang_glang des sémaphores du carrefour de Hollywood boulevard et le frémissement du printemps dans l' air , pareil au bruissement d' un sac de papier gonflé que le vent promène sur le trottoir bitumé . Elles sont d' assez belle taille , ces cigarettes ; mais c' est le cas de la_plupart_des cigarettes russes , et puis , la marihuana est une plante assez coriace . Chanvre indien , haschisch américain . Pièces à conviction . Bon Dieu c' est invraisemblable , ces chapeaux que portent les femmes . J' avais une migraine de cheval . Oh , merde ! Tirant mon canif de ma poche , j' ouvris la petite lame au tranchant de rasoir , celle que je n' utilisais pas pour nettoyer ma pipe , et je pris une des cigarettes . Comme l' aurait fait un chimiste _légiste : en fendre une du haut en bas , en examiner le contenu au microscope , pour commencer . Qui sait si par hasard elle ne réserverait pas une surprise ? Peu de chances , mais après tout , ces gars _là sont payés au mois et n' ont rien d' autre à foutre . J' en incisai une du haut en bas ; le bout de carton se défendait . OK , OK , moi aussi , je suis un coriace . Je le fendis quand même . Essayez un peu de m' en empêcher , pour voir ! Du bout de carton s' échappèrent plusieurs petits fragments de papier roulé , dur et glacé . En se détendant , ils révélèrent des caractères d' imprimerie . Redressant le buste , j' essayai de les étaler sur le verre , un à un , mais ils se dérobaient sous mes doigts . Me saisissant d' une autre cigarette , je lorgnai à l' intérieur du carton . Puis je me mis au travail de nouveau avec la petite lame , mais d' une autre façon : je mis la cigarette debout sur son extrémité de carton . Le papier était extrêmement mince sur toute la longueur et au toucher , on sentait nettement ce qu' il y avait dessous . Je détachai donc soigneusement le bout de carton et plus soigneusement encore , je l' incisai dans le sens de la longueur , mais superficiellement . Il s' ouvrit , montrant une seconde couche de carton , roulé , mais intact cette fois . Je le déchiffrai voluptueusement . C' était une mince carte de visite , ivoire pâle , presque blanc , sur laquelle des caractères gravés , délicatement ombrés , se détachaient nettement . Dans le coin inférieur gauche , un numéro de téléphone de Stillwood Heights ; dans le coin inférieur droit , ces mots : Sur rendez_vous seulement . Au milieu , en caractères à peine plus importants : Jules Amthor . En dessous , un peu plus petit : Expert médiumnique . Je pris la troisième cigarette . Et cette fois , avec beaucoup de difficultés , j' en sortis la carte de visite sans entamer le carton . C' était la même . Je la réintégrai dans sa cachette . Je consultai ma montre et posai ma pipe sur un cendrier , après quoi je dus regarder de nouveau ma montre pour savoir l' heure qu' il était . J' enveloppai les deux cigarettes opérées ainsi que la carte entamée dans un bout de papier de soie , et dans l' autre , je roulai la cigarette intacte . Cela fait , je mis les deux petits paquets sous clef dans mon tiroir de bureau . Jules Amthor , Expert médiumnique . Sur rendez_vous seulement . Un numéro de téléphone de Stillwood Heights et pas d' adresse . Trois cartes du même genre , roulées dans trois doses de thé , à l' intérieur d' un étui chinois ou japonais , brodé , à monture de fausse écaille ; un article de pacotille qui avait pu coûter trente_cinq ou soixante_quinze cents dans n' importe quel bazar oriental - Hooey Phooey - Long Sing Tung , enfin le genre de crèmerie où un Japonais susurre doucereusement son boniment de vendeur et rit aux éclats quand vous lui racontez que l' encens d' Arabie vous rappelle les bouics du bas quartier de San_Francisco . Et tout cela dans la poche d' un homme qui était on ne peut plus mort et qui avait sur lui un autre étui à cigarettes , de grand luxe celui_là , contenant des cigarettes qu' il fumait vraiment . Il avait dû l' oublier . Ça ne tenait pas debout . Peut_être ne lui appartenait _il même pas , peut_être l' avait _il ramassé dans un hall d' hôtel ? Et oublié qu' il l' avait sur lui . Oublié de le restituer . Jules Amthor , expert médiumnique … Le téléphone sonna , je décrochai , l' esprit ailleurs . La voix ferme , impérative , dénotait le flic sûr de lui . C' était Randall . Il n' aboyait pas . C' était le genre glacial . Alors vous ne saviez pas qui était cette jeune fille , hier soir ? Elle vous a ramassé sur le boulevard et vous étiez venu jusque_là à pied ? Vous vous y entendez pour mentir , Marlowe . Si vous aviez une fille , peut_être n' aimeriez _vous pas la voir assaillie par les reporters et les photographes de tous calibres ? Vous m' avez menti . C' était de tout coeur . Il resta un instant silencieux , comme s' il prenait une décision . Enfin , je n' insiste pas , dit _il . Je l' ai vue . Elle est venue me raconter son histoire . Elle se trouve être la fille d' un homme que je connaissais et respectais . Elle vous a raconté son histoire et vous lui avez raconté la vôtre . Je lui ai dit certaines choses , répliqua _t _il froidement , parce_que j' avais mes raisons . Et c' est pour cela que je vous appelle . La présente enquête va être menée secrètement . Nous avons l' occasion de liquider ce gang de voleurs de bijoux et nous allons le faire . Ah ! Parce que ce matin , il s' agit d' un meurtre commis par un gang ? Très bien . À propos , c' est de la poussière de marihuana qu' on a trouvée dans ce drôle d' étui - celui avec les dragons brodés . Vous êtes bien sûr qu' il n' en a pas fumé en votre présence ? Absolument sûr . Devant moi , il n' a fumé que les autres . Mais il n' est pas resté constamment en ma présence . Évidemment … Eh bien , je crois que c' est tout . Tâchez de vous rappeler ce que je vous ai dit hier soir . Ne cherchez pas à vous immiscer dans cette affaire . Tout ce qu' on vous demande , c' est le silence , sinon … Il s' interrompit . Je bâillai dans l' appareil . J' ai entendu ! jappa _t _il . Vous vous imaginez peut_être que je n' ai pas l' autorité suffisante pour vous faire tenir tranquille ? Détrompez _vous . La moindre fausse manoeuvre de votre part , et je vous fais boucler pour complicité présumée . Vous voulez dire que les journaux ne sauront rien de l' affaire ? On ne leur cachera pas le meurtre , mais ils ne sauront pas ce qu' il y a dessous . Vous non plus , dis _je . Je vous ai prévenu deux fois . Je ne vous préviendrai pas une troisième . Pour quelqu’un qui a vraiment des atouts en mains , vous êtes bien bavard . Il me raccrocha au nez . OK Qu’il aille se faire foutre , qu' il se casse la tête sur son mystère ! J' arpentai un moment mon bureau pour tâcher de me calmer , puis je me tapai une petite lampée de gnôle , consultai de nouveau ma montre sans y voir l' heure et m' assis une fois de plus derrière mon bureau . Jules Amthor , expert médiumnique . Consultations sur rendez_vous seulement . Avec assez de temps et d' argent , il vous débarrassera de tous vos maux , depuis le mari fatigué jusqu' à l' invasion de sauterelles . Charlatan , spécialiste du bobard en tous genres , marchand de courants d' air … un monsieur dont on trouve la carte de visite roulée à l' intérieur de cigarettes de kief , dans les poches d' un macchabée . Ça promettait . Je décrochai le téléphone , composai le régional et demandai le numéro de Stillwood Heights . CHAPITRE XV Une voix de femme me répondit ; voix sèche , un peu rauque , à l' accent étranger . Allô ! Pourrais _je parler à monsieur Amthor ? Ach , noo … Je recrette , je suis dessolée . Amthor chaînais parle tans le telephon ? Je suis sa secretére . Puis _je prendre un messache ? Quelle est votre adresse ? J' ai besoin de le voir . Ah ! C' est pour une consultation ? Il vous recevra avec blaisir . Mais il est drès drès occupé . Quand tésirez_vous le voir ? Immédiatement . Aujourd’hui même . Ach ! fit la voix d' un ton de regret . C' est impossible . Semaine prochaine , peut_être . Je recarde le lifre . Écoutez , laissez donc le lifre . Fous afez le grayon ? Mais certainement , j' ai … le grayon . Je … Alors écrivez : je m' appelle Philippe Marlowe . J' habite au 615 Cahuenga Building , Hollywood . C' est sur Hollywood Boulevard , près de Ivar . Mon numéro est Glenview 7537 . Je lui découpai les sept en quatre et trois puis j' attendis . Bien , monsieur Marloff . C' est nodé . Je voudrais voir monsieur Amthor au sujet d' un nommé Marriott . J' épelai cela également . C' est très urgent . Une question de vie ou de mort . Il faut que je le voie tout de suite , très vite . V _i _t _e . Vite ; en d’autres termes , sur_le_champ . C' est clair ? Vous parlez drèz … pizare . Non , dis _je en secouant l' appareil . Je me sens très bien . Je parle toujours comme ça . Il s' agit d' une affaire extrêmement scabreuse . M Amthor tiendra certainement à me voir . Je suis détective privé mais je ne veux pas aller trouver la police avant de lui avoir parlé . Ach ! la voix se figea comme une sauce de bar automatique . Vous êtes de la bolice , non ? Écoutez , dis _je . Je suis de la bolice non . Je suis un détective privé , confidentiel . Mais il n' en reste pas moins que c' est extrêmement urgent . Vous me rappelez , non ? Vous avez le numéro de téléphone , oui ? Si . J' ai le numéro de déléphone . Monsieur Marriott - il est malate ? Eh ben , on ne peut pas dire qu' il soit en train de s' envoyer en l' air . Alors , vous le connaissez ? Mais non . Vous dites , question de vie ou de mort . Amthor il quérit beaucoup de monde … Oui , eh ben , ce coup _ci il a loupé la commande . J' attends qu' il me téléphone . Là_dessus , je raccrochai et sautai sur la bouteille de service ; j' avais l' impression de sortir d' un hachoir . Dix minutes passèrent . La sonnerie retentit . La voix dit : Amthor vous voir à six heures . Parfait . À quelle adresse ? Il enferra une foiture . J' ai ma propre voiture , donnez _moi simplement … Il enferra une foiture , répéta froidement la voix . Et on raccrocha . Une fois de plus , je consultai ma montre . L' heure du déjeuner était passée . La gnôle que je venais d' avaler me brûlait l' estomac . Je n' avais pas faim ; j' allumai une cigarette . Elle avait le goût d' un tire_jus de plombier . Je fis un petit signe à Monsieur Rembrandt qui m' observait du mur , pris mon chapeau et sortis . J' étais à mi_chemin de l' ascenseur quand soudain l' idée me frappa ; sans raison , comme une brique qui vous dégringole sur le crâne . Je m' arrêtai pile , m' appuyai au mur en faux_marbre , repoussai mon chapeau sur mes yeux et brusquement j' éclatai de rire . Une jeune fille qui sortait de l' ascenseur et rentrait au boulot se retourna en passant et me lança un de ces coups d' oeil qui sont censés vous chatouiller l' épiderme , comme une maille filant tout au long d' un mollet . Je lui fis un petit salut de la main , réintégrai mon bureau et décrochai l' appareil . J' appelai un gars qui travaillait au cadastre d' une société d' emprunts immobiliers . Peut _on remonter jusqu' au titre de propriété en partant de l' adresse seule ? lui demandai _je . Naturellement , nous avons un fichier de recoupement . Quelle est l' adresse ? 1644 , 54e place Ouest . J' aimerais bien avoir quelques renseignements sur la situation fiduciaire de l' immeuble . Dans ce cas , il faudra que je vous rappelle . Quelle adresse , déjà ? Il rappela au bout de trois ou quatre minutes . Prenez un crayon , fit _il . C' est le lotissement n° 8 du bloc 11 , inclus dans la 4e section de Maplewood . La propriétaire en nom , sous réserve de certains détails , est une veuve Jessie Pierce Florian . Ah oui ? Quels détails ? Paiement de la moitié du foncier , deux crédits de ravalement en dix ans , crédit pour réfection du caniveau des eaux de pluie , de dix ans également , tout cela acquitté en son temps , ainsi qu' un premier emprunt de deux mille six cents dollars . Autrement dit , une de ces histoires où on peut vous flanquer dehors en moins de dix minutes ? Peut_être pas aussi vite , mais beaucoup plus vite que pour une hypothèque . Il n' y a là rien d' anormal , à part le montant de l' emprunt qui me paraît assez élevé pour le quartier , à moins qu' il ne s' agisse d' un immeuble neuf . C' est une très vieille maison complètement délabrée , dis _je . À mon avis , on pourrait l' avoir à moins de quinze cents . Alors la chose devient tout à fait anormale , étant donné que le financement a été renouvelé il y a un peu moins de quatre ans . Compris . Qui détient les traites ? Une société financière quelconque ? Non . Une personne privée . Un nommé Lindsay Marriott , célibataire . Ça va ? Je ne me souviens plus de ce que je lui répondis , ni la façon dont je le remerciai . Je dus probablement émettre quelques vagues sons après quoi je restai là immobile , fixant machinalement le mur . Soudain , je me sentis une chaleur à l' estomac . J' avais faim . Je descendis déjeuner à la Cafeteria du Mansion House , ensuite je sortis ma voiture du parc à autos derrière mon immeuble et je pris la direction de la 54e place Ouest . Ce coup _ci , je n' avais pas embarqué de gnôle . CHAPITRE XVI Le quartier avait le même aspect que la veille . La rue était déserte , exception faite d' un camion frigorifique , de deux Ford engagées dans des allées particulières et d' un tourbillon de poussière qui tournait le carrefour . Je dépassai le 1644 à petite allure , garai ma voiture un peu plus loin et me mis à observer les maisons attenantes à celle qui m' intéressait . Puis je revins à pied et m' arrêtai devant celle_ci . Le palmier était toujours aussi rébarbatif et la pelouse aussi desséchée . La maison paraissait vide mais ne l' était probablement pas . C' était son air naturel . Sur le perron , le fauteuil à bascule n' avait pas bougé . Sur le petit chemin en ciment traînait un bout de papier . Je le ramassai , le défroissai machinalement contre ma cuisse et juste à ce moment , je vis bouger le rideau de la maison d' à_côté . Encore la vieille chouette . Je rabattis mon chapeau sur mes yeux en bâillant . Un nez pointu s' aplatit contre la vitre … Des cheveux blancs là_dessus , et des yeux qui , d' où je me tenais , n' étaient que des yeux . Je déambulai le long du trottoir sous ce regard qui m' épiait et arrivé devant chez elle , je gravis le perron et sonnai . Comme déclenchée par un ressort , la porte s' ouvrit brusquement et je me trouvai en face d' une grande vieille bique au menton de lapin . Vus de près , ses yeux luisaient comme des feux sur une eau morte . J' ôtai mon chapeau : Vous êtes bien la personne qui a téléphoné à la police au sujet de madame Florian ? Sans se démonter , elle me dévisagea des pieds à la tête , sans rien omettre , pas même probablement le grain de beauté que j' ai sur l' omoplate gauche . J' dis pas oui et j' dis pas non , jeune homme . Qui êtes _vous , d’abord ? claironna _t _elle , d' une voix qui devait faire la loi aux meetings du lavoir municipal . J' suis détective . Jésus , Marie , Joseph , fallait le dire ! Qu' est_ce_qu' elle a encore fait ? J' ai rien vu et je suis restée là tout le temps . J' ai envoyé Henri faire les courses à ma place . Rien n' a bougé à côté . Elle ôta le crochet de la porte grillagée et me fit entrer . Le vestibule sentait l' encaustique ; il était encombré de meubles de bois sombres garnis de panneaux et de moulures , style 1900 , mais pas spécialement laids . Elle me fit passer dans une pièce donnant sur la façade et dont tous les sièges étaient ornés de têtières de dentelles . Elle en avait collé partout où elle avait pu enfoncer une épingle . Mais dites donc , est_ce_que je ne vous ai pas d' jà vu ? fit _elle soudain avec un brin de méfiance . Mais pour sûr … c' est vous qu' êtes venu … Tout juste . Ça ne m' empêche pas d' être un détective . Qui est Henri ? Oh , un petit noir que j' envoie faire mes courses . Alors , qu' est _ce qui vous amène , jeune homme ? Elle se mit à tapoter son tablier à carreaux blancs et rouges en me guignant d' un petit oeil allumé et fit claquer deux ou trois fois son râtelier contre son palais , histoire de s' assurer qu' il tenait toujours . Les agents sont _ils venus ici , en sortant de chez madame Florian ? Quels agents ? Les policiers en uniforme , répondis _je en maîtrisant mon irritation . Oui , sont entrés une minute . Y savaient rien . Décrivez _moi l' homme qui est venu , voulez _vous ? - celui qui avait un revolver et que vous avez signalé à la police . Elle me le décrivit , minutieusement . Pas de doute , c' était bien Malloy . Qu' est_ce_qu' il avait comme voiture ? Une toute petite auto . C' est à peine s' il a pu rentrer dedans . C' est tout ce que vous trouvez à me dire ? Cet homme est un assassin . Elle ouvrit une bouche grande comme une porte cochère , mais ses yeux eurent une lueur de satisfaction . Jésus , Marie ! Je voudrais pouvoir vous en dire plus , jeune homme , mais les automobiles , je n' y connais pas grand' chose ! Un assassinat , vous dites ! Oui . Que savez _vous sur madame Florian ? Elle fit une bouche en cul de poule . C' est pas ce qui s' appelle une bonne voisine … pas liante . Elle nous casse les oreilles toute la nuit avec sa radio … n' arrête pas de chanter … et puis ça parle à personne … Elle se pencha légèrement vers moi : Je ne pourrais pas le jurer , mais j' ai dans l' idée que cette femme _là , elle doit prendre des boissons alcooliques . Elle reçoit beaucoup de monde ? Personne ne met jamais les pieds chez elle . Évidemment , vous le sauriez , n' est _ce pas , madame … Morrisson . Madame Morrisson . Et comment que je le saurais ! Jésus , Marie , Joseph … Je n' ai rien d' autre à faire que de regarder par la fenêtre . Vous devez bien vous amuser . Madame Florian habite là depuis longtemps ? Depuis quelque chose comme dix ans , j' ai idée . Elle était mariée , autrefois . M' avait tout l' air d' une sale engeance , celui_là . Il est mort . Elle s' interrompit , réfléchit un instant : De sa belle mort , faut croire . Jamais couru de bruits là_dessus , en tout cas . Il lui a laissé de l' argent ? Ça , j' sais pas . Elle refaisait sa bouche en cul de poule . Je n' avais plus qu' à jeter l' éponge . Il est venu quelqu’un depuis le passage de la police ? Rien vu . Merci infiniment , madame Morrisson . Je ne veux pas vous déranger plus longtemps . Vous vous êtes montrée fort aimable et vos renseignements m' ont été précieux . Là_dessus , je pris la porte . Elle me suivit , se racla la gorge et refit claquer son râtelier deux ou trois fois . Quel numéro dois _je appeler , demanda _t _elle , un peu radoucie . Université 4_5000 . Demandez le lieutenant Nulty . De quoi vit _elle ? Assistance Sociale ? Ce n' est pas le genre du quartier , siffla _t _elle , l' air pincé . J' ouvris la porte grillagée , la franchis et la remerciai de nouveau . Elle souriait , à présent . D' un sourire aussi mordant que son regard . Elle reçoit une lettre recommandée tous les premiers du mois , lança _t _elle soudain . Je me retournai et j' attendis la suite . Elle se pencha vers moi : Le facteur s' arrête chez elle et la fait signer , tous les premiers du mois . Alors elle se met sur son trente_et_un , elle sort et ne rentre qu' à des heures impossibles , ce jour _là . Après ça , on l' entend chanter tout le restant de la nuit . Il y a même des fois que je voulais appeler la police , tellement elle faisait de foin . Je donnai une petite tape sur le bras grêle . Une femme comme vous , madame Morrisson , on n' en rencontre malheureusement pas souvent . Je mis mon chapeau , l' ôtai pour la saluer et pris congé . Arrivé au bas du perron , il me vint brusquement une idée qui me fit remonter en vitesse . Elle se tenait toujours contre le grillage , la porte proprement dite ouverte derrière elle . C' est demain le premier , dis _je . Le premier avril … Poisson d' avril . Tâchez de voir si elle reçoit bien sa lettre recommandée , voulez _vous , madame Morrisson ? Ses yeux brillèrent d' aise ; elle se mit à rire , d' un rire pointu et éraillé de vieille femme . Poisson d' avril ! gloussa _t _elle . Elle ne la recevra peut_être pas ! Je la laissai à ses hoquets de vieille poule . CHAPITRE XVII J' eus beau sonner et frapper , personne ne me répondit à côté . J' insistai . La porte grillagée n' étant pas accrochée , j' ouvris et tournai le bouton de la porte d' entrée . Elle n' était pas verrouillée non plus . Je m' introduisis dans la maison . Rien de changé : l' odeur de gin était toujours là . Toujours pas de cadavre sur le plancher . Un verre sale était posé sur la petite table installée près du fauteuil à bascule . La radio était muette . Je gagnai le divan et tâtai derrière les coussins : la bouteille vide de l' autre fois s' était dégoté une frangine . J' appelai . Pas de réponse . Puis je crus entendre une espèce de halètement , long , pénible , tenant à la fois du grognement et du râle . Je franchis le portique et me faufilai dans le petit couloir . La porte de la chambre à coucher était entrouverte ; c' est de là que provenait la plainte . Je passai la tête pour regarder . Madame Florian était au lit , couchée sur le dos , le couvre_pied remonté jusqu' au menton ; un des pompons de la frange lui rentrait quasiment dans la bouche . Sa longue face bilieuse complètement avachie semblait presque inanimée , et ses cheveux sales traînaient sur l' oreiller . Ses yeux s' ouvrirent lentement et me regardèrent sans me voir . La pièce puait le renfermé , le sommeil , l' alcool et la crasse . Un réveil de bazar battait la breloque sur la commode pelée . Au mur , un miroir reflétait l' image déformée du visage de la vieille . La malle d' où elle avait tiré les photos était encore ouverte . Bonjour , madame Florian , lui dis _je . Vous êtes malade ? Elle remua faiblement les lèvres , les frotta l’une contre l' autre , sortit le bout de la langue pour les humecter puis fit jouer ses mâchoires . La voix qui sortit de sa bouche était plus éraillée qu' un vieux disque de gramophone trouvé dans une sablière . Ses yeux parurent me reconnaître mais n' en manifestèrent nul plaisir . Vous l' avez pris ? Moose ? Oui . Pas encore . Bientôt , j' espère . Elle écarquilla les yeux puis elle clignota des paupières comme pour se débarrasser d' une taie gênante . Vous devriez fermer votre porte à clef , dis _je . Il serait capable de revenir . Non mais … vous croyez que j' ai peur de Moose ! Vous m' en aviez tout l' air quand je vous ai parlé hier . Cela lui donna à réfléchir . Et réfléchir lui était pénible . Z' avez de la gnôle ? Non , je n' en ai pas apporté aujourd’hui , madame Florian . Je n' étais pas très en fonds . Le gin coûte pas cher , et ça ravigote . J' irai peut_être en chercher tout à l' heure . Alors , vous n' avez pas peur de Moose ? Pourquoi voulez _vous que j' aie peur de lui ? Bon … bon … Je vous crois . Mais de quoi avez _vous peur , alors ? Une lueur fugace brilla dans ses yeux . Ohhhh … barrez _vous ! J' peux pas blairer les flics . Je restai silencieux . M' adossant au chambranle de la porte , je portai une cigarette à mes lèvres et me contorsionnai pour me cogner le bout du nez avec . Ce n' est pas tellement facile . Les flics … reprit _elle comme en aparté . Jamais ils ne l' attraperont . C' est un brave gars , il a du pognon plein ses poches et les amis ne lui manquent pas . Vous perdez votre temps , poulet . C' est juste histoire de me renseigner , dis _je . D' ailleurs , il était pour ainsi dire en état de légitime défense . Où est_ce_qu' il peut bien être ? Avec un léger ricanement , elle s' essuya les lèvres à la frange du couvre_pieds . La pommade maintenant ! Patte de velours … Astuces de flic … Et vous croyez encore que ça rend ? J' aimais bien Moose , dis _je . Une lueur d' intérêt apparut dans ses yeux . Vous le connaissez ? J' étais avec lui hier , quand il a tué le nègre dans la boîte de Central Avenue . Elle ouvrit la bouche toute grande et se mit à rire , d' un rire de folle , sans faire plus de bruit qu' un biscuit à la cuiller qu' on casse . Elle en pleurait . C' est un malabar , dis _je . Un bon type d' ailleurs , un peu sentimental . Il avait l' air d' y tenir , à sa petite Velma . Ses yeux se voilèrent . Je croyais que c' était sa famille qui la cherchait , dit _elle doucereusement . Sa famille aussi . Mais elle est morte , à ce que vous m' avez dit . Il n' y a pas à chercher plus loin . Où est _elle morte ? À Dalhart , dans le Texas . Un mauvais rhume . Ça lui est tombé sur la poitrine et hop , elle a plié bagage ! Vous étiez là ? C' te blague ! Non , j' étais pas là ! On me l' a dit . Ah … et qui vous l' a dit , madame Florian ? Un cabot quelconque . Le nom m' échappe pour le moment . Un bon petit coup de gnôle me rafraîchirait bien la mémoire . J' ai le gosier en carton bitumé . Et t' es plus moche qu' un vieux chameau , ajoutai _je à part moi . Encore un mot , après quoi il se peut que j' aille faire un saut pour vous chercher du gin . Je me suis renseigné sur le titre de votre maison , sans savoir au juste pourquoi , d' ailleurs … Sous les couvertures , son corps devint rigide comme un mannequin ; ses paupières mêmes s' étaient figées sur l' iris vitreux ; elle retint son souffle . Il y a un emprunt de gagé dessus , repris _je , un emprunt assez important si on s' en réfère à la valeur des immeubles dans ce quartier . C' est un nommé Lindsay Marriott qui détient les papiers … Ses yeux clignotèrent vivement , mais rien d' autre ne bougea . Elle continuait à me fixer . Je travaillais pour lui autrefois , dit _elle enfin . J' étais domestique dans sa famille . Il s' occupe un peu de moi , comme qui dirait … Ôtant la cigarette de ma bouche , je la considérai machinalement , puis je la recollai entre mes lèvres . Hier après_midi , quelques heures après notre entretien , Monsieur Marriott m' a téléphoné à mon bureau . Il m' a proposé un boulot . Quel genre de boulot ? Elle croassait , maintenant . J' eus un haussement d' épaules . Je ne peux pas vous le dire . Secret professionnel , je suis allé chez lui hier soir . Pour un sale bâtard de flic , vous avez du flair , articula _t _elle péniblement et sa main bougea sous le couvre_pieds . Je continuai à la dévisager sans rien dire . Astuces de flic ! … ricana _t _elle de nouveau . Je promenai la main le long du chambranle . Le bois était poisseux . Rien que d' y toucher , on avait envie de se décrasser au savon noir . Eh ben , voilà , c' est tout , dis _je aimablement . Je me demandais simplement quel rapport … C' est peut_être qu' une coïncidence , après tout . Mais au premier abord , j' avais cru que ça pouvait signifier quelque chose . Astuces de flics ! répéta _t _elle d' une voix sans expression . Même pas un vrai flic … une bourrique ! Peut_être bien , dis _je . Alors , au revoir , madame Florian … À propos , je ne crois pas que vous receviez de lettre recommandée demain matin . Elle rejeta violemment les couvertures et d' une secousse , se dressa sur son séant , les yeux fulgurants . Elle tenait un objet brillant dans sa main droite , - un petit revolver . C' était un vieux modèle usagé , mais qui n' en était pas moins menaçant . Dites ce que vous avez à dire ! ragea _t _elle , … et vite ! Nous nous dévisageâmes , le revolver et moi . Le canon tremblait un peu , comme la main qui le tenait , mais les yeux étaient toujours aussi méchants ; un peu de bave coulait du coin des lèvres . On pourrait travailler ensemble , dis _je . Le revolver et la mâchoire s' affaissèrent en même temps . J' en profitai pour franchir les quelques centimètres qui me séparaient de la porte et me faufilai derrière le battant . Pensez _y ! lui criai _je en m' en allant . Je n' entendis aucune réponse , pas le moindre son . Je cavalai à travers le corridor et la salle à manger et sortis de la maison . J' avais une sensation bizarre dans le dos en descendant le passage menant à la rue . J' avais des fourmillements dans tous les muscles . Pourtant , il n' arriva rien . Je suivis le trottoir , remontai dans ma voiture et m' éloignai rapidement . C' était le dernier jour de mars et on se serait cru en plein été . Installé au volant , j' avais tellement chaud que l' envie me prit de tomber la veste . Devant le poste de la 77e rue , deux hommes de la patrouille volante étaient en train de se faire des cheveux pour un pare_choc faussé . Je franchis les portes battantes et abordai un lieutenant en uniforme qui parcourait les notes de service , derrière le comptoir . Je lui demandai si Nulty était en haut . Il me répondit qu' il le croyait et est_ce_que j' étais un de ses amis . Oui , lui dis _je . OK fit _il , montez . Sur quoi je grimpai les marches éculées , suivis le couloir et frappai à la porte . Une voix brailla quelque chose et j' entrai . Installé dans un fauteuil , les pieds sur un autre , il se curait les dents en contemplant avec une attention passionnée son pouce gauche qu' il tenait levé à bout de bras . Le pouce me parut en fort bon état , mais à l' air soucieux de Nulty , on aurait pu croire qu' il désespérait de le voir guérir . Il le ramena sur sa cuisse , posa les pieds à terre d' une secousse , et ses yeux se portèrent sur moi . Il était vêtu d' un complet gris et un mégot de cigare mâchonné attendait sur le bureau de prendre la succession du cure_dents . Retournant le coussin de feutre qui gisait détaché sur l' autre fauteuil , je m' assis et me piquai une cigarette dans le portrait . Ah , c' est vous … fit Nulty sans se donner la peine de remuer la bouche , tout en contemplant son cure_dents pour voir s' il était suffisamment mâchouillé . Du nouveau ? Sur Malloy ? Je ne m' en occupe plus . Qui est dessus ? Personne . Pour quoi faire ? Il a mis les voiles . Son signalement a été transmis à tous les postes par télétype . Collé des placards partout . Il y a une paie qu' il doit être au Mexique , bon Dieu ! Oh , après tout , il n' a jamais tué qu' un nègre , dis _je . Tout juste passible de contravention , j' imagine … Ça vous intéresse toujours ? Je croyais que vous aviez du travail ? Ses yeux pâles traînèrent sur mon visage un renard moite . J' avais un boulot hier soir , mais ça n' a pas duré . Vous l' avez toujours , cette photo de Pierrot ? Il tâtonna dans son sous_main et en sortit le portrait . Jolie , incontestablement . Je scrutai le visage . Au fond , elle est à moi , dis _je . Et si vous n' en avez pas besoin pour les Archives , je la reprends . Elle devrait être dans le fichier , je suppose , fit Nulty . Mais je l' avais oubliée . C' est bon , que personne ne le sache . J' ai déjà retourné le dossier . Je fourrai la photo dans la poche poitrine et me levai . Eh bien , ma foi , je crois que c' est tout , dis _je d' un air un peu trop désinvolte . Je flaire quelque chose , dit froidement Nulty . Le couloir était silencieux ; tout l' immeuble était silencieux . Devant le bâtiment , les gars de la patrouille volante continuaient à se désoler devant le pare_choc endommagé . Je remontai en voiture et regagnai Hollywood . Au moment où je pénétrai dans le bureau , le téléphone sonnait . Je m' aplatis sur le meuble et décrochai : Oui ? J' ai bien affaire à Monsieur Philip Marlowe ? Oui , c' est Marlowe à l' appareil . Ici la résidence de Madame Grayle . Madame Merwin Lockridge Grayle . Madame Grayle désirerait vous voir . Dès que cela vous sera possible . À quel endroit ? Au 962 , Aster Drive à Bay City . Puis _je lui confirmer que vous serez là d' ici une heure ? C' est monsieur Grayle qui est à l' appareil ? Oh non , monsieur , c' est le majordome ! Eh ben c' est moi que vous entendez sonner en bas en ce moment , moi_même en personne ! CHAPITRE XVIII Ce quartier de Bay City était situé à proximité de la mer . On ne la voyait pas , mais l' air était saturé d' effluves marins . Aster Drive décrivait une longue courbe à cet endroit ; les maisons qui la bordaient - côté terre - étaient simplement des villas plaisantes , mais celles qui dominaient le canyon étaient de grandes propriétés tranquilles , entourées de hautes murailles , avec grilles en fer forgé et boulingrins et à l' intérieur - mais encore fallait _il pouvoir y pénétrer - brillait un soleil premier choix ( livraison ultrasilencieuse garantie , modèle spécial pour rupins ) . Un homme vêtu d' une tunique russe bleu foncé , de leggins vernis et de vastes culottes de cheval , se tenait dans l' entrebâillement de la grille . Je cherche la propriété de Madame Grayle , dis _je . C' est ici ; il n' y a personne . On m' attend . Il hocha la tête et ses yeux scintillèrent . Votre nom ? Philip Marlowe . Un instant . Il gagna sans se presser un des piliers de la grille et fit jouer une petite porte de fer : il y avait un téléphone dans la niche . Il eut quelques mots brefs , claqua la petite porte et vint me retrouver . Prouvez _moi votre identité . Je lui montrai ma plaque sur le tableau de bord . Ça ne prouve rien , dit _il . Qui me dit que c' est votre voiture ? J' ôtai la clef de contact et je descendis . Je me trouvai nez à nez avec lui . Son haleine fleurait le bon cru , du cinq étoiles , au moins . Vous avez encore été faire un tour dans la cave à liqueurs ? dis _je . Il sourit . Ses yeux me jaugèrent . Écoutez , je vais parler au majordome par téléphone . Il reconnaîtra ma voix . Cela vous suffira _t _il ou bien faudra _t _il que vous me portiez à_califourchon ? Je ne suis qu' un simple employé , fit _il doucement . Sans ça … Il laissa sa phrase en suspens et continua à sourire . Vous êtes un bon garçon , dis _je en lui tapotant l' épaule . Vous sortez de Dartmouth , ou de Dannemora2 ? Merde alors ! Fallait le dire tout de suite que vous étiez flic ! Nous partîmes à rire et sur un geste de sa main , je franchis la grille . L' allée décrivait une courbe et une haie taillée dressait de chaque côté son haut écran vert sombre qui cachait à la fois la rue et la maison . À travers une grille peinte en vert , j' aperçus un jardinier japonais sarclant une immense pelouse . Il venait d' extirper la dernière mauvaise herbe du vaste tapis de velours et la considérait avec une grimace de mépris , comme tout jardinier japonais qui se respecte . Puis la haute haie se referma de nouveau sur moi et pendant une trentaine de mètres , je ne vis plus rien . Finalement , le mur de verdure s' écarta encore pour se terminer en une grande clairière dans laquelle une demi_douzaine de voitures se trouvaient parquées . L’une d' elles était un faux _cabriolet ; il y avait entre autres deux belles Buick dernier modèle peintes en deux tons , dont je me serais contenté pour aller faire mon marché … une limousine noire dont les auvents de capot étaient en nickel mat et les enjolivures de la taille d' une roue de bicyclette … et un cabriolet de sport de forme élancée , à la capote baissée . De là , une courte allée cimentée , extrêmement large , menait à l' entrée latérale de la maison . À ma gauche , j' entrevis un jardin en rocaille , grand comme Versailles , orné de statues ahurissantes et de fausses ruines parmi d' innombrables parterres fleuris . Il y avait des fleurs par millions . Quant_à la maison proprement dite , ce n' était pas grand_chose . Un peu moins grande que Buckingham_Palace … en pierres grises - détail qui détonnait en Californie - elle devait compter un peu moins de fenêtres que le Rockfeller Center . Je me faufilai vers l' entrée latérale et appuyai sur un bouton ; quelque part dans le lointain , un carillon retentit avec à peu près autant de discrétion que les cloches de Notre_Dame un matin de Pâques . Un type à gileton rayé et à boutons de cuivre m' ouvrit , s' inclina , prit mon chapeau et s' en alla cueillir des pâquerettes , son boulot de la journée terminé . Derrière lui dans la pénombre , un homme en pantalon fantaisie repassé à la meule , veston noir , col cassé et cravate de soie noire , inclina de quelques centimètres sa tête argentée et dit : Monsieur Marlowe ? Voulez _vous me suivre , je vous prie … Nous traversâmes un hall . Parfaitement silencieux , ce hall . Même une mouche ne s' y serait pas hasardée . Des tapis orientaux partout , et des toiles sur tous les murs . Nous fîmes un long détour et ça recommença : des galeries à n' en plus finir . Par une porte_fenêtre , j' aperçus dans le lointain un coin de mer bleue et je me souvins brusquement que nous étions tout en haut d' une des corniches dominant le Pacifique . Le majordome posa la main sur la poignée d' une porte , la poussa contre un murmure de voix , s' effaça , et j' entrai . Je me trouvai dans une belle pièce aux larges fauteuils anglais disposés en rond sur une carpette de prix , devant une cheminée . Des fleurs partout . L' ambiance était confortable , intime , à la fois moderne sans être agressive , ancienne sans faire musée . Dans les fauteuils , trois personnes étaient assises , qui se turent subitement à mon entrée et me regardèrent traverser la pièce . L’une d' elles était Anne Riordan . Exactement comme je l' avais vue le matin même , à part le verre rempli de liquide ambré qu' elle tenait à la main . Le deuxième personnage était un homme , grand , mince , au menton en galoche et aux yeux creux . Son visage triste était d' une pâleur terreuse . Il devait avoir une bonne ou plutôt une mauvaise … soixantaine d' années . Il était vêtu d' un complet de ville foncé , portait un oeillet rouge à la boutonnière et avait l' air soumis . Dans la troisième personne , je reconnus la blonde . Elle portait un ensemble d' après_midi bleu turquoise très pâle . Je ne m' attardai pas à détailler ses vêtements . Elle ne les avait pas choisis elle_même . Elle allait chez le bon couturier et le type devait avoir l' oeil . L' important était de la faire paraître le plus jeune possible et de mettre en valeur le bleu de ses yeux lapis_lazuli . Ses cheveux aux reflets dorés avaient été ébouriffés avec art - juste ce qu' il fallait . Roulée comme un pape - rien à dire là_dessus . Sa robe , d' une simplicité recherchée , ne comportait pour tout ornement qu' un clips en diamants au ras du cou . Ses mains n' étaient pas spécialement petites , mais elles avalent de la grâce et les ongles y apportaient la touche vibrante classique - presque opéra . Elle me gratifia d' un de ses sourires . Elle devait sourire volontiers , pourtant ses yeux ne se réchauffaient pas ; ils apparaissaient prudents et réfléchis . Et la bouche était sensuelle . C' est très aimable à vous d' être venu , dit _elle . Je vous présente mon mari . Veux _tu offrir un verre à monsieur Marlowe , mon chou ? Monsieur Grayle me serra la main . La sienne était froide et légèrement moite . Il avait un regard de chien battu . Il me prépara un Scotch à l' eau de Seltz et me le tendit . Puis il alla s' asseoir dans un coin et se tint coi . J' avalai la moitié de mon whisky et adressai un sourire à Mademoiselle Riordan . Elle me regardait d' un air absent , comme si brusquement elle venait de découvrir une nouvelle piste . Croyez _vous pouvoir faire quelque chose pour nous ? demanda la belle blonde en fixant le fond de son verre . Si oui , j' en serais ravie . Mais la perte est peu de chose en comparaison de l' embêtement que cela représente d' être mêlé à tous ces gangsters et à tous ces affreux personnages . En réalité , je ne sais pas grand_chose de cette affaire , dis _je . Oh ! j' espère que cela vous sera possible . Elle me décocha un sourire qui alla droit au fond de ma poche _revolver . Je vidai mon verre ; je commençais à me décontracter . Madame Grayle appuya sur un bouton dissimulé dans l' accoudoir du canapé et fit apparaître un valet de pied . D' un doigt nonchalant , elle désigna le plateau . Il eut un regard circulaire et prépara deux whiskys _soda . Mademoiselle Riordan affectait toujours de siroter son premier verre et apparemment , Monsieur Grayle ne buvait pas . Le valet de pied sortit . Madame Grayle et moi levâmes nos verres . Elle se croisa les jambes d' une façon un tantinet ostensible . Je ne sais si je pourrai vous être utile , dis _je . J' en doute . Sur quoi repartir ? Je suis sûre que vous pouvez m' aider , répondit _elle avec un nouveau sourire . Jusqu' à quel point Lin Marriott vous a _t _il mis au courant ? Elle lança un coup d' oeil du côté de Mademoiselle Riordan mais celle_ci n' en sut rien : elle était tournée de l' autre côté . Alors , s' adressant à son mari : Est _il nécessaire de t' ennuyer avec toutes ces histoires , mon chou ? Monsieur Grayle se leva , me présenta ses compliments et dit qu' il allait s' étendre un moment : il ne se sentait pas très bien et me priait de l' excuser . Il était tellement poli que j' avais envie de le prendre dans mes bras et de le porter dans sa chambre , rien que pour montrer combien j' appréciais sa courtoisie . Il s' en alla en refermant doucement la porte derrière lui , comme s' il avait eu peur de réveiller quelqu’un . Madame Grayle resta un moment les yeux fixés sur la porte , puis elle arbora de nouveau son sourire et se tourna vers moi : Je présume que vous n' avez pas de secrets pour Mademoiselle Riordan ? Je ne me livre complètement à personne , madame Grayle . Il se trouve que Mademoiselle Riordan sait certaines choses concernant cette affaire - ce qu' il y a à savoir . Je vois . Elle sirota un ou deux petits coups , puis lampa son verre d' un trait et le reposa . Oh , et puis y en a marre du genre salon de thé ! s' exclama _t _elle soudain . Parlons un peu sérieusement ! Vous êtes bien joli garçon pour faire ce métier _là . Ce n' est pas toujours ragoûtant , il est vrai . Ce n' était pas péjoratif . Et … ça rapporte ? - ou peut_être me trouvez _vous impertinente ? Pas des masses . On se fait vieux bien souvent mais on se marre quelquefois . Et puis il y a toujours la possibilité de décrocher la belle affaire . Eh bien , euh … Elle se tourna vers Anne Riordan et attendit . Son regard était explicite . Anne Riordan se leva , emportant son verre encore plein qu' elle posa sur le plateau . Je ne pense pas que vous soyez pris de court , dit _elle , mais si vous l' étiez … En tout cas , merci d' avoir bien voulu me recevoir , madame Grayle . Je n' utiliserai rien de ce que vous m' avez dit , vous avez ma parole . Seigneur ! Vous ne partez pas déjà ? fit Madame Grayle en souriant . Anne Riordan se mordit la lèvre et la tint un moment serrée , comme si elle se demandait si elle devait la couper d' un coup de dent et la cracher sur le parquet ou la garder encore un moment . Désolée , mais il le faut . Je ne travaille pas pour Monsieur Marlowe . Je ne suis qu' une amie . Au revoir , madame Grayle . La blonde se confectionna un visage épanoui . J' espère avoir le plaisir de vous revoir bientôt . Passez donc quand vous voudrez . Elle appuya deux fois sur le bouton . Cela déclencha le majordome . Il vint ouvrir la porte . Anne Riordan sortit rapidement . Quand la porte se fut refermée , Madame Grayle resta un long moment à la considérer ; un faible sourire errait sur ses lèvres . C' est bien mieux ainsi , vous ne trouvez pas ? dit _elle après un silence . J' approuvai d' un signe de tête . Vous devez vous demander comment il se fait qu' elle en sache si long , puisqu' elle n' est qu' une amie , dis _je . C' est une bizarre petite fille . Elle en a découvert une partie toute seule , comme par exemple votre nom et le fait que vous êtes la propriétaire du collier , le reste , ma foi , elle est tombée dessus par hasard . Elle s' est trouvée là hier soir , dans la combe où Marriott a été tué . Elle passait de ce côté en voiture . Elle a vu briller une lumière et s' est amenée … Oh ! Madame Grayle leva vivement son verre et fit une grimace dégoûtée . Quelle affreuse histoire ! Pauvre Lin ! C' était un assez vilain coco … je dois dire … comme la_plupart_des amis que l' on a … mais mourir de cette façon , c' est horrible ! Elle frissonna , ses yeux s' agrandirent et son regard s' assombrit . Alors n' ayez aucune crainte en ce qui concerne Mademoiselle Riordan . Elle ne parlera pas . Son père était chef de la police de Bay City , autrefois . Oui , elle me l' a dit . Mais vous ne buvez pas … Je vous assure que si . En tout cas , personnellement , j' appelle ça boire . Nous devrions pouvoir nous entendre . Est_ce_que Lin - je veux dire Monsieur Marriott - vous a raconté l' attentat ? Ça s' est passé quelque part entre ici et le Trocadéro … il ne m' a pas dit exactement … trois ou quatre hommes ? Elle hocha sa tête aux reflets d' or : Oui . Et vous savez , il y a quelque chose d' assez curieux dans la façon dont ça s' est passé . Ils m' ont rendu une de mes bagues , fort jolie d' ailleurs . Il me l' a dit . Et chose bizarre , je ne portais presque jamais ce collier . Parce que , n' est _ce pas , c' est une véritable pièce de musée ; il en existe vraisemblablement très peu du même genre , dans le monde . C' est un jade très rare et cependant , ils ont sauté dessus tout de suite . Vous ne trouvez pas curieux qu' ils se soient rendu compte de sa valeur ? Ils savaient très bien que vous ne l' auriez pas porté , sans cela . Qui savait que c' était un bijou précieux ? Elle réfléchit . C' était un spectacle agréable . Elle avait toujours les jambes croisées , toujours aussi négligemment . Toutes sortes de gens , j' imagine . Mais qui savait que vous le porteriez précisément ce soir _là ? Elle haussa les épaules . Je m' efforçai de tenir son regard en laisse . Ma femme de chambre . Mais elle avait déjà eu mille occasions … et puis , j' ai confiance en elle … Pourquoi ? Je ne pourrais pas dire au juste . Il y a des gens qui m' inspirent confiance . Vous , par exemple . Marriott vous inspirait confiance ? Ses traits se durcirent légèrement , ses yeux se firent attentifs . Pas pour certaines choses . Pour d’autres , oui . Il y a des nuances . Elle avait une manière agréable de s' exprimer : posée , à demi cynique sans être désabusée ni vulgaire ; elle modulait bien ses mots . Bon … Et à part la femme de chambre ? Le chauffeur ? Elle fit non de la tête . C' est Lin qui conduisait ce soir _là . Dans sa propre voiture . Je crois même que Georges n' était pas là , d' ailleurs . C' était jeudi , n' est _ce pas ? Je n' y étais pas . Marriott m' a dit que l' histoire s' était passée quatre ou cinq jours auparavant . Si c' était jeudi , cela ferait une semaine . Eh bien , c' était jeudi . Lorsqu' elle tendit le bras pour prendre mon verre , ses doigts effleurèrent les miens . Le contact de sa peau était doux . Le jeudi est le jour de sortie hebdomadaire de Georges . Elle me versa une large rasade de la liqueur moelleuse et dorée qu' elle aspergea d' eau de Seltz . C' est le genre d' alcool qui se boit comme du petit lait et dont on croit qu' il ne tire pas à conséquence . Elle suivait la même cure . Lin vous a parlé de moi ? demanda _t _elle à voix basse , les yeux toujours attentifs . Il s' en est bien gardé , au contraire . Alors il a probablement dû vous induire en erreur , en ce qui concerne la date exacte . Voyons un peu : femme de chambre et chauffeur hors de cause ; en tant que complices , je veux dire . Pas pour moi . Enfin … j' essaie simplement d' y voir clair , dit _elle en riant . Reste Newton , le majordome . Il a pu voir le collier à mon cou . Mais ce collier tombe assez bas et j' avais ma cape de renards blancs … non , je ne crois pas qu' il ait pu le voir . Vous deviez être mignonne à croquer … Vous ne seriez pas un peu éméché , par hasard ? Il m' est arrivé d' être moins rond . Elle renversa la tête et partit d' un rire perlé . Je n' ai connu dans ma vie que quatre femmes capables de s' esclaffer de cette manière sans s' enlaidir . Elle en était une . Newton est ok , dis _je . Ce n' est pas le genre à se mettre en cheville avec des chenapans . Notez qu' il ne s' agit là que d' une impression . Et le valet de pied ? Elle chercha dans ses souvenirs , puis secoua la tête : Il ne m' a pas vue . Personne ne vous a demandé de porter le jade ? Instantanément , son regard se mit sur le qui_vive . Si vous croyez que je ne vous vois pas venir , vous vous faites des illusions . Elle prit mon verre pour le remplir . Je le lui abandonnai , malgré qu' il en restât encore un doigt . Mes yeux s' attardèrent sur les courbes adorables de son cou . Quand elle eut rempli les verres et que nous eûmes repris notre traitement , je lui dis : Mettons les choses au net et ensuite je vous dirai mon idée . Racontez _moi la soirée . Elle consulta sa montre_bracelet en remontant , pour ce faire , sa manche jusqu' à l' épaule . Je devrais … Il attendra . Ses yeux lancèrent un éclair . Elle me plaisait ainsi . La franchise a parfois des limites … Pas dans mon métier . Racontez _moi votre soirée ou bien flanquez _moi à la porte . C' est l’un ou l' autre . Allons , votre mignonne petite cervelle doit être capable de prendre une décision . Venez donc vous asseoir près de moi . Ça fait un bout de temps que ça me trotte par la tête , dis _je . Depuis que vous avez croisé les jambes , très exactement . Elle rabattit sa jupe . Ces sacrés trucs vous remontent toujours jusqu' au menton ! Je m' assis près d' elle sur le canapé de cuir havane . Est_ce_que vous n' êtes pas un peu entreprenant ? fit _elle d' une voix paisible . Je ne répondis pas . Vous pratiquez couramment ce genre d' exercice ? reprit _elle , avec un long regard en coin . Rarement . À mes moments perdus , je suis moine tibétain . Oui , mais vous êtes toujours occupé , si je comprends bien ? Concentrons _nous , dis _je . Tâchons de ramener ce qui nous reste - ou tout au moins , ce qui me reste - de cervelle sur le problème . Combien allez _vous me payer ? Ah , parce_que c' est ça , le problème ! Je croyais qu' il s' agissait de retrouver mon collier . Ou d' essayer de le retrouver . J' ai ma manière personnelle de travailler . Voilà comment je procède ! Et je m' en tapai une lampée après laquelle je faillis faire les pieds au mur . Je respirai un bon coup . Et j' ai un meurtre à éclaircir . Ça n' a rien à voir . Enfin , je veux dire , cela concerne la police , n' est _ce pas ? Ouais . à part que le pauvre bougre m' a refilé cent dollars pour veiller sur lui - et que je ne l' ai pas fait . Ça me donne des remords , ça me donne envie de pleurer . Vous voulez que je pleure ? Buvez un coup . Et elle remplit nos verres . Le whisky lui faisait à peu près autant d' effet qu' un verre de flotte au barrage du Dnieprowstroï . Alors , où en sommes _nous ? dis _je en essayant de tenir mon verre sans tout flanquer par terre : pas de femme de chambre , pas de chauffeur , pas de majordome et pas de valet de pied . Nous allons être obligés de faire notre lessive nous_mêmes . Comment s' est passée l' agression , au juste ? Votre version pourrait apporter quelques détails . Marriott ne m' en a donné aucun . Elle se pencha en avant et s' accouda , le menton dans la main . Elle avait l' air sérieux sans paraître sotte . Nous sommes allés chez des amis à Brentwood Heights . Ensuite , Lin a proposé que nous allions au Troc3 danser et prendre un verre . C' est ce que nous avons fait . Il y avait des travaux en cours dans Sunset Boulevard , aussi pour éviter la poussière , Lin a pris par Santa_Monica au retour . Ce qui nous a fait passer devant un hôtel pouilleux dont j' ai remarqué le nom pour je ne sais quel motif imbécile et sans intérêt , l' Hôtel Indio . De l' autre côté de la rue , il y avait une brasserie devant laquelle stationnait une voiture . Une seule voiture devant une brasserie ? Oui , une seule . L' endroit faisait assez crasseux . Bref , cette voiture a démarré et s' est mise à nous suivre et , naturellement , je n' ai accordé aucune espèce d' importance à cela non plus . Il n' y avait pas de raison . Puis juste avant le croisement de Santa_Monica et du boulevard Arguello , Lin a dit : Prenons par l' autre route et s' est engagé dans une rue transversale en arc de cercle , très peu passagère . Et tout d' un coup une voiture nous a dépassés à toute vitesse en accrochant notre pare_choc et s' est arrêtée devant nous . Un homme en pardessus , portant un foulard et un chapeau rabattu sur les yeux , est venu nous faire des excuses . Son foulard faisait un gros chou blanc sous son menton , et ce détail m' a frappée . C' est à peu près tout ce que j' ai pu voir de lui , sauf qu' il était grand et mince . Arrivé tout près de la voiture - et par la suite je me suis rappelé qu' il avait évité de s' avancer dans la lumière de nos phares … C' est naturel . Personne n' aime à être ébloui par des phares . Buvez donc un coup , c' est moi qui régale , cette fois . Elle était penchée en avant . Ses sourcils délicats - que le crayon n' avait pas empâtés - se rapprochaient dans un effort de concentration . Je remplis les deux verres . Elle poursuivit : Arrivé à la hauteur de Lin , il a remonté d' une secousse le foulard sur son nez et j' ai vu briller un revolver . Allons , en l' air les enfants . Magnez _vous et il n' y aura pas de pet ! C' est alors qu' un autre homme s' est amené de l' autre côté . À Beverly Hills , dis _je . Dans le secteur le plus surveillé de toute la Californie ! Elle haussa les épaules . C' est tout de même ce qui est arrivé . Ils m' ont demandé mes bijoux et mon sac . C' est l' homme au foulard qui parlait . L' autre , qui se tenait de mon côté , n' a pas dit un seul mot . J' ai passé le tout par_dessus le volant ; l' homme m' a rendu mon sac et une bague et m' a conseillé d' attendre quelque temps avant de prévenir la police et l' assurance ; il avait l' intention d' être gentil et de nous proposer un bon petit arrangement . D' après lui , ils trouvaient plus avantageux de travailler au pourcentage . Il n' avait pas l' air pressé le moins du monde . Il a dit aussi qu' au besoin , il pourrait s' arranger avec l' assurance , mais que ça l' obligerait à s' aboucher avec un avocat marron et qu' il n' y tenait pas . Il avait l' air bien élevé . Ç' aurait pu être Eddie _la _Parure , dis _je . S' il ne s' était pas fait descendre à Chicago il y a cinq ans . Elle haussa les épaules . Nous bûmes un coup , puis elle reprit : Après cela , ils sont partis , nous sommes rentrés , et j' ai dit à Lin de ne pas ébruiter l' affaire . Le lendemain , j' ai reçu un coup de fil . Nous avons deux lignes , dont une privée qui communique directement avec ma chambre . C' est celle_là qu' ils ont appelée . Le numéro n' est pas dans l' annuaire , bien entendu . Les renseignements de ce genre s' achètent pour pas cher . Tout le monde le fait . Il y a des artistes de cinéma qui doivent faire changer leur numéro tous les mois . Nouvelle rasade . Alors j' ai dit au personnage qui m' a parlé de se mettre en rapport avec Lin , lequel était chargé de me représenter , et que , s' ils n' étaient pas trop exigeants , nous pourrions faire un marché . Il a répondu : OK et ensuite ils ont fait traîner les choses le temps de nous surveiller un petit peu , je pense . Finalement , comme vous le savez , nous nous sommes mis d' accord sur 8_000 dollars , etc , etc . Croyez _vous pouvoir en reconnaître un ? Absolument pas . Randall est au courant de tout cela ? Bien entendu . Tenez _vous vraiment à parler de tout cela plus longtemps ? Ça m' assomme . Elle m' adressa le sourire en question . Est_ce_qu' il a fait des commentaires ? Probablement , dit _elle en étouffant un bâillement . J' ai oublié . Je restai là à réfléchir , mon verre vide à la main . Elle me l' enleva et le remplit à nouveau . Je pris le verre plein qu' elle me tendait , le transférai dans ma main gauche , et de ma main droite libre , je pris sa main gauche . Elle était souple , chaude , et follement douce . Elle serra fortement la mienne . Elle avait le poignet solide . C' était une femme de chair et d' os , pas un biscuit de Sèvres . Il m' a semblé qu' il avait une idée derrière la tête . Mais il ne m' en a pas fait part . C' est à la portée du premier venu , de se faire une idée sur toute cette histoire . Elle tourna lentement la tête et me regarda puis avec un signe d' approbation elle dit : Cela ne vous a pas échappé , n' est _ce pas ? Depuis combien de temps le connaissiez _vous ? Oh ! depuis des années ; il était autrefois speaker au poste d' émission KFDK qui appartenait à mon mari C' est là que j' ai fait sa connaissance , et c' est également là que j' ai rencontré mon mari . Je le savais ; mais Marriott vivait sur un certain pied . Pas la grosse galette , mais … à l' aise . Il a fait un héritage et a lâché la radio . Vous êtes bien sûre qu' il s' agissait d' un héritage , ou bien est _ce simplement lui qui vous l' a dit ? Elle haussa les épaules et serra ma main . Ou peut_être était _ce simplement une petite somme qu' il aurait claquée depuis . Je lui rendis son étreinte . Vous a _t _il emprunté de l' argent ? Vous êtes un peu vieux jeu , vous ne croyez pas ? Ses yeux se portèrent sur la main que je tenais dans la mienne . N' empêche que je ne suis pas encore à la retraite . Entre parenthèses , votre scotch est formidable : plus j' en bois , moins je suis saoul . Non pas que j' aie besoin d' être saoul pour … Je comprends . Elle retira sa main de la mienne et se la frotta . Je ne doute pas que vous ayez de la poigne , à vos moments perdus . Lin Marriott était bien entendu le type du maître_chanteur mondain . Cela va de soi . Il vivait sur le dos des femmes . Il avait prise sur vous ? Dois _je vous le dire ? Ce ne serait probablement pas prudent . Elle se mit à rire . Je vais le faire quand même . J' avais un peu bu chez lui , un jour , et j' ai tourné de l' oeil . Cela m' arrive rarement . Il a pris des photos de moi , troussée comme un poulet . Le saligaud ! Vous n' en auriez pas une à portée de la main ? Elle me donna une tape sur le poignet et dit à mi_voix : Comment vous appelez _vous ? Phil . Et vous ? Helen … Embrasse _moi ! Elle laissa mollement glisser sa tête sur mes genoux . Je me penchai sur son visage et commençai à le broutiller . Pendant ce temps là , elle jouait de la paupière et me faisait des baisers de papillon sur la joue . Quand j' en arrivai à sa bouche , je la trouvai entrouverte et brûlante , sa langue pointait entre ses dents comme un dard de serpent . La porte s' ouvrit . M Grayle entra sans bruit dans la pièce . Je la tenais à pleins bras et n' avais pas la moindre possibilité de la lâcher . Je levai la tête , le regardai et me sentis aussi refroidi que les pieds du baron de Munchausen , le jour de son enterrement . Dans mes bras , la blonde n' eut pas un mouvement ; elle ne referma même pas la bouche . Son visage avait une expression mi _rêveuse , mi_sarcastique . M Grayle toussota discrètement et fit : Oh ! excusez _moi , je vous prie ! et se retira tout aussi discrètement . Une tristesse infinie se lisait dans ses yeux . Je la repoussai et me levai . Puis , tirant mon mouchoir de ma poche , je m' épongeai la figure . Elle restait étendue , dans la position où je l' avais laissée , en travers du canapé , sa cuisse généreusement découverte au_dessus du bas . Qui était _ce ? demanda _t _elle d' une voix alanguie . M Grayle . Aucune importance . Je m' écartai d' elle et me remis dans mon fauteuil . Au bout d' un moment , elle se redressa et me dit sans se démonter : Aucune importance , je vous dis ! Il est très compréhensif . Et puis , bon Dieu ! à quoi d' autre voulez _vous qu' il s' attende ? Oui , il est au courant , je suppose . Puisque je vous dis que ça n' a aucune importance . Ça ne vous suffit pas ? Il est malade . Pourquoi voudriez _vous , sacré … Ne commencez pas à brailler . Je déteste les femmes qui braillent . Elle ouvrit son sac à main , en tira un mouchoir minuscule et s' essuya les lèvres , après quoi elle se regarda dans son miroir . Vous avez raison , dit _elle . C' est le scotch . Alors ce soir , au Club Belvédère , dix heures . Elle ne me regardait pas . Je l' entendais haleter . L' endroit est propice ? Je connais Laird Brunette , le propriétaire . Parfait , dis _je . Je me sentais toujours glacé et je me dégoûtais un peu , comme si j' avais fait les poches à un malheureux . Elle sortit son bâton de rouge et retoucha très légèrement ses lèvres , puis elle m' envoya un long regard de biais ; ensuite , elle me lança la glace . Je l' attrapai au vol et me regardai dedans . Avec mon mouchoir , je réparai les dégâts et me levai pour lui rendre son miroir . Elle était renversée en arrière , montrant toute sa gorge et me regardant paresseusement à travers ses yeux mi_clos . Qu' est_ce_qu' il y a ? Rien . À dix heures au Belvédère . Ne soyez pas trop éblouissante , je n' ai qu' un smoking . Au bar ? Elle fit un signe d' assentiment , les yeux toujours rêveurs . Je sortis sans me retourner . Dans le hall , le valet de pied me tendit mon chapeau , raide comme la statue du Commandeur . CHAPITRE XIX Je descendis l' avenue en lacets et me perdis dans l' ombre des grandes haies taillées avant de parvenir à la grille . Un nouveau cerbère la gardait , maintenant ; un costaud en civil , de toute évidence un garde du corps . D' un léger mouvement de tête , il me fit signe de passer . Un klaxon retentit . La voiture de Mlle Riordan était arrêtée derrière la mienne . Je m' avançai et regardai par la portière . Elle avait un petit air assuré , légèrement sarcastique . Ses fines mains gantées posées sur le volant , elle souriait : Je vous attendais . Cela ne me regarde pas , je suppose , mais j' aimerais savoir ce que vous pensez d' elle ? Elle doit savoir jouer vachement de la jarretière . Pourquoi éprouvez _vous toujours le besoin de dire des choses pareilles ? fit _elle en rougissant violemment . Par moment , je déteste les hommes … les vieux , les jeunes , les joueurs du rugby , les ténors d' opéra , les milliardaires , les beaux garçons qui font le gigolo et les moitiés de faux _frères qui font le métier de … détective privé . J' eus un sourire désabusé . Oui , bien sûr , je parle par énigmes . Mais que voulez _vous , c' est à la mode . Qui vous a dit que c' était un gigolo ? Qui ? Ne faites pas l' innocente . Marriott ? Oh ! ça allait de soi . Excusez _moi , je ne voulais pas être méchante . Je suppose que si l' envie vous en prenait , vous n' auriez pas beaucoup d' efforts à faire pour jouer avec sa jarretière . Mais ce dont vous pouvez être certain , c' est que vous auriez du retard . Elle haletait légèrement . Vous voudriez sans doute que je m' occupe de ce qui me regarde , c' est bien cela ? Et que je me dispense de découvrir des choses avant vous ? Je pensais pouvoir vous être utile . Je n' ai pas besoin d' aide , pas plus que la police n' a besoin de la mienne . Je ne peux rien faire pour Mme Grayle . Elle a bien une histoire de brasserie d' où elle a vu partir une voiture qui les aurait filés , mais c' est bien peu de chose . C' était un sordide bistrot de Santa_Monica et nous avons affaire à un gang du genre aristocratique . Il y avait même là_dedans un type capable de reconnaître un jade Fei _Tsui à première vue . À moins qu' il n' ait été tuyauté . Ça , c' est dans le domaine du possible , dis _je , en tirant machinalement une cigarette du paquet . De toute manière , cette affaire n' est pas de mon ressort . Vous ne vous intéressez donc pas aux histoires de médiums ? De médiums ? dis _je en la regardant d' un air abasourdi . Seigneur ! murmura _t _elle . Et moi qui vous prenais pour un détective ! Il y a une consigne de silence quelque part là_dessous . Faut que je me méfie . Le dénommé Grayle est bourré de fric et dans ce patelin , les lois sont faites pour ceux qui paient . Suffit de voir la façon bizarre dont les flics se comportent : pas de battage , rien aux journaux , pas la moindre possibilité pour un quidam de s' amener avec le renseignement insignifiant qui se trouvera être la clef de l' histoire . Rien que du silence et des ordres de me tenir peinard . Ça ne me plaît pas du tout . Vous vous êtes bien essuyé , on ne voit presque plus le rouge à lèvres , dit Anne Riordan . Nous parlions de médiums … Et bien , au revoir … Enchantée de vous avoir connu … dans une certaine mesure … Elle tira le starter , embraya brusquement et fila dans un tourbillon de poussière . Je la regardai s' éloigner et quand elle eut disparu , je portai mon regard vers l' autre côté de la rue . Le livreur de la Blanchisserie de layettes sortait de la porte de service de l' immeuble et son uniforme impeccable était d' une blancheur si éclatante que je me sentis tout propre rien qu' à le regarder . Il portait un carton ficelé . Il s' installa au volant de la camionnette et démarra . Il venait probablement de changer les langes d' un marmot . Je montai dans ma voiture et consultai ma montre avant de mettre le contact . Il était près_de cinq heures . Le Scotch , comme tout Scotch digne de ce nom , me tint compagnie jusqu' à Hollywood , et , pour une fois , je fis le trajet sans maudire les feux rouges . C' est vraiment une charmante jeune fille , me disais _je à voix haute tout en conduisant … pour un type qui s' intéresse aux charmantes jeunes filles . Personne ne répliqua . Ce n' est pas mon cas , continuai _je . Personne n' eut rien à dire là_dessus non plus . CHAPITRE XX L' Indien puait . Quand le ronfleur se mit à trépider et que j' ouvris la porte du petit bureau de réception pour voir qui c' était , l' odeur assaillit mes narines depuis l' autre bout de la pièce . Il se tenait planté dans l' encadrement de la porte du couloir comme s' il eût été coulé dans du bronze . Il avait un torse impressionnant et l' allure d' un clochard . La veste de son costume marron était trop étroite aux entournures et son pantalon devait le gêner un peu aux environs des dessous de bras . Avec trois pointures supplémentaires , son chapeau lui aurait peut_être convenu aussi bien qu' à son ancien possesseur , lequel n' avait pas dû se priver de suer dedans , à en juger par l' aspect du ruban . La chose était perchée sur sa tête à peu près comme une girouette sur un toit . Son col allait à son cou comme un collier de cheval dont il avait d' ailleurs la teinte marron foncé . Sur sa veste boutonnée flottait une cravate , une cravate noire , dont le noeud de la taille d' un petit pois avait dû être serré à l' aide d' une clé à molette . Son cou magnifique et nu , émergeant du col crasseux , était entouré d' un large ruban noir comme en portent les vieilles dames pour cacher leurs rides . Un large nez bourbonien se profilait au milieu de sa vaste face aplatie , ainsi que la proue d' un navire . Il avait des yeux qui semblaient dépourvus de paupières , des bajoues de vieux chien , des épaules de déménageur et les jambes courtes et un peu torses - du moins c' est ce qu' il me sembla - d' un chimpanzé . Par la suite je me rendis compte qu' elles n' étaient que courtes . En chemise de nuit et bien étrillé , il aurait fait très sénateur romain ravagé par la débauche . Il dégageait une âcre odeur d' homme primitif , rien de semblable à la puanteur de la crasse citadine . Hun ! fit _il . Venir vite . Venir tout de suite . J' entrai à reculons dans mon bureau en l' appelant du doigt et il me suivit sans faire plus de bruit qu' une mouche escaladant un mur . Je m' assis à mon pupitre , fis grincer mon fauteuil tournant d' une manière toute professionnelle et lui désignai du doigt le siège destiné au client . Il n' obtempéra point . Ses petits yeux noirs étaient hostiles . Venir où ? demandai _je . Hun ! Moi , Second Planting . Moi Indien d' Hollywood . Asseyez _vous donc , monsieur Planting . Il eut un grognement dégoûté et ses narines s' ouvrirent démesurément . À l' état normal , on y aurait déjà logé un putois . Moi Second Planting . Moi pas M Planting . Qu' y a _t _il à votre service ? D' une voix caverneuse , il répondit : Il dit toi venir vite . Grand_père blanc dit venir vite . Il dit moi chercher toi dans charrette à feu . Il dit … Ça va ! Laisse tomber le javanais ! Je ne suis pas client pour ton numéro ! Pollop ! fit l' Indien . Nous restâmes un bon moment à nous lorgner avec un mépris non dissimulé . Il était plus fort que moi à ce petit jeu . Enfin il ôta son chapeau d' un air de suprême dégoût , le posa à l' envers sur des genoux , passa son doigt sous la bande de cuir poisseuse , la retourna complètement et en sortit un bout de papier de soie roulé qu' il jeta sur le bureau . L' air courroucé , il me le désigna d' un doigt vengeur et rongé jusqu' à l' os . Le chapeau trop étroit avait coiffé ses cheveux plats à la jardin suspendu . Je dépliai le papier et y trouvai une carte de visite qui n' avait plus de secrets pour moi ; j' en avais déjà vu trois semblables glissées dans l' extrémité des cigarettes russes . Tout en manipulant ma pipe , j' observais l' Indien et m' efforçais de le troubler par la fixité de mon regard , ce qui avait l' air de lui faire à peu près autant d' effet qu' un clin d' oeil à une locomotive . OK Qu’est_ce qu' il veut ? Il veut toi venir vite . Venir maintenant . Venir dans charrette à f … Pollop ! dis _je . Cela eut l' air de plaire à mon Peau_Rouge . Il referma lentement la bouche , cligna gravement de l' oeil et esquissa quelque chose qui ressemblait à un sourire . Par ailleurs , ça lui coûtera cent dollars de provision , dis _je , mine de rien , comme s' il s' agissait de vingt_cinq centimes . Hun ? De nouveau la méfiance . Tenons _nous _en au petit nègre . Cent dollars , répétai _je . Pognon . Flouze . Oseille . Des fafs . Dix fois dix . Cent petits soldats . Moi pas d' argent , moi pas venir . Vu ? Et je me mis à compter sur mes doigts . Hum … Grandes Dents … Il fouilla de nouveau sous la bande graisseuse de son chapeau et jeta sur le bureau un second papier de soie plié . Je le pris et l' ouvris ; il contenait un billet de cent dollars flambant neuf . L' Indien remit son chapeau sans prendre la peine d' y faire rentrer la bande intérieure . Cela faisait à peine plus comique . Pour moi , je restai à considérer d' un air ahuri le billet de cent dollars . Médium est le mot , dis _je finalement . Extra_lucide à ce point _là , je me méfie … Pas moisir ici , remarqua l' Indien en veine d' épanchement . J' ouvris un tiroir et en sortis un Colt automatique du type Super _match . Je ne l' avais pas emporté chez Mme Merwin Lockridge Grayle . Ôtant mon veston , je passai le baudrier de cuir , fourrai le revolver dans l' étui , bouclai la courroie inférieure et remis mon veston . La chose eut l' air d' impressionner l' Indien à peu près autant que si je m' étais gratté l' oreille . Auto dehors , dit _il . Grande auto . Je n' aime plus les grandes autos , dis _je . J' ai auto dehors , moi . Toi venir moi auto , fit _il d' un air menaçant . Je . viens toi auto . Je fermai le tiroir , la porte , décrochai le ronfleur et sortis , laissant ouverte , comme d' habitude , la porte de la salle d' attente . Nous longeâmes le couloir et prîmes l' ascenseur . L' Indien puait ; le liftier lui_même s' en aperçut . CHAPITRE XXI C' était une Packard bleu foncé , dernier modèle , à sept places , carrossée grand luxe . Le genre de bagnole pour aller à l' Opéra en arborant la ferblanterie . Elle était parquée devant une bouche d' incendie et derrière le volant , un chauffeur au teint olivâtre se tenait figé comme un totem . L' intérieur était capitonné de velours gris . L' Indien me mit derrière . Assis là tout seul , je me faisais l' effet d' un cadavre de première classe présenté par un entrepreneur de pompes funèbres copurchic . L' Indien s' installa près du chauffeur et la voiture vira au beau milieu du bloc . Du trottoir d' en face , un policeman lança un Hé ! fort peu convaincu pour aussitôt se pencher sous le fallacieux prétexte de rattacher son lacet de soulier . Nous prîmes à l' ouest , enfilâmes Sunset et glissâmes silencieusement tout au long . À côté du chauffeur , l' Indien se tenait immobile , en se manifestant à moi que par d' occasionnels relents . Le chauffeur avait l' air à moitié endormi , ce qui ne l' empêchait pas de dépasser les jeunes casse_cou dans leurs décapotables avec autant d' aisance que s' ils avaient été en remorque . On mettait le vert partout pour lui . Il y a des chauffeurs comme ça . Il n' en ratait pas un seul . Et voici que s' éteignirent graduellement les résidences des milliardaires , que se rétrécit la route et qu' apparut Stillwood Heights . L' odeur de sauge montant d' un canyon me rappela un homme mort et une nuit sans lune . Çà et là , des maisons de stuc s' incorporaient au flanc de la ravine , ainsi que des bas_reliefs . Puis il n' y eut plus de maisons du tout , plus rien que la montagne sombre avec une ou deux étoiles scintillant au_dessus , et le ruban blanc de la route bordée par l' abîme hérissé de broussailles et de manzanitas où l' on entend parfois l' appel de la caille - à condition de ne pas faire de bruit et d' être patient . L' autre côté était bordé par un talus de terre argileuse , auquel se cramponnaient quelques rares et tenaces fleurs sauvages , comme des enfants indisciplinés qui ne veulent pas aller se coucher . Après un virage en épingle à cheveux , les gros pneus crissèrent sur le gravier et la voiture fila - un peu moins silencieusement - le long d' une allée bordée de géraniums sauvages . Et tout au bout de cette allée qui n' en finissait pas se dressait un repaire sinistre , véritable nid d' aigle faiblement éclairé , perdu comme un phare au milieu de l' océan , - construction moderne , tout en arêtes , en stuc et en briques de verre , dépouillée - pas laide cependant - vraiment le cabinet de consultation rêvé pour médium professionnel . Personne n' entendrait jamais gueuler les clients . La voiture contourna la maison . Une lumière clignota au_dessus d' une porte noire encastrée dans un mur épais . L' Indien descendit , émit un grognement et ouvrit la porte arrière de la voiture . Le chauffeur alluma sa cigarette à l' allumeur du bord et le crépuscule porta jusqu' à mes narines une âcre odeur de tabac . À mon tour , je descendis . Nous gagnâmes la porte noire . Elle s' ouvrit d' elle_même , silencieusement , avec une lenteur presque menaçante . De l' autre côté , un couloir étroit s' enfonçait dans les profondeurs de la maison . Une lumière diffuse émanait des murs de verre dépoli . L' Indien grommela : Hum … Toi entrer , Grandes Dents ! Après vous , monsieur Planting ! Il fronça les sourcils et me précéda . Derrière nous , la porte se referma aussi mystérieusement et silencieusement qu' elle s' était ouverte . À l' extrémité de cet étroit couloir , nous nous casâmes tant bien que mal dans un petit ascenseur . L' Indien referma la porte et poussa un bouton . Nous nous élevâmes doucement . Les effluves jusqu' alors dégagés par le bonhomme n' étaient que pâles évanescences en comparaison de ce qu' il émettait maintenant . L' ascenseur s' arrêta et la porte s' ouvrit . La lumière se fit et je pénétrai dans une chambre circulaire où un peu de jour traînait encore . Des fenêtres ouvraient sur tout le pourtour de la pièce . Au loin , la mer scintillait . Les ténèbres envahissaient peu à peu les montagnes . Entre les fenêtres , les murs étaient couverts de panneaux de boiserie ; des tapis persans aux teintes reposantes jonchaient le sol , et le bureau de réception semblait avoir été fait d' ornements volés dans une église gothique . Derrière le bureau était assise une femme qui me souriait , de ces sourires pincés , desséchés , qui s' effritent si on a le malheur d' y toucher . Ses cheveux lisses étaient roulés en torsade et son visage , de type et de teint asiatiques , faisait maigre et ravagé : ses oreilles s' ornaient de grosses pierres de couleur et ses doigts étaient chargés de lourdes bagues , dont une pierre de lune et une émeraude montée sur argent qui pouvait fort bien être véritable mais qui , on ne sait pourquoi , faisait aussi camelote que les bracelets _esclaves des bazars à dix ronds . Et avec cela , elle avait des mains brunes et sèches , pas du tout jeunes et pas du tout faites pour porter des bagues . Elle parla et je reconnus sa voix : Ach ! Monsieur Marlowe , c' est tellement chentil d' être venu . Amthor sera bien gontent ! Je posai sur le bureau le billet de cent dollars que m' avait donné l' Indien et regardai par_dessus mon épaule . L' Indien était redescendu dans l' ascenseur . Je regrette et je suis touché de l' intention , mais je ne puis accepter . Amthor , il … il tésire vous employer , n' est _ce pas ? Nouveau sourire . Ses lèvres firent un bruit de papier froissé . Il faudrait d’abord que je sache de quel emploi il s' agit . Elle acquiesça d' un signe de tête et se leva . Elle passa devant moi dans un froufrou soyeux ; sa robe la moulait comme les écailles d' une sirène et révélait des formes aguichantes pour les amateurs de vénus Hottentotes . Je vais vous gonduire , fit _elle . Elle poussa un bouton dans le panneau et une porte à coulisse s' ouvrit lentement sur une lueur laiteuse . Avant d' entrer , je me retournai vers la femme . Son sourire s' était modifié . Silencieusement , la porte se referma sur moi . Il n' y avait personne . La pièce était de forme octogonale et entièrement tendue de velours noir . On distinguait à peine le plafond qui pouvait très bien être recouvert de velours noir aussi . Au centre d' un tapis plus noir encore - en admettant que la chose fût possible - se dressait une table blanche octogonale juste assez large pour deux paires de coudes , - occupée en son milieu par un globe laiteux monté sur un socle noir . La lumière provenait de là . Comment , je n' aurais su le dire . De chaque côté de la table était placé un tabouret blanc qui était l' exacte reproduction de la table , en plus petit . Il y en avait un troisième contre le mur . Pas de fenêtre . À part ces objets , la pièce était vide , entièrement vide . Même pas d' applique au mur . S' il existait d’autres portes , je ne les vis pas ; je me retournai vers celle par où j' étais entré ; elle était devenue invisible . Je me tins planté là durant une quinzaine de secondes à peu près , avec la vague sensation d' être épié . Il devait probablement y avoir un judas quelque part , mais je n' arrivais pas à le repérer . Finalement j' y renonçai . N' ayant rien de mieux à faire , j' écoutai ma respiration . Le silence était tel que j' entendais l' air filtrer par mes narines avec un bruissement imperceptible de rideaux de tulle que l' on écarte . À l' autre bout de la pièce , une porte dérobée coulissa , livrant passage à un homme , puis la porte se referma derrière lui . L' homme alla droit à la table , la tête légèrement penchée , s' assit sur un des tabourets blancs et d' un geste emphatique , me désigna l' autre siège . Il avait des mains remarquablement belles . Prenez place , je vous prie . En face de moi . Ne fumez pas . Ne vous agitez pas . Tâchez de vous détendre complètement . En quoi puis _je vous être utile , je vous prie ? Je m' assis et portai une cigarette à mes lèvres sans toutefois l' allumer ; je détaillai le personnage : grand , mince , droit comme un I ; des cheveux d' une blancheur et d' une finesse extrêmes . Un teint de lis et de roses . Dans les 35 ou 65 ans . Les cheveux brossés en arrière découvraient un profil aussi régulier que celui de John Barrymore et ses sourcils étaient noirs comme la tenture des murs . Les yeux profonds , trop profonds , avaient un regard à la fois trouble et fixe de somnambule et , de plus , ils étaient sans expression , sans âme … des yeux capables de regarder sans ciller un empalé hurler sous le soleil brûlant tandis_que le bourreau lui arrache les paupières . Il portait un costume croisé noir de chez le grand faiseur . Ses yeux fixaient machinalement mes doigts . Ne vous agitez pas , je vous prie , répéta _t _il . Cela trouble les ondes , empêche toute concentration … fait fondre la glace , tourner le lait et beugler le chat , complétai _je . Il eut un pâle sourire , pâle , ô combien … J' aime à croire que vous n' êtes pas venu ici expressément pour vous gausser de moi . Vous semblez oublier la raison qui m' amène . À propos , j' ai rendu les cent dollars à votre secrétaire . Ce qui m' amène , si vous voulez bien vous le rappeler , c' est une histoire de cigarettes , de cigarettes russes contenant de la marihuana , et aussi votre carte de visite , roulée dans le bout en carton . Vous désirez en connaître la raison ? Exactement . C' est moi qui devrais vous payer cent dollars . Ce ne sera pas nécessaire . La réponse est des plus simples : il y a des choses que je ne sais pas . Celle_là en est une . L' espace d' un instant , je faillis le croire ; son visage était d' une candeur angélique . Alors pourquoi m' avoir envoyé cent dollars par un Peau_Rouge de barrière qui sent le bouc … et une voiture ? Au fait , est _ce absolument nécessaire qu' il schlingue , votre Indien ? S' il est à votre service , ne pourriez _vous pas essayer de le décaper un peu de temps en temps ? C' est un médium naturel . Ils sont aussi rares que les diamants , et comme ceux_ci , ils sortent parfois d' une gangue grossière . J' ai cru comprendre que vous étiez détective privé ? Oui . Je vous trouve très stupide . D' ailleurs vous avez l' air stupide . Vous faites un métier stupide et le but de votre visite est également stupide . Autrement dit , je suis stupide . C' est bien ce qu' il m' avait semblé comprendre . Et je ne vous retiendrai pas plus longtemps . Ce n' est pas vous qui me retenez , c' est moi qui vous retiens . Je voudrais savoir pourquoi votre carte de visite se trouvait dans les cigarettes en question . Il eut le plus imperceptible mouvement d' épaules qui se pût percevoir . Mes cartes sont à la disposition de tout le monde . Je n' ai pas pour habitude de distribuer à mes amis des cigarettes de marihuana . Votre question est toujours aussi parfaitement stupide . Peut_être ceci va _t _il la rendre un peu plus intelligente : les cigarettes se trouvaient dans un étui camelote , chinois ou japonais , à monture de fausse écaille . Vous ne vous rappelez pas avoir vu un objet de ce genre ? Non . Autant que je m' en souvienne , non . Histoire de rendre ma question encore un peu plus intelligente : l' étui se trouvait dans la poche d' un nommé Lindsay Marriott . Déjà entendu ce nom ? Il réfléchit . Oui . Il fut un temps où j' essayais de le guérir du trac . Il voulait faire du cinéma . C' était du temps perdu . Le cinéma n' avait pas besoin de lui . J' imagine , dis _je . On voit tout de suite ce que ça pouvait rendre , dans le genre Isadora_Duncan … Mais nous n' avons pas fini ; j' ai gardé la meilleure pour la bonne bouche : pourquoi m' avez _vous fait envoyer le bifton de cent ? Mon cher monsieur Marlowe , dit _il sans se démonter , je ne suis pas un imbécile . J' exerce une profession extrêmement délicate . Je suis charlatan . Autrement dit , je fais des choses que l' égoïste et pusillanime confrérie des médecins n' oserait pas entreprendre et serait incapable d' accomplir . Je cours un danger permanent de la part des gens de votre espèce . J' ai souci de mesurer le danger avant d' y faire face . Pas très grave , mon cas , hein ? Pratiquement inexistant , dit _il poliment avec un petit geste bizarre de la main gauche qui attira instantanément mon regard . Très lentement , il reposa la main sur la table blanche et resta à la considérer . Après quoi il releva sur moi son regard sans fond et croisa les bras . Je vous ai entendu … Moi , je le sens , maintenant , dis _je . Je ne m' attendais pas à lui . Je tournai la tête vers la gauche . L' Indien était assis sur le troisième tabouret contre le mur drapé de noir . Il portait une sorte de gandoura blanche sur ses vêtements et se tenait parfaitement immobile , les yeux clos , la tête légèrement inclinée comme s' il dormait depuis des heures . Sa sombre face de brute recelait on ne sait quels mystères . Je me retournai vers Amthor . Il souriait de son pâle sourire . Je parie que vos douairières doivent en avaler leurs fausses dents , dis _je . Pourquoi le payez _vous , au juste ? Pour s' asseoir sur vos genoux et vous faire des trucs ? Il eut un geste agacé . Au fait , je vous prie . Hier soir , Marriott m' a embauché pour l' accompagner dans une expédition quelque part en montagne , où il devait payer une certaine somme à une bande d' escrocs . Je me suis fait sonner et quand je suis revenu à moi , Marriott avait été assassiné . Le visage d' Amthor ne se troubla pas outre mesure ; il ne poussa pas de hurlements et n' entreprit pas d' escalader les murs . Sa réaction fut des plus brèves . Il décroisa les bras , les recroisa dans l' autre sens et un sourire mauvais erra au coin de ses lèvres . Puis il reprit sa posture de statue . C' est sur lui qu' on a retrouvé les cigarettes , dis _je . Il me regarda sans sourciller . Pas la police , si je comprends bien . Puisque la police n' est pas venue ici . Exact . Les cent dollars , fit _il dans un souffle , étaient nettement insuffisants . Cela dépend de ce que vous comptez acheter . Vous avez ces cigarettes sur vous ? J' en ai une , mais elle ne prouve rien . Comme vous le disiez tout à l' heure , vos cartes sont à la disposition de n' importe qui . La seule chose qui m' intrigue , c' est pourquoi elles se trouvaient là . Vous n' avez aucune idée sur la question ? Vous connaissiez bien monsieur Marriott ? demanda _t _il à mi_voix . Je ne le connaissais pas du tout . Mais j' avais mes idées sur le personnage . Ça se voyait comme le nez au milieu du visage . Du bout des doigts , Amthor tambourina légèrement sur la table . L' Indien était toujours assoupi , le menton affalé sur son large coffre , les yeux toujours clos . À propos , connaîtriez _vous par hasard Mme Grayle , une dame fort riche qui habite Bay City ? Il acquiesça distraitement . Oui . J' ai traité chez elle les centres nerveux de la parole . Elle souffrait d' une légère difficulté d' élocution . Vous avez fait du beau boulot . Elle a la langue aussi bien pendue que moi , maintenant . Cela n' eut point le don de l' amuser . Il continuait à tambouriner sur la table . Je prêtai l' oreille . Quelque chose me parut louche dans la cadence du tapotement : on aurait dît un code . Il s' interrompit , croisa de nouveau les bras et s' adossa contre l' air ambiant . Ce qui me plaît dans cette affaire , c' est que tout le monde se connaît , dis _je . Mme Grayle connaissait Marriott , elle aussi . Comment avez _vous découvert cela , demanda _t _il posément . Je ne répondis pas . Vous serez obligé de prévenir la police … au sujet de ces cigarettes , fit _il . Je me penchai , approchai mon visage tout près du sien : Vous êtes dans une combine louche . Vous aurez beau l' enjoliver comme vous voudrez , c' est comme ça que ça s' appelle . Et il ne s' agit pas uniquement des cartes de visite , Amthor . Comme vous le dites si bien , elles sont à la disposition de tout le monde . Ce n' est pas non plus la question de la marihuana . Un type de votre envergure ne s' abaisserait pas à ça . Non . Mais au dos de chaque carte , il y a un espace blanc . Et sur cet espace blanc , on trouve parfois des choses écrites à l' encre sympathique . Il eut un sourire énigmatique , mais j' eus à peine le temps de le voir . Ses mains voletèrent au_dessus du globe laiteux . La lumière s' éteignit . Il faisait aussi noir que dans la tombe de Caïn . CHAPITRE XXII J' envoyai promener mon tabouret d' un coup de pied et arrachai mon revolver de son étui . Mais trop tard . Mon veston était boutonné et cela me prit trop de temps . Cela m' eût pris trop de temps de toute façon , si j' avais dû en arriver à tirer sur quelqu’un . J' eus une sensation de courant d' air en même temps que l' odeur de bouc assaillait brusquement mes narines . Dans l' obscurité totale , l' Indien me frappa par derrière et me plaqua les bras au corps . Il se mit à me soulever . À ce moment , j' aurais encore pu sortir mon revolver et tirer en éventail au hasard , mais à quoi bon , j' étais seul à l' autre bout du monde . Lâchant la crosse , je lui saisis les poignets . L' Indien avait la peau huileuse et difficile à agripper . Il eut un halètement rauque et me laissa retomber avec une violence à me déboîter la calebasse . C' est lui qui maintenant me tenait les poignets ; il me fit plier . Je plie quand on m' y force . Je ne suis pas l' Obélisque . Je pliai donc . Je voulus beugler , histoire de passer le temps . Mais mon souffle ne voulait pas passer . L' Indien me balança de côté et me fit une prise au corps en ciseaux à l' instant de ma chute . J' étais coincé . Ses mains montèrent à mon cou . Il m' arrive de me réveiller la nuit , de les sentir sur ma peau et de me rappeler son odeur . Je lutte désespérément pour retrouver mon souffle mais les doigts huileux s' enfoncent dans ma chair . À ce moment _là , je me lève , je bois un bon coup de Cinzano et je mets la radio . J' étais déjà dans le cirage quand tout d' un coup la lumière éclata ; une lumière rouge sang , de tout le sang que j' avais dans les pupilles et derrière . Un visage flotta devant moi , une main me palpa délicatement , mais les autres mains continuaient à serrer ma gorge . Une voix chuchota : Laisse _le respirer un peu . L' étreinte des doigts se relâcha . D' une violente secousse , je me dégageai . Un objet brillant heurta ma mâchoire . La voix murmura : Remets _le debout . L' Indien me remit debout . Il me tira contre le mur sans cesser de me tordre les poignets . Apprenti ! fit doucement la voix . Et l' objet luisant qui avait la dureté et l' amertume de la mort entra de nouveau en contact avec ma figure . Un liquide tiède se mit à couler . J' y portai la langue : cela avait un goût salé et métallique . Une main explora mon portefeuille . Une main explora toutes mes poches . La cigarette enveloppée de papier de soie apparut et fut déballée , pour disparaître aussitôt dans la brume qui voguait devant mes yeux . Il y avait trois cigarettes ? demanda la voix avec douceur , tandis_que l' objet de métal brillant heurtait de nouveau ma mâchoire . Trois , éructai _je . Et où avez _vous dit que se trouvaient les autres ? Dans un tiroir de mon bureau . La chose brillante me frappa encore une fois . Vous mentez probablement , mais je peux m' en assurer . Devant mes yeux , l' objet semblait émettre de bizarres petites lueurs rouges . La voix dit : Étrangle _le encore un peu . Les doigts de fer s' incrustèrent dans mon cou . J' étais serré comme dans un étau et plaqué contre lui , contre son odeur , contre ses abdominaux qui saillaient durement . Je réussis à attraper un de ses doigts et tentai de le tordre . Stupéfiant ! murmura la voix . Il fait des progrès ! L' objet brillant siffla de nouveau dans l' air et claqua sur ma mâchoire - sur ce qui avait été ma mâchoire . Lâche _le . Il est maté , fit la voix . Les lourds bras musclés s' écartèrent ; je trébuchai et fis un pas en avant pour rétablir mon équilibre . Amthor se tenait devant moi , souriant faiblement , presque rêveusement . Dans sa main fine , admirablement dessinée , il tenait mon revolver . Et le revolver était braqué sur ma poitrine . Je pourrais vous dresser , dit _il de la même voix tranquille . Mais à quoi bon ? Un sale petit bonhomme dans un sale petit monde . Nul vernis ne viendrait à bout d' une pareille couche de crasse . N' êtes _vous pas de mon avis ? Il souriait de son admirable sourire . Je rentrai dans le sourire avec tout ce qui me restait de forces . Ce n' était pas si mal à bien regarder . Il tituba et du sang gicla de ses narines . Puis il se remit d' aplomb , redressa le buste et pointa de nouveau le revolver sur moi : Asseyez _vous , mon enfant , dit _il aimablement . J' attends des visiteurs et je suis ravi que vous m' ayez frappé . Cela me sera fort utile . À tâtons , je trouvai le tabouret blanc et m' y laissai choir . Puis je posai la tête sur la table blanche , tout contre le globe laiteux qui maintenant luisait faiblement . La joue sur le bois , je considérais la boule de verre , sa lumière me fascinait . Jolie lumière , agréable et douce . Un silence de mort m' environnait . Je crois que je m' endormis , comme j' étais , le visage sur la table , tandis_que m' observait un mince et charmant Lucifer , un sourire aux lèvres , le canon de mon propre revolver braqué sur ma face en bouillie . CHAPITRE XXIII Alors , fit le gros . Tu vas te décider , oui ? J' ouvris les yeux et me redressai . Passe à côté , p' tite tête ! Je me levai , toujours dans le vague . Nous allâmes quelque part , passâmes par une porte . Puis je reconnus l' endroit - c' était la petite salle d' attente ronde , avec des fenêtres tout autour . Dehors , il faisait nuit noire . La femme aux bagues qui détonnaient était à son pupitre . Un homme se tenait près d' elle . Assieds _toi là , p' tite tête . D' une secousse , il me fit asseoir . Le fauteuil était assez accueillant , mais je n' étais pas d' humeur à me laisser attendrir . La femme tenait un calepin ouvert à la main et lisait à haute voix . Un petit homme d' un certain âge , avec une figure de porte de prison et une moustache grise , l' écoutait . Amthor se tenait devant la fenêtre , tournant le dos à la pièce . Il contemplait au loin la ligne d' horizon de l' océan immobile , par_delà les feux de la jetée , par_delà le monde . Il paraissait fasciné . À un moment donné , il tourna la tête à demi vers moi et je vis qu' il avait essuyé le sang qui lui barbouillai le visage , mais je vis aussi que son nez avait pris au moins deux pointures de plus . Cela me fit ricaner , en dépit de mes lèvres fendues et de tout le reste . Tu t' amuses , p' tite tête ? Je regardai ce qui avait fait ce bruit , ce qui était devant moi , et ce qui m' avait aidé à me transporter jusque_là . C' était un fétu de quelque cent kilos , à la denture mangée aux mites et à la voix caressante d' aboyeur de kermesse . C' était coriace , prompt , ça bouffait de la viande crue et ne se laissait pas marcher sur les pieds . Le genre de flic qui crache sur sa matraque tous les soirs en guise de prière . Mais son regard ne manquait pas d' humour . Il se tenait devant moi , les jambes écartées , mon portefeuille ouvert à la main . Avec l' ongle de son pouce droit , il en griffait le cuir comme quelqu’un qui a la passion d' abîmer les choses . Des petites choses , quand il n' avait que cela sous la main . Mais de préférence les visages . Fouille_merde , hein , p' tite tête ? Alors comme ça , on vient de la grande ville pour un petit chantage , hein ? Il avait repoussé son chapeau en arrière . Ses cheveux châtains , foncés par la sueur , lui collaient au front . Ses petits yeux pleins de malice étaient striés de veines rouges . J' avais l' impression qu' on m' avait passé la gorge au laminoir . Je me tâtai le cou . Ce maudit Indien ! Il avait les doigts en acier trempé . La femme brune interrompit sa lecture et referma son calepin . Le petit homme entre deux âges à la moustache grise fit un signe d' acquiescement et vint se planter auprès du personnage qui me faisait la conversation . Police ? demandai _je en me frottant le menton . Qu' est_ce_que t' en penses , p' tite tête ? Humour de flic . Le plus petit avait un oeil de travers et devait être borgne . Pas de Los_Angeles , dis _je en le regardant ; à Los_Angeles , on le mettrait à la retraite avec un oeil comme ça . Le grand me rendit mon portefeuille . Je l' examinai . Tout mon argent y était encore , toutes mes cartes de visite , tout ce qui s' y trouvait auparavant . J' en fus surpris . Dis quelque chose , p' tite tête ! fit le gros . Quelque chose de gentil , pour qu' on t' aime bien . Rendez _moi mon revolver . Il réfléchit . Je voyais travailler sa cervelle . L' effort lui crispait les doigts de pied . Ah ! tu veux ton revolver , p' tite tête ? Il tourna les yeux vers son copain à la moustache grise . Il veut son revolver , fit _il . Puis il ramena les yeux sur moi . Et pourquoi faire que tu veux ton revolver , p' tite tête ? Pour tuer un Indien . Ah ! tu veux tuer un Indien , p' tite tête ? Ouais , juste un Indien , papa . Il regarda encore une fois le moustachu . Il est méchant comme tout , ce zèbre _là , dit _il . Il veut tuer un Indien . Dites donc , Hemingway , vous n' avez pas fini de répéter tout ce que je dis ? J' ai idée qu' il est timbré , dit le gros . Il m' a appelé Hemingway . Vous ne croyez pas qu' il est timbré ? Le moustachu coupa le bout de son cigare d' un coup de dents et ne dit rien . Le bel homme à la haute silhouette racée qui se tenait planté devant la fenêtre se détourna lentement et murmura : Je croirais volontiers qu' il est un peu déséquilibré . Je ne vois pas ce qui peut le pousser à m' appeler Hemingway , fit le gros . Je ne m' appelle pas Hemingway . Le plus âgé dit : Je n' ai pas vu de revolver . Ils se tournèrent vers Amthor et celui_ci leur dit : Il est à côté . Je l' ai . Je vous le remettrai , monsieur Blane . Le gros homme pencha légèrement le torse en avant , plia un peu les genoux et me souffla au visage : Pourquoi que tu m' as appelé Hemingway , p' tite tête ? Parce qu' il y a des dames … Il se redressa : Vous voyez … fit _il , avec un regard vers le type moustachu . Le moustachu fit un signe d' assentiment puis se détourna et traversa la pièce . La porte dérobée coulissa ; il la franchit et Amthor le suivit . Silence . La femme brune regarda le rebord de son bureau en fronçant les sourcils . Le gros homme regarda mon sourcil droit en secouant la tête d' un air épaté . La porte se rouvrit et le moustachu réapparut . Il prit un chapeau qui se trouvait là quelque part et me le tendit . Puis , tirant de sa poche mon revolver , il me le rendit . Au poids , je jugeai qu' il était désarmé . Je le collai dans son étui sous mon bras et me levai . Allons _y , p' tite tête , fit le gros . On se taille . Une bolée d' air ne te fera peut_être pas de mal . OK , Hemingway . Le v' là qui recommence , fit le gros d' un air navré . Il m' appelle Hemingway à cause qu' il y a des dames . C' est pas qu' il se foutrait de moi , des fois ? Dépêchons _nous , fit l' homme à la moustache . Le gros me prit par le bras et nous gagnâmes le petit ascenseur . Il monta . Nous y pénétrâmes . CHAPITRE XXIV Arrivés au bas de la cage , nous sortîmes , enfilâmes l' étroit couloir et , après avoir franchi la porte noire , nous nous trouvâmes dehors . La nuit était claire et limpide , car de cette hauteur on dominait les traînées d' embrun du Pacifique . J' aspirai profondément . Le gros homme me tenait toujours par le bras . Une voiture était garée là , une limousine foncée de modèle courant portant un numéro d' immatriculation spécial . Le gros ouvrit la portière avant et dit d' un ton d' excuse : Évidemment , c' est pas une bagnole à la hauteur pour toi , p' tite tête , mais un coup d' air frais te remontera . Ça te va ? Tu comprends , on ne voudrait pas faire quoi que ce soit qui te déplaise . Arrivés en bas de l' allée , nous nous engageâmes sur la route de corniche et la suivîmes sans nous presser . Comment ça se fait que t' as pas de voiture , p' tite tête ? Amthor m' a envoyé chercher . Et pourquoi il a fait ça ! J' ai idée qu' il devait avoir envie de me voir . Il est fort , le frère , dit Hemingway . Pour ce qui est de la déduction , il est un peu là . Il expédia une giclée de salive par la portière , vira en souplesse , mit au point mort et laissa la voiture descendre en roue libre . Il a dit que tu l' avais appelé au téléphone et que t' avais voulu le faire chanter . Alors , il s' est dit : si je dois faire des affaires avec ce monsieur , j' aimerais bien d’abord faire sa connaissance , tant qu' on y est , pas vrai ? C' est pour ça qu' il a envoyé sa bagnole . Vu qu' il avait dans l' idée de téléphoner à des flics de ses amis et qu' il savait d' avance que je n' aurais pas besoin de la mienne pour rentrer chez moi , dis _je . Compris , Hemingway ? V' là qu' y recommence . C' est bon . Toujours est _il qu' il avait un dictaphone sous sa table et que sa secrétaire a tout pris par écrit et quand on s' est amenés , elle l' a lu à M Blane qu' est là . Je me retournai pour regarder M Blane . Il tirait paisiblement sur son cigare ; il ne lui manquait que des pantoufles . Il ne me regarda pas . Tu parles ! dis _je . Ça devait être une conversation fabriquée d' avance pour la circonstance . T' es peut_être disposé à nous dire pour quelle raison tu voulais le voir ? suggéra poliment Hemingway . Pendant qu' il me reste encore un morceau de mâchoire , c' est bien ça que vous voulez dire ? Oh ! le voilà qui exagère tout de suite ! On n' est pas du tout des gars dans ce genre _là , nous autres , ajouta _t _il en ouvrant les bras d' un grand geste cordial . Vous m' avez l' air d' être bien avec Amthor , n' est _ce pas , Hemingway ? M Blane le connaît , comme qui dirait . Moi , j' applique la consigne , un point c' est tout . Ici , fit l' homme assis à l' arrière . Hemingway stoppa et mit le frein à main puis , passant le bras devant moi , il ouvrit la portière . Eh ben , ça m' a fait plaisir de faire ta connaissance , p' tite tête . Mais n' y reviens pas . En tout cas , tâche que ça ne soit plus en visite professionnelle . Décampe . Je rentre à pied d' ici ? L' homme assis à l' arrière fit : Dépêchons _nous ! Oui , tu rentres à pied d' ici , p' tite tête . Ça te va ? Pour sûr . Ça me donnera le temps de réfléchir à certains petits détails . Comme par exemple au fait que vous n' êtes pas des flics de Los_Angeles . Ce qui est certain , c' est que l’un de vous est flic . Peut_être tous les deux . D' après moi , vous devez appartenir à la police de Bay City . Ce qui m' intrigue , c' est pourquoi vous travaillez en dehors de votre secteur ? Tu ne crois pas que ça va être difficile à prouver , p' tite tête ? Bonne nuit , Hemingway . Il ne répondit pas . Ni l’un ni l' autre n' émirent le moindre son . Je m' apprêtai à descendre ; posant mon pied sur le marchepied , je me penchai en avant , encore un peu étourdi … L' homme assis à l' arrière fit soudain un geste rapide , tellement bref que je le devinai plutôt que je ne le vis . Un lac noir s' ouvrit sous mes pieds , profond , beaucoup plus profond que la nuit obscure . J' y plongeai la tête la première . Il n' avait pas de fond . CHAPITRE XXV La pièce était complètement enfumée . La fumée restait suspendue en l' air en minces filets qui faisaient comme un rideau de perles . Dans le mur du fond , les deux fenêtres paraissaient ouvertes , mais la fumée ne s' en allait pas . Je n' avais jamais vu cet endroit . Il y avait des barreaux aux fenêtres . J' étais ahuri , sans pensée . J' avais l' impression d' avoir dormi un an . Mais la fumée me gênait . Allongé sur le dos , je méditai la question . Au bout d' un bon moment , j' aspirai une longue goulée d' air qui me déchira les poumons . Au feu ! hurlai _je . Cela me fit rire . Il n' y avait pourtant là rien de drôle , mais je me mis à rire . Étendu sur le lit , je me tordais comme une baleine . Mais l' écho de mon rire soudain m' inquiéta : c' était un rire de dément . Mon unique beuglement avait suffi . Des pas pressés martelèrent le sol , à côté , une clef fut poussée dans la serrure et la porte s' ouvrit à toute volée . L' homme sauta de côté et referma la porte derrière lui . Sa main droite se porta à sa poche _revolver . C' était un petit trapu , en veste blanche ; il avait un regard bizarre , noir et comme inexpressif . Des poches grisâtres gonflaient ses paupières . Je tournai ma tête sur l' oreiller de crin et bâillai un bon coup . Celui_là ne compte pas , Toto , il m' a échappé , dis _je . Il restait là immobile , l' air mauvais , sa main tâtonnant vaguement sa poche arrière droite . Visage sournois au teint brouillé , yeux noirs et morts , nez creux comme un coquillage vide . Vous avez encore envie de tâter de la camisole ! siffla _t _il . Je suis très bien comme ça , Toto . On ne peut mieux . Je viens de faire un bon petit roupillon . J' ai dû rêver , j' ai l' impression … Où suis _je ? Là où vous devez être ! Pas mal du tout . Des gens aimables , une atmosphère agréable . J' ai idée que je vais repioncer encore un petit coup . Feriez aussi bien ! aboya _t _il . Là_dessus , il sortit , la porte se referma , la clef tourna dans la serrure , le grondement des pas s' amincit puis s' éteignit . Il n' avait pas amélioré la situation , quant_à la fumée . Elle pendait toujours au beau milieu de la chambre , sur toute sa largeur , comme un rideau . Elle ne se dissolvait pas , elle ne voulait pas s' en aller , ne voulait pas bouger . Il y avait de l' air dans la chambre , je le sentais sur ma peau . Mais la fumée ne semblait pas s' en apercevoir . Elle pendait là comme une toile grise tissée par des millions d' araignées . Je me demandai comment ils avaient pu organiser un pareil atelier . Pyjama en flanelle de coton . Comme à l' hospice . Des trucs tout plats devant , qui se nouent derrière . Pas une couture de plus que le strict nécessaire . Tissu rude , rêche . L' encolure me râpait le cou . Mon cou me faisait toujours mal . La mémoire me revenait petit à petit . Je portai la main à ma gorge . Les muscles étaient toujours douloureux . Juste un Indien , papa … OK Hemingway … Alors comme ça , vous voulez devenir détective ? Vous faire de bons mois ? Facile . Neuf leçons par correspondance . Nous fournissons l' insigne . Et pour un dollar de plus , la panoplie complète . Ma gorge était toujours douloureuse . Mes doigts qui la palpaient ne palpaient rien du tout . J' aurais pu tout aussi bien avoir un régime de bananes en guise de main . Je la considérai . Les doigts avaient pourtant bien l' air de doigts . Du toc . Des doigts contre_remboursement . Ils avaient dû être livrés avec l' insigne et la panoplie . Et le diplôme . Il faisait nuit . De l' autre côté de la fenêtre , le monde était couleur de ténèbres . Une vasque en porcelaine pendait du plafond par trois chaînettes de cuivre . Il y avait de la lumière dedans . Sur les bords , de petits renflements orange et bleus , alternativement , formaient guirlande . Je les examinai attentivement . La fumée me tuait Comme je regardais , ils commencèrent à s' ouvrir comme de petits hublots et soudain des têtes apparurent . Des têtes minuscules mais vivantes , pareilles à des têtes de poupées vivantes . Il y avait en particulier un personnage coiffé d' une casquette marine avec un nez bourgeonneux , une blonde vaporeuse coiffée d' un galure extravagant et un type tout maigre portant un noeud papillon tout de_guingois , l' air d' un extra de gargote de plage populaire . Il ouvrit la bouche et dit d' un air sarcastique : Saignant ou à point votre bifteck , monsieur ? Je fermai les yeux , clignai violemment des paupières et quand je les rouvris , je ne vis plus qu' un réflecteur de porcelaine de bazar , suspendu par trois chaînettes de cuivre . Mais en dépit des courants d' air , la fumée restait toujours figée au milieu de la chambre . Empoignant le coin d' un drap rugueux , j' essuyai la sueur qui m' inondait le visage du bout de mes doigts gourds , de mes doigts en toc , péchés dans la sciure . J' avais l' impression d' être devenu complètement cinglé . Je m' assis sur mon séant et , au bout de quelques instants , je réussis à mettre le sol en contact avec mes orteils nus . C' étaient des pelotes d' épingles . Le comptoir de mercerie ? À gauche , madame . Pour les épingles de nourrice , c' est à droite . Mes pieds commencèrent à tâter le sol . Je me levai . Trop haut . Je me courbai en deux , pantelant , une main agrippée à la barre du lit , tandis_qu' une voix semblant provenir de dessous le lit me grinçait sans arrêt aux oreilles : T' as le D T … t' as le D T … t' as le D T4 … Je me mis à marcher , titubant comme un ivrogne . Il y avait entre les deux fenêtres barrées une bouteille de whisky , sur une petite table d' émail blanc . Une bouteille de forme prometteuse . Elle avait l' air à moitié pleine . J' allai à sa rencontre . Y a quand même des braves types sur terre ! Oui , bien sûr , on râle en lisant le journal du matin , on écrase les pieds du voisin au cinéma , on est a ressaut , dégoûté de tout et on traite les politiciens de c … mais quand même , il y a des braves types sur terre . Par exemple le gars qu' a laissé ce whisky . Je finis par l' atteindre . De mes doigts gourds , je l' empoignai et la hissai péniblement jusqu' à ma bouche , comme si je soulevais un pilier de l' Arc de Triomphe . Je bus une rasade interminable ; ça dégoulinait de partout . Puis je reposai la bouteille avec d' infinies précautions . Après quoi , j' essayai de me lécher la pointe du menton . Le whisky avait un drôle de goût . Juste comme je m' en rendais compte , je vis dans un coin un lavabo fixé au mur . Je l' atteignis juste à temps . Et je vomis . Tripes et boyaux . Le temps passa dans une agonie de nausées , d' hébétude , de vacillements ; mes mains s' agrippaient désespérément au bord du lavabo , ma gorge émettait inutilement de rauques cris d' animaux . Cela passa . Je regagnai mon lit en titubant , me recouchai et restai à haleter tout en observant la fumée . Elle n' était plus tout à fait aussi nette . Moins réelle , eût _on dit . Au fond , c' était peut_être quelque chose que j' avais derrière la pupille … Soudain , elle disparut tout à fait et les contours de la chambre se précisèrent avec une netteté coupante à la lueur de la vasque de porcelaine . De nouveau , je me redressai . Je vis une lourde chaise de bois adossée au mur , près de la porte d' entrée . À côté , il y avait une seconde porte . Un placard , vraisemblablement . Peut_être même mes vêtements s' y trouvaient _ils accrochés . Le parquet était recouvert d' un linoléum à carreaux verts et gris , les murs peints en blanc - une proprette petite chambrette … Le lit sur lequel j' étais assis était le classique lit de fer d' hôpital , étroit , mais un peu plus bas que ne l' est généralement ce genre de lit ; de grosses lanières de cuir munies de boucles étaient fixées aux barres , de chaque côté , à hauteur des poignets et des chevilles . Exquise retraite d' où il devait être merveilleux de se cavaler à fond de train . Au fur_et_à_mesure que la sensibilité réintégrait mon corps , la douleur reprenait possession de ma tête , de mon cou et de mon bras . Pourtant je ne me rappelais rien à propos du bras . Relevant la manche du machin en coton , je l' examinai d' un oeil vaseux : depuis le coude jusqu' à l' épaule , la peau était couverte de piqûres d' aiguilles . Chaque piqûre faisait comme un rond blanc de la taille d' une pièce de vingt sous . La drogue ! On m' en avait filé une cargaison pour me faire tenir tranquille . Et peut_être aussi de la scopolamine , pour me faire parler . Ils m' avaient trop bourré d' un coup . J' avais un mal du diable à m' en sortir . Certains s' en tirent , d’autres pas . Question de nature . C' est ça , la drogue . C' était là l' explication de la fumée , des têtes miniatures dans la vasque de porcelaine , des voix , des idées baroques , des courroies , des barreaux aux fenêtres et aussi de mes doigts et de mes pieds gourds . Le whisky devait probablement faire partie du traitement de 48 heures pour alcooliques . Ils l' avaient laissé traîner - en prime . Je me levai et faillis rentrer dans le mur d' en face . Cela m' incita à me recoucher et à respirer doucement et régulièrement pendant un long moment . J' avais des frémissements partout , et je suais abondamment . Je sentais de petites gouttes de sueur se former sur mon front puis glisser lentement , prudemment , le long de mon nez jusqu' aux coins de ma bouche . Ma langue les attrapait au passage , bêtement . Je me rassis une fois de plus , plantai fermement mes pieds sur le sol et me redressai . OK , Marlowe , dis _je entre mes dents , t' es un type coriace . Six pieds d' acier trempé . 95 kilos à poil et débarbouillé , tout en muscles et pas du toc . T' es capable d' encaisser . Tu t' es fait sonner deux fois , étrangler une , écrabouiller la gueule à coups de crosse de revolver … enfin , de quoi faire tourner n' importe qui en bourrique . Après ça , on t' a filé assez de came dans la peau pour que tu te prennes pour une paire de souris valseuses du Japon . Et après ? En voilà une histoire ! C' est les petits ennuis du métier , du tout venant . Voyons un peu voir si t' es capable de faire quelque chose de vraiment coton , comme par exemple d' enfiler ton pantalon . Je me rassis sur le lit . Et le temps passait , passait . Combien au juste , je ne saurais dire , je n' avais pas de montre . D' ailleurs , ce temps _là n' est pas marqué sur les montres . Je me redressai . Ça devenait monotone . Je me levai et recommençai à marcher . Pas drôle du tout , ce genre d' exercice . Le coeur se détraque et se met à battre la breloque . Vaut mieux se recoucher et se rendormir . Vaut mieux y aller mollo . T' es dans un sale état , p' tite tête . OK , Hemingway , je me sens tout faiblard . Je ne serais pas foutu de me casser un ongle , je ne serais même pas foutu d' écraser de la mousse au chocolat dans un casse_noisettes . Rien à faire . Je marche . Je suis coriace , je me taille d' ici … Je me rallongeai sur le lit . La quatrième fois , ce fut un peu moins pénible . Je traversai la chambre de bout en bout et retour . Je gagnai le lavabo , le nettoyai et bus de l' eau au robinet dans le creux de ma main . Je réussis à la garder . J' attendis un peu puis je recommençai . Beaucoup mieux , décidément . Je marchai , je marchai , je marchai … Au bout d' une demi_heure de marche , mes genoux s' entrechoquaient , mais j' étais lucide . Je retournai boire de l' eau , beaucoup d' eau . Je faillis me mettre à pleurer dans le lavabo pendant que j' étais en train de boire . Je marchai . Ils ont construit les Pyramides , s' en sont dégoûtés , les ont démolies , en ont broyé les pierres pour faire du ciment avec lequel ils ont édifié le barrage de Boulder , ils ont amené l' eau pour irriguer leurs États du Sud dévorés de soleil et ils s' en sont servi pour faire une magnifique inondation . Pendant tout ce temps _là , moi je marchais . Je n' étais pas d' humeur à être dérangé . Finalement , je m' arrêtai . Il pouvait s' amener . J' étais prêt à lui dire deux mots . CHAPITRE XXVI La porte du placard était fermée à clef et la grande chaise trop lourde pour moi . C' était voulu . Ôtant les draps et la couverture , je tirai les matelas de côté , découvrant un sommier métallique dont les mailles croisées étaient reliées entre elles par des ressorts à boudin de métal noir , d' environ 30 centimètres de long . J' en attaquai un . Je ne me souviens pas d' avoir jamais fait boulot plus pénible . Au bout de dix minutes , j' avais deux doigts en sang et un ressort à boudin pour faire face à l' adversité . Je le fis siffler et m' assurai que je l' avais bien en main . Il était lourd et avait du mordant . Et quand ce fut enfin terminé , mes yeux se portèrent sur la bouteille de whisky et je me rendis compte qu' elle aurait tout aussi bien fait l' affaire et que le pauvre couillon que j' étais l' avait complètement oubliée . J' absorbai encore pas mal d' eau puis je me reposai un moment sur le sommier découvert . Après quoi , je m' avançai vers la porte , plaquai ma bouche contre le chambranle et me mis à brailler : Au feu ! Au feu ! Au feu ! L' attente fut courte et agréable . Je l' entendis cavaler le long du couloir , puis sa clef s' inséra dans la serrure et tourna rageusement . La porte s' ouvrit d' un coup . Je me tenais plaqué contre le mur du côté de l' ouverture . Cette fois _ci , il avait son casse_tête à la main , un gentil petit outil d' environ quinze centimètres , recouvert de cuir tressé . À la vue du lit défait , ses yeux lui sortirent de la tête et commencèrent à chercher alentour . Avec un gloussement de satisfaction , j' amenai le ressort à boudin en contact avec son crâne . Il s' écroula en avant sur les genoux , proprement sonné , et je l' accompagnai dans sa chute . Je le frappai encore deux fois . Il émit une sorte de vague plainte . J' ôtai le casse_tête de sa main molle . Il se mit à pousser des gémissements aigus . Je lui rentrai à coups de genoux dans la figure . Mon genou me fit mal . Je ne sais pas si sa figure lui fit mal , il n' eut pas l' occasion de me le dire . Pendant qu' il était en train de grogner , je l' étendis raide d' un dernier coup de matraque . Ôtant la clef de la porte , je la fermai de l' intérieur et le passai à la fouille . Il avait des tas d' autres clefs sur lui . L’une d' elles ouvrait mon placard . Mes vêtements y étaient pendus . Je fouillai dans toutes mes poches ; l' argent avait disparu de mon portefeuille . Je revins trouver mon bonhomme au bourgeron blanc . Pour le métier qu' il faisait , il avait trop de galette sur lui . Je pris ce que j' avais en arrivant , le hissai sur le lit et l' attachai aux chevilles et aux poignets à l' aide de sa courroie . Après quoi je lui enfournai six bons pouces de drap dans la bouche . Il avait le nez en compote . J' attendis un moment , le temps de m' assurer que ça ne l' empêchait pas tout à fait de respirer . J' étais vraiment désolé pour lui . Pensez donc , un pauvre petit bougre qui s' échine toute la semaine à gagner sa croûte . Peut_être un père de famille , en plus . Triste . Avec rien d' autre pour se défendre qu' un casse_tête . Il y a vraiment de ces injustices … Je plaçai le whisky dopé assez près pour qu' il pût l' atteindre - s' il n' avait pas eu les mains attachées - et lui tapotai l' épaule . C' est tout juste si je ne versai pas quelques larmes sur son sort . Tous mes vêtements , y compris mon baudrier et mon revolver - déchargé - pendaient dans le placard . Je m' habillai avec des gestes maladroits et en bâillant énormément . L' homme allongé sur le lit reposait . Je le laissai là et l' enfermai à clef . Je me trouvais dans un large couloir silencieux sur lequel donnaient trois portes fermées d' où ne provenait nul bruit . Un chemin de tapis bordeaux amortissait les pas . Tout au bout , le couloir faisait un coude et donnait accès à un vestibule qui se terminait par un palier d' où partait un large escalier rococo avec une rampe en chêne naturel . L' escalier décrivait une courbe gracieuse et se perdait tout en bas dans la pénombre d' un hall . Deux portes intérieures en vitraux en fermaient l' extrémité . Le sol était de mosaïque et recouvert d' épais tapis . Un rai de lumière filtrait par l' entrebâillement d' une des portes . Mais pas le moindre son . J' avais le pied sur la première marche quand j' entendis une toux d' homme . Cela me fit me retourner d' un bond . Je vis alors une porte entrouverte à l' autre extrémité du vestibule . Je m' y dirigeai sur la pointe des pieds . À proximité de la porte entrouverte , je m' arrêtai et attendis . Un triangle de lumière gisait à mes pieds . L' homme toussa de nouveau . C' était une toux sonore sortant d' une large poitrine . La toux de quelqu’un qui n' a pas de soucis . D' ailleurs cela ne me concernait pas . Ce qui me concernait , c' était de foutre le camp sans demander mon reste . Mais tout de même , un gars qui laissait sa porte ouverte dans une maison pareille méritait bien que je lui accorde une minute . Ce devait être quelqu’un d' important , de respectable . Je m' insinuai un tant soit peu dans le triangle de lumière et j' entendis un bruit de journal qu' on froisse . J' avais sous les yeux une portion de la pièce . Elle était meublée comme une chambre et non comme une cellule . Il y avait une commode en bois noir sur laquelle étaient posés un chapeau et des magazines . Aux fenêtres , des rideaux de dentelle , par terre , un tapis confortable . Les ressorts d' un lit grincèrent : un type corpulent , volumineux comme sa toux . Du bout des doigts , je poussai la porte de quelques centimètres . Il n' arriva rien . J' avançai la tête avec une prudence de Sioux . À présent je voyais la chambre , le lit , le type assis dessus , le cendrier débordant de mégots sur la table de nuit et jusque sur le tapis , une douzaine de journaux froissés sur le lit , dont l’un tenu par une paire d' énormes mains devant une face du même gabarit . Par_dessus le bord du journal , je distinguai des cheveux sombres , bouclés - presque noirs - et fournis . Là_dessous , une bande de peau claire . Le journal bougea encore un petit peu ; je retins ma respiration et l' homme ne leva pas les yeux . Il faisait mal rasé . Il ferait toujours mal rasé . Je l' avais déjà vu , ce personnage , dans une boîte de nègres de Central Avenue : Chez Florian . À ce moment _là , il portait un costume criard avec de petites balles de golf en guise de boutons et tenait à la main un whisky _sour . Je l' avais vu aussi , - avec un Colt de l' armée qui avait l' air d' un jouet dans sa main - franchir sans bruit une porte défoncée . Je l' avais vu à l' oeuvre . Quand il se mettait à faire quelque chose , on pouvait être certain que c' était du solide . Il toussa encore un coup , remua ses fesses sur le lit , bâilla avec conviction , et tendit la main vers le paquet de cigarettes froissées qui gisait sur la table de nuit . Une cigarette monta vers sa bouche ; au bout de son pouce , une flamme jaillit … la fumée sortit de ses narines . Ahhh ! fit _il , et de nouveau le journal lui cacha le visage . Je le laissai là et regagnai le vestibule . Monsieur Moose Malloy m' avait l' air d' être en bonnes mains . Traversant le palier , je descendis dans le hall . Un murmure s' éleva derrière la porte légèrement entrouverte . J' attendis la réplique . Point . C' était une conversation téléphonique . M' approchant tout contre la porte , je tendis l' oreille et j' entendis des chuchotements qui ne m' apprirent rien . Puis un cliquetis sec . Après cela , le silence reprit possession de la pièce . C' était le moment où jamais de partir , de m' en aller , de foutre le camp le plus loin possible . Alors , je poussai la porte et j' entrai sans bruit . CHAPITRE XXVII Je me trouvai dans un bureau , ni petit ni grand : le cabinet de consultation classique , net , propre . Une armoire vitrée avec une collection de livres impressionnants ; au mur , une armoire à pharmacie et derrière la vitre un appareil stérilisateur en émail blanc , un tas d' aiguilles et de seringues en train de cuire . Sur un large bureau plat : un sous_main , un coupe_papier de bronze , un assortiment de stylos , un agenda et à peu près rien d' autre , à part les coudes d' un personnage qui paraissait méditer sombrement , le visage dans ses mains . À travers l' écartement des doigts jaunes , j' aperçus des cheveux brun cendré , si lisses qu' ils semblaient peints sur son crâne . Je fis trois pas de plus et ses yeux avaient dû être fixés plus loin que la limite du bureau car ils virent bouger mes pieds . Il les leva sur moi : des yeux creux , incolores dans un visage de parchemin . Il décroisa les mains , s' adossa lentement en arrière et me considéra d' un regard totalement dépourvu d' expression . Puis il ouvrit les bras , d' un geste à la fois désapprobateur et fataliste et , quand ses mains retombèrent , je remarquai que l’une d' elles était maintenant à proximité du coin du bureau . Je fis encore deux pas en avant et lui montrai le casse_tête . L' index et le majeur de sa main droite continuaient leur progression vers l' angle du bureau . Votre sonnette , dis _je , ne vous servira pas à grand_chose ce soir . J' ai endormi votre cerbère , là_haut . Son regard parut s' assoupir : Vous avez été très malade , monsieur , très , très malade . En vous promenant dans l' état où vous êtes vous commettez une imprudence que je ne saurais approuver . La main droite , dis _je en faisant siffler le casse_tête . Elle se replia sur elle_même comme une couleuvre blessée . Je contournai le bureau en souriant de toutes mes dents , bien qu' il n' y eût là nulle matière à sourire . Bien entendu , il avait un revolver dans son tiroir . Ils ont toujours un revolver dans leur tiroir , et ils le sortent toujours trop tard , quand ils réussissent à le sortir . Je m' en emparai . C' était un 38 automatique d' un modèle courant , moins bon que le mien , mais les munitions tombaient à pic . Il ne semblait pas y avoir de réserves dans le tiroir . J' entrepris de vider son chargeur . Il esquissa un vague mouvement , les yeux toujours aussi creux et aussi tristes . Vous avez peut_être une autre sonnette sous le tapis , dis _je , une sonnette qui communique directement avec le commissariat . Je vous conseille de la laisser tranquille . Pour l' heure , je ne suis pas à prendre avec des pincettes . Tout ce qui se présentera par cette porte est bon pour la Morgue . Il n' y a pas de sonnette sous le tapis , dit _il , avec un soupçon d' accent étranger . Je troquai mon chargeur contre le sien , éjectai la balle qui se trouvait dans le canon de son revolver et le reposai sur le bureau . Puis j' armai le mien . Il y avait un verrou à la porte . À reculons , j' allai le fermer , puis je revins m' asseoir dans un fauteuil devant le bureau , ce qui eut pour effet d' user mes dernières forces . Whisky ! dis _je . Ses mains commencèrent à s' agiter . Whisky ! Répétai _je . Il se dirigea vers l' armoire à pharmacie , y prit un flacon plat muni de l' estampille verte et d' un verre . Deux verres , dis _je . J' ai déjà tâté de votre gnôle et j' ai failli me retrouver à Honolulu . Il apporta deux petits verres , fit sauter le cachet et les remplit . Vous d’abord , dis _je . Il eut un faible sourire et leva son verre . À votre santé , monsieur . Ou tout au moins à ce qui en reste . Il but . J' en fis autant . Puis j' empoignai la bouteille , je la tins tout contre moi et j' attendis que mon coeur se réchauffe . Il se mit à me marteler les côtes , mais au moins , il était dans ma poitrine , pas au bout de mes lacets de soulier . J' ai eu un cauchemar , dis _je . Complètement idiot . J' ai rêvé que j' étais ficelé sur un plumard , et qu' on m' avait farci la viande de drogue et enfermé derrière des barreaux . J' étais complètement flagada ; j' ai dormi , je n' avais rien à manger et j' étais dans un très sale état . On m' en avait filé un bon coup sur le colback , après quoi , on m' avait amené dans cet endroit et c' est là qu' on m' avait fait tout ça … Il a fallu qu' ils se donnent un mal fou . Je ne suis pourtant pas un personnage tellement important . Il resta muet . Ses yeux m' observaient . Il avait l' air de spéculer à part lui combien de jours il me restait à vivre . Quand je me suis réveillé , la chambre était pleine de fumée . Mais naturellement , c' était une hallucination , ou peut_être simplement une irritation du nerf optique , pour parler votre jargon . Mes visions d' opium à moi , c' était pas des éléphants roses , c' était de la fumée . Alors j' ai gueulé un coup et un petit méchant en veste blanche s' est amené et m' a menacé d' un casse_tête . J' ai mis un temps fou à me préparer à le lui enlever . Finalement , je lui ai pris ses clefs , mes vêtements et même mon argent qu' il avait dans sa poche . Et me voilà . Complètement guéri . Vous disiez ? Je n' ai formulé aucune remarque , fit _il . Mais les remarques sont extrêmement désireuses d' être formulées , dis _je . Je les vois , la langue pendante , attendre anxieusement que vous vous décidiez à les formuler . Ce petit instrument , ajoutai _je en agitant le casse_tête de façon significative , à des propriétés persuasives . J' ai dû l' emprunter à un bonhomme . Donnez _moi cela immédiatement , je vous prie , dit _il avec un sourire enchanteur - le sourire du bourreau qui vient dans votre cellule prendre vos mesures pour la corde - à la fois amical , paternel et circonspect - un de ces sourires qu' on finirait par adorer si on vous laissait le temps de l' apprécier . Je laissai tomber le casse_tête dans sa main ouverte , sa main gauche . Et maintenant , le revolver , fit _il de la même voix suave . Vous avez été très malade , monsieur Marlowe , je me vois contraint d' insister pour que vous retourniez au lit . Je le regardai avec de grands yeux . Je suis le docteur Sonderborg , reprit _il , et je vous préviens que je ne tolérerai pas plus longtemps ce genre de bêtises . Il posa le casse_tête sur le bureau devant lui . Il avait un sourire figé de poisson congelé et ses longs doigts s' agitaient faiblement , comme des papillons expirants . Le revolver , je vous prie … Je vous conseille vivement … Quelle heure est _il , monsieur le Geôlier ? Il ne se troubla pas pour si peu . J' avais ma montre_bracelet au poignet , mais elle s' était arrêtée . Presque minuit . Pourquoi ? Quel jour sommes _nous ? Mais voyons , mon cher monsieur , dimanche soir , naturellement . Je me retins au bureau , essayant de me concentrer . Je tenais mon revolver à sa portée en souhaitant que l' idée lui vienne de s' en emparer . Ça fait plus de 48 heures . Pas étonnant que j' aie eu des attaques . Qui m' a amené ici ? Il m' observait toujours avec attention et sa main gauche se mit à ramper lentement vers le revolver . Il devait faire partie de la Société des Mains Fureteuses ; les filles devaient passer de drôles de quarts d' heure avec lui . Ne m' obligez pas à me fâcher , dis _je d' un ton geignard . Ne me faites pas perdre mes belles manières et mon langage distingué . Dites _moi simplement comment je suis venu jusqu' ici . Il avait du cran . Sa main sauta sur le revolver . Le revolver n' était plus là . Je me rassis et posai l' outil sur mes genoux . Il rougit , attrapa la bouteille , remplit son verre et l' avala d' une lampée . Puis il reprit son souffle et frissonna . Il devait détester l' alcool , comme tous les drogués . Si vous sortez d' ici , vous serez arrêté immédiatement , dit _il à voix brève . Vous avez été confié à mes soins , selon les règles de la légalité , par un représentant de la loi … Les représentants de la loi ne sont pas qualifiés pour le faire . Cela lui donna un coup - un petit coup . Son visage parcheminé fut soudain agité de tiraillements . Accouchez , dis _je . Qui m' a amené ici ? Pourquoi et comment ? Je me sens d' humeur folâtre ce soir . J' ai des envies d' aller danser dans la lande avec les sorcières ; j' entends l' appel de la Camarde . Voilà près d' une semaine que je n' ai pas eu mon cadavre . Allons , parlez , Docteur lpeca . Accordez votre lyre et que retentissent les mélodieux accents de votre divin ramage … Vous souffrez d' un empoisonnement dû à l' abus des stupéfiants , dit _il froidement . Vous avez failli mourir . J' ai dû vous administrer trois doses de digitaline . Vous vous êtes débattu , vous avez hurlé , il a fallu vous maîtriser . Il parlait avec une telle volubilité que les mots se chevauchaient dans sa bouche . Si vous vous avisez de quitter ma clinique dans l' état où vous êtes , il vous arrivera de graves ennuis . Vous m' avez bien dit que vous étiez docteur , n' est _ce pas , docteur en médecine ? Absolument . Je suis le docteur Sonderborg , comme je viens de vous le dire . Mon cher docteur , quand on a été empoisonné par l' abus des stupéfiants , on ne hurle pas , on ne se débat pas . On se tient bien tranquille , dans un état complètement comateux . Trouvez autre chose , mais tâchez que ce soit du sélectionné , de la fine fleur . Qui est _ce qui m' a collé chez les dingues - dans votre petit asile particulier , je veux dire ? Mais … Y a pas de mais … je vous transformerai en serpillière , en éponge , en baba , en pipette … Holà , échanson , versez _nous du Malmsey ! Signé Shakespeare . Sans compter que je m' en taperais bien un chouïa , de son vin de Malmsey . Il tenait bien sa chopine , le dénommé Shakespeare . En attendant , buvons donc un petit coup de votre médicament . Je pris son verre et remplis les deux . Alors j' écoute , Boris Karloff ! C' est la police qui vous a amené ici . Quelle police ? La police de Bay City , naturellement . Ses doigts jaunes agitaient fébrilement le verre . Nous sommes à Bay City . Ah , ah ! Et la police en question , il s' appelait comment ? Le sergent Galbraith , si j' ai bonne mémoire . Pas un agent de la patrouille volante , en tout cas . Un de ses collègues et lui vous ont trouvé vendredi soir en train d' errer au hasard dans un état de complet abrutissement . Ils vous on amené ici parce_que c' était la clinique la plus proche . Je vous ai pris pour un toxicomane . Je me suis peut_être trompé . Votre histoire tient debout . Je pourrais difficilement prouver qu' elle est fabriquée . Mais pourquoi me garder ici ? Il ouvrit ses mains fébriles : Je ne cesse pas de vous répéter que vous êtes très malade , encore maintenant . Que voudriez _vous que je fasse ? Dans ce cas , je vous dois de l' argent ? Il eut un haussement d' épaules . Évidemment . Deux cents dollars . Je repoussai légèrement mon fauteuil : C' est donné ! Venez donc les chercher . Si vous quittez cette maison , dit _il sèchement , vous serez immédiatement arrêté . Je me penchai vers lui et lui soufflai au visage : Pas pour le simple fait d' être sorti d' ici , Boris Karloff ! Ouvrez donc ce coffre_fort , là dans le mur . Une souple détente le mit debout : Cette plaisanterie a assez duré ! Vous ne voulez pas l' ouvrir ? Il n' en est pas le moins du monde question . C' est un revolver que j' ai dans la main . Il sourit , d' un sourire un peu crispé . C' est un coffre_fort de belle taille que vous avez là , dis _je . Tout neuf , en plus . Comme mon revolver . Vous ne voulez décidément pas l' ouvrir ? Il resta impassible . Nom de Dieu ! dis _je . Quand on a un revolver à la main , les gens sont censés faire tout ce que vous leur commandez . Ça n' a pas l' air de marcher , hein ? Il sourit . Je discernai une nuance de plaisir sadique dans son sourire . Je perdais du terrain , je sentais que j' allais m' effondrer . Je chancelai et me retins au bureau ; il attendait , les lèvres à peine entrouvertes . Je restai affalé là un bon moment sans le quitter des yeux , et soudain , je retrouvai mon sourire . Le sien déserta son visage comme un vieux chiffon . La sueur perlait à ses tempes . Au revoir , dis _je . Je remets votre sort entre des mains plus sales que les miennes . À reculons , je gagnai la porte , l' ouvris et sortis de la pièce . Les portes d' entrée n' étaient pas fermées à clef . Elles ouvraient sur une marquise . Le jardin bourdonnait de fleurs . Il y avait une clôture et une petite barrière blanche . La maison faisait l' angle de la rue . La nuit était fraîche , humide , sans lune . Sur la plaque du carrefour , je lus : Rue Descanso et 23e Rue . De nombreuses fenêtres étaient allumées dans le bloc d' immeubles . Je tendis l' oreille , guettant le hululement des sirènes . Rien ne vint . Je me traînai péniblement jusqu' à la 25e Rue , en direction du bloc des 800 . Anne Riordan habitait au 819 . Le salut . Je marchais depuis fort longtemps lorsque je m' aperçus que j' avais toujours le revolver à la main , et je n' avais toujours pas entendu de sirènes . Je continuai à marcher . L' air me faisait du bien . Mais l' effet stimulant du whisky s' estompait , il ne me restait plus que les brûlures d' estomac . La rue était bordée de petits sapins et de maisons de briques . On se serait cru dans un quartier de Seattle plutôt qu' en Californie du Sud . Le 819 était encore éclairé . On y accédait par un minuscule portail blanc , coincé entre deux grandes haies de cyprès . Des buissons de roses ornaient la façade . Je suivis le petit chemin cimenté et restai une seconde immobile avant de pousser le bouton . Toujours pas de sirènes . Un petit carillon résonna et peu après un croassement se fit entendre dans un de ces petits machins électriques qui permettent de communiquer avec l' extérieur sans ouvrir la porte . Qui est là ? Marlowe . Peut_être est _ce la surprise qui lui coupait le souffle , peut_être est _ce simplement le truc électrique qu' on raccrochait . La porte s' ouvrit toute grande sur Mlle Anne Riordan , en tenue de sport , veste et pantalon vert pâle . En m' apercevant , ses yeux s' agrandirent de stupéfaction et d' effroi . À la lumière du perron , je la vis pâlir . Grands dieux ! s' exclama _t _elle . Vous ressemblez au grand_père d' Hamlet ! CHAPITRE XXVIII Le living_room était meublé de fauteuils blancs et roses , un tapis beige moiré couvrait le sol et dans une cheminée de marbre noir brillaient des chenets de cuivre . De hautes bibliothèques étaient encastrées dans les murs et les rideaux crème dissimulaient de leurs draperies les jalousies baissées . Rien dans cette pièce ne décelait une présence féminine , si ce n' est une glace en pied devant un large espace dégarni . J' étais à demi couché dans un fauteuil profond , les jambes allongées sur un tabouret . J' avais bu deux tasses de café noir suivies d' un remontant , puis je m' étais envoyé deux oeufs à la coque avec des toasts beurrés en guise de mouillettes . Et ensuite , une tournée de café arrosé . J' avais avalé tout ça dans la salle à manger , mais je ne me souvenais déjà plus de l' endroit . Cela remontait à tellement loin . J' étais complètement retapé . La gniole ne m' avait pas affecté et mes boyaux avaient cessé de se prendre pour un manège de chevaux de bois . Assise en face de moi , Anne Riordan se tenait légèrement penchée en avant , son menton finement découpé au creux de sa main soignée . Sous le halo mousseux et flamboyant de ses cheveux , ses yeux avaient une lueur sombre . Elle avait un crayon derrière l' oreille et paraissait inquiète . Je lui en avais raconté une partie , pas tout . Je m' étais bien gardé de lui parler de Moose Malloy . Je vous croyais ivre , dit _elle . Je croyais qu' il vous fallait ça pour vous décider à venir me voir . Je m' imaginais que vous étiez sorti avec la blonde . Je croyais … oh ! je ne sais plus ce que je croyais ! Je parie bien que c' est pas votre plume qui vous a rapporté tout ça , dis _je en jetant un regard circulaire . Même si on vous payait pour raconter ce que vous croyez croire . Et ce n' est pas en faisant travailler les flics à son bénéfice personnel que mon père a pu se le payer non plus , dit _elle . Comme cette espèce de grosse fripouille qui est chef de la police en ce moment . Ça ne me regarde pas . Nous avions un peu de terrain à Del Rey , reprit _elle . Mon père s' était fait rouler dans une histoire de lotissements sans valeur . Et ils contenaient bel et bien du pétrole . Je hochai la tête et bus une gorgée dans le joli verre de cristal que je tenais à la main . Son contenu était savoureux et réconfortant . Un gars pourrait très bien s' installer ici , dis _je . Il n' aurait qu' à s' amener . Il trouverait tout préparé , tout en ordre . Encore faudrait _il que ce soit ce qu' il cherche … et qu' on l' invite . Pas de majordome , dis _je . Ça c' est vache . Elle s' empourpra . Mais vous , vous préférez vous faire mettre le crâne en compote , vous faire larder de piqûres et vous faire fracasser le menton . Vous n' en aurez donc jamais marre ? Je ne répondis rien , j' étais trop fatigué . Je dois vous rendre cette justice , reprit _elle , que vous avez eu assez de jugeote pour examiner les bouts en carton des cigarettes . À vous entendre , là_bas , à Aster _Drive , j' ai bien cru que vous étiez passé à côté de toute l' histoire . Ces cartes de visite ne riment à rien . Elle me lança un regard furieux : Et vous venez me raconter ça , après que cet individu vous a fait démolir par deux policiers marrons et vous a offert par_dessus le marché la cure anti_alcoolique , histoire de vous apprendre à vous mêler de vos affaires ! Faut être complètement miro pour que ça ne vous crève pas les yeux ! Cette réplique aurait dû venir de moi . C' est du joli ! Voilà que vous adoptez mon langage … Qu' est _ce qui crève les yeux , au juste ? Que cet élégant extra_lucide n' est autre qu' un filou d' envergure . Il repère le client , l' entortille et après ça , il lance sa bande de pieds nickelés à la chasse aux bijoux . Vous croyez , vraiment ? Elle me regarda d' un air étonné . Je vidai mon verre et repris mon air pitoyable . Elle ne se laissa pas impressionner . Évidemment , je le crois . Vous aussi , d' ailleurs . J' ai l' impression que c' est un peu plus compliqué que ça . Elle eut un sourire aigre_doux : Excusez _moi . L' espace d' une seconde , j' avais oublié que vous étiez détective . Bien entendu , il faut que ce soit compliqué , n' est _ce pas ? Cela fait tellement mieux . J' imagine qu' une affaire toute simple est une chose qui doit vous paraître monstrueuse . C' est plus compliqué que ça , répétai _je . Très bien , je vous écoute . Je ne peux pas dire . C' est simplement une idée , comme ça . Pourrais _je avoir encore un peu de cognac ? Elle se leva : Entre nous , dit _elle , il faudrait bien que vous vous mettiez à boire un peu d' eau de temps en temps , quand ce ne serait que pour vous faire une idée … Elle vint prendre mon verre : Ce sera le dernier . Là_dessus elle l' emporta et , quelque part dans le fond , j' entendis tinter les petits cubes de glace dans le verre . Je fermai les yeux , tandis_que les petits sons caressaient mon oreille . Je n' aurais pas dû venir ici . S' ils en savaient autant sur moi que je le craignais , ils seraient capables de venir m' y chercher . Ce serait du joli . Elle revint avec le verre ; ses doigts , refroidis par le contact de la glace , touchèrent les miens ; je les retins un instant puis les relâchai lentement comme on laisse échapper un rêve lorsque le soleil , en inondant votre visage , vous réveille et vous arrache à une vallée enchantée . Elle rougit , regagna son fauteuil et s' y installa avec beaucoup de chichis et d' embarras . Puis elle alluma une cigarette et me regarda boire . Amthor me paraît être un personnage assez féroce , dis _je . Cependant , je le vois mal à la tête d' une bande de voleurs de bijoux . Je peux me tromper . Mais si je me trompe et qu' il ait pensé une seconde que je puisse lui nuire , il ne m' aurait sûrement pas laissé sortir vivant de son petit asile privé . Quoi qu' il en soit , il n' est pas tranquille . Il n' a commencé à devenir vraiment mauvais que lorsque j' ai commencé à débloquer à propos d' écriture invisible . Elle me regarda d' un air détaché . Il y en avait ? Je lui fis un large sourire : S' il y en avait , je ne l' ai pas lue . Drôle d' idée d' aller cacher des réflexions désobligeantes sur les gens dans des bouts de cigarettes , vous ne trouvez pas ? Supposez que personne ne les lise ? Je crois que le fin mot de l' histoire , c' est que Marriott redoutait quelque chose et que , si cette chose arrivait , les cartes devaient obligatoirement être découvertes . La police n' aurait pas manqué de passer au crible le contenu de ses poches . C' est bien ça qui me chiffonne . À supposer que Amthor soit vraiment un bandit , jamais il n' aurait laissé traîner de choses compromettantes pour lui dans les poches de Marriott . Si Amthor l' a assassiné , vous voulez dire , ou l' a fait assassiner ? Mais ce que Marriott savait d' Amthor peut ne pas avoir eu de rapport avec le meurtre . Je me carrai confortablement dans mon fauteuil , vidai mon verre et fis semblant de ruminer là_dessus ; puis , avec un hochement de tête , je répondis : Mais le vol des bijoux a un rapport avec le meurtre . Et nous partons du principe qu' Amthor a un rapport avec le vol des bijoux . Un peu de malice brilla dans ses yeux . Je parie que vous devez être fourbu , dit _elle . Vous n' avez pas envie de vous reposer ? Ici ? Elle rougit jusqu' à la racine des cheveux . Elle releva le menton dans un mouvement de défi . Bien sûr . Je ne suis plus une enfant et qui diable voulez _vous que ça intéresse , ce que je fais , ou la façon dont je me conduis ou quoi ou qu' est _ce … Je posai mon verre et me levai . Je me sens brusquement envahi par une de mes rares crises de tact , dis _je . Voulez _vous me conduire jusqu' à une station de taxi , si vous n' êtes pas trop fatiguée ? Espèce de grand crétin ! dit _elle , furieuse . On vous a mis en capilotade , on vous a bourré de Dieu sait combien de sortes de drogues , et je suppose que tout ce dont vous avez besoin , c' est d' une bonne nuit de sommeil pour vous réveiller tout guilleret demain matin et recommencer à jouer au petit détective ! J' aurais bien fait la grasse matinée . Vous devriez être à l' hôpital , pauvre idiot ! Je frémis : Écoutez , dis _je , je n' ai pas les idées très nettes ce soir . Je crois que je ferais bien de ne pas trop m' attarder ici . Je ne possède pas la moindre preuve contre aucun de ces gens _là , mais il semble que je ne leur sois pas très sympathique . Quoi que je dise , j' aurai la police contre moi et la police , dans ce patelin , m' a l' air d' être salement corrompue . C' est une jolie ville , dit _elle un peu fraîchement . Vous ne pouvez pas juger … Bon , bon , admettons . Chicago aussi est une jolie ville . Vous pourriez y passer des heures sans y voir le bout d' une mitraillette . C' est une ville charmante , probablement pas plus corrompue que Los_Angeles . Mais on peut tout au plus acheter un quartier d' une grande ville , tandis_qu' un patelin de la taille de celui_ci , vous pouvez vous le faire envelopper dans du papier de soie et expédier à domicile . C' est là toute la différence . Et c' est ce qui me donne envie de me débiner . Elle se leva et me dit d' un ton autoritaire : Vous allez vous coucher , et pas plus tard que tout de suite . Et ici même . J' ai une chambre disponible . Vous n' avez qu' à la prendre et à … Vous me promettez de mettre le verrou à votre porte ? Elle rougit et se mordit la lèvre . Parfois je vous prends pour un type formidable et , d’autres fois , vous me faites l' effet d' être le pire goujat que j' aie jamais connu . À ces deux titres , vous ne voudriez pas me déposer à proximité d' une station de taxis ? Vous resterez ici , dit _elle d' une voix tranchante . Vous n' êtes pas bien ? Vous êtes vraiment malade ? Je ne suis pas malade au point de me laisser tirer les vers du nez , dis _je méchamment . Elle sortit de la pièce à une telle vitesse qu' elle trébucha presque sur les deux marches qui conduisaient au vestibule . Elle revint , vêtue d' un long manteau de flanelle , sans chapeau , ses cheveux roux ébouriffés aussi fulgurants que ses yeux . D' une violente poussée , elle ouvrit une porte latérale , la franchit en coup de vent et ses pas précipités martelèrent le chemin bétonné . J' entendis un faible bruit de rideau de garage que l' on soulève , puis celui d' une portière ouverte et refermée violemment . Le démarreur grinça . Le moteur se mit à ronfler et le pinceau des phares balaya la porte_fenêtre du living_room . Je pris mon chapeau sur une chaise , éteignis deux ou trois ampoules et m' aperçus que la porte_fenêtre avait une serrure Yale . Avant de la refermer , je me retournai pour inspecter une dernière fois la pièce . C' était un endroit fort agréable , l' endroit rêvé pour s' y promener en pantoufles . Je refermai la porte ; la petite voiture s' amena sans bruit et je la contournai pour monter dedans . Elle me ramena chez moi sans desserrer les dents , furieuse , conduisant comme une folle . Lorsque je descendis devant mon immeuble , elle me souhaita une bonne nuit d' une voix glaciale , vira au beau milieu du pâté de maisons et fut hors de vue avant même que j' aie eu le temps de sortir mes clefs de ma poche . Je me déshabillai et me mis au lit . J' eus des cauchemars et me réveillai en sueur , mais le lendemain matin j' étais redevenu moi_même . CHAPITRE XXIX Assis sur le bord de mon lit , en pyjama , je me tâtai à l' idée de me lever , sans grande conviction . Je me mis debout avec effort et me frottai l' estomac . Il était encore endolori par mes nausées de la veille . Par contre , mon pied gauche était parfaitement dispos … pas la moindre courbature ; alors naturellement , je n' eus rien de plus pressé que de le cogner dans le pied du lit . J' étais encore en train de sacrer énergiquement quand un coup sec fut frappé à la porte . Le genre de coup autoritaire qui vous donne automatiquement envie d' entrouvrir la porte de deux centimètres et d' envoyer rebondir le client avec pertes et fracas . Je fis plus que de l' entrouvrir : le lieutenant _détective Randall se tenait sur le seuil , en complet de gabardine beige , coiffé d' un feutre léger couleur pied de porc pané . Étrillé , net , impeccable , mais l' oeil torve . Il poussa la porte et je m' effaçai . Il entra , la referma , jeta un regard circulaire : Voilà deux jours que je vous cherche , dit _il sans me regarder . Ses yeux inspectaient la pièce . J' étais malade . D' un pas souple et léger , les mains dans les poches , il arpentait la pièce . Il avait mis son chapeau sous son bras et je voyais luire ses cheveux gris . Pour un flic , il n' était pas très corpulent . Tirant une main de sa poche , il déposa soigneusement son chapeau sur une pile de magazines . Pas ici , dit _il . Dans une clinique . Quelle clinique ? Une clinique vétérinaire . Il sursauta comme si je l' avais giflé . Un peu tôt pour ce genre de plaisanteries , vous ne croyez pas ? J' allumai une cigarette sans répondre . Après avoir tiré une bouffée , je me rassis sur le lit , vivement . Décidément , vous êtes incorrigible . Le seul moyen de vous mater , c' est de vous coller au frigo . J' ai été malade et je n' ai pas encore pris mon café . Je ne suis pas en état de faire des étincelles . Je vous avais dit de ne pas vous mêler de cette affaire . Vous n' êtes pas le bon Dieu tout_puissant , fis _je en tirant sur ma cigarette . Tout au fond de moi , je sentais que j' avais été un peu vache , mais ce n' était pas pour me déplaire . Je vous ai donné un conseil au téléphone , l' autre jour , jeudi . Vendredi . C' est ça , vendredi . En pure perte , et je comprends pourquoi , maintenant . Je ne savais pas à ce moment _là que vous gardiez des pièces à conviction par devers vous . Je me bornais simplement à vous suggérer une ligne de conduite qui me paraissait raisonnable relativement à cette affaire . Quelles pièces à conviction ? Il me regarda en silence . Voulez _vous prendre une tasse de café ? demandai _je . Ça vous humaniserait peut_être un peu . Non . Eh bien moi , si . Je me levai et me dirigeai vers la petite cuisine . Asseyez _vous , siffla Randall . Je suis loin d' en avoir fini avec vous . Je me rendis quand même à la cuisine , fis couler de l' eau dans la bouilloire et la mis à chauffer . Je bus ensuite un verre d' eau du robinet , puis un deuxième . Un troisième verre à la main , je me postai sur le seuil de la porte et observai tranquillement Randall . Il n' avait pas bougé . La moitié de sa personne disparaissait maintenant derrière un écran de fumée compact . Il fixait le plancher . Pourquoi ai _je eu tort d' aller chez Mme Grayle quand elle m' a fait appeler ? Je ne parlais pas de cela . Pas maintenant , mais il y a un instant . Elle ne vous a pas envoyé chercher . Ses yeux se levèrent sur moi et j' y reconnus la lueur implacable de tout à l' heure . Vous lui avez forcé la main , vous avez parlé de scandale et c' est par un véritable chantage que vous avez obtenu de vous faire embaucher . Curieux . Autant que je m' en souvienne , nous n' avons même pas effleuré le sujet affaires . Je n' ai rien trouvé d' intéressant dans son histoire , rien pour moi en tout cas . On ne sait pas par quel bout la prendre . Et comme de bien entendu , j' ai pensé qu' elle vous l' avait déjà racontée . Et vous ne vous trompiez pas . Cette brasserie du boulevard Santa_Monica est un repaire de gangsters . Mais ça ne veut rien dire . Je n' y ai rien trouvé . Quant_à l' hôtel borgne d' en face , il est tout aussi douteux . Rien pour nous là_dedans . De la sous_racaille . C' est elle qui vous a dit que je lui avais forcé la main ? Son regard se déroba : Non . Je ne pus m' empêcher de sourire . Une tasse de café ? Non . Je retournai dans la cuisine faire le café et je dus attendre un moment qu' il passe . Cette fois , Randall m' y suivit et c' est lui qui se tint planté dans l' embrasure de la porte . Ce gang de voleurs de bijoux opère à Hollywood et dans les parages depuis une dizaine d' années , à ma connaissance , dit _il . Seulement , ce coup _ci , ils y sont allés trop fort . Ils ont tué un homme . Je crois savoir pourquoi . Eh bien , si c' est un gang qui a fait le coup et que vous arriviez à mettre la main dessus , ce sera le premier meurtre du genre qui ne sera pas resté impuni depuis que j' habite le pays , et je pourrais vous en citer une bonne douzaine . C' est gentil à vous de dire ça , Marlowe ! Je ne demande qu' à me tromper . Bon Dieu de bon Dieu ! fit _il , cramoisi , vous ne vous trompez pas . On en a bien élucidé un ou deux pour que ça fasse bien au rapport , mais c' était de la frime . Un pauvre couillon a écopé pour le type qui tirait les ficelles . Oui . Café ? Si j' accepte , vous me promettez de me parler convenablement , d' homme à homme , et sans faire le clown ? J' essaierai . Mais je ne promets pas de révéler toutes mes idées personnelles . Celles_là , je peux m' en passer , fit _il d' un ton aigre_doux . Beau complet que vous portez là . De nouveau , son visage s' empourpra : Il m' a coûté 27 dollars et demi , répliqua _t _il sèchement . Oh ! bon Dieu , ces flics susceptibles ! dis _je en retournant à mon fourneau . Ça sent bon . Comment le faites _vous ? À la française , répondis _je en remplissant les tasses . Très grillé , moulu gros et pas de filtre en papier . Je pris le sucre dans un placard , la crème dans le frigidaire , et nous nous installâmes à la table , face à face . C' était une blague , votre histoire de maladie à la clinique ? Je voudrais bien . Je me suis attiré quelques petits ennuis du côté de Bay City et ils m' ont bouclé . Pas en cabane . Un établissement de désintoxication pour drogués et alcooliques . Ses yeux se rapetissèrent : À Bay City , dites _vous ? Décidément , vous cherchez les pépins , hein , Marlowe ? Ce n' est pas que je les cherche , c' est qu' ils me tombent dessus . Mais encore jamais rien d' aussi soigné . Deux fois j' ai été sonné . La deuxième fois par un policier ou un type qui ressemblait à un policier et prétendait en être un . Je me suis fait assaisonner avec mon propre revolver et à moitié étouffer par une espèce de colosse de Peau_Rouge . Pendant que j' étais dans les pommes , ils m' ont collé dans cette clinique pour drogués , m' y ont enfermé et probablement maintenu ligoté presque tout le temps que j' y ai passé . Et je serais incapable de prouver la moindre parcelle de ce que je vous raconte là , sauf peut_être en exhibant une magnifique collection de bleus et un bras gauche farci de piqûres . Il fixait l' angle de la table avec attention . À Bay City , fit _il en détachant les syllabes . On dirait une chanson , une chanson à chanter sous un tas de fumier . Qu' est_ce_que vous faisiez là_bas ? Je ne suis pas allé là_bas . Ce sont les flics en question qui m' ont fait passer la limite du comté . J' étais allé voir un type à Stillwood Heights , c' est dans Los_Angeles . Un nommé Jules Amthor , fit _il posément . Pourquoi aviez _vous éprouvé le besoin de faire main basse sur les cigarettes ? Je baissai le nez dans ma tasse . Sacré nom de Dieu de petite idiote ! Je trouvais bizarre que ce type , Marriott , ait un second étui avec du kief . Si je comprends bien , on leur donne la forme de cigarettes russes , à Bay City … avec bouts creux , armoiries des Romanoff et tout le saint_frusquin . Il poussa vers moi sa tasse vide et je la remplis . Ses yeux scrutaient mon visage , trait par trait , pore par pore , comme Sherlock_Holmes avec sa loupe . Vous auriez dû me mettre au courant , dit _il avec amertume . Il sirota son café et s' essuya les lèvres avec un de ces petits machins à franges qui sont censés remplacer les serviettes , dans les appartements meublés . Mais ce n' est pas vous qui les aviez escamotées . La jeune fille m' a tout dit . Oh ! bon Dieu , c' est gai ! Plus moyen de rien foutre dans ce pays de malheur . Les femmes , toujours les femmes ! Elle vous aime bien , dit Randall d' une voix chargée de tristesse , mais compréhensive , comme un flic de cinéma . Jamais homme plus intègre n' a été vidé de son poste . Elle n' aurait pas dû s' emparer de ces cigarettes . Vous lui plaisez , ajouta _t _il . Elle est gentille . Mais ce n' est pas mon genre . Vous ne les aimez pas gentilles ? Il rallumait une cigarette à son mégot et sa main chassait la fumée de ses yeux . Je les aime laquées , juteuses , coriaces et perverties jusqu' à la moelle . Elles vous attirent des emmerdements , dit _il d' un ton indifférent . Et alors ? Qu' est _ce qui m' arrive d' autre ? Comment appelez _vous notre petite séance ? Il arbora son premier sourire de la journée ; quatre devaient être son maximum . Je n' arrive pas à tirer grand_chose de vous , fit _il . Je vais vous dire mon idée mais je ne vous apprendrai probablement rien . Marriott était un maître_chanteur spécialisé dans les femmes du monde . C' est Mme Grayle qui me l' a appris . Mais il était aussi autre chose : rabatteur pour la bande de voleurs de bijoux , indicateur mondain . Le monsieur qui embobinait les victimes et montait le décor . Prenez par exemple cette agression de l' autre jeudi : c' est cousu de fil blanc . Si Marriott n' avait pas conduit la voiture ou n' avait pas emmené Mme Grayle au Trocadéro , ou même s' il n' avait pas pris pour rentrer le chemin qui le faisait passer devant la brasserie , jamais les autres n' auraient pu faire leur coup . Randall s' affala en arrière et secoua négativement la tête . Vous feriez bien de trouver autre chose , si vous voulez m' intéresser . Les femmes parlent à tort et à travers . Ça finirait par se savoir entre petites copines , que Marriott était un faisan . C' est probablement ce qui est arrivé . Et c' est pourquoi on l' a supprimé . Le regard de Randall se figea . Sa cuiller continuait à brasser l' air dans sa tasse vide . Je tendis le bras , mais il repoussa la cafetière . Allez _y , fit _il , j' attends la suite . Ils se sont servis de lui jusqu' à ce qu' il ait été grillé . Ce sont des choses qui finissent par se savoir , comme vous le disiez tout à l' heure . Mais dans ce genre de combine , on ne plaque pas , et on ne vous sacque pas . Ce qui fait que le dernier attentat a été pour lui exactement ça : le dernier . Vous remarquerez qu' ils ont vraiment exigé fort peu pour le jade , étant donné sa valeur . C' est Marriott qui se chargeait du troc . N' empêche qu' il avait peur . Au dernier moment , il s' est dit qu' il ferait peut_être bien de ne pas y aller seul et il a trouvé un petit joint pour le cas où il lui arriverait effectivement quelque chose : un petit truc qu' on trouverait sur lui et qui désignerait un personnage sans scrupules , féroce et assez intelligent pour être le cerveau de l' organisation , un homme exceptionnellement bien placé pour recueillir tous renseignements sur les richardes . C' était une ruse un peu enfantine , mais elle n' en a pas moins réussi . Randall secoua la tête : Un gang organise lui aurait fait les poches ; ils auraient peut_être même flanqué le cadavre à la mer . Non . Ils tenaient au contraire à ce que ça fasse travail d' amateurs . Ils ne voulaient pas être brûlés sur le marché . Ils ont même , probablement , un rabatteur de rechange en vue , à l' heure qu' il est . Randall n' en continua pas moins de secouer la tête : L' homme que désignaient les cigarettes n' est pas un type à ça . Il gagne largement sa croûte avec sa petite combine personnelle . J' ai pris mes renseignements . Que pensez _vous de lui ? Son regard était dénué d' expression … un peu trop . Je répondis : Il m' a eu l' air salement inquiétant . Et d' autre part , on n' a jamais trop d' argent , que je sache . De plus , son filon d' extra_lucide , c' est très joli mais ça durera ce que ça durera . Tant qu' il a la vogue , tout le monde y court , mais au bout d' un certain temps la vogue passe et l' affaire foire dans ses godasses . J' entends s' il est simplement médium et rien d' autre . C' est comme les vedettes de cinéma , il peut tenir cinq ans avec son business mais qu' on lui donne seulement les moyens d' utiliser les tuyaux qu' il a l' occasion de tirer de ces bonnes femmes , et le gars fait un malheur . Il se bourre en six mois . Je vais le tenir à l' oeil , dit Randall sans se départir de son impassibilité . Mais pour l' instant , c' est Marriott qui m' intéresse . Remontons plus loin , beaucoup plus loin ; à la façon dont vous avez fait sa connaissance . Il m' a simplement téléphoné après avoir choisi mon nom au hasard dans l' annuaire . Du moins , c' est ce qu' il m' a dit . Il avait votre carte de visite . Je fis l' étonné : Mais oui , au fait , je l' avais complètement oublié . Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi il vous avait choisi , vous , sans vouloir m' appesantir sur vos absences de mémoire ? Je lui lançai un coup d' oeil par_dessus le bord de ma tasse à café . Il commençait à me plaire , ce gars _là . Son veston abritait décidément autre chose que sa chemise . Voilà donc la véritable raison de votre visite ? dis _je . Il acquiesça . Le reste , entre nous soit dit , n' est que remplissage . Il me sourit courtoisement et attendit . Je remplis de nouveau les tasses . Randall se pencha légèrement de côté et ses yeux parcoururent la surface claire de la table : Un peu de poussière , dit _il négligemment . Puis il se redressa et me regarda droit dans les yeux . Peut_être devrais _je aborder le sujet sous un autre angle ? Par exemple , je tiens l' idée que vous vous faites de Marriott pour à peu près juste . Il a vingt_trois mille dollars en coupures dans son coffre_fort , que nous avons eu un mal de chien à repérer , entre parenthèses . Et avec ça quelques valeurs assez solides et un acte de propriété d' un immeuble de la 54e Place ouest . Il s' empara d' une petite cuiller et la fit tinter légèrement sur le bord de sa soucoupe . Ça ne vous dit rien , fit _il avec un petit sourire . Le 1644 , 54e Place ouest ? Si , répondis _je avec effort . À propos , il y avait aussi pas mal de bijoux dans le coffre de Marriott ; de la marchandise de choix . Mais je ne crois pas qu' il l' ait volée . J' ai plutôt l' impression que ça lui avait été offert . Ce qui confirme votre thèse . Il avait peur de les vendre , à cause de l' association d' idées qui se faisait malgré lui dans son esprit . J' opinai : Il devait avoir l' impression de les avoir volés . Oui . Au début , cette histoire de titre de propriété ne m' intéressait pas du tout . Mais il faut que vous sachiez comment les choses se passent dans notre métier . C' est précisément le genre de trucs qui vous mettent des bâtons dans les roues à vous autres , les privés , quand vous êtes sur une affaire : nous recevons les rapports sur tous les assassinats et morts suspectes des quartiers périphériques et nous sommes censés les lire tous au jour le jour . C' est le règlement , tout comme il est interdit de perquisitionner sans mandat ou de passer un type à la fouille sans raison pertinente . Mais il nous arrive de faire des entorses au règlement . Bien forcés . Une partie dès rapports ne me sont tombés sous les yeux que ce matin . C' est là que j' ai appris le meurtre d' un nègre dans Central Avenue , jeudi dernier , par un ex_bagnard , un colosse nommé Moose Malloy . Et il y avait un témoin . Et que le diable m' enfourche , - sauf le respect que je vous dois , - si le témoin en question n' était pas précisément vous ! Il m' honora de son troisième sourire : Mon histoire vous amuse ? J' écoute . Comprenez _moi bien , la chose s' est passée ce matin . Alors j' ai regardé le nom du signataire du rapport , et par hasard je le connaissais . Un nommé Nulty . Quand j' ai vu ça , j' ai tout de suite compris que l' affaire était dans le lac . Comprenez , Nulty c' est le genre de type … Vous connaissez la gare de Crestline ? Oui . Il y a là_bas un tas de wagons démantelés en train de pourrir sur des voies de garages . Eh bien , Nulty serait le chef de gare idéal pour ce genre de trafic . Pas gentil pour un collègue … J' ai donc téléphoné à Nulty . Il a toussaillé , crachoté et graillonné pendant cinq bonnes minutes après quoi il m' a dit que vous aviez en tête une nommée Velma je _ne _sais _plus _comment dont Malloy avait le béguin autrefois , et que vous étiez passé voir la veuve de l' ancien propriétaire du coupe_gorge où le meurtre a eu lieu et où Malloy et la fille en question travaillaient , à l' époque . Et il m' a donné l' adresse de la bonne femme : 1644 , 54e Place . L' immeuble dont Marriott détenait le titre de propriété . Oui ? Alors j' ai estimé que comme coïncidences , ça suffisait pour une matinée . Et me voilà . Et vous voudrez bien admettre que , jusqu' ici , j' ai pris la chose avec beaucoup d' aménité . L' ennui , dis _je , c' est que ça paraît plus sensationnel que ça ne l' est en réalité . D' après Madame Florian , la nommée Velma est morte . J' ai là sa photo . Je passai dans le living_room et je pris mon veston quand tout à coup , ma main s' arrêta à mi_course , prise d' une sensation bizarre de vide et d' absence . Mais ils n' avaient même pas pris les photos . Je les sortis , les portai à la cuisine et lançai le portrait de la femme en Pierrot sur la table devant Randall . Il l' étudia attentivement . Personne que je connaisse , dit _il . Et cette autre ? Non , ça c' est une coupure de journal , la photographie de Mme Grayle . C' est Anne Riordan qui se l' est procurée . Il la contempla , et fit un signe nettement approbateur : Pour vingt millions de dollars , je me laisserais bien faire , fit _il . Il y a autre chose que vous devriez savoir , dis _je . Hier soir j' étais dans une telle rogne que je voulais garder cette histoire pour moi et tirer l' affaire au clair tout seul . La clinique en question est située à l' angle de la 23e rue et de Descanso à Bay City . Elle est dirigée par un nommé Sonderborg qui se prétend médecin , et elle sert en même temps de planque aux repris de justice . J' y ai vu Moose Malloy hier soir , dans une chambre . Randall se figea . Vous êtes sûr ? On ne peut pas s' y tromper . C' est un type énorme , gigantesque . Il est unique . Il était toujours immobile , les yeux rivés sur moi , puis lentement , il se leva de table . Allons voir votre Mme Florian . Et Malloy ? Il se rassit : Racontez _moi tout , point par point . J' obtempérai . Il écoutait sans jamais détacher son regard de mon visage . Je ne crois même pas qu' il cilla une seule fois . Son corps était figé , sa bouche entrouverte . Seuls , ses doigts tambourinaient légèrement le bord de la table . Quand j' eus terminé , il dit : Et ce docteur Sonderborg … comment est _il ? L' air d' un drogué , et d' un marchand de drogue . Je lui décrivis minutieusement le personnage . Il passa dans l' autre pièce et s' installa au téléphone . Il composa son propre numéro et eut un long entretien à voix basse . Puis il revint . Je venais de finir de passer un nouveau pot de café , de faire cuire deux oeufs coque , de griller deux toasts et de les beurrer . Je m' assis et me préparai à ingurgiter le tout . Randall prit place en face de moi et s' accouda , le menton dans la main . Je viens d' envoyer là_bas un homme de la brigade des stupéfiants muni d' une fausse plainte , histoire de jeter un coup d' oeil . Il se peut qu' il récolte quelque chose . Mais il ne prendra pas Malloy . Malloy a dû filer cinq minutes après votre départ , hier soir , vous pouvez être tranquille . Pourquoi ne pas envoyer la police de Bay City ? demandai _je en salant mon oeuf . Randall ne répondit pas . Quand je levai les yeux , je vis qu' il avait rougi et paraissait gêné . Pour un flic , dis _je , vous êtes le type le plus susceptible que j' aie jamais rencontré . Finissez avec votre mangeaille ! Pressons _nous ! Faut d’abord que je me douche , que je me rase et que je m' habille . Vous ne pouvez pas venir en pyjama ? demanda _t _il aigrement . La ville est à ce point corrompue ? C' est le fief de Laird Brunette . Il paraît qu' il a casqué trente sacs pour faire élire un maire à son goût . C' est le propriétaire du Belvédère Club ? Et de deux tripots flottants . Mais c' est dans notre territoire , tout ça ! dis _je . Il s' absorba dans la contemplation de ses ongles nets et soignés . Nous allons passer à votre bureau prendre les pipes en question - si elles y sont encore . Soudain , il fit claquer ses doigts : Prêtez _moi donc vos clés , je vais y aller pendant que vous vous habillerez . Nous irons ensemble , si vous le voulez bien ; j' ai peut_être du courrier . Il fit un signe d' assentiment , puis il se décida à se rasseoir et alluma une autre cigarette . Je me rasai , m' habillai et nous partîmes dans sa voiture . J' avais effectivement du courrier , mais totalement dénué d' intérêt . Dans le tiroir du bureau , les deux cigarettes incisées n' avaient pas été touchées . La pièce ne semblait pas avoir été fouillée . Randall se saisit des deux cigarettes russes , les renifla et les fit disparaître dans sa poche . Vous lui avez fait récupérer une carte de visite , dit _il d' un ton spéculatif . Il n' y avait sûrement rien derrière , si bien qu' il ne s' est pas préoccupé des autres . Selon moi , Amthor ne doit pas avoir grand_chose à redouter . Il a dû simplement vous prendre pour un gêneur . Allons _y . CHAPITRE XXX La vieille chouette passa son nez de fouine dans l' entrebâillement de la porte d' entrée , renifla soigneusement , comme si une violette précoce s' était mise subitement à fleurir dans le coin , balaya la rue d' un regard perçant , puis hocha sa tête grise . Randall et moi ôtâmes notre chapeau . Bonjour , madame Morrisson , dis _je . Pouvons _nous entrer une seconde . Je vous présente le lieutenant Randall , du Commissariat Central . Jésus Marie Joseph ! Vous me voyez dans tous mes états . J' ai tout mon repassage à faire … Nous ne vous retiendrons qu' une minute . Elle s' effaça et nous pénétrâmes dans le couloir d' entrée et de là dans le salon soigneusement astiqué , avec ses fenêtres garnies de rideaux de dentelle . Une odeur de linge fraîchement repassé nous arrivait du fond de la maison . Elle referma la porte avec autant de précautions que si elle eût été en pâte feuilletée . Elle portait ce matin _là un tablier bleu et blanc ; son regard était toujours aussi acéré et il ne lui était pas poussé de menton . Elle se planta tout contre moi , me mit son visage sous le nez et me regarda dans le blanc des yeux . Elle ne l' a pas reçue ! Je pris un air avisé . Hochant la tête , je me tournai vers Randall qui m' imita . Il se dirigea vers la fenêtre , examina la façade latérale de la maison de Mme Florian puis il revint à pas feutrés , son chapeau pied _de _porc _panés sous le bras , l' air débonnaire d' un comte français dans une comédie de patronage . Elle ne l' a pas reçue , dis _je . Que non ! C' était le premier , samedi . Premier Avril . Hi ! hi ! Elle s' interrompit et s' apprêtait à s' essuyer les yeux avec son tablier lorsqu' elle se rappela qu' il était en toile cirée , ce qui eut le don de la déconcerter . Elle fit sa bouche en cul de poule : Quand elle a vu que le facteur passait sans monter chez elle , elle a couru derrière et l' a rappelé . Il a secoué la tête et il a continué son chemin . Alors elle est rentrée chez elle . Elle a claqué la porte tellement fort que c' est miracle qu' elle n' ait pas cassé un carreau . Elle m' avait l' air d' être dans une rage folle . Voyez _vous ça , dis _je . La vieille chouette se tourna vers Randall et lui dit d' un ton sans réplique : Faites voir votre insigne , jeune homme . Le jeune homme que voilà puait le whisky l' autre jour et il ne m' inspirait qu' à moitié confiance . Randall tira de sa poche un insigne en émail bleu et or et le lui montra . C' est bon , vous m' avez l' air d' être vraiment de la police , convint _elle . Eh ben , voilà , il ne s' est rien passé dans la journée de dimanche . Elle est sortie acheter de la goutte et elle est rentrée avec deux bouteilles carrées . Du gin , dis _je . Vous voyez le genre . Les gens comme il faut ne boivent pas de gin . Les gens comme il faut ne boivent pas d' alcool du tout ! siffla la vieille chouette à mon adresse . C' est juste , dis _je . Donc nous voilà lundi , c’est_à_dire aujourd’hui ; le facteur est encore passé . C' est pour le coup qu' elle a dû vraiment la trouver saumâtre … Encore un de ces jeunes dégourdis qui veulent tout savoir , à ce que je vois . Tout juste si vous laissez les gens placer leur mot . Excusez _moi , madame Morrisson , cette affaire est pour nous de la plus haute … Cet aut' jeune homme , il m' a l' air de savoir tenir sa langue , lui au moins ! Il est marié . Il a de l' entraînement . Son visage prit une teinte violacée qui évoquait désagréablement l' apoplexie . Fichez _moi le camp , sinon j' appelle la police ! hurla _t _elle . Vous avez un représentant de la loi devant vous , madame , dit gravement Randall . Vous ne courez aucun danger . C' est ma foi vrai , convint _elle . Son visage se décongestionna légèrement : Il ne me plaît pas , c' t' homme _là . Vous n' êtes pas la seule , madame . Alors , si je comprends bien , Madame Florian n' a pas reçu sa lettre recommandée ce matin ? Non . Sa voix se fit plus incisive encore et son regard plus furtif . Elle se mit à parler à mots pressés , trop pressés : Il y avait des gens chez elle , hier soir . J' ai pas pu les voir . Des voisins m' avaient emmenée au cinéma et juste comme on revenait , c’est_à_dire , non … juste après qu' ils ont été partis , une auto a démarré de la porte à côté . À toute vitesse , sans phares . Je n' ai pas vu le numéro . Là_dessus , elle me lança un coup d' oeil furtif . Tout en m' approchant de la fenêtre pour soulever le rideau de dentelle , je me demandais pourquoi son regard était si fuyant . Près de la maison se tenait un homme en uniforme gris_bleu , portant une lourde sacoche en bandoulière et coiffé d' un képi à visière . Je me détournai de la fenêtre avec un sourire : Vous perdez votre flair , lui dis _je méchamment . On va vous envoyer à la fourrière l' année prochaine , si ça continue . Pas très fort , dit Randall d' un ton glacial . Venez donc voir . Il obéit et je vis son visage se durcir . Il se tint immobile , fixant Madame Morrisson . Il attendait quelque chose , un bruit ne ressemblant à nul autre et qui ne tarda pas à se produire : le froissement caractéristique d' une enveloppe poussée dans la boîte aux lettres de l' entrée . Pas le genre facture quelconque … Il y eut un bruit de pas cheminant sur l' allée , puis le long du trottoir ; Randall retourna à la fenêtre . Le postier ne s' arrêta pas chez Mme Florian . Il poursuivit sa route , son dos gris_bleu se balançant en cadence sous la lourde sacoche de cuir . Randall se détourna et demanda avec une politesse cinglante : Combien y a _t _il de distributions chaque matin dans ce quartier , madame Morrisson ? Elle essaya de faire front : Rien que celle_là , répondit _elle sèchement . Une le matin et une l' après_midi . Ses yeux se dérobèrent , mal à l' aise ; le menton de lapin tremblait comme devant un péril imminent ; les doigts tripotaient nerveusement la ruche de toile cirée bordant le tablier blanc et bleu . Le facteur vient seulement de passer , dit rêveusement Randall . C' est lui qui distribue les recommandés ? Elle le recevait toujours par express , croassa la vieille . Ah bon , mais samedi , elle a couru derrière le facteur , lorsqu' il ne s' est pas arrêté chez elle … Vous n' aviez pas parlé de service express . C' était un régal de le voir au travail - sur quelqu’un d' autre . La bouche de la vieille s' ouvrit toute grande ; ses dents avaient l' éclat sans pareil que donne une nuit passée dans une solution antiseptique . Tout à coup , avec une sorte de piaillement , elle jeta son tablier sur sa tête et sortit de la pièce en courant . Il resta un moment à observer la porte par laquelle elle s' était enfuie et sourit d' un air las . Net et sans bavures , dis _je . La prochaine fois , c' est vous qui ferez le rôle du traître . Je déteste brutaliser les vieilles rombières - même quand elles inventent des potins . Toujours la même histoire , fit _il sans perdre son sourire . Puis il haussa les épaules : Les enquêtes policières , quelle blague ! Voilà ce que ça donne . Elle a commencé avec des faits puisqu' elle en avait sous la main , mais dès qu' elle en a manqué ou qu' ils ne lui ont pas semblé suffisamment savoureux , elle s' est lancée dans le point de Venise . Nous quittâmes la maison sans bruit , refermâmes sans bruit la porte et nous assurâmes que l' écran grillagé ne claquait point derrière nous . Randall se recoiffa avec un soupir , puis il haussa les épaules et ses mains fraîches et soignées s' écartèrent dans un geste de résignation . Le faible bruit de sanglots était encore perceptible , tout au fond de la maison . Le dos du postier était à la hauteur de la troisième maison . Les enquêtes policières , … répéta à mi_voix Randall avec une moue qui lui tordit la bouche . Nous franchîmes l' espace séparant les deux maisons . Mme Florian n' avait même pas rentré sa lessive . Elle gigotait toujours au vent , raide et grisâtre , sur la corde de la cour latérale . Nous gravîmes l' escalier et poussâmes le bouton . Pas de réponse . Nous frappâmes . Pas de réponse . L' autre fois , elle n' était pas fermée à clef , dis _je . Il tourna le bouton , s' employant à dissimuler son geste à la rue , mais cette fois _ci la porte était bien fermée à clef . Redescendant le perron , nous contournâmes le bâtiment , hors du champ de vision de la vieille chouette . L' écran grillagé de la porte de cuisine était fermé par un crochet intérieur . Randall frappa . Peine perdue . Il redescendit les deux marches élimées et , longeant l' allée envahie d' herbes , il ouvrit une cabane qui servait de garage . Les vieilles portes grincèrent . Le garage était plein d' un fatras inexistant . Randall referma le garage , regagna l' entrée par l' allée chevelue , toujours hors de vue de la vieille chouette . Son coup de sonnette n' obtint aucune réponse . Il revint lentement sur ses pas , surveillant la rue par_dessus son épaule . Ce sera plus facile par la porte de derrière , fit _il . Nous n' avons plus rien à craindre de la vieille bique d' à côté . Elle a trop de bobards sur la conscience . Gravissant les deux marches , il inséra la lame d' un couteau dans la fente de l' écran grillagé et souleva le loquet . Cela nous introduisit sur le petit perron . Il était jonché de boîtes de conserves , pour la_plupart grouillantes de mouches . Bon_Dieu , il y a des gens qu' ont vraiment une conception de l' existence … fit _il . La porte fut un jeu d' enfant . Un passe_partout de bazar en vint à bout . Mais il y avait un verrou intérieur , et il était poussé . Ça m' épate , dis _je . Elle a dû se tailler . Jamais elle n' aurait pris tant de précautions . Elle est bien trop débraillée . Votre chapeau est plus vieux que le mien , dit Randall en considérant le panneau vitré de la porte . Prêtez _le _moi donc pour défoncer la vitre , à moins qu' on n' y aille carrément ? Allez _y carrément . Qui voulez _vous qui s' en formalise ? Allons _y ! Il recula d' un pas et déclencha un violent coup de talon à hauteur de la serrure . Il y eut un léger craquement et la porte céda d' un ou deux pouces . Nous achevâmes le travail d' un coup d' épaule et ramassâmes sur le lino un bout de métal curieusement travaillé que nous déposâmes poliment sur la tablette de l' évier en compagnie d' à peu près quatorze bouteilles de gin vides . Les mouches s' affairaient contre les fenêtres fermées de la cuisine . Ça empoisonnait , là_dedans . Randall se planta au milieu et son regard passa la pièce au crible . Puis d' un pas feutré , il franchit la porte battante sans la toucher - sauf tout en bas , du bout du pied - la repoussant assez loin pour qu' elle reste ouverte . Le living_room avait à peu près l' aspect que je lui connaissais . La radio était muette . Joli poste , fit Randall . Dû le payer cher , si on l' a payé . Tiens … Il s' accroupit sur un genou et son regard mesura le tapis . Puis il s' approcha du poste et , du pied , ramena une prise au bout de son fil . Se penchant , il examina les boutons du poste : C' est bien ça , fit _il . Ils sont lisses et de grande taille . Pas bête du tout . On peut se fouiller pour trouver des empreintes sur un fil électrique . Branchez _le donc , pour voir s' il est ouvert . Il obéit et les lampes s' allumèrent instantanément . Nous attendîmes . Le poste ronronna gentiment durant à peu près une demi_minute , et brusquement un tonnerre de cathédrale se déversa par le haut_parleur . Randall bondit et d' un coup sec débrancha le fil , coupant net le tintamarre . Puis il se redressa , les yeux brillants . D' un même mouvement , nous courûmes dans la chambre à coucher . Mme Jessie Pierce Florian était allongée en travers du lit , dans une robe d' intérieur de coton toute fripée , la tête contre la barre du sommier , et en dessous , le pied du lit était barbouillé de quelque chose de sombre qui semblait faire le délice des mouches . Elle était morte depuis pas mal de temps . Randall ne la toucha pas . Il resta un long moment à la contempler puis il me regarda et son dégoût s' exprima par un rictus de loup : Barbouillée de cervelle , dit _il . Décidément , ça devient une rengaine dans cette affaire . Seulement , ce coup _ci , c' est du travail fait avec les deux mains . Mais nom de Dieu , quelle paire de mains ! Regardez _moi les ecchymoses sur le cou … comme les empreintes des doigts sont espacées … Regardez _les tout votre saoul , dis _je en me détournant . Pauvre vieux Nulty , maintenant ce n' est plus seulement un meurtre de nègre … CHAPITRE XXXI Un étincelant scarabée noir à tête rose , tacheté de rose , cheminait tranquillement sur la surface polie du bureau de Randall . Ses petites antennes noires s' agitèrent à deux ou trois reprises , tâtant le vent comme pour un décollage . La porte s' ouvrit et Randall fit son entrée , porteur d' une liasse de feuilles dactylographiées . Il traversa la pièce d' un pas alerte , prit place au bureau et poussa quelques_uns des feuillets vers moi . Signez _en quatre copies , dit _il . J' en signai quatre copies . Randall se carra confortablement dans son fauteuil , toujours égal à lui_même , aussi sûr de lui , aussi matois , aussi prêt à se montrer vache ou aimable suivant les besoins de la cause . Je vais vous faire quelques confidences , dit _il , histoire de vous éviter une méningite supplémentaire , histoire de vous retenir d' aller faire le Sherlock_Holmes à travers tout le paysage , histoire de vous empêcher peut_être , bon Dieu de bois , de continuer à fourrer votre nez dans cette histoire ! J' attendis . Aucune empreinte dans la bicoque . Vous savez de quelle bicoque je parle . On a arraché le fil pour éteindre la radio , mais c' est probablement elle qui l' avait mise en marche en tournant le bouton . Cela ne fait pas de doute : les ivrognes adorent faire marcher leur poste à plein tube . Quand on a mis des gants pour commettre un assassinat et qu' on a ouvert toute grande la radio pour couvrir les coups de feu ou autre chose , pourquoi ne la refermerait _on pas de la même façon ? Et justement , ça ne s' est pas passé de cette façon . Par ailleurs , la bonne femme à le cou tordu . Elle était morte avant que le type ait commencé à lui arranger la tête . Premier point . Mais qu' est _ce qui a bien pu le pousser à lui arranger la tête ? Je suis tout ouïe . Randall fronça les sourcils : Il ne devait pas se rendre compte qu' il lui avait tordu le cou . Il était dans une rage folle contre elle . L' art de la déduction , ajouta _t _il avec un sourire amer . Je lâchai une bouffée de fumée et m' éventai de la main . Deuxième point . Pourquoi était _il en rage contre elle ? Sa tête avait été mise à prix - et pas bon marché - à l' époque où il s' était fait ramasser au Florian pour le coup de la banque . La récompense a été payée à un avocat marron mort depuis , mais selon toute vraisemblance les Florian avaient dû en palper . Il se peut que Malloy ait soupçonné la chose . Il se peut même qu' il en ait eu la certitude . Et peut_être était _il simplement en train de la cuisiner . J' opinai du chef , ça valait ça . Randall poursuivit : Il l' a prise à la gorge , il a serré un bon coup et n' a pas eu à s' y reprendre à deux fois . Si on lui met le grappin dessus , à l' écartement des empreintes de doigts , on pourra peut_être prouver que c' est lui qui a fait le coup . Peut_être pas . D' après le toubib , ça se serait passé hier soir d' assez bonne heure . L' heure des spectacles , en tout cas . Jusqu' ici , rien ne nous prouve que Malloy ait mis les pieds dans la maison hier soir . Nul témoignage de voisin , par exemple . Mais ça m' a tout l' air d' être son genre de travail . Oui , dis _je . C' est du Malloy tout pur . Quoiqu' il n' ait sûrement pas voulu la tuer , mais il ne connaît pas sa force . Ça lui fera une belle jambe , dit sinistrement Randall . Oui , bien sûr . Je tenais seulement à préciser que Malloy ne me paraît pas appartenir à l' espèce des assassins . C' est le genre qui tue lorsqu' il est acculé , mais pas par goût ni pour de l' argent , et surtout pas des femmes . Croyez _vous que ce détail ait de l' importance ? demanda _t _il d' un ton mordant . Vous êtes peut_être capable de discerner ce qui est important de ce qui ne l' est pas . Moi pas . On a fait amis , ce matin tous les deux . Continuons dans cette bonne voie . Rentrez donc chez vous faire une bonne sieste - vous m' avez l' air plutôt flapi - et laissez _nous , la police et moi , débrouiller le meurtre de Marriott , retrouver Moose Malloy et tout ce qui s' ensuit . J' ai été payé pour l' affaire Marriott , dis _je et j' ai saboté le boulot . De plus , je suis embauché par Mme Grayle . Qu' est_ce_que vous voulez que je fasse ? Que je prenne ma retraite et que je vive sur ma graisse ? Nous ne pouvons pas vous laisser travailler sur des assassinats . Vous m' avez fait part de votre sentiment . C' est noté . Je n' ai pas la prétention de m' amener et de faire des miracles là où la police aurait échoué . S' il m' arrive d' avoir des petites idées personnelles , c' est tout ce qu' elles sont : petites et personnelles . Continuons , fit _il . Déballons la suite : Amthor est parti en voyage . Sa femme , qui lui sert de secrétaire , ne sait pas pour quelle destination ou ne veut pas le dire . L' Indien a également disparu . Voulez _vous porter plainte contre ces gens ? Non , je n' aurais pas de preuves pour l' étayer . Il parut soulagé . Sa femme prétend ne vous avoir jamais vu . Quant_à ces deux policiers de Bay City - en admettant qu' ils soient vraiment cela - ce n' est pas de mon ressort . Je préfère ne pas compliquer les choses plus qu' elles ne le sont déjà . Ce dont je suis à peu près certain , c' est qu' Amthor n' est pour rien dans la mort de Marriott . Les cigarettes dans lesquelles on a trouvé sa carte de visite avaient été placées là pour lui faire une crasse . Et le docteur Sonderborg ? Il eut un geste d' impuissance . Toute la smala a mis les voiles . Les hommes du District Attorney y sont allés en douce , sans prévenir Bay City . La maison est bouclée et vide . Ils y sont entrés , bien entendu . On avait fait une vague tentative de nettoyage , mais il restait des empreintes - en masse . Il nous faudra une bonne semaine pour les classer . Il y a aussi un coffre_fort qu' ils sont en train d' essayer d' ouvrir . Il y a probablement de la drogue dedans - et autres bricoles . J' ai dans l' idée que Sonderborg doit avoir un casier judiciaire , mais pas chez nous - vraisemblablement dans un autre État - pour avortement ou soins illégaux à des gangsters , ou maquillage d' empreintes digitales par opération chirurgicale , ou encore pour usage illégal de stupéfiants . Si ça tombe sous le coup de la loi fédérale , ce sera pain bénit pour nous . Il a prétendu être docteur en médecine , fis _je . Possible qu' il l' ait été autrefois , répondit Randall en haussant les épaules . Possible même qu' il n' ait jamais été condamné . Je connais un type qui exerce à l' heure actuelle à Palm_Springs et qui a été inculpé de trafic de stupéfiants à Hollywood , il y a de cela cinq ans . Il était noir comme la suie , mais les petits copains d' en haut ont le bras long . Il s' en est sorti . Il y a autre chose qui vous tarabuste ? Que savez _vous de Brunette , histoire de parler ? Tenancier de tripots . Il se sucre drôlement et sans se fouler … C' est bon , dis _je en m' apprêtant à partir . Tout ça me paraît fort sensé , mais ne nous renseigne pas sur la clique de voleurs de bijoux qui a bousillé Marriott . Je ne peux pas tout vous dire , Marlowe . Je ne m' attends pas à ce que vous me disiez tout . À propos , Jessie Florian m' a appris , à ma deuxième visite , qu' elle avait été domestique autrefois dans la famille Marriott . C' était la raison pour laquelle il lui envoyait de l' argent . Il y a du vrai là_dedans ? Oui . C' est confirmé par des lettres d' elle trouvées dans son coffre_fort à lui , le remerciant et rappelant la chose . Il parut sur le point de se mettre en colère . Et maintenant , pour l' amour du ciel , voulez _vous rentrer chez vous et vous mêler de ce qui vous regarde , nom de Dieu ! C' est gentil de sa part d' avoir pris tant de soin des lettres de la vieille , vous ne trouvez pas ? Il leva les yeux et son regard s' immobilisa au sommet de mon crâne , puis il abaissa les paupières à demi . Il resta dix bonnes secondes à me considérer ainsi . Tout d' un coup il sourit . Il était en veine de sourires … En train de consommer dans la journée sa réserve de la semaine . J' ai mon idée là_dessus , dit _il . Ça n' a peut_être pas de sens , mais c' est humain . Du fait de l' existence qu' il menait , Marriott était sous le coup d' une menace constante . Tous les escrocs sont plus ou moins joueurs et tous les joueurs plus ou moins superstitieux . Mon idée est que Jessie Florian était en quelque sorte le porte_bonheur de Marriott , sa mascotte . Tant qu' il s' occupait d' elle , il ne pouvait rien lui arriver . Détournant la tête , je cherchai des yeux le petit scarabée à tête rose . Il avait fait deux coins de la pièce et se traînait lamentablement vers le troisième . J' allai le ramasser , le plaçai dans mon mouchoir et revins poser mon mouchoir sur le bureau . Regardez , dis _je . Nous sommes au dix_huitième étage et ce pauvre petit bonhomme s' est tapé tout ça à pied , uniquement pour se chercher un ami . Il l' a trouvé : moi . C' est ma mascotte . J' enveloppai soigneusement le scarabée dans le coin le plus doux du mouchoir et fourrai le mouchoir dans ma poche . Les yeux de Randall reflétaient l' impassibilité la plus morne . Ses lèvres remuèrent mais nul son n' en sortit . Je me demande de qui Marriott était la mascotte ? dis _je . Pas de vous , mon vieux , fit _il d' une voix terriblement aigre . Peut_être pas de vous non plus ! Ma voix à moi était neutre . Je sortis . L' ascenseur express me débarqua devant l' entrée de Spring Street . Je sortis à l' air libre , me trouvai sur le perron de l' Hôtel _de _Ville et descendis les marches qui menaient aux parterres de fleurs . Là , je déposai avec précaution le scarabée rose dans un massif . Dans le taxi qui me ramenait chez moi , je me demandai combien de temps il lui faudrait pour remonter dans les bureaux de la Police judiciaire . Je sortis ma voiture du garage de la maison et allai déjeuner dans Hollywood avant de filer sur Bay City . Il faisait bon , la température était douce et la plage me parut agréable . Quittant le boulevard Arguello au carrefour de la 3e Rue , je me dirigeai vers la mairie . CHAPITRE XXXII C' était un édifice de bien pauvre apparence pour une petite ville si prospère . Cela faisait un peu Cour des Miracles . Une longue rangée de clochards se prélassaient sur le mur qui empêchait la pelouse - d' herbes rêches - de dégringoler dans la rue . L' immeuble avait deux étages surmontés d' un vieux beffroi où pendait encore une cloche . Elle avait dû servir à alerter l' équipe de pompiers bénévoles , au bon vieux temps des moustaches et du jus de chique . Une allée de ciment craquelé aboutissait aux marches de l' édifice , auquel donnait accès une porte à deux battants . Par l' ouverture , on voyait traîner toute une collection d' intermédiaires à l' affût du bakchich et de trafiquants à l' affût de la combine . Ils avaient tous la bedaine bien garnie , la prunelle méfiante , le complet impeccable et la révérence facile . Je dus me transformer en planche à repasser pour me faufiler parmi eux . Je pénétrai dans une longue et sombre galerie qu' on n' avait pas dû balayer depuis l' élection de McKinley . Un écriteau de bois indiquait le bureau de renseignements des Services de Police . Derrière un standard téléphonique de poche encastré dans un comptoir de bois éraflé , sommeillait un flic en uniforme . Un bourre en civil , en bras de chemise , avec son obusier sur le ventre , leva un oeil blasé de son journal du soir , fit résonner un crachoir de cuivre à l' autre bout du comptoir , bâilla et me dit que le bureau du chef se trouvait en haut de l' escalier du fond . Le premier étage était plus clair et plus propre , ce qui ne signifiait pas qu' il était clair , ni propre . Côté océan , presqu' au bout du couloir , je vis une porte sur laquelle s' inscrivait : John Wax , chef de Police . Entrez sans frapper . À l' intérieur , derrière une petite balustrade de bois , un policier en uniforme tapait à la machine avec deux doigts et un pouce . Il prit ma carte de visite , bâilla , dit qu' il allait voir et parvint à se traîner jusqu' à une porte d' acajou annonçant : John Wax , chef de police . Ne pas déranger . Il la poussa , réapparut aussitôt et vint m' ouvrir le portillon . Je traversai le poste et refermai derrière moi la porte du bureau personnel . C' était une pièce spacieuse et fraîche , éclairée par des fenêtres sur trois côtés ; un bureau de bois verni était installé tout au fond , de façon à vous faire parcourir tout un désert de tapis bleu pendant que le type à l' autre bout vous lorgne sur toutes les coutures . Je m' avançai vers le bureau . Une plaque gravée posée de biais portait ces mots : John Wax , chef de Police . Je conclus que je n' aurais pas grand effort à faire pour me rappeler le nom du personnage qui trônait derrière . Je le regardai . Il n' avait pas de paille dans ses sabots . C' était le genre poids lourds tassé au marteau_pilon , avec de courts cheveux albinos qui laissaient apparaître un crâne rose et luisant . Sous les paupières lourdes , ses petits yeux avides voletaient comme des mouches . Il portait un costume de flanelle havane , une chemise et une cravate kaki ; un diamant brillait à son doigt et , à son revers , il arborait l' insigne de son club : un gros brillant monté sur épingle ; les trois pointes réglementaires du mouchoir dépassaient un peu les trois centimètres réglementaires . Il tenait ma carte dans sa main grassouillette . Il la lut , la retourna , en lut l' envers qui était vierge , en relut l' endroit , la posa sur son bureau et finalement , l' écrasa sous un presse_papier de bronze représentant un singe , comme pour s' assurer qu' il ne risquait pas de la perdre . Il me tendit une grosse pogne rose . Quand je la lui eus rendue , il me désigna un siège . Asseyez _vous , monsieur Marlowe . Je vois que vous êtes plus ou moins de la partie . Qu' est _ce qui vous amène ? Des petits ennuis , chef . Que vous pouvez aplanir en une minute , si vous le voulez bien . Des ennuis , reprit _il doucement , sont choses fort peu courantes dans notre petite ville , monsieur Marlowe . Elle est petite , mais très saine . Quand je regarde par la fenêtre , à l' ouest , que vois _je ? L' Océan Pacifique . Rien de plus sain , n' est _ce pas ? Il se garda bien de parler des deux tripots flottants ancrés sur les vagues dorées , juste au_delà des trois milles réglementaires . Il bomba encore un peu plus le torse : Si je regarde au nord , je vois grouiller la Circulation sur Arguello Boulevard , au pied des charmantes collines californiennes . Et au premier plan , un des plus sympathiques quartiers d' affaires dont on puisse rêver . Et si je regarde au sud , comme je le fais en ce moment , j' aperçois le plus ravissant petit port de yachts qui soit . Je n' ai pas de fenêtre à l' est mais si j' en avais , j' aurais sous les yeux un quartier résidentiel à vous faire venir l' eau à la bouche . Non , mon cher monsieur , les ennuis , c' est un article que nous ne tenons pas chez nous . Je crains bien d' avoir amené les miens avec moi , chef , ou tout au moins une partie . Vous n' auriez pas sous vos ordres un nommé Galbraith ? Un sergent civil ? Ma foi si , il me semble bien , fit _il en se retournant vers moi . Que lui voulez _vous ? Avez _vous également sous vos ordres un personnage à peu près comme ceci ? Et je lui décrivis l' autre . Le laconique moustachu qui m' avait estourbi à coups de matraque . Il doit faire équipe avec Galbraith , j' ai l' impression . Je l' ai entendu appeler M Blane , mais ça m' avait l' air d' un nom à la flan . Bien au contraire , me dit le corpulent personnage d' une voix aussi sèche que le permettait sa graisse . Le capitaine Blane est mon chef _détective . Pourrais _je les voir tous les deux dans votre bureau ? Il reprit ma carte , la relut puis il la reposa et , agitant une main molle et luisante : Faudrait que vous me donniez une meilleure raison que celle que vous m' avez fournie jusqu' à présent , dit _il d' une voix suave . Je ne me faisais pas d' illusions , chef . Connaissez _vous par hasard un nommé Jules Amthor ? Il s' intitule expert médiumnique et habite en haut d' une colline de Stillwood Heights . Non , et d' ailleurs Stillwood Heights n' est pas dans mon territoire , fit le chef du ton d' un homme qui a d’autres préoccupations . C' est bien ce qui est drôle , dis _je . Figurez _vous que j' ai été voir M Amthor pour un de mes clients . M Amthor s' est mis en tête que je venais le faire chanter . J' imagine que dans son genre de commerce , ces idées _là vous viennent facilement . Il avait comme garde de corps un Indien un peu trop coriace pour moi . Alors pendant que l' Indien me tenait , Amthor m' a assommé avec mon propre revolver , après quoi il a fait venir deux policiers qui se trouvaient être Galbraith et M Blane . Cette histoire est _elle de quelque intérêt pour vous ? Savez _vous pour quoi je vous prends ? demanda _t _il en se penchant légèrement - pas trop - à cause de sa bedaine . Pour un menteur , répondis _je . La porte est là , fit _il en me la désignant du petit doigt de sa main gauche . Je continuai à le regarder sans bouger . Quand je le vis exaspéré au point de s' apprêter à sonner , je lui dis : Ne tombons pas tous les deux dans la même erreur . Vous me prenez pour un petit flic privé qui essaie de faire du vent en sortant contre un représentant de la loi une accusation qui , même si elle se trouvait justifiée , ne pourrait s' appuyer sur aucune preuve car le policier en question n' aurait rien eu de plus pressé que de les faire disparaître . Eh bien , pas du tout , je ne dépose pas de plainte . Je tiens l' erreur commise pour naturelle . Mais je veux régler mes comptes avec Amthor et je désire que Galbraith m' aide à le faire . Pas besoin de M Blane , M Galbraith me suffira . Et j' aime autant vous dire que je ne me suis pas embarqué sans biscuits . J' ai des gens importants derrière moi . Loin derrière ? demanda le chef en gloussant de satisfaction à sa propre plaisanterie . Pas plus loin que le 962 Aster Drive . Là où habite M Merlowe Lockridge Grayle . Son visage s' altéra de telle sorte que je crus subitement avoir affaire à un autre homme . Mme Grayle se trouve être ma cliente , dis _je . Fermez donc la porte à clef , dit _il , vous êtes plus jeune que moi , et mettez le verrou . Puisque nous devons discuter de la chose , démarrons en bons amis . Vous avez une tête qui me revient , Marlowe . J' allai fermer les portes . Quand je traversai l' étendue de tapis bleu pour revenir devant le bureau du chef , je vis que celui_ci avait sorti une bouteille d' aspect sympathique , flanquée de deux verres . Il jeta négligemment une poignée de grains de tournesol sur son sous_main et remplit les verres de Cinzano . Nous trinquâmes . Il décortiqua quelques graines et nous les mastiquâmes silencieusement , les yeux dans les yeux . Pas mauvais , fit _il . De nouveau , il remplit les verres . C' était à moi de décortiquer les tournesols . Du revers de la main , il balaya les épluchures de son buvard , sourit et se carra dans son fauteuil . Et maintenant , je vous écoute , fit _il . L' affaire dont vous a chargé Mme Grayle a _t _elle un rapport avec Amthor ? Dans une certaine mesure . Il serait peut_être préférable de vous assurer que je dis la vérité , avant d' aller plus loin . Au fait … dit _il en s' emparant du téléphone . Il tira un calepin de son gilet et y chercha un numéro . Ils ont financé notre campagne électorale , fit _il avec un clin d' oeil . Le maire tient beaucoup à ce que nous leur rendions le plus de services possible . Ah … voilà ! Rangeant son calepin , il composa le numéro . Comme moi , il eut maille à partir avec le majordome . Ses oreilles en devinrent cramoisies . Finalement , il réussit à obtenir Mme Grayle . Ses oreilles restèrent cramoisies . Elle devait être en train de les lui frotter sérieusement . Elle veut vous parler , fit _il en poussant l' appareil vers moi . Ici Phil , dis _je , avec un clin d' oeil coquin à l' adresse de Wax . J' entendis un petit rire aguichant à l' autre bout du fil . Qu' est_ce_que vous faites avec cette grosse moule ? On se rince la dalle . Vous avez besoin de lui pour ça ? Pour le moment , oui . Question de boulot . Rien de neuf ? Vous voyez à quoi je fais allusion ? Non . Vous rendez_vous compte , mon garçon , que vous m' avez fait faire le pied de grue pendant une heure , l' autre soir ? Vous ai _je fait l' effet d' une femme à qui on peut impunément poser ce genre de lapin ? Il y a eu un os . Que diriez _vous de ce soir ? Une seconde … C' est aujourd’hui … au fait , quel jour sommes _nous , bon sang ? Il est préférable que je vous rappelle , dis _je . Il se peut que je ne sois pas libre . On est vendredi . Menteur , fit _elle avec le même petit roucoulement . Nous sommes lundi . Même endroit , même heure et pas de blague , cette fois ! Il vaut mieux que je vous rappelle . Tâchez d' être là . Je ne suis pas sûr de pouvoir . Laissez _moi vous rappeler . Ah ! Je vois . On se fait désirer ! Au fond je suis peut_être idiote de me donner tant de mal . Vous ne croyez pas si bien dire . Comment cela ? On est pauvre mais honnête , comme dit l' autre . Blague à part , je crains que mes manières ne soient un peu brutales pour votre goût . Tête de mule ! Si vous n' êtes pas là … Je vous dis que je vous rappellerai . Elle poussa un soupir et dit : Les hommes sont tous pareils ! Toutes les femmes aussi - après les dix premières . Elle sacra et raccrocha . Les yeux du chef lui sortaient de la tête au point qu' on les aurait cru montés sur épingles . Il remplit les deux verres d' une main tremblante et m' en tendit un . Alors , c' est comme ça que ça se présente ? fit _il d' un air rêveur . Son mari s' en fout , dis _je . Mais inutile d' en faire état . Cela eut l' air de le vexer . Il avala son verre et se mit à décortiquer les graines de tournesol lentement , méticuleusement . Nous trinquâmes à nos amours . À regret , le chef rangea la bouteille et les verres , puis il baissa la manette de son haut_parleur : Si Galbraith est dans la maison , dites _lui de monter . Sinon , tâchez de le joindre . Je me levai , allai ouvrir les verrous puis me rassis . Nous n' attendîmes pas longtemps . On frappa à la porte latérale , le chef cria quelque chose et Hemingway entra . D' un pas ferme il s' avança vers le bureau , s' arrêta devant et regarda Wax avec le regard soumis du molosse de faction . Présente M Philippe Marlowe , dit aimablement le chef . Détective privé de Los_Angeles . Hemingway tourna la tête juste assez pour me voir . Nul signe de reconnaissance ne parut sur son visage . Il tendit la main , je tendis la mienne , après quoi il se retourna vers le chef . M Marlowe est venu me raconter une histoire assez curieuse , dit ce dernier - papelard comme Richelieu derrière sa tenture - au sujet d' un nommé Amthor domicilié à Stillwood Heights - une sorte de mage à boule de cristal . Il paraît que pendant la visite que lui a faite M Marlowe , vous êtes arrivé avec Blane et qu' il s' est ensuivi une petite discussion dont j' ai oublié les détails … Et il regarda par la fenêtre avec l' expression du monsieur qui ne retient pas les petits détails . Doit y avoir erreur , fit Hemingway . Je n' ai jamais vu cet homme . Il y a eu effectivement erreur , dit rêveusement le chef . Une erreur assez insignifiante , mais une erreur tout de même . M Marlowe n' y attache qu' une importance très minime . Les yeux de Hemingway se portèrent de nouveau sur moi . Son visage ne se départait pas de son impassibilité . Je dirais même qu' il n' en attache aucune , dit le chef , poursuivant son rêve . Mais il aimerait rendre visite à ce nommé Amthor , à Stillwood Heights , et il aimerait être accompagné . J' ai pensé à vous . Il voudrait quelqu’un qui veille à ce qu' on le traite convenablement . Il paraît que Monsieur Amthor s' est adjoint comme garde du corps un Indien pas commode du tout et Monsieur Marlowe redoute de ne pouvoir à lui tout seul garder la situation en mains . Vous croyez être capable de découvrir l' adresse de ce nommé Amthor ? Oui , répondit Hemingway . Mais Stillwood Heights n' est pas dans notre secteur , chef . S' agit d' un service personnel que vous voulez rendre à un de vos amis ? Ça peut se définir comme ça , répondit le chef en contemplant son pouce gauche . Pas question naturellement de sortir de la stricte légalité . Ouais , fit Hemingway . Non ! corrigea _t _il . Il toussota : quand partons _nous ? Le chef me regarda d' un air débonnaire . Tout de suite , si cela convient à Monsieur Galbraith , répondis _je . Je fais ce qu' on me dit , dit Hemingway . Le chef le dévisagea des pieds à la tête , le jaugea , le soupesa et l' empaqueta . Comment va le capitaine Blane aujourd’hui ? s' enquit _il en mâchonnant une graine de tournesol . Pas fameux . Il s' est fait péter sa hernie . Sale histoire . Le chef secoua la tête d' un air de circonstance puis , s' arc_boutant aux bras de son fauteuil , il se hissa sur ses pieds et me tendit une grosse patte rose . Galbraith s' occupera de vous , Marlowe . Comptez sur lui . Eh bien , vous avez été vraiment très obligeant , chef , dis _je . Je ne sais vraiment pas comment vous remercier . Pfffttt … Ne parlons pas de remerciements . Trop content de rendre service à un ami de mes amis , si je puis dire … , fit _il avec un clin d' oeil . Hemingway médita sur ce clin d' oeil mais ne nous confia pas le fruit de ses méditations . Nous sortîmes , accompagnés presque jusqu' en bas par les ronrons de politesse du chef . La porte refermée , Hemingway inspecta la galerie puis se tourna vers moi : Eh ben mon vieux , je vous tire mon chapeau . Vous avez mené , ça haut la main . Vous deviez avoir des atouts cachés dans votre manche ! CHAPITRE XXXIII La voiture glissait silencieusement le long d' une rue tranquille bordée de maisons particulières . Les branches inclinées des poivriers se rejoignaient presque pour former un tunnel de verdure . Le soleil traversait la voûte et scintillait sur les feuilles étroites et légères . Au carrefour , une plaque indicatrice annonçait : 18e rue , Hemingway était au volant et moi à son côté . Il conduisait très lentement , profondément absorbé dans ses pensées . Qu' est_ce_que vous lui avez dit au juste ? demanda _t _il , se décidant enfin . Je lui ai dit que Blane et toi étiez venus là_bas , que vous m' aviez embarqué de force , balancé de la voiture et que vous m' aviez sonné . Je ne lui ai pas raconté la suite . Rien sur la maison de Descanso et de la 23e , hein ? Non . Pourquoi pas ? J' ai pensé qu' en gardant la chose pour moi , j' obtiendrais sans doute un meilleur concours de ta part . Pas bête . Vous tenez vraiment à aller à Stillwood Heights , ou était _ce un prétexte ? Simplement un prétexte . Ce que je veux , en réalité , c' est que tu me dises pourquoi vous m' avez collé là_bas chez les dingues ? Et pourquoi on m' y a gardé enfermé ? Hemingway réfléchit . Il se concentrait avec une telle intensité que je voyais les zygomatiques se nouer sous la peau grisâtre . Cette espèce de nom de Dieu de peau d' hareng de Blane ! Je ne m' attendais pas à ce qu' il vous matraque . J' avais pas l' intention non plus de vous laisser rentrer à pied , pas vraiment . C' était pour la frime qu' on avait fait croire ça à l' autre kroumir , vu qu' on est plus ou moins copains avec lui et qu' on se charge de virer les gens qui viennent l' embêter . Vous seriez étonné d' apprendre la quantité de gens qui lui cherchaient des embêtements . Estomaqué , dis _je . Cela le fit se détourner . Ses yeux gris étaient de glace . Il regarda de nouveau à travers le pare_brise poussiéreux et se replongea dans ses méditations . Tous ces vieux flics , par moments il leur prend des fringales de matraque , fit _il . Ils ne dorment pas tranquilles tant qu' ils n' ont pas sonné quelqu’un . Vous parlez si je l' avais à zéro , bon dieu ! Vous êtes tombé comme un sac de ciment . Qu' est_ce_que je lui ai passé , à Blane ! Après ça on vous a embarqué chez Sonderborg , vu que c' était ce qu' il y avait de plus près et puis que c' est un chic type et qu' il s' occuperait de vous . Amthor sait que vous m' avez emmené là ? Jamais , pensez donc ! C' était une idée à nous . Tu m' as expliqué pourquoi vous m' avez emmené chez Sonderborg , mais tu ne m' as pas dit pourquoi il m' a gardé quarante_huit heures enfermé ni pourquoi il m' a farci de piquouses . Hemingway freina doucement et arrêta la voiture le long du trottoir . Puis , posant ses larges mains en bas du volant , il se frotta délicatement les pouces . Pas la moindre idée , fit _il d' une voix lointaine . J' avais sur moi des papiers attestant ma licence privée , des clefs , de l' argent , des photos … Si vous n' aviez pas été copains comme cochons avec lui , il aurait pu se figurer que le coup que j' avais pris sur la tirelire n' était qu' un prétexte pour m' introduire chez lui et fourrer mon nez dans son bizness . Mais bien entendu c' est une supposition absurde , n' est _ce pas ? Alors , ça me chiffonne . Faites _vous une raison , mon petit vieux . C' est plus sain . Possible , dis _je . Mais ce n' est pas très excitant . Vous êtes soutenu par la police de Los_Angeles dans cette histoire ? Quelle histoire ? Dans ce qui vous préoccupe au sujet de Sonderborg . Pas exactement . C' est pas une réponse . Je ne suis pas un personnage tellement important . Les flics de Los_Angeles peuvent faire une descente par ici quand ça leur chantera - les deux tiers , tout au moins , - les hommes du shérif et ceux du District Attorney . J' ai un ami , chez le DA J' ai travaillé sous ses ordres , dans le temps . Il s' appelle Bernie Ohls . Il est chef du bureau d' enquêtes . Vous l' avez mis au courant ? Non , je ne l' ai pas vu depuis un mois . Vous comptez le faire ? Pas si ça doit gêner l' affaire qui m' occupe en ce moment . Une affaire de police privée ? Oui . C' est bon . Qu' est_ce_que vous voulez savoir ? Quel est le véritable métier de Sonderborg ? Hemingway ôta ses mains du volant et cracha par la portière . C' est une jolie rue , ici , pas vrai ? Jolies maisons , beaux jardins , climat agréable . On entend souvent parler de flics qui se laissent acheter , pas vrai ? Ça arrive , répondis _je . Parfait . Maintenant , voulez _vous me dire combien vous en trouverez , de flics , qui habitent une rue comme celle_ci , avec des pelouses , des fleurs et tout le saint_frusquin ? Personnellement , j' en connais quatre ou cinq , tous des types de la Mondaine . C' est ceux_là qui se sucrent . Des gars comme moi doivent se contenter de cabanes à lapin dans des quartiers pas reluisants . Vous voulez voir où je perche ? Qu' est_ce_que ça prouverait ? Écoutez , mon petit vieux , fit le gros homme , vous me tenez au bout du fil , c' est possible , mais il pourrait péter . Les flics ne se mouillent pas pour de l' argent . Pas toujours … même pas souvent . C' est un engrenage … Ils s' arrangent pour vous amener à en passer par où ils veulent ou sans ça gare … Et le gars qui se prélasse là_bas dans son bureau de ministre avec son beau costard et qui se figure qu' en chiquant ses espèces de graines il va fleurer la violette - en quoi il se goure - eh ben , c' est pas lui qui commande non plus . Vous saisissez ? Quel genre de type est _ce , le maire ? Comme tous les maires . Un politicien . Vous croyez que c' est lui qui commande ? Que dalle ! Vous savez ce qui cloche dans ce pays , mon petit vieux ? Trop de capitaux gelés , à ce que je me suis laissé dire . Un type ne peut pas rester honnête , même s' il le voulait , dit Hemingway . Voilà ce qui cloche dans ce pays . Il se fait vider comme un malpropre s' il refuse de marcher . Faut jouer le jeu à la salingue , si on veut croquer . Il y a un tas de culs qui s' imaginent qu' il suffirait de quatre_vingt_dix mille types du FBI à faux_cols durs et à serviettes en maroquin pour tout arranger . Des clous . Ils ne résisteraient pas plus aux pots de vin que les autres . Savez _vous ce que je pense ? Je pense que notre jolie petite planète est à refaire , depuis A jusqu' à Z Prenez par exemple le réarmement moral . Ça au moins , c' est quelque chose : le BRM , le Bataillon du Réarmement Moral . Ça c' est quelque chose , mon petit vieux . Si Bay City est un échantillon de la façon dont ça marche , je vote pour un cachet d' aspirine . Faut pas chercher à être trop dessalé , dit à mi_voix Hemingway . Vous pourriez ne pas le croire , mais c' est des choses qu' arrivent . À force de vouloir être à la coule , on finit par ne plus penser à rien d' autre . Moi , je ne suis qu' un pauvre couillon de flic . Je reçois les consignes . J' ai une femme et deux gosses et je fais ce que les gros bonnets me disent de faire . C' est Blane qui pourrait vous raconter des trucs , moi je ne sais rien . T' es bien sûr que Blane a une hernie étranglée ? T' es bien sûr qu' il ne s' est pas tiré une balle dans le bide par pure méchanceté ? Soyez donc pas comme ça , geignit Hemingway en claquant ses mains sur le volant . Faut pas toujours voir le mauvais côté des gens . Il en a de bons , Blane ? Il est humain , - comme nous tous . C' est pas un saint , ce n' est qu' un homme . Quelle est au juste la combine de Sonderborg ? OKOK , ce que j' en disais , c' est histoire de parler . Je peux me tromper , notez bien … mais je vous prenais pour un type à qui on pouvait parler de certaines choses . Tu ne sais pas dans quoi il travaille ? Hemingway décolla les roues du trottoir , un sourire déterminé éclaira son visage . On va passer à la caisse , dit _il . J' ai pigé . Je vois comment il goupillait son affaire , le Sonderborg . Il cachait des gars en pétard avec la loi , s' ils avaient du fric , bien entendu . Il avait une couverture idéale pour ça . Et ça devait rapporter . Il appuya sur le champignon et vira au coin de la rue . Ce que je peux être noix , fit _il d' un air dégoûté . Je croyais simplement qu' il vendait de la drogue , avec des protections . C' est de la crotte de bique , bon dieu , une combine à la gomme . Tu sais ce que c' est que la loterie aux numéros ? Ça aussi c' est de la crotte de bique - quand on ne la voit que par le petit côté . Hemingway prit un autre virage en faisant crier ses roues et branla pesamment le chef : Très juste . Comme les billards japonais , les machines à sous , les baraques à loto et les books … Mais additionnez le tout , mettez un seul type à la tête et ça commence à prendre tournure . Quel type ? De nouveau son visage se figea . Sous ses lèvres serrées , je le voyais grincer des dents . Nous nous trouvions dans la rue Descanso , en route vers l' est . Même à cette heure tardive de l' après_midi l' ambiance de la rue restait paisible , mais à mesure que nous approchions de la 23e , cette paix devenait plus relative , on n' aurait pu dire au juste pourquoi deux hommes examinaient un palmier comme s' ils étudiaient le moyen de le déplacer . Une voiture stationnait devant l' établissement du docteur Sonderborg , mais rien ne se manifestait à l' intérieur . À mi_hauteur du bloc , un autre homme s' absorbait dans la contemplation d' un compteur à eau . À la lumière du jour , la maison avait l' air accueillante . Hemingway fit doucement glisser la voiture devant la maison et un petit sourire crispa les coins de sa bouche . Il huma l' air à la façon d' un limier , prit le premier tournant , regarda dans son rétroviseur et plaqua son pied sur le champignon . Trois blocs plus loin , il stoppa de nouveau au coin d' une rue et , se tournant vers moi , il me regarda dans les yeux sans aménité . La police de Los_Angeles , fit _il . Un des deux gars plantés devant le palmier s' appelle Donnelly , je le connais . Ils surveillent la maison . Et vous prétendez n' avoir pas prévenu votre petit copain chez le DA , hein ? Je t' ai déjà dit que non . C' est le chef qui va jubiler , fit _il avec une grimace rageuse . Ils s' amènent chez nous , ils font une descente dans une boîte et ils ne daignent même pas passer dire bonjour . Je me tins coi . Ils l' ont cravaté , votre Moose Malloy ? Pas que je sache . S' agirait de savoir qu' est_ce_que vous savez , au juste . Pas assez . Est_ce_que Amthor et Sonderborg étaient de mèche ? Pas que je sache . Qui est _ce qui tire les ficelles , dans ce patelin ? Silence . J' ai entendu dire qu' un joueur professionnel nommé Laird Brunette a allongé trente sacs pour faire élire le maire . Il paraît aussi qu' il est propriétaire du Belvédère Club et de deux tripots flottants qui sont là_bas au large . Ça se pourrait , dit poliment Hemingway . Où peut _on trouver Brunette ? Pourquoi me demander ça à moi , mon petit vieux ? Où est_ce_qu' on pourrait aller remiser ses fesses , si ça chauffait trop dans le bled ? Au Mexique . Je me mis à rigoler : OK Tu veux me rendre un grand service ? Avec plaisir . Reconduis _moi dans le centre . Il mit en route , décolla du trottoir et manoeuvra la voiture en expert tout au long d' une rue ombragée , en direction de l' océan . Arrivés devant l' Hôtel de Ville , il se coula dans l' espace réservé aux voitures de la police et je descendis . Passez donc me voir un de ces quatre , fit Hemingway . Toutes chances pour que vous me trouviez , en train de faire les cuivres . Il me tendit sa grosse patte : Sans rancune ? BRM , répondis _je , en la lui serrant . Il s' épanouit . J' avais déjà fait quelques pas quand il me rappela . S' assurant que personne ne se trouvait à portée de voix , il se pencha et me dit à l' oreille : Les tripots flottants en question sont censés se trouver hors de la juridiction de la ville et de l' État . Ils sont sous pavillon de Panama . Si c' était moi qui … Il n' alla pas plus loin . Une lueur d' inquiétude passa dans ses yeux froids . J' ai saisi , dis _je . Il m' était venu la même idée . Je ne sais pas pourquoi je me suis donné tant de mal pour qu' elle vous vienne à vous aussi . Mais de toute façon , ça ne rimerait à rien - il ne suffit pas d' un seul type … Il approuva d' un signe de tête et sourit : BRM , fit _il . CHAPITRE XXXIV En attendant la tombée de la nuit , je m' étais étendu sur mon lit , dans un hôtel de la place . La chambre était petite mais donnait sur la mer . Le lit était dur et le matelas guère plus épais que l' édredon de coton qui le recouvrait . Un des ressorts cassés m' entrait dans le dos . Résigné à me laisser torturer , je tâchais de m' en accommoder . Je songeais à des tas de choses . La nuit était maintenant tombée . Le reflet rouge du néon gagnait peu à peu toute la surface du plafond , je me mis sur mon séant , posai les pieds par terre et me frottai la nuque . Ensuite je me levai , gagnai le lavabo et m' aspergeai d' eau froide . Au bout d' un petit moment , je me sentis un peu mieux , mais pas beaucoup . J' avais besoin de boire un coup ; j' avais surtout besoin d' une bonne police d' assurance sur la vie , de vacances , et d' une petite maison à la campagne … Tous mes biens se réduisaient à un veston , un chapeau et un revolver . Je mis le tout et sortis . Un petit trolley s' amena cahin_caha . Je le pris jusqu' au terminus . Là , j' allai m' asseoir dans un coin frais sur un banc écarté au pied duquel s' étalait une grosse masse noirâtre de varech . Au large , les tripots _flottants étaient illuminés . Je fis le voyage de retour dans le trolley suivant et descendis à la station avant mon hôtel . Si quelqu’un me filait , c' est qu' il avait le don de se déplacer sans bouger . Mais je ne pensais pas être suivi . Le crime n' était pas suffisamment florissant dans cette délicieuse petite ville pour que les flics aient eu l' occasion de devenir spécialistes en filature . Les jetées noires luisaient sur toute leur longueur avant de s' enfoncer dans le sombre décor de mer et de nuit . Cela sentait le graillon , mais aussi l' océan . Un marchand de hot_dogs continuait son monotone refrain : Régalez _vous , mesdames , messieurs , régalez _vous ! Le vrai , le seul , l' unique hot_dog à la moutarde . Régalez _vous ! Je le repérai devant ses fourneaux de plein air , en train de taquiner ses saucisses de Francfort à l' aide d' un trident . Il faisait de bonnes affaires pour cette époque de l' année . Il me fallut attendre un bon moment pour obtenir un tête_à_tête . Comment s' appelle celui qui est le plus au large ? dis _je , en désignant le bateau du bout de mon nez . Le Montecito , répondit _il en me regardant d' un oeil froid et inquisiteur . Avec un peu de fric dans les poches , est_ce_qu' on pourrait s' en payer , là_bas ? Se payer quoi , exactement ? Je me mis à rire , d' un rire cynique , genre dessalé . Les bonnes petites saucisses ! entonna _t _il , les bonnes petites saucisses chaudes , messieurs dames . Puis , baissant la voix . La fesse ? Nix . Ce qu' il me faudrait c' est une chambre en plein sur la mer , un endroit tranquille où je pourrais me taper la cloche et où personne ne viendrait m' emmerder … genre vacances , vous comprenez ? Il s' éloigna : Je ne comprends rien à ce que vous dites , fit _il , et il reprit son antienne . Il servit quelques clients . Je n' aurais su dire pourquoi je m' obstinais . Peut_être parce_qu' il avait la gueule à ça . Un jeune couple en shorts s' amena , acheta des saucisses et partit , le bras du garçon étreignant le soutien_gorge de la jeune fille et chacun mangeant le sandwich de l' autre . Mine de rien , l' homme fit un pas vers moi et me reluqua sur toutes les coutures . Je devrais me mettre à siffler le ralliement , fit _il . Puis , après un court silence ) Faudra les allonger . Combien ? Cinquante . Pas moins . Sauf si vous êtes recherché . C' était un endroit agréable dans le temps , ce patelin , dis _je . Une planque idéale . J' ai l' idée que ça l' est toujours . Mais pourquoi vous me demandez ça , à moi ? Je serais incapable de le dire , répondis _je . Puis je lui jetai une coupure d' un dollar sur son comptoir : Mettez ça dans la tirelire du moujingue , ou sifflez le ralliement , au choix . Il rafla le billet , le plia dans le sens de la longueur , de la largeur , et ainsi de suite . Puis il le posa sur le comptoir et , d' une chiquenaude , me l' expédia . Le projectile me frappa la poitrine et tomba silencieusement sur le sol . Je le ramassai et me retournai vivement . Mais je ne vis derrière moi personne qui eût l' allure d' un flic . Alors , m' appuyant au comptoir , j' y reposai le billet plié . On ne me jette pas l' argent à la tête , dis _je . On me le tend gentiment . Vous voulez bien ? Il prit le billet , le déplia , le repassa du plat de la main et l' essuya avec son tablier . Finalement , il fit sonner sa caisse enregistreuse et le laissa tomber dans un tiroir . Paraît que l' argent n' a pas d' odeur , dit _il . Des fois , je me le demande … Je restai muet . D’autres clients vinrent accaparer son attention et s' en allèrent . La nuit fraîchissait rapidement . À votre place , je laisserais tomber le Royal Crown , fit l' homme . C' est bon pour les fricoteurs à la petite semaine . Vous m' avez tout l' air d' un poulet , mais c' est vos oignons . J' espère pour vous que vous êtes bon nageur . Je le quittai , me demandant ce qui m' avait pris de m' adresser à lui . L' intuition . Toujours suivre l' intuition … Ça finit par devenir une obsession . On ne peut plus commander une tasse de café sans aussitôt fermer les yeux et piquer sa fourchette au hasard dans le menu . L' intuition ! Je fis un petit tour en me retournant de temps en temps pour tâcher de repérer une filature éventuelle , puis je me mis en quête d' un restaurant qui ne sentirait pas le graillon ; j' en trouvai un orné d' une enseigne au néon et d' un rideau de bambou ouvrant sur un bar . Un éphèbe aux cheveux teints , vautré sur un piano à queue de bazar , chatouillait amoureusement les touches en chantant d' une voix mourante une Échelle de Jacob à laquelle il manquait la moitié des barreaux . Après avoir expédié un martini sec , je franchis précipitamment le rideau de bambou qui donnait accès à la salle à manger . Le dîner à 85 cents avait un goût de sac postal hors d' usage et me fut servi par un garçon qui ressemblait à Robert Macaire , à Jack l' Éventreur et à Jojo _les _Grandes _Lattes , avec un soupçon de crème pâtissière . CHAPITRE XXXV La course me parut longue , pour 25 cents . Le taxi aquatique , une vieille chaloupe repeinte et vitrée sur les trois_quarts de sa longueur , glissa entre les yachts au mouillage et contourna les larges piliers du bout de la jetée . La houle nous assaillit brusquement et secoua notre bateau comme un bouchon . Mais en ce début de soirée , on avait toute la place pour donner libre cours à son mal de mer . Je n' avais pour toute compagnie que trois couples et le pilote , un citoyen à mine patibulaire assis un peu de biais sur sa fesse gauche , à cause de la bosse que faisait son étui à revolver sur la droite . À peine eûmes _nous quitté le rivage que les trois couples commencèrent à se brouter le museau . Le Royal Crown était aussi stable qu' un môle sur ses assises et son débarcadère flamboyait comme un fronton de music_hall . Bientôt tout cela fut avalé par la nuit ; un autre bateau , plus petit , d' un modèle plus ancien , émergea des ténèbres . Celui_là ne faisait guère d' effet ; c' était un vieux cargo aux flancs rouillés et couverts d' écume , dont les super_structures dominaient à peine un pont où se dressaient deux mâts trapus , à une hauteur à peine suffisante pour pouvoir servir d' antenne de TSF Le Montecito brillait lui aussi et de la musique planait sur la mer moite et sombre . Des couples enlacés s' arrachèrent à leurs dévorantes occupations et contemplèrent le navire avec de petits gloussements . Le taxi flottant décrivit une belle boucle en donnant suffisamment de la bande pour faire éprouver un léger frisson aux passagers et vint mollement heurter les amortisseurs de chanvre de la passerelle . Le moteur ralentit et lâcha une dernière pétarade dans la brume . Le faisceau paresseux d' un projecteur balaya la mer en demi_cercle , à environ cinquante mètres du yacht . Notre pilote s' amarra au débarcadère et un jeune gars aux yeux de myrtille , en spencer bleu à boutons d' or , à la bouche de crapule arborant un sourire éclatant , aida les femmes à débarquer . J' étais le dernier . L' air faussement détaché avec lequel il me détailla m' en dit long sur son compte . Et sa façon de me bousculer sans avoir l' air d' y toucher m' en dit plus long encore . Nix , dit _il . Nix ! Il avait une voix âpre et dure qu' il se donnait un mal de chien à adoucir , comme un chien de mer essayant de se couler à travers les mailles d' un mouchoir de dentelle . Il eut un geste du menton à l' adresse du pilote . Celui_ci jeta un cordage autour d' une bitte d' amarrage , imprima un petit coup à son volant et monta sur le débarcadère . Il se planta derrière moi . Pas d' arquebuses sur le bateau , mon petit gars . Désolé et tout ce qui s' ensuit , ronronna l' amiral Nelson . J' peux le laisser au vestiaire . Je le porte comme je porte des bretelles ; il fait partie du costume . Je voudrais voir Brunette , pour affaires . Il daigna à peine sourire : Connais pas , fit _il . Caltez , jeune homme ! Le pilote me harponna le bras droit . Il faut que je voie Brunette , répétai _je , d' une petite voix douce et faiblarde comme celle d' une vieille dame . Allons , pas d' histoires , fit le gars aux prunelles de myrtille . Nous ne sommes pas à Bay City ici , pas même en Californie et , s' il faut en croire des gens qualifiés , pas même aux États_Unis . Allez , ouste , filez ! Remontez dans le taxi , grogna derrière moi le pilote . Je vous devrai vingt_cinq cents . Débinons _nous . Je rembarquai . L' amiral Nelson me surveillait silencieusement avec un sourire doucereux . Mes yeux restèrent fixés dessus jusqu' à ce qu' il eût cessé d' être un sourire , d' être un visage , d' être autre chose qu' une silhouette sombre se profilant sur l' écran lumineux du débarcadère . Je l' observais , obsédé par un furieux désir de retourner là_bas . Le trajet de retour me parut interminable . Le pilote et moi n' échangeâmes pas une parole . Comme je débarquais , il me tendit une pièce de vingt_cinq cents . Revenez un autre soir , fit _il d' un ton harassé . Quand on aura le temps de vous donner un bain de pied . En entendant cela , une demi_douzaine de clients qui attendaient de monter me dévisagèrent avec curiosité . Je franchis leur groupe et passai la petite porte de la salle d' attente du ponton en direction des quelques marches qui menaient au quai . Un grand bougre de rouquin , chaussé d' espadrilles sales , au pantalon maculé de goudron comme l' était son visage et d' un jersey de marin en lambeaux s' écarta de la balustrade où il s' appuyait et me buta dedans comme par inadvertance . Je m' immobilisai . Il y en avait trop . Il me rendait au moins trois pouces et quinze kilos . Mais je commençais à être sérieusement démangé par une envie de coller mon poing dans les gencives de quelqu’un , quand bien même je devrais y récolter une jambe de bois . Il ne faisait pas très clair et il se tenait à contre_jour . Qu' est_ce_qu' il y a , collègue ? dit _il d' une voix traînante . On a fait chou blanc sur la péniche ? Baisse ta liquette , on voit ton nombril . Tu peux parler , répliqua _t _il . Ton feu est un peu voyant sous l' endosse . De quoi je me mêle ? De rien , de rien . Simple curiosité . Y a pas de mal à ça , mon vieux . Alors , ôte _toi de mon soleil . Voilà , voilà ! Un homme a bien le droit de se reposer , peut_être ? Il esquissa un vague sourire , un sourire désabusé . Il avait une voix douce , rêveuse et si délicate chez ce colosse , que c' en était saisissant . Elle me rappelait un autre géant à la voix douce , pour lequel je m' étais pris d' une étrange affection . Vous vous êtes mal démerdé , dit _il de son même ton désabusé . Appelez _moi donc Red . Ôtez _vous de là , Red . Les plus malins font parfois des blagues ; j' en sens une qui est en train de me grimper le long de l' échine . Il inspecta pensivement les alentours . Il me tenait coincé dans un angle du ponton et il me sembla que nous étions seuls . Vous voulez aller à bord du Monty ? C' est faisable , si vous avez un motif . Des gens aux visages épanouis , vêtus de couleurs gaies , s' amenèrent pour monter dans le taxi . J' attendis qu' ils fussent passés . C' est combien , le motif ? Cinquante jetons , et dix de plus si votre sang salit mon bateau . Je commençai à le contourner . Vingt_cinq , fit _il à mi_voix . Quinze si vous revenez avec des amis . Je n' ai pas d' amis , dis _je . Je l' observai mieux . Il avait des yeux comme on n' en voit jamais , des yeux de personnage de roman : couleur pervenche , presque violets . Des yeux de fille , de jolie fille . Et une peau douce comme de la soie , d' un rose transparent , mais qui jamais ne bronzerait . Trop délicate . Il était plus costaud qu' Hemingway , mais plus jeune de beaucoup . Pas aussi énorme que Moose Malloy , mais l' air terriblement agile . Ses cheveux avaient ce ton fauve qui jette des reflets dorés . Les yeux mis à part , il avait une bonne tête de garçon de ferme , rien d' un bellâtre . Quelle est votre partie ? demanda _t _il . On fait dans le privé ? Ils sont tous aussi curieux que vous dans ce bled ? rétorquai _je d' un ton irrité . Oh ! c' est une impression que j' avais , dit _il . Vingt_cinq ça serait trop ? Vous n' avez donc pas de note de frais ? Non . Il poussa un soupir . D' ailleurs c' était une idée idiote qui m' était venue … Ils vont vous mettre en charpie là_bas , vous savez . Je n' en serais pas étonné . Et vous , qu' est_ce_que vous fabriquez ? Un dollar par_ci , un dollar par _là . J' étais flic , dans le temps . Dégommé . Pourquoi me racontez _vous ça ? Il eut l' air étonné : C' est la vérité . Vous avez dû vouloir faire de la morale . Il eut un faible sourire . Vous connaissez un nommé Brunette ? J' ai un canot à moteur muni d' un silencieux sous_marin - tout au moins je peux en emprunter un . À l' autre bout du port , il y a une jetée pas éclairée , et il y a sur le Monty une porte de chargement que je peux ouvrir . J' y amène du ravitaillement de temps en temps . La cale n' est pas surveillée . Ils ont un phare et des guetteurs . C' est faisable . Tirant mon portefeuille de ma poche , j' aplatis contre mon ventre un billet de vingt et un de cinq et je me mis en devoir de les plier . Les yeux pervenche me regardaient sans en avoir l' air . Un aller seulement ? J' acquiesçai . On avait convenu quinze , fit _il . Les cours ont grimpé . Une main maculée de goudron fit disparaître les billets . L' homme s' éloigna silencieusement et se fondit dans les ténèbres étouffantes . Je me remis en route sans me presser . CHAPITRE XXXVI Derrière moi , le tintamarre peu à peu s' éteignit et les lumières aveuglantes , enjôleuses , se fondirent en un halo incertain . Et soudain , une jetée braqua son doigt d' ombre vers l' obscurité du large . C' était sûrement celle_là . J' obliquai pour m' y engager . Red surgit de derrière un pilier et dit en s' avançant vers moi : Parfait . Prenez le petit escalier au bout . Faut que j' aille chauffer le moteur . Ne nous attardons pas . Je sens que j' ai le vent arrière et je serais capable de balayer ce brouillard . Il n' a pas l' air bien épais mais il nous serait foutrement utile . Oh ! il tiendra assez longtemps pour tromper leur projecteur . Ils ont des mitraillettes sur le pont . Continuez tout droit sur la jetée , je m' amène . Il s' évanouit dans les ténèbres tandis_que j' avançais sur les planches noires toutes gluantes de déchets de poissons . La digue se terminait par un garde_fou poisseux . Un couple était allongé dans un coin . Ils décampèrent ; le type râlait comme un voleur . J' attendis une dizaine de minutes , écoutant la mer battre les pilotis . Dans un furtif froissement d' ailes , un oiseau de nuit coupa mon champ de vision pour , instantanément , se fondre dans la nuit . Très haut dans le ciel , un avion se mit à ronronner . Et soudain un moteur toussa , pétarada , mugit et continua de mugir comme une demi_douzaine de camions de quinze tonnes . Au bout d' un moment , le bruit s' atténua puis cessa totalement . Nouvelle attente . Les minutes passaient . Je m' approchai des marches et les descendis avec la prudence d' un chat . Une ombre noire jaillit de la nuit et j' entendis un bruit mat . Une voix fit : Je suis paré ; embarquez . Je montai dans le bateau et pris place auprès de lui sous le pare_brise . L' embarcation glissa sur les flots . Le tuyau d' échappement ne laissait plus filtrer maintenant aucun son , à part un bouillonnement courroucé aux flancs de la coque . Une fois de plus , les lumières de Bay City m' apparurent au loin derrière l' écran mouvant des vagues . Une fois de plus , les lumières tapageuses du Royal Crown s' écartèrent de nous en une large courbe , et le yacht parut s' incliner et faire des grâces , ainsi qu' un mannequin de mode sur une plate_forme tournante . Et une fois de plus les hublots du fier Montecito surgirent du noir Pacifique tandis_que le faisceau lent et régulier du projecteur l' encerclait comme un phare . J' ai peur , dis _je brusquement . Une peur bleue . Red coupa les gaz , laissant le canot se balancer au gré des vagues et l' on eût pu croire que l' eau filait sous sa coque tandis_qu' il restait sur place . Red tourna vers moi un visage ahuri . J' ai peur de la mort et du désespoir , continuai _je . Peur de l' eau noire , des faces de noyés et des crânes aux orbites vides . J' ai peur de mourir , de rentrer dans le néant , de ne pas trouver un nommé Brunette . Il eut un petit gloussement : J' ai failli marcher , dit _il . Drôle de façon de vous rebecqueter . Brunette peut se trouver n' importe ou : sur l’un ou l' autre de ses bateaux ; à son club de Reno ; dans ses pantoufles , chez lui . C' est tout ce que vous cherchez ? Je cherche un nommé Malloy . Une énorme brute qui vient de tirer huit ans à la prison de l' État d' Oregon pour avoir pillé une banque . Il se cachait à Bay City . Je lui racontai la chose . Je lui en dis beaucoup plus que je n' en avais eu l' intention . Peut_être à cause de ses yeux … Quand j' eus terminé , il réfléchit puis il parla lentement , posément , et ses mots étaient ouatés de brume . C' est peut_être cela qui donnait à ses paroles cet accent de sagacité . Peut_être pas . Il y a là_dedans des choses qui se tiennent , fit _il . D’autres pas . Il y en a que je connais , d’autres sur lesquelles je ne peux pas vous donner d' avis . Si votre dénommé Sonderborg tenait une planque , tout en s' occupant de vendre de la drogue et de lâcher des gars sur les diams des femmes du monde en mal d' aventures , il va de soi qu' il devait être en cheville avec le Conseil Municipal . Mais ça ne veut pas forcément dire qu' il les mettait dans le coup de toutes ses combines ni que toute la police savait qu' il avait de la protection . Possible que Blane l' ait su , et pas Hemingway - comme vous l' appelez . Blane est une charogne . L' autre c' est le flic coriace , ni bon ni mauvais , qui en a dans le ventre et qui s' est figuré que se mettre de la police était un moyen comme un autre de gagner sa vie . Quant_à votre mage , il vient là_dedans comme des cheveux sur la soupe . Il s' est payé une couverture dans la meilleure maison : Bay City . Et il s' en est servi quand l' occasion s' est présentée . On ne sait jamais ce qu' un type comme ça mijote , si bien qu' on ne sait jamais ce qu' il a sur la conscience ni ce qu' il redoute . Possible qu' il ne soit - qu' un homme , après tout , et qu' il s' en soit ressenti pour une de ses clientes . Toutes ces richardes sont plus faciles à tomber que des poupées de papier . Alors , à mon idée , votre séjour chez Sonderborg s' explique du fait que Blane savait que le docteur aurait les foies en découvrant votre identité ( et d' ailleurs l' histoire qu' ils ont racontée à Sonderborg est probablement celle qu' il vous a racontée à vous : ils vous avaient trouvé en train de vadrouiller , complètement dans le cirage ) et ne saurait plus que faire de vous , car il aurait autant peur de vous laisser partir que de vous supprimer , si bien que , naturellement , au bout de quelque temps , Blane se serait amené et aurait augmenté son tarif de protection . C' est tout ce que j' y vois . Il s' est simplement trouvé qu' ils vous avaient à portée de la main et qu' ils vous ont utilisé . Il se peut d' ailleurs que Blane soit au courant , en ce qui concerne Malloy . De sa part , ça ne m' étonnerait pas . J' écoutais tout en observant la lente trajectoire du projecteur et , très loin vers la droite , les allées et venues du taxi aquatique . Je les connais bien , tous ces gars _là , continua Red . L' ennui avec les flics , c' est pas qu' ils soient couillons ou vendus ou vaches , mais c' est qu' ils s' imaginent que le fait d' être flic leur donne un petit quelque chose qu' ils n' avaient pas avant . C' était peut_être vrai dans le temps , mais plus maintenant . Ils ont au_dessus d' eux beaucoup trop de gars à la redresse qui tirent les ficelles . Ce qui nous ramène à Brunette . C' est pas lui qui fait la loi , en ville . Ça lui compliquerait trop l' existence . Il a raqué gros pour faire élire un maire , de façon à ce qu' on foute la paix à ses taxis flottants . S' il avait besoin d' une faveur spéciale , il l' obtiendrait tout de suite . Comme par exemple , il y a quelque temps , un avocat de ses amis s' est fait épingler pour conduite en état d' ivresse . Et Brunette a fait ramener l' accusation à infraction au Code de la route . Il a fallu détruire le rapport , pour ce faire , ce qui est grave . Tout ça pour vous donner une idée . Sa combine , c' est le jeu , mais de nos jours toutes les combines se tiennent . Il se peut fort bien qu' il trafique de la drogue et qu' il touche d' un de ses sous_fifres à qui il a confié le boulot . Il connaît peut_être Sonderborg et il ne le connaît peut_être pas . Mais le coup des bijoux , c' est pas de lui . Vous vous rendez compte de ce que ces caves _là ont fait pour huit sacs ? Vous voyez Brunette aller s' embringuer dans un truc pareil ? Allons donc ! Il y a eu aussi un type d' assassiné dans cette histoire , ne l' oubliez pas . C' est pas lui qui a fait ce coup _là non plus , ni qui l' a fait faire . S' il y avait du Brunette là_dedans , on n' aurait retrouvé personne . On ne sait jamais ce qui peut se trouver cousu sous la doublure d' un veston . Alors pourquoi courir ce risque ? Regardez ce que je suis en train de faire pour vous , pour vingt_cinq dollars . Alors imaginez ce que Brunette peut demander pour le fric qu' il peut mettre dans le commerce . Est_ce_qu' il est capable de faire tuer quelqu’un ? Red réfléchit un moment : C' est possible . Il l' a probablement déjà fait . Mais ce n' est pas un dur . Toutes ces fripouilles sont de la nouvelle école . On continue à se les représenter avec des gueules d' apaches ou de dégénérés . À la radio , les hauts commissaires de la police viennent débloquer que c' est tous des dégonflards qui n' hésitent pas à tuer femmes et enfants et qui font dans leur froc dès qu' ils aperçoivent un uniforme . C' est pas des bobards à raconter au public . Il y a des foies blancs chez les flics comme il y en a chez les crapules , mais c' est rare d' un côté comme de l' autre , bon dieu ! Et pour ce qui est des gars comme Brunette , c' est pas en bousillant les gens qu' ils sont arrivés où ils sont . C' est par l' intelligence et le cran . Et en plus , ils n' ont pas pour eux le courage collectif qui soutient les flics . Mais avant tout , c' est des hommes d' affaires . Tout ce qu' ils font , ils le font pour de l' argent , comme tous les hommes d' affaires . Il arrive qu' un type les gêne , sérieusement , OK : supprimé . Mais ils réfléchissent à deux fois avant de s' y résoudre . Mais bon Dieu , qu' est _ce qui me prend de vous faire tout ce laïus ? Un type comme Brunette ne donnerait pas asile à Malloy , dis _je . Pas après qu' il aurait commis deux assassinats . Non . À moins qu' il n' y ait en jeu autre chose qu' une question d' argent . Vous voulez faire demi_tour ? Non . Les mains de Red jouèrent sur le volant . L' embarcation prit de la vitesse . N' allez pas vous figurer que je m' attendris sur ces gars _là . Je les vomis . CHAPITRE XXXVII Le projecteur tournant promenait à une trentaine de mètres du bateau son faisceau embrumé qui effleurait à peine la crête des vagues . Il servait plutôt d' ornement que d' autre chose , surtout à cette heure de la soirée . Un taxi décrivit une large courbe , aborda au ponton , déchargea et reprit la route du port . Red maintint son canot juste en deçà du faisceau lumineux . Si la fantaisie leur prenait de le lever un tout petit peu , de quelques pieds seulement … mais non . Le rayon passa nonchalamment , faisant scintiller la surface mate de l' eau noire . Le canot traversa furtivement la zone dangereuse et se coula sous l' abri de la coque , de l' autre côté de deux énormes câbles fixes couverts d' algues . Nous nous glissâmes le long des flancs visqueux du navire avec autant de circonspection qu' un détective d' hôtel s' apprêtant à vider un tapin du grand salon . Au_dessus de nous , une porte de fer à deux battants se dessinait confusément , hors de portée et trop lourde de toute façon . Le canot raclait les vieux flancs du Montecito tandis_que , sous nos pieds , la houle giflait mollement la coque . Une haute silhouette se dressa à mon côté dans l' obscurité ; un noeud coulant s' élança en l' air , cogna , s' accrocha , tandis_que l' autre bout se déroulait et claquait dans l' eau . Red le repêcha avec une gaffe , le tendit fortement et le fixa quelque part sur le capot du moteur . Il y avait juste assez de brume pour donner à toute cette scène un aspect fantastique . L' air moite était froid comme les cendres d' un amour défunt . Red se pencha si près de moi que son souffle me chatouilla l' oreille : Il est trop haut sur l' eau , dit _il . Un bon petit grain et il ferait les pieds au mur avec ses hélices . N' empêche qu' il va falloir s' envoyer l' escalade . J' en grille d' envie ! dis _je en frissonnant . Il posa mes mains sur le volant qu' il fixa au point voulu , régla la manette des gaz et me dit de maintenir le bateau tel quel . Une échelle de fer était boulonnée contre la coque dont elle épousait le renflement . Les montants devaient en être plus glissants qu' un mât de cocagne . L' idée de grimper là_haut semblait aussi tentante que la perspective de gravir la corniche d' un gratte_ciel . Après s' être vigoureusement frotté les mains au goudron de son pantalon , Red empoigna l' échelle . Il se hissa sans bruit , sans même un grognement . Ses espadrilles se plaquèrent contre les barreaux de métal et il se mit à monter presque à angle droit , pour faire levier . À présent , le faisceau lumineux balayait la mer loin derrière nous . Sa lumière était reflétée par l' eau et il me semblait que mon visage devait être aussi voyant qu' un feu de Bengale ; pourtant il n' arriva rien . Puis j' entendis au_dessus de ma tête grincer des gonds pesants ; une imperceptible lueur jaune filtra au travers de la brume , puis s' éteignit . Une moitié de la porte de chargement se silhouetta dans la nuit . Elle n' avait pas dû être verrouillée de l' intérieur . Je me demandai pourquoi . Il y eut un chuchotement étouffé , inintelligible . Laissant là le volant , j' entrepris l' escalade . C' est le voyage le plus éreintant que j' aie jamais fait . Il m' amena , pantelant , l' haleine sifflante , dans une cale empestée jonchée de caisses , de barriques , de cordages et de paquets de chaînes rouillées . Des rats couinaient dans un coin sombre ; la lumière provenait d' une porte étroite à l' autre bout . Red me souffla à l' oreille : D' ici , nous allons tout droit à la coursive de la chauffe . Il doit y avoir une chaudière auxiliaire d' allumée parce_qu' ils ne marchent pas au pétrole , sur ce rafiot . Il y aura sans doute un type en bas . C' est l' équipage Frégoli , là_haut , sur les ponts_promenade . Ils doivent tous être embauchés comme inscrits maritimes , mais ils ont tous le plastron : croupiers , guetteurs , maîtres d' hôtel et toute la clique . Dans la chambre de chauffe , je vous indiquerai une manche à air non grillagée . Elle ouvre sur le pont des chaloupes et celui_là est interdit . Mais vous l' aurez tout à vous , tant que vous serez en vie . Vous devez avoir de la famille à bord , dis _je . On a vu des choses plus marrantes … Vous pensez revenir vite ? Ça me fera un beau plongeon , du haut du pont des chaloupes , dis _je en tirant mon portefeuille . J' estime que ça vaut un peu plus que ce qu' on avait convenu . Tenez … Vous prendrez soin de mon cadavre comme si c' était le vôtre . Vous ne me devez rien de plus , collègue . Je paie mon billet de retour même si je ne m' en sers pas . Allons , dépêchez _vous de prendre ça avant que je commence à pleurer dans votre gilet . Pas besoin d' un petit coup de main , là_haut ? Il me faudrait la langue de Saint_Jean Bouche d' Or et la mienne est plus raide qu' une peau de crocodile . Rengainez votre pognon . Le retour est compris . J' ai l' impression que vous avez la frousse , ajouta _t _il en me prenant la main . La sienne était dure , ferme , chaude et un peu poisseuse . C' est vrai que vous avez la frousse , chuchota _t _il . Ça me passera , d' une manière ou de l' autre . Il eut en s' écartant de moi un regard bizarre que je ne parvins pas à déchiffrer dans cette pénombre . Je le suivis parmi l' enchevêtrement des caisses et des tonneaux , franchis derrière lui le pas de la porte étanche et longeai un long corridor mal éclairé qui sentait le navire . Nous débouchâmes sur une plate_forme d' acier à claire_voie , glissante d' huile , et descendîmes une échelle de fer plus glissante encore . Le lourd ronflement des brûleurs étouffait maintenant tous les autres sons . Nous nous dirigeâmes vers le ronflement parmi d' immobiles et silencieuses montagnes de fer . À un détour , nous aperçûmes un petit bonhomme crasseux , à gueule de macaroni , en chemise de soie violette . Il était assis dans un fauteuil de bureau rafistolé avec du fil de fer , sous une ampoule nue , en train de lire le journal du soir en s' aidant d' un index noir et d' une paire de lunettes à monture d' acier qu' il avait dû hériter de son grand_père . Red se coula silencieusement derrière lui et lui dit d' une voix cordiale : Salut , Bout _de _Zan . Comment vont les bambinos ? L' Italien ouvrit une bouche comme un passe_boule et sa main bondit vers l' encolure de sa chemise violette . Red lui en plaça un au coin de la mâchoire et le rattrapa de l' autre main . Il l' étendit gentiment par terre et se mit à déchirer la chemise de soie en bandelettes . Ça va le faire plus souffrir que la pêche qu' il a prise , fit _il à mi_voix . J' ai pas pu l' éviter , vu que d' en bas , ça fait un raffut du diable , un type qui grimpe dans une manche à air . Là_haut , on n' entend rien . Il bâillonna et saucissonna l' Italien de main de maître , plia ses lunettes , les rangea soigneusement , après quoi nous nous dirigeâmes vers la manche à air à l' orifice non grillagé . Levant la tête , je ne vis que du noir . Au revoir , dis _je . Vous aurez peut_être besoin d' un petit coup de main ? Je me secouai comme un chien mouillé . Il me faudrait un bataillon d' Infanterie de Marine . Mais ou bien je le fais tout seul , ou bien je ne le fais pas du tout . Adios . Vous comptez rester longtemps ? L' inquiétude perçait toujours dans sa voix . Une heure , peut_être moins . Il me considéra en se mordant la lèvre , puis il fit un signe d' assentiment : Y a des fois des choses qu' on peut éviter , dit _il . Si vous avez une minute , passez donc par la baraque aux lotos . Là_dessus , il s' en alla sans bruit , mais il n' avait pas fait quatre pas qu' il revenait : Cette porte de chargement qui était ouverte c' est un tuyau qui peut se vendre . Servez _vous _en . Il s' en alla rapidement . CHAPITRE XXXVIII L' air froid s' engouffrait dans la manche à air . L' ascension me parut interminable . Au bout de trois minutes qui me semblèrent durer une heure , je passai prudemment la tête dans l' ouverture en cornet . Les formes grisâtres des chaloupes entoilées se détachèrent de l' ombre . Un murmure de voix me parvint des ténèbres . Le faisceau lumineux continuait à décrire lentement son cercle . Il partait d' un point situé au_dessus de moi , probablement d' un hunier . Il devait y avoir là_haut un gars armé d' une mitraillette ou peut_être simplement d' un petit Browning . Piètre boulot . Piètre réconfort que la pensée de la porte de chargement que quelqu’un avait si gentiment laissée ouverte . Dans le lointain , un air de musique vibrait comme les basses creuses d' un poste de radio de pacotille . Un feu brillait à la pointe d' un mât et tout en haut , au_delà des nappes de brouillard , quelques étoiles récalcitrantes m' observaient . Je m' extirpai de la manche à air , tirai mon revolver de dessous mon aisselle et le tins serré contre mes côtes , sous ma manche . Silencieusement , j' avançai de trois pas et m' arrêtai pour écouter : rien . Les murmures avaient cessé , mais pas à cause de moi . Je les avais repérés , entre deux chaloupes . Étrangement issues de la substance même des ténèbres et de la brume , eût _on dit , d' infimes parcelles de lumières s' assemblaient pour laisser juste entrevoir , montée sur son trépied , la glaciale silhouette d' une mitraillette braquée au_dessus de la lisse . Deux hommes la flanquaient , immobiles , sans même fumer . De nouveau , leurs voix reprirent leur murmure : un chuchotement contenu , informe . Je m' attardai trop longtemps à écouter . Une autre voix s' éleva derrière moi , distincte celle_là . Désolé , les invités ne sont pas admis sur ce pont . Je me retournai sans trop de précipitation et regardai les taches claires de ses mains dans l' ombre . Elles étaient vides . Avec un signe d' assentiment , je m' écartai et le bout de la chaloupe nous cacha . L' homme me suivit courtoisement ; ses semelles ne faisaient aucun bruit sur le pont humide . Je dois m' être perdu , dis _je . J' en ai l' impression . Il avait quelque chose de juvénile dans la voix . Mais il y a une porte , poursuivit _il , en bas de l' escalier des cabines , une porte à serrure Yale . C' est une excellente serrure . Le passage était autrefois barré par une chaîne et un écriteau . Nous nous sommes aperçus que les fantaisistes l' enjambaient volontiers . Il s' attardait dans de longues explications , soit par amabilité , soit pour gagner du temps . Je n' aurais su dire au juste . Quelqu’un a dû laisser la porte ouverte , dis _je . Dans l' ombre la tête opina . Elle était plus basse que la mienne . Vous voyez l' embarras dans lequel ça nous met , quand même . Si quelqu’un l' a effectivement laissée ouverte , le patron va l' avoir mauvaise . Si ce n' est pas ça , il s' agirait de savoir comment vous êtes monté jusqu' ici . Vous voyez la chose tout comme moi , j' en suis persuadé . Cela me paraît fort clair , en effet . Descendons lui en dire deux mots . Vous êtes venu avec du monde ? Du monde très bien . Vous auriez dû rester avec eux . Oh , vous savez ce que c' est … Le temps de tourner la tête et vous la trouvez en train de picoler avec un autre . Il eut un petit rire étouffé , puis il approuva d' un léger signe du menton . Je me tassai en faisant un saut de carpe de côté et le sifflement de la matraque fut comme un long soupir épuisé dans la nuit tranquille . Décidément , ma tête devait avoir un attrait irrésistible pour tous les casse _têtes de la région . Le grand type poussa un juron . Continuez , mes agneaux , si vous tenez à jouer les héros ! dis _je . Et je fis cliqueter bruyamment le cran de sûreté . Il arrive que même une scène pompier fasse crouler la salle . Le grand type se figea sur place et je vis le casse_tête se balancer à son poignet . L' autre eut l' air de réfléchir sans trop se presser . Tout cela ne vous mènera nulle part , dit _il à voix grave . Jamais vous ne sortirez du bateau . C' est ce que je me suis dit , et je me suis dit aussi que ça vous toucherait bien peu . De plus en plus pompier . Vous voulez quoi , au juste ? fit _il avec flegme . J' ai un engin qui fait beaucoup de tapage , mais je ne tiens pas à attirer du monde . Je voudrais parler à Brunette . Il est allé à San_Diego en voyage d' affaires . Je me contenterai de sa doublure . Vous êtes un marrant , fit le gentil . On va descendre . Vous rengainerez votre outil avant de passer la porte . Quand je serai certain de la passer . Il eut un petit rire . Retourne à ton poste , Slim . Je m' occupe de ça . Il s' avança paresseusement devant moi tandis_que le grand semblait se fondre dans la nuit . C' est bon , suivez _moi . Nous traversâmes le pont en file indienne et descendîmes des marches glissantes , bordées de cuivre . Une lourde porte en obstruait le bas . Il l' ouvrit et examina la serrure . Puis il sourit , hocha la tête , s' effaça et je franchis le seuil en rengainant mon revolver . Le verrou automatique cliqueta derrière nous . Soirée calme , jusqu' ici , fit _il . Au_delà d' une voûte dorée qui s' ouvrait devant nous , je vis une salle de jeux où il n' y avait pas foule . Elle ressemblait à toutes les salles de jeux . Tout au fond , il y avait un petit bar tout en miroirs et des tabourets . Du centre , partait un escalier descendant , et d' en bas la musique montait , s' enflait et se perdait dans la salle . J' entendis sauter des billes de roulette . Un croupier jouait au pharaon avec un unique client . Il n' y avait pas plus de soixante personnes en tout . Sur la table de pharaon s' amoncelaient des liasses de billets en quantité suffisante pour ouvrir une banque . Le joueur était un homme d' un certain âge , grisonnant , qui semblait accorder une attention polie aux cartes que lui distribuait le croupier , mais sans plus . Deux personnages en smoking , d' allure discrète , s' amenèrent dans notre direction d' un air dégagé . C' était dans l' ordre . Nonchalamment , ils s' approchèrent ; mon compagnon - le petit mince - s' immobilisa pour les attendre . Ils avaient déjà franchi la voûte d' entrée lorsque leurs mains se portèrent à leur poche - à la recherche de cigarettes , bien entendu . À partir de maintenant , il va falloir que nous soyons un peu plus stricts dans la maison , fit mon compagnon . Je pense que vous n' y verrez pas d' inconvénients . C' est vous , Brunette , dis _je subitement . Il haussa les épaules : Naturellement . Vous n' avez pas l' air tellement coriace . Je l' espère bien . Les deux hommes en smoking vinrent l' encadrer , mine de rien . Par ici , fit Brunette . Nous serons tranquilles pour causer . Il ouvrit la porte et les deux gars m' amenèrent au port . La pièce ressemblait à une cabine sans y ressembler . Deux lampes de cuivre se balançaient au_dessus d' un bureau de couleur sombre , probablement en plastic . Je vis dans le fond deux couchettes de bois veiné . Sur celle du bas , la couverture était faite et l' autre était encombrée de piles d' albums de disques . Un énorme radio_phono occupait un coin de la pièce . Je vis aussi un canapé de cuir rouge , un tapis rouge , de hauts cendriers , un guéridon avec des cigarettes , une carafe et des verres . Et dans le coin opposé , à proximité des couchettes , un petit bar encastré dans le mur . Asseyez _vous , dit Brunette en contournant le bureau . Le sous_main était encombré de paperasses , de colonnes de chiffres tapés à la machine à calculer . Il s' assit dans un grand fauteuil directorial , le fit pivoter légèrement et m' examina . Puis il se leva , ôta son pardessus et son foulard , qu' il lança négligemment sur un siège au hasard , après quoi il se rassit et s' empara d' une plume avec laquelle il se gratta le bout de l' oreille . Il avait un sourire félin , un sourire de chat ; mais j' ai un faible pour les chats . Il n' était ni jeune ni vieux , ni gras ni maigre . La vie au grand air , au bord de la mer , ou sur ses yachts , lui avait donné un teint halé et sain . Ses cheveux châtains ondulaient naturellement , et plus encore à l' air marin . Son front bombé décelait de l' intelligence et une menace imperceptible luisait dans ses yeux mordorés . Il avait de jolies mains , soignées dans la limite de la virilité . Son smoking devait être bleu de nuit , tant le noir en était profond . La perle de sa chemise était un peu trop grosse pour mon goût , mais il m' arrive d' être jaloux . Il me considéra un long moment avant de dire : Il est armé . Un des truands de salon m' enfonça dans les reins un objet qui ne devait pas être une canne à pêche . Des mains fureteuses escamotèrent mon revolver et continuèrent leur exploration . Rien d' autre ? demanda une voix . Pas pour l' instant , répondit Brunette en secouant la tête . Un des artilleurs poussa mon automatique sur le bureau . Brunette posa la plume , prit un coupe_papier et poussa délicatement l' arme sur son sous_main . Alors , fit _il calmement en regardant au_delà de mon épaule , faut que je me mette à vous faire la leçon , maintenant ? L’un des hommes sortit précipitamment et ferma la porte . Le second se tenait si parfaitement immobile qu' il n' était tout simplement pas là . Il y eut un long silence , pas gênant , troublé seulement par un lointain murmure de voix , par une musique assourdie et par un léger vrombissement saccadé qui venait de quelque part au_dessous de nous . Un verre ? Avec plaisir . Le second truand de salon s' affaira au petit bar , sans essayer de dissimuler les verres . Quand il eut préparé les deux Scotchs à l' eau de Seltz , il les posa de chaque côté du bureau , sur des petites soucoupes noires . Cigarette ? Merci . Vous aimez les Égyptiennes ? Mais oui . Après les avoir allumées , nous bûmes : c' était du bon Scotch . Le chimpanzé se mit la ceinture . Ce que je voudrais … commençai _je . Je m' excuse , mais la chose est complètement dénuée d' importance , vous ne croyez pas ? Le sourire félin , doucereux et les paupières paresseuses , mi_closes sur les yeux mordorés … La porte s' ouvrit et l' autre revint , accompagné de l' Amiral Nelson , avec sa bouche de crapule et tous les accessoires . À peine m' eut _il reconnu qu' il devint livide . C' est pas par chez moi qu' il est passé , dit _il précipitamment , en retroussant le coin de sa lèvre . Il avait un revolver , dit Brunette en poussant l' arme du bout du coupe_papier . Celui_ci . Il me l' a même plus ou moins fourré dans les côtes , là_haut sur le pont des chaloupes . Il n' est pas passé par chez moi , patron , répéta l' Amiral , sans prendre le temps de respirer . Brunette releva légèrement les yeux et me sourit : Alors ? Balayez _le , dis _je , faites _le écrabouiller autre part . Je peux faire prouver ce que je dis par le pilote , ragea l' Amiral . Vous avez quitté votre poste depuis cinq heures et demie ? Balayez _le , dis _je , faites _le écrabouiller . Pas une minute , patron . Ce n' est pas une réponse . Un empire peut s' écrouler en une minute . Pas une seconde , patron . Mais on peut se l' offrir , dis _je en rigolant . L' Amiral Nelson esquissa un petit pas de boxeur professionnel et son poing partit en fouet . Il faillit m' atteindre à la tempe . Il y eut un bruit mat . Le poing s' effondra à mi_course , l' homme s' affala sur le coin du bureau , chercha vainement à s' y agripper puis roula à terre . C' était agréable de voir quelqu’un d' autre que moi se faire sonner , pour changer . Brunette me regardait toujours en souriant : J' espère que vous n' êtes pas injuste envers lui , fit _il . Reste maintenant la question de la porte au bas de l' escalier des cabines … Elle se trouvait ouverte par hasard . Vous ne pouvez pas trouver mieux ? Pas au milieu de tout ce monde . Je vais vous parler seul à seul , fit _il sans me quitter des yeux . Le truand prit l' Amiral Nelson sous les bras et le traîna vers la porte du fond que son acolyte lui ouvrit . Ils s' éclipsèrent . La porte se referma . Alors ? fit Brunette . Qui êtes _vous et que voulez _vous ? Je suis détective privé et je voudrais dire deux mots à un nommé Moose Malloy . Montrez _moi vos papiers . Je les lui montrai . Après les avoir examinés , il me renvoya mon portefeuille par_dessus le bureau . Son sourire halé finissait par faire un peu théâtral . J' enquête sur un meurtre . Le meurtre d' un nommé Marriott qui a eu lieu jeudi dans une combe non loin du Belvédère Club . Ce meurtre est lié à un autre , celui d' une femme , par Malloy , ex_bagnard et pilleur de banque . Un dur , dans toute l' acception du terme . Je ne vous demande pas encore en quoi ça me regarde , fit _il . J' imagine que vous allez y venir . Mais si vous commenciez par me dire comment vous vous êtes introduit sur mon bateau ? Je vous l' ai dit . Ce n' est pas vrai , dit _il sans se départir de son amabilité . Ce n' est pas vrai , Marlowe . C' est bien Marlowe , n' est _ce pas ? Mon petit gars qui surveille le débarcadère n' a pas menti . Je choisis mes hommes avec soin . Vous avez Bay City dans votre poche , dis _je . Ou c' est tout comme . Un nommé Sonderborg y avait monté une gentille petite affaire : il vendait de la drogue , organisait des agressions et planquait des repris de justice . Naturellement , il n' aurait pu le faire sans vous . Malloy était planqué chez lui . Or Malloy est parti . Il doit mesurer dans les deux mètres dix et n' est pas facile à cacher . Mais sur un bateau comme celui_ci , ça devrait pouvoir se faire . Vous êtes un peu naïf , dit suavement Brunette . En admettant que je veuille le cacher , pourquoi courrais _je le risque de le faire ici ? Il sirota son whisky : N' oubliez pas que je mène un tout autre genre d' affaires . Mon service de taxis me donne assez de fil à retordre . Il ne manque pas de cachettes pour un malfaiteur , s' il a de l' argent . Vous ne pourriez pas inventer autre chose ? Si . Mais ça m' esquinte . Je ne puis rien pour vous . Maintenant , dites _moi comment vous êtes monté sur mon bateau . Je n' ai pas envie de vous le dire . J' ai bien peur d' être forcé de vous y contraindre , Marlowe . Je vis ses dents refléter la lueur des lampes de cuivre . N' oubliez pas que c' est dans le domaine des choses possibles , ajouta _t _il . Si je vous le dis , vous me promettez de faire parvenir un message à Malloy ? Quel message ? Mon portefeuille gisait sur le bureau . J' y pris une carte de visite et la retournai , puis j' écartai le portefeuille et me saisis d' un crayon . Au dos de la carte de visite , j' écrivis cinq mots , après quoi je la poussai vers Brunette . Celui_ci la prit et lut ce que j' avais écrit : Je ne comprends pas , dit _il . Malloy comprendra . Il se pencha en avant et , me regardant droit dans les yeux : Je n' arrive pas à vous situer . Vous risquez votre peau pour venir jusqu' ici me donner une carte à passer à un forban que je ne connais ni d' Ève ni d' Adam . Ça n' a pas de sens . Ça n' en a pas si vous ne le connaissez pas . Pourquoi n' avoir pas laissé votre revolver chez vous et n' être pas venu par la voie normale ? La première fois j' ai oublié ; après ça , j' ai compris que votre petit mec en uniforme d' amiral ne me laisserait jamais passer . Finalement , je suis tombé sur un type qui connaissait une autre entrée . Une flamme nouvelle s' alluma dans ses prunelles . Il sourit sans mot dire . Le type en question n' est pas une fripouille , mais il est du pays et il a l' ouïe fine . Vous avez une soute à marchandises dont la porte n' a pas été verrouillée de l' intérieur et une manche à air dont on a enlevé le grillage . Pour gagner le pont des chaloupes , il n' y a qu' un type à estourbir . Vous feriez bien de vérifier votre rôle d' équipage , Brunette . Ses lèvres eurent une moue dubitative tandis_qu' il s' emparait à nouveau de la carte pour la relire . Il n' y a pas de nommé Malloy sur ce bateau , fit _il . Mais si vous me dites la vérité au sujet de la porte de soute , c' est vendu . Allez _y voir vous_même . Ses yeux restaient fixés sur la carte . Si je peux faire passer votre mot à Malloy , ce sera fait . Mais je ne sais vraiment pas pourquoi je m' occupe de ça . Allez voir votre porte de chargement . Il resta un moment immobile , puis se pencha et poussa le revolver dans ma direction . Qu' est_ce_que je ne fais pas ! fit _il comme se parlant à lui_même . Je tiens des villes dans le creux de ma main , je fais élire des maires , je corromps la police , je trafique de la drogue , je planque des criminels , je dépouille des vieilles rombières étranglées avec des colliers de perles . Qu' est_ce_que je me paie comme faridon ! Il eut un rire bref . Je ne me refuse rien ! Je pris mon revolver et le fourrai dans son étui . Brunette se leva : Je ne vous promets rien , fit _il , en me regardant dans le blanc de l' oeil , mais je vous crois . Absolument pas . Vous avez pris un bien gros risque pour si peu . Oui . Eh bien … Il esquissa un geste vague , puis me tendant la main : Serrez la main à un ballot , dit _il à mi_voix . Je lui serrai la main . Elle était petite , musclée et un peu fiévreuse . Vous ne voulez pas me dire comment vous avez découvert comment cette soute était ouverte ? Impossible . Mais le type qui m' a refilé le tuyau n' est pas une fripouille . Je pourrais vous faire parler … Mais aussitôt , il se reprit et secoua la tête : Non . Je vous ai fait confiance une fois , je continue . Restez là et prenez un verre . Il appuya sur un bouton . La porte du fond s' ouvrit et un des deux truands de salon fit son apparition . Restez là . Tenez _lui compagnie . Servez _lui à boire s' il en a envie . Et pas de violences . Le gorille s' assit et m' adressa un sourire pacifique . Brunette sortit vivement du bureau . Pour moi , je vidai mon verre tout en fumant . Le gorille m' en confectionna un second que je vidai également tout en tirant des bouffées d' une nouvelle cigarette . Brunette revint , alla se laver les mains dans un coin puis reprit sa place à son bureau . D' un signe de tête , il évacua le gorille . Ses yeux mordorés me scrutèrent : Vous avez gagné , Marlowe . Dire que j' ai cent soixante_quatre hommes sur mon rôle d' équipage … Enfin ! Il haussa les épaules : Vous pouvez repartir par le taxi . Personne ne vous cherchera d' histoires . Quant_à votre message , j' ai quelques relations . Je les utiliserai pour la circonstance . Bonne nuit . Je devrais sans doute ajouter : et merci - pour le tuyau . Bonne nuit , répondis _je en m' en allant . Il y avait un autre type à la passerelle . Je regagnai la plage dans un autre taxi . Quand j' eus débarqué , je m' acheminai vers la baraque de jeux et m' adossai au mur parmi la foule . Au bout de quelques minutes , Red s' amena et vint se poster à côté de moi contre le mur . Du billard , hein ? fit _il à mi_voix , parmi les annonces claironnantes des croupiers . Grâce à vous . Il m' a acheté mon tuyau , mais il n' est plus tranquille . Red jeta un coup d' oeil circulaire et me chuchota : Trouvé votre homme ? Non , mais j' espère que Brunette trouvera un moyen de lui transmettre mon message . Je me rendis au parc à autos où j' avais laissé ma voiture le long des rails du tramway . Je rentrai à Hollywood , la garai et montai chez moi . Une fois là , je me déchaussai et me promenai en chaussettes , tâtant délicatement le sol du bout de mes orteils . Je sentais encore de temps à autre un léger engourdissement . Puis je m' assis sur mon lit défait et me lançai dans des estimations . Pas moyen . Il faudrait peut_être des heures ou même des jours pour retrouver Malloy . Peut_être même ne le découvrirait _on jamais avant que la police le retrouve . En admettant qu' elle le retrouve - vivant . CHAPITRE XXXIX Il était environ dix heures lorsque j' appelai les Grayle à Bay City . Je pensais qu' il serait probablement un peu tard pour l' attraper mais je me trompais . Après m' être engueulé avec une femme de chambre et le majordome , j' entendis enfin sa voix au bout du fil . Elle avait l' air très en train , pour un début de soirée . J' avais promis de vous appeler , dis _je . Il est un peu tard , mais j' ai eu beaucoup à faire . Encore un lapin , dit _elle d' une voix où perçait un léger agacement . Peut_être pas . Votre chauffeur est encore de service , à cette heure _ci ? Il fait ce que je lui dis . Si vous passiez me prendre ? J' étrenne mes fringues de grandes premières . Vous me trouverez en train de me bagarrer avec mes vernis . Comme c' est galant , susurra _t _elle . Vous croyez que cela vaut vraiment le dérangement , mon cher ? Amthor pouvait se vanter d' avoir fait du bon boulot avec ses centres d' élocution , à supposer qu' elle eût jamais eu à s' en plaindre . Je vous montrerai mon estampe japonaise . Une seule ? Mon appartement est tout petit . Je me suis laissé dire que ce genre de choses existait , fit _elle de la même voix traînante . Puis , changeant brusquement de ton : Ne vous faites pas tant désirer . Vous avez une carrure adorable , mon joli , et je défie qui que ce soit de prétendre le contraire . Rappelez _moi donc votre adresse . Je la lui donnai , ainsi que le numéro de mon appartement . La porte du bas est fermée , dis _je , mais je descendrai tirer le verrou . Parfait , ça m' évitera d' apporter ma pince_monseigneur . Elle raccrocha , me laissant la curieuse impression d' avoir parlé à un fantôme . Je descendis dans le hall d' entrée et fis jouer le verrou , puis je pris une douche , me mis en pyjama et m' allongeai sur le lit . J' aurais pu dormir des semaines mais je m' arrachai à mon lit pour ôter le verrou de ma porte , ce que j' avais oublié de faire et , à travers deux mètres de neige , j' allai à la petite cuisine préparer des verres et une bouteille de Scotch vieille réserve que j' avais mise de côté pour la grande scène de séduction du trois . Cela fait , je m' étendis de nouveau sur le lit . Et maintenant , prie , dis _je à haute voix . Il ne te reste plus qu' à prier . J' étais endormi . Je m' éveillai lentement , à regret , et contemplai un instant le reflet au plafond de la lampe de chevet . J' entendis un mouvement furtif dans la chambre . Furtif , silencieux et lourd , cependant . L' oreille tendue , je tournai la tête et considérai Moose Malloy . Ombre dans la pénombre , il se mouvait avec la même souplesse silencieuse que lors de notre première rencontre . Dans sa main , le revolver avait d' inquiétants et sombres reflets d' engin soigneusement huilé . Son chapeau était repoussé en arrière sur ses cheveux noirs et bouclés , et il humait l' air comme un chien de chasse . Voyant que j' avais les yeux ouverts , il s' approcha du lit à pas feutrés et me contempla sans bouger . J' ai reçu votre message , dit _il . Je suis venu solo . Pas de bourriques à la traîne . Si vous m' avez doublé , on sera deux à sortir d' ici les pieds devant . Je me tournai légèrement sur le lit et sa main tâta vivement sous mes oreillers . Sa grande face était toujours aussi pâle et au creux des orbites , ses yeux avaient toujours ce même regard sympathique . Il portait un pardessus , cette fois , un pardessus qui le boudinait légèrement . Il l' avait craqué à l' épaule , en le mettant probablement . C' était sûrement la plus grande taille du rayon , mais pas assez grande pour Moose Malloy . J' espérais que vous passeriez me voir , dis _je . Je n' ai pas rancardé les flics . Je voulais simplement vous voir . J' écoute , fit _il . Il se déplaça obliquement vers une table sur laquelle il posa son revolver , puis il dépouilla son pardessus et s' assit dans mon meilleur fauteuil . Sous son poids , il gémit douloureusement mais tint bon . Moose s' adossa confortablement et plaça le revolver à portée de sa main droite . Ensuite , tirant un paquet de cigarettes de sa poche , il en sortit une du paquet et d' un petit coup de poignet , se la projeta dans le bec sans la toucher . Une allumette craqua sur l' ongle de son pouce . Une âcre odeur de tabac se promena dans la chambre . Vous n' êtes pas malade , non ? demanda _t _il . Je me repose . J' ai eu une sale journée . La porte était ouverte , vous attendiez du monde ? Une poule . Il me regarda d' un air dubitatif . Elle ne viendra peut_être pas , ajoutai _je . Si elle s' amène , je la ferai poireauter . Qui est _ce ? Oh ! une bonne femme . Si elle vient , je me débarrasserai d' elle . J' aime mieux bavarder avec vous . Il esquissa un sourire si mince qu' il n' alerta même pas sa bouche . Il tirait gauchement sur sa cigarette , comme si elle avait été trop menue pour ses gros doigts . Qu' est _ce qui vous a fait croire que j' étais sur le Monty ? demanda _t _il . Un flic de Bay City . Mais c' est une histoire trop longue et trop compliquée . La police de Bay City est à mes trousses ? Ça vous tracasserait ? Le faible sourire réapparut et il secoua légèrement la tête . Vous avez tué une femme , dis _je . Jessie Florian . C' était la gaffe . Il réfléchit , puis il hocha la tête . À votre place , je passerais là_dessus , dit _il d' une voix égale . C' est ça qui a tout chamboulé , insistai _je . Vous ne me faites pas peur . Vous n' êtes pas un tueur . Vous n' aviez pas l' intention de la tuer . Quant_à l' autre , là_bas sur Central Avenue , ça aurait pu s' arranger . Légitime défense . Mais écrabouiller la tête d' une bonne femme sur un pied de lit , c' est une autre histoire . Vous n' avez pas l' air de vous douter de tout ce que vous risquez en ce moment , mon petit vieux . J' en ai tellement dégusté , je ne suis plus à ça près . N' est _ce pas que vous n' aviez pas l' intention de la tuer ? Ses yeux se dérobèrent . Il inclina la tête d' un air attentif . Il serait grand temps que vous appreniez à connaître votre force . Trop tard , fit _il . Vous vouliez lui faire avouer quelque chose . Alors vous l' avez prise par le cou et vous l' avez secouée . Elle était déjà morte quand vous avez commencé à lui cogner la tête contre le pied du lit . Il me considérait comme fasciné . Je sais ce que vous vouliez lui faire avouer . Je vous écoute . Il y avait un flic avec moi quand on l' a trouvée . Il a fallu que je me mette à table . Vous lui avez tout donné ? Presque , répondis _je . Mais je n' ai pas parlé de ce soir . Il m' observait toujours . C' est bon ; comment saviez _vous que j' étais sur le Monty ? Il m' avait déjà posé cette question . Il semblait l' avoir oublié . Je n' en savais rien . Mais pour quelqu’un qui voulait prendre le large , ça m' a semblé tout indiqué . Avec leur filière dans Bay City , il vous était facile de passer sur un de leurs bateaux et , de là , de vous tirer pour de bon , à condition d' avoir des relations . Laird Brunette est un chic type , dit _il d' un air absent . À ce qu' on m' a dit , du moins : je ne lui ai seulement jamais adressé la parole . Il vous a pourtant remis mon message . Il a assez de contacts dans le milieu pour me le faire tenir , bon Dieu ! Alors , quand est_ce_qu' on fait ce que vous avez écrit sur votre carte de visite ? J' ai eu l' impression que vous étiez régul , sans ça j' aurais pas couru le risque devenir jusqu' ici . Où va _t _on ? Il écrasa son mégot sans cesser de m' observer . Son ombre se dressait , gigantesque , contre le mur . Tellement énorme qu' il en paraissait irréel . Qu' est _ce qui vous a fait penser que c' était moi qui avais buté Jessie Florian ? demanda _t _il subitement . L' espacement des empreintes de doigts sur son cou . Ça , et puis aussi le fait que vous aviez quelque chose à lui faire avouer et que vous êtes assez fort pour tuer des gens sans le vouloir . Les bourres m' ont mis ça sur le dos ? Je n' en sais rien . Qu' est_ce_que je voulais tirer d' elle ? Vous vous étiez dit qu' elle devait savoir où était Velma . Il approuva silencieusement du chef et continua de m' observer en silence . Mais elle ne le savait pas , repris _je . Velma était bien trop forte pour ça . Un léger coup fut frappé à la porte . Malloy se pencha légèrement , sourit à peine et prit son revolver . Quelqu’un tournait la poignée de la porte . Malloy se leva lentement et tendit l' oreille , les épaules attentives . Puis son regard se porta vers moi . Je posai mes pieds par terre et me levai du lit . Malloy m' observait en silence , complètement immobile . Je m' approchai de la porte . Qui est _ce ? demandai _je , mes lèvres tout contre le panneau . C' était bien sa voix : Ouvrez donc , grosse bête ! Une seconde . Je me retournai vers Malloy . Il fronçait les sourcils . M' approchant tout près de lui , je lui chuchotai : C' est la seule porte de sortie . Allez dans le cabinet de toilette , derrière le lit et attendez . Je vais me débarrasser d' elle . Il m' écouta et réfléchit . Son visage était indéchiffrable . Il avait bien peu de choses à perdre , maintenant . Et il ne saurait jamais ce qu' était la peur . Sur une telle carrure , elle n' aurait jamais de prise . Finalement , il fit un signe d' assentiment , ramassa son pardessus et son chapeau et contourna sans bruit le lit pour aller dans le cabinet de toilette . La porte se referma , mais pas complètement . D' un coup d' oeil , je m' assurai qu' il ne subsistait aucune trace de son passage . Je ne vis qu' un mégot qui aurait pu aussi bien être à moi . Ensuite , j' allai ouvrir la porte . Malloy avait repoussé le verrou après être entré . Elle m' apparut drapée dans la cape de renard blanc dont elle m' avait parlé , un léger sourire aux lèvres . À ses oreilles pendaient de lourdes émeraudes qui disparaissaient à demi dans la blancheur soyeuse de la fourrure . Ses doigts souples se crispaient un peu sur la fermeture de son petit sac du soir . Quand elle me vit , son sourire s' effaça . Elle m' examina des pieds à la tête , d' un air glacial : Ah ! c' est comme ça ! fit _elle . En pyjama et robe de chambre , pour me montrer sa ravissante petite estampe ! Quelle folle je fais ! Je m' effaçai pour la laisser entrer . Ce n' est pas du tout comme ça , répliquai _je . J' étais juste en train de m' habiller quand un flic m' est tombé dessus . Il vient de partir . Randall ? J' opinai . Mentir d' un signe de tête , c' est toujours mentir , mais c' est moins pénible . Elle hésita une seconde puis , se décidant brusquement , elle passa devant moi dans un sillage parfumé . Je refermai la porte . Elle traversa lentement la pièce , fixa le mur d' un air absent puis se retourna vivement . Mettons _nous bien d' accord , fit _elle . Je ne suis pas aussi facilement tombable que vous vous l' imaginez . Les idylles de chambre à coucher _salon ne m' intéressent pas . J' en ai eu mon compte , à une époque , et j' en suis revenue . J' aime faire les choses sur un certain style . Vous boirez bien quelque chose , avant de repartir ? J' étais resté adossé au chambranle et elle se trouvait à l' autre bout de la pièce . Je repars donc ? J' avais l' impression que vous ne vous plaisiez pas ici . Je tenais à marquer le coup , et cela m' a obligée à être un peu vulgaire . Je ne suis pas une Marie_couche_toi_là . Il m' arrive de céder , mais encore faut _il se donner un peu de peine . D' accord , je veux bien prendre quelque chose . Je m' éclipsai dans la petite cuisine où je confectionnai deux whiskys _sodas . Mes mains sucraient les fraises . Je réintégrai la chambre et lui tendis un verre . Nul bruit ne provenait du cabinet de toilette , pas même le souffle d' une respiration . Elle prit le verre , y goûta et regarda dans le vague : Je déteste les hommes qui vous reçoivent en pyjama , fit _elle . C' est curieux . Vous m' aviez plu . Beaucoup , même . Mais je pourrais prendre le dessus ; cela m' est déjà arrivé . J' opinai et bus une gorgée de whisky . La_plupart_des hommes ne sont que des porcs . D' ailleurs , entre nous , le monde où nous vivons est assez peu ragoûtant . L' argent doit l' embellir . C' est ce qu' on croit , quand on n' en a pas toujours eu . En réalité , cela ne fait que créer de nouveaux tracas . Ce qui vous aide à oublier les anciens , ajouta _t _elle avec un sourire ambigu . Elle tira de son sac un étui à cigarettes en or et je m' avançai pour lui donner du feu . Elle souffla un petit panache de fumée qu' elle contempla les yeux mi_clos . Venez vous asseoir près de moi , fit _elle soudain . Bavardons d’abord un peu . À propos de quoi ? Ah , de mon jade ! À propos d' assassinat . Son visage resta impassible ; elle souffla une nouvelle bouffée de fumée , mais plus lentement , beaucoup plus lentement , cette fois . C' est un sujet de conversation désagréable . Vous y tenez vraiment ? Je répondis par un haussement d' épaules . Lin Marriott n' était pas un petit saint , reprit _elle . Néanmoins , je ne tiens pas à parler de cette histoire . Elle me considéra un bon moment , le visage fermé , puis elle plongea la main dans son sac entrouvert , à la recherche d' un mouchoir . Personnellement , je ne crois pas qu' il ait fait le rabatteur pour une bande de voleurs de bijoux non plus , dis _je . C' est ce que la police feint de croire , mais la police feint de croire un tas de choses . Je ne crois même pas qu' il ait été à proprement parlé un maître chanteur . C' est drôle , n' est _ce pas ? Vous trouvez ? Sa voix s' était singulièrement refroidie . Mon Dieu … pas très , convins _je en vidant mon verre . C' est vraiment fort aimable à vous d' être venue , Madame Grayle , mais à vrai dire , ça tombe assez mal . Pour aller jusqu' au bout de ma pensée , je vous dirai que je ne crois même pas que Marriott ait été exécuté par un gang . Je ne crois pas qu' il allait à Montemar Vista pour y racheter un collier de jade . Je ne crois même pas qu' on ait jamais volé de collier de jade . Je crois qu' il est allé là_bas pour se faire assassiner , et non pas , comme il l' a cru , dans le but d' aider à assassiner quelqu’un . De toute façon , Marriott aurait fait un bien piètre assassin . Elle pencha légèrement le buste et son regard se figea . Et soudain , sans que ses traits s' altérassent vraiment , elle cessa d' être belle . Elle eut simplement l' air d' une femme qui aurait pu être dangereuse au siècle d' avant , effrontée à l' époque du tango et du roulis _roulis , et qui maintenant , aurait tout juste joué une panne dans un film de cow_boys . Elle ne dit rien mais sa main droite tapotait nerveusement la fermeture de son sac . Un assassin lamentable , continuai _je . Comme le deuxième assassin de Shakespeare dans Richard_III ; le type encore tiraillé par des scrupules mais qui veut en même temps avoir l' argent et qui , à la fin , ne bousille personne parce_qu' il n' arrive pas à se décider . Les meurtriers de cette espèce sont très dangereux , il faut s' en défaire … à coups de matraque , si besoin est . Elle sourit . Et d' après vous , qui devait _il assassiner ? Moi . Il est difficile de croire qu' on ait pu vous détester à ce point . Et vous disiez que mon collier de jade n' a jamais été volé ? Avez _vous des preuves de tout ce que vous avancez ? Je n' ai pas prétendu en avoir . J' ai dit que c' étaient des idées qui m' étaient venues . Alors , comment pouvez _vous être assez sot pour en parler ? Les preuves , dis _je , sont toujours choses très relatives . Ce n' est jamais qu' une accumulation de probabilités qui finit par faire pencher la balance . Et encore est _ce une question d' interprétation . Il y avait une raison pour me supprimer - bien qu' à vrai dire un peu mince - simplement que j' essayais de retrouver la piste d' une ancienne danseuse d' un bouis_bouis de Central Avenue , juste au moment où un bagnard nommé Moose Malloy sortait de prison et se mettait lui aussi à sa recherche . On pouvait imaginer que je voulais l' aider à la retrouver . Elle ne devait pas être introuvable , sans quoi on ne se serait pas donné la peine de persuader Marriott de la nécessité de me tuer , et de me tuer sur_le_champ . Autrement , il n' aurait évidemment pas marché . Mais , en revanche , il y avait une raison beaucoup plus puissante d' assassiner Marriott , raison que ce dernier , soit par vanité , par amour ou par lucre , ou par un mélange des trois , fut incapable de discerner . Il avait peur , mais pas pour lui_même . Il avait peur de la violence dont il allait être l' instrument et qui risquait de le faire condamner . Mais comme d' autre part il défendait son beefsteack , il s' est dit tant pis , allons _y . Je m' interrompis . Tout cela est fort intéressant , fit _elle en hochant la tête , à condition de savoir ce dont vous parlez au juste . On le sait , dis _je . Nous nous mesurâmes du regard . Sa main avait de nouveau disparu dans son petit sac . Je me doutais un peu de ce qu' elle pouvait tenir . Mais elle ne se décidait pas encore à la sortir . Chaque geste en son temps . Assez de boniments , dis _je , nous sommes seuls ici . Rien de ce que nous pourrons nous dire ne pourra se retourner contre nous . Nous nous annulons réciproquement . Une fille qui sort du ruisseau devient la femme d' un multi _millionnaire . Pendant sa métamorphose , elle est reconnue par une vieille pauvresse - qui l' a probablement entendue chanter à la radio et qui va s' assurer que c' est bien elle . Et naturellement , il faut faire taire la vieille . Mais elle est si peu exigeante que de toute évidence , elle sait peu de choses . Tandis que l' homme qui se charge de traiter avec elle , qui lui verse des allocations mensuelles , et qui détient le titre de propriété de sa maison - ce qui lui donne la haute main sur elle pour le cas où elle s' aviserait de faire des siennes - cet homme _là est au courant de toute l' histoire . Et il a la dent longue . Mais cela non plus ne compte pas , tant qu' il est seul à savoir . Mais voilà qu' un jour un type pas commode , du nom de Moose Malloy , est sur le point d' être libéré et d' en découvrir de belles sur le compte de sa petite amie , car ce grand couillon est amoureux d' elle - encore maintenant , d' ailleurs . C' est le comique , le tragi_comique de l' histoire . Et à peu près en même temps , un détective privé se met lui aussi à fourrer son nez là dedans si bien que désormais , le maillon le plus faible de la chaîne , Marriott , n' est plus simplement une note de frais , mais une menace . C' est le genre de gars qui fond à la chaleur . Si on le cuisine , il flanche . Pour éviter qu' il ne fonde , il a été supprimé à coups de casse_tête . Par vous . Sa réaction fut des plus simples : elle sortit sa main de son sac ; il y avait un revolver dedans . Elle le braqua sur moi en souriant . Quant_à moi , je ne fis rien du tout . Mais le petit intermède ne s' arrêta pas là : Moose Malloy surgit du cabinet de toilette . Et dans sa grosse patte velue , le Colt de l' armée avait toujours l' air d' un jouet . Il n' eut pas un regard pour moi . Il était uniquement occupé de Mme Merwin Lockridge Grayle . Il pencha légèrement le buste , sa bouche lui sourit et lui dit gentiment : Il me semblait bien avoir reconnu cette voix . Je l' ai écoutée pendant huit ans , - ce qui m' en restait dans les oreilles . Quand même , je t' aimais mieux en rouquine . Ça va , p' tit loup ? Ça fait une paie qu' on ne s' est vus ! Le revolver changea d' objectif . T' approche pas de moi , espèce d' enfant de garce ! fit _elle . Il se figea et la main qui tenait le revolver retomba toute molle . Il était encore à un pas d' elle . Je l' entendais souffler . Jamais je ne m' en serais douté , fit _il à mi_voix . Et v' la que tout d' un coup , ça me crève les yeux . C' est toi qui m' as donné . Toi , ma petite Velma ! Je lançai un oreiller mais il n' arriva pas assez vite . Elle lui mit cinq balles dans le ventre . Les détonations ne firent pas plus de bruit qu' une main enfilant des doigts de gant . Puis elle se tourna vers moi et me tira dessus , mais le chargeur était vide . Elle plongea pour s' emparer du revolver de Malloy qui gisait par terre . J' eus plus de chance avec le deuxième oreiller . Elle était encore en train d' essayer de s' en dépêtrer que j' avais déjà contourné le lit et que je l' avais envoyée rebondir . Je ramassai le Colt et refis le tour du lit . Il était encore debout mais il vacillait sur ses pieds . Sa bouche était entrouverte et ses mains s' agrippaient à son ventre . Brusquement ses genoux se dérobèrent et il tomba de côté sur le lit , le nez dans les draps , remplissant la chambre de ses halètements . J' avais décroché le téléphone avant qu' elle eût fait un mouvement . Ses yeux étaient d' un gris morne , d' un gris d' eau morte . Elle bondit vers la porte et je ne fis rien pour l' arrêter . Elle laissa la porte grande ouverte et quand j' eus fini de téléphoner , j' allai fermer . Je lui tournai un peu la tête sur le lit pour qu' il ne risque pas d' étouffer . Il vivait encore , mais avec cinq balles dans le ventre , même un Moose Malloy ne risquait pas de faire de vieux os . J' appelai Randall chez lui : Malloy , dis _je , chez moi . Mme Grayle lui a mis cinq balles dans le ventre . J' ai appelé l' hôpital . Elle s' est enfuie . Vous n' avez pas pu vous empêcher de faire le malin ? se borna _t _il à dire . Après quoi , il raccrocha . À présent , Malloy était à genoux contre le lit , peinant pour se relever , un paquet de couvertures et de draps tordus dans son énorme poigne , le visage inondé de sueur . Ses paupières battaient lentement et les lobes de ses oreilles avaient bleui . Quand l' ambulance arriva , il était encore dans la même position . Il fallut quatre hommes pour le mettre sur le brancard . Il a une toute petite chance de s' en tirer - si les balles sont du calibre 25 , dit le médecin de l' ambulance avant de disparaître . Tout dépend de ce qui est atteint . Mais il lui reste une chance . Il n' en a que faire , dis _je . Je ne me trompais pas . Il mourut dans la nuit . CHAPITRE XL Vous auriez dû donner un dîner de gala , fit Anne Riordan . Candélabres , vaisselle de vermeil et verres en cristal de Bohème . Les femmes en décolleté , les hommes en habit , les domestiques circulant discrètement avec les vins fins et les flics légèrement mal à l' aise dans leur habit de location - et qui ne le serait , bon Dieu ! - les suspects avec leurs fragiles petits sourires et leurs mains fébriles . Vous , trônant en haut de la table et dévoilant le pot aux roses en ménageant vos effets avec un charmant sourire évanescent et un accent pseudo _oxfordien à la Philo Vance . Ouais , dis _je . Y aurait pas moyen d' avoir quelque chose à tenir dans la main pendant que vous faites de l' esprit ? Elle se rendit à la cuisine , trifouilla ses cubes de glace , se ramena avec deux gobelets grand format et se rassit . Les factures de spiritueux de vos petites amies doivent être quelque chose d' effarant , fit _elle en sirotant son whisky . Et soudain , le maître d' hôtel s' évanouit ! dis _je . Mais ce n' était pas lui le coupable . Il s' était évanoui pour que ça fasse bien . Là_dessus , je m' en tapai un petit coup dans les narines , histoire de m' assurer que c' était de l' authentique . Malheureusement , repris _je , ce n' est pas une histoire de ce genre _là . On n' y fait pas assaut de ruse et d' esprit . C' est tout bonnement sordide et sanglant . Elle a réussi à s' enfuir ? J' opinai . Elle est encore en liberté - jusqu' ici . Elle n' est pas retournée chez elle . Elle devait avoir une cachette toute prête où elle pourrait changer de vêtements et d' allure . N' oublions pas qu' elle menait une existence hasardeuse , un peu comme les marins . Elle est venue seule chez moi , sans chauffeur . Dans une petite voiture qu' elle avait laissée à des kilomètres de là . Ils l' attraperont - s' ils s' en donnent vraiment la peine . Ne soyez pas rosse . Wilde , le District Attorney , est honnête . J' ai travaillé dans ses services autrefois . Mais en admettant qu' ils l' attrapent , et après ? Ils auront contre eux vingt millions de dollars , un visage d' ange et les plus célèbres avocats du pays . Il ne leur sera pas facile de prouver qu' elle a tué Marriott . Ils n' ont contre elle qu' un mobile présumé , encore qu' apparemment assez accablant , et son passé , s' ils réussissent à en retrouver les traces . Elle n' a sûrement pas de casier judiciaire , sinon elle aurait joué sa main autrement . Et Malloy ? Si vous m' aviez parlé de lui tout d’abord , j' aurais su tout de suite qui était la femme . Mais au fait , comment l' avez _vous su , vous ? Les deux photos ne représentaient pas la même femme . Non . Je doute même que la vieille Florian se soit rendu compte qu' on l' avait roulée . Elle a eu l' air épaté quand je lui ai fourré sous le nez le portrait de Pierrot , signé Velma Valento . Mais peut_être le gardait _elle pour me la vendre plus tard , tout en sachant qu' il ne s' agissait que d' une photo sans valeur , d' une fille quelconque que Marriott avait substituée à la vraie . Ce ne sont que des suppositions . Ça ne peut pas s' être passé autrement . Comme lorsque Marriott m' a téléphoné pour me raconter des salades à propos d' une rançon à payer pour un collier de jade soi_disant volé , il n' a pas pu faire autrement puisque j' étais passé voir Madame Florian au sujet de Velma . Et il fallait que Marriott soit tué parce_qu' il était le maillon défectueux de la chaîne . Mme Florian ne savait même pas que Velma était devenue Mme Grayle . C' est l' évidence même : ils payaient son silence trop bon marché . Grayle a déclaré qu' ils s' étaient mariés en Europe , sous son vrai nom . Mais il se refuse à dire où et quand . Et il se refuse à dire où elle est . Je ne crois pas qu' il le sache , mais la police est persuadée du contraire . Pourquoi ne veut _il pas le dire ? Il est tellement fou d' elle qu' il se fiche pas mal qu' elle ait sauté sur les genoux de toute la terre . J' espère qu' elle s' est bien amusée sur les vôtres , fit Anne Riordan d' un petit ton acide . Elle essayait de m' amadouer parce_qu' elle avait un peu peur de moi . Elle ne voulait pas me tuer , car c' est toujours un peu délicat de bousiller un gars qui est plus ou moins de la police . Mais au bout du compte , elle aurait fini par essayer , tout comme elle aurait tué Jessie Florian si Malloy n' avait pas pris les devants . Je parie que ça doit être passionnant de se faire amadouer par de belles blondes . Même si la chose comporte quelques risques comme c' est d' ordinaire le cas . Je restai muet . J' imagine qu' ils ne peuvent rien contre elle pour l' assassinat de Malloy , du fait qu' il était armé . Non , pas avec ses relations . Les yeux pailletés d' or me scrutèrent avec gravité : Vous croyez qu' elle avait prémédité de tuer Malloy ? Elle avait peur de lui , répondis _je . C' est elle qui l' avait vendu , huit ans plus tôt . Et il paraissait être au courant . Mais il ne lui aurait pas fait de mal . Lui aussi était fou d' elle … Oui , je crois qu' elle était décidée à tuer tous ceux qui la gênaient . Pour elle , le jeu en valait la chandelle . Mais ce genre de sport ne peut pas durer indéfiniment . Elle a tenté de me régler mon compte , là_haut , dans mon appartement . Mais son chargeur était vide . Elle aurait dû me tuer en même temps que Marriott . Il l' aimait , dit Anne à mi_voix . Je veux dire Malloy . En dépit du fait qu' elle ne lui avait pas écrit une seule fois pendant six ans et qu' elle n' était même pas allée lui rendre visite en prison . En dépit du fait qu' elle l' avait donné à la police pour toucher la récompense . À peine sorti , il n' a rien eu de plus pressé que de se nipper en gandin et de se mettre à sa recherche . Et en guise de bienvenue elle lui a collé cinq balles dans le buffet . Il avait lui_même commis deux meurtres , mais il l' aimait . Quelle drôle d' époque ! Je vidai mon verre et repris un petit air assoiffé , mais en pure perte . Impitoyablement , elle poursuivit : Et quand elle a été obligée de mettre Gravie au courant de ses véritables origines , il ne s' en est pas soucié . Il est allé à l' étranger pour pouvoir l' épouser sous son vrai nom , il a vendu son poste d' émission pour rompre avec tous ceux qui auraient pu la connaître et il lui a donné tout ce qu' elle pouvait désirer . Et en échange , elle lui a donné … quoi ? Difficile à dire . Je fis négligemment tinter les petits cubes de glace au fond de mon verre . Mais c' était perdre mon temps et ma patience . J' imagine , dis _je , qu' il tirait une sorte de vanité , à son âge , d' avoir une jeune femme aussi éblouissante . Il l' aimait . Et puis , je ne vois foutre pas pourquoi nous passons notre temps à parler de ça . Ce sont des choses qui arrivent tout le temps . Il se foutait éperdument de ce qu' elle pouvait faire ou des gens avec qui elle avait pu fricoter ou de ce qu' elle avait pu être , il l' aimait . Comme Moose Malloy , fit calmement Anne . Allons faire un petit tour au bord de l' eau . Vous ne m' avez pas parlé de Brunette ni des cartes de visite cachées dans les cigarettes de drogue , ni d' Amthor , ni du docteur Sonderborg ni enfin de l' indice insignifiant qui vous a mis sur la voie . J' avais donné une de mes cartes à Mme Florian . Elle avait posé un verre poisseux dessus et , dans la poche de Marriott , la police a trouvé une carte identique avec la tache poisseuse du cul de verre . Or Marriott était un homme soigneux . Voilà pour l' indice . À partir de là , il était facile de trouver d’autres ramifications , comme par exemple le fait que Marriott détenait le titre de propriété de la maison de Mme Florian , histoire de l' empêcher de parler . Quant_à Amthor , c' est de la sale graine . On l' a épinglé dans un hôtel de New_York . Il paraît que c' est le genre escroc international . Scotland_Yard possède ses empreintes , Paris aussi . Comment diable ils ont pu s' arranger pour récolter toutes ces informations depuis hier ou avant_hier , c' est une chose qui me dépasse . Quand ils veulent s' en donner la peine , ça barde . Je crois que Randall avait préparé sa petite affaire et qu' il avait peur que je mette les pieds dans le plat . En tout cas , Amthor n' avait rien à voir avec aucun des meurtres . Ni avec Sonderborg . Celui_là , on ne l' a pas encore retrouvé . On suppose qu' il a un casier judiciaire , mais pour s' en assurer , faudrait lui mettre le grappin dessus . En ce qui concerne Brunette , c' est peine perdue que d' essayer de s' attaquer à lui . Ils auront beau le faire comparaître devant la Chambre des Mises en Accusation , il refusera de parler en arguant de ses droits civiques . D' autant qu' il ne se soucie guère de sa réputation . Mais il y a eu un bon petit coup de balai , ici , à Bay City . Le chef de police s' est fait vider comme un malpropre , la moitié des inspecteurs ont été cassés et remis à arpenter le bitume et un très brave type du nom de Red Norgaard , qui m' avait aidé à monter sur le Montecito , a été réintégré dans ses fonctions . C' est le maire qui prend toutes ces mesures . Depuis le début du chambard , il change ses braies tous les quarts d' heure . Vous avez vraiment besoin de dire des choses pareilles ? La note rabelaisienne , chère amie . Allons faire un tour en voiture , après avoir bu encore un petit coup . Prenez le mien , fit _elle en m' apportant son verre intact . Elle se tenait plantée devant moi , me regardant avec de grands yeux un peu craintifs . Vous êtes tellement merveilleux , fit _elle , tellement courageux , tellement résolu , et vous travaillez pour si peu d' argent … On n' arrête pas de vous assommer , de vous étrangler , de vous démolir la mâchoire , de vous farcir de drogue , et malgré ça , vous continuez à foncer tête baissée ; jusqu' à ce que vous les ayez tous écoeurés . Qu' est _ce qui vous rend si merveilleux ? Allez _y , dis _je . Accouchez . D' un air pensif , Anne Riordan fit : Oui ou non , vous allez vous décider à m' embrasser , bon sang ? CHAPITRE XLI Il fallut trois mois pour retrouver Velma . La police n' avait pas voulu croire que Grayle ne savait pas où elle était et ne l' avait pas aidée à fuir . Si bien que tous les flics et tous les reporters du pays exploraient les coins où son fric lui aurait ouvert un asile . Mais ce n' était pas à son fric qu' elle devait un asile . La chose crevait les yeux , il eût suffi de réfléchir un peu . Un soir , un détective de Baltimore , digne émule de Rintintin et d' oeil _de _Lynx , traînait ses guêtres dans un cabaret de nuit . Son attention fut attirée par la chanteuse de l' endroit , une belle brune aux épais sourcils noirs , qui chantait la romance à vous déchirer les tripes . Quelque chose dans son visage éveilla un écho dans sa mémoire et l' écho ne cessa de vibrer … Au Commissariat central , il sortit le fichier des personnes recherchées et le consulta . Quand il eut trouvé ce qu' il cherchait , il étudia longuement le dossier . Après quoi , il raffermit son chapeau sur sa tête , retourna au cabaret et demanda à parler au patron . Ils traversèrent tous deux les coulisses , gagnèrent le couloir des loges et le patron frappa à la porte de l’une d' elles . Elle n' était pas fermée . Écartant l' autre d' une poussée , oeil _de _Lynx entra et verrouilla la porte . L' odeur de la marihuana dut le frapper , car elle en fumait , mais il n' y prit pas garde sur le moment . Assise devant un miroir à trois faces , elle considérait avec attention les racines de ses cheveux et de ses sourcils . Le poulet s' approcha d' elle en souriant et lui tendit l' affiche de police . Elle dut mettre autant de temps à étudier la photo que le flic en avait passé au commissariat . Les sujets de réflexion ne lui manquaient pas . Le flic s' assit , se croisa les jambes et alluma une cigarette . Il avait un oeil perspicace , mais il s' était trop spécialisé : il ne connaissait pas assez les femmes . Finalement , elle eut un petit rire et dit : Vous avez du flair , poulet . Je pensais bien qu' on pourrait me reconnaître à ma voix , ça m' est déjà arrivé une fois : une de mes amies l' avait reconnue en m' entendant à la radio . Mais ça fait un mois que je travaille avec cet orchestre , et c' est diffusé deux fois par semaine et relayé par tous les postes du pays et personne ne s' en est avisé . Je n' avais jamais entendu votre voix , dit l' autre sans cesser de sourire . J' imagine qu' il y a moyen de s' arranger , tous les deux , suggéra _t _elle . Vous savez que si on s' y prend comme il faut , il y a la grosse galette à la clé . Rien à faire , dit le poulet . Je regrette . Alors , je vous suis , dit _elle en se levant . Elle rafla son sac à main , décrocha son manteau d' une patère et s' avança vers lui , tenant le manteau à bout de bras pour qu' il l' aide à l' enfiler . Il se leva et le lui prit des mains , courtoisement , en homme bien élevé . Elle se retourna , sortit un revolver de son sac et tira trois balles à travers le manteau . Quand on enfonça la porte , il lui restait deux balles dans son chargeur . Ils étaient presque sur elle lorsqu' elle les utilisa . Elle tira les deux coups , mais le deuxième ne fut probablement qu' un réflexe . Ils la rattrapèrent avant qu' elle n' eût touché le plancher , mais sa tête pendait déjà lamentablement . L' inspecteur a vécu jusqu' au lendemain matin , me dit Randall qui me racontait l' affaire . On a pu lui arracher l' histoire , par bribes . Je ne comprends pas qu' il ait pu être aussi imprudent , à moins qu' il n' ait eu plus ou moins l' intention de se laisser acheter , ce qui lui aurait embrouillé la cervelle . Mais je préfère ne pas approfondir la chose . Je lui dis que c' était bien mon opinion . Elle s' est collé deux balles dans le coeur , fit Randall . Et des experts sont venus déclarer que c' était impossible . Et moi , je savais parfaitement que si . Et je vais vous dire autre chose . Quoi ? Elle a été idiote de tuer cet inspecteur . Jamais elle n' aurait été condamnée , avec son physique , sa fortune et le couplet de la fille persécutée que n' auraient pas manqué de fabriquer les maîtres du barreau . La pauvre petite créature qui se hisse d' un boui_boui jusqu' à la dignité d' épouse de milliardaire … et tous ces vautours qui l' ont connue autrefois ne veulent pas la laisser en paix . Vous voyez le genre ! Mais , bon Dieu ! un avocat comme Rennenkamp aurait tout de suite fait venir une demi_douzaine d' anciennes pouffiasses de burlesque pour venir témoigner en chialant qu' elles la faisaient chanter depuis des années , sans même qu' on puisse les condamner ; et le jury aurait marché . En revanche , c' était habile de sa part de se tirer toute seule , sans mêler Grayle à sa fuite , mais elle aurait mieux fait de rentrer chez elle après avoir été repérée . Ah ! parce_que , maintenant , vous croyez qu' elle a laissé Grayle hors du coup , dis _je . Il fit un signe d' assentiment . Croyez _vous qu' elle ait eu une raison particulière pour le faire ? demandai _je . Il me regarda avec de grands yeux … Donnez _moi celle que vous avez en tête , je l' adopte , les yeux fermés . C' était une criminelle , dis _je . Malloy également , mais lui n' avait pas ça dans le sang . Peut_être que le flic de Baltimore n' était pas le parangon de vertu qu' on nous dépeint . Peut_être a _t _elle entrevu une issue - pas un moyen de s' enfuir , elle en avait assez de se cacher mais une occasion de se montrer chic avec le seul type qui avait été vraiment chic avec elle ? Randall me regardait d' un oeil incrédule , bouche bée . Merde , elle n' avait pas besoin de tuer un flic pour ça ! Je ne prétends pas la faire passer pour une sainte , ni même pour la moitié d' une brave fille . Jamais . Elle ne s' est tuée que lorsqu' elle s' est vue coincée . Mais tout ce qu' elle a fait et la façon dont elle l' a fait , lui a évité de venir ici pour y être jugée . Pensez _y . Et à qui aurait nui le procès ? À qui ce procès aurait _il fait le plus de mal ? Et quel qu' en ait été le résultat , qui en aurait le plus chèrement payé les conséquences ? Un vieil homme qui aimait sans discernement , mais de tout son être . Vous tombez dans la sentimentalité , dit brièvement Randall . Et alors ? Je n' y suis pour rien si ça prend cet aspect . De toute façon , il n' y a peut_être rien de vrai là_dedans . À bientôt . À propos , mon scarabée rose n' est jamais remonté ici ? Mais il ne comprit pas de quoi je voulais parler . L' ascenseur me ramena au rez_de_chaussée et je descendis les marches de l' Hôtel _de _Ville . Il faisait beau et clair . On y voyait très loin , mais pas jusqu' où Velma était partie . **** *Cn_Dame_ I L' immeuble Treloar se trouvait ( il y est encore ) dans Olive Street , près de la Sixième Avenue , sur la rive Ouest . Des blocs de caoutchouc blanc et noir en formaient le trottoir . On était en train de les récupérer pour le compte du gouvernement , et , pâle , tête nue , un homme , le gérant sans doute , guettait les ouvriers dont l' activité semblait lui briser le coeur . Je le croisai et traversai un passage en arcades , bordé de magasins de confection , pour pénétrer dans une vaste entrée or et noire . La Compagnie Gillerlain occupait , sur la rue , un septième étage , fermé par des portes vitrées automatiques , encadrées de métal chromé . Son salon de réception comportait des tapis chinois , des murs d' argent mat , des meubles anguleux , mais recherchés , de petites sculptures abstraites , acérées et brillantes , posées sur des consoles et , dans un coin , un étalage abondant dans une vitrine triangulaire . Celle_ci supportait sans nul doute sur des plateaux , des marches , des étagères et des promontoires de miroir étincelant , tout ce qu' on avait pu concevoir , jusqu' à ce jour , en fait de bouteilles ou de boîtes . Les crèmes , les poudres , les savons et les eaux de toilette convenant à chaque saison et à chaque occasion . Du parfum , dans de grandes bouteilles si minces qu' on les aurait brisées en soufflant dessus , et dans de minuscules fioles pastel enrubannées de satin , comme les petites élèves d' une classe de danse . Le clou de l' étalage paraissait être un produit impalpable enclos dans une bouteille trapue couleur d' ambre . Elle trônait au milieu du tout , à hauteur d' oeil , entourée d' un grand espace vide . On lisait sur l' étiquette : Royal , de Gillerlain , le champagne des parfums . Exactement ce qu' il vous fallait . Une goutte au creux de la poitrine et des rangs de perles roses bien assorties commençaient à vous tomber dessus comme une pluie d' été . Dans un coin de la pièce , une petite blonde bien roulée était assise devant un standard téléphonique , derrière une grille nickelée qui la défendait du péché . À côté des portes , derrière un bureau , siégeait une grande et mince beauté à la chevelure sombre , dénommée , s' il fallait en croire la plaque gravée posée sur son bureau , Mlle Adrienne Fromsett . Elle portait un tailleur gris acier , un chemisier bleu sombre sous sa veste , et une cravate d' homme d' un bleu plus clair . Les bords d' un mouchoir replié dépassaient de sa poche , tranchants comme une lame . Elle avait un bracelet : pas d’autres bijoux . Ses cheveux noirs séparés au milieu tombaient , amples , en vagues ordonnées . Elle avait une peau lisse comme de l' ivoire , des sourcils plutôt sévères et de grands yeux bleu foncé qui s' échauffaient au bon moment et au bon endroit . Je déposai une carte de visite , sans l' indication de mes attributions , sur le coin de son bureau et demandai à voir M Derace Kingsley . Elle regarda la carte avant de me dire : Avez _vous un rendez_vous ? Non . Il est très difficile de voir M Kingsley sans rendez_vous . Je n' étais pas là pour discuter . Quelle est l' affaire qui vous amène , M Marlowe ? Affaire personnelle . Je vois . M Kingsley vous connaît _il ? Je ne pense pas . Il connaît peut_être mon nom . Vous pouvez lui dire que je viens de la part du lieutenant M’Gee . M Kingsley connaît _il le lieutenant ? Elle posa ma carte à côté d' une pile de lettres fraîchement dactylographiées . Elle s' appuya à son dossier , posa un bras sur son bureau et tapota légèrement du bout d' un crayon d' or . Je lui fis un sourire méchant . La petite blonde dressa l' oreille , un petit coquillage rose , et sourit , d' un sourire doux comme un duvet . Elle paraissait enjouée et empressée , mais pas très sûre d' elle . Tout à fait le petit chat débarquant dans une maison où l' on se fout éperdument des petits chats . J' espère qu' il le connaît , lui dis _je , mais le meilleur moyen de le savoir est de le lui demander . Elle visa rapidement trois lettres pour se retenir de me lancer son crayon à la figure . Puis elle parla sans me regarder : M Kingsley est en conférence . Je lui montrerai votre carte dès que j' en aurai l' occasion . Je la remerciai et allai m' asseoir dans un fauteuil tout chrome et cuir , bien plus confortable qu' il n' en avait l' air . Le temps passait et le silence était tombé dans la pièce . Personne n' entrait ni ne sortait . La main élégante de Mlle Fromsett remuait des papiers . De temps en temps on entendait le pépiement de la chatte du standard et le léger déclic des fiches retirées et enfoncées . J' allumai une cigarette et attirai un cendrier à pied à côté de mon fauteuil . Les minutes défilaient sur la pointe des pieds , un doigt sur les lèvres . J' avais beau examiner l' endroit : on ne pouvait rien en dire . On y fabriquait peut_être des millions ; mais le shérif était peut_être aussi dans la chambre forte , adossé au coffre . Au bout d' une demi_heure et de trois ou quatre cigarettes une porte s' ouvrit derrière Mlle Fromsett . Deux hommes sortirent en riant . Un troisième leur tenait la porte et les aidait à rire . Ils se serrèrent cordialement la main . Les deux hommes traversèrent la pièce et disparurent . Le troisième déposa immédiatement sa grimace . On aurait juré qu' il n' avait jamais rigolé . C' était un grand oiseau vêtu de gris et qui ne devait pas apprécier la plaisanterie . Pas d' appel ? demanda _t _il d' une voix tranchante , la voix du patron . Suavement , Mlle Fromsett répondit : Un M Marlowe désire vous voir . De la part du lieutenant M’Gee . C' est personnel . Jamais entendu parler de lui , aboya le long type . Il prit ma carte sans même la regarder et retourna dans son bureau . La fermeture pneumatique de sa porte fit pffuit . Mlle Fromsett me fit un sourire doux et désolé . Je le lui retournai sous la forme d' une oeillade obscène . Je mordis une autre cigarette et un peu de temps fila . Je commençais à devenir très amoureux de la Compagnie Gillerlain . Dix minutes après , la même porte s' ouvrit . Le grand personnage en sortit , recouvert d' un chapeau et fit savoir au passage qu' il allait chez le coiffeur . Il allait rapidement sur les tapis chinois , d' une longue foulée athlétique . À mi_chemin de la sortie , il fit un brusque détour et se dirigea vers l' endroit où j' étais assis . Vous désirez me voir ? aboya _t _il . Il avait bien six pieds de haut , six pieds de viande dure . Ses yeux étaient deux pierres grises avec des reflets froids . Il remplissait une bonne largeur de flanelle grise , rayée d' une étroite bande blanche . Son allure était celle d' un gars plutôt délicat à fréquenter . Je me levai . Seriez _vous monsieur Kingsley ? Qui diable pensez _vous que je sois ? Je le laissai marquer le point . Je lui donnai mon autre carte de visite , celle où était indiquée ma profession . Il la prit brutalement dans sa patte et fronça le sourcil . Qui est M’Gee ? Juste un copain à moi . Je suis prodigieusement intéressé , dit _il en jetant un coup d' oeil à Mlle Fromsett . Elle aimait ça , elle aimait beaucoup ça . Voudriez _vous avoir l' obligeance de me donner l' ombre d' un détail sur ce monsieur ? Ben , on l' appelle M’Gee la violette , parce_qu' il est toujours en train de mâcher des pastilles pour la gorge qui sentent la violette . C' est un grand bonhomme avec une douce chevelure blanche et une de ces bouches délicates à embrasser les petites filles . À sa dernière apparition , il portait un complet bleu , des chaussures débordantes , un chapeau gris et il fumait l' opium dans une courte pipe de bruyère . Je n' aime pas vos façons , me répondit Kingsley d' une voix à casser des noix de coco dessus . C' est parfait , je ne les vends pas . Il recula brusquement comme si je venais de lui mettre sous le nez un maquereau péché la semaine dernière . Au bout d' un instant , il me tourna le dos et me lança par_dessus son épaule : Je vous donne exactement trois minutes . Le bon Dieu sait pourquoi . Il fit voler les poils du tapis sur son passage , du bureau de Mlle Fromsett à la porte de son bureau qu' il maintint un instant ouverte et me lâcha dans la figure . Mlle Fromsett aimait beaucoup ça aussi , mais à mon avis il y avait maintenant un petit rien de gêne derrière le rire de ses yeux . II Le bureau du directeur était , comme c' est le devoir de tout bon bureau de directeur , long , sombre , tranquille et climatisé . Les fenêtres étaient fermées , les stores à demi baissés pour garantir la pièce des rayons de juillet . Des tentures grises s' harmonisaient avec le tapis . Il y avait un grand coffre_fort noir et argent dans un coin ; une rangée de classeurs bas lui faisait face . Au mur était accrochée l' immense et antique photographie coloriée d' un vieux bonze à moustaches , à favoris et col cassé . La pomme d' Adam qui s' avançait dans l' échancrure du col paraissait plus dure que le menton d' un homme ordinaire . Sous la photographie , la plaque portait : M Matthew Gillerlain , 1860_1934 . Derace Kingsley s' introduisit vivement derrière huit cents dollars de bureau directorial et appliqua son postérieur sur un grand fauteuil de cuir . Il atteignit une boîte de cuivre et d' acajou , s' empara d' un panatela , en sectionna la pointe et l' alluma à la flamme d' un conséquent briquet de bureau en cuivre rouge . Il prenait son temps sans se soucier du mien . Lorsqu' il fut prêt , il se pencha en arrière , souffla un peu de fumée et dit : Je suis un homme d' affaires et je vais droit au but . D' après votre carte , vous êtes détective privé . Montrez _moi une pièce qui le prouve . Je sortis mon portefeuille et lui tendis mes papiers . Après les avoir regardés , il me les lança de sa place . Le porte_cartes en celluloïd qui contenait un photostat de ma licence tomba par terre . Il ne s' embarrassa pas d' excuses . Je ne connais pas M’Gee , dit _il . Je connais le shérif Petersen . Je lui ai demandé le nom d' un homme sûr pour un travail de confiance . Je suppose que vous êtes l' homme en question . M' Gee travaille dans la section d' Hollywood du bureau du shérif Petersen , vous pouvez le contrôler . Inutile ; je suppose que vous ferez l' affaire , mais ne jouez pas au plus fin avec moi . Et rappelez _vous qu' un homme que j' engage travaille pour moi . Il fait exactement ce que je lui dis et la ferme . Autrement , il est vidé sans délai . Est _ce clair ? J' espère que je ne suis pas trop coriace pour vous ? Puis _je réserver ma réponse là_dessus ? dis _je . Il fronça les sourcils et répliqua brusquement : Quel est votre prix ? Vingt_cinq dollars par jour , plus les frais : huit cents au kilomètre pour ma voiture . Absurde . Beaucoup trop . Quinze dollars par jour , net . Bien suffisant . Je paierai les déplacements justifiés , mais pas vos petites balades . Je soufflai un léger nuage de fumée grise et le dispersai de la main sans mot dire . Il parut un peu surpris de mon silence . Il se pencha par_dessus le bureau et pointa son cigare vers moi . Vous n' êtes pas encore engagé . Si je vous prends , le boulot est absolument confidentiel . Pas de bavardages à ce sujet à vos copains les flics . Vu ? Qu' est_ce_que vous voulez au juste , monsieur Kingsley ? Que vous importe ! Vous faites tout ce que doit faire un détective , non ? Non , pas tout , seulement ce qui est suffisamment honnête . Il me fixa en face , la mâchoire serrée ; ses yeux gris s' embuèrent . D’abord , je ne m' occupe pas des divorces , dis _je . Et je demande 100 dollars de provisions aux étrangers . Bien , bien , fit _il d' une voix subitement adoucie , bien , bien . Et quant_à votre crainte d' être trop coriace pour moi , sachez que la_plupart_des clients commencent soit par pleurer dans mon giron , soit par me brailler aux oreilles qu' ils sont les patrons . Mais d' habitude , ils finissent tous par devenir très raisonnables - s' ils sont encore en vie . Bien , bien , dit _il à nouveau de la même voix douce . En perdez _vous beaucoup comme ça ? Pas s' ils me traitent correctement , dis _je . Prenez un cigare , proposa _t _il . Je pris un cigare et le mis dans ma poche . Je désire que vous retrouviez ma femme ; elle a disparu depuis un mois . OK , dis _je , je retrouverai votre femme . Il frappa la table des deux mains et me couvrit d' un regard compact : Ça ne doit pas vous être impossible . Puis il grimaça : Ça fait quatre ans qu' on ne m' a pas traité comme vous venez de le faire . Je ne soufflai mot . Sacré nom , dit _il , ça ne me déplaît pas , ça ne me déplaît pas du tout . Il passa la main dans son épaisse chevelure brune . Elle est partie depuis un bon mois , reprit _il . Elle a disparu d' un chalet que nous avions dans les montagnes . Près de Puma Point . Connaissez _vous ? Je dis que je connaissais Puma Point . Notre coin est à trois kilomètres du village et est en partie desservi par un chemin privé . Il est situé sur un lac privé , Little Fawn Lake . Je suis possesseur de la propriété avec deux autres types . C' est très grand , mais pas du tout mis en valeur ; et bien entendu , maintenant ça ne le sera pas avant un certain temps . Mes amis ont chacun un chalet . J' en possède un moi_même et un autre type , nommé Bill Chess , vit dans le sien avec sa femme et surveille le nôtre . Il est mutilé de l' autre guerre et pensionné . C' est tout ce qu' il y a là_bas . Ma femme y est montée au milieu du mois de mai . Elle en est redescendue deux fois pour des week_ends . Elle était attendue le 12 juin chez des amis et n' a pas donné signe de vie . Je ne l' ai plus revue depuis . Qu' est_ce_que vous avez fait ? demandai _je . Rien . Absolument rien . Je ne suis même pas monté au chalet . Il s' arrêta , attendant que je lui demande pourquoi . Pourquoi ? demandai _je . Il recula son fauteuil pour pouvoir ouvrir un tiroir fermé à clef . Il en sortit un papier plié et me le passa . Je le dépliai ; c' était un télégramme . Déposé à El_Paso le 14 juin à 9 h 19 du matin , il était adressé à Derace Kingsley , 945 Carson Drive , Beverly Hills . J' y lus : Passe frontière pour obtenir divorce Mexique - Stop - Vais épouser Chris Lavery - Stop - Bonne chance et adieu . Crystal . Je posai ça à côté de moi sur le bureau . Kingsley me tendit une grande photo très claire , glacée : on y voyait un homme et une femme assis sur le sable , à l' abri d' un parasol de plage . L' homme portait un pantalon et la femme un maillot de bain audacieux qui ressemblait à du piqué blanc . C' était une blonde , mince , jeune , bien roulée et souriante . L' homme un beau gaillard , brun , élégant et bien balancé , avec de belles épaules , de belles jambes , une chevelure lisse et foncée et des dents blanches . Le type standard du briseur de ménages , hauteur six pieds . Des bras qui se refermeront sur vous et toute sa cervelle dans sa belle gueule . Il tenait à la main une paire de lunettes noires et souriait à la caméra d' un sourire aisé et bien au point . Voici Crystal , dit Kingsley , et voici Chris Lavery . Qu' elle le prenne , qu' il la prenne et qu' ils aillent au diable tous les deux ! Je posai la photo sur le télégramme . Parfait . Qu' est _ce qui accroche ? demandai _je . Il n' y a pas le téléphone au chalet et le motif pour lequel elle devait revenir était absolument sans importance . Aussi je ne me suis guère tracassé avant de recevoir ce télégramme , qui m' a surpris modérément d' ailleurs . Depuis des années déjà , Crystal et moi , c' est fini . Elle a sa vie , moi la mienne . Elle a une fortune personnelle , largement suffisante . Environ vingt mille dollars par an , provenant d' une affaire de famille , une exploitation de concessions pétrolifères de valeur au Texas . Elle s' amusait beaucoup et je sais que Lavery était un de ses camarades . J' ai été un peu surpris qu' elle veuille l' épouser , car le type en question n' est qu' un gigolo professionnel . Mais jusque_là , n' est _ce pas , rien d' anormal au tableau ? Ensuite ? Rien pendant des semaines . Puis le Prescott Hotel de San_Bernardino prend contact avec moi : il s' agit d' une Packard Clipper laissée à mon nom par Mme Crystal Kingsley et qui n' a pas été réclamée à leur garage et ils demandent des instructions . Je leur dis de la garder et je leur envoie un chèque . Encore ici rien d' anormal , je suppose qu' elle a quitté les États_Unis et qu' ils sont partis dans la voiture de Lavery , s' ils sont partis en voiture . Avant_hier , cependant , je rencontre Lavery devant l' Athletic Club , et il me dit ne pas savoir où est Crystal . Kingsley me lança un coup d' oeil rapide et il prit une bouteille et deux verres teintés qu' il posa sur le bureau . Il remplit les deux verres et en poussa un vers moi . Il éleva lentement le sien dans la lumière et ajouta lentement : Lavery m' a dit qu' il n' est pas parti avec elle , qu' il ne l' a pas vue depuis deux mois , qu' il n' a aucune nouvelle . Vous le croyez ? dis _je . Si je l' ai cru , et j' ai probablement eu tort de le faire , ce n' était pas parce_que c' est un type en qui on puisse avoir confiance . Loin de là . C' est parce_que c' est un de ces salauds d' enfants de pute qui trouvent spirituel de coucher avec les femmes de leurs amis et d' en faire un plat . Je pense que ça l' aurait chatouillé agréablement de me faire cette vacherie _là et de me lâcher le paquet , de m' apprendre qu' il était parti avec ma femme et de me planter là . Je connais ce genre de chats en rut et spécialement celui_là . Il a travaillé pour nous comme représentant et il a eu des pépins sans arrêt . Il ne pouvait pas s' empêcher de s' occuper des affaires des autres . En plus de cela , il y a eu ce télégramme d' El_Paso . Je lui ai parlé de ça en lui disant que ça ne valait pas le coup de me bourrer le crâne . Elle peut très bien l' avoir laissé le cul sur les roses , dis _je . Et ça l' aura frappé à son point le plus sensible : son complexe de Casanova . La figure de Kingsley s' éclaira un peu , mais pas beaucoup . Il secoua la tête : Je le crois quand même plus qu' à moitié . Vous me prouverez peut_être que j' ai tort . C' est pour cela , notamment , que j' ai besoin de vous . Mais cette affaire a un autre aspect très désagréable . C' est une bonne affaire que j' ai là , mais une affaire n' est qu' une affaire : elle ne tiendrait pas le coup devant un scandale si ma femme était mêlée à une histoire avec la police … La police ? Oui . Outre ses autres activités , continua Kingsley farouchement , ma femme trouve le temps de voler des choses dans les grands magasins . Je pense que c' est une sorte de folie de puissance qui la prend quand elle a trop tapé sur la bouteille . Mais c' est un fait , et j' ai eu quelques moments désagréables dans les bureaux des gérants . Jusqu' ici j' ai réussi à arranger les choses . Mais si une histoire du même genre est arrivée dans une ville où personne ne la connaît … Il leva les mains et les laissa brusquement retomber à plat sur son bureau . Eh bien ! je pense que c' est passible de prison , hein ? A _t _on déjà relevé ses empreintes digitales ? On ne l' a jamais arrêtée , dit _il . Ce n' est pas ce que je veux dire . Dans certains magasins , il arrive qu' on relâche les voleurs à condition qu' ils laissent relever leurs empreintes . Ça permet d' effrayer les amateurs et de classer et de reconnaître les kleptomanes . Lorsque vos empreintes ont été prises un certain nombre de fois , on vous met le grappin dessus . Rien de cela n' est arrivé à ma connaissance , me dit _il . Mais je pense que nous pouvons laisser tomber les histoires de fauche pour l' instant , dis _je . Si elle avait été arrêtée , on aurait cherché à savoir d' où elle venait . Même si elle avait donné aux flics un nom à la gomme , ils auraient fini par vous retrouver . Et puis elle aurait probablement appelé à la rescousse si elle s' était fourrée dans le pétrin . Je frappai le télégramme bleu et blanc : Il est vieux d' un mois ! Si ce que vous pensez était exact , l' affaire serait déjà réglée . Si c' est sa première condamnation , elle s' en tirera avec un avertissement et un sursis . Il se versa ira autre verre pour s' aider à supporter ses ennuis . Vous me remontez , dit _il . Bon . Mais des tas d' autres choses ont pu arriver , dis _je . Par exemple qu' elle se soit enfuie avec Lavery , puis qu' ils se soient bagarrés , qu' elle soit partie avec un autre homme et que ce télégramme soit une farce . Qu' elle soit partie seule ou avec une amie ; qu' elle se soit mise à boire comme un trou et qu' on la remette en état dans une maison de santé ; qu' elle soit embarquée dans une autre histoire dont nous n' avons pas la moindre idée . Ou bien qu' il lui soit arrivé du vilain . Bon Dieu ! ne dites pas ça ! s' exclama _t _il . Pourquoi pas ? C' est à envisager . Je commence à avoir une très vague idée de Mme Kingsley . Elle est jeune , jolie , casse_cou et enragée . Elle boit et fait des choses dangereuses quand elle a bu . C' est du gâteau pour les hommes , et elle peut fort bien s' être fait embarquer par un bel inconnu qui n' est qu' une vulgaire fripouille . Ça colle ? Il hocha la tête : Ça colle de A jusqu' à Z . Combien d' argent pouvait _elle avoir sur elle ? Elle aimait à en avoir pas mal . Elle a sa banque et son propre compte en banque . Elle pouvait avoir n' importe quoi . Avez _vous des enfants ? Non . Avez _vous la gestion de ses affaires ? Il secoua la tête . Elle ne faisait aucune opération , sinon tirer des chèques et les dépenser . Elle ne place jamais un sou . Son argent ne m' a donc jamais servi à rien , si c' est à ça que vous pensez ! Il s' arrêta un instant . Ne doutez pas que j' aie essayé . Je suis un homme . Ce n' est pas drôle de voir 20_000 dollars par an filer en l' air sans rien en contrepartie que des gueules de bois et des amis du genre de Chris Lavery . Quels rapports avez _vous avec sa banque ? Pouvez _vous obtenir des renseignements sur les chèques qu' elle a tirés depuis deux mois ? Ils ne voudront rien me dire . J' ai essayé une fois , à un moment où j' ai eu l' impression qu' on la faisait chanter . Autant vous adresser à un frigidaire . On pourra et on devra les obtenir par le Bureau de recherches des disparus , dis _je . Vous n' allez pas aimer ça ? Si j' avais aimé ça , je ne vous aurais pas appelé , dit _il . J' acquiesçai . Je ramassai mes papiers et les remis dans mes poches . Il doit y avoir beaucoup plus de façons d' envisager l' affaire que je ne peux en concevoir maintenant , dis _je , mais je vais commencer par voir Lavery et ensuite je ferai un tour du côté de Little Fawn Lake . Il me faut l' adresse de ce Lavery et un mot de vous pour le gardien de votre chalet . Il prit une feuille de papier à en_tête , écrivit , puis me passa la lettre . J' y lus : Cher Bill Ce mot pour vous présenter M Philip Marlowe qui désire visiter la propriété . Montrez _lui le chalet et mettez _vous à sa disposition . Votre : Derace Kingsley . Je pliai la lettre , la mis dans l' enveloppe qu' il venait de préparer pendant que je lisais . Et les autres habitants ? demandai _je . Personne en ce moment , cette année du moins . Un des hommes est fonctionnaire à Washington , et l' autre à Fort Leavenworth . Leurs femmes sont avec eux . L' adresse de Lavery maintenant ? dis _je . Il fixait un point bien au_dessus de ma tête . C' est à Bay City … Je pourrais y aller , mais je ne me souviens plus de l' adresse . Mlle Fromsett vous la donnera , je pense . Mais elle n' a pas besoin de savoir pourquoi vous la voulez . Et vous voulez aussi 100 dollars ? Ça va , dis _je . C' est quelque chose que je vous ai dit parce_que vous me cassiez les pieds . Il sourit . Je me mis debout et hésitai devant son bureau . Vous ne gardez rien pour vous , hein ? Rien d' important ? Il regarda son pouce . Non , je ne garde rien pour moi . Je suis embêté et je voudrais savoir où elle est . Je suis salement embêté . Si vous trouvez quelque chose , appelez _moi à n' importe quelle heure du jour ou de la nuit . Je promis de le faire . Après lui avoir serré la main , je repassai dans le salon d' attente où Mlle Fromsett était assise avec grâce derrière son bureau . M Kingsley m' a dit que vous aviez l' adresse de Chris Lavery . En disant cela je surveillai son visage . Très lentement , elle prit un carnet d' adresses en cuir marron et tourna les pages . Sa voix était dure et froide en me répondant . L' adresse que nous avons est : 623 , rue Altaïr à Bay City . Téléphone : Bay City 12523 . M Lavery nous a quittés depuis un an . Il a pu déménager . Je la remerciai et sortis . Je lui jetai un coup d' oeil de la porte . Elle était assise , immobile , ses mains serraient le bord du bureau , elle regardait au loin . Elle avait deux taches rouges sur les joues . J' eus l' impression que M Chris Lavery n' était pas un souvenir agréable pour elle . III La rue Altaïr s' étend à l' angle du V formé par la pointe intérieure d' une crique profonde . Au nord , on voit la courbe bleutée de la baie jusqu' au_delà du cap qui domine Malibu . Au sud , la station balnéaire de Bay City s' étend sur une falaise qui domine la grand_route côtière . C' est une rue très courte de trois ou quatre blocs . Elle se termine par une haute grille en fer qui clôture une grande propriété . Derrière les pointes dorées de la grille , je vis des arbres , des buissons , un petit bout de pelouse avec un chemin qui tournait autour . Mais la maison restait invisible . Sur le trottoir de la rue Altaïr , côté ville , les maisons sont bien entretenues et largement proportionnées , mais les quelques cottages dispersés dans l' angle de la crique ne payent pas de mine . Le demi_pâté de maisons aboutissant à cette grille ne comportait que deux maisons , exactement vis_à_vis , une de chaque côté de la rue . La plus petite était le 623 . Je la dépassai pour tourner au bout de la rue et revins me ranger en face de la demeure attenant à celle de Chris Lavery . Sa maison était construite sur la pente ; un de ces trucs … avec la porte d' entrée en contrebas de la rue , un patio sur le toit , les chambres à coucher au sous_sol et un garage comme la poche d' angle d' un billard anglais . Un bougainvillier écarlate incendiait le mur de devant et les dalles plates de l' allée étaient bordées de mousse japonaise . La porte d' entrée étroite , grillée , était surmontée d' une ogive . Il y avait un marteau de fer forgé au bas de la grille . Je frappai . Rien ne se passa . Je pressai la sonnette voisine de la porte et l' entendis résonner dans la maison , pas très loin . J' attendis et rien ne se passa . Je travaillai du marteau une seconde fois . Toujours rien . Je revins sur mes pas et longeai la maison jusqu' au garage . Je poussai la porte suffisamment pour voir une voiture chaussée de pneus à flancs blancs . Je revins à la porte d' entrée . Un cabriolet noir Cadillac sortait juste du garage en face . Il tourna , passa lentement devant la maison de Lavery , ralentit et un petit homme mince à lunettes foncées me regarda avec insistance et l' air de me dire que je n' avais rien à faire ici . Je lui rendis un coup d' oeil glacial et il continua son chemin . Je revins à la porte d' entrée et recommençai à jouer du marteau . Cette fois , j' obtins un résultat . Un judas s' ouvrit et je vis apparaître un beau gars aux grands yeux à travers les barreaux . Vous faites un bruit infernal , me dit la voix . Monsieur Lavery ? Il dit que c' était lui et me demanda pourquoi . Je lui passai ma carte à travers la grille . Une grande main brune la saisit . Les mêmes yeux noirs et brillants reparurent et la voix dit : Désolé . Pas besoin de détective aujourd’hui . Je travaille pour Derace Kingsley . Que le diable vous patafiole tous les deux , dit _il . Et il me claqua le judas au nez . Je m' appuyai à la sonnette et pris une cigarette de ma main libre . Je frottais une allumette contre le chambranle quand la porte s' ouvrit . Un grand type , en pantalon de plage , sandales et peignoir de bain en tissu_éponge blanc s' avança vers moi . J' enlevai mon pouce de la sonnette et grimaçai un sourire . Qu' est _ce qui se passe ? demandai _je . On a peur ? Sonnez encore et je vous flanque de l' autre côté de la rue . Ne soyez pas idiot , lui dis _je , vous savez très bien que je vais vous parler et que vous me répondrez . Je pris le télégramme bleu et blanc dans ma poche et je lui tins devant ses beaux grands yeux noirs . Il le lut avec humeur , se mordit les lèvres et grogna : Bon , ça va , entrez , alors . Il me tint la porte grande ouverte et je passai devant lui . J' entrai dans une pièce agréable et un peu sombre avec un tapis chinois de couleur claire , apparemment coûteux , des fauteuils profonds , un grand nombre de lampes blanches , un très long et très large divan de mohair brun pâle à dessins marron foncé , une cheminée avec un écran de cuivre et un encadrement de bois clair . Un feu était préparé derrière le pare_feu , en partie masqué par un manzanita en fleur . Une bouteille de Vat 69 , des verres et un plateau voisinaient avec un seau à glace en cuivre sur une table basse en noyer recouverte de glace . La pièce allait jusqu' à l' autre extrémité de la maison et se terminait par une arcade à travers laquelle on voyait trois étroites fenêtres et l' amorce de la rampe d' acier laqué blanc d' un escalier qui menait au sous_sol . Lavery ferma la porte et s' assit sur le sofa . Il prit une cigarette dans une boîte en argent martelé , l' alluma et me regarda , irrité . Je m' assis en face de lui et l' examinai de haut en bas . Il avait en fait de belle gueule tout ce que la photo laissait prévoir . Un torse puissant , des cuisses magnifiques , des yeux noisette au blanc légèrement teinté de gris . Ses cheveux plutôt longs bouclaient un peu au_dessus des tempes . Sa peau bronzée ne présentait aucun risque de relâchement . C' était un beau morceau de bifteck . Pour moi , ce n' était que ça , mais je comprenais très bien que certaines femmes se mettent à brailler devant un type comme ça . Pourquoi ne pas nous dire où est Crystal ? dis _je . De toute façon , nous la retrouverons . Mais si vous nous le dites maintenant on ne vous embêtera plus . Pour m' embêter , dit _il , faudrait autre chose qu' un flic privé ! Mais non , c' est bien suffisant . Un flic privé peut embêter n' importe qui . Il est collant , habitué à se faire envoyer au bain , payé pour ça , et tout ça peut lui servir à tout instant pour vous embêter plus que n' importe quoi . Écoutez , me dit _il , se penchant en avant et pointant sa cigarette vers moi , je connais le contenu du télégramme , mais ça ne colle plus du tout . Je ne suis jamais allé à El_Paso avec Crystal Kingsley . Je ne l' ai pas vue depuis très longtemps ; bien avant la date de ce télégramme . Je n' ai aucune nouvelle d' elle . Je l' ai dit à Kingsley . Il n' est pas forcé de vous croire . Pourquoi lui mentirais _je ? Il paraissait surpris . Pourquoi pas ? Écoutez _moi , dit _il sérieusement . Vous pensez peut_être comme ça parce_que vous ne la connaissez pas , mais Kingsley n' est pas enchaîné à elle . S' il n' aime pas son genre , il n' a qu' à divorcer . Ces maris propriétaires me font mal quelque part . Mais si vous n' étiez pas avec elle à El_Paso , dis _je , pourquoi a _t _elle envoyé ce télégramme ? Je n' en ai pas la moindre idée . Vous pouvez trouver mieux que ça , dis _je . Je désignai le manzanita . Vous l' avez ramené de Little Fawn Lake ? Les collines en sont remplies , dans ce coin , me dit _il dédaigneusement . Il n' en pousse pas d' aussi gros par ici . Il se mit à rire . J' étais là_haut la troisième semaine de mai . Si vous voulez le savoir , je suppose que vous le trouverez . Je ne l' ai pas revue depuis . Vous n' aviez pas l' intention de l' épouser ? Il souffla un peu de fumée et dit en même temps : J' ai pensé à ça , évidemment . Elle a de l' argent . L' argent , c' est toujours utile . Mais c' était une manière trop pénible de s' en procurer . J' approuvai sans lui répondre . Il regardait le manzanita et releva la tête pour souffler sa fumée , me montrant les puissantes lignes bronzées de son cou . Au bout d' un instant il commença à s' agiter , voyant que je ne disais rien . Il jeta un coup d' oeil sur la carte que je lui avais donnée et dit : Ainsi vous êtes engagé pour déterrer les petites histoires pas propres . Et ça marche ? Rien d' extraordinaire . Un dollar par_ci , un dollar par _là . Mais tous un peu dégueulasses , n' est _ce pas ? Écoutez , monsieur Lavery , nous n' allons pas nous chicaner . Kingsley pense que vous savez où est sa femme , mais que vous ne voulez pas le lui dire , soit par délicatesse , soit par mesquinerie . Qu' est_ce_qu' il préfère ? railla le garçon au visage bronzé . Il s' en fout pourvu qu' il obtienne le renseignement . Il se fout éperdument de ce que vous pouvez faire ensemble , de vous voir partir ensemble et de ce qu' elle veuille divorcer . Il veut simplement s' assurer que tout va bien pour elle et qu' elle n' a d' ennuis d' aucune sorte . Lavery sembla intéressé . Des ennuis ? Quel genre d' ennuis ? Il laissa glisser le mot sur ses lèvres brunes comme s' il le dégustait . Peut_être que vous ne savez pas le genre d' ennuis auxquels il pense ? Oh ! dites _le _moi , supplia _t _il ironiquement . J' adore apprendre qu' il y a des ennuis auxquels je n' ai jamais pensé . Vous êtes très malin , lui dis _je , pas le temps de parler travail , mais toujours assez pour raconter des blagues . Si vous supposez qu' on essaie de vous accrocher parce_que vous avez passé la frontière avec elle , vous vous fourrez le doigt dans l' oeil . Allez vous rhabiller , mon joli . Il faudra prouver que j' ai fait les frais de l' excursion : sinon ça ne voudra rien dire . Pourtant ce télégramme doit vouloir dire quelque chose , insistai _je . Il me semblait avoir déjà dit ça un certain nombre de fois . Je suppose que c' est une blague , dit Lavery . Crystal a toujours des tas de petits trucs comme ça . Tous sont idiots , mais quelques_uns sont dangereux . Je ne vois rien de ce genre dans celui_là . Il secoua négligemment la cendre de sa cigarette sur le dessus de glace de la petite table . Il me lança un coup d' oeil en dessous et détourna les yeux aussitôt . Je lui ai résisté , me dit _il lentement . Peut_être que ce télégramme est une idée à elle pour me faire revenir . Je devais aller la reprendre pour un week_end . Je ne l' ai pas fait . J' étais … écoeuré de cette femme . Ouais … dis _je . Je le regardai fixement . Je n' aime pas beaucoup ça . J' aurais préféré que vous soyez parti avec elle à El_Paso … Là , vous vous seriez disputés et séparés . Vous ne pouvez pas me raconter le machin de cette façon _là ? Lavery rougit violemment sous son hâle . Nom de Dieu , dit _il , puisque je vous affirme que je ne suis pas parti avec elle . Ni là , ni ailleurs . Ça ne peut pas vous entrer dans la tête ? Ça y entrera quand je le croirai . Il se pencha en avant pour écraser son mégot . Il se leva d' un mouvement souple , sans se presser , resserra la ceinture de sa robe de chambre et alla jusqu' à l' autre extrémité du divan . Bon , dit _il d' une voix claire et contenue . Maintenant , filez ! Allez prendre l' air , j' en ai marre de votre troisième degré à la noix . Vous me faites perdre mon temps et vous perdez le vôtre , si tant est qu' il vaille quelque chose . Je me levai et lui souris gentiment . Il ne vaut pas cher , mais je suis payé pour ce qu' il vaut . Est_ce_que cette histoire ne serait pas due , par hasard , aux petits désagréments qu' on s' attire dans les grands magasins ? Disons au rayon des bas ou de la bijouterie ? Il me regarda attentivement . Les coins de ses sourcils s' abaissèrent et sa bouche se durcit . Je ne comprends pas , dit _il . Sa voix trahissait la réflexion . C' est tout ce que je voulais savoir , dis _je . Merci de m' avoir écouté . Pendant qu' on y est , pouvez _vous me dire ce que vous faites depuis que vous avez quitté Kingsley ? Mais sacré nom ! en quoi est_ce_que ça vous regarde ? En rien du tout , mais , naturellement , je finirai toujours par le trouver . Je me dirigeai vers la porte et m' arrêtai . Pour le moment , je ne fais rien , dit _il , mais j' attends d' un jour à l' autre d' être mobilisé dans la marine . Ça vous ira très bien , dis _je . Ouais . Au revoir , fouineur . Ne vous donnez pas la peine de revenir , je risquerais de ne pas être là . J' atteignis la porte et l' ouvris ; l' humidité de la mer coinçait la charnière inférieure . Après l' avoir ouverte , je me retournai et regardai Lavery . Il était debout , ses yeux me fixaient pleins de haine . Il faudra que je revienne , lui dis _je , mais ça ne sera plus pour avaler des bobards . Ça sera parce_que j' aurai trouvé des choses dont il faudra que nous parlions longuement . Alors vous persistez à croire que j' ai menti , dit _il sauvagement . Je crois que vous en gardez pas mal pour vous . J' ai vu trop de têtes dans ma vie pour me tromper . Ça n' a peut_être aucun rapport avec mon boulot , mais si ça en a , j' ai l' impression qu' il vous faut vous préparer à me flanquer dehors une seconde fois . Ce sera un plaisir , dit _il . Amenez quelqu’un qui puisse vous ramener chez vous la prochaine fois , au cas où vous vous fêleriez le crâne en tombant sur votre sale gueule . Puis , sans raison aucune , il cracha sur le tapis devant lui . Je restai soufflé . Comme si son enveloppe de civilisé tombait et laissait apparaître le sale morveux des rues . Ou comme si j' entendais une belle fille élégante traduire son état d' âme en mots de cinq lettres . Au revoir , mon doux mignon , dis _je , et je le plantai là . Je fermai la porte à la volée et suivis le sentier jusqu' à la rue . Du trottoir , je me mis à regarder la maison d' en face . IV C' était une grande maison basse , avec des murs en stuc d' un rose lavé , passé à une agréable tonalité pastel , contrastant avec le vert sombre du châssis des fenêtres . Les tuiles du toit étaient vertes , demi_rondes , en terre cuite . Il y avait une porte d' entrée profondément en retrait , entourée d' une mosaïque de petits carreaux de toutes les couleurs et , devant la porte , un petit jardin fleuri , derrière un mur bas de maçonnerie surmonté d' une grille de fer forgé que l' humidité de la mer commençait à rouiller . Au_delà du mur , à gauche , s' élevait un garage pour trois voitures , dont une porte donnait sur le jardin , menant par un petit sentier cimenté à une autre porte ouverte sur le côté de la maison . Une plaque de bronze fixée à la grille portait ce nom : Docteur Albert S Almore . Tandis que j' examinais tout cela avec attention , la Cadillac noire que j' avais déjà vue prit en ronflant le tournant de la rue et descendit vers moi . Elle ralentit et commença à prendre du champ pour tourner et entrer au garage , décida que ma voiture gênait la manoeuvre , et continua jusqu' au bout de la rue où elle fit demi_tour sur la place devant la grille monumentale . Elle revint lentement et emplit le tiers encore vide du garage . Le monsieur maigre aux lunettes noires se dirigea vers la maison , portant une trousse de médecin à deux poignées . À mi_chemin , il ralentit le pas pour me regarder . Je me dirigeai vers ma voiture . L' homme prit une clé , ouvrit sa porte : il me regardait encore . J' entrai dans ma Chrysler , m' assis et fumai en essayant de déterminer si c' était la peine d' engager quelqu’un pour tirer les vers du nez à Lavery . Je conclus que non , autant que je pouvais en juger dans l' état actuel des choses . Des rideaux s' agitèrent près de la porte de côté par laquelle était entré le docteur Almore . Une main maigre les écartait et j' entrevis le reflet de la lumière sur des lunettes . Les rideaux restèrent écartés quelques instants , puis retombèrent . Je regardai la maison de Lavery . De ma place , je voyais la porte de service , donnant sur quelques marches en bois peint , sur un petit chemin cimenté , en pente raide , terminé lui_même par quelques marches de ciment aboutissant à la rue pavée . J' examinai à nouveau la maison du docteur Almore . Je me demandai , sans raison , s' il connaissait Lavery et jusqu' à quel point . Il le connaissait sans doute car leurs maisons étaient les deux seules du bloc . Mais en sa qualité de docteur , il ne me dirait rien à son sujet . Comme je regardais avec attention , les rideaux qui s' étaient déjà écartés furent complètement tirés . La partie moyenne de la fenêtre qu' ils garnissaient n' avait pas de jalousie . Derrière elle , le docteur Almore me considérait , une expression glaciale sur sa figure maigre . Je secouai ma cendre de cigarette par la portière . Il se retourna brusquement et s' assit à son bureau . Sa trousse à deux poignées était devant lui . Il était assis , raide , tambourinant sur son bureau à côté de la trousse . Il atteignit le téléphone , le saisit et le reposa . Il alluma une cigarette et secoua violemment l' allumette pour l' éteindre , puis revint à la fenêtre et se remit à me regarder . Ceci n' avait d' intérêt - si c' en avait un - que parce_qu' il s' agissait d' un médecin . Les docteurs sont , en général , les moins curieux des hommes . Pendant leur internat , ils surprennent assez de secrets pour s' occuper leur vie durant . Or , le docteur Almore semblait s' intéresser à moi ; bien plus , il paraissait troublé . J' allais tourner la clé de contact lorsque la porte de Lavery s' ouvrit . Je laissai retomber ma main et m' adossai de nouveau à la banquette . Il grimpa rapidement le petit chemin , se dirigea vers son garage , après avoir jeté un coup d' oeil dans la rue . Il était habillé comme tout à l' heure . Il avait , en plus , un peignoir de bain et un matelas pneumatique sur le bras . J' entendis la porte du garage s' ouvrir , la portière de sa voiture s' ouvrir et se refermer , puis ce furent le grondement et la toux d' une voiture qui démarre . Elle remonta la pente jusqu' à la rue ; le tuyau d' échappement laissait filer un peu de vapeur blanche . C' était un gentil petit cabriolet bleu , décapotable , dont la capote était baissée , et la tête brune de Lavery dépassait un peu . Lavery portait une paire de lunettes noires dernier cri avec de larges protecteurs blancs sur les côtés . Le cabriolet glissa le long de la rue et tourna le coin en dansant . Rien pour moi là_dedans . M Christopher Lavery avait fait voile vers les bords du Pacifique pour se vautrer au soleil et laisser voir aux petites filles ce dont elles n' étaient pas forcées de continuer à se priver . Je reportai mon attention sur le docteur Almore . Il téléphonait maintenant , mais ne parlait pas , gardant le récepteur à l' oreille et attendant . Puis il s' inclina en avant , comme on fait quand cela répond , écouta , raccrocha l' appareil et écrivit quelque chose sur un bloc , devant lui . Puis un énorme livre à couverture jaune apparut sur son bureau et il l' ouvrit à peu près au milieu . Pendant tout ce temps , il ne lança qu' un bref coup d' oeil au_dehors , droit sur la Chrysler . Il trouva ce qu' il cherchait , se pencha sur le livre et de courtes bouffées de fumée volèrent au_dessus des pages . Il écrivit quelque chose d' autre , repoussa le livre et saisit de nouveau le téléphone . Il composa le numéro et se mit à parler rapidement en gesticulant avec sa cigarette . Sa conversation terminée , il raccrocha , se rejeta en arrière et resta là , attentif , sans oublier de jeter un coup d' oeil par la fenêtre toutes les demi_minutes . Il m' attendait et je l' attendais , sans raison d' ailleurs . Les docteurs donnent tant de coups de téléphone et parlent à tant de gens ! Les docteurs regardent par leurs fenêtres , se renfrognent , se montrent nerveux , ils ont des tas de choses en tête et donnent des signes de fatigue . Les docteurs sont des gens comme les autres , nés pour la douleur , et qui luttent pour le long et dur combat , comme tout le monde . Mais quelque chose m' intriguait dans la façon qu' avait ce docteur de se comporter . Je regardai ma montre , conclus qu' il était temps d' aller manger quelque chose , allumai une cigarette et ne bougeai pas . Ça dura cinq minutes , et puis une grosse voiture verte déboucha du coin de la rue et longea le bloc . Elle freina brutalement devant la maison du docteur Almore et sa longue antenne de radio vibra dans l' air . Un grand gaillard aux cheveux blond terne en sortit et se dirigea vers la porte d' entrée . Il tira la cloche et s' arrêta pour frotter une allumette sur le seuil . Puis sa tête examina les environs et son regard traversa la rue pour se fixer à l' endroit exact où j' étais . La porte s' ouvrit et il entra dans la maison . Une main invisible referma les rideaux du bureau du docteur Almore , masquant l' intérieur . Je restai là , considérant l' ourlet des rideaux . Du temps passa . La porte de devant s' ouvrit à nouveau pour livrer passage au grand gaillard qui descendit l' escalier d' un air décidé et franchit la grille . Il envoya promener son mégot d' une chiquenaude et passa la main dans ses cheveux . Il haussa les épaules et se pinça le menton , puis traversa la rue en diagonale . Ses pas résonnaient dans le silence , tranquilles et mesurés . Les rideaux du docteur Almore s' écartèrent derrière lui . Debout derrière sa fenêtre , le docteur Almore guettait . Une grande main , couverte de taches de rousseur , se posa sur le rebord de la portière , à côté de mon coude . Au_dessus , il y avait une énorme figure , profondément marquée . L' homme avait des yeux bleus , d' un bleu métallique . Il me regarda durement et parla d' une voix rauque et profonde . On attend quelqu’un ? Je ne sais pas , dis _je . Est_ce_que j' attends quelqu’un ? C' est moi qui pose les questions . Eh bien ! mince , dis _je . Alors c' est ça que ça voulait dire , cette comédie ? Quelle comédie ? Ses yeux très bleus me fixèrent d' une façon tout à fait inamicale . Je désignai de ma cigarette la maison d' en face . La chochotte et son téléphone . Elle a appelé les flics après s' être renseignée à l' Automobile Club , probablement , et puis après avoir téléphoné au commissariat de la ville . Qu' est_ce_que vous voulez ? Montrez _moi votre permis de conduire . Je lui rendis son regard . Ça vous arrive de sortir votre pétard ? Ou bien est_ce_que vos manières de brute suffisent à vous faire reconnaître ? Si je deviens brutal , mon pote , vous vous en apercevrez . Je me penchai , mis le contact et appuyai sur le démarreur . Le moteur éternua et ronfla doucement . Coupez ça , dit _il sauvagement en posant rageusement son pied sur le marchepied . De nouveau je coupai le contact et le regardai . Bon sang ! dit _il , je vous garantis que je vous extirpe de là et que je vous écrabouille sur le pavé ! Je tirai mon portefeuille de ma poche et le lui tendis . Il en retira mon protège _cartes de celluloïd , examina mon permis de conduire , retourna le protège _cartes et regarda le photostat de ma licence . Dédaigneusement , il fourra le tout dans le portefeuille et me le tendit . Je le fis disparaître . Sa main plongea dans sa poche et en retira sa plaque de policier bleu et or . Lieutenant _détective Degarmo , dit _il de sa voix lourde et brutale . Ravi de vous connaître , Lieutenant . Ça va . Dites _moi ce que vous faites ici , à surveiller la maison du docteur Almore . Je ne surveille pas la maison du docteur Almore , comme vous dites , Lieutenant . Je n' ai jamais entendu parler ni de ce docteur ni d' aucune raison de le surveiller . Il détourna la tête pour cracher par terre . C' était le jour des petits baveux , décidément . Alors , qu' est_ce_que vous fricotez ? Nous n' aimons pas les fouineurs , ici . Il n' y en a pas un seul dans cette ville . Pas possible ? Voui , c' est comme ça . Alors , maintenant , videz votre sac . À moins que vous ne désiriez nous honorer d' une visite et vous réchauffer aux douces lumières de la salle de police . Je ne lui répondis pas . Vous êtes appointé par la famille de la gonzesse ? demanda _t _il brusquement . Je secouai la tête . Le dernier qui a essayé , ça a fini en taule , mon chéri . C' est merveilleux , dis _je , mais je voudrais bien éclairer ma lanterne , Essayé quoi ? Essayé de lui mettre le grappin dessus , dit _il , tendu . Je regrette mais je ne vois pas comment ils ont pu faire , dis _je . Il paraît facile à avoir . Ce genre de salade ne vous rapportera rien , me dit _il . Très bien , dis _je . À moi le crachoir ; je ne connais pas le docteur Almore , je n' ai jamais entendu parler de lui et il ne m' intéresse en aucune façon . Je suis venu ici pour voir un ami et regarder le paysage . Que je fasse quelque chose d' autre , c' est pas vos oignons . Et maintenant si ça vous plaît pas , on peut aller s' expliquer au commissariat devant l' officier de service . Il remua lourdement son pied sur le marchepied ; il paraissait indécis . C' est pas des bourres ? demanda _t _il lentement . C' est pas des bourres . Oh ! et puis merde , ce type est cinglé , dit _il brusquement en jetant par_dessus son épaule un regard vers la maison . Il devrait aller voir un docteur . Il se mit à rire mais sans aucun entrain . Il enleva son pied du marchepied et gratta sa tête broussailleuse . Allez , barrez _vous , sortez de notre district et vous n' aurez pas d' ennuis , me dit _il . Je pressai de nouveau le démarreur . Le moteur se mit à tourner sans se presser et je dis : Et Al Norgaard , comment va _t _il en ce moment ? Il me regarda , surpris : Vous connaissez Al ? Sûr , nous avons travaillé ensemble sur la même affaire il y a deux ans , quand Wax était commissaire . Al est dans les MP maintenant . Voudrais bien y être aussi , ajouta _t _il amèrement . Il commença à s' éloigner , puis pivota brusquement sur ses talons . Allez , barrez _vous avant que je change d' avis , aboya _t _il . Il traversa lourdement la rue et franchit la grille du docteur Almore . J' embrayai et partis . Sur le chemin qui me ramenait en ville , je prêtai l' oreille à mes pensées . Elles s' agitaient , instables comme les mains maigres et nerveuses du docteur Almore sur le bord de ses rideaux . De retour à Los_Angeles , je déjeunai et montai à mon bureau de Cahuenga Building pour voir si j' avais du courrier . De là , j' appelai Kingsley . J' ai vu Lavery , lui dis _je . Il a été juste assez salaud pour que je le croie franc . J' ai essayé de le coincer , mais sans résultat . Je persiste à croire à ma théorie : ils se sont engueulés , ils ont rompu et il espère encore se remettre bien avec elle . Alors , il doit savoir où elle est , me dit Kingsley . C' est possible , mais ce n' est pas évident . À propos , il m' est arrivé une chose plutôt bizarre dans la rue où habite Lavery . Vous savez qu' il y a deux maisons . Une à Lavery , l' autre au docteur Almore . Et je lui expliquai brièvement cette chose plutôt bizarre . Il resta un moment silencieux au bout du fil , puis me dit : C' est bien le docteur Albert Almore ? Oui . Il a soigné Crystal pendant un moment . Il est venu plusieurs fois à la maison au moment où elle était … enfin , quand elle buvait trop . Je l' ai trouvé un peu trop porté sur la seringue . Sa femme - attendez - oui , il y a quelque chose à propos de sa femme . Ah ! c' est ça , elle s' est suicidée . Quand ? dis _je . Je ne m' en souviens pas . Pas mal de temps . Je ne les ai jamais fréquentés . Qu' allez _vous faire maintenant ? Je lui dis mon intention d' aller à Puma Point bien que la journée soit déjà un peu avancée pour partir . Il me répondit que j' avais largement le temps car , dans les montagnes , il ne faisait nuit qu' une heure plus tard . Je dis que c' était parfait et nous raccrochâmes . V San_Bernardino rôtissait et luisait dans la chaleur de l' après_midi . L' air était si chaud que j' avais la langue enflée . Je traversai la ville en haletant , m' arrêtai le temps d' acheter une bouteille d' alcool pour ne pas m' évanouir avant d' arriver dans les montagnes et entamai la longue montée vers Crestline . En 25 kilomètres , la route grimpait à 1_700 mètres ; mais , même à cette hauteur , il était loin de faire frais . Soixante kilomètres à travers les montagnes et j' arrivai aux grands sapins et à un endroit appelé Bubbling Springs . Il y avait une boutique et un poste d' essence , mais je me crus au paradis . À partir de là , il faisait frais tout le long de la route . Le barrage de Puma Lake était gardé par trois sentinelles en armes : une à chaque extrémité et une au milieu . La première me fit fermer les glaces de la voiture avant de traverser le barrage . À cent mètres environ du barrage , une corde munie de flotteurs de liège empêchait les bateaux de plaisance de s' approcher trop près . À part ces détails , la guerre ne semblait guère avoir changé grand_chose à Puma Lake . Des canoës pagayaient sur l' eau bleue et des barques , munies de moteurs hors_bord , pétaradaient . Des racers s' exhibaient , fiers comme des gosses , dessinant de larges sillons d' écume , tournant dans un mouchoir de poche , et les filles qui étaient à bord poussaient des cris aigus en laissant traîner leurs mains dans l' eau . Éparpillés au milieu du remue_ménage des racers , des gens qui avaient payé deux dollars un permis de pêche essayaient de rattraper dix sous en prenant des poissons blasés . La route s' allongeait sur une élévation granitique et plongeait vers des prairies d' herbe rêche où poussait tout ce qui pouvait y pousser dans le genre iris sauvages , lupins blancs et pourpres , narcisses et ancolies . De grands pins jaunes tentaient d' atteindre le ciel bleu clair . La route s' abaissait encore jusqu' au niveau du lac et le paysage se peuplait de filles en pantalons voyants , maillots de bain , écharpes paysannes , sandales à grosses semelles et grosses cuisses blanches . Des cyclistes roulaient prudemment sur la route et , de temps en temps , un gaillard à l' oeil inquiet passait en grondant sur un scooter . À deux kilomètres du village , la grand_route était rejointe par une route de moindre importance qui tournait pour revenir à la montagne . Un écriteau de bois brut placé sous celui de la grand_route indiquait : Little Fawn Lake , 3 km . Je pris cette route . Pendant deux kilomètres , quelques chalets isolés perchés sur les pentes , puis plus rien . Plus loin , un chemin très étroit se détachait et un autre panneau de bois brut portait l' indication : Little Fawn Lake - Route privée - Défense d' entrer . J' y engageai la Chrysler et rampai précautionneusement autour d' énormes blocs de granit , dépassant une petite chute d' eau , à travers un tas de chênes noirs , de bois de fer , de manzanitas et de silence . Un geai bleu brailla sur une branche et un écureuil m' engueula et frappa d' une patte rageuse sur la pomme de pin qu' il tenait . Un pivert à tête écarlate s' arrêta de taper sur son écorce , le temps de me regarder d' un oeil de perle , ensuite il fit le tour du tronc pour me regarder de l' autre oeil . Je parvins à une barrière faite de cinq madriers qui portait un autre écriteau . Au_delà de cette barrière , le chemin s' entortillait , sur quelques centaines de mètres , autour des arbres ; et soudain , au_dessous de moi , surgit un petit lac ovale enfoui dans les arbres , les roches et les herbes sauvages , comme une goutte de rosée au creux d' une feuille enroulée . À son extrémité la plus proche se trouvait une digue grossière de ciment , avec un garde_fou de cordage et une vieille roue de moulin sur le côté . Tout près , un petit chalet de pins du pays non écorcés . Par_delà le lac , un grand chalet de tulipier surplombait l' eau , son grand côté parallèle à la route et son petit côté dans le sens de la digue ; plus loin , bien séparés les uns des autres , se trouvaient deux autres chalets . Tous trois étaient fermés et silencieux , avec leurs rideaux tirés . Le plus grand avait des jalousies jaune_orange et une grande baie à douze panneaux donnant sur le lac . À l' extrémité du lac la plus éloignée de la digue s' élevait ce qui me parut être une petite estacade et un kiosque à musique . On y voyait , peint en larges lettres blanches sur un grand panneau de bois : Camp Kilkare . Sans comprendre ce que ça pouvait faire ici , je sortis de ma voiture et me dirigeai vers le chalet le plus proche . Venant de derrière , on entendait les coups sourds d' une hache . Je cognai à la porte . La hache s' arrêta . Une voix d' homme cria de quelque part . Je m' assis sur un rocher et allumai une cigarette . Des pas , au martèlement inégal , tournèrent le coin du chalet . Un homme au visage rugueux et à la peau tannée apparut , portant une hache à double tranchant . Il était lourdement charpenté , pas très grand et boitait en marchant . À chaque pas , sa jambe droite s' écartait un peu et son pied se balançait en décrivant une légère courbe . Il avait un menton noir de barbe , des yeux bleus et calmes et des cheveux grisonnants qui frisaient au_dessus des oreilles et avaient besoin d' un bon coup de coiffeur . Il portait un bleu déteint et une chemise bleue ouverte sur un cou brun et musclé . Une cigarette pendait au coin de sa bouche . Il parla avec un accent dur et serré de citadin . S' que c' est ? M Bill Chess ? C' est moi . Je me levai , tirai de ma poche le mot d' introduction de Kingsley et le lui tendis . Il y jeta un coup d' oeil , puis boita jusqu' au chalet et revint avec des lunettes perchées sur son nez . Il lut la lettre soigneusement et la relut . Il la mit dans sa poche de chemise , boutonna le rabat et me tendit la main : Ravi de vous connaître , monsieur Marlowe . Nous nous serrâmes la main . La sienne était rugueuse comme une râpe à bois . Vous voulez voir la maison de Kingsley , hein ? Je vous la montrerai volontiers . Il ne va pas la vendre , au moins ? Il me regardait tranquillement et son pouce désigna l' autre côté du lac . Ça se pourrait , dis _je . Tout se vend en Californie . Ça c' est bien vrai . Le sien , c' est le chalet en tulipier . Charpente en sapin , terrasse de béton , soubassements et encadrements de pierre , salle de bains et douches , jalousies partout , grande cheminée . Poêle à pétrole dans la grande chambre , et vous savez , mon vieux , on en a besoin au printemps et à l' automne . Installation … tout ça de première qualité . Ça a coûté environ 8_000 dollars et c' est une somme pour un chalet de montagne . Il y a aussi un réservoir d' eau sur la colline . Et pour l' éclairage et le téléphone ? demandai _je pour être aimable . Y a l' électricité , naturellement , mais pas le téléphone . Vous ne pourriez pas le faire poser en ce moment et si vous le pouviez , ça vous coûterait drôlement cher pour amener la ligne jusqu' ici . Il me regarda de ses yeux bleus et fixes et je le regardai . En dépit de son teint bronzé , il avait l' air d' un ivrogne . Il avait cette peau épaisse et luisante , ces veines trop saillantes et cet éclat des yeux trop vif . Personne n' y habite en ce moment ? dis _je . sonne . Mme Kingsley était là il y a quelques semaines . Elle est redescendue - reviendra n' importe quand , je suppose . Vous l' a pas dit ? Je parus surpris . Pourquoi ? On la vend avec le chalet ? Il me regarda de travers , puis rejeta sa tête en arrière et éclata de rire . Le fracas de son rire , analogue au bruit d' un tracteur , réduisit en menus éclats le silence du bois de pins . Bon sang ! Si c' est pas un coup de pied en vache ! On la vend avec le … Il poussa un nouveau beuglement et puis sa bouche se referma aussi serrée qu' un piège à loups . Ouais , c' est un joli chalet , me dit _il en me regardant avec attention . Les lits sont confortables ? demandai _je . Il se pencha vers moi et sourit . Peut_être que vous aimeriez un bon coup de poing dans la gueule ? Je le regardai bouche bée . Vous allez un peu vite , dis _je ; j' ai rien vu passer . Comment voulez _vous que je sache si les lits sont confortables , grogna _t _il , fléchissant sur les jarrets de façon à pouvoir me balancer un bon direct si ça se trouvait . Pourquoi ne le sauriez _vous pas ? Je n' insiste pas . Je m' en rendrai compte moi_même . Voui , dit _il amèrement , vous croyez que je ne peux pas reconnaître un flic à l' odeur quand j' en vois un . J' ai assez joué à chat avec eux dans tous les États de l' Union . Je vous emmerde , mon vieux ! Et Kingsley aussi . Alors , il se paie un détective pour monter ici et voir si je porte ses pyjamas , hein ? Écoutez , Toto , j' ai peut_être une jambe raide , mais les femmes que j' aie eues … J' avançai une main lénifiante , espérant qu' il n' allait pas me l' arracher et la jeter dans le lac . Vous lâchez les pédales , lui dis _je . Je ne suis pas venu ici pour enquêter sur votre vie amoureuse . Je n' avais jamais vu M Kingsley avant ce matin . Quelle sacrée mouche vous pique ? Il baissa les yeux et se frotta sauvagement la bouche du revers de la main , comme s' il voulait se faire mal . Puis il étendit sa main devant ses yeux , la transforma en un poing noueux , l' ouvrit de nouveau et regarda ses doigts ; ils tremblaient un peu . Désolé , monsieur Marlowe , dit _il lentement . J' ai dépassé le plafond la nuit dernière et j' ai une gueule de bois de vingt_cinq Polonais . Je vis seul ici depuis un mois et ça m' a rendu cinglé de parler tout seul . Il m' est arrivé quelque chose . Quelque chose qu' un whisky pourrait arranger ? Ses yeux se fixèrent avec acuité sur moi et clignèrent . Vous en avez ? Je tirai la bouteille de rye de ma poche et la tins de façon qu' il puisse voir l' étiquette verte sur la capsule . Je ne le mérite pas , dit _il . Bon Dieu , foutre non . Attendez , je vais chercher deux verres , à moins que vous ne vouliez entrer chez moi ? J' aime autant ici , on a une belle vue . Il balança sa jambe raide , entra dans son chalet et revint en portant deux petits verres . Il s' assit sur le rocher à côté de moi . Il sentait la sueur sèche . J' enlevai la capsule métallique de la bouteille et lui en versai un bon coup . J' en mis un peu moins pour moi . Nous trinquâmes et bûmes . Il se rinçait la bouche avec l' alcool et un faible sourire vint éclairer un peu son visage . Celui_là , il sort du bon tonneau , dit _il . Je me demande ce qui m' a fait déconner comme ça . Je suppose qu' on doit prendre le cafard à vivre tout seul ici là_haut . Pas de copains , pas de vrais amis et pas de femme . Il s' arrêta et ajouta avec un coup d' oeil en coin : Surtout pas de femme . Mes yeux ne quittaient pas l' eau bleue du petit lac . De sous une roche en surplomb jaillit un poisson , dans un éclair d' argent , au milieu d' un cercle qui s' élargit . Une brise légère agitait les cimes des pins avec un doux bruit de mer calme . Elle m' a quitté , dit _il lentement . Elle m' a quitté depuis un mois . Le vendredi 12 juin ; je me souviendrai de ce jour _là … Je me raidis , mais pas assez pour m' empêcher de verser un peu de whisky dans son verre vide . Le 12 juin était le jour où Crystal Kingsley était soi_disant descendue en ville pour une réunion . Vous vous foutez bien de ça , dit _il . Et dans ses yeux bleu délavé , je lus le profond désir de parler davantage , aussi clairement qu' il était possible de lire quelque chose . Ça ne me regarde en aucune façon , dis _je , mais si ça doit vous faire du bien … Il secoua la tête . Deux types se rencontrent sur un banc dans un square et ils commencent à parler de Dieu . Vous n' avez jamais remarqué ça ? Des gars qui ne parleraient pas de Dieu à leur meilleur ami . J' ai vu ça , dis _je . Il but et regarda de l' autre côté du lac . C' était une chouette gosse , dit _il doucement . Un peu la tête près du bonnet quelquefois , mais vraiment chouette . On s' est aimés au premier regard , Muriel et moi . Je l' ai rencontrée dans une boîte de Riverside , il y a un an et trois mois . C' était pourtant pas le genre de boite où un type peut s' attendre à rencontrer une fille comme Muriel . Mais c' est comme ça que ça s' est passé . On s' est mariés . Je l' aimais ; je sais que j' étais hors_jeu , pourtant , et trop rassis pour faire l' idiot avec elle . Je remuai légèrement pour lui montrer que j' étais toujours là , mais je ne dis rien de peur de rompre le charme . J' étais assis , mon verre intact entre les mains . J' aime bien boire , mais jamais quand les gens m' utilisent comme journal intime . Il continua tristement : Mais vous savez comment c' est avec le mariage , avec n' importe quel mariage . Au bout de quelque temps , un type comme moi , un salaud ordinaire comme moi veut de la fesse . Une autre fesse . C' est peut_être dégueulasse , mais c' est comme ça . Il me regarda et je lui dis que j' avais compris ce qu' il voulait dire . Il engloutit son second verre . Je lui repassai la bouteille . Un geai bleu grimpait en haut d' un pin en sautant de branche en branche , sans ouvrir les ailes , sans même s' arrêter , pour reprendre son équilibre . Ouais , dit Bill Chess , tous ces montagnards sont à moitié cinglés et je le deviens moi_même . Me voilà bien installé ici , pas de loyer à payer , une bonne pension et la moitié de mon capital placé en bons de la défense . J' ai la plus chouette des petites blondes à laquelle on ait jamais fait de l' oeil et je suis tellement crétin que je ne m' en rends pas compte . Et je vais chercher ça . Il désigna du doigt le chalet de tulipier de l' autre côté du lac . Sous la lumière de cette fin d' après_midi , il prenait la couleur du sang de boeuf . En plein devant la maison , en plein sous les fenêtres , une petite morue prétentieuse dont je me fous comme d' une guigne . Seigneur ! Ce qu' on peut être con . Il but son troisième verre et posa la bouteille sur le rocher . Il pécha une cigarette dans la poche de sa chemise , enflamma une allumette sur l' ongle de son pouce et exhala des bouffées rapides . Je respirais la bouche ouverte , aussi silencieux qu' un cambrioleur derrière un rideau . Merde , dit _il à la fin . Vous pensiez peut_être que tant qu' à faire de chasser , j' aurais pu aller ailleurs qu' ici et trouver un autre genre de fille . Mais cette petite noix , de l' autre côté , c' est même pas ça . Elle est blonde comme Muriel , même taille , même poids , même type et presque la même couleur d' yeux . Mais , mon vieux , elle est rudement différente . Sûr , elle est pas mal , mais pas mieux , personne peut le dire , et pas la moitié aussi bien à mon avis . Bon , je suis là_bas , un matin , à brûler des ordures et je m' occupe de mes oignons comme d' habitude . Elle s' amène à la porte de derrière , en pyjama de soie et si mince qu' on voyait le rose de ses nichons à travers . Elle me dit de sa sale voix traînante : Voulez _vous un verre , Bill ? Faut pas travailler dur comme ça quand il fait si beau . Et moi , comme j' aime trop boire , je vais dans la cuisine , et j' en bois un . Et puis j' en bois un autre , un troisième et me voilà dans la maison . Et plus je m' approche d' elle , plus elle a l' air d' en vouloir . Il s' arrêta et m' effleura d' un regard pesant . Vous m' avez demandé si les lits sont confortables et ça m' a foutu en rogne . Vous le faisiez sans intention , mais j' ai trop de souvenirs qui me pèsent . Oui , le lit où j' étais , il est très confortable . Il s' arrêta de parler . Je laissai ses paroles s' épanouir dans l' air . Elles retombèrent lentement , puis ce fut le silence . Il se pencha pour prendre la bouteille et la regarda attentivement . Il paraissait en proie à une lutte intérieure . Comme toujours , le whisky gagna . Il en avala sauvagement une grande goulée et revissa à fond le bouchon comme si ça servait à quelque chose . Il ramassa un caillou et le jeta dans l' eau . Je suis revenu par la digue , continua _t _il d' une voix déjà épaissie par l' alcool . Aussi doux qu' un piston neuf . J' étais soulagé de quelque chose . Nous autres , les hommes , on peut être tellement idiots pour des choses comme ça , pas ? Eh ben ! je suis soulagé de rien du tout . Rien du tout . J' écoute Muriel me parler , elle n' élève même pas la voix . Mais elle me dit des choses sur moi que moi_même j' avais jamais imaginées . Oh , mince ! comment je suis soulagé ! Alors , elle est partie , dis _je , comme il redevenait silencieux . La nuit même ; je n' étais même pas à la maison . Je me sentais trop moche pour rester seulement à moitié ivre . J' ai sauté dans la Ford , j' ai été jusqu' au nord du lac et je suis parti avec deux types aussi moches que moi et on s' est cuités à dégueuler . Ça ne m' a pas soulagé . Vers 4 heures du matin , je reviens à la maison et Muriel est partie avec ses valises et n' a rien laissé qu' un petit mot sur le bureau et un peu de crème de beauté sur l' oreiller . Il tira d' un vieux portefeuille râpé une feuille de papier fripée comme une oreille de chien et me la passa . C' était écrit au crayon sur du papier réglé arraché à un agenda . Je lus . Je regrette , Bill , mais j' aime mieux mourir que de rester avec toi une minute de plus . Je le lui rendis . Et de l' autre côté ? demandai _je , désignant du regard l' autre rive du lac . Bill Chess ramassa une pierre plate et essaya de la faire ricocher sur l' eau , mais elle refusa de ricocher . Rien de l' autre côté , dit _il . Elle a plié bagages et est partie la même nuit . Je ne l' ai pas revue . Je n' ai pas envie de la revoir . Je n' ai pas eu la moindre nouvelle de Muriel de tout le mois ; pas un mot . Je n' ai aucune idée de l' endroit où qu' elle est . Peut_être avec un autre gars . J' espère qu' il la traite mieux que moi . Il se leva , tira les clefs de sa poche et les agita . Alors , si vous voulez jeter un coup d' oeil sur le chalet de Kingsley , y a rien qui vous en empêche . Merci pour avoir écouté mon opéra à la gomme et merci pour le whisky . Tenez ! Il ramassa la bouteille et me tendit ce qui restait du demi_litre . VI Nous descendîmes la pente jusqu' au bord du lac vers l' étroite crête de la digue . Devant moi Bill Chess balançait sa jambe raide , se retenant à la main courante , une corde tendue entre des pieux de fer . À un endroit , l' eau recouvrait le béton en une coulée paresseuse . Je vais en laisser couler un peu demain matin par la roue du moulin , dit _il par_dessus son épaule . C' est la seule chose à quoi ce foutu système puisse servir . Une firme de cinéma a construit ça , il y a trois ans . Le petit appontement de l' autre côté , c' est aussi leur boulot . La_plupart_des trucs qu' ils avaient bâtis sont démantibulés ou ont été enlevés , mais Kingsley leur a fait laisser l' appontement et la roue du moulin . Ça donne , qu' il dit , un peu de couleur à l' endroit . Je montai derrière lui les marches de bois qui conduisaient à la maison de Kingsley . Chess déverrouilla la porte et nous pénétrâmes dans la chaleur étouffante . La pièce fermée était torride . La lumière filtrait à travers les jalousies baissées , dessinant des raies étroites sur le plancher . La pièce principale était large et accueillante avec ses tapis indiens , son mobilier typiquement montagnard , aux charnières de métal , ses rideaux de chintz , son plancher de bois brut , ses nombreuses lampes et son petit bar , dans un coin , entouré de tabourets ronds . La pièce était propre et claire et ne donnait pas à première vue l' impression d' être inhabitée . Nous visitâmes les chambres . Deux d' entre elles avaient des lits jumeaux . L' autre était occupée par un grand lit de milieu , recouvert d' un dessus_de_lit crème , rebrodé de laine prune . C' était la chambre des patrons , dit Bill Chess . Sur une coiffeuse de bois verni , il y avait des affaires de toilette , des accessoires en acier inoxydable et émail vert jade , et un tas de produits de beauté . Deux pots de cold cream portaient la marque onduleuse et dorée de la Compagnie Gillerlain . Tout un côté de la pièce était occupé par des placards , fermés par des portes à glissières . J' en poussai une et jetai un coup d' oeil à l' intérieur . Il était plein de vêtements féminins , du type séjour à la campagne . Bill Chess me surveillait , l' air désagréable , pendant que je les tripotais . Je refermai la porte et ouvris un profond tiroir à chaussures qui se trouvait en dessous . Il renfermait au moins une demi_douzaine de chaussures neuves . Je le repoussai et me relevai . Bill Chess s' était planté droit devant moi , le menton en avant et ses poings durs sur les hanches . Alors , qu' est_ce_que vous avez à regarder dans ces vêtements de femme ? demanda _t _il d' une voix coléreuse . Des raisons , dis _je . Entre autres , Mme Kingsley n' est pas rentrée chez elle depuis son départ d' ici . Son mari ne l' a pas revue . Il ignore où elle est . Il laissa tomber ses poings , les ouvrant et les refermant lentement . Un flic , que c' est , grinça _t _il . La première idée est toujours la bonne . C' était bien ce que j' avais dit . Et comment que je l' ai ouverte . Comment je lui ai pleuré sur l' épaule . Mon pote , je suis un bon vieux con . Je peux respecter une confidence aussi bien que n' importe quel autre type , répondis _je . Et je le contournai pour gagner la cuisine . Il y avait un grand fourneau blanc et bleu , un évier encadré de pin jaune laqué , un chauffe_eau automatique dans l' office et , s' ouvrant sur l' autre extrémité de la cuisine , une salle à manger accueillante avec des tas de fenêtres et un coûteux service en matière plastique . Les étagères étaient égayées d' assiettes et de verres de couleur et d' une rangée de plats d' étain . Tout ça était dans un ordre impeccable ; ni assiettes , ni tasses sales sur l' égouttoir , pas de verres à moitié pleins , pas de bouteilles vides , rien ne traînait . Ni mouches , ni fourmis . Si Mme Kingsley se laissait aller à quelques débordements , elle se débrouillait en tout cas pour éviter de laisser derrière elle la saleté habituelle des bohèmes de Greenwich Village . Je revins à la pièce principale et sortis à nouveau sur le perron , attendant que Bill Chess referme la porte . Quand ce fut fait , il se tourna vers moi avec un air de dégoût parfaitement au point et je lui dis : Je ne vous ai pas demandé de me raconter vos peines de coeur et de vider votre sac , mais je n' ai pas cherché à vous en empêcher non plus . Kingsley n' a pas besoin de savoir que vous vous êtes envoyé sa femme , à moins qu' il n' y ait derrière tout cela quelque chose dont je ne peux me rendre compte maintenant . Allez vous faire foutre , dit _il . D' accord , je n' y manquerai pas . Y a _t _il une chance pour que votre femme et celle de Kingsley soient parties ensemble ? Je ne vous suis pas , dit _il . Quand vous êtes parti noyer votre chagrin dans l' alcool , elles ont dû s' engueuler , s' expliquer et pleurer dans les bras l’une de l' autre . Ensuite Mme Kingsley a emmené votre femme . Il lui fallait un moyen de transport , non ? C' était idiot , mais il a pris ça au sérieux . Pas question ; Muriel ne pleure dans les bras de personne . Ils ont oublié de lui coller des glandes lacrymales . Et si elle avait eu envie de pleurer sur l' épaule de quelqu’un , elle aurait pas choisi une petite roulure . En plus , pour circuler , elle a sa Ford à elle . Elle avait du mal à conduire la mienne à cause de la façon dont les commandes sont disposées , vu ma jambe raide . C' était une idée qui me venait comme ça , dis _je . S' il en vient encore des pareilles , laissez _les passer carrément , me dit _il . Pour un type qui dénoue sa longue chevelure devant le plus étranger des étrangers , vous êtes foutrement susceptible . Il fit un pas vers moi : Vous voulez qu' on règle ça ? Écoutez , mon vieux , dis _je , je fais tout ce que je peux pour penser que vous êtes un bon bougre , mais aidez _moi un peu , sans blague . Il respira fort pendant un moment , puis laissa retomber ses mains et les ouvrit dans un geste d' impuissance . Mince , ce que je peux embellir l' après_midi de quelqu’un , hein , soupira _t _il . Vous voulez qu' on fasse le tour du lac pour revenir ? D' accord , si votre jambe tient le coup . Elle a tenu le coup plus d' une fois . Nous partîmes , côte à côte , de nouveau copains comme des chiots . Ça durerait bien cinquante mètres . La route , assez large pour laisser passer une voiture , surplombait le niveau du lac et serpentait entre de hautes roches . À mi_chemin de l' extrémité opposée était le second chalet , plus petit , construit sur un soubassement de roc . Le troisième s' élevait bien au_delà de l' extrémité du lac , sur un petit plateau presque horizontal . Ils étaient fermés tous les deux et semblaient inhabités depuis longtemps . Bill Chess me demanda , après un instant de silence : Alors , cette petite grue a mis les voiles ? Ça en a l' air . Êtes _vous un vrai flic ou seulement un détective privé ? Un détective privé . Alors , elle est partie avec un type ? J' ai l' impression que c' est ça . Sûrement que c' est ça . Ça fait pas un pli . Kingsley aurait pu s' en douter . Elle avait une flopée d' amis ! Ici ? Il ne me répondit pas . Est_ce_que l’un d' eux s' appelait Lavery ? Pourrais pas vous dire , dit _il . Il n' y a pas de mystère avec celui_là , dis _je . Elle a envoyé un télégramme d' El_Paso , disant qu' elle et Lavery partaient pour Mexico . Je tirai le télégramme de ma poche et le lui tendis . Il fouilla dans sa chemise à la recherche de ses lunettes et s' arrêta pour lire . Puis il me rendit le papier , enleva ses lunettes et regarda pensivement l' eau bleue . Vous voyez , lui dis _je , confidence pour confidence . Ça compensera un peu ce que vous m' avez dit . Lavery est venu une fois ici , dit _il lentement . Il admet , en effet , l' avoir vue il y a deux mois . Probablement ici . Il affirme ne pas l' avoir rencontrée depuis . Nous ne savons pas s' il faut le croire . Il n' y a pas plus de raisons pour que de raisons contre . Elle n' est pas avec lui maintenant ? Il dit que non . Je ne pense pas qu' elle s' embarrasse de détails comme le mariage , dit _il brièvement . Un bon mariage de la main gauche serait plus dans sa ligne . Mais vous ne pouvez pas me donner de renseignements précis ? Vous ne l' avez pas vue partir et vous n' avez rien entendu qui ait l' air exact ? La peau , dit _il . Et même dans ce cas _là , je ne pense pas que je vous le dirais . Je suis un salaud , mais pas dans ce genre _là . Merci quand même , dis _je . Je ne vous demande pas de fleurs , dit _il . Vous pouvez vous faire foutre , vous et tous ces enfoirés de mouchards . Allons , on remet ça , dis _je . Nous étions arrivés à l' extrémité du lac . Je le plantai là et descendis sur le petit appontement . Je m' accoudai à la balustrade de bois qui en protégeait l' extrémité et je vis que ce que j' avais pris pour un kiosque à musique n' était que la rencontre à angle obtus de deux murs de soutien sur la digue . Un toit avançant de cinquante centimètres environ chapeautait le mur comme un auvent . Bill Chess s' approcha de moi et s' accouda à la balustrade . Ce n' est pas que je ne vous remercie pas pour la gniole , dit _il . Voui . Y a du poisson dans ce lac ? Quelques vieilles putains de truites . Pas d' alevins . Personnellement , je n' aime pas le poisson et je m' en fous plutôt . Je regrette de m' être fichu en rogne une fois de plus . Je souris , me penchai sur la rambarde et fixai l' eau profonde . Elle était verte lorsqu' on la voyait d' en haut . Il y eut un remous en dessous de moi et une forme verdâtre glissa rapidement entre deux eaux . C' est grand_mère , dit Bill Chess . Regardez la grosseur de cette vieille pute . Elle devrait avoir honte de prendre tant de lard . Au plus profond de l' étang , j' aperçus quelque chose qui ressemblait à un plancher sous_marin . Je ne comprenais pas et je lui demandai ce que c' était . Ça servait d' embarcadère avant la construction de la digue . Ça a fait monter le niveau de deux mètres . Une barque à fond plat se balançait au bout d' une corde usée attachée à un des pieux de l' appontement . Elle reposait sur l' eau et remuait à peine . L' air était paisible , calme et ensoleillé , et tranquille comme ne l' est jamais l' air des villes . Je serais bien resté là des heures , sans rien faire d' autre qu' oublier Derace Kingsley , sa femme et ses gigolos . Il y eut soudain un brusque mouvement à mes côtés et Bill Chess dit , d' une voix qui grondait comme le tonnerre dans la montagne : Regardez ! Ses doigts noueux m' entrèrent dans la chair du bras à me faire hurler . Il était penché par_dessus la balustrade , fixant le fond d' un oeil dément . Sa figure était aussi blanche que son hâle le permettait . Je regardai à mon tour , à l' angle du ponton submergé . Mollement , quelque chose sortit de l' ombre à l' angle du madrier verdi ; ça hésita et ça disparut à nouveau sous la charpente . Vraiment , ça ressemblait beaucoup trop à un bras humain . Le corps de Bill Chess se raidit . Il se retourna sans un mot et clopina sur le ponton . Il se pencha sur un pilier de pierres disjointes et en saisit une . Sa respiration haletante me frôlait . Il réussit à en desceller une , la leva jusqu' à sa poitrine et revint à l' endroit où nous étions . Elle devait bien peser cent livres . Les muscles de son cou saillaient comme des cordes sous sa peau dure et tannée . Sa respiration sifflait entre ses dents serrées . Il se campa à l' extrémité du ponton et maintint la pierre très haut . Il resta là quelques instants , regardant le fond , prenant ses distances . Sa bouche émit un vague murmure de détresse et son corps s' abattit durement contre la rambarde qui trembla tandis_que la lourde pierre frappait l' eau . Le remous produit nous aspergea tous les deux . La pierre tomba verticalement , en plein à l' angle du ponton submergé , presque exactement à l' endroit où nous avions vu la chose remuer . Pendant quelques secondes , il n' y eut qu' un bouillonnement confus , puis les remous s' élargirent en cercles en même temps qu' ils diminuaient ; une trace d' écume marquait le milieu . Puis , il y eut un bruit sourd de bois qui se casse sous l' eau , un bruit qui sembla nous parvenir longtemps après avoir été émis . Une vieille planche pourrie jaillit à la surface , émergea d' un bon pied et retomba avec un clapotement sec , puis s' éloigna en flottant . Les profondeurs de l' eau s' éclaircirent de nouveau . Quelque chose s' agita qui n' était pas une planche . Ça monta lentement , avec une langueur négligente ; une longue forme sombre et contusionnée qui roulait paresseusement . Ça parvint à la surface , précautionneusement , doucement et sans hâte . Je vis de la laine noire et détrempée , une veste en cuir , plus sombre que de l' encre , et deux jambes de pantalon . Je vis des chaussures et quelque chose de gonflé et de répugnant entre le bas du pantalon et les chaussures . Je vis une vague de cheveux blonds qui , pendant un bref instant , se déroula dans l' eau , s' allongea avec une lenteur calculée , puis s' enroula de nouveau sur elle_même . La chose roula sur elle_même encore une fois ; un bras vint écorcher la surface de l' eau et ce bras se terminait par une main boursouflée qui était celle d' un fantôme . Et puis le visage apparut . Ce n' était plus qu' une masse gris blanchâtre , gonflée et pâteuse , sans traits , sans yeux , sans bouche . Une boule de levure grise , un cauchemar avec des cheveux humains . Un lourd collier de pierres vertes entourait encore ce qui avait été un cou . Il était à moitié incrusté dans la chair , de grosses pierres irrégulières avec quelque chose de brillant qui les retenait les unes aux autres . Bill Chess s' agrippa de toutes ses forces à la balustrade et ses jointures étaient des os polis . Muriel , dit _il d' une voix rauque . Mon Dieu ! c' est Muriel ! Sa voix semblait me parvenir de très loin , de l' autre côté d' une colline , à travers un rideau d' arbres épais et silencieux . VII À travers la vitre du bureau je vis qu' une des extrémités du comptoir était garnie de dossiers poussiéreux . La vitre , à la partie supérieure de la porte , portait en lettres noires et écaillées : Chef de la police , Chef des pompiers - Constable - Chambre de commerce . Dans les coins inférieurs de la vitre , on avait fixé une carte de l' USO et un insigne de la Croix_Rouge . J' entrai . Il y avait , dans un coin , un poêle pansu et un bureau à cylindre . Sur le mur , dans l' autre coin , derrière le comptoir , était fixée une grande carte du district et , à côté de la carte , une planche garnie de quatre crochets dont l’un supportait un imperméable râpé et reprisé . Sur le comptoir , à côté des dossiers poussiéreux , reposaient l' habituel porte_plume rouillé , le buvard épuisé et la bouteille dégoûtante pleine d' une encre épaisse . Le mur du fond , à côté du bureau , était couvert de numéros de téléphone gravés si profondément qu' ils dureraient aussi longtemps que le bois ; ils paraissaient écrits de la main d' un enfant . Un homme était assis au bureau , sur un fauteuil en bois dont les pieds étaient fixés à des planches , devant et derrière , comme des skis . Un crachoir assez gros pour contenir un tuyau d' incendie enroulé , était appuyé contre la jambe droite de l' homme . Il portait un stetson taché de sueur , rejeté en arrière , et ses grandes mains chauves se croisaient douillettement sur son estomac , au_dessus de la ceinture d' un pantalon kaki qui avait dû être brossé autrefois . Sa chemise était assortie au pantalon , bien qu' elle fût encore un peu plus déteinte . Elle était boutonnée jusqu' au cou épais de l' homme et enlaidie d' une cravate . Ses cheveux étaient bruns , grisonnants , sauf aux tempes , couleur de neige sale . Il s' appuyait davantage sur la hanche gauche à cause d' un gros Colt dont l' étui s' enfonçait dans sa poche _revolver droite et un demi_pied de calibre 45 émergeait contre son dos puissant . L' étoile , à son revers gauche , avait une pointe tordue . Il avait de grandes oreilles , des yeux amicaux et ses mâchoires remuaient lentement ; il paraissait aussi dangereux qu' un lapin , en beaucoup moins nerveux . Il me plaisait des pieds à la tête . Je m' appuyai sur le comptoir et le regardai . Il en fit autant et lâcha un quart de litre de jus de tabac dans son crachoir , le long de sa jambe droite . Cela fit le bruit dégoûtant de quelque chose qui tombe dans l' eau . J' allumai une cigarette et , du regard , cherchai un cendrier . Essaye le plancher , fiston , me dit le gros sympathique . Êtes _vous le shérif Patton ? Constable et shérif … Tout ce qui concerne la loi ici , ça me regarde . Va y avoir des élections , pourtant . Et il y a une paire de bons garçons qui se présentent contre moi , cette fois _ci , et je pourrais bien être lessivé . Le boulot rapporte 80 dollars par mois , la maison , le bois de chauffage et l' électricité . C' est pas le Pérou , dans ces fichues vieilles montagnes . Personne ne vous balancera , lui dis _je . Vous allez avoir une bonne dose de publicité . Ah oui ? demanda _t _il avec indifférence en attaquant à nouveau le crachoir . C’est_à_dire , si votre juridiction s' étend à Little Fawn Lake . La propriété de Kingsley ? Bien sûr . Quelque chose qui ne va pas là_bas , fiston ? Il y a une femme morte dans le lac . Il décroisa ses mains et se gratta une oreille . Ça le remua jusqu' aux moelles . Il se mit debout , empoigna des deux mains les bras du fauteuil et le rejeta habilement en arrière . Debout , c' était un immense type et un costaud . Quelqu’un que je connais ? demanda _t _il , mal à l' aise . Muriel Chess . Vous devez la connaître , la femme de Bill Chess . Oui , je connais Bill Chess . Sa voix se durcit légèrement . Ça a l' air d' un suicide . Elle a laissé une lettre disant qu' elle s' en allait , mais ça pouvait être aussi bien l' annonce d' un suicide . Elle n' est pas jolie à voir . Restée dans l' eau un bout de temps . Ça doit faire un mois d' après ce qui s' est passé . Son regard me scrutait maintenant , lentement , avec calme , mais inquisiteur . Il n' avait pas l' air pressé du tout de tirer son sifflet . Ils se sont disputés il y a un mois , lui expliquai _je . Bill est parti de l' autre côté du lac et il est resté absent quelques heures . Lorsqu' il est revenu , elle n' était plus là . Il ne l' a pas revue depuis . Je vois . Qui es _tu , fiston ? Je m' appelle Marlowe . Je suis monté de Los_Angeles pour visiter la propriété . J' avais un mot de Kingsley pour Chess . Nous avons fait le tour du lac et nous sommes arrivés jusqu' au petit appontement construit par les types du cinéma . Nous étions accoudés à la balustrade et nous regardions l' eau , et nous avons vu quelque chose qui ressemblait à un bras humain qui sortait de dessous l' ancien embarcadère submergé . Bill a laissé tomber une grosse pierre dessus et le cadavre est remonté . Patton m' écoutait , sans faire un mouvement . Dites _moi , shérif , il faudrait peut_être retourner là_bas en vitesse . Le gars est à moitié fou à cause du choc que ça lui a fait , et il est là_bas , tout seul . Qu' est_ce_qu' il a bu ? Il n' avait pas bu énormément lorsque je l' ai laissé . J' en avais un demi_litre , mais on a à peu près tout vidé en parlant . Patton se dirigea vers le bureau à cylindre et ouvrit un tiroir . Il en sortit trois ou quatre grandes bouteilles qu' il examina à contre_jour . Cette petite _là est presque pleine . C' est du Mount_Vernon . Ça devrait le calmer . L' administration ne me donne pas d' argent pour acheter de l' alcool pour les cas urgents . Alors , je fais des petites saisies de temps en temps . Moi , je ne bois pas . Peux pas comprendre les gens qui se laissent coincer par cette manie _là . Il mit la bouteille dans sa poche _revolver gauche , ferma le bureau à clé et souleva la planche du comptoir pour passer . Contre la vitre de la porte , il fixa une pancarte . Je la regardai en sortant . Elle portait la mention : Serai peut_être de retour dans vingt minutes . Je vais passer prendre le docteur Hollis , me dit _il . Je reviens tout de suite et je vous prends . C' est votre voiture ? Alors vous pourrez me suivre dès que vous me verrez revenir . Il grimpa dans une voiture qui avait une sirène , deux phares rouges , deux phares de brouillard , la plaque blanche et rouge des voitures de pompiers , une autre sirène d' alerte aérienne sur le toit , trois haches , des rouleaux de corde et un extincteur sur le siège arrière , des nourrices d' huile et d' essence dans un casier sur le marchepied , un pneu supplémentaire fixé à la roue de secours . Le rembourrage des sièges s' en allait par touffes et cinq centimètres de poussière recouvraient ce qui restait de la peinture . Derrière le coin droit du pare_brise , une petite pancarte blanche portait ces mots écrits en grosses lettres : Électeurs , attention , gardez Jim Patton comme constable , il est trop vieux pour se remettre à travailler . La voiture de Patton fit demi_tour et descendit la rue dans un tourbillon de poussière blanche . VIII Patton s' arrêta en face d' une maison blanche en charpente , de l' autre côté de la route . Il y entra et ressortit presque immédiatement avec un homme qui prit place sur le siège arrière , à côté des haches et de la corde . La voiture de la police remonta la rue et je démarrai derrière . Nous suivîmes la grand_rue à travers les pantalons de plage , les shorts , les jerseys rayés , les foulards noués , les genoux noueux et les lèvres écarlates . Au_delà du village , après avoir escaladé une petite colline poussiéreuse , nous stoppâmes devant un chalet . Patton actionna la sirène . Un homme , en salopette bleue , délavée , ouvrit la porte du chalet . Monte , Andy , il y a du boulot . L' homme en salopette hocha la tête sans enthousiasme et disparut à l' intérieur . Il en ressortit avec un chapeau gris huître de chasseur de lions et disparut sous le volant de Patton qui démarra . Il pouvait être âgé de trente ans , il était brun , mince et avait l' air légèrement abruti et sous_alimenté des gens de l' endroit . Nous continuâmes en direction de Little Fawn Lake . J' avalais suffisamment de poussière pour fabriquer une caisse de petits pâtés . À la grille aux cinq barres , Patton descendit , nous fit passer et nous roulâmes vers le lac . Patton sortit de nouveau , alla au bord de l' eau et regarda le petit ponton . Bill Chess y était assis , nu , la tête entre ses mains . Quelque chose était allongé sur les planches humides , à côté de lui . On peut avancer un peu plus loin avec les voitures , dit Patton . Les deux voitures repartirent vers l' extrémité du lac . Là , nous descendîmes sur le ponton , derrière Bill Chess . Le docteur s' arrêta pour tousser péniblement dans son mouchoir qu' il regarda ensuite pensivement . Il avait des yeux de punaise dans un visage anguleux et triste de malade . La chose qui avait été une femme gisait , face contre terre , une corde passée sous les bras . Les vêtements de Bill Chess reposaient à côté . Sa jambe raide , aplatie et marquée d' une cicatrice au genou , était allongée devant lui . L' autre était relevée et il avait posé son front sur son genou . Il ne remua pas et ne nous regarda pas à notre arrivée . Patton prit sa demi_bouteille de Mount_Vernon , dévissa la capsule et la lui tendit : Bois un bon coup , Bill . Il y avait dans l' air une odeur horrible et écoeurante . Mais ni Chess , ni Patton , ni le docteur ne semblaient s' en apercevoir . L' homme appelé Andy alla chercher dans la voiture une couverture brune et sale et la jeta sur le cadavre . Puis , sans un mot , il s' éloigna sous un sapin . Bill Chess but à longs traits et resta assis , la bouteille posée contre son genou . Il se mit à parler d' une voix contractée et neutre , sans regarder personne , sans s' adresser à personne particulièrement . Il raconta leur dispute , ce qui était arrivé après , sans dire pourquoi c' était arrivé . Il ne mentionna pas , même incidemment , le nom de Kingsley . Puis il expliqua qu' après mon départ , il avait pris une corde , s' était déshabillé et s' était mis à l' eau , et avait retiré le cadavre . Il l' avait traîné jusqu' au rivage ; là , le hissant sur son dos , il l' avait porté sur le ponton . Il ne savait pas pourquoi . Après , il était retourné dans l' eau . Ça , il n' avait pas besoin de nous dire pourquoi . Patton poussa une chique de tabac dans sa bouche et la mâcha silencieusement ; ses yeux calmes étaient remplis de vide . Puis il serra les dents et se pencha pour soulever la couverture . Il retourna le cadavre avec précaution comme s' il était prêt à tomber en petits morceaux . Le soleil tardif de cette fin d' après_midi clignait sur les grosses pierres vertes du collier , à moitié incrusté dans le cou gonflé . Elles étaient grossièrement taillées et sans éclat , comme de la pierre de lard ou du faux jade . Une chaîne dorée avec un fermoir incrusté de petits brillants en réunissait les deux bouts . Patton redressa son large dos et se moucha dans un mouchoir marron . Qu' en dites _vous , Toubib ? De quoi ? demanda l' homme aux yeux de punaise . Cause et époque probable de la mort ? Ne faites pas l' andouille , Patton . Pouvez rien en dire , hé ? demanda Patton . En regardant ça ? Bon Dieu ! Patton soupira : Ça ressemble bien à une noyée en tous les cas . Mais on ne peut pas être sûr … Il y a des cas où la victime est poignardée ou empoisonnée ou autre chose , et puis ils la foutent à l' eau pour que ça ait une autre gueule . Vous en avez vu beaucoup des comme ça ? demanda méchamment le docteur . Foi de Patton , le seul crime que j' aie eu ici , répondit Patton , tout en surveillant Bill Chess du coin de l' oeil , c' était celui de ce vieux Dad Meacham , de l' autre côté sur la rive nord du lac . Il avait une baraque à Scheedy Canyon et , en été , il faisait un peu de prospection dans sa vieille concession dans la vallée près de Belltop . L' automne dernier , on a cessé de le voir pendant un bout de temps , et il arrive une grosse chute de neige et ça effondre un côté du toit . Alors on va là_bas pour essayer d' arranger ça un peu , on se disait que Dad était descendu dans la vallée pour l' hiver sans le dire à personne , comme font tous ces vieux chercheurs d' or . Eh ben ! mon vieux , Dad n' avait pas du tout quitté la colline . Il était là , dans son pieu , avec vingt bons centimètres de fer de hache dans son crâne . On n' a jamais trouvé qui avait fait le coup . Quelqu’un avait dû se figurer qu' il avait mis à gauche un sac d' or en revenant de sa prospection de l' été . Il regarda pensivement Andy . Le type au chapeau de chasseur de lions se suçait les dents avec la langue . Turellement qu' on le sait ! C' est Guy Pope . Seulement il est mort d' une pneumonie neuf jours avant qu' on trouve le cadavre de Meacham . Onze jours , dit Patton . Neuf jours . Après tout , il y a six ans de cela , Andy . T' as le droit d' avoir ton avis . Pourquoi crois _tu que c' était Guy Pope ? On a trouvé 3 onces de pépites dans la cabane de Guy , et un peu de poudre d' or . Y avait que de la poudre dans son placer à lui . Mais Dad a ramassé des tas de fois des pépites du poids d' une pièce de dix ronds . Oui , c' est bien ça , dit Patton en me souriant vaguement . Les gars , ils oublient toujours quelque chose , pas , aussi prudents qu' ils soient . Boulot de flic , dit alors Chess dégoûté . Il remit son pantalon et s' assit par terre pour enfiler ses chaussures et sa chemise . Quand ce fut fait , il se leva , attrapa la bouteille , but un coup et la reposa soigneusement sur les planches . Puis il tendit ses poignets velus à Patton . Allez , c' est ça que vous avez dans l' idée , les mecs . Passez _moi les menottes et allez _y , dit _il d' une voix rageuse . Patton l' ignora , se pencha par_dessus la balustrade et regarda le fond de l' eau . Drôle d' endroit pour un cadavre . Il n' y a presque pas de courant et , de toute façon , ça irait vers la digue . Bill Chess abaissa ses poignets et dit tranquillement : Elle l' aura fait elle_même , espèce de noix ! C' était une nageuse de première . Elle a plongé et elle a nagé jusque sous les planches , et là , elle s' est noyée exprès . C' est forcé , pas d' autre moyen . Je ne suis pas tout à fait de ton avis , Bill , répondit Patton doucement . Ses yeux étaient aussi vides que des assiettes neuves . Andy secoua la tête . Patton le regarda avec un sourire malin . Alors , Andy , tu te creuses toujours ? C' est neuf jours , j' vous dis . Je refaisais le compte , dit le type au chapeau de chasseur de lions , d' une voix morose . Le docteur leva les bras au ciel et posa une main sur son front . Il cracha de nouveau dans son mouchoir et le regarda avec la même attention passionnée que tout à l' heure . Patton me fit un clin d' oeil et cracha par_dessus la balustrade . Laisse tomber , Andy . Occupons _nous de celle_là . Avez _vous déjà essayé de coller un cadavre à 6 pieds sous l' eau ? demanda Andy . Non , peux pas dire ça , Andy . T' as des raisons de penser qu' on peut pas le faire avec une corde ? Andy haussa les épaules . Si on a employé une corde ça se verra sur le cadavre . Si vous voulez laisser tomber ça comme ça , c' est pas la peine de chercher des prétextes . Question de temps , murmura Patton . Le copain a des arrangements à faire . Bill Chess grogna et reprit la bouteille . En regardant leurs figures solennelles de montagnards , j' étais incapable de dire ce qu' ils pensaient réellement . Sans avoir l' air de rien , Patton dit : On a parlé d' une lettre ? Chess fouilla dans son portefeuille et en retira le morceau de papier quadrillé . Patton le prit et le lut lentement . On dirait qu' il n' y a pas de date , observa _t _il . Bill Chess hocha la tête , sombre . Non , elle est partie il y a un mois , le 12 juin . T' avait déjà quitté une fois , pas ? Oui . Bill Chess regarda fixement Patton : J' étais saoul et j' étais allé avec une poule . C' était juste avant la première chute de neige en décembre dernier . Elle est partie une semaine et elle est revenue toute gentille . Elle m' a dit qu' il avait fallu qu' elle s' en aille quelque temps et qu' elle était restée avec une fille avec qui elle avait travaillé à Los_Angeles . Quel était le nom de cette copine ? demanda Patton . L' a jamais dit et je ne lui ai pas demandé . Tout ce que Muriel faisait , c' était bien pour moi . Bien sûr . Pas laissé de lettre cette fois _là , Bill ? demanda doucement Patton . Non . Cette lettre a l' air un peu vieille , dit Patton en la tenant devant ses yeux . Je l' ai sur moi depuis un mois , grogna Chess . Qu' est _ce qui vous a dit qu' elle m' avait déjà laissé une fois ? J' ai oublié , dit Patton . Tu sais comment c' est un patelin comme celui_ci . Tout s' y remarque . Sauf peut_être en été quand il y a des tas d' étrangers partout . Personne ne dit rien pendant un temps , et puis Patton dit , l' air absent : Elle t' a quitté le 12 juin , tu dis . Où est_ce_que tu pensais qu' elle était partie ? T' as dit que les gens des chalets en face étaient là à ce moment _là ? Bill Chess me regarda et son visage s' assombrit de nouveau . Demandez _le à ce sale fouinard , s' il ne vous a pas déballé tout son fourbi . Patton ne me regarda pas . Il fixait la ligne des montagnes au_delà du lac . Il dit doucement : M Marlowe ne m' a rien dit du tout , Bill , sauf qu' un cadavre est remonté à la surface du lac et qui c' était . Et aussi que tu pensais que Muriel était partie et qu' elle t' avait laissé une lettre que tu lui avais montrée . Il n' y a rien de mal dans tout ça , non ? Il y eut un nouveau silence . Bill Chess baissa les yeux sur la couverture qui cachait le cadavre , à quelques pas de lui . Il serra les poings et une grosse larme roula sur sa joue . Mme Kingsley était là , dit _il . Elle est redescendue le même jour . Il n' y avait personne dans les autres chalets . Les Perry et Les Farquar , on les a pas vus cette année . Patton approuva et demeura silencieux . Une sorte de vide pesant planait dans l' air , comme si quelque chose qu' aucun de nous n' avait besoin de dire s' imposait de toute évidence . Alors Bill Chess dit sauvagement : Bouclez _moi donc , enfants de putains . Bien sûr que c' est moi . Je l' ai noyée . C' était ma femme et je l' aimais . Je suis un salaud , j' ai toujours été un salaud et je serai toujours un salaud , mais je l' aimais tout de même . Peut_être que vous comprendrez pas , les mecs . Mais vous tracassez pas pour essayer . Allez , bouclez _moi , bande de cons . Aucun de nous ne souffla mot . Bill Chess regarda son rude poing bronzé . Il le secoua et sa frappa le visage de toutes ses forces . Tiens , sale con de fils de putain , soupira _t _il dans un murmure rauque . Son nez commença à saigner lentement . Il était là , debout , et le sang coula sur sa lèvre jusqu' au coin de sa bouche et jusqu' à la pointe de son menton . Une goutte tomba lourdement sur sa chemise . Patton lui dit tranquillement : Faut que je t' emmène en bas de la colline pour qu' on t' interroge . Tu sais , on ne t' accuse de rien , mais les gars d' en bas , il faut qu' ils te causent . Bill Chess dit lentement : Je peux changer de vêtements ? Bien sûr . Va avec lui , Andy . Et regarde si tu peux trouver quelque chose pour emballer ce qu' il y a ici . Ils s' en allèrent sur le sentier du bout du lac . Le docteur s' éclaircit la gorge et soupira tout en regardant l' eau : Vous ferez prendre le cadavre dans mon ambulance , Jim ? Patton secoua la tête . Non . La commune n' est pas assez riche , Toubib . La bonne dame peut descendre pour bien moins cher que ce que vous toucherez si on prend votre ambulance . Le docteur s' éloigna de quelques pas , furieux , et cria par_dessus son épaule : Vous me direz s' il faut que je paie aussi l' enterrement ? C' est pas des choses à dire , soupira Patton . IX L' Hôtel de la Tête d' Indien était une construction brune au coin d' une rue , en face de la nouvelle salle des fêtes . Je rangeai ma voiture devant et , dans la salle de repos , je me lavai les mains et la figure , et me peignai pour faire tomber les aiguilles de pins de mes cheveux avant de me diriger vers le bar_restaurant , du côté du hall . L' endroit était plein à craquer de mâles avec veston d' été et haleine alcoolisée et de femelles aux rires suraigus , aux ongles sang de boeuf et aux mains sales . Le patron de l' endroit , un dur de dur de bas étage , en bras de chemise , avec un cigare mâchonné , surveillait la salle , l' oeil inquisiteur . À la caisse , un homme aux cheveux clairs se battait avec un poste de radio miniature pour tâcher d' avoir le dernier communiqué , mais le poste était aussi riche en parasites que la purée de patates en eau . Dans un coin , au fond de la pièce , un orchestre genre cow_boy de cinq musiciens , vêtus de vestes blanches mal coupées et de chemises pourpres , essayait de dominer le vacarme du bar ; ils souriaient sans joie parmi le nuage de fumée de cigarettes et le grondement des voix avinées . À Puma Point , l' été , cette si charmante saison , battait son plein . J' avalai ce qu' ils appelaient le dîner à prix fixe ; je pris un brandy à qui je demandai d' appuyer un peu sur le dîner pour le faire tenir tranquille et je sortis dans la rue principale . Il faisait encore grand jour mais quelques enseignes au néon étaient déjà allumées . La soirée résonnait du joyeux vacarme des klaxons , des cris d' enfants , des bruits de jeux de boules et de billards japonais , des 6 millimètres qui claquaient allègrement dans les tirs forains , des phonos automatiques qui gueulaient comme des veaux , avec , en fond sonore , le rauque ronflement des racers qui volaient sans but sur le lac , luttant de vitesse avec la mort . Je trouvai , assise dans ma Chrysler , une mince fille brune à l' air sérieux , en pantalon noir , qui fumait tranquillement une cigarette en parlant à un cow_boy de fantaisie assis sur le marchepied . Je fis le tour de la voiture et m' y installai . Le garçon s' en alla en remontant son pantalon , la fille ne bougea pas . Je suis Birdie Keppel , me dit _elle vivement . Je travaille le jour dans un institut de beauté et la nuit à l' Echo de Puma Point . Excusez _moi d' avoir envahi votre voiture . Je vous en prie , dis _je . Voulez _vous seulement vous asseoir ou désirez _vous que je vous conduise quelque part ? Vous pourriez redescendre la rue jusqu' à un endroit un peu plus tranquille , monsieur Marlowe . Si vous êtes assez gentil pour bavarder avec moi . Je démarrai , dépassai le bureau de poste jusqu' à un croisement où une flèche bleue et blanche marquée Téléphone désignait une rue étroite qui allait vers le lac . Je tournai ; au_delà d' une cabine téléphonique , sorte de maisonnette de rondins avec une minuscule pelouse , je dépassai une autre petite cabane et stoppai sous un énorme chêne dont les branches s' étendaient jusqu' à l' autre côté de la rue et même quinze bons mètres plus loin . Ça va comme ça , mademoiselle Keppel ? Madame . Mais appelez _moi Birdie comme tout le monde . C' est bien mieux . Ravie de vous connaître , monsieur Marlowe . Ainsi vous venez d' Hollywood , cette ville des sept péchés . Elle me tendit une solide main bronzée que je serrai . À force de planter des épingles dans des grosses mères , elle avait acquis une poigne aussi dure que des pinces de livreur de glace . J' ai parlé de cette pauvre Muriel Chess avec le docteur Hollis , me dit _elle . J' ai pensé que vous pourriez me donner quelques renseignements . J' ai cru comprendre que c' est vous qui aviez trouvé le cadavre ? En fait , c' est Bill Chess . Il s' est trouvé que j' étais avec lui . Avez _vous parlé à Jim Patton ? Pas encore . Il est redescendu . De toute façon , Jim ne m' aurait pas dit grand_chose , je crois . Il pense à sa réélection , dis _je . Et vous êtes journaliste . Jim n' a rien d' un intrigant , monsieur Marlowe ; et moi je ne peux pas dire que je sois vraiment journaliste . La petite feuille que nous publions ici est à peine plus qu' un travail d' amateurs . Bon , et que désirez _vous savoir ? Je lui offris une cigarette que j' allumai pour elle . Vous pourriez simplement me raconter l' histoire . Je suis monté ici avec une lettre de Derace Kingsley pour visiter son chalet . Bill Chess m' a tout fait voir , puis il s' est mis à parler , il m' a dit que sa femme l' avait quitté et il m' a montré la lettre qu' elle avait laissée . J' avais une bouteille d' alcool et il l' a mise à mal . Il se sentait salement triste . L' alcool l' a déchaîné ; mais de toute façon il se sentait très seul et il avait besoin de s' exprimer . Voilà comment c' est arrivé . Je ne le connaissais pas du tout . Tout en faisant le tour du lac , nous sommes descendus sur l' embarcadère et Bill a aperçu un bras qui s' agitait dans l' eau sous le plancher submergé . Il s' est trouvé que ce bras prolongeait ce qui restait de Muriel Chess . Je crois que c' est tout . J' ai cru comprendre , d' après le toubib , qu' elle était restée longtemps dans la flotte . Salement décomposée et tout . Oui . Probablement un mois , ce mois pendant lequel il a cru qu' elle était partie . Il n' y a pas de raison de penser autre chose . La lettre est une lettre de suicidée . Aucun doute à ce sujet , monsieur Marlowe ? Je lui jetai un coup d' oeil de côté . Des yeux noirs et pensifs me regardaient derrière une mèche de cheveux frisés . Le crépuscule tombait maintenant , très lentement . Ce n' était encore rien de plus qu' un léger changement dans la qualité de la lumière . J' imagine que la police a toujours des doutes dans ces cas _là , dis _je . Et vous ? Mon opinion n' a aucune valeur . Je la prendrai pour ce qu' elle vaut . Je n' ai vu Bill Chess que pendant un après_midi , dis _je . Il m' a semblé assez emporté , et de son propre aveu il n' a rien d' un petit saint . Mais il paraît avoir été très amoureux de sa femme et je ne le vois pas rester là un mois entier en sachant qu' elle est en train de pourrir sous le ponton . Pas plus que je ne le vois sortir de son chalet au grand soleil et regarder cette belle eau bleue , tout en sachant ce qui se cache derrière et ce qui s' est passé . Et en sachant qu' il l' a flanquée là lui_même . Je n' y arrive pas plus que vous , dit doucement Birdie Keppel . Ni moi ni personne . Et pourtant ces choses _là arrivent , nous le savons bien , et elles arriveront encore . Êtes _vous dans une agence immobilière , monsieur Marlowe ? Non . Dans quelle partie travaillez _vous , si je puis me permettre de vous poser cette question ? J' aime autant ne pas vous le dire . C' est presque aussi précis que si vous le disiez , dit _elle . D' ailleurs le toubib a entendu votre nom lorsque vous l' avez dit à Patton , et puis , nous avons un bottin de Los_Angeles au bureau . Mais je n' ai rien dit à personne . C' est gentil à vous , dis _je . De plus , je ne le dirai pas , dit _elle . Si vous ne voulez pas . Qu' est_ce_que ça va me coûter ? Rien , dit _elle . Rien du tout . Je ne prétends pas être une très bonne journaliste . Et puis nous n' imprimerions rien qui puisse ennuyer Jim Patton . Jim , c' est le sel de la terre ; mais ça pose des problèmes , non ? Ne tirez pas de conclusions trop rapides , dis _je . En tout cas Bill Chess ne m' intéresse nullement . Muriel Chess ne vous intéresse pas ? Pourquoi voulez _vous que je m' intéresse à Muriel Chess en quoi que ce soit ? Elle écrasa soigneusement sa cigarette dans le cendrier , sous le tableau de bord . Croyez ce que vous voulez , dit _elle . Mais il y a un petit quelque chose à quoi vous pourriez réfléchir si vous ne le savez pas déjà . Il y a environ six semaines , un roussin de Los_Angeles nommé De Soto est venu ici , une grosse brute salement mal élevée . Il ne nous a pas plu du tout et on ne lui a pas raconté grand_chose . Je veux dire , nous trois , au journal . Il avait sur lui une photo et il recherchait une femme nommée Mildred Haviland , disait _il . Il était en mission . C' était une photo ordinaire , un agrandissement d' amateur , pas une photo de la police . Il nous a dit que , selon les renseignements qu' il avait , elle habitait ici . Cette photo ressemblait drôlement à Muriel Chess . Les cheveux paraissaient roux et n' étaient pas du tout arrangés comme elle les arrangeait ici , et les sourcils étaient épilés en arcs très étroits , et tout ça vous change pas mal une bonne femme . Mais ça ressemblait drôlement à la femme de Bill Chess . Je tambourinai sur la portière de la voiture et , au bout d' un instant de silence , je dis : Qu' est_ce_que vous lui avez répondu ? On ne lui a rien dit du tout . D’abord , on n' était pas sûrs . Ensuite on n' aimait pas ses manières . Tertio , même si on avait été sûrs et si on avait aimé ses manières , on aurait préféré ne pas l' envoyer à Muriel . Pourquoi l' aurait _on fait ? Tous les gens ont fait dans leur vie des choses qu' ils regrettent . Moi , par exemple . J' ai été mariée autrefois à un professeur de langues anciennes de l' Université de Redlands . Elle se mit à rire doucement . Vous avez aussi votre petite histoire , je suppose , dis _je . Bien sûr . Mais ici , nous sommes juste des gens comme tout le monde . Ce type , De Soto , il a vu Patton ? Oh ! sûrement , il a dû le voir . Patton ne nous l' a pas dit . De Soto vous a montré sa plaque d' inspecteur ? Elle réfléchit un instant . Je ne me rappelle pas qu' il l' ait fait . Sa façon de parler nous a suffi comme garantie . Il se conduisait comme une sale brute de flic de la ville . Pour moi , c' est déjà une chance de moins qu' il en soit un . Est_ce_qu' on a parlé de ce type à Muriel Chess ? Elle hésita . Elle regarda un long moment , tranquillement , par le pare_brise , puis elle tourna la tête et fit signe que oui . Moi , je lui en ai parlé . Ça n' était pas mes oignons hein ? Qu' est_ce_qu' elle a dit ? Rien . Mais elle a ri , d' un rire bizarre , embarrassé , comme si je lui racontais une histoire drôle pas drôle . Puis elle est partie . Je garde l' impression d' un regard étrange dans ses yeux , l' espace d' un éclair . Vous continuez à ne pas être intéressé par Muriel Chess , monsieur Marlowe ? Pourquoi le serais _je ? Jusqu' à cet après_midi , je n' avais jamais entendu parler d' elle . Franchement . Pas plus que de Mildred Haviland d' ailleurs . Je vous pose en ville ? Oh non ! merci . Je vais aller à pied . Je n' ai que quelques pas à faire . Je vous remercie beaucoup . D' une certaine façon , j' espère que Bill ne va pas se trouver dans un trop sale pétrin . Surtout pas dans un pétrin de cette taille _là . Elle sortit de la voiture et me dit , gardant un pied dans la voiture et secouant la tête : On prétend que je me défends comme maquilleuse ; j' espère que c' est vrai . Mais comme reporter , je suis épouvantable . Bonne nuit ! Bonne nuit ! dis _je . Et elle s' éloigna dans le soir . Je restai là , à la surveiller , jusqu' à ce qu' elle disparaisse en tournant dans la grande rue . Puis je sortis à mon tour de la Chrysler et me dirigeai vers la pittoresque construction de la compagnie téléphonique . X Un daim apprivoisé , avec un collier de chien en cuir , errait dans la rue , devant moi . Je caressai son cou au poil rude et entrai dans le bâtiment . Une fille , petite , en pantalon , était assise derrière un petit bureau , le nez penché sur ses registres . Elle me donna le tarif pour Beverly Hills et la monnaie pour le distributeur à jetons . La cabine était en dehors , devant le mur de façade de la bâtisse . J' espère que vous vous plaisez ici , dit _elle , c' est très calme et très reposant . Je m' enfermai dans la cabine . Pour 90 cents je pouvais parler à Derace Kingsley pendant cinq minutes . Il était chez lui et j' eus la communication rapidement . Mais la ligne était pleine de friture à cause de la montagne . Avez _vous trouvé des choses là_haut ? La voix de Kingsley était dure et sûre d' elle de nouveau . J' en ai trouvé beaucoup trop , dis _je . Et pas du tout ce qui nous intéressait . Êtes _vous seul ? Qu' est_ce_que ça peut faire ? Moi , ça m' est parfaitement égal . Mais moi , je sais ce que je vais dire et pas vous . Bon . Allez _y , peu importe , dit _il . J' ai parlé longuement avec Bill Chess , lui dis _je . Il se sentait seul . Sa femme l' a quitté depuis un mois . Ils se sont disputés , puis il est parti , il s' est saoulé et lorsqu' il est revenu , elle n' était plus là . Elle a laissé une lettre disant qu' elle préférait mourir plutôt que de continuer à vivre avec lui un jour de plus . Je sais que Bill boit beaucoup trop , répondit la voix lointaine de Kingsley . Lorsqu' il est revenu de sa beuverie , les deux femmes étaient parties . Bill n' a aucune idée de la direction prise par Mme Kingsley . Lavery est bien venu ici en mai , mais pas depuis : il l' a d' ailleurs dit lui_même . Naturellement , Lavery a pu revenir pendant que Bill était parti se saouler . Mais ça ne serait pas difficile à établir et ça aurait fait deux voitures à conduire en bas de la colline . Et j' ai pensé que votre femme et Muriel Chess étaient parties ensemble , seulement Muriel avait également une voiture à elle . Mais cette idée _là , bonne ou pas bonne , a été flanquée en l' air par un autre événement . Muriel Chess n' est pas partie du tout : elle n' a pas dépassé votre petit lac privé . Elle est remontée aujourd’hui . J' étais là . Bon Dieu ! Vous voulez dire qu' elle s' est suicidée ? La voix de Kingsley semblait horrifiée . C' est possible . La lettre qu' elle a laissée est aussi bien une annonce de suicide . On peut la comprendre dans un sens ou dans l' autre . Le corps était enfoui sous le vieil appontement submergé , en dessous de l' embarcadère . C' est Bill qui a aperçu un bras qui remuait au fond pendant que nous étions en train de regarder l' eau . Il l' a repêchée . On l' a arrêté ; le pauvre type est complètement effondré . Bon Dieu ! répéta Kingsley , je comprends qu' il doit l' être ! Est_ce_qu' il a l' air de l' avoir … Il s' arrêta tandis_que l' opératrice reprenait la ligne pour me demander de remettre 45 cents dans l' automatique . Ce que je fis et la ligne nous fut rendue . l' air de l' avoir quoi ? Très claire soudainement , la voix de Kingsley répondit : L' air de l' avoir assassinée ? Salement ! dis _je . Jim Patton , le constable d' ici , n' aime pas beaucoup que cette lettre ne soit pas datée . Il paraît que sa femme l' a déjà quitté une fois à cause d' une femme et Patton pense , je crois , que Bill a gardé une lettre ancienne . De toute façon , ils l' ont emmené pour l' interroger à San_Bernardino et ils ont emporté le cadavre pour l' autopsie . Et que pensez _vous de tout ça ? me demanda lentement Kingsley . Eh bien ! c' est Bill qui a trouvé lui_même le cadavre et rien ne le forçait à m' emmener sur ce ponton . Le cadavre pouvait rester là bien plus longtemps , et même toujours . La lettre peut paraître vieille , car Bill l' a gardée dans son portefeuille et l' a relue de temps en temps pour nourrir son chagrin . Cette lettre pouvait d' ailleurs ne pas être datée cette fois _ci plus que l' autre . À mon avis , les lettres de ce genre sont le plus souvent sans date . Les gens qui les écrivent sont généralement pressés et ne s' embarrassent pas de dates . Le cadavre doit être affreusement décomposé . Qu' est_ce_qu' ils peuvent y découvrir maintenant ? Je ne sais pas comment ils sont équipés ici . Ils peuvent trouver si elle est morte noyée , je suppose . Ou s' il y a des marques de violence si elles n' ont pas été effacées par l' eau et la décomposition . Ils peuvent dire si on l' a tuée à coups de revolver ou assommée . Si l' os hyoïde est cassé , ils peuvent supposer qu' on l' a étranglée . La principale chose en ce qui nous concerne est que j' aurai à expliquer ma présence ici . Je serai probablement convoqué comme témoin . C' est ennuyeux , grogna Kingsley , très ennuyeux . Que pensez _vous faire maintenant ? En revenant , je vais m' arrêter au Prescott Hotel et je verrai si je peux y trouver quelque chose . Votre femme était _elle en bons termes avec Muriel Chess ? Oui , je crois . Crystal est supportable les trois quarts du temps . Moi , je connaissais à peine Muriel . Avez _vous jamais entendu parler d' une Mildred Haviland ? Quoi ? Je répétai le nom . Non , dit _il . Y a _t _il une raison quelconque pour que je la connaisse ? À chaque question que je vous pose , vous répondez par une autre , dis _je . Non , il n' y a aucune raison pour que vous connaissiez Mildred Haviland , surtout si vous connaissiez à peine Muriel Chess . Je vous rappellerai demain matin . Oui , s' il vous plaît , dit Kingsley . Il hésita un instant . Je suis désolé de vous savoir dans une sale histoire . Il hésita une seconde fois , puis il dit bonsoir et raccrocha . La sonnerie résonna immédiatement et l' opératrice m' annonça sèchement que j' avais mis cinq cents de trop . Je lui décrivis le genre de chose que j' aurais envie de mettre dans une fente comme celle_ci , mais ça ne la satisfit point . Je sortis de la cabine et j' envoyai un peu d' air dans mes poumons . Le daim apprivoisé au collier de cuir était debout devant l' ouverture de la barrière . J' essayai de le pousser , mais il s' appuya contre moi et ne bougea pas . Aussi , j' escaladai la balustrade et , remontant dans la Chrysler , je fis demi_tour jusqu' au village . Il y avait de la lumière dans le bureau de Patton , mais la pièce était vide et sa pancarte , Serai peut_être de retour dans vingt minutes , était toujours posée contre la vitre de la porte . Je continuai jusqu' à un appontement et je dépassai l' extrémité d' une plage déserte . Quelques bateaux et des hors_bords glissaient encore sur l' eau de soie . De l' autre côté du lac , de minuscules lumières jaunes commençaient à s' allumer dans les chalets de poupée perchés sur des montagnes en miniature . Une étoile isolée et brillante scintillait assez bas vers le nord_est , au_dessous de la crête des montagnes . Un rouge_gorge vint se percher sur la pointe d' un sapin de 30 mètres et attendit qu' il fit assez noir pour souhaiter le bonsoir à tous . En peu de temps il fit effectivement assez noir ; il chanta , puis s' envola dans les invisibles profondeurs du ciel . Je jetai ma cigarette dans l' eau immobile , remontai dans ma voiture et repartis vers Little Fawn Lake . XI La barrière qui fermait la voie privée était maintenue par un cadenas . Je garai la Chrysler entre deux sapins , j' escaladai la barrière et , à pas feutrés , je marchai le long de la route jusqu' à ce que le reflet du petit lac s' allume soudainement à mes pieds . Le chalet de Bill Chess était obscur . Les trois autres chalets , de l' autre côté , faisaient trois taches noires sur le fond pâle du granit . L' eau brillait , claire à l' endroit où elle coulait par_dessus la digue et glissait presque silencieusement sur la pente de l' autre face jusqu' au niveau inférieur . J' écoutai et je n' entendis que ce bruit . La porte d' entrée du chalet de Chess était fermée à clé . Je me glissai derrière la maison et , là , je trouvai un monstrueux cadenas . Je longeai les murs , essayant les jalousies . Elles étaient toutes fermées . Une petite fenêtre double , un peu plus haute , n' avait pas de jalousie , mais elle était fermée aussi . Je restai immobile et j' écoutai . Il n' y avait pas de vent et les arbres étaient aussi tranquilles que leurs ombres . J' essayai de glisser la lame de mon couteau entre les deux moitiés de la petite fenêtre . Pas mèche : la tringle refusait de bouger . Je m' appuyai contre le mur pour réfléchir et , soudain , je ramassai une grosse pierre et j' en frappai brutalement l' endroit où les deux montants se rejoignaient , au milieu . La tringle sauta avec des éclats de bois sec et un craquement bruyant . La fenêtre s' ouvrit sur l' ombre . Je m' accrochai au rebord et je passai une jambe par_dessus , puis je me hissai par l' ouverture en faisant un rétablissement . Je me laissai tomber dans la chambre . Je me retournai , un peu essoufflé par l' effort à cette altitude et j' écoutai de nouveau . Le rayon éblouissant d' une torche électrique me frappa en plein entre les deux yeux . Une voix très calme me dit : Reste où tu es , fiston . Tu dois être complètement pompé . La lumière me clouait au mur comme une mouche écrasée . Puis un interrupteur claqua et une lampe de bureau s' alluma . La torche s' éteignit . Jim Patton était assis dans un vieux fauteuil Morris , à côté de la table . Un tapis effrangé recouvrait l' extrémité de la table et son genou noueux . Il portait le même vêtement que dans l' après_midi avec , en plus , un blouson de cuir qui devait avoir été neuf , disons du temps d' Abraham_Lincoln . Ses mains étaient vides , à l' exception de la torche . Ses yeux étaient vides aussi . Ses mâchoires s' agitaient doucement . Qu' est_ce_que tu voulais , fiston , à part tout casser et entrer ici ? J' empoignai une chaise et m' assis à_califourchon dessus tout en regardant autour de moi . J' avais une idée , dis _je ; elle ne m' a pas paru mauvaise , pendant un moment , mais je crois que je pourrai l' oublier . Le chalet était plus grand qu' il ne le paraissait de l' extérieur . L' endroit où nous nous tenions était le living_room . Quelques meubles modestes , un tapis déchiré sur le plancher de sapin , une table ronde contre le mur du fond flanquée de deux chaises . Par une porte ouverte , j' aperçus l' angle d' un gros fourneau de cuisine noir . Patton hocha la tête et ses yeux m' étudièrent sans rancune . J' ai entendu une voiture , dit _il , et je savais qu' elle venait ici . Mais tu marches rudement doucement et je ne t' ai pas entendu arriver du tout . Je me suis posé des questions à ton sujet , fiston . Je ne répondis rien . Je pense que ça ne te fait rien que je t' appelle fiston , dit _il ; je ne devrais pas être si familier . Mais j' en ai pris l' habitude et je ne peux quasiment pas m' en débarrasser . Tous ceux qui n' ont pas une longue barbe blanche et de l' arthrite , je les appelle fiston . Je lui dis qu' il pouvait me donner tous les noms qui lui passaient par la tête et que je n' étais pas susceptible . Il sourit . Il y a une tapée de détectives sur l' annuaire de Los_Angeles , mais un seul s' appelle Marlowe . Qu' est _ce qui vous y a fait regarder ? Je suppose que tu appelles ça une curiosité de bas étage . Ajoute à ça que Bill Chess m' a dit que tu étais une espèce de flic . Mais tu n' as pas pris la peine de me le dire toi_même . J' aurais bien fini par le faire , dis _je . Je suis désolé que ça vous ait tracassé . Ça ne m' a pas tracassé du tout . J' ai beaucoup de difficulté à me tracasser . Tu as des papiers d' identité sur toi ? Je tirai mon portefeuille et les lui montrai . Bon , tu as tout ce qu' il faut pour travailler , dit _il satisfait . Et ta figure ne raconte pas grand_chose . Je suppose que tu voulais fouiller le chalet ? Oui . J' ai déjà fouiné assez conséquemment . Je n' ai fait que passer chez moi avant de revenir . C’est_à_dire que je suis resté à mon bureau une minute et que je suis venu ici . Mais je ne pense pas que je devrais te laisser chercher ici , pourtant . Il se gratta l' oreille . En fait , je veux bien être pendu si je sais si j' en ai le droit ou non . Qui est _ce qui t' emploie , tu dis ? Derace Kingsley . Pour rechercher sa femme . Elle a disparu depuis un mois . Elle est partie d' ici . Alors , je pars d' ici . Elle a , paraît _il , filé avec un type . Mais le type dit le contraire . J' espérais trouver ici quelque chose qui m' aurait donné une piste . Trouvé quelque chose ? Non . On la suit parfaitement jusqu' à San_Bernardino et El_Paso . Là , la piste s' arrête . Mais je commence tout juste . Patton se leva et déverrouilla la porte . Le parfum aromatique des pins entra dans la pièce . Il cracha au_dehors et vint se rasseoir , puis il fourragea dans ses cheveux bruns , grisonnant sous son stetson . Sa tête sans chapeau avait cet aspect indécent des têtes qui sont rarement sans chapeau . Tu n' as rien à voir avec Bill Chess ? Rien du tout . Je crois que vous autres , vous faites pas mal de boulot pour les divorces , dit _il . Boulot un peu dégueulasse , si tu veux mon avis . Je laissai passer . Kingsley n' aurait pas fait appel à la police pour retrouver sa femme , pas ? Difficile , dis _je . Il la connaît trop bien . Mais tout ce que tu m' as dit , ça n' explique pas du tout pourquoi tu veux fouiller dans le chalet de Bill , remarqua _t _il judicieusement . J' aime bien fouiner partout , dis _je . Mince ! dit _il . Tu peux faire mieux que ça . Alors mettons que c' est Bill Chess qui m' intéresse , mais uniquement parce_qu' il est dans un sale pétrin et que son cas est plutôt émouvant - malgré sa bonne dose de connerie . S' il a tué sa femme , on trouvera ici quelque chose pour le prouver . S' il ne l' a pas tuée , on y trouvera quelque chose pour prouver ça aussi . Patton pencha la tête sur le côté , comme un oiseau aux aguets . Et quel genre de choses , par exemple ? Des vêtements , des bijoux , des affaires de toilette . Tout ce qu' une femme emporte avec elle , lorsqu' elle s' en va et qu' elle ne veut pas revenir . Il s' appuya lentement au dossier de la chaise . Mais elle n' est pas partie , fiston . Alors ses affaires doivent être restées ici , mais si elles y étaient , Bill les aurait vues et aurait compris que sa femme n' était pas partie . Sacrebleu , j' aime pas ça d' un côté ni de l' autre , dit _il . Mais s' il l' a tuée , dis _je , il a fallu qu' il se débarrasse des affaires qu' elle aurait dû emporter en partant , si elle était partie . Comment crois _tu qu' il aurait fait , fiston ? La lumière jaunâtre de la lampe transformait en bronze un côté de son visage . J' ai cru comprendre que Muriel Chess avait sa propre Ford . Sauf ça , il a pu brûler tout ce qu' il y avait à brûler et enterrer le reste dans les bois . Jeter tout ça dans le lac aurait été dangereux . Mais en tout cas il ne pouvait ni brûler ni enterrer la voiture . Pouvait _il la conduire ? Patton parut surpris . Bien sûr ! Il ne peut pas plier sa jambe droite au genou et il ne pouvait pas se servir commodément du frein à pied , mais c' est parfaitement possible avec le frein à main ; la seule différence sur la voiture de Bill , c' est que le frein est déplacé à gauche du volant , près de l' embrayage , si bien qu' il peut manoeuvrer les deux à la fois du même pied . Je secouai ma cendre de cigarette dans un pot bleu qui avait dû contenir une livre de miel orange si l' on en croyait une petite étiquette dorée . Se débarrasser de cette voiture restait cependant la plus grosse difficulté , dis _je à Patton . Où qu' il l' ait emmenée , il a fallu qu' il revienne sans se faire voir . S' il l' avait abandonnée dans une rue , mettons à San_Bernardino , elle aurait été retrouvée et identifiée très vite . Ça ne faisait pas son affaire non plus . La solution la plus commode aurait été de la vendre à un casseur , mais il faut en connaître un . Aussi je pense qu' il a plutôt dû la cacher dans les bois , pas loin d' ici . Et encore moins loin que ça à cause de son infirmité . Eh bien ! pour un garçon que Bill Chess n' intéresse pas , tu en mets un drôle de coup sur tout ça , dit sèchement Patton . Bon , alors maintenant que tu as caché ta voiture dans les bois , après ? Il est forcé d' envisager la possibilité de découverte , répondis _je . Les bois sont déserts , mais il y a des chasseurs et des bûcherons de temps en temps . Et si on retrouvait la voiture , il vaut mieux qu' on trouve les affaires de Muriel dedans . Ça lui donne deux échappatoires . Pas fameuses d' ailleurs , ni l’une , ni l' autre , mais toutes les deux au moins possibles . La première est qu' elle a été tuée par un inconnu qui a organisé une belle mise en scène pour faire porter l' accusation sur Bill Chess quand on découvrira le cadavre . La seconde est que Muriel s' est réellement suicidée , mais a tout arrangé pour que Bill Chess soit accusé . Un suicide _vengeance . Patton réfléchit à tout ça soigneusement et tranquillement . Il retourna à la porte pour cracher une seconde fois , puis revint s' asseoir et fourragea de nouveau dans ses cheveux . Il me regardait d' un air profondément sceptique . Ta première solution serait possible , admit _il , mais tout juste , et je ne vois personne qui puisse l' avoir fait . Il reste quand même cette histoire de lettre à expliquer . Je secouai la tête . Supposons que Bill l' ait depuis la première fois . Supposons que Muriel soit partie , comme il le pensait , mais sans laisser de lettre . Après avoir passé un mois sans recevoir une seule nouvelle , il a pu être embêté et troublé au point de ressortir la vieille lettre , sentant qu' elle le protégerait plus ou moins si quelque chose était arrivé à sa femme . Il n' a rien dit de ce genre , mais il peut l' avoir pensé . Patton secoua la tête . Ça ne lui plaisait pas . À moi non plus . Il répondit lentement : Ça , c' est comme ton autre explication , c' est complètement idiot ! Se tuer soi_même et arranger les choses pour que quelqu’un d' autre soit accusé de vous avoir tué , ça ne colle pas du tout avec mes petites idées banales sur la nature humaine . Elles sont peut_être trop simplistes , dis _je . Parce que le fait s' est déjà produit , et toutes les fois qu' il s' est produit , ou presque , c' est une femme qui l' a fait . Baste ! dit _il , j' ai cinquante_sept ans et j' ai vu pas mal de cinglés , mais ton histoire ne vaut pas un clou . Ce que je pense , c' est qu' elle a projeté de filer et qu' elle a écrit la lettre , mais Bill l' a rattrapée avant qu' elle s' en aille , il a vu rouge et il l' a descendue . Ensuite , il était forcé de faire tous ces trucs dont nous avons parlé . Je ne l' ai jamais vue , dis _je . Aussi , je n' ai pas la moindre idée de ce qu' elle était capable de faire . Bill dit qu' il l' a rencontrée il y a à peu près un an à Riverside . Peut_être qu' elle a eu des histoires compliquées avant son mariage . Quel genre de fille était _ce ? Une petite blonde très appétissante , me dit Patton , lorsqu' elle s' arrangeait bien . Elle se négligeait un peu avec Bill . Une fille tranquille avec une figure qui n' en racontait pas lourd . Bill dit qu' elle avait un fichu caractère . Je ne m' en suis jamais aperçu . Mais j' ai pu juger le sien . Avez _vous trouvé que Muriel Chess ressemblait à la photo de quelqu’un qui s' appelle Mildred Haviland ? Il s' arrêta brusquement de mâcher et serra les lèvres . Puis , très lentement , ses gencives reprirent leur travail . Fichtre , je ferai drôlement bien de regarder sous mon lit ce soir avant de m' y fourrer , me dit _il . Pour être sûr que tu n' es pas là . Où est_ce_que tu as péché ce tuyau ? C' est une gentille petite fille qui s' appelle Birdie Keppel qui me l' a dit . Elle m' a interviewé pour son journal . Elle m' a dit dans la conversation qu' un flic de Los_Angeles , De Soto , montrait cette photo à tout le monde . Patton donna une claque à son genou épais et pencha ses épaules en avant . Là , j' ai eu tort , dit _il brièvement et j' ai commis une de mes erreurs . Ce gros veau avait montré cette photo à toute la ville avant de me l' apporter . Ça m' a un peu mis en rogne . La photo ressemblait à Muriel Chess , mais pas assez pour qu' on en soit sûr , de n' importe quelle façon . Je lui ai demandé pourquoi on la recherchait . Il m' a dit que c' était le boulot de la police . Je lui ai appris que j' en faisais partie moi_même , à ma façon ignare et campagnarde . Il m' a dit que ses instructions étaient de trouver la poupée et qu' il n' en savait pas plus . Peut_être qu' il a eu tort de me bousculer comme ça . Et moi je crois que j' ai eu tort de ne rien lui dire . Ce grand gaillard calme sourit vaguement au plafond , puis baissa les yeux et me regarda fixement . Je vous serai reconnaissant de respecter cette confidence , monsieur Marlowe . Vous vous êtes pas mal débrouillé aussi dans vos suppositions . Vous n' avez jamais été à Coon Lake ? Jamais entendu parler . À un kilomètre , ici derrière , me dit _il , me montrant la direction avec son pouce par_dessus son épaule . Il y a une petite sente à travers bois qui tourne vers l' ouest . Il y a juste la place de passer entre les arbres . Deux kilomètres de plus , et tu montes de 200 mètres jusqu' à Coon Lake . Joli petit coin . Les gens y vont quelquefois pique_niquer , mais pas souvent . C' est dur pour les pneus . Il y a deux ou trois petits lacs , pleins de roseaux . Encore à cette saison il y a de la neige , là_haut , dans les endroits à l' ombre . Il y a une flopée de vieilles cabanes en rondins qui ont toujours été en ruine , aussi loin qu' il m' en souvienne et il y a une grande construction démolie , en charpente , que l' université de Montclair utilisait comme camp de vacances , il y a une dizaine d' années . On ne s' en est pas servi depuis longtemps . C' est en arrière des lacs et très costaud . Par_derrière , il y a un lavoir avec une vieille chaudière rouillée et , à côté du lavoir , un grand hangar avec une porte à glissière sur des rouleaux . Ça devait servir comme garage , mais ils y ont rangé leur bois et les portes sont fermées après la saison . Le bois est une des rares choses que les gens auraient pu voler , mais des gens qui en chiperaient sur une pile ne fractureraient tout de même pas une porte pour ça . Tu te doutes de ce que j' ai trouvé dans le hangar ? Mais je croyais que vous étiez allé à San_Bernardino ? Changé d' avis . C' était guère possible d' emmener Bill dans une voiture avec le cadavre de sa femme . Andy est parti avec Bill , et le corps , dans l' ambulance du toubib . J' ai alors pensé , tout d' un coup , que je devrais quasiment jeter un petit coup d' oeil sur tout ça avant de remettre l' affaire entre les mains du juge et du shérif . La voiture de Muriel était dans le hangar ? Juste . Avec deux malles non fermées à l' intérieur . Les vêtements semblaient y avoir été empilés quasiment à toute vitesse . Des vêtements de femme . Fiston , la question , c' est qu' aucun étranger ne pouvait connaître cet endroit . J' acquiesçai . Il mit la main dans la poche baîllante de sa veste de cuir et en retira un petit tortillon de papier de soie . Il le déplia dans sa main et me tendit sa paume ouverte . Jette un coup d' oeil là_dessus . Ce qui reposait sur le papier était une mince chaîne d' or avec une serrure minuscule à peine plus grande qu' un des maillons . La chaîne avait été cassée sans que la serrure soit touchée . Elle avait à peu près 18 centimètres . Le papier et la chaîne étaient salis de poudre blanche . Où crois _tu que je l' aie trouvée ? demanda Patton . Je pris la chaîne et j' essayai de réunir les deux bouts . Ça ne se raccordait pas . Je ne fis pas de commentaires mais , mouillant mon doigt , je goûtai la poudre . Dans un pot ou une boîte de sucre à glacer , répliquai _je . La chaîne est une chaîne de cheville . Certaines femmes ne les retirent jamais , comme des alliances . La personne qui a enlevé celle_là n' avait donc pas la clef . Qu' en penses _tu ? Pas grand_chose . Bill n' aurait pas arraché cette chaîne de la cheville de Muriel pour lui laisser son collier vert . Je ne vois pas non plus Muriel la cassant , même en admettant qu' elle ait perdu la clef , en la cachant , pour risquer que quelqu’un la trouve . Une recherche assez approfondie pour trouver ça ne pouvait être faite que si on avait trouvé le corps au préalable . De plus , si Bill l' avait enlevée , il l' aurait jetée dans le lac . Mais le choix de cette cachette signifie quelque chose , si Muriel désirait la garder et la cacher à Bill . Patton parut troublé cette fois . Comment cela ? Parce que c' est une cachette très féminine . On se sert de sucre à glacer pour faire des gâteaux . Un homme ne regarderait jamais là . Rudement habile à vous d' avoir trouvé ça , shérif . Il grimaça d' un air penaud . Bon sang , j' ai renversé la boîte par hasard et du sucre s' est répandu : sinon j' aurais jamais rien trouvé , dit _il . Je repliai le papier et il le remit dans sa poche . Puis il se leva , l' air décidé . Tu restes dans notre coin ou tu retournes en ville ? Je retourne en ville . Jusqu' à ce que vous me convoquiez pour l' enquête . On m' interrogera , je suppose . Naturellement , mais c' est l' affaire du juge . Veux _tu quasiment fermer la fenêtre que tu as enfoncée ? J' éteins cette lampe et je fermerai la porte . Je fis ce qu' il me dit ; il alluma sa torche et éteignit la lampe . Nous sortîmes . Il poussa la porte pour s' assurer qu' elle était bien fermée . Il ferma doucement la jalousie et resta là à regarder le lac sous la lune . Je ne crois pas que Bill ait eu l' intention de la tuer , dit _il . Il pouvait refroidir une bonne femme sans en avoir la moindre intention . Il a des mains terriblement fortes , mais la chose faite , il fallait bien qu' il se serve de la cervelle que le bon Dieu lui a donnée pour dissimuler le crime . Je suis vraiment désolé de cette histoire . Mais ça ne change rien aux faits et aux probabilités . C' est simple et naturel , et les explications simples et naturelles finissent toujours par se révéler exactes . Je pense plutôt , dis _je , que Chess se serait enfui . Je ne vois pas comment il aurait pu supporter de rester . Patton cracha dans l' ombre de velours noir d' un buisson de manzanitas . Il dit lentement : Il avait une pension du gouvernement et il aurait été obligé de lâcher ça aussi . Et en plus , les trois quarts des types peuvent supporter ce qu' il faut qu' ils supportent , quand c' est en face d' eux et quand ça les regarde droit dans les yeux . C' est comme ce qu' ils font sur toute la terre en ce moment , avec cette guerre . Eh bien ! bonne nuit . Je vais redescendre encore jusqu' au ponton et puis je resterai là , sous la lune , et je serai mal à mon aise . Une nuit comme ça , et il faut qu' on s' occupe de crimes . Puis il s' en alla tranquillement dans l' ombre et devint une ombre lui_même . Je restai là jusqu' à ce qu' il soit hors de vue et je revins jusqu' à la barrière fermée , que j' enjambai . Je montai dans ma voiture et regagnai la route , cherchant un endroit pour la cacher . XII À-300- mètres de la barrière , un sentier étroit , couvert de feuilles de chêne brunies de l' automne précédent , contournait un ressaut de granit et disparaissait derrière . Je le pris , sautai sur les cailloux pendant 20 ou 30 mètres , puis rangeai la voiture près d' un arbre en tournant le capot dans la direction d' où je venais . J' éteignis les phares . Je coupai le contact et j' attendis . Une demi_heure passa . Sans tabac , le temps semblait long . Puis au loin , j' entendis le bruit du moteur d' une voiture qui démarrait ; le bruit s' enfla et le faisceau blanc des phares passa au_dessous de moi , sur la route . Le bruit s' affaiblit avec la distance et un léger nuage de poussière blanche resta dans l' air après son passage . Je sortis de ma voiture et revins jusqu' au chalet de Chess . Une violente poussée suffit cette fois à ouvrir la fenêtre . J' enjambai de nouveau , me laissai tomber sur le plancher et je braquai la torche que j' avais amenée sur la table et sur la lampe , de l' autre côté de la chambre . J' allumai la lampe , écoutai un moment , n' entendis rien et gagnai la cuisine . La caisse à bois , à côté du fourneau , était soigneusement garnie de petit bois . Il n' y avait ni assiettes sales dans l' évier , ni casseroles puantes sur la cuisinière . Bill Chess , seul ou non , tenait sa maison en ordre . Une porte menait de la cuisine à une chambre à coucher et de là , une porte très étroite donnait sur une minuscule salle de bains qui , de toute évidence , avait été construite récemment . La peinture fraîche et propre en témoignait . La salle de bains ne m' apprit rien . La chambre à coucher contenait un lit à deux places , une coiffeuse de bois de pin avec une glace ronde , sur le mur , au_dessus , une armoire , deux chaises et une corbeille à papier de métal . Il y avait deux carpettes ovales et déchirées , une de chaque côté du lit . Sur le mur , Bill Chess avait punaisé une série de cartes des divers fronts . Un idiot de petit volant rouge et blanc ornait la coiffeuse . Je fouillai dans les tiroirs . Une boîte en imitation cuir , qui contenait des bijoux fantaisie , n' avait pas été emportée . Je trouvai l' attirail habituel des femmes pour leur figure , leurs ongles et leurs sourcils . Il me sembla qu' il y en avait un peu trop . Simple supposition . Dans l' armoire étaient accrochés des vêtements d' homme et de femme , en petite quantité . Bill Chess possédait une chemise à carreaux plutôt criarde , avec des cols amidonnés assortis , entre autres . Dans une feuille de papier de soie bleu , je trouvai quelque chose , que je n' aimai pas du tout : une petite culotte de soie pêche , toute neuve , garnie de dentelles . Une année de pénurie comme celle_là , pas une femme normale n' aurait laissé derrière elle une culotte de soie . Ça , c' était mauvais pour Bill Chess . Je me demandai ce qu' en aurait pensé Patton . Je revins dans la cuisine pour fouiller les étagères au_dessus et à côté de l' évier . Elles étaient chargées de boîtes et de pots contenant les articles usuels . Le sucre à glacer était dans une boîte carrée et brune dont les coins étaient abîmés . Patton avait essayé de nettoyer ce qu' il avait renversé . Près du sucre , je trouvai du sel , du borax , du bicarbonate , de l' amidon , de la mélasse , etc . Quelque chose pouvait être caché dans n' importe laquelle de ces boîtes . Quelque chose qui provenait d' une petite chaîne d' or dont les extrémités ne se raccordaient plus . Je fermai les yeux et pointai mon doigt vers un des pots , au hasard . C' était le bicarbonate . Je pris un journal dans la caisse à bois . Je l' étendis pour y renverser le bicarbonate et le touillai avec une cuiller . Il me parut qu' il y avait là une quantité indécente de bicarbonate , mais c' était tout . Je le refourrai dans la boîte , et j' essayai le borax . Rien d' autre que du borax . Au troisième coup , on gagne ! J' essayai l' amidon . Ça faisait une poussière beaucoup trop fine ; mais là encore il n' y avait que de l' amidon . Soudain , un bruit de pas me glaça jusqu' à la moelle . Je camouflai rapidement la lumière et je revins dans la pièce principale pour en faire autant . N' importe comment , il était trop tard . Les pas résonnaient de nouveau , doux et prudents . Mes cheveux se hérissaient sur mon cou . J' attendis dans l' obscurité , la torche dans la main gauche . Deux minutes mortellement longues passèrent . Pendant tout ce temps , je ne respirais que d' un poumon . Ça ne pouvait pas être Patton . Lui serait venu jusqu' à la porte , l' aurait ouverte et m' aurait vidé . Les pas , toujours étouffés , paraissaient aller de _ci de _là , un mouvement , un long arrêt , un autre mouvement , un autre long arrêt . Je me glissai jusqu' à la porte et , tournant silencieusement la poignée , je l' ouvris toute grande et braquai ma torche devant moi . Deux yeux se transformèrent en deux petites lampes d' or . Il y eut un bond et un rapide bruit de sabots sous les arbres . Ce n' était qu' une biche curieuse . Je refermai la porte et suivis à nouveau ma torche jusqu' à la cuisine . Le petit rond de lumière s' arrêta net sur la boîte de sucre à glacer . Je donnai de nouveau la lumière , je pris la boîte et la renversai complètement sur le journal . Patton n' avait pas cherché assez profondément . Ayant trouvé une chose par hasard , il avait pensé que c' était tout . Il ne paraissait pas avoir remarqué qu' on devait nécessairement trouver autre chose . Un second petit tortillon de papier de soie apparut dans la fine poudre blanche . Je le secouai et le dépliai . Il contenait un minuscule coeur d' or , grand comme l' ongle du petit doigt d' une femme . Je ramassai tout le sucre à la cuiller , pour le remettre dans sa boîte et fourrai le journal dans le poêle . De retour dans le living_room , j' allumai la lampe sur la table . Sous cette lumière plus intense on pouvait tout juste lire sans loupe ce qui était gravé derrière le petit coeur . C' était en écriture cursive : Al à Mildred , 28 juin 1938 , avec tout mon amour . Al à Mildred , Al quelque chose à Mildred Haviland . Mildred Haviland , c' était Muriel Chess , morte deux semaines après avoir été recherchée par un flic de Los_Angeles du nom de De Soto . Je restai là , le petit coeur dans la main , me demandant en quoi ça pouvait m' intéresser et me répondant que je n' en avais pas la moindre idée . Je l' enveloppai dans son papier , quittai le chalet et revins au village . Patton téléphonait dans son bureau quand j' arrivai . La porte était fermée . Je dus attendre qu' il ait fini de parler . Quand il eut raccroché , il vint m' ouvrir . Je passai devant lui et je posai le petit tortillon de papier de soie sur son bureau . Je l' ouvris : Vous n' avez pas cherché assez loin dans le sucre en poudre , dis _je . Il regarda le petit coeur en or , me regarda , fit le tour du comptoir et tira de son bureau une loupe bon marché . Il examina le dos du petit coeur . Il reposa sa loupe et fronça les sourcils . J' aurais bien dû me douter que si tu avais envie de fouiller le chalet , tu le ferais de toute façon . Je ne vais pas avoir d' ennuis avec toi , hein , fiston ? Vous auriez dû remarquer que les extrémités de la chaîne ne se raccordaient pas , dis _je . Il me regarda très fixement . Fiston , j' ai pas tes yeux . Puis il repoussa le petit coeur , du bout de son gros doigt carré . Il me regarda et ne dit rien . Je dis : Vous pensez sans doute que ce bracelet a une signification dont Bill pouvait être jaloux ; moi aussi ; en admettant qu' il l' ait jamais vu . Mais sans blague , je parierais n' importe quoi qu' il ne l' a jamais vu et qu' il n' a jamais entendu parler de Mildred Haviland . Patton dit lentement : À ce qu' il paraît , j' aurais peut_être des excuses à faire à ce De Soto , pas ? Si vous le rencontrez jamais , dis _je . Il me lança un long regard vide que je lui rendis fidèlement . Pas de baratin , fiston , dit _il . Ne me raconte pas que tu n' as pas une belle idée toute neuve . Bon ; eh bien ! Bill n' a pas tué sa femme . Non ? Non . Elle a été tuée par quelqu’un qu' elle a connu avant son mariage . Quelqu’un qui avait perdu sa trace , qui l' a retrouvée mariée à un autre homme et qui n' a pas aimé ça . Quelqu’un qui connaissait le pays - comme le connaissent des centaines de gens qui ne vivent pas ici régulièrement t , et qui connaissait une bonne cachette pour la voiture et les vêtements . Quelqu’un qui la haïssait , mais qui pouvait dissimuler . Qui l' a persuadée de partir avec lui . Quand tout a été prêt , la lettre écrite , il l' a saisie à la gorge et lui a administré ce que , selon lui , elle méritait , et puis il l' a balancée dans le lac et il a mis les voiles . Ça vous va ? Ben , dit _il judicieusement , c' est un petit peu compliqué , tu ne crois pas ? Mais il n' y a rien d' impossible là_dedans . Rien du tout . Quand vous serez fatigué de cette théorie _là , dites _le _moi , dis _je . Je vous proposerai autre chose . Je suis bien foutrement sûr que tu le feras , dit _il . Et , pour la première fois depuis que je le connaissais , il se mit à rire . Je lui souhaitai à nouveau bonne nuit et m' en allai , le laissant remuer ses idées dans sa tête avec l' énergie robuste d' un homme soigneux qui déterre une souche dans son jardin . XIII Vers les onze heures , je descendis la rampe principale et je parquai la voiture dans une des rangées diagonales aux côtés du Prescott Hotel à San_Bernardino . J' extirpai un nécessaire de la voiture et je n' avais pas fait trois pas qu' un chasseur en chemise blanche et en pantalon soutaché , avec une cravate noire , me l' arracha des mains . L' employé de service , chauve comme un oeuf , s' intéressait aussi peu à moi qu' au reste . Il portait les diverses pièces d' un costume de toile blanche et il bâilla en me tendant la plume , puis il regarda très loin comme s' il se rappelait son enfance . Le chasseur et moi prîmes un ascenseur de quatre pieds sur quatre jusqu' au second étage et puis nous suivîmes quelques kilomètres de couloirs . Il faisait de plus en plus chaud . Le chasseur m' ouvrit la porte d' une chambre taille garçonnet munie d' une fenêtre sur la cour . La bouche d' aération , placée dans un coin du plafond , n' était pas plus grande qu' un mouchoir de femme . Le petit morceau de ruban , accroché au bord , s' agitait tout juste assez pour montrer que ça remuait un peu à ce niveau _là . Le chasseur était grand , mince , jaune , plus très jeune et frais comme une tranche de poulet en gelée . Il déplaça son chewing_gum de droite à gauche , posa mon nécessaire sur une chaise , regarda en l' air et resta là . Ses yeux étaient de la couleur d' un verre d' eau . J' aurais peut_être dû demander une chambre d' un dollar , lui dis _je . Celle_là est peut_être un poil trop ajustée . J' ai idée que vous avez d' la veine d' en avoir une . La ville est en train de péter aux coutures . Apporte _nous toujours de la bière , des verres et de la glace . Nous ? C’est_à_dire , si ça t' arrive de boire un coup . J' ai idée que je peux risquer le coup à cette heure _ci . Il sortit . J' enlevai veste , cravate , chemise et sous_vêtement et me mis à tourner dans le courant d' air tiède qui venait de la porte ouverte . Ça sentait l' acier chauffé . J' entrai dans la salle de bains en me mettant de profil - c' était ce genre de salle de bains - et je m' arrosai d' eau tiède . Je respirais un peu plus librement lorsque le long chasseur lymphatique revint , portant un plateau . Il ferma la porte et j' exhibai une bouteille de rye . Il prépara les deux verres et nous échangeâmes les sourires habituels et forcés avant de boire . La sueur commença de ruisseler au bas de mon cou et elle était à mi_chemin de mes chaussettes avant que j' aie eu le temps de reposer le verre . Mais je me sentais mieux tout de même . Je m' assis sur le lit et je regardai le chasseur . Combien de temps peux _tu rester là ? À quoi faire ? À te souvenir . J' ai foutrement pas d' entraînement pour ça , dit _il . J' ai de l' argent à dépenser d' une façon qui m' est personnelle , dis _je . Je décollai mon portefeuille de la partie inférieure de mon dos et j' étendis des billets de un dollar , assez fatigués , sur le lit . J' vous demande pardon , dit le chasseur . Mais j' ai idée que vous devez être un flic . Fais pas l' idiot , dis _je . Tu as déjà vu un flic jouer au solitaire avec sa propre galette ? Tu peux m' appeler un enquêteur . Ça m' intéresse , dit _il . L' alcool , ça fait travailler les méninges ! Je lui donnai un dollar : Essaye ça sur tes méninges . Est_ce_que je dois t' appeler le grand Tex de Houston ? Amarillo , dit _il . Mais ça n' a pas d' importance . Ça vous plaît , mon accent du Texas ? Moi , j' en suis malade , mais je me suis aperçu que les gens aiment ça . Garde _le , dis _je . En tout cas , ça n' a jamais fait perdre un dollar à personne . Il sourit et fit proprement disparaître le billet dans la poche de montre de son pantalon . Qu' est_ce_que tu faisais le vendredi 12 juin ? Tard après minuit ou dans la soirée . C' était un vendredi . Il but et réfléchit , secouant doucement le morceau de glace et remisant son chewing_gum dans un coin de sa bouche . J' étais de service ici , dit _il , de six à minuit . Une jeune femme mince , une jolie blonde , est descendue à cet hôtel et y est restée en attendant le train de nuit pour El_Paso . Je suppose qu' elle a pris celui_là , parce_qu' elle était à El_Paso dimanche matin . En arrivant ici , elle conduisait une Packard _Clipper immatriculée au nom de Crystal Kingsley , 965 , Beverly Hills . Elle doit l' avoir inscrit sous ce nom , sous un autre ou sous aucun . Mais sa voiture est encore au garage . J' aimerais parler au garçon qui l' a inscrite à son entrée et à sa sortie . Ça fera un autre dollar - rien que penser à ça . Je prélevai un autre dollar sur mon étalage et il disparut dans sa poche avec un bruit de chenilles en train de se battre . Peut se faire … dit _il tranquillement . Il reposa son verre et quitta la chambre , fermant la porte . Je finis le mien et je m' en préparai un second . J' allai dans la salle de bains et je m' arrosai d' eau tiède une seconde fois . À ce moment , le téléphone sonna . Je me faufilai dans l' espace réduit entre la porte de la salle de bains et le lit , pour y répondre . C' était le gars du Texas . C' était Sonny . Il a plaqué la semaine dernière , me dit _il . C' est un autre gars qui s' appelle Les qui l' a inscrite à son départ . Il est ici . D' accord . Expédie _le _moi , hein ? J' étais en train de m' amuser avec mon second verre , et de penser au troisième lorsqu' on frappa à la porte . Je l' ouvris sur un petit rat aux yeux verts avec une bouche mince de fille . Il entra dans la chambre presque en dansant et resta là à me regarder avec un léger ricanement . Un verre ? Sûr , dit _il froidement . Il s' en versa un bon coup , ajouta un léger nuage de bière , engloutit le tout d' un trait , planta une cigarette entre ses lèvres minces et alluma une allumette en la sortant de sa poche . Il souffla la fumée et continua à m' examiner . Du coin de l' oeil , il lorgnait l' argent qui était sur le lit , sans le regarder directement . Sur la poche de sa chemise était brodé , au lieu d' un numéro , le mot : capitaine . C' est vous , Les ? Non . Il s' arrêta . On n' aime pas beaucoup les flics , ici . On n' en a pas chez nous et on se fout pas mal de ceux qui travaillent pour les autres . Merci , dis _je . Ça sera tout . Hé ? Sa petite bouche se tordit fort désagréablement . Casse _toi , dis _je . Je croyais que vous vouliez me voir , ricana _t _il . Tu es portier _chef ? Le chef du bureau . Je voulais t' offrir un verre . Je voulais te donner un dollar . Voilà . Je le lui tendis . Merci d' être monté . Il prit le dollar et le mit dans sa poche sans un mot de remerciement . Il rejetait la fumée par son nez , les yeux mi_clos et mauvais . Ce que je dis , ça compte , fît _il . Ça compte autant que ça peut compter avec toi , dis _je , et ça ne va pas bien loin . Tu as eu ton verre et ton pourboire , et maintenant tu peux te casser . Il se retourna avec un brusque haussement d' épaules et glissa hors de la chambre , rapidement et sans bruit . Quatre minutes passèrent . Un nouveau coup à la porte , très léger . Le grand type entra en souriant . J' allai me rasseoir sur le lit . J' ai idée que vous n' avez pas parlé à Les ? Pas beaucoup . Il est content ? J' ai idée que oui . Vous savez ce que c' est , les chefs . Faut qu' ils prennent leur pourcentage . Peut_être que vous pourriez m' appeler Les , monsieur Marlowe . C' est toi qui l' as inscrite à son départ ? Non . C' était tout des blagues . Elle n' a jamais passé au bureau . Mais je me souviens de la Packard . Elle m' a donné un dollar pour la garer et surveiller ses affaires jusqu' à l' heure de son train . Elle a dîné à l' hôtel . On se souvient d' un dollar , par ici ! Et puis on a causé de cette voiture qui restait si longtemps au garage . De quoi elle avait l' air , cette femme ? Elle portait un tailleur noir et blanc , mais plutôt blanc , avec un panama qui avait un ruban noir et blanc . C' était une jolie dame blonde juste comme vous l' avez dit . Plus tard , elle a pris une voiture pour aller à la gare ; j' y ai mis ses bagages . Y avait bien des initiales dessus , mais je crains de ne pas me les rappeler . J' aime autant que tu ne puisses pas , dis _je . Ça en ferait un peu trop . Prends un autre verre . Quel âge pouvait _elle avoir ? Il rinça le second verre et se prépara un mélange de civilisé . De nos jours , c' est plutôt dur de donner un âge aux femmes , me dit _il . J' ai idée qu' elle devait avoir quelque chose comme trente ans : peut_être un peu plus , peut_être un peu moins . Je fouillai dans ma veste pour trouver la photo de Crystal et de Lavery sur la plage et je la lui tendis . Il la regarda attentivement , l' éloigna de ses yeux , la rapprocha . C' est pas un serment devant les juges que je demande , dis _je . Je ne voudrais pas , pour sûr . Ces petites blondes sont toutes tellement bâties sur le même modèle ; un changement de vêtements , d' éclairage ou de maquillage et les voilà toutes pareilles ou toutes différentes . Il hésita un instant , fixant la photo . Qu' est _ce qui te turlupine ? demandai _je . Je réfléchis au pékin de la photo . Il est dans le coup ? Fais comme s' il y était , dis _je . Je crois que ce type a parlé dans le hall et a dîné avec elle . Un grand gigolo bâti comme un poids mi_lourd . Il est parti avec elle , dans la voiture . T' es sûr de ça ? Il lorgna vers l' argent étalé sur le lit . Bon , d' accord . Combien ? demandai _je lassé . Il se raidit et , reposant la photo , lança sur le lit les deux dollars chiffonnés qui étaient dans sa poche . Je vous remercie pour le verre , dit _il , et allez vous faire foutre . Il s' en alla vers la porte . Oh ! ça va , assieds _toi et ne sois pas susceptible , grognai _je . Il se rassit et me regarda avec dignité . Et ne sois pas si tellement du Texas , dis _je . Depuis des années , j' y suis jusqu' au cou dans les garçons d' hôtels . Si j' en ai enfin rencontré un qui ne cherche pas à me monter le coup , c' est parfait . Mais tu ne peux pas t' attendre à ce que je m' imagine en rencontrer un qui ne me monte pas le coup . Il se dérida peu à peu , hocha la tête , reprit la photo et me regarda . Pour le monsieur , c' est une photo maison , dit _il . Bien plus que pour la dame . Mais il y a un autre petit truc à cause duquel je me souviens de lui . J' ai eu l' impression que la dame n' avait pas aimé qu' il l' aborde si ouvertement dans le hall . Je soupesai cette impression et conclus que ça ne signifiait pas grand_chose . Lavery était peut_être en retard , il avait peut_être raté un autre rendez_vous . Je lui dis : Il y a une raison pour ça . As _tu remarqué quels bijoux portait la dame ? Bagues , boucles d' oreilles , n' importe quoi qui ait l' air voyant ou coûteux ? Il n' avait rien remarqué . Est_ce_que ses cheveux étaient longs ou courts , raides , ondulés ou bouclés , blonds naturellement ou teints ? Il rit : Bon sang ! ne me demandez pas ça , monsieur Marlowe . Même s' ils sont blonds naturellement , elles les veulent toujours plus clairs , quant_au reste , je crois me souvenir qu' ils étaient plutôt longs , comme on les porte maintenant , plutôt raides et un peu bouclés dans le bas . Mais je peux me tromper . Il regarda la photo . Elle les a attachés derrière , là_dessus . On ne peut rien voir . C' est juste , dis _je . La seule raison pour laquelle je te demande cela , c' est pour être sûr que tu n' avais pas fait de la surobservation . Le gars qui voit trop de détails est un témoin aussi peu sûr que celui qui n' en remarque aucun . Presque toujours , il en invente la moitié . Ce que tu m' as dit est très correct étant donné les circonstances . Je te remercie bien . Je lui rendis ses deux dollars et les complétai par un billet de cinq pour leur tenir compagnie . Il me remercia , vida son verre et quitta doucement la pièce . Je finis le mien . Après avoir repris une douche , j' estimai préférable de rentrer chez moi plutôt que de dormir dans ce trou . Je remis chemise et veste et descendis l' escalier avec ma valise . Le capitaine aux yeux de rat était le seul chasseur dans le hall . Je posai mon sac sur le bureau de l' hôtel sans qu' il fît un pas pour venir m' aider . L' employé chauve comme un oeuf me sépara de deux de mes dollars , toujours sans me regarder . Deux dollars pour passer la nuit dans ce four , dis _je , quand on peut avoir une petite baraque en plein air pour rien . L' employé bâilla , réagit à retardement et me répondit joyeusement . Il fait très frais ici vers 3 heures du matin . Jusqu' à 8 ou 9 heures c' est même tout à fait agréable . J' essuyai la sueur qui coulait dans mon cou et je sautai dans ma voiture . Minuit ! et le siège était encore brûlant . J' arrivai chez moi vers 2 h 45 du matin . Hollywood était une glacière . Même Pasadena m' avait semblé fraîche . XIV Je rêvais que j' étais perdu dans les profondeurs glacées d' une eau verte , avec un cadavre sous mon bras . Il avait de longs cheveux blonds qui s' obstinaient à flotter devant son visage . Un énorme poisson , avec des yeux saillants , un corps tout enflé et brillant de putréfaction me tourna autour en me faisant de l' oeil comme une vieille tante . Au moment où j' allais éclater par manque d' air , le cadavre revint à la vie sous mon bras et s' éloigna de moi , et puis je me battis avec le poisson et le cadavre roulait dans l' eau de _ci de _là , déployant sa longue chevelure . Je m' éveillai la bouche pleine de drap et les deux mains cramponnées au cadre de mon lit , tirant dessus de toutes mes forces . Les muscles de mes bras me firent mal quand je lâchai prise . Je me levai , pris une cigarette , pieds nus sur le tapis moelleux . Ma cigarette finie , je regagnai mon lit . Il était neuf heures lorsque je me réveillai à nouveau . Le soleil me frappait le visage , la chambre était brûlante . Après m' être douché et rasé , je m' habillai en partie et préparai mon petit déjeuner : pain grillé , café et oeufs , dans la cuisine minuscule . Tandis que je terminais mon repas , on frappa à la porte de mon appartement . J' allai ouvrir , la bouche pleine . C' était un homme mince dans un sobre complet gris , l' air sérieux . Floyd Greer , lieutenant au Bureau central des recherches , dit _il en entrant dans ma chambre . Il me tendit une main sèche que je serrai . Il prit place sur le rebord d' un fauteuil , comme ils le font d' habitude , tourna son chapeau entre ses mains et m' examina de ce regard fixe et tranquille qu' ils ont également . Nous avons eu un appel de San_Bernardino au sujet de l' affaire de Puma Lake . La femme noyée , me dit _il . Il paraît que vous étiez présent quand elle a été découverte . J' acquiesçai . Voulez _vous un peu de café ? Non merci , j' ai déjeuné il y a deux heures . Je pris le mien et m' assis en face de lui . Ils nous ont demandé d' aller vous voir , continua _t _il , de leur donner des renseignements sur vous . C' est normal . Nous l' avons donc fait . Vous avez l' air d' avoir un bulletin de santé parfaitement correct en ce qui nous concerne . C' est une drôle de coïncidence qu' un type de votre genre ait été là quand on a découvert le cadavre . C' est comme ça avec moi , dis _je . Un veinard . Alors , j' ai eu l' idée de passer vous voir et vous dire bonjour . Excellente idée . Ravi de vous connaître , Lieutenant . Curieuse coïncidence , répéta _t _il hochant la tête . Vous étiez là_haut pour travailler , si on peut dire . En admettant que ce soit pour ça , dis _je , mon travail n' avait rien à voir avec cette femme morte : autant que je puisse en juger . Mais vous n' en êtes pas sûr ? me demanda _t _il . Jusqu' à ce qu' une affaire soit terminée , vous n' êtes jamais sûr des ramifications qu' elle peut avoir , hein ? C' est exact . De nouveau il fit tourner son chapeau entre ses doigts comme un cow_boy timide . Mais son regard n' avait rien de timide . J' aimerais être sûr que si des ramifications de ce genre existent entre votre affaire et celle de la femme noyée , vous nous les ferez connaître , me dit _il . J' espère que vous pouvez compter là_dessus , dis _je . Il gonfla sa lèvre inférieure avec sa langue . J' aimerais un peu plus qu' un espoir . Pour le moment , vous ne voulez rien dire ? Pour l' instant , je ne sais rien que Patton ne sache lui_même . Qui est _ce ? Le constable de Puma Point . Il sourit avec condescendance , fit craquer ses jointures et , au bout d' une minute , dit : Le district attorney de San_Bernardino voudra sans doute vous parler avant l' enquête . Mais ce n' est pas pour tout de suite . Pour l' instant , ils prennent les empreintes . On leur a prêté un spécialiste . Ça sera difficile . Le corps est drôlement mal en point . Ça se fait couramment , dit _il . On a mis le système au point à New_York où ils n' arrêtent pas de repêcher des noyés . On découpe de petits morceaux de peau sur les doigts , on les durcit dans une solution tannante et on en prend les empreintes . Ça marche bien en général . Vous pensez que cette femme a un casier judiciaire ? lui demandai _je . Oh ! on prend les empreintes de tous les cadavres , dit _il . Vous devriez savoir ça . Je ne connaissais pas cette femme , dis _je . Si vous pensez que je la connaissais et que je suis monté là_haut pour ça , vous faites erreur . Mais ça vous embêterait tellement de nous dire simplement pourquoi vous étiez là_haut ? insista _t _il . Ainsi , vous pensez que je mens , dis _je . Il accrocha son chapeau à une phalange osseuse . Vous ne saisissez pas , Marlowe : nous ne pensons rien du tout . Nous cherchons et nous trouvons . C' est de la simple routine . Vous devriez savoir ça . Vous vous êtes assez occupé de ces choses _là pour ça . Il se leva et remit son chapeau . Faites _moi savoir si vous avez à quitter la ville . Je vous en serai reconnaissant . Je dis que je n' y manquerais point et je l' accompagnai jusqu' à la porte . Il sortit avec un signe de tête et un demi_sourire triste ; Je le vis arriver languissamment devant l' ascenseur dont il pressa le bouton . Je retournai dans ma cuisine voir s' il restait du café . À peu près les deux tiers d' une tasse . J' ajoutai de la crème et du sucre et , muni de ma tasse , j' allai au téléphone . J' appelai le Bureau central de la police où je demandai le lieutenant Floyd Greer . Une voix me répondit : Le lieutenant Greer n' est pas au bureau . Vous voulez quelqu’un d' autre ? De Soto est _il là ? Qui ? Je répétai le nom . Quel est son grade et son service ? Inspecteur en civil ou quelque chose comme ça . Ne quittez pas . J' attendis . La grosse voix d' homme revint au bout du fil . Qu' est_ce_que c' est que cette blague ? Nous n' avons pas de De Soto sur le registre . Qui est à l' appareil ? Je raccrochai , je finis mon café et je composai le numéro de Derace Kingsley . La douce et froide Mlle Fromsett me répondit qu' il venait d' arriver et me mit en communication avec lui , sans l' ombre d' une objection . Alors , qu' avez _vous trouvé à l' hôtel ? me demanda _t _il d' une voix bruyante et vigoureuse . Elle a bien été là_bas . Et Lavery l' y a rencontrée . Le chasseur qui m' a donné le tuyau a mentionné Lavery de lui_même , sans que je lui en parle . Ils ont dîné et il l' a accompagnée jusqu' à la gare . Eh bien ! j' aurais dû me douter qu' il mentait , dit lentement Kingsley . Mais j' ai quand même eu l' impression qu' il était surpris quand je lui ai parlé du télégramme d' El_Paso . J' attachais sans doute trop de poids à une simple impression . Rien d' autre ? Non . Un flic est venu ce matin me donner le petit avertissement habituel et me prier de ne pas quitter la ville sans le lui faire connaître . Il a essayé de savoir ce que je faisais à Puma Point . Je ne lui ai rien dit . Et comme il ignorait jusqu' à l' existence de Patton , il est évident que Patton ne l' a dit à personne . Jim fera sûrement tout son possible pour être correct , me répondit Kingsley . Pourquoi m' avez _vous parlé la nuit dernière d' un nom … Mildred quelque chose ? Je lui racontai brièvement l' histoire et lui parlai de la voiture et des vêtements de Muriel et de l' endroit où on les avait trouvés . Ça sent mauvais pour Bill , me dit _il . Je connais Coon Lake moi_même , mais l' idée ne me serait jamais venue de me servir de ce vieux hangar - en admettant que je sache qu' il y en avait un . Non seulement ça sent mauvais , mais ça a l' air prémédité … Je ne suis pas d' accord . Connaissant suffisamment bien la région , Chess n' avait pas à se creuser pour trouver où cacher la voiture . Il était , d' autre part , obligé de tenir compte de la distance . Peut_être . Quel est votre plan maintenant ? Affronter Lavery de nouveau , naturellement . Il convint que c' était la seule chose à faire . Quant_au reste , aussi tragique qu' il soit , ce n' est pas notre affaire , n' est _ce pas ? ajouta _t _il . À moins que votre femme ne sache quelque chose . La voix de Kingsley se fit coupante . Écoutez , Marlowe . Je crois comprendre que votre instinct de détective vous pousse à mettre tout ce qui arrive dans le même sac , mais ne vous laissez pas entraîner . La vie n' est pas du tout comme ça , tout au moins ce que j' en connais . Laissez donc les affaires de famille de Chess à la police et conservez vos méninges pour travailler pour la famille Kingsley . D' accord , dis _je . Je n' ai pas l' intention de vous tyranniser , dit _il . Je ris cordialement , lui dis au revoir et raccrochai . Je finis de m' habiller et descendis au garage chercher la Chrysler . Et je redémarrai pour Bay City . XV Je dépassai le croisement de la rue Altaïr et d' une route transversale qui longeait le bord du canyon et se terminait par un parc à voitures semi_circulaire entouré d' un trottoir et d' une balustrade en bois peinte en blanc . Je restai là un petit moment , assis dans la voiture , réfléchissant , regardant la mer et admirant les pentes bleu gris des collines tombant vers l' océan . J' essayais de me décider quant_à la façon de traiter Lavery : par la douceur ou avec les poings et des grands coups de gueule . Je conclus que je n' avais rien à perdre à commencer en douceur . Si ça ne donnait pas de résultat ( comme je m' y attendais ) on laisserait les choses se faire et nous pourrions démolir les meubles . L' allée pavée qui courait à mi_chemin de la butte , desservant les maisons construites sur le faîte , était vide . Dans la rue suivante , en dessous , deux gosses lançaient un boomerang vers la colline et couraient derrière avec les injures et les coups de coude de rigueur . Un peu plus bas , une petite maison entourée d' arbres et d' un mur en brique rouge . L' éclat blanc d' une lessive qui séchait dans la cour . Deux pigeons roucoulaient sur le toit , en se bécotant la tête . Un autobus bleu et brun cahota dans la rue devant la maison de brique et s' arrêta . Un vieux monsieur en descendit avec une sage lenteur , se fixa solidement sur le sol , puis le frappa d' une lourde canne avant de commencer à ramper vers le sommet de la colline . L' air était plus pur qu' hier . Le matin était calme et tranquille . Je laissai là ma voiture et j' allai à pied jusqu' au 623 de la rue Altaïr . Les jalousies étaient baissées sur les fenêtres de façade et la maison semblait dormir . Marchant sur la mousse coréenne , je sonnai et vis que la porte n' était pas complètement fermée . Elle avait joué légèrement dans son chambranle , comme toutes les portes , et le pêne dépassait un peu l' extrémité inférieure de la gâche . Je me rappelai qu' elle collait déjà la veille quand je m' en allais . Je poussai la porte et elle s' enfonça vers l' intérieur avec un léger claquement . La pièce était sombre , mais un peu de lumière entrait par les fenêtres de l' ouest . Personne n' avait répondu à mon coup de sonnette . Je ne resonnai pas . J' entrai . La pièce avait une odeur lourde et étouffante , l' odeur des chambres pas encore aérées tard dans la matinée . La bouteille de Vat 69 , sur la table ronde près du sofa , était presque vide . Une seconde bouteille pleine attendait à côté . Au fond du seau à glace en cuivre , il y avait un peu d' eau . Deux verres et un siphon semblaient avoir servi . Je remis la porte dans la position où je l' avais trouvée et j' écoutai . Si Lavery n' était pas chez lui , il fallait profiter de l' occasion et fouiller la cambuse . Je ne savais pas grand_chose sur lui , mais c' était sans doute suffisant pour le retenir d' appeler les flics . Le temps passa dans le silence . Il y eut la sonnerie sèche d' une pendule électrique sur la cheminée , le bruit lointain du klaxon d' une voiture sur Aster Drive , le ronronnement d' un avion au_dessus de la colline , le claquement du contacteur et le grondement du moteur d' un frigidaire dans la cuisine . J' avançai encore , examinant la chambre et écoutant . Il n' y avait rien que ces bruits immuables qui appartiennent en propre aux maisons elles_mêmes et n' ont rien à voir avec les gens qui les habitent . Je marchai sur le tapis jusqu' à l' arc en plein cintre du passage du fond . Une main gantée apparut sur la rampe blanche à l' angle du passage , là où les marches menaient à l' étage inférieur . Elle apparut et s' arrêta . Puis le chapeau d' une femme se montra , puis sa tête . La femme montait tranquillement l' escalier . Elle s' encadra dans l' arcade et parut ne pas même m' apercevoir . C' était une femme mince , d' âge incertain , avec des cheveux châtains en désordre , une bouche rouge comme un champ de bataille , beaucoup trop de rouge sur les joues , et les yeux faits . Elle portait un tailleur bleu en tweed qui gueulait effroyablement avec un chapeau pourpre . Ce dernier faisait de son mieux pour arriver à lui pendre sur le côté de la tête . Elle me vit . Elle ne s' arrêta pas et son expression ne changea absolument pas . Elle traversa toute la pièce , la main droite un peu détachée du corps . Sa main gauche portait le gant brun que j' avais vu sur la rampe . Le gant droit était serré autour de la crosse d' un petit revolver . Elle s' arrêta à ce moment et sursauta . Un petit cri de détresse s' échappa de ses lèvres . Puis elle ricana , un ricanement haut et nerveux . Elle dirigea l' arme vers mon estomac et s' avança délibérément sur moi . Je ne quittai pas le revolver du regard et je ne criai pas . Elle s' approcha . Quand elle fut assez près pour une conversation confidentielle , elle dirigea le canon vers mon estomac et dit : Tout ce que je voulais , c' était mon loyer . La maison est bien tenue . Rien n' est cassé . Il a toujours été un bon locataire , soigneux et rangé . C' est simplement que je ne voulais pas qu' il soit trop en retard pour payer son terme . Un type avec une voix artificielle et malheureuse répondit poliment : Combien doit _il ? Trois mois , dit _elle . Ça fait 240 dollars . 80 dollars par mois , ce n' est pas cher pour une maison aussi bien meublée . J' ai eu un peu de mal à toucher les précédents , mais ça s' est toujours arrangé très bien . Il m' avait promis un chèque ce matin , par téléphone , enfin , je veux dire qu' il avait promis de me donner un chèque ce matin . Par téléphone , dis _je . Et ce matin ! Je remuai un peu de façon dégagée . Mon idée était de m' approcher assez d' elle pour effectuer une attaque de côté sur le revolver , le détourner et sauter dessus rapidement avant qu' elle le remette dans le bon sens . Je n' ai jamais eu de chance avec la technique , mais il faut bien en faire un peu une fois par hasard . Ça me paraissait être la fois en question . Je me rapprochai de 10 centimètres , ce n' était pas assez . Alors , vous êtes la propriétaire ? lui dis _je . Je ne regardais pas le revolver . J' avais un faible , un très faible espoir qu' elle ne sache pas qu' elle me visait . Mais certainement . Je suis Mme Fallbrook . Qui pensiez _vous que j' étais ? Oh ! je pensais que vous étiez sans doute la propriétaire , dis _je . Vous parlez du loyer et de tout ça … Mais je ne savais pas votre nom . Encore 15 centimètres . Joli travail de précision . Ce serait une honte si ça ratait . Et puis _je vous demander qui vous êtes ? Je viens pour le paiement de la voiture , dis _je . La porte était ouverte un tout petit peu et , en somme , peut_être que je l' ai poussée , je ne sais pas pourquoi . Je me fis la figure du type qui vient pour la compagnie réclamer l' argent de la voiture : un peu dur , mais tout prêt à faire un beau sourire bien rond . Voudriez _vous dire que M Lavery est en retard pour payer sa voiture ? demanda _t _elle , l' air ennuyé . Un peu . Pas beaucoup , lui dis _je d' un ton tout à fait apaisant . J' y étais arrivé maintenant . J' étais à bonne portée et il me fallait faire vite . Tout ce qu' il fallait c' était un beau petit plongeon bien propre vers le revolver . Je commençai à lever mon pied gauche du tapis . Vous savez , me dit _elle . C' est drôle , ce revolver . Je l' ai trouvé dans l' escalier . Des saletés pleines d' huile , n' est _ce pas ? Et le tapis de l' escalier est une très jolie moquette grise . Très chère ! Et elle me tendit le revolver . Ma main , raide comme une coquille d' oeuf , presque aussi fragile , se tendit pour le prendre . Et le prit . Elle renifla avec dégoût le gant qui avait serré la crosse . Puis elle continua à me parler exactement sur le même ton de raisonnable absurdité . Mes genoux craquèrent en se décontractant . Bien sûr , c' est beaucoup plus facile pour vous , me dit _elle , je veux dire au sujet de la voiture . Vous n' avez qu' à la reprendre au besoin . Mais emporter une maison avec des jolis meubles , c' est moins facile . Et ça prend du temps et de l' argent de se débarrasser d' un locataire . Ça peut le rendre de mauvaise humeur et lui faire abîmer les choses même volontairement . Vous voyez ce tapis , il m' a coûté plus de 200 dollars ; d' occasion . Ce n' est qu' un tapis de jute , mais il est d' une jolie couleur , n' est _ce pas ? D' occasion , on ne pouvait pas savoir que c' était du jute . Mais c' est idiot aussi parce_que pour peu qu' un tapis ait servi , il est toujours d' occasion . Et je suis venue à pied ici , pour économiser les pneus selon la consigne du gouvernement . J' aurais pu prendre un autobus , mais ces horribles choses ne passent jamais que dans la mauvaise direction . J' entendis à peine ce qu' elle me racontait . C' était tout juste comme le bruit des vagues que l' on entend crever sans les voir . Seul , le revolver m' intéressait . Je tirai le chargeur : il était vide . La culasse l' était également ; je reniflai le canon : il sentait la poudre . Je le fis disparaître dans ma poche . C' était un six coups , calibre 25 . Complètement déchargé , mais pas depuis très longtemps . Pas dans la dernière demi_heure non plus , cependant . S' en est _on servi ? demanda Mme Fallbrook d' un ton enjoué . J' espère que non . Vous voyez des raisons pour ça ? demandai _je . Ma voix était calme , mais mon cerveau travaillait dur . Il était sur les marches de l' escalier , continua _t _elle . Après tout , les gens s' en servent , non ? Comme vous avez raison , dis _je . Mais M Lavery avait probablement un trou dans sa poche . Il n' est pas ici , - hein ? Oh non ! Elle secoua la tête , désappointée . Et je trouve que ce n' est pas gentil de sa part . Il m' avait promis ce chèque pour ce matin et j' ai fait tout ce chemin … Quand vous a _t _il téléphoné ? Mais … hier matin . Elle se renfrogna un peu , elle n' aimait pas mes questions . Il a dû être appelé au_dehors , lui suggérai _je . Elle regardait quelque part entre mes ravissants yeux bruns . Écoutez , madame Fallbrook , dis _je , ne tournons pas autour du pot . Ce n' est pas que je n' aime pas ça ni que je préfère vous dire ce que je vais vous dire . Mais vous ne l' avez pas tué pour trois mois de loyer de retard , n' est _ce pas ? Elle s' assit très lentement sur le rebord d' un fauteuil et passa le bout de sa langue sur la barre sanglante de ses lèvres . Quelle supposition abominable , dit _elle , en colère . Je trouve que vous n' êtes pas du tout aimable . N' avez _vous pas dit que ce revolver n' a pas servi ? Tous les revolvers ont servi à un moment ou à un autre . Tous les revolvers ont été chargés à un moment ou à un autre . Pour l' instant , celui_là ne l' est pas . Alors ? Elle eut un geste d' impatience et renifla son gant taché d' huile . En somme , je me suis trompé . C' était une blague , quoi . M Lavery n' était pas là . Vous êtes entrée . Vous aviez une clé parce_que vous êtes la propriétaire . Ça va comme ça ? Je ne voulais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas , dit _elle en se mordant un doigt . Peut_être n' aurais _je pas dû faire ça . Mais j' ai le droit de vérifier comment il entretient la maison . D' accord ! Vous avez vu . Et vous êtes sûre qu' il n' est pas là . Je n' ai pas regardé sous les lits ni dans le frigidaire , dit _elle froidement . Je l' ai appelé du haut de l' escalier quand j' ai vu qu' il ne répondait pas à mon coup de sonnette . Puis je suis descendue en bas et j' ai appelé de nouveau . J' ai même jeté un coup d' oeil dans la chambre à coucher . Elle baissa les yeux presque timidement et sa main s' agita sur son genou . Eh bien ! c' est parfait , lui dis _je . Elle approuva rapidement . Oui , c' est parfait . Quel est votre nom déjà ? Vance , dis _je . Philo Vance . À quelle maison êtes _vous donc employé , monsieur Philo Vance ? Je suis sans travail pour l' instant . Jusqu' à ce qu' un commissaire de police soit dans le pétrin une fois de plus . Elle parut troublée . Mais je croyais que vous veniez pour le paiement de la voiture . Ça , c' est un travail intermittent , dis _je . Pour occuper mes loisirs . Elle se leva et me regarda durement . Sa voix était très froide . En ce cas , je crois que vous pouvez vous en aller maintenant . Je pensais justement que j' allais jeter un coup d' oeil d’abord , si ça ne vous fait rien . Quelque chose a pu vous échapper . Je ne pense pas que ce soit nécessaire . Ceci est ma maison et je vous prie de vous en aller maintenant , monsieur Philo Vance . Et si je ne m' en vais pas , vous irez chercher de l' aide , dis _je . Reprenez votre chaise , madame Fallbrook . Je vais jeter un coup d' oeil . Vous savez , ce revolver est un peu drôle . Mais je vous ai dit que je l' ai trouvé dans l' escalier , me dit _elle furieuse . Je ne sais rien d' autre , je n' y connais rien aux revolvers . Je … je n' ai jamais tiré moi_même . Elle ouvrit un grand sac bleu , en tira un mouchoir et renifla . Ça , c' est votre version , dis _je . Je ne suis pas forcé de vous croire . Elle tendit sa main gauche vers moi dans un geste pathétique , comme la porteuse de pain du mélo . Oh ! je n' aurais jamais dû venir , dit _elle en pleurant . C' était une idée détestable , je le sais . M Lavery sera furieux . Ce que vous n' auriez pas dû faire , dis _je , c' est me laisser constater que ce revolver est vide . Jusque_là vous aviez tous les atouts en main . Elle frappa du pied . C' était la seule chose qui manquait encore à la scène . Maintenant c' était complet . Vous êtes parfaitement odieux , cria _t _elle . Ne me touchez pas ! Ne faites pas un pas vers moi . Je ne resterai pas une minute de plus avec vous dans cette maison . Comment osez _vous m' insulter de la sorte ! Elle parut rattraper sa voix et la faire claquer dans l' air comme un élastique . Puis , elle baissa la tête , le chapeau rouge et tout le reste et courut jusqu' à la porte . En passant devant moi , elle étendit le bras , comme pour me repousser . Mais elle était trop loin et je ne bougeai pas . Elle ouvrit la porte toute grande , passa à travers et remonta la rue au pas de charge . La porte se referma lentement et j' entendis ses pas rapides résonner dans la rue . Je passai un ongle le long de mes dents et me frottai le menton avec mon pouce , prêtant l' oreille . Je n' entendis rien . Il restait un revolver complètement déchargé . Quelque chose , dis _je à haute voix , ne tourne pas rond dans toute cette comédie . La maison semblait maintenant anormalement calme . Je foulai le tapis abricot jusqu' à l' arcade et à l' escalier . Je restai là un moment et j' écoutai de nouveau . Puis , haussant les épaules , je descendis lentement l' escalier . XVI À l' étage inférieur , quatre portes donnaient sur le hall , une à chaque extrémité et deux au milieu . De ces deux _là , celle de gauche était une armoire à linge , l' autre était fermée à clef . Je me dirigeai vers une des autres portes . Elle s' ouvrait sur une chambre d' amis dont les volets étaient clos et qui semblait ne pas être utilisée . Je revins vers la quatrième et pénétrai dans une grande chambre à coucher avec un lit très large , un tapis café au lait , des meubles géométriques en bois clair . Il y avait un tout petit placard à glace au_dessus d' une coiffeuse , surmonté d' un tube fluorescent tout le long de la glace . Dans un coin , sur une petite table à dessus de glace , il y avait un lévrier de cristal et une boîte de cristal pleine de cigarettes . On avait renversé de la poudre sur la coiffeuse . Une trace de rouge à lèvres foncé ensanglantait une serviette de toilette pendue au_dessus d' une corbeille à linge . Sur le lit , les deux oreillers , côte à côte , portaient encore des marques qui pouvaient avoir été faites par deux têtes . Un mouchoir dépassait sous l’un d' eux . Un pyjama noir déchiré pendait au pied du lit . Une odeur de chypre , plutôt insistante , flottait dans l' air . Je me demandai ce qu' avait pensé Mme Fallbrook de tout ceci . Je me retournai et me regardai dans une large glace fixée à la porte d' une penderie peinte en blanc , avec une poignée de cristal . Je tournai le bouton avec mon mouchoir et regardai à l' intérieur . La penderie était pleine de vêtements d' homme . Ça sentait bon le tweed . Mais il y avait autre chose que des vêtements d' homme dans ce placard . Il y avait un tailleur de femme blanc et noir , surtout blanc , des chaussures blanches et noires et , sur un rayon , le chapeau de paille au ruban noir et blanc . Il restait d’autres vêtements féminins que je ne regardai pas . Je refermai la porte de la penderie et sortis de la chambre . Je gardai mon mouchoir à la main pour les autres portes . La porte à côté de l' armoire à linge , fermée à clef , devait être la salle de bains . Je la secouai , mais elle resta fermée . En me baissant , je remarquai qu' il existait une petite fente étroite au milieu du bouton de la porte . Je compris alors que la porte se fermait de l' intérieur en poussant un petit poussoir au milieu du bouton , et que la fente servait à l' ouvrir de l' extérieur au moyen d' une clé quelconque sans dentelures , a titre de sécurité , si quelqu’un s' évanouissait dans la salle de bains ou si des gosses s' enfermaient et ne pouvaient plus ouvrir . La clé plate en question aurait dû être sur l' étagère supérieure de l' armoire à linge , mais elle n' y était pas . J' essayai la lame de mon couteau , mais elle était trop mince . Je retournai alors dans la chambre et pris une lime à ongles plate sur la coiffeuse . Ça marchait . J' ouvris la porte de la salle de bains . Un pyjama d' homme , couleur sable , était jeté sur un portemanteau laqué . Une paire de babouches vertes sans talons traînait sur le plancher . Sur le rebord du lavabo , il y avait un rasoir mécanique et un tube de crème débouché . La fenêtre de la salle de bains était fermée . Il flottait dans l' air une odeur âcre un peu particulière . Trois douilles vides , en cuivre , luisaient sur le carrelage vert clair , et il y avait un petit trou très propre dans la vitre dépolie de la fenêtre . À gauche et un peu plus haut que la fenêtre , il y avait deux marques dans le plâtre qui apparaissait blanc sous la peinture . Ça ressemblait au travail d' un revolver . Le rideau de la douche était en soie huilée verte et blanche , pendu par des anneaux chromés sur une tringle et il fermait l' entrée de la douche . Je l' écartai ; les anneaux firent un léger raclement . Ce bruit , je ne sais pourquoi , me gêna . Je sentis ma nuque se contracter un peu en me baissant . Il était là , naturellement . Il ne pouvait être autre part . Il était écroulé dans le coin , sous les deux robinets brillants . L' eau gouttait lentement sur sa poitrine par la pomme chromée de la douche . Ses genoux étaient à moitié fléchis . Il avait deux trous bleu foncé sur sa poitrine . Ils étaient assez près du coeur pour l' avoir tué . Le sang semblait avoir été lavé . Ses yeux avaient un regard étrangement clair et impatient , comme s' il allait sortir , attiré par l' odeur du café matinal . Joli travail ! Vous venez juste de vous raser et vous vous préparez à prendre votre douche . Penché contre le rideau de la douche vous réglez la température de l' eau . On ouvre la porte derrière vous et quelqu’un entre . Ce quelqu’un semble être une femme . Elle tient un revolver . Vous regardez le revolver . Elle tire sur vous . Elle vous rate trois fois . C' est presque impossible de si près , mais c' est comme ça . Peut_être que ça arrive toujours . J' ai si peu d' expérience … Vous ne pouvez pas vous échapper . Vous pouvez sauter sur la femme et prendre votre chance si vous êtes ce genre de type et si vous êtes bâti pour cet exercice . Mais si vous restez à l' intérieur , penché sur les robinets et tenant le rideau fermé , vous êtes définitivement sans défense . Vous pouvez aussi être claquant de peur comme beaucoup de gens . C' est pour ça qu' il n' y a rien d' autre à faire que de vous cacher derrière les rideaux . C' est d' ailleurs ce que vous faites . Vous allez aussi loin que vous pouvez . Mais une douche , ce n' est pas large , et les murs carrelés vous arrêtent . Vous êtes au fond maintenant . Vous n' irez pas plus loin , vous ne vivrez pas plus longtemps . Et puis le revolver tire encore deux fois , peut_être trois , et vous glissez le long du mur . Vos yeux n' auront plus ce regard terrifié . Ce sont maintenant les yeux vides de la mort . La dame ferme le robinet de la douche . Sur le chemin du retour , elle jette le revolver vide dans l' escalier . Elle doit être embêtée ; c' est probablement votre revolver . Est _ce exact ? Il vaut mieux que ce le soit . Je me penchai et touchai son bras . La glace n' est ni plus froide , ni plus dure . Je quittai la salle de bains sans refermer la porte . Plus la peine ; ça ne donnerait du travail qu' aux flics . Je revins dans la chambre à coucher et pris le mouchoir qui dépassait de l' oreiller . Il était minuscule , en linge fin , avec un bord ajouré brodé de rouge . Deux petites initiales en rouge : A_F Adrienne Fromsett , dis _je . Je me mis à rire , d' un rire un peu vampire . Je secouai le mouchoir qui puait le chypre pour l' aérer un peu . Après l' avoir plié dans une serviette à démaquiller , je le fis disparaître dans ma poche . Je remontai dans le living_room et je fouillai dans le bureau , contre le mur . Il ne contenait ni lettres intéressantes , ni numéros de téléphone , ni bouts d' allumettes révélateurs . En tout cas , s' il y en avait , je ne les trouvai point . Je cherchai le téléphone . Il était sur une petite table , près du mur , à côté de la cheminée . Il avait un très long fil . Ainsi M Lavery pouvait répondre allongé sur son divan , une cigarette entre ses lèvres foncées et douces , un verre glacé pas trop loin et beaucoup de temps devant lui pour une longue conversation intime avec une douce amie . Une conversation tendre , amoureuse et troublante , ni trop subtile , ni trop brutale , du genre de celles qu' il aimait sans doute . Fini tout ça . Je gagnai la porte et arrangeai la serrure de façon à pouvoir revenir . Je tirai la porte jusqu' à ce que le loquet accroche , puis remontai jusqu' à la rue et restai debout au soleil , tout en regardant la maison du docteur Almore , en face . Personne ne se mit à glapir , personne n' en sortit . Pas de sifflet de flic . Tout était calme , paisible et ensoleillé . Pas d' émotion . Ce n' est que Marlowe qui vient de trouver un second cadavre . Il commence à faire ça pas mal . On l' appelle Un _par _jour maintenant . Ils le font suivre d' un corbillard pour ramasser ce qu' il trouve pendant son boulot . C' est quand même un bon gars , à sa façon un peu ingénue . Je regagnai le croisement et montai dans ma voiture . Je la mis en marche et quittai ce quartier . XVII Le groom de l' Athletic Club revint en deux minutes et me fit signe de le suivre . Nous montâmes jusqu' au quatrième étage où il m' indiqua une porte entrouverte . C' est à votre gauche , Monsieur . Faites le plus doucement possible , quelques_uns des membres du club sont en train de dormir . J' entrai dans la bibliothèque du club . Tout autour il y avait de longues vitrines garnies de livres . Des illustrés jonchaient une longue table centrale et il y avait un portrait éclairé du fondateur du club . Mais apparemment , c' était plutôt un dortoir . Des bibliothèques divisaient la pièce en un certain nombre de petites alcôves , à l' intérieur desquelles étaient des fauteuils de cuir à dossier très haut , d' une largeur et d' un moelleux rarement atteints . Un certain nombre de vieux bonshommes roupillaient tranquillement ; leur tension artérielle leur violaçait le visage et des ronflements râpeux s' échappaient de leurs nez pincés . Je franchis quelques paires de jambes pour gagner le coin de gauche . Derace Kingsley occupait la dernière alcôve au fond de la pièce . Il avait placé deux fauteuils côte à côte , face au mur . On n' apercevait que sa grosse tête brune par_dessus le dossier de l’un d' eux . Je me glissai dans celui qui était vide et saluai d' un geste rapide . Parlez bas , me dit _il . Cette pièce est réservée pour la sieste . Qu' y a _t _il encore ? Lorsque je vous ai engagé , c' était pour m' éviter des ennuis et non pour en ajouter à ceux que j' ai déjà . Vous m' avez fait rater un important rendez_vous . Je sais . J' approchai mon visage du sien . Il sentait le whisky à l' eau , pas d' une façon désagréable . Elle l' a tué . Ses sourcils sautèrent et son visage se durcit . Ses dents se serrèrent ; il respirait doucement , la main sur son genou . Continuez , me dit _il d' une voix pas plus grosse qu' une bille . Je regardai derrière moi par_dessus le dossier de mon fauteuil . Le plus proche des vieux machins dormait tranquillement . Les poils sales de son nez rentraient et sortaient au rythme de sa respiration . Pas de réponse chez Lavery . Porte entrouverte , mais j' ai déjà remarqué hier qu' elle accroche un peu sur le seuil . Je la pousse , chambre sombre . Deux verres dans lesquels on a bu . Maison très calme . Au bout d' un moment apparaît une drôle de femme mince et brune , elle me dit qu' elle est la propriétaire , Mme Fallbrook ; elle montait l' escalier avec un revolver enveloppé dans son gant . Dit qu' elle l' a trouvé dans l' escalier . Dit qu' elle est venue toucher son loyer en retard de trois mois . S' est servie de sa clef pour entrer . Je suppose qu' elle en a profité pour fouiller un peu et voir l' état de la maison . En lui prenant le revolver , m' aperçois qu' on vient de s' en servir ; ne lui dis pas . Elle dit que Lavery n' est pas là . M' en débarrasse en la mettant hors d' elle et elle file dans tous ses états . Elle peut appeler la police , mais il est beaucoup plus probable qu' une fois dehors , elle ira chasser les papillons et oubliera toute l' histoire , excepté ses trois termes non payés . Je m' arrêtai . La tête de Kingsley était tournée vers moi , et les muscles de ses mâchoires saillaient sur ses joues . Il avait l' air pas bien . Je descends . Preuves nombreuses qu' une femme a passé la nuit . Pyjama , parfum , poudre et le reste . Salle de bains fermée . Je l' ouvre . Trois douilles vides sur le plancher . Deux trous dans le mur , un dans la fenêtre . Et Lavery sous sa douche , nu et mort . Mon Dieu ! murmura Kingsley , voulez _vous dire qu' une femme a passé la nuit avec lui et l' a tué ce matin dans la salle de bains ? Qu' est_ce_que vous croyez donc que j' étais en train de vous expliquer ? demandai _je . Baissez la voix , grogna _t _il . Je suis suffoqué , évidemment . Mais pourquoi dans la salle de bains ? Baissez la voix aussi , monsieur Kingsley , dis _je . Pourquoi pas là ? Tâchez de trouver une pièce où un homme puisse être aussi complètement sans défense . Il dit : Vous ne savez pas si c' est une femme qui l' a tué . Enfin , vous n' en êtes pas certain , je veux dire ? Non , c' est vrai . C' est peut_être quelqu’un qui s' est servi d' un revolver de petit calibre et qui l' a vidé n' importe comment pour que ça ait l' air d' un travail de femme . La salle de bains donne sur la vallée , dans les jardins , et je ne pense pas qu' on puisse entendre le bruit des détonations de l' extérieur . La femme qui a passé la nuit peut être partie , simplement , et après tout il n' y avait peut_être pas de femme . On a peut_être arrangé le décor . Vous_même pouvez l' avoir tué . Quel besoin aurais _je de le tuer ? Je suis un homme civilisé . Il bégayait presque et crispait sa main sur son genou . Ça ne se discutait même pas . Je dis : Votre femme possède _t _elle un revolver ? Il tourna vers moi un visage tiré et misérable et répondit d' une voix sourde : Bon sang ! mon vieux , vous ne croyez pas ça , tout de même ! Enfin , en avait _elle un ? Oui , elle en a un . Un petit automatique . Il hachait ses mots en menus morceaux anguleux . L' avez _vous acheté ici ? Je … je ne l' ai pas acheté . Je l' ai enlevé à un ivrogne pendant une soirée à San_Francisco , il y a deux ans . Il s' amusait à viser tout le monde autour de lui et se croyait très drôle . Je ne le lui ai jamais rendu . Il serra ma mâchoire entre ses doigts , si fort que ses jointures devinrent blanches . Il ne se rappelle probablement ni où ni quand il a perdu son revolver ; c' est ce genre de type . Ça marche presque trop bien , dis _je . Pourriez _vous reconnaître ce revolver ? Il réfléchit longuement , les yeux à demi_clos , le menton en avant . Je regardai à nouveau par_dessus le dossier de mon fauteuil . Un des dignes roupilleurs venait de se réveiller lui_même au moyen d' un ronflement si puissant qu' il avait failli s' arracher de son fauteuil . Il toussa , se gratta le nez d' une main maigre et desséchée et tira une montre en or de son gousset . Il y jeta un coup d' oeil , la fit disparaître et reprit son somme . Je fouillai dans ma poche , pris le revolver et le posai dans la main de Kingsley . Il l' examina pitoyablement . Je ne sais pas , dit _il lentement ; ça lui ressemble , mais je ne peux pas l' affirmer . Il y a un numéro de série sur le côté . Personne ne se rappelle les numéros de série des pistolets . J' espérais bien que vous ne vous en souviendriez pas , dis _je . Ça m' aurait ennuyé énormément . Sa main se ferma sur le revolver et il le déposa à côté de lui dans le fauteuil . Le sale cochon , dit _il doucement , je suppose qu' il l' a roulée . Je n' en sais rien , dis _je . Le motif , d' ailleurs , ne peut être valable pour vous , car vous êtes un homme civilisé ; mais pour elle , il suffisait sans doute . Ça n' est pas le même motif , dit _il . Et les femmes sont plus impulsives que les hommes . Et les chats que les chiens . Comment ça ? Certaines femmes sont plus impulsives que certains hommes . C' est tout ce qu' on peut dire . Il faudra trouver un autre motif que ça si vous voulez absolument mettre ça sur le dos de votre femme . Il tourna la tête vers moi et me regarda en face sans la moindre trace de gaieté . Les coins de ses lèvres étaient blancs tant ses muscles se crispaient . Ce n' est peut_être pas exactement le moment de faire de l' esprit , dit _il . Nous ne pouvons pas laisser ce revolver à la police . Crystal avait un permis et le revolver a été enregistré . Ils pourront vérifier le numéro , même si je ne le connais pas . Il ne faut pas le leur donner . Mais Mme Fallbrook sait que j' ai pris le revolver . Il secoua la tête avec entêtement . Il faut tenter cette chance _là . Oui , je sais que vous prenez un risque . J' ai l' intention de faire en sorte que ça en vaille la peine pour vous . S' il était possible de croire à un suicide , je vous dirais d' aller le rapporter . Mais étant donné ce que vous m' avez dit , ce n' est pas possible . Non , il aurait fallu qu' il se manque trois fois . Mais je ne peux pas couvrir un meurtrier , même pour dix dollars de rabiot . Il faut que ce revolver retourne d' où il vient . Je pensais à beaucoup plus d' argent que ça , me dit _il tranquillement . Je pensais à cinq cents dollars . Qu' est_ce_que vous voulez acheter avec ça ? Il se rapprocha de moi . Ses yeux étaient sérieux et froids , mais pas méchants . Y a _t _il dans la maison de Lavery quelque chose , à part le revolver , qui puisse révéler la présence récente de Crystal ? Le tailleur noir et blanc et le chapeau de paille que le groom de San_Bernardino m' a décrits . Il peut y avoir une douzaine d’autres choses que j' ignore . Il y a sûrement des empreintes . Vous m' avez dit qu' on ne les avait jamais prises , mais ça ne veut pas dire qu' on ne puisse pas les obtenir . Sa chambre à coucher , chez vous , et le chalet de Little Fawn Lake doivent en être remplis . Et sa voiture aussi . Nous devrions ramener cette voiture … commença _t _il à dire . Je l' arrêtai . Aucune utilité . Il y a trop d’autres endroits où l' on peut trouver ses empreintes . De quelle sorte de parfum se sert _elle ? Il me regarda , déconcerté pendant un instant . Oh ! Royal de Gillerlain , le champagne des parfums ; et , pendant un moment , un numéro de Chanel . À quoi il ressemble , le vôtre , Royal ? Une sorte de chypre . Bois de santal et chypre . La chambre à coucher de Lavery empeste ce truc _là , dis _je . Moi , ça me fait l' effet d' un truc à bon marché . Mais je ne suis pas connaisseur . Bon marché ! dit _il en sursautant . Bon marché ! il coûte 30 dollars le petit flacon . Eh bien ! ce truc _là sentait plutôt le chypre à 3 dollars les 50 litres . Il reposa brutalement ses mains sur ses genoux et secoua la tête . Je vous parlais d' argent . J' ai dit 500 dollars . Un chèque tout de suite . Je laissai tomber sa proposition comme une plume défraîchie . Un des vieux bonshommes , derrière nous , se mit sur ses pieds et quitta la pièce péniblement . Kingsley me dit gravement : Je vous ai engagé pour me protéger du scandale ainsi que ma femme . Cependant , sans que ce soit de votre faute , nos chances d' éviter ce scandale se sont envolées . Maintenant il s' agit de la tête de ma femme . Je ne crois pas qu' elle ait tué Lavery : même sans raisons à l' appui , c' est ma conviction absolue . Elle était peut_être même chez lui la nuit dernière , et c' est peut_être son revolver , mais ça ne prouve pas qu' elle l' ait tué . Elle doit être aussi négligente avec un revolver qu' avec le reste . N' importe qui peut le lui avoir pris . Les flics de là_bas ne se donneront pas la peine de chercher à croire ça , dis _je . Si le seul que j' aie rencontré à Bay City est un bon spécimen du genre , ils piqueront la première tête venue et ils commenceront à taper dessus à coups de matraque . Et Mme Kingsley sera très certainement la première tête qu' ils piqueront quand ils auront fourré leur nez dans cette histoire . Il se tordit les mains . Sa détresse avait ce côté théâtral qu' a si souvent le vrai désespoir . Je suis d' accord avec vous jusqu' à un certain point , continuai _je . La mise en scène est presque trop réussie à première vue . Elle a laissé les vêtements qu' on lui a vu porter et dont on peut retrouver la provenance . Elle a laissé le revolver sur les marches . C' est assez difficile d' admettre qu' elle soit aussi stupide que ça . Vous me faites un peu de bien , dit Kingsley , épuisé . Mais ça ne signifie rien du tout . Parce que nous voyons les choses objectivement et que les gens qui commettent des crimes par passion ou par haine , le font simplement et s' en vont . Tout ce qu' on m' a dit de votre femme la montre terriblement insouciante . Il n' y a aucune trace d' ordre ou de plan chez Lavery . Bien au contraire , il y a toutes les marques d' une absence complète de préméditation . Mais même s' il n' y avait aucun indice contre elle , les flics réussiraient à la raccrocher à l' histoire Lavery . Ils enquêteraient sur son milieu , ses amis , ses relations . Le nom de votre femme apparaîtra bien quelque part et , à ce moment _là , ils apprendront qu' elle a disparu depuis un mois , sauteront en l' air de joie et frotteront leurs petites pattes calleuses . Ils suivront naturellement , en outre , la trace du revolver . Et si c' est le sien ? Sa main chercha le revolver à côté de lui . Non , pas ça , lui dis _je . Il faut le leur rendre . Marlowe est peut_être un garçon très chic qui vous aime beaucoup , mais il ne peut pas prendre le risque de faire disparaître une preuve aussi importante que l' arme d' un crime . Tout ce que je fais doit être basé sur cette idée que votre femme est évidemment suspecte , mais que cette évidence est peut_être fausse . Il grogna en me tendant le revolver dans sa grande main et je le fis disparaître . Puis je le ressortis et dis : Prêtez _moi votre mouchoir . Je ne veux pas me servir du mien . Je peux être fouillé . Il me tendit un mouchoir fraîchement repassé avec lequel j' essuyai soigneusement le revolver que je replaçai dans ma poche . Ça n' a pas d' importance pour mes empreintes à moi , dis _je , mais je ne veux pas des vôtres . Voilà la seule chose que je puisse faire : je retourne là_bas , je remets le revolver en place et j' appelle la police . Je discute le coup avec les gars et je laisse tomber les jetons là où ils doivent tomber . Il faudra bien leur raconter l' histoire . Qu' est_ce_que je faisais là_bas et qui je suis . Au pis aller , ils retrouveront votre femme et prouveront que c' est elle qui l' a tué . Au mieux , ils retrouveront votre femme plus vite que je ne peux le faire moi_même , et alors laissez _moi employer toutes mes ressources à prouver qu' elle n' est pas la meurtrière , ce qui revient à prouver que c' est quelqu’un d' autre . Vous êtes d' accord ? Il hocha la tête lentement . Il dit : Oui . Les 500 dollars tiennent toujours . Pour prouver que Crystal ne l' a pas tué . Je ne m' attends pas à les gagner , dis _je . Autant que vous compreniez ça tout de suite . Mlle Fromsett connaissait _elle bien Lavery ? En dehors des relations de bureau ? Son visage se raidit comme une planche . Ses poings firent deux boules dures sur ses cuisses . Il ne dit rien . Elle a eu un air un peu drôle , quand je lui ai demandé l' adresse de Lavery , hier matin , continuai _je . Kingsley soupira . Comme un mauvais goût dans la bouche , dis _je . Comme un roman d' amour un peu loupé . J' y vais trop fort ? Ses narines frémirent un peu et il respira fortement pendant un instant . Puis , il se détendit et dit tranquillement : Elle … elle l' a connu pas mal , un certain temps . C' est une fille qui fait à peu près ce qui lui plaît , dans cet ordre d' idées . Et Lavery était , je suppose , un oiseau assez fascinant pour les femmes . Il faudra que je lui parle , dis _je . Pourquoi ? demanda _t _il brièvement . Des taches rouges marquèrent ses pommettes . Qu' est_ce_que ça peut vous faire ? C' est mon boulot de poser des tas de questions à des tas de gens . Alors , parlez _lui , dit _il d' un ton raide . En fait , elle connaissait bien les Almore et surtout la femme d' Almore , celle qui s' est suicidée et que Lavery connaissait également . Est_ce_que ça peut avoir un rapport avec votre affaire ? Je n' en sais rien . Vous êtes amoureux d' elle , hein ? Je l' épouserais demain , si je pouvais , dit _il sèchement . Je hochai la tête et je me levai . La pièce était presque vide maintenant . À l' autre extrémité , deux vieilles antiquités continuaient à faire des bulles . Les poussahs des autres fauteuils s' étaient transportés vers ce que chacun d' eux pouvait faire à l' état de veille . Il ne reste plus qu' une chose , dis _je enfin , regardant Kingsley assis . Les flics ne sont pas affectueux quand on a du retard pour les prévenir d' un meurtre . Cette fois _ci , il y a déjà du retard et ça va en faire encore plus . Je vais retourner là_bas comme si c' était la première fois que j' y allais . Je crois que ça me sera possible en ne parlant pas de Mme Fallbrook . Fallbrook ? Il n' y était pas du tout . Qui diable ? Ah ! oui , je me rappelle . Eh bien ! ne vous le rappelez pas . Je suis presque sûr qu' on n' entendra jamais plus parler de cette dame . Je ne crois pas que ce soit une personne à fréquenter la police sans y être obligée . Je comprends , dit _il . Tâchez de ne pas vous tromper , alors . On vous posera des questions avant de vous dire que Lavery est mort , avant que l' on m' autorise à vous contacter . Ne tombez pas dans le piège . Si vous le faites , je ne pourrai plus rien prouver pour vous , je serai dedans . Vous pourriez m' appeler de là_bas avant d' avertir la police , dit _il . Je sais , mais si je ne le fais pas ce sera un bon point pour moi . Et la première chose qu' ils feront , ça sera de prendre tous les appels téléphoniques sur la table d' écoute . Et si je vous ai appelé d' un autre endroit , autant admettre tout de suite que je suis venu vous voir . Je comprends , répéta _t _il . Vous pouvez avoir confiance en moi . Nous nous serrâmes la main et je le laissai là . XVIII L' Athletic Club était au coin d' une rue , à un demi_bloc et en face de l' immeuble Treloar . Je traversai la rue et marchai vers l' entrée . On venait de finir de poser du ciment rose à la place des blocs de caoutchouc . Il y avait des barrières tout autour qui laissaient un étroit passage pour entrer et sortir du bâtiment . L' endroit fourmillait d' employés qui revenaient de déjeuner . Le salon de réception de la maison Gillerlain me parut encore plus désert que la veille . La même petite blonde mousseuse était nichée derrière son standard , dans le coin . Elle me lança un rapide sourire et je lui fis le salut du tireur : l' index pointé vers elle , les trois autres doigts repliés et le pouce s' agitant de haut en bas , comme le chien du pistolet d' un héros de Western . Elle se mit à rire comme une folle , mais sans faire de bruit . Elle ne s' amusait pas comme ça dans toute sa semaine . Je désignai le bureau vide de Mlle Fromsett et la petite blonde fit un signe de tête , enfonça une fiche et parla . Une porte s' ouvrit et Mlle Fromsett ondula élégamment jusqu' à son bureau , s' assit et me livra son regard glacé et interrogateur . Oui , monsieur Marlowe ? Je crains que M Kingsley ne soit pas arrivé . Je le quitte à l' instant . Où pouvons _nous parler ? Parler ? J' ai quelque chose à vous montrer . Ah oui ? Elle me toisa pensivement . Un bon nombre de types avaient déjà dû essayer de lui montrer des tas de choses , y compris des gravures japonaises . En d’autres circonstances , je n' aurais pas trouvé indigne de moi de lui faire un peu de baratin . Travail , dis _je . Travail pour M Kingsley . Elle se leva pour ouvrir la porte encadrée de chrome . Nous pouvons aller dans son bureau , en ce cas . Nous entrâmes . Elle me tint la porte . En passant devant elle , je reniflai : bois de santal . Je dis : Royal de Gillerlain , le champagne des parfums ? Elle sourit faiblement en me tenant la porte . À propos de mes appointements ? Je n' ai pas dit un mot de vos appointements . Vous n' avez pas la tête d' une fille qui est obligée d' acheter elle_même son parfum . Oui , c' est celui_là , dit _elle . Et si vous voulez tout savoir , je déteste me parfumer au bureau . C' est lui qui me le fait faire . Nous entrâmes dans le long bureau sombre . Elle prit une chaise et s' assit à une extrémité de la table . J' étais à la même place que le jour précédent . Nous nous regardâmes . Elle était en marron aujourd’hui , avec un petit jabot de dentelle . Elle paraissait un peu plus chaude qu' hier , mais ce n' était pas encore l' incendie de forêt . Je lui offris une des cigarettes de Kingsley . Elle l' alluma à son briquet et s' appuya à son dossier . Nous n' allons pas perdre notre temps à faire les imbéciles , dis _je . Vous savez qui je suis et ce que je fais . Si vous ne le saviez pas hier matin , c' est uniquement parce_qu' il adore jouer au grand patron . Elle regarda sa main posée sur son genou , puis releva les yeux et sourit presque timidement . C' est un grand bonhomme , dit _elle , malgré les airs de dictateur qu' il aime à se donner . Il est le seul à qui cela fasse illusion , après tout . Et si vous saviez tout ce qu' il a dû supporter de cette petite garce … Elle secoua sa cigarette . Enfin , je préfère laisser ça de côté . Pourquoi vouliez _vous me voir ? Kingsley m' a appris que vous connaissiez les Almore . Je connaissais Mme Almore pour l' avoir rencontrée plusieurs fois . Où ? Chez un ami . Pourquoi ? Chez Lavery ? Vous n' allez pas devenir mufle , monsieur Marlowe , n' est _ce pas ? J' ignore la définition que vous donnez à ce mot . Je viens vous parler boulot et pas faire de la diplomatie internationale . Très bien . Elle hocha la tête légèrement . Chez Chris Lavery , parfaitement . J' y allais de temps en temps , à une certaine époque , il donnait des cocktails _parties . Alors Lavery connaissait les Almore … ou Mme Almore . Elle rougit imperceptiblement : Oui , très bien . Et un tas d’autres femmes aussi , très bien aussi . Je n' en doute pas . Mme Kingsley la connaissait _elle également ? Oui , mieux que moi . Elles s' appelaient par leurs prénoms . Vous savez que Mme Almore est morte . Elle s' est suicidée il y a un an et demi environ . Il n' y a aucun doute là_dessus ? Elle leva les sourcils . Mais son expression me parut artificielle , elle semblait correspondre à la question posée comme une simple formalité . Elle dit : Avez _vous une raison particulière pour me poser cette question de cette façon particulière ? Je veux dire , est_ce_que ça a quelque chose à faire avec … avec votre travail ? Je pensais que non . Je n' en sais encore rien . Mais hier , le docteur a appelé un flic uniquement parce_que je regardais sa maison , après avoir trouvé qui j' étais grâce au numéro de ma voiture . Le flic a été plutôt salaud avec moi , uniquement parce_que j' étais là . Il ne savait pas ce que je faisais et je ne lui ai pas dit que j' étais venu voir Lavery . Mais le docteur Almore devait le savoir , car il m' avait vu devant la maison de Lavery . Par conséquent , pourquoi a _t _il jugé nécessaire d' appeler un agent ? Et pourquoi le flic a _t _il cru malin de me dire que le dernier garçon qui a essayé de coincer Almore a fini en boîte ? Et pourquoi aussi m' a _t _il demandé si c' était la famille - il voulait dire la famille de Mme Almore , je suppose - qui m' avait engagé ? Si vous pouvez répondre à n' importe laquelle de ces questions , je saurai peut_être si ça a un rapport avec mon travail . Elle réfléchit un instant , me lança un regard rapide , puis détourna la tête de nouveau . Je n' ai rencontré Mme Almore que deux fois , me dit _elle . Mais je pense que je peux répondre à vos questions , à toutes vos questions . La dernière fois que j' ai vu cette femme , c' était chez Lavery , comme je vous l' ai dit . Il y avait beaucoup de monde , buvant sec et parlant fort . Les femmes n' étaient pas avec leurs maris , et les hommes pas avec leurs épouses - ceux qui en avaient . Il y avait là un homme appelé Brownwell qui était complètement parti . Il est dans la marine , maintenant , m' a _t _on dit . Il taquinait Mme Almore sur les méthodes de son mari . Selon lui , Almore était un de ces docteurs qui courent toute la nuit avec une boîte de seringues pleines et qui tâchent d' éviter aux poivrots de l' endroit de voir des éléphants roses à leur petit déjeuner . Florence Almore lui répondit qu' elle se moquait bien de la façon dont son mari gagnait l' argent pourvu qu' il en ait suffisamment et qu' elle puisse le dépenser . Elle était saoule aussi , et elle ne devait déjà pas être très maniable à_jeun , je crois . Une de ces femelles éclatantes et tapageuses qui rient trop fort et se vautrent sur leurs fauteuils en montrant des kilomètres de jambes . Une femme blond très clair avec un très beau teint et de grands yeux bleus indécents , des yeux de bébé . Bon . Brownwell lui dit de ne pas s' en faire , que c' était un truc qui rapporterait toujours . Entrer et sortir de chez les malades en un quart d' heure et récolter entre 10 et 15 dollars à chaque coup . Mais quelque chose le tracassait , pourtant : comment un docteur pouvait _il se procurer autant de drogue sans avoir de relations dans la pègre . Il a demandé à Mme Almore s' ils avaient souvent des gentils gangsters à dîner . Elle lui a lancé un verre d' alcool à la figure . Je souris , mais pas Mlle Fromsett . Elle écrasa sa cigarette sur le gros cendrier en cuivre de Kingsley et me regarda avec calme . C' est assez correct , dis _je . Que faire d' autre , à moins d' avoir un bon gros poing à lui balancer sur le nez ? Oui . Quelques semaines après , Florence Almore était trouvée morte dans le garage , tard dans la nuit . La porte était fermée et le moteur tournait . Elle s' arrêta et se mouilla les lèvres . C' est Chris Lavery qui l' a trouvée en revenant chez lui , Dieu sait à quelle heure . Elle était étendue sur le béton , en pyjama , la tête sous une couverture qui recouvrait également le tuyau d' échappement de la voiture . Le docteur était sorti . Il n' y a rien eu dans les journaux sur cette affaire , sinon qu' elle était morte soudainement . Ça a été bien étouffé . Elle souleva un peu ses mains jointes et les laissa retomber sur ses genoux . Je dis : Y avait _il quelque chose qui clochait ? Tout le monde l' a pensé , mais c' est toujours comme ça . Quelque temps après , j' ai appris ce qu' on racontait en ville . J' ai rencontré ce Brownwell dans Vine Street et il m' a invitée à boire un verre avec lui . Il ne m' était pas sympathique , mais j' avais une demi_heure à tuer . Nous nous sommes assis au Levy’s Bar et il m' a demandé si je me souvenais de la poupée qui lui avait envoyé un verre à la figure . Je lui ai répondu oui . Et puis la conversation a continué à peu près comme ça , je m' en souviens très bien . Brownwell m' a dit : Le copain Chris Lavery a dégoté le filon . S' il est à court de petites amies , il sait où trouver du fric . Je lui ai répondu que je ne comprenais pas . Il a dit : Fichtre , peut_être que vous ne voulez pas comprendre . La nuit où est morte Mme Almore , elle était chez Lou Condy en train de perdre sa chemise à la roulette . Elle a pris la mouche , elle a dit que la roulette était truquée et elle a fait un scandale . Condy a littéralement été obligé de la porter dans son bureau . Il a trouvé le docteur Almore grâce au Conseil de l' Ordre et , au bout d' un moment , le docteur est arrivé . Il a piqué sa femme avec une de ses petites aiguilles . Et puis il est parti en laissant Condy la ramener à la maison . Apparemment il avait un cas très urgent à visiter . Alors Condy l' a ramenée chez elle et l' infirmière du toubib , que celui_ci avait appelée , s' est montrée et Condy a porté Mme Almore au premier étage et l' infirmière l' a mise dans son lit . Condy est retourné à ses jetons . Donc , il avait fallu la porter dans son lit ; et pourtant , la même nuit , elle s' est levée , elle est descendue jusqu' au garage et elle s' est achevée avec du protoxyde . Que pensez _vous de tout cela ? m' a demandé Brownwell . J' ai dit : Je ne connais rien de l' histoire . Mais vous_même , comment le savez _vous ? Il a dit : Je connais un reporter d' une espèce de feuille de chou qu' ils appellent journal là_bas . Il n' y a eu ni enquête , ni autopsie . Ils n' ont pas de juge attitré dans le coin . Les entrepreneurs de pompes funèbres remplissent les fonctions de coroner une semaine chacun à tour de rôle . Ils sont complètement sous la dépendance de la bande des politiciens , naturellement . C' est facile de régler une chose comme celle_ci , dans une petite ville , si n' importe qui , avec des protections , a un avantage à ce que ça le soit . Et Condy en avait des tas à cette époque . Il ne désirait ni publicité , ni enquête . Pas plus que le docteur Almore . Mlle Fromsett s' arrêta de parler ; elle attendait que je lui dise quelque chose . Elle continua , voyant mon silence : Je suppose que vous comprenez ce que tout cela voulait dire pour Brownwell ? Bien sûr . Almore l' a achevée et ensuite lui et Condy , entre eux , ont fait étouffer l' affaire moyennant finances . Ça a déjà été fait dans des petites villes plus propres que Bay City n' a jamais essayé de l' être . Mais ce n' est pas toute l' histoire , hein ? Non . Il semble que les parents de Mme Almore aient engagé un détective privé . C' était un homme qui , cette nuit _là , remplissait les fonctions de gardien de nuit et qui fut le second témoin de la scène après Lavery . Brownwell m' a dit que ce type avait dû trouver quelque chose , mais qu' il n' avait jamais eu la possibilité de s' en servir . Ils l' ont arrêté pour conduite d' une voiture en état d' ébriété et il a été en prison . Est _ce tout ? Elle acquiesça . Et si vous pensez que je m' en souviens trop bien , rappelez _vous que ça fait partie de mon travail de me souvenir des conversations . Ce que j' étais en train de me dire , c' est uniquement que cette histoire ne m' aide pas beaucoup . Je ne vois pas en quoi ça touche Lavery , même si c' est lui qui a trouvé le cadavre . Votre ami bavard , Brownwell , semble penser que ce qui est arrivé donne à quelqu’un la possibilité de faire chanter le docteur . Mais il faut une preuve quelconque pour faire chanter un homme déjà blanchi vis_à_vis de la justice . Mlle Fromsett dit : Je le crois aussi . Et je penserais volontiers que le chantage est un de ces sales petits moyens que Lavery n' aurait tout de même pas utilisés . Voilà tout ce que je puis vous dire , monsieur Marlowe . Et je dois retourner de l' autre côté . Elle s' apprêta à se lever . Je dis : Ce n' est pas tout , j' ai quelque chose à vous montrer . Je tirai de ma poche le petit mouchoir parfumé que j' avais trouvé sous l' oreiller de Lavery . Et je me penchai en avant pour le laisser tomber sur le bureau devant Mlle Fromsett . XIX Elle regarda le mouchoir , me regarda , saisit un crayon et retourna le petit morceau de linge avec la pointe du crayon . Qu' y a _t _il dessus ? demanda _t _elle , du fly_tox ? Un genre de bois de santal , selon moi . C' est un ignoble synthétique . Dire que c' est répugnant serait peu dire . Et pourquoi désirez _vous me montrer ce mouchoir , monsieur Marlowe ? Elle s' appuya sur son dossier et me regarda froidement . Je l' ai trouvé dans la maison de Lavery , sous l' oreiller de son lit . Il porte des initiales . Elle déplia le mouchoir , sans le toucher , en se servant du bout muni d' une gomme . Son visage était un peu contracté et tendu . Il y a deux lettres brodées , me dit _elle d' une voix coupante . Il se trouve que ce sont les mêmes que celles de mes initiales . C' est ça que vous voulez dire ? Exact , dis _je . Il connaissait probablement une demi_douzaine de femmes avec les mêmes initiales . Alors en somme , vous allez devenir désagréable tout de même , dit _elle tranquillement . Est _ce votre mouchoir ou non ? Elle hésita . Elle se pencha vers le bureau , prit tranquillement une autre cigarette , l' alluma et secoua lentement l' allumette en surveillant la petite flamme qui rampait sur le bois . Oui , il est à moi , dit _elle . J' ai dû le perdre là_bas , il y a très longtemps . Mais je puis vous assurer que je ne l' ai pas mis sous l' oreiller de son lit . Est _ce cela que vous désirez savoir ? Comme je ne disais rien , elle ajouta : Il a dû le prêter à une femme qui … qui aime ce genre de parfum . J' ai une certaine image mentale de cette femme , dis _je , mais elle ne colle pas tout à fait avec Lavery . La lèvre supérieure de Mlle Fromsett se releva légèrement . Elle était très longue . J' adore les lèvres supérieures longues . Je crois , dit _elle , que vous devriez retoucher un peu votre image mentale de Chris Lavery . Tout signe de raffinement que vous ayez pu y noter serait pure coïncidence . Ce n' est pas une chose agréable à dire d' un homme mort , dis _je . Pendant un instant , elle resta assise là , me regardant comme si je n' avais rien dit et attendant que je parle . Puis un long frisson partit de son cou et parcourut son corps tout entier . Ses mains se crispèrent et sa cigarette se cassa . Elle la regarda et la jeta dans le cendrier d' un geste rapide . Il a été tué dans sa douche , dis _je . Et il semble que ce soit par une femme qui a passé la nuit chez lui . Il venait juste de se raser . La femme a laissé un revolver dans l' escalier et ce mouchoir dans le lit . Elle remua très légèrement sur sa chaise . Ses yeux étaient complètement vides maintenant . Son visage était glacé comme celui d' une statue . Et vous vous attendiez à ce que je sois capable de vous renseigner là_dessus ? me demanda _t _elle amèrement . Écoutez _moi , mademoiselle Fromsett . J' aimerais aussi bien parler de tout cela avec douceur , détachement et subtilité . Pour une fois , j' aimerais jouer à ça exactement comme vous aimeriez qu' on y joue . Mais personne ne me laissera faire : ni mes clients , ni les flics , ni les gens contre lesquels je travaille . Même en faisant tous mes efforts pour être gentil , je finis toujours le nez dans la mélasse et le pouce dans l' oeil de quelqu’un . Elle secoua la tête comme si elle m' avait à peine écouté . Quand a _t _il été tué ? Un léger frisson la traversa de nouveau . Ce matin , je suppose . Pas longtemps après son réveil . Je vous ai dit qu' il venait juste de se raser et qu' il allait prendre une douche . C' était probablement très tard , dit _elle . Je suis ici depuis huit heures et demie . Je n' ai pas pensé que vous l' aviez tué . Terriblement aimable à vous , dit _elle . Mais c' est mon mouchoir , n' est _ce pas . Quoique ça ne soit pas mon parfum . Mais je ne pense pas que les policiers soient très sensibles aux qualités de parfums , ni à n' importe quoi d' autre . Non . Et c' est valable aussi pour les détectives privés , dis _je . Ça vous amuse beaucoup , tout ça . Dieu ! dit _elle . Elle appliqua durement le dos de sa main contre sa bouche . On a tiré sur lui cinq ou six fois . On l' a loupé quatre fois . Il était coincé dans l' angle de la douche . À mon avis , ça a dû être plutôt sauvage . Il y a eu pas mal de haine là_dedans , ou alors un sang_froid pas ordinaire . Il était facile de le haïr et dangereusement facile de l' aimer , dit _elle d' une voix absente . Des femmes , même des femmes bien , font des erreurs tellement effroyables sur les hommes . Tout ce que vous êtes en train de me dire , c' est que vous avez cru l' aimer un moment , que vous ne l' aimez plus et que vous ne l' avez pas tué . Oui . Sa voix était légère et sèche maintenant , comme le parfum dont elle n' aimait pas à se servir pendant son travail . Je suis certaine que vous respecterez cette confidence . Elle se mit à rire amèrement . Mort , dit _elle , le pauvre type , égoïste , mesquin , méchant , beau et menteur . Mort et froid et liquidé . Non , monsieur Marlowe , ce n' est pas moi qui l' ai tué . J' attendis , la laissant travailler toute seule . Au bout d' un moment , elle ajouta paisiblement : M Kingsley le sait _il ? J' acquiesçai . Et la police , naturellement ? Pas encore . Ou tout au moins pas par moi . C' est moi qui l' ai trouvé . La porte n' était pas bien fermée , je suis entré et je l' ai trouvé . Elle reprit le crayon et tripota le mouchoir . M Kingsley sait _il quelque chose de ce chiffon parfumé ? Personne n' en sait rien , excepté vous , moi et celui qui l' a mis là . Gentil à vous , me répondit _elle sèchement . Très gentil aussi de penser ce que vous pensez . Vous possédez une certaine qualité de dignité offensée que j' aime bien , dis _je . Mais ne descendez pas trop bas . Qu' attendiez _vous que je pense ? Que je retire le tire_jus de sous l' oreiller , que je le renifle et que je dise : Ah ! ah ! ce sont les initiales de Mlle Adrienne Fromsett , minute papillon . Mlle Fromsett devait connaître Lavery , peut_être très intimement . Mettons , juste pour l' histoire , aussi intimement que mon esprit mal tourné peut le concevoir . Et ça , c' est déjà salement intime . Mais ceci est un parfum synthétique et bon marché et Mlle Fromsett ne se servirait pas de ça . De plus ce mouchoir était sous l' oreiller de Lavery et Mlle Fromsett ne met jamais ses mouchoirs sous les oreillers des messieurs . Ça n' a donc rien à voir avec Mlle Fromsett . Ce n' est qu' une illusion d' optique . Oh ! fermez _la , dit _elle . Je souris . Quelle sorte de fille pensez _vous donc que je sois , aboya _t _elle . Je vous ai connue trop tard pour vous le dire . Elle rougit , cette fois , mais doucement et jusqu' à la racine des cheveux . Puis elle continua : Voyez _vous qui a pu le tuer ? Des soupçons , mais c' est tout . Et j' ai bien peur que la police ne trouve l' affaire très simple . Des vêtements de Mme Kingsley sont pendus dans le placard de Lavery . Et quand ils connaîtront toute l' histoire , y compris celle qui est arrivée hier à Little Fawn Lake , j' ai bien peur qu' ils ne s' amènent tout simplement avec les menottes . Il faudra d’abord qu' ils la trouvent . Mais ce n' est pas très difficile pour eux . Crystal Kingsley . Ainsi il n' aura même pas été épargné pour ça . Ce n' est pas nécessairement elle , dis _je . Ça peut être un tout autre motif , quelque chose que nous ignorons . Ça peut avoir été quelqu’un comme le docteur Almore . Elle me jeta un coup d' oeil rapide , puis secoua la tête . Ça peut être lui , insistai _je . Nous n' avons aucune preuve contre lui . Il était plutôt nerveux , hier , pour un homme qui n' a rien à se reprocher . Mais naturellement , ce ne sont pas seulement les coupables qui ont peur . Je me levai et je tapotai le rebord du fauteuil en la regardant . Elle avait un cou ravissant . Elle désigna le mouchoir . Et ça ? demanda _t _elle d' un ton triste . S' il était à moi , je le laverais pour faire disparaître ce parfum bon marché . Mais ça doit être une preuve , non ? Ça peut vouloir dire des tas de choses ? Je me mis à rire . Je ne pense pas . Les femmes laissent toujours traîner leurs mouchoirs partout . Un garçon comme Lavery devait les collectionner et les fourrer dans un tiroir avec un sachet de Bois de Santal . Quelqu’un a trouvé le stock et en a pris un pour s' en servir . Ou alors il les prêtait aux filles pour voir leurs réactions en trouvant d’autres initiales que les leurs . J' incline à croire que c' était ce genre de mufle . Au revoir , mademoiselle Fromsett , et merci de cette conversation . J' allais partir , mais je m' arrêtai et lui demandai : Vous rappelez _vous le nom du reporter qui avait donné ces renseignements à Brownwell ? Elle secoua négativement la tête . Ou le nom des parents de Mme Almore ? Pas davantage , mais je pourrais me renseigner pour vous . Je serais heureuse d' essayer . Comment ? Ces choses _là sont généralement imprimées dans les faire_part des journaux , n' est _ce pas ? Il y a certainement eu une annonce de sa mort dans les journaux de Los_Angeles . Ce serait très gentil à vous , dis _je . Je passai mon doigt sur le bord du bureau tout en la regardant de côté . Une peau d' ivoire pâle , des yeux noirs ravissants , des cheveux aussi fins que des cheveux peuvent l' être et noirs comme la nuit la plus noire . Je sortis de la pièce . La petite blonde du standard me regarda avec espoir , ses minces lèvres rouges entrouvertes , prête à rire . Je n' avais plus rien pour elle . Je sortis . XX Pas de voitures de police devant la maison de Lavery , personne sur le trottoir , et quand j' eus poussé la porte , pas trace d' odeur de cigare ou de cigarette à l' intérieur . Le soleil avait quitté les fenêtres et une mouche zonzonnait doucement autour d' un des verres . J' allai jusqu' au fond de la pièce et me penchai par_dessus la rampe de l' escalier qui conduisait à l' étage inférieur . Rien ne bougeait dans la maison de M Lavery . Pas un bruit , sauf celui , très doux , de l' eau qui coulait gentiment sur l' épaule d' un homme mort , en bas . Je revins au téléphone et cherchai le numéro de la police dans l' annuaire . Tout en le composant et en attendant la réponse , je pris le petit revolver dans ma poche et le déposai sur la table à côté du téléphone . Une voix d' homme parla : Bay City , la police . Ici Smoot . Je répondis : Il y a eu un meurtre au 623 , rue Altaïr , chez un homme appelé Lavery . Il est mort . 6_2_3 Altaïr . Qui êtes _vous ? Mon nom est Marlowe . Êtes _vous dans la maison ? Oui . Ne touchez à rien . Je raccrochai , m' assis sur le divan et j' attendis . Pas très longtemps . Une sirène gémit au loin et son bruit se fit de plus en plus fort . Des pneus crissèrent au tournant et le gémissement de la sirène mourut en un grondement métallique ; puis le silence , et les pneus grincèrent à nouveau devant la maison . La police de Bay City savait économiser le caoutchouc . Des pas frappèrent le trottoir . J' allai ouvrir la porte d' entrée . Deux flics en uniforme firent irruption dans la pièce . Ils étaient du format habituel , le visage tanné et les yeux soupçonneux de rigueur . Un des deux avait piqué un oeillet sous sa casquette , derrière son oreille droite . L' autre était plus âgé , un peu gris et menaçant . Ils me regardèrent avec circonspection , puis le plus vieux me dit brièvement . Très bien , où est _il ? Au sous_sol , dans la salle de bains , derrière le rideau de la douche . Reste ici avec lui , Eddie . Il traversa rapidement la pièce et disparut . L' autre me regarda fixement et me jeta , du coin des lèvres : Pas de faux mouvement , mon pote . Je m' assis sur le sofa , le flic parcourut la pièce des yeux . On entendait un bruit de pas en bas . Le flic qui était avec moi aperçut soudain le revolver près du téléphone . Il chargea brutalement sur lui comme un arrière de rugby . Il hurla presque : C' est le revolver ! J' en ai la vague intuition , dis _je ; on a tiré avec . Ah ! Il se pencha sur le revolver , me montra les dents et porta la main à sa hanche . Son doigt fit sauter la patte de fermeture et il saisit la crosse noire de son arme . Vous en avez quoi ? aboya _t _il . J' en ai la vague intuition . C' est ça , ricana _t _il . C' est tout à fait ça . Est_ce_que c' est vraiment ça ? dis _je . Il recula un peu . Ses yeux me guettaient attentivement . Pourquoi l' avez _vous tué ? grogna _t _il . Je me le suis demandé mainte et mainte fois . Monsieur fait le malin ! Asseyons _nous et attendons la police judiciaire , dis _je . Je réserve ma défense . Ne raconte pas d' histoires , dit _il . Je ne vous raconte pas la moindre histoire , dis _je . Si je l' avais tué , je ne serais pas là , je ne vous aurais pas appelés et vous n' auriez pas trouvé le revolver . Ne vous donnez pas tant de mal . Vous n' aurez pas à vous occuper de ça plus de dix minutes . Il parut vexé . Il enleva sa casquette et l' oeillet tomba par terre . Il se pencha pour le ramasser et le tortilla entre ses doigts . Puis il l' expédia derrière le pare_feu . Mieux vaut ne pas faire ça , lui dis _je . Ils vont penser que c' est un indice et perdre leur temps là_dessus . Oh , merde ! Il se pencha par_dessus le paravent pour le rattraper et le fit disparaître dans sa poche . Tu connais toutes les réponses , hein mon pote ? L' autre flic remonta l' escalier l' air sérieux . Il resta debout au milieu de la pièce . Puis , après avoir regardé l' heure à son bracelet_montre , il prit des notes sur un carnet . Ensuite il regarda par la fenêtre de devant en écartant la jalousie . Celui qui était resté avec moi lui demanda s' il pouvait aller voir . Laisse tomber , Eddie . Y a rien pour nous . Tu as appelé le juge d' instruction ? Je pensais que c' était l' affaire de la criminelle . Ouais , c' est vrai , c' est le capitaine Webber qui sera chargé de l' affaire et il aime bien tout faire lui_même . Il me regarda et dit : Vous êtes le nommé Marlowe ? Je lui dis qu' effectivement j' étais le nommé Marlowe . C' est un gros malin , dit Eddie , et il a réponse à tout . Le plus vieux me regarda d' un air absent , regarda Eddie d' un air absent , aperçut le revolver sur la table et le regarda d' un air pas du tout absent . Ouais , c' est l' arme du crime , dit Eddie . Je n' y ai pas touché . L' autre approuva . Les gars de là_bas ne se pressent pas aujourd’hui . Quelle est votre version , Monsieur ? Vous êtes de ses amis ? Du pouce , il désigna le plancher . L' ai vu hier pour la première fois . Je suis un détective privé de Los_Angeles . Oh ! Il m' examina avec acuité . L' autre flic me considéra d' un air profondément soupçonneux . Mince , ça veut dire que tout a été foutu en l' air , dit _il . C' était la première remarque sensée qu' il faisait . Je lui souris affectueusement . Le plus vieux des deux regarda de nouveau par la fenêtre . Hé ! Eddie , c' est la maison d' Almore qui est de l' autre côté de la rue , dit _il . Eddie s' approcha et regarda . Sûr que c' est elle , dit _il , on peut lire la plaque . Dis donc , le copain en bas est peut_être le type qui … Ta gueule , répondit le plus vieux en laissant retomber la jalousie . Ils se retournèrent tous les deux et me fixèrent avec des visages soudainement de bois . Une voiture descendit la rue et s' arrêta . Une porte se referma avec bruit . Des pas nombreux retentirent . Le plus vieux des deux flics alla ouvrir la porte à deux hommes en civil . J' en connaissais un . XXI Le premier qui entra était petit pour un flic , d' âge moyen , et son visage semblait fatigué en permanence . Son nez pointu était penché un peu sur le côté comme si quelqu’un y avait donné un coup de coude pour l' empêcher de le fourrer dans quelque chose . Des cheveux d' un blanc de craie dépassaient d' un feutre bleu posé bien droit sur sa tête . Il portait un complet marron triste , les mains enfoncées dans les poches de sa veste et le pouce par_dessus la couture . L' homme qui le suivait était Degarmo , le gros flic aux cheveux blond filasse , aux yeux bleu métallique et à la figure ridée et féroce , qui n' avait pas aimé que je reste devant la maison du docteur Almore . Les deux hommes en uniforme regardèrent le petit homme et portèrent la main à la casquette . Le cadavre est au sous_sol , capitaine Webber . Il a été atteint de deux balles , après deux balles ratées , semble _t _il . Mort depuis quelque temps . Celui_ci s' appelle Marlowe , c' est un détective privé de Los_Angeles , je ne lui en ai pas demandé plus long . Très bien , répondit Webber sèchement . Sa voix était soupçonneuse . Il m' effleura d' un regard également soupçonneux et me fit un bref signe de tête . Je suis le capitaine Webber . Voici le lieutenant Degarmo . Nous allons d’abord examiner le cadavre . Il traversa la pièce , Degarmo me regarda comme s' il ne m' avait jamais vu et le suivit . Ils descendirent l' escalier , accompagnés du plus vieux des deux agents . Le dénommé Eddie et moi commençâmes par nous dévisager pendant un moment . Ici , c' est bien juste en face de la maison du docteur Almore , hein ? Toute trace d' expression disparut de son visage . Il n' y avait pas beaucoup à faire pour ça . Ouais , et après ? Après , rien , dis _je . Il retomba dans son silence . Des voix venaient d' en bas , assourdies et indistinctes . Le flic tortilla son oreille , puis me dit d' un ton plus amical . Vous vous rappelez cette affaire _là ? Un peu . Il se mit à rire : On l' a rudement bien étouffée , dit _il . On l' a ficelée et on l' a cachée sur la dernière planche du placard de la salle de bains . Celle qu' on ne peut atteindre qu' en montant sur une chaise . Effectivement , dis _je . Je me demande pourquoi ? Il me regarda sévèrement avant de répondre . Il y avait de bonnes raisons , mon gars . Ne vous imaginez pas le contraire . Vous connaissiez bien ce Lavery ? Non , pas bien . Vous étiez après lui , à propos de quoi ? Un petit travail , dis _je . Mais vous le connaissiez , vous ? Eddie secoua la tête . Non , je me souviens que c' était un type de cette maison qui avait trouvé la femme d' Almore cette nuit _là . Lavery n' habitait peut_être pas encore ici à ce moment _là , dis _je . Depuis combien de temps habitait _il ici ? Je ne sais pas , dis _je . Ça doit faire à peu près un an et demi , dit _il rêveusement . Les journaux de Los_Angeles en ont parlé ? Dans la colonne des nouvelles du Comté , dis _je , pour dire quelque chose . Il se gratta l' oreille et écouta . Des pas remontaient l' escalier . La figure du flic s' éteignit , puis il s' éloigna de moi et se redressa . Le capitaine Webber se précipita sur le téléphone , composa un numéro et parla , puis éloigna le récepteur de son oreille et demanda par_dessus son épaule : Quel est le juge de service cette semaine , Al ? Ed Garland , répondit le gros lieutenant . Appelez Ed Garland , dit Webber au téléphone . Qu' il vienne immédiatement . Et dites à la brigade volante d' appuyer sur le champignon . Il raccrocha et aboya sèchement : Qui a touché à ce revolver ? C' est moi . Il se détourna et s' approcha de moi , puis joignit les talons et pointa son menton étroit dans ma direction . Il tenait le revolver délicatement enveloppé dans un mouchoir . Vous ne savez pas encore qu' on ne doit pas toucher à l' arme d' un crime ? Sûr que si , dis _je . Mais quand je l' ai ramassé , j' ignorais qu' il y avait eu un crime , je ne savais pas qu' on l' avait laissé tomber . Histoire très vraisemblable , dit _il amèrement . Il vous en arrive beaucoup comme ça dans votre métier ? Comme quoi ? Il continua à me fixer , mais sans me répondre . Je dis : À quoi ça me servira _t _il de vous raconter les choses exactement comme elles sont arrivées ? Il se redressa comme un jeune coq : Si vous vous contentiez de répondre aux questions que je choisirai de vous poser ? Je ne répliquai pas . Webber se retourna brusquement et dit aux deux agents : Vous deux , retournez à votre voiture et mettez _vous en rapport avec le service central . Ils saluèrent et sortirent en fermant la porte , doucement , jusqu' à ce qu' elle accroche . À ce moment _là , ils se mirent en rogne , comme tout le monde . Webber attendit le départ de leur voiture , puis il m' examina à nouveau de son regard froid et incisif . Montrez _moi vos papiers . Je les lui tendis . Il les parcourut très attentivement . Degarmo était assis sur une chaise , les jambes croisées , fixant le plafond d' un air absent . Il prit une allumette dans sa poche et commença à en mâcher l' extrémité . Webber me rendit mes papiers , je les fis disparaître . Les types de votre sorte causent toujours des tas d' ennuis . Pas obligatoirement , dis _je . Il éleva la voix . Elle était déjà assez forte . J' ai dit qu' ils causaient des tas d' ennuis et c' est exactement ce que je pensais . Retenez bien ceci , vous n' allez pas en provoquer à Bay City . Je ne lui répondis pas . Il pointa son index vers moi . Vous venez de la grande ville , vous vous prenez pour un dur et pour un gros malin . Mais ne vous en faites pas , on viendra à bout de vous . C' est une petite ville ici , mais on se serre les coudes . Pas de micmacs politiques . Nous allons droit devant nous et nous allons vite . Ne vous en faites pas pour nous , mon bonhomme . Je ne m' en fais pas , dis _je . Je n' ai aucune raison de m' en faire . J' essaie tout simplement de gagner honnêtement mon argent . Et n' essayez pas de me raconter des blagues , dit Webber . Je n' aime pas ça . Degarmo abaissa les yeux du plafond et examina attentivement l' ongle de son index replié . Il parla d' une voix lourde et lasse . Écoutez , chef . Le garçon qui est au sous_sol s' appelle Lavery . Il est mort . Je le connaissais un peu . C' était un gigolo . Et alors ? Webber ne me quittait pas des yeux . Tout indique la présence d' une bonne femme , dit Degarmo . De plus vous savez à quoi travaillent ces détectives privés , histoires de divorces . Si nous le laissions s' empêtrer dans son histoire au lieu de le rendre muet de frousse . Si je le rends muet de frousse , dit Webber , je voudrais bien le savoir . Je n' en vois pas le moindre signe . Il se dirigea vers la fenêtre du devant et releva les jalousies . La lumière ruissela dans la pièce , nous éblouissant presque , après cette longue obscurité . Il revint vers moi en jaillissant de ses talons et braqua sur moi un doigt maigre et sec . Parlez ! Je dis : Je travaille pour un homme d' affaires de Los_Angeles qui n' a pas besoin de publicité . C' est pourquoi il m' a engagé . Sa femme est partie il y a un mois et , un peu plus tard , il a reçu un télégramme qui lui signifiait qu' elle était partie avec Lavery . Mais mon client a rencontré Lavery en ville il y a deux jours et Lavery lui a affirmé le contraire . Mon client l' a cru suffisamment pour être ennuyé . Car sa femme est , paraît _il , plutôt téméraire et elle a très bien pu se trouver en mauvaise compagnie et être embarquée dans une sale histoire . Je suis venu voir Lavery et il m' a affirmé qu' il n' était pas parti avec elle . Je l' ai cru à moitié , mais plus tard j' ai eu la preuve assez convaincante qu' il avait passé avec elle , dans un hôtel de San_Bernardino , la nuit même où l' on pense qu' elle a quitté le chalet de montagne où elle se reposait . Avec ça dans ma poche , je suis revenu pour agrafer Lavery de nouveau . Pas de réponse à mon coup de sonnette , une porte mal fermée . Je suis entré pour jeter un coup d' oeil et j' ai ramassé le revolver dans l' escalier . Alors j' ai cherché dans la maison et j' ai trouvé ce type _là où il est en ce moment . Vous n' aviez pas le droit de chercher dans cette maison , dit froidement Webber . Non , bien sûr . Je ne pouvais pas laisser passer cette occasion non plus . Le nom de l' homme pour qui vous travaillez ? Kingsley . Je lui donnai l' adresse de Beverly Hills . Il dirige une maison de produits de beauté , immeuble Treloar à Olive Street , la Compagnie Gillerlain . Webber regarda Degarmo qui écrivait paresseusement sur une enveloppe , puis il se retourna vers moi : Quoi encore ? Je suis monté au chalet d' où la dame est partie . C' est un endroit qui s' appelle Little Fawn Lake , près de Puma Point à 75 kilomètres de San_Bernardino , dans la montagne . Je regardai Degarmo . Il écrivait lentement . Sa main s' arrêta un instant , parut se raidir dans l' air , puis elle retomba sur l' enveloppe et il se remit à écrire . Je continuai : Il y a environ un mois , la femme du gardien de la maison de Kingsley s' est disputée avec son mari et l' a quitté . Tout le monde le croyait , du moins . Mais hier on l' a retrouvée noyée dans le lac . Webber ferma presque complètement les yeux et se balança sur ses talons . Tout doucement il me demanda : Pourquoi me dites _vous ceci ? Pourquoi laissez _vous entendre qu' il y a un rapport ? Il y en a un dans le temps . Lavery a été là_bas . Je ne vois pas d’autres rapports , mais j' ai pensé qu' il valait mieux vous en parler . Degarmo , toujours assis , très calme , regardait le plancher devant lui . Son visage était tendu et il paraissait encore plus féroce que d' habitude . Webber dit : Cette femme noyée , c' était un suicide ? Suicide ou meurtre . Elle a laissé une lettre d' adieu . Mais son mari a été arrêté , il est soupçonné . Son nom est Bill Chess et Muriel Chess , sa femme . Ça ne m' intéresse pas du tout , répondit Webber , coupant . Restons _en à l' affaire d' ici . Rien à vous dire sur ici , dis _je en regardant Degarmo . J' y suis venu deux fois . La première , j' ai vu Lavery , mais je n' ai abouti à rien . La seconde , je ne l' ai pas vu et je n' ai abouti à rien non plus . Webber me dit lentement : Je vais vous poser une question et je vous demande une réponse honnête . Vous ne me la donnerez pas , mais autant vous la demander dès maintenant , car vous savez que je l' obtiendrai tôt ou tard . Voilà la question . Vous avez examiné la maison et , j' imagine , dans les moindres recoins . Avez _vous vu quelque chose qui puisse vous faire penser que cette femme Kingsley est venue ici ? Ce n' est pas une question honnête , dis _je . Elle implique une prise de position de la part du témoin . Je veux une réponse , dit _il furieux . Ce n' est pas une cour de justice ici . La réponse est oui , dis _je . Il y a des vêtements accrochés dans la penderie du sous_sol qui m' ont été décrits comme ayant été portés par Mme Kingsley à San_Bernardino la nuit où elle y a rencontré Lavery . Il s' agit d' un tailleur blanc et noir , plutôt blanc , et d' un chapeau de paille avec un ruban noir et blanc . Degarmo frappa du doigt contre l' enveloppe qu' il tenait . Vous êtes certainement d' un précieux secours pour le type qui vous a embauché . Ça met sa femme en plein dans le bain , là où un meurtre a été commis et c' est justement la femme avec qui la victime est censée être partie . Je ne pense pas qu' on ait à chercher très loin le meurtrier , chef . Webber me regardait fixement . Sa figure était pratiquement sans expression , mais portait la marque d' une attention aiguë . Il acquiesça vaguement à ce que disait Degarmo . Je dis : Je suppose que vous n' êtes pas une bande de crétins complets . Les vêtements sont faits sur mesure et on en retrouvera facilement la trace . Ce que je vous ai dit vous a peut_être fait économiser une heure ou même un simple coup de fil . Rien d' autre ? me demanda Webber paisiblement . Avant que je puisse répondre , une voiture s' arrêta dehors , puis une autre . Webber fit un bond pour aller ouvrir la porte . Trois hommes entrèrent . Un petit avec des cheveux bouclés et un énorme type large comme un boeuf qui portaient de lourdes trousses de cuir noir . Derrière eux , s' avança un grand homme maigre en complet gris sombre et cravate noire . Il avait des yeux très brillants et une figure de pelle à feu . Webber désigna du doigt le type aux cheveux bouclés . C' est en bas , dans la salle de bains , Busoni . Je veux que vous releviez des empreintes dans toute la maison et particulièrement celles qui semblent avoir été faites par une femme . Ça sera un long boulot . Je fais tous les boulots , grogna Busoni . Lui et l' homme_boeuf traversèrent la pièce et descendirent l' escalier . Nous avons un cadavre pour vous , Garland , dit Webber au troisième homme . Descendons et venez le voir . Avez _vous commandé le fourgon ? L' homme aux yeux clairs acquiesça rapidement et lui et Webber prirent le chemin qu' avaient suivi les deux autres . Degarmo rangea son crayon et son enveloppe . Il me regarda , figé . Suis _je censé parler de notre conversation d' hier ou est _ce seulement une affaire privée ? dis _je . Parlez de ce que vous voulez , dit _il . C' est notre travail de protéger les citoyens de cette ville . C' est vous qui devriez m' en parler , dis _je . J' aimerais en savoir davantage sur l' affaire Almore . Il rougit lentement et ses yeux devinrent méchants . Vous disiez que vous ne connaissiez pas Almore . Je ne le connaissais pas hier et je ne savais rien de lui . Depuis j' ai appris que Lavery connaissait Mme Almore , qu' elle s' était suicidée , que Lavery avait trouvé son cadavre . J' ai appris aussi que Lavery avait été pour le moins suspecté de faire chanter le docteur , ou d' être en mesure de le faire . Il y a aussi les deux types de votre patrouille volante qui semblaient intéressés par le fait que la maison d' Almore est juste en face de celle_ci . Et l’un d' eux a remarqué que l' affaire avait été bien étouffée ; il a dit quelque chose qui voulait dire ça . La voix de Degarmo était devenue lente , mais féroce . Je retirerai sa plaque à cet enfant de putain . Tout ce qu' ils savent faire , c' est remuer leurs grandes gueules . Bandes de sales cons ! Alors , il n' y a rien ? dis _je . Degarmo regardait sa cigarette . Rien dans quoi ? Rien dans l' idée qu' Almore a tué sa femme et qu' il a eu assez d' influence pour faire étouffer l' affaire ? Degarmo se mit sur ses pieds et marcha sur moi . Répète ça … dit _il . Je répétai . Il me frappa le visage de sa main ouverte . Ma tête vacilla durement et ma figure me sembla rougir et enfler . Répète ça , dit _il doucement . Je répétai . Sa main s' abattit sur mon visage . Répète . Des clous . La troisième fois j' ai une chance , vous pourriez me louper . Je levai une main et me frottai la joue . Degarmo restait là , penché sur moi , les lèvres tirées sur ses dents , une lueur bestiale dans ses yeux bleus . Chaque fois que tu parleras comme ça à un flic , tu sauras ce qui te pend au nez . Essaye encore une fois et ce ne sera pas ma main dont je me servirai . Je me mordis violemment les lèvres tout en frottant ma joue . Fourre ton grand nez dans nos affaires et tu te réveilleras un matin dans une allée avec le nez à la hauteur du pavé , dit _il . Je ne répondis rien . Il alla se rasseoir , respirant fortement . Je m' arrêtai de me frotter la joue pour lever la main et faire marcher mes doigts lentement pour les décrisper un peu . Je me souviendrai de ça , lui dis _je . À tous points de vue . XXII Le soir commençait à tomber quand je regagnai mon bureau dans Hollywood . Le bâtiment s' était vidé , les couloirs étaient silencieux . Par les portes ouvertes , on voyait les femmes de ménage avec leurs aspirateurs , leurs serpillières humides et leurs plumeaux . J' ouvris ma porte , ramassai une enveloppe qui gisait par terre devant la fente ad_hoc et la jetai sur mon bureau sans la regarder . J' ouvris les fenêtres et me penchai au_dehors , regardant les enseignes au néon qui brillaient , respirant l' air chaud et nourrissant que brassait le ventilateur du café_restaurant d' à côté . Je me débarrassai de ma veste et de ma cravate et m' assis au bureau . Au fond d' un tiroir , je pris une bouteille et m' offris un verre . Ça ne me fit aucun bien . J' en avalai un autre avec le même résultat . Webber devait avoir vu Kingsley , maintenant . Il devait y avoir une fameuse ruée pour trouver sa femme . Si ce n' était pas fait , ça n' allait pas tarder . L' affaire devait leur paraître cuite et recuite . Une histoire pas propre , entre deux personnages pas propres qui faisaient trop l' amour , qui buvaient trop , qui se connaissaient trop , tout ça finissant par une haine sauvage , un geste de meurtre et la mort . Je trouvais tout ça un peu trop simple . Je pris l' enveloppe et l' ouvris . Elle ne portait pas de timbre : Monsieur Marlowe , Les parents de Florence Almore sont M et Mme Eustache Grayson , ils habitent pour l' instant à Rossmore Arms , 640 , South Oxford Avenue , Oxford . J' ai obtenu l' adresse par le numéro du bottin . Vôtre , ADRIENNE FROMSETT . Une écriture élégante comme la main qui l' avait tracée . Je repoussai la lettre et pris un autre verre . Je commençais à me sentir un peu moins enragé . J' écartai des choses sur mon bureau . Mes mains me semblaient lourdes , chaudes et maladroites . Je promenai un doigt sur le coin de mon bureau et regardai la trace qu' il avait laissée en enlevant la poussière . Je regardai la poussière sur mon doigt et l' essuyai . Je regardai ma montre , je regardai le mur , je regardai le vide . Je fis disparaître la bouteille d' alcool et allai au lavabo rincer mon verre ; quand ce fut fait , je me lavai les mains et baignai mon visage d' eau froide . Je l' examinai . La rougeur avait disparu de ma joue gauche , mais c' était encore un peu enflé . Pas beaucoup , mais suffisamment pour me rendre nerveux de nouveau . Je brossai mes cheveux . Le gris commençait à s' étendre bien loin . Le visage que j' aperçus sous les cheveux avait un pauvre regard . Je n' aimais pas du tout cette figure _là . Je revins à mon bureau et relus la lettre de Mlle Fromsett ; je la repassai sur la glace du bureau , la respirai , la repassai encore , puis je la pliai et la mis dans la poche de ma veste . Je m' assis , très calme , et j' écoutai la rumeur du dehors s' apaiser avec le soir par les fenêtres ouvertes . Et , peu à peu , je m' apaisai moi aussi . XXIII Rossmore Arms était un sinistre tas de briques rouge foncé , construit autour d' un immense terre_plein . Il y avait un vestibule tapissé de peluche et rempli de silence , de plantes en caisses , d' un serin , l' air empoisonné , dans une cage grande comme une niche à chien , d' une odeur de vieille poussière et du parfum éteint des gardénias fanés . Les Grayson habitaient au cinquième étage , côté façade dans l' aile nord . Ils étaient assis tous les deux dans une pièce dont la décoration datait délibérément de vingt ans . Il y avait des meubles gras et trop remplis , des boutons de porte en cuivre jaune et en forme d' oeufs , une immense glace ovale dans un cadre doré , une table avec un dessus de marbre près de la fenêtre et des doubles rideaux de velours rouge foncé . Ça sentait le tabac et quelque chose me disait qu' ils mangeraient au dîner des côtelettes d' agneau et du brocoli . Mme Grayson était une femme dodue qui avait dû jadis avoir de grands yeux bleus de bébé . Ils avaient perdu leur éclat maintenant , étaient assombris par des lunettes et légèrement saillants . Quelques mèches blanches . Elle était assise , reprisant des chaussettes . Ses chevilles épaisses croisées l’une sur l' autre , ses pieds touchant à peine terre une grosse corbeille à ouvrage sur les genoux . M Grayson était un long bonhomme voûté au visage jaune , avec des épaules en portemanteau , des sourcils hérissés et presque pas de menton . Le haut de sa figure parlait affaires et le bas fichait le camp . Il portait des lunettes à double foyer et il grignotait d' un air maussade les dernières nouvelles du soir . Je l' avais situé quelque part dans l' administration municipale . C' était un fonctionnaire et chaque pouce de sa personne le trahissait . De l' encre tachait même ses doigts et quatre crayons dépassaient de la poche de sa veste ouverte . Il lut ma carte soigneusement pour la septième fois et , me regardant de haut en bas , me demanda lentement : Pourquoi désirez _vous nous voir , monsieur Marlowe ? Je m' intéresse à un homme nommé Lavery qui habite en face de la maison du docteur Almore . Votre fille était la femme du docteur Almore et je crois que c' est Lavery qui a trouvé votre fille la nuit où … elle est morte . Ils se figèrent comme des chiens d' arrêt au moment où j' hésitai délibérément sur le dernier mot . Grayson se tourna vers sa femme qui secoua la tête . Nous ne désirons pas parler de cela , me dit vivement Grayson . Ça nous est beaucoup trop pénible . J' attendis un moment et me fis triste avec eux . Puis je dis : Je vous comprends , je ne veux pas vous forcer , mais j' aurais aimé entrer en rapport avec l' homme que vous aviez engagé pour s' occuper de cela . Ils se regardèrent , mais cette fois Mme Grayson ne secoua pas la tête . Pourquoi ? me dit Grayson . Il vaut mieux que je vous raconte un peu mon histoire . Je leur expliquai pour quelle affaire j' avais été engagé sans mentionner le nom de Kingsley . Je leur racontai l' algarade avec Degarmo devant la maison d' Almore . Ils tombèrent en arrêt de nouveau . Grayson dit brièvement : Si j' ai bien compris , vous étiez un inconnu pour Almore , vous ne l' aviez jamais approché et néanmoins , il a appelé un officier de police parce_que vous étiez devant sa maison . C' est ça , dis _je . Malgré tout , je suis resté devant chez lui au moins une heure . Ma voiture , c’est_à_dire . C' est très bizarre , dit Grayson . J' ai pensé qu' Almore était un monsieur très nerveux , dis _je . Degarmo m' a demandé si c' étaient les parents , il voulait dire les parents de votre fille , qui m' avaient engagé . Il semble qu' il ne se sente pas très en sécurité , qu' en pensez _vous ? En sécurité à quel sujet ? Il dit ça sans me regarder . Il alluma sa pipe , tassa le tabac avec le bout d' un gros porte_mine de métal et la ralluma . Je haussai les épaules sans répondre . Il me jeta un coup d' oeil rapide , puis regarda ailleurs . Mme Grayson ne me regardait pas , mais ses narines palpitaient . Comment savait _il qui vous étiez ? me demanda soudain Grayson . Il a pris mon numéro de voiture , a appelé l' Automobile Club et a cherché mon nom dans le bottin . C' est du moins comme ça que j' aurais fait moi_même ; et je l' ai d' ailleurs vu , à travers sa fenêtre , s' agiter et téléphoner . Alors , la police travaille pour lui ? Pas nécessairement . S' ils ont fait une erreur cette fois _là , ils ne désirent pas qu' on la découvre maintenant . Une erreur ! Grayson se mit à rire d' un rire perçant . Bon , dis _je , le sujet est pénible pour vous , mais un peu d' air ne lui fera pas de mal . Vous avez toujours pensé que c' était lui qui l' avait tuée , n' est _ce pas , et c' est pourquoi vous avez engagé ce flic - ce détective . Mme Grayson releva vivement la tête et la baissa aussitôt pour rouler une nouvelle paire de chaussettes reprisées . Grayson ne dit rien . Aviez _vous une preuve quelconque ou était _ce seulement que vous ne l' aimiez pas ? Il y avait une preuve , dit amèrement Grayson et sa voix s' éclaircit comme s' il décidait , après tout , de parler . Il doit y en avoir une , on nous l' a dit , mais nous n' avons jamais pu l' obtenir , car la police a veillé à ça . J' ai entendu dire qu' ils avaient arrêté ce type et l' avaient condamné pour conduite en état d' ébriété . Vous avez bien entendu . Mais il ne vous a jamais dit ce qu' il avait trouvé ? Non , répondit Grayson . Je n' aime pas ça , dis _je . On dirait que ce type n' est pas arrivé à décider s' il vous ferait profiter de cette preuve ou s' il la garderait pour faire chanter le docteur . Grayson regarda sa femme , ce fut elle qui me répondit : M Talley ne m' a jamais fait une impression de cette sorte . C' était un homme tranquille et pas prétentieux . Mais on ne peut jamais savoir , naturellement . Alors , il s' appelait Talley . C' est une des choses que je voulais que vous me disiez , dis _je . Quelles sont les autres ? Comment puis _je retrouver Talley - et quelle est la chose qui a pu faire germer dans vos esprits un soupçon . Il doit y avoir quelque chose , sinon vous n' auriez pas engagé Talley sous le simple prétexte que lui avait des soupçons . Grayson eut un sourire mince et gratta son menton étroit avec un long doigt jaune . Mme Grayson dit . Drogue . C' est exactement ça , dit immédiatement Grayson , comme si ce simple mot changeait le feu rouge en feu vert . Almore était , il est encore sans aucun doute , un docteur à drogue . Notre fille nous l' avait expliqué et devant lui , de plus . Ça ne lui a pas plu . Qu' entendez _vous au juste par docteur à drogue , monsieur Grayson ? Je veux dire , un docteur dont la clientèle est principalement constituée de gens qui vivent au bord de la maladie nerveuse , que ce soit causé par la boisson ou les excès . De gens qui ont perpétuellement besoin de sédatifs et de stupéfiants . Il arrive un moment où un médecin consciencieux refuse de les soigner s' ils refusent d' entrer dans une maison de santé . Mais pas les docteurs type Almore . Ceux_là continuent aussi longtemps qu' il y a de l' argent , aussi longtemps que le patient reste en vie et sain d' esprit , et continue même si le ou la malade est intoxiqué sans espoir de guérison . C' est un métier lucratif et , je suppose , dangereux pour un docteur . Sans aucun doute , dis _je . Mais ça doit bien apporter . Connaissez _vous un homme du nom de Condy ? Non , mais nous savons qui c' était . Florence pensait qu' il fournissait la drogue à Almore . Possible , dis _je . Il ne voulait probablement pas faire lui_même trop d' ordonnances . À propos , connaissez _vous Lavery ? Nous ne l' avons jamais vu ; nous savions qui c' était . Vous n' avez jamais pensé que Lavery ait pu faire chanter Almore ? C' était une idée nouvelle pour lui . Il se passa la main sur le dessus de la tête , puis sur la figure et la laissa tomber sur son genou osseux . Il secoua la tête . Non , pourquoi ? C' est lui qui , le premier , a trouvé le cadavre , dis _je . Ce qui a pu paraître bizarre à Talley a pu paraître bizarre à Lavery . Lavery est _il un homme à ça ? Je ne sais pas . Il n' a pas de ressources apparentes , pas de travail . Il sort beaucoup , surtout avec des femmes . C' est une idée , dit Grayson . Et ce genre d' affaire peut être mené très discrètement . Il grimaça un sourire . J' ai vu des indices de ces choses dans mon travail , des emprunts sans garantie , des remboursements à longue échéance , des placements dans les plus mauvaises affaires . Des dettes étranges que l' on pourrait aisément contester , ce que l' on ne fait pas de crainte d' une enquête des contrôleurs des contributions . Oh ! bien sûr , ces choses _là peuvent très bien passer facilement . Je regardai Mme Grayson . Ses mains n' avaient pas cessé de travailler . Elle avait reprisé une douzaine de paires de chaussettes . Les longs pieds osseux de M Grayson devaient détruire les chaussettes par milliers . Qu' est _il arrivé à Talley ? On l' a roulé ? Cela ne fait aucun doute . Sa femme a été très amère . Elle a raconté qu' on avait donné à son mari un verre drogué dans un bar , et qu' il avait bu avec un agent . Une voiture de police l' attendait de l' autre côté de la rue . Et lorsqu' il est parti avec sa voiture , il a été ramassé tout de suite . En outre , il a été examiné d' une façon tout à fait superficielle en arrivant à la prison . Ça ne veut pas dire grand_chose . C' est ce qu' il a raconté à sa femme après son arrestation . Il était forcé de lui dire ça , automatiquement . Voyez _vous , j' ai horreur de penser que la police n' est pas honnête , dit Grayson . Mais de tels faits existent et tout le monde le sait . Je dis : S' ils ont fait une erreur involontaire au sujet de la mort de votre fille , ils ne désirent probablement pas que Talley leur prouve le contraire . Ça entraînerait pas mal de révocations . S' ils ont cru que ce que voulait Talley était un chantage , ils n' avaient pas non plus de raisons de le traiter trop aimablement . Où est _il maintenant ? Ce qui fiche tout par terre , c' est que s' il y a eu une piste solide , ou bien c' est Talley qui l' a ou bien il en a la clé , et il sait où chercher . Nous ne savons pas où il est , dit Grayson . Il a eu six mois de prison , mais son temps est fini depuis longtemps . Et sa femme ? Grayson regarda sa propre femme . Ce fut elle qui me répondit brièvement . Elle habite 1618 bis , Westmore Street à Bay City . Eustache et moi lui avons envoyé un peu d' argent . Elle était sans un sou . Je notai l' adresse , m' appuyai contre ma chaise et dis : Quelqu’un a tué Lavery ce matin , dans sa salle de bains . Les mains grassouillettes de Mme Grayson s' immobilisèrent sur les bords de sa corbeille . M Grayson resta la bouche ouverte en tenant sa pipe devant ce trou . Il fit un bruit très doux pour s' éclaircir la voix , comme lorsqu' on est devant un mort . Rien au monde n' a bougé plus lentement que cette vieille pipe noire en revenant se placer entre ses dents . Naturellement ce serait trop de chance , dit _il en retirant sa pipe pour souffler un peu de fumée pâle . Puis il ajouta : Si le docteur Almore y était pour quelque chose , je veux dire . Je croirais volontiers qu' il en est ainsi , dis _je . Certainement , il habite à une distance commode . La police pense que c' est la femme de mon client qui a tué Lavery . Ils tiendront une bonne coupable quand ils l' auront trouvée . Mais si Almore a quoi que ce soit à voir avec ce meurtre , ça ramènera sur le tapis le meurtre de votre fille . Et c' est pourquoi j' essaie de trouver quelque chose à son sujet . Grayson dit : Un homme qui a déjà commis un crime n' aura pas , pour en commettre un second , 25 % de l' hésitation qui a précédé le premier . Il parlait comme s' il me livrait les fruits d' une méditation très poussée . Oui , peut_être . Quel pouvait être le motif du premier crime ? dis _je . Florence était extravagante , me dit _il tristement , extravagante et difficile . Elle était dépensière et désordonnée , toujours à ramasser de nouveaux amis plutôt douteux , parlant trop et trop haut , agissant généralement comme une piquée . Une femme comme elle peut être très dangereuse pour un homme comme Albert S Almore . Mais je ne pense pas que ce soit le principal motif , n' est _ce pas , Lettie ? Il regarda sa femme . Celle_ci enfonça une menaçante aiguille à repriser dans une pelote de laine sans lui répondre et sans le regarder . Grayson soupira et poursuivit : Nous avons des raisons de croire qu' Almore faisait des blagues avec son infirmière et que Florence l' avait menacé d' un scandale . Il ne fallait pas qu' une chose comme ça arrivât , n' est _ce pas ? Un scandale en amène trop facilement un autre . Comment l' a _t _il tuée ? dis _je . Avec de la morphine , naturellement . Il en avait toujours et s' en servait continuellement . Il était très habile avec la morphine . Une fois plongée dans un coma profond , il a dû l' emmener jusqu' au garage et mettre le moteur en marche . Vous savez qu' il n' y a pas eu d' autopsie . S' il y en avait eu une , on savait déjà qu' on avait été forcé de lui faire une piqûre , ce soir _là . J' acquiesçai . Il s' enfonça , satisfait , dans son fauteuil , passa la main sur son crâne et sa figure , puis la laissa retomber lentement sur son genou osseux . Il avait dû consacrer quelques heures de réflexion à ça aussi . Je les regardai . Un couple de vieux assis là , tranquilles , qui s' empoisonnaient le tempérament avec une haine remâchée , un an et demi après l' événement . Ils aimeraient bien qu' Almore ait tué Lavery . Ils adoreraient ça . Ça les réchaufferait jusqu' à leurs vieilles chevilles nouées . Au bout d' un moment , je dis : Vous croyez tout cela parce_que vous voulez bien le croire , aussi . Il reste possible qu' elle se soit suicidée . Et que l' on ait étouffé l' affaire pour protéger la maison de jeu de Condy et éviter à Almore d' être interrogé à l' audience . Vous dites des idioties , répondit Grayson sèchement . Il l' a tuée . Elle était dans son lit , endormie . Vous n' en savez rien . Elle se droguait peut_être elle_même et pouvait en avoir une certaine habitude . L' effort ne dure pas longtemps dans ces cas _là . Elle a pu se lever au milieu de la nuit , se regarder dans une glace et se voir entourée de démons qui la montraient du doigt . Ça arrive , ces choses _là . Je pense que vous nous avez fait suffisamment perdre notre temps , dit Grayson . Je me levai . Je les remerciai et fis un pas vers la porte , puis j' ajoutai : Vous n' avez rien fait de plus après l' arrestation de Talley ? J' ai vu un procureur suppléant du nom de Leach , grogna Grayson . Ça ne nous a amené exactement nulle part . Il n' a rien vu qui puisse justifier son intervention . Il n' était même pas intéressé par l' histoire des stupéfiants . Mais la maison de Condy a été fermée un mois plus tard . D' une façon ou d' une autre , ça a pu venir de là . C' est plus probablement les flics de Bay City qui faisaient un peu de camouflage . Vous trouverez Condy autre part si vous savez où chercher , avec tout son matériel intact . Je repartis vers la porte . Grayson sortit de son fauteuil et traînailla derrière moi dans la pièce . Son visage jaune avait un peu rougi . Je n' ai pas voulu être brutal avec vous , me dit Grayson . Ma femme et moi nous ne devrions pas remâcher toute cette histoire comme nous le faisons . Je trouve que vous avez été très patients tous les deux , dis _je . Y a _t _il quelqu’un d' autre qui soit mêlé à cette histoire et dont vous n' ayez pas mentionné le nom ? Il secoua la tête et se retourna vers sa femme . Les mains de celle_ci restèrent immobiles sur la chaussette en train et l' oeuf à repriser . Sa tête était inclinée un peu sur le côté . Elle semblait écouter , mais pas ce que nous disions . Je dis : Si j' ai bien compris l' histoire , c' est l' infirmière du docteur qui a couché Mme Almore cette nuit _là . Serait _ce la même avec laquelle il était supposé forniquer ? Mme Grayson répondit sèchement : Attendez une minute . Nous n' avons jamais vu cette fille . Mais elle avait un nom ravissant ; je vous demande une minute . Nous la lui donnâmes . Mildred quelque chose , dit _elle . Elle fit claquer ses mâchoires . Je respirai profondément . Serait _ce Mildred Haviland , madame Grayson ? Elle eut un sourire radieux et acquiesça . Naturellement , Mildred Haviland . Vous ne vous en souvenez pas , Eustache ? Il ne s' en souvenait pas . Il nous regardait de l' air d' un cheval qui s' est trompé de box . Il ouvrit la porte et me dit : Qu' est_ce_que ça peut faire ? Et vous m' avez dit que Talley était un petit bonhomme , insistai _je . Ne serait _ce pas un gros type du genre boxeur avec des manières de brute ? Oh ! non , dit Mme Grayson , M Talley était de taille moyenne , entre deux âges , des cheveux plutôt bruns et une voix très douce . Il avait une sorte d' expression troublée , je veux dire qu' il paraissait l' avoir toujours eue . On dirait qu' il n' avait pas tort , dis _je . Grayson me tendit sa main osseuse et je la serrai . Elle me fit l' effet d' un porte_serviettes . Si vous le coincez , me dit Grayson en serrant ses mâchoires sur le tuyau de sa pipe , revenez avec la facture . Si vous coincez Almore , je veux dire . Je dis que je comprenais qu' il s' agissait d' Almore , mais qu' il n' y aurait pas de facture . Je repris le couloir silencieux . L' ascenseur que l' on manoeuvrait soi_même était tapissé de peluche rouge . On y respirait un parfum démodé , celui de trois veuves en train de prendre le thé . XXIV La maison de Westmore Street était un petit bungalow de charpente derrière une maison plus grande . Aucun numéro sur la petite , mais sur la grande , on voyait un 1618 découpé à côté de la porte et éclairé derrière par une faible lumière . Un étroit sentier de ciment conduisait , sous les fenêtres , à la seconde maison . Elle avait un petit porche avec une seule chaise . J' y montai et sonnai . Ça bourdonna pas très loin de moi . La porte d' entrée était ouverte derrière la jalousie , mais il n' y avait pas de lumière . De l' obscurité , une voix maussade me parla . Qu' est_ce_que c' est ? Je répondis dans le noir : M Talley est là ? La voie devint unie et blanche . Qui le demande ? Un ami . La femme assise dans l' obscurité fit avec sa gorge un vague bruit qui pouvait passer pour amusé . Peut_être simplement pour s' éclaircir la voix . Ça va , dit _elle . De combien est celle_ci ? Ce n' est pas une facture , madame Talley ; je suppose que vous êtes madame Talley ? Oh ! fichez le camp et laissez _moi tranquille , dit la voix . M Talley n' est pas là . Il n' y a jamais été . Il n' y sera jamais . Je collai mon nez contre la jalousie et essayai de voir à l' intérieur de la pièce . J' entrevoyais vaguement le contour des meubles . À l' endroit d' où venait la voix , il y avait la forme d' un lit . Une femme y était allongée . Elle me parut couchée sur le dos , regardant au plafond . Elle était parfaitement immobile . J' suis malade , dit la voix . J' ai assez d' ennuis comme ça . Fichez le camp et laissez _moi tranquille . Je viens juste de chez les Grayson , dis _je . Il y eut un petit silence , mais pas de mouvement , puis un soupir . Je n' ai jamais entendu parler d' eux . Je m' appuyai contre le chambranle et regardai derrière moi l' étroit sentier jusqu' à la rue . Il y avait une voiture en face avec des feux de position allumés . D’autres stationnaient d' ailleurs tout le long . Je dis : Mais si , madame Talley . Je travaille pour eux . Ils sont toujours dans les mêmes dispositions . Et vous ? Vous ne voulez pas récupérer quelque chose ? La voix dit : Je veux qu' on me laisse tranquille . Je veux des renseignements , dis _je , je les obtiendrai . Sans bruit si je peux , en faisant du bruit si ça ne peut se passer autrement . La voix dit : Un autre flic , hein ? Vous savez que je ne suis pas un flic , madame Talley , les Grayson n' auraient pas parlé à un flic . Appelez _les et demandez _leur . Je ne les connais pas . Et même si je les connaissais , je n' ai pas le téléphone . Fichez le camp , flic , j' suis malade , j' suis malade depuis un mois . Mon nom est Marlowe , dis _je , Philip Marlowe . Je suis un détective privé de Los_Angeles . Je suis allé voir les Grayson . Je tiens quelque chose , mais je voudrais parler à votre mari . La femme couchée laissa échapper un pauvre rire qui traversa à peine la pièce . Vous tenez quelque chose , dit _elle . J' ai déjà entendu ça . Mince , et comment ! Vous tenez quelque chose . George Talley aussi tenait quelque chose … il y a longtemps . Il peut tout récupérer s' il joue cartes sur table . Si c' est ça qu' il faut faire , dit _elle , rayez ça tout de suite de vos papiers . Je me grattai le menton , appuyé au chambranle . Dans la rue , quelqu’un avait allumé une torche électrique . Je ne compris pas pourquoi . La lumière disparut . Il me sembla que c' était près de ma voiture . La tache pâle du visage remua et disparut , remplacée par des cheveux . La femme s' était tournée face au mur . J' suis fatiguée , dit _elle , de sa voix maintenant assourdie par le mur , si terriblement fatiguée ; barrez _vous , M' sieur . Soyez gentil , allez _vous _en . Voulez _vous un peu d' argent pour vous aider ? Vous ne sentez pas l' odeur du cigare ? Je reniflai , mais sans rien sentir . Je dis : Non . Ils sont venus ici . Pendant deux heures . Bon Dieu , que je suis fatiguée de tout ça . Allez _vous _en . Écoutez , madame Talley . Elle se retourna sur son lit et la tache de son visage apparut à nouveau . Je voyais presque ses yeux , pas très bien . Écoutez , vous , dit _elle . Je ne vous connais pas . Je ne veux pas vous connaître . Je n' ai rien à vous dire , je ne vous dirais rien , même si j' avais quelque chose . C' est ici que je vis , M' sieur , si on peut appeler ça vivre . De toute façon c' est ce qui ressemble le plus à la vie pour moi . Je veux un peu de paix et de calme . Maintenant , partez , laissez _moi tranquille . Laissez _moi entrer , dis _je . Nous parlerons de tout ça ; je pourrais vous montrer … Elle se retourna soudainement , de nouveau , et ses pieds frappèrent le sol . On sentait une colère froide dans sa voix . Si vous ne partez pas , dit _elle , je vous jure que je vais me mettre à hurler . Immédiatement ! Immédiatement ! Ça va , dis _je rapidement . Je vais fixer ma carte dans la porte , ainsi vous n' oublierez pas mon nom . Vous changerez peut_être d' avis . Je pris une carte et la glissai dans la fente de la porte , je dis : Alors , bonne nuit , madame Talley . Pas de réponse . Ses yeux me regardaient à travers la pièce , faiblement lumineux dans l' obscurité . Je sortis par le porche et revins le long de l' étroit chemin , jusqu' à la rue . De l' autre côté de la rue , un moteur ronronnait gentiment , celui de la voiture aux feux de position allumés . Des milliers de moteurs ronronnent gentiment , sur des milliers de voitures dans des milliers de rues , tous les soirs . Je montai dans la Chrysler et mis en marche . XXV Westmore Street était orientée nord_sud et dans le sale quartier de la ville . Je remontai vers le nord . Au tournant suivant , la voiture sauta sur des rails hors de service puis traversa des terrains vagues . Derrière les palissades , des épaves de vieilles bagnoles gisaient dans des positions grotesques , images d' un champ de bataille moderne . Des piles de ferraille rouillée bosselaient le sol sous la lune . Des piles de ferraille hautes comme des maisons , séparées par d' étroits passages . Des phares brillèrent dans mon rétroviseur . Ils grossirent peu à peu , j' appuyai sur l' accélérateur , je pris des clefs dans ma poche et ouvris le casier du tableau de bord . J' en sortis mon 38 et le posai sur le siège , à côté de ma jambe . Au_delà des terrains vagues , il y avait une briqueterie . La longue cheminée du four ne fumait pas . Tout était désert . Des piles de briques sombres , une construction en bois qui semblait inhabitée , aucun mouvement , aucune lumière . La voiture , derrière moi , se rapprochait . La plainte basse d' une sirène , doucement actionnée , perça la nuit . Son bruit se perdit au_dessus d' un terrain de golf abandonné , à l' est , et de la briqueterie , à l' ouest . J' accélérai un peu plus , mais ce n' était pas la peine . La voiture , derrière moi , se rapprocha rapidement . Un énorme faisceau de lumière rouge balaya brutalement toute la route . La voiture arriva à ma hauteur et manoeuvra pour me couper la route . J' arrêtai pile la Chrysler et fis un demi_tour brutalement . Il y avait peut_être deux centimètres de libres . Je poussai la Chrysler de l' autre côté . J' entendis le rauque grincement des engrenages , le grondement furieux d' un moteur et le faisceau rouge balaya des kilomètres de briqueterie . Pas la peine , ils étaient derrière moi de nouveau . Je n' avais pas l' intention de m' en aller , mais seulement de revenir à un endroit où il y ait des maisons et des gens qui pussent regarder et peut_être se rappeler ce qu' ils avaient vu . Impossible . La voiture de police était de nouveau à ma hauteur . Une voix dure me hurla : Range _toi ou on te troue la carcasse . Je m' arrêtai contre le trottoir et serrai le frein . Je rangeai mon revolver et claquai le casier . La voiture de police s' assit sur ses ressorts , juste devant mon pare_chocs avant . Un gros type en jaillit , rugissant : Vous ne reconnaissez pas la sirène de la police quand vous l' entendez ? Sortez de cette voiture . J' en sortis et restai debout , à côté , sous la lumière de la lune . Le gros type avait un revolver à la main . Faites voir votre permis , aboya _t _il . Sa voix était aussi tranchante qu' un fer de pelle . Je le pris et le lui tendis . L' autre flic sortit de derrière le volant et se plaça à côté de moi , prenant mon permis . Il sortit une lampe pour lire . Nommé Marlowe , dit _il . Merde ! c' est un flic privé . Tu te rends compte , Cooney . Cooney dit : Ah ! c' est tout ? J' pense que j' aurai pas besoin de ça . Il replaça son revolver dans son étui et boutonna la patte de cuir . Je crois que mes patoches mignonnes feront l' affaire , dit _il . Je crois que ça ira . L' autre me dit : Tu faisais du 90 à l' heure . Et tu as bu , je suppose . Ça ne m' étonnerait pas . Sens l' haleine de ce con , lui dit Cooney . L' autre se pencha et s' inclina aimablement . On peut sentir , roussin ? Je le laissai faire . Bon , dit _il finement , il faut dire que ça ne sent rien . Je suis forcé de le reconnaître . Une nuit bien froide pour l' été , hein ? Apportez un verre à ce monsieur , sergent Dobbs . Ça , c' est une bonne idée , dit Dobbs . Il retourna à la voiture chercher une demi_bouteille . Il l' éleva en l' air . Elle était pleine au tiers . On ne boit pas fort ici , dit _il . Il me tendit la bouteille . Avec nos compliments , mon pote . Et si je ne voulais pas boire , dis _je . Dis pas ça , gémit Cooney . Ça pourrait nous donner l' idée de faire des moulages des semelles de nos godasses sur ton estomac . Je pris la bouteille , dévissai la capsule et reniflai . La bouteille sentait le whisky , rien que le whisky . Vous ne pouvez pas réussir le même coup toutes les deux heures , dis _je . Cooney dit : Pas deux heures , 8 h 27 . Notez ça , sergent Dobbs . Dobbs repartit à la voiture et s' y appuya pour prendre une note . Je montrai la bouteille à Cooney . Vous insistez pour que je boive . Pas du tout , si tu préfères que je te danse sur les tripes . J' inclinai la bouteille et contractai ma gorge , et je remplis ma bouche de whisky . Cooney fonça en avant et m' envoya son poing dans l' estomac . Je crachai le whisky et me courbai , durement touché . Je lâchai la bouteille . Je me penchai pour la ramasser et vis le gros genou de Cooney remonter vers ma figure . Je sautai de côté , me redressai et lui flanquai mon poing dans le nez avec tout ce que j' avais . Sa main gauche vint couvrir son visage et il se mit à gueuler tandis_que sa main droite cherchait l' étui de son revolver . Dobbs arriva sur ma droite et son bras se balança . La matraque m' atteignit derrière le genou gauche et ma jambe cessa de vivre . Je m' assis durement sur le sol , grinçant des dents et crachant du whisky . Cooney retira sa main de son visage couvert de sang . Jésus , dit _il d' une horrible voix épaisse , c' est du sang , mon sang ! Il émit un rugissement sauvage et m' envoya son pied dans la figure . Je me détournai assez pour le recevoir dans l' épaule . C' était déjà suffisant . Dobbs se mit entre nous deux . Ça suffit , Charlie . Mieux vaut pas tout cochonner . Cooney fit trois pas traînants en arrière et s' assit sur le marchepied de la voiture de police en se tenant la figure . Il sortit un mouchoir et se tamponna le nez affectueusement . Laisse _le _moi une minute , dit _il à travers son mouchoir ; une petite minute , mon vieux . Rien qu' une petite minute . Dobbs dit : Ferme ça … ça suffit . On a ce qu' on voulait . Il balançait lentement sa matraque le long de sa jambe . Cooney se leva et s' avança en trébuchant . Dobbs mit sa main contre sa poitrine et le repoussa . Cooney essaya de repousser la main . Je veux voir du sang , grogna _t _il , je veux voir encore du sang . Sèchement , Dobbs l' interrompit . Rien à faire , et ferme ça . On a eu tout ce qu' on voulait . Cooney se détourna et gagna lourdement l' autre côté de la voiture . Il s' appuya , ronchonnant à travers son mouchoir . Dobbs me dit : Allez , debout , mon mignon . Je me levai en me frottant la jambe derrière le genou . Les nerfs de ma jambe sautaient comme des singes en colère . Montez dans la voiture , dit Dobbs . La nôtre . Je montai dans la voiture de police . Charley , tu conduiras l' autre bagnole , dit Dobbs . Je vais lui foutre ses ailes en l' air , gueula Cooney . Dobbs ramassa la bouteille de whisky , la jeta par_dessus la palissade et se glissa à côté de moi , sous le volant . Il mit le contact . Ça va vous coûter cher , dit _il . Vous n' auriez pas dû l' assommer . Peut _on savoir pourquoi ? dis _je . C' est un bon gars , dit Dobbs ; un peu bruyant . Il n' est pas drôle , dis _je , pas drôle du tout . Ne lui dites pas , dit Dobbs . La voiture de police commençait à rouler . Vous risqueriez de froisser ses délicats sentiments . Cooney s' engouffra dans la Chrysler et la mit en marche en faisant hurler les engrenages comme s' il voulait tout démolir . Dobbs fit doucement tourner la voiture et se dirigea de nouveau vers le nord le long des chantiers . Notre nouvelle prison vous plaira , dit _il . Quelle sera l' inculpation ? Il réfléchit un moment , conduisant doucement et surveillant le rétroviseur pour voir si Cooney nous suivait . Excès de vitesse , dit _il . Refus de s' arrêter . EEE EEE c' est l' argot de la police , ça veut dire était en état d' ébriété . Et le coup dans le ventre , le coup de pied dans l' épaule , l' obligation de boire sous peine de sévices corporels , la menace du revolver et le coup de matraque alors que j' étais moi_même désarmé ? Vous ne pourriez pas trouver autre chose ? Oh ! laissez tomber , dit _il d' un ton fatigué . Vous croyez peut_être que je trouve ça drôle ? Je pensais qu' on avait nettoyé cette ville , dis _je . Et qu' un homme honnête pouvait se promener la nuit dans les rues sans porter une veste pare_balles . On l' a nettoyée un peu , la ville , dit _il , mais ils n' ont pas envie qu' elle soit trop propre . Faut pas effrayer le moindre dollar , même s' il est pas propre non plus . Dites pas des trucs comme ça , dis _je . Vous perdriez votre carte de la police . Il se mit à rire . Je les emmerde , dit _il , je suis mobilisé dans quinze jours . L' incident était clos pour lui . Ça ne voulait rien dire . Il trouvait ça tout naturel . Il n' avait pas même de rancune . XXVI La cellule était presque neuve . La peinture grise des murs d' acier et la porte avaient encore leur éclat d' origine , souillé de place en place par des crachats au tabac . La lumière était encastrée dans le plafond derrière une épaisse glace dépolie . Il y avait deux couchettes d' un côté de la cellule et un homme ronflait dans celle du haut , enroulé dans une couverture gris foncé . Il s' était couché tôt , il ne sentait pas l' alcool , il avait pris la couchette du haut pour ne pas être dérangé . J' en conclus que ce devait être un vieux cheval de retour . Je m' assis sur la couchette inférieure . On avait vérifié si je portais une arme , mais pas vidé mes poches . Je pris une cigarette et massai l' enflure brûlante derrière mon genou . La douleur s' irradiait jusqu' à la cheville . Le whisky que j' avais répandu sur ma veste puait le rance . J' écartai le tissu et soufflai de la fumée derrière . La fumée flottait tout autour du carré de lumière du plafond . La prison semblait très tranquille . Une femme faisait un vacarme infernal quelque part , très loin , dans une autre aile du bâtiment . De mon côté , c' était aussi calme qu' une église . La femme , où qu' elle fût , hurlait . Ses cris avaient une sonorité mince , acérée et irréelle comme le cri des coyotes au clair de lune , mais ils n' atteignaient pas cette note suraiguë du coyote . Quelques instants plus tard , le bruit cessa . Je fumai deux cigarettes entières et jetai les mégots dans les water_closets , dans un angle de la pièce . L' homme de la couchette supérieure ronflait toujours . Tout ce que je pouvais voir de lui était sa chevelure graisseuse et humide qui dépassait la couverture . Il dormait couché sur le ventre , et il dormait bien . C' était un de la bonne espèce . Je me rassis sur la couchette . Elle était faite de lames d' acier plates recouvertes d' un matelas , mince et dur . Deux couvertures gris foncé étaient soigneusement pliées dessus . C' était une prison ravissante , au douzième étage du nouvel hôtel de ville . C' était un très bel hôtel de ville et Bay City était une très jolie ville . C' était l' avis des habitants et si j' y avais habité , ç' aurait sans doute été le mien . J' aurais regardé le golfe bleu , les falaises , le port , les rues tranquilles et les maisons : de vieilles maisons ombragées par de vieux arbres et des maisons neuves avec des pelouses d' un vert acide , des grilles de fer et des petits arbres plantés sur de belles allées devant elles . Je connaissais une fille qui habitait dans la Vingt_cinquième Rue . C' était une rue charmante , c' était une fille charmante et elle adorait Bay City . Jamais elle n' aurait eu l' idée de penser aux faubourgs où vivaient les Mexicains et les nègres dans des logis démantelés au sud des vieilles voies de tramway . Ni aux bouges près de la digue , le long de la côte basse au sud des falaises , ni aux petits dancings étouffants , ni aux boîtes à marihuana , ni aux visages étroits et rusés qui guettaient , au_dessus de journaux déployés , dans le hall d' hôtels beaucoup trop tranquilles , ni aux pickpockets , aux voleurs , aux hommes de main , aux entauleurs , aux maquereaux et aux reines du trottoir . Je me levai et m' approchai des barreaux de la porte . Personne ne bougeait dans les couloirs . Les lumières étaient faibles et discrètes . Pas de place pour le travail dans cette prison . Je regardai ma montre ; il était dix heures moins dix , l' heure de rentrer chez soi , de mettre ses savates et de jouer aux échecs . L' heure de boire un bon coup bien frais et de fumer tranquillement sa pipe . L' heure de s' asseoir les pieds en l' air et de ne penser à rien . L' heure de bâiller sur son journal . L' heure d' être un être humain , un chef de famille , un homme qui n' a rien à faire sinon se reposer et respirer l' air de la nuit et se refaire un cerveau pour le lendemain . Un homme , dans l' uniforme bleu_gris des geôliers , s' approcha le long des cellules en lisant les numéros ; il s' arrêta devant la mienne et déverrouilla la porte . Il me gratifia de ce long regard dur qu' ils croient devoir donner aux prisonniers : Je suis un flic , mon vieux , et je suis un dur , fais gaffe , mon vieux , sinon on va t' arranger de telle sorte que tu nous lécheras les bottes , mon vieux , sors de là , mon vieux , lâche ton paquet , mon vieux , allez et n' oublie pas qu' on est des ours , qu' on est des flics et qu' on fait ce qui nous plaît avec des salauds comme toi . Sors ! dit _il . Je sortis de la cellule ; il referma la porte et me montra le chemin avec son pouce . Nous marchâmes jusqu' à une énorme grille d' acier qu' il ouvrit et reverrouilla après notre passage . Les clés sonnèrent gaiement sur le grand anneau d' acier et quelques pas plus loin il y avait encore une autre porte en acier peinte en imitation bois à l' extérieur et gris fer en dedans . Degarmo était là , parlant avec le sergent du bureau . Il tourna vers moi ses yeux bleu métallique et me dit : Comment ça va ? Très bien . Vous aimez notre prison ? Je la trouve très bien . Le capitaine Webber désire vous parler . C' est très bien . Vous ne savez rien dire d' autre que très bien , non ? Pas maintenant , pas ici , dis _je . Vous boitez un peu , dit _il . Vous avez fait un faux pas ? Tout juste , dis _je . Sur une matraque . Elle a sauté en l' air et m' a mordu derrière le genou gauche . Ah ! c' est bien triste , dit Degarmo . Reprenez les choses que vous avez laissées au greffe . Je les ai , dis _je , on ne me les a pas prises . Alors , c' est très bien , dit _il . Sûr , dis _je , c' est très bien . Le sergent leva sa tête hérissée et nous gratifia tous deux d' un long regard . Il dit : Vous devriez voir le joli petit nez irlandais de Cooney , si vous voulez voir quelque chose de très bien . Il est aplati sur sa figure comme du sirop sur une crêpe . Degarmo demanda d' un air distrait : Qu' est _ce qui lui est arrivé ? Il s' est battu ? Je ne veux pas le savoir , répondit le sergent . Peut_être que c' est la même matraque qui lui a sauté dessus et qui l' a mordu aussi . Pour un sergent de service , vous parlez foutrement trop , dit Degarmo . Un sergent de service parle toujours foutrement trop , dit le sergent . Peut_être que c' est pour ça qu' il n' est pas lieutenant de la brigade criminelle . Vous voyez comme nous sommes , ici , me dit Degarmo . Une grande famille heureuse . Avec des sourires resplendissants sur nos visages poupins , continua le sergent ; les bras largement ouverts en signe de bienvenue , et une grosse pierre dans chaque main . Degarmo me fit un signe de tête et nous sortîmes . XXVII Par_dessus son bureau , le capitaine Webber me fit signe , avec son nez mince et tordu , de m' asseoir . Je pris place sur un fauteuil en bois à dossier rond et écartai ma jambe droite du rebord coupant du siège . C' était un grand bureau propre à l' angle du bâtiment . Degarmo s' assit au bout du bureau , croisa ses jambes et se frotta pensivement la cheville en regardant par une fenêtre proche . Webber dit : Vous avez cherché des ennuis et vous les avez ! Vous avez fait du 90 à l' heure dans une zone habitée et vous avez essayé d' échapper à la voiture de police qui vous faisait signe d' arrêter avec sa sirène et son phare rouge . Vous avez été insolent et vous avez frappé au visage un officier de police . Je ne répondis rien . Webber prit une allumette , la cassa en deux et en jeta les morceaux par_dessus son épaule . Ou alors , ils mentent encore ? Comme d' habitude ? Je n' ai pas vu leur rapport , dis _je . Je faisais effectivement du 90 à l' heure dans une zone habitée ou tout au moins à l' intérieur de la ville . Cette voiture de police était garée devant une maison où j' étais . Elle m' a suivi lorsque j' en suis parti et j' ignorais à ce moment qu' il s' agissait d' une de vos voitures . Elle n' avait aucune raison valable de me suivre et je n' ai pas aimé la façon dont elle l' a fait . J' ai été un peu vite , mais j' essayais uniquement de regagner une partie de la ville qui fût un peu moins déserte . Degarmo tourna ses yeux vers moi , avec un regard froid et impersonnel . Webber claqua ses mâchoires avec impatience . Il me dit : Après vous être aperçu qu' il s' agissait d' une voiture de police , vous avez fait un demi_tour brutal pour vous échapper à nouveau . Est _ce exact ? Oui . Pour vous expliquer ça , il faudrait qu' on ait une petite explication un peu franche . Ce genre de conversation ne m' effraie pas du tout , dit Webber . J' ai bougrement envie de me spécialiser dans les explications franches . Je dis : Les flics qui m' ont ramassé étaient garés en face de la maison de la femme de George Talley . Ils y avaient été avant moi . George Talley est le détective privé de l' endroit . Je désirais le voir . Degarmo sait pourquoi je voulais le voir . Degarmo pécha une allumette dans sa poche et commença à la mâcher tranquillement . Il hocha la tête , sans expression . Webber ne le regardait pas . Je dis : Vous êtes un type stupide , Degarmo . Tout ce que vous faites est stupide et fait d' une façon stupide . Hier matin , vous vous êtes monté contre moi en face de la maison d' Almore , il n' y avait aucune raison pour ça . Il a fallu que vous commenciez à éveiller ma curiosité alors que je n' avais pas la moindre idée de derrière la tête . Il a même fallu que vous me donniez des tuyaux qui m' ont montré comment je pourrais satisfaire cette curiosité , si ça se corsait . Tout ce que vous aviez à faire pour protéger vos amis , c' était de la fermer jusqu' à ce que je commence à bouger . Or je n' aurais jamais bougé et vous auriez évité tout ça . Webber dit : Bon sang de bois ! Qu' est_ce_que tout ça a à voir avec votre arrestation du bloc 1200 de Westmore Street ? Ça a quelque chose à voir avec l' affaire Almore , dis _je ; George Talley travaillait sur l' affaire Almore jusqu' à ce qu' il soit pincé pour conduite en état d' ébriété . Bon , mais moi je n' ai jamais eu à m' occuper de l' affaire Almore , aboya Webber . Et je ne sais pas non plus qui a donné le premier coup de poignard à Jules_César . Ça ne vous ferait rien de ne pas sortir du sujet ? Je ne sors pas du sujet . Degarmo connaît l' affaire Almore et n' aime pas qu' on en parle . Même les types de votre patrouille de surveillance la connaissent . Cooney et Dobbs n' avaient aucune raison de me suivre sinon que j' étais allé voir la femme d' un homme qui avait étudié l' affaire Almore . Je ne faisais pas du 90 à l' heure quand ils ont commencé à me suivre . J' ai effectivement essayé de filer parce_que j' avais de bonnes raisons de croire qu' ils me casseraient la gueule pour ça . C' est Degarmo qui m' avait suggéré ces raisons _là . Webber jeta à l' autre un regard rapide . Les yeux bleus et durs de Degarmo fixaient le mur en face de lui . Et je n' ai boxé le nez de Cooney qu' après qu' il m' ait forcé à boire du whisky en m' envoyant son poing dans l' estomac pendant que je m' exécutais ; ainsi j' étais forcé de le cracher sur ma veste et je sentais le whisky . Ce n' est sûrement pas la première fois que vous entendez parler de ce petit tour , Capitaine ? Webber cassa une autre allumette , s' appuya à son dossier et considéra ses jointures dures et serrées . Il regarda Degarmo et lui dit : Si vous devenez chef de police aujourd’hui , c' est sûrement à moi que vous le devrez . Degarmo dit : Mince , le privé a juste reçu une ou deux tapes pour rigoler . C' était pour blaguer , quoi . Si on ne peut plus comprendre la plaisanterie . Webber dit : Vous aviez envoyé Cooney et Dobbs là_bas ? Euh … oui , dit Degarmo . Je ne vois pas pourquoi il faut qu' on tienne compte de ces espèces de fouineurs qui viennent dans notre ville pour remuer un tas de fumier , histoire de se donner du travail et de rouler un couple de vieux cons pour avoir du fric . Les types comme lui méritent une bonne petite leçon ! C' est comme ça que vous voyez ça ? demanda Weber . C' est exactement comme ça que je vois ça , dit Degarmo . Je me demande ce qu' il faudrait à des types comme vous , dit Webber . Pour l' instant , je crois que c' est un peu d' air . Voudriez _vous aller le prendre , Lieutenant ? Degarmo ouvrit la bouche lentement : Vous voulez dire qu' il faut que je sorte ? Webber se pencha en avant , son menton pointu fendant l' air comme la proue d' un croiseur . Voulez _vous être assez aimable ? Degarmo se leva lentement , un sang foncé lui empourpra les joues . Il posa sa lourde main sur le bureau et regarda Webber . Il y eut un silence un peu lourd . Très bien , Capitaine , mais vous avez tort . Webber ne lui répondit pas . Degarmo ouvrit la porte et sortit . Webber attendit qu' elle se referme et continua : Selon vous , il faut rapprocher cette affaire Almore , qui date d' un an et demi , du meurtre de Lavery ? N' est _ce pas plutôt un petit rideau de fumée que vous lâchez parce_que vous savez parfaitement bien que la femme de Kingsley , votre client , a tué Lavery ? Je dis : Ces deux affaires étaient liées l’une à l' autre avant que Lavery soit tué . Peut_être grosso_modo , peut_être par un noeud de laine , mais suffisamment pour donner à réfléchir . J' ai étudié ce truc _là un peu plus sérieusement que vous ne semblez le penser , dit froidement Webber . Bien que je n' aie personnellement jamais rien eu affaire avec la mort de la femme d' Almore et que je n' aie pas été chef des détectives à cette époque . Mais même si vous ne connaissiez pas Almore hier matin , vous avez dû en apprendre pas mal depuis . Je lui racontai exactement ce que m' avaient dit Mlle Fromsett et les Grayson . Alors , selon votre histoire , Lavery faisait chanter le docteur Almore ? demanda _t _il à la fin . Et ça peut avoir quelque chose à voir avec le meurtre ? Ce n' est pas ma théorie . C' est tout au plus une possibilité . Ce serait ne pas faire son travail que de la négliger . Les relations , s' il y en avait , entre Lavery et Almore ont pu être étroites et dangereuses , tout simplement superficielles , ou même pas ça . Pour ce que j' en sais moi_même , ils ne se sont peut_être jamais adressé la parole . Mais s' il n' y a rien de louche dans l' affaire Almore , pourquoi est _on si susceptible avec les gens qui veulent s' en occuper ? C' est peut_être une coïncidence que George Talley ait été bouclé pour conduite en état d' ébriété , alors qu' il s' en occupait . C' est peut_être une coïncidence qu' Almore ait appelé un flic parce_que je regardais sa maison , et que Lavery se soit fait descendre avant que je puisse lui parler une seconde fois . Mais ce n' est pas une coïncidence si deux de vos hommes surveillaient cette nuit la maison de Talley , prêts à me démolir , décidés à ça , et capables de ça si j' y venais . Ça , je vous le garantis , dit Webber . Et je n' en ai pas fini avec eux . Vous voulez porter plainte ? La vie est trop courte pour que je perde mon temps à porter plainte contre des officiers de police , dis _je . Il me fit un signe de tête . Alors , nous n' en parlerons plus et nous mettrons ça sur le compte de l' expérience , dit _il . Si je comprends bien , vous n' avez même pas été inscrit sur le registre et vous êtes libre de rentrer chez vous quand vous voudrez ; mais si j' étais vous , je laisserais le capitaine Webber se débrouiller avec le meurtre de Lavery et avec les rapports éloignés que cette affaire peut avoir avec l' histoire Almore . Je dis : Et avec les rapports éloignés qu' elle peut avoir aussi avec une femme du nom de Muriel Chess qui a été trouvée noyée dans un lac de montagne , hier , près de Puma Point . Il releva les sourcils . Vous croyez ? Vous ne la connaissez pas sous ce nom . En admettant que vous la connaissiez , ce serait sous le nom de Mildred Haviland , ancienne infirmière du docteur Almore . Celle qui avait couché Mme Almore la nuit où on l' a trouvée morte dans son garage . Et qui , s' il y a eu quelque chose de louche là_dedans , savait sans doute ce que c' était et a été payée pour quitter la ville peu après , à moins qu' elle n' ait eu la frousse . Webber ramassa deux allumettes et les cassa . Ses petits yeux froids me fixaient . Il ne dit rien . Et à ce moment _là , dis _je , il y a une véritable coïncidence , la seule que je croie réelle dans toute cette histoire . Cette Mildred Haviland rencontre un homme , Bill Chess , dans un café de Riverside . Ils se marient et elle vient vivre avec lui à Little Fawn Lake . Or , Little Fawn Lake est la propriété d' un monsieur dont la femme est intime avec Lavery , le même qui a trouvé le cadavre de Mme Almore . Ça , c' est ce que j' appelle une vraie coïncidence . Ça ne peut être rien d' autre ; mais c' est fondamental , toute le reste en découle . Webber se leva de son bureau et remplit d' eau deux verres en papier . Il les but et écrasa lentement les verres dans sa main , puis en fit une boulette qu' il jeta dans une corbeille de fer , sous la fontaine d' eau fraîche . Il alla à la fenêtre et resta debout , regardant la baie . Le black_out n' était pas encore entré en application , et il y avait des tas de lumières dans le port . Il revint à son bureau . Il leva la main et se pinça le nez . Il essayait d' arriver à une conclusion . Il dit avec lenteur : Je ne vois foutrement pas l' intérêt qu' il y a à mélanger tout ça à cette vieille histoire d' il y a un an et demi . Ça va bien , dis _je . Merci de m' avoir écouté tout ce temps _là . Je me levai . Votre jambe vous fait très mal ? demanda _t _il en me voyant me pencher pour la masser . Assez mal , mais ça va un peu mieux . Le travail de flic , me dit _il , presque gentiment , est un foutu problème . C' est un peu comme la politique . Il y faudrait des types formidables , mais ça n' a rien qui puisse attirer des types formidables . Alors on prend ce que l' on trouve , et on arrive à des trucs comme ça . Je sais , dis _je . Je l' ai toujours su . Mais je n' en conçois aucune amertume . Bonne nuit , capitaine Webber . Attendez une minute , dit _il , asseyez _vous . Si nous devons mêler l' affaire Almore à ce meurtre , autant tout déballer et essayer d' y voir clair . Il était temps que quelqu’un se décide à le faire , dis _je . Je me rassis . XXVIII Webber dit tranquillement : Certaines personnes , je suppose , pensent que nous sommes tout simplement une bande de crapules . Je suppose qu' ils s' imaginent qu' un monsieur tue sa femme et puis qu' il me donne vite un coup de téléphone pour me dire : Hé , Capitaine , j' ai fait un petit crime par ici et ça encombre ma salle à manger , et j' ai 500 fafiots qui ne font rien . À quoi je réponds : Très bien , gardez _moi le tout , j' arrive avec une couverture . On ne va pas jusque_là , Capitaine . Pourquoi vouliez _vous voir Talley lorsque vous êtes allé chez lui , ce soir ? Il savait quelque chose sur la mort de Florence Almore . Ses parents à elle l' avaient engagé pour poursuivre l' affaire . Mais il ne leur a jamais dit ce qu' il savait . Et vous avez pensé qu' il vous le dirait ? me demanda ironiquement Webber . Je pouvais toujours essayer . N' était _ce pas seulement que Degarmo avait été vache avec vous et que vous vouliez lui rendre la pareille ? Il y a peut_être un peu de ça aussi , dis _je . Talley n' était qu' un maître chanteur de bas étage , dit Webber avec mépris . En plus d' une occasion . Tous les moyens de se débarrasser de lui étaient bons . Et je vais vous dire ce qu' il avait : un soulier qu' il avait enlevé du pied de Mme Almore . Une pantoufle ? Il eut un léger sourire : Rien qu' un soulier . On l' a retrouvé caché chez lui . Un escarpin de danse en velours vert dont le talon était incrusté de petites pierres . C' était fait sur mesure par un type d' Hollywood qui fait des chaussures de théâtre et des trucs comme ça . Maintenant , demandez _moi un peu ce qu' il y avait d' important au sujet de cet escarpin ? Quelle importance pouvait avoir cet escarpin , Capitaine ? Mme Almore en possédait deux paires exactement semblables qu' elle avait commandées en même temps . Cela n' a rien d' extraordinaire . Supposons que l’une soit abîmée ou qu' un gros veau ivre s' amuse à écraser les pieds d' une dame . Il s' arrêta avec un sourire mince . Or il semble qu' elle n' ait jamais porté qu' une des deux paires . Je crois que je commence à comprendre , dis _je . Webber se rejeta en arrière et tambourina sur les accoudoirs de son fauteuil . Il attendit . Le chemin qui conduit de la maison au garage est en béton et particulièrement raboteux , dis _je . Supposons que Mme Almore n' ait pas marché , mais qu' on l' ait portée . Et supposons que la personne qui l' ait portée lui ait mis ses souliers , dont un de ceux qu' elle n' avait jamais portés . Oui ? Et supposez que Talley remarque ce détail tandis_que Lavery téléphonait au docteur qui faisait sa tournée . Alors Talley a pris le soulier neuf , preuve évidente de l' assassinat de Florence Almore . Webber secoua la tête . C' était une preuve si Talley avait laissé la police la trouver . Puisqu' il l' avait prise , la seule évidence qui reste , c' est que Talley était un salaud . Quel résultat a donné la recherche de l' oxyde de carbone dans son sang ? Il posa ses mains à plat sur son bureau et les regarda . Positif , dit _il . Et il y avait effectivement de l' oxyde de carbone . Les officiers de police qui enquêtaient se sont contentés des apparences . Il n' y avait aucun signe de violence . Ils ont donc conclu que le docteur Almore n' avait pas assassiné sa femme . Peut_être avaient _ils tort . Je crois que l' enquête a été menée un peu superficiellement . Qui en avait été chargé ? demandai _je . Je suppose que vous connaissez la réponse . Lorsque la police est arrivée , n' a _t _on pas remarqué qu' il manquait un soulier ? Mais il n' en manquait pas quand la police est arrivée . Il faut vous rappeler que le docteur Almore était déjà revenu , répondant à l' appel de Lavery , avant que l' on prévienne la police . Et tout ce que nous savons de cet escarpin vient de Talley lui_même . La porte du jardin n' était pas fermée , la servante était endormie . Il pouvait l' avoir pris dans la maison . La seule objection , c' est qu' il ignorait probablement qu' il y avait un soulier neuf à prendre . Je ne crois pas qu' il ait été capable de penser à ça . C' est un sale petit type rusé . Mais je n' arrive pas à croire qu' il soit aussi habile . Nous étions là , assis , nous regardant et réfléchissant à tout ça . À moins , ajouta lentement Webber , de supposer que l' infirmière d' Almore ait été de mèche avec Talley pour faire cracher le docteur . C' est possible . Il y a des raisons pour . Mais il y en a encore plus contre . Quelle raison avez _vous de prétendre que la femme noyée dans les montagnes était cette infirmière ? Deux raisons , pas absolues si on les prend séparément , mais rudement puissantes si on les ajoute l’une à l' autre . Un sale type qui se conduisait et parlait comme Degarmo est monté là_haut voilà quelques semaines , montrant la photographie d' une Mildred Haviland qui ressemblait pas mal à Muriel Chess . La coiffure , les sourcils étaient différents , mais ça lui ressemblait bien . Personne là_haut ne l' a aidé . Il disait s' appeler De Soto et être un flic de Los_Angeles . Or il n' y a pas à Los_Angeles de flic qui s' appelle De Soto . Lorsque Muriel Chess a entendu parler de lui , elle a paru très effrayée . Si c' était Degarmo , c' est facile à établir . La seconde raison est la présence , dans le chalet des Chess , d' une chaîne en or avec un coeur , cachée dans une boîte à sucre . On l' a trouvée après sa mort et après l' arrestation de son mari . Sur l' envers du coeur il y avait gravé : Al à Mildred , 28 juin 1938 , avec tout mon amour . Il y a d’autres Al et d’autres Mildred , me répondit Webber . Vous ne dites pas ça sérieusement , Capitaine . Il s' appuya contre son fauteuil et perfora l' air de son index : Où voulez _vous en venir exactement avec tout cela ? Je veux prouver que la femme de Kingsley n' a pas tué Lavery . Que la mort de celui_ci a quelque chose à voir avec l' affaire Almore . Et avec Mildred Haviland . Et peut_être même avec le docteur Almore . Je veux prouver que la femme de Kingsley a disparu parce_qu' il s' est passé quelque chose qui lui donné une sainte frousse . Qu' elle sait peut_être quelque chose au sujet du meurtre , mais qu' elle n' a tué personne . J' ai 500 dollars si je le prouve , il est normal que j' essaie . Il acquiesça . Certainement , c' est normal , et je serais prêt à vous aider si je pouvais trouver un moyen de le faire . Nous n' avons pas trouvé la femme , mais nous n' avons eu que très peu de temps . Mais je ne peux pas vous aider quand vous voulez mettre dans le coup un de mes garçons . Je dis : Je vous ai entendu appeler Degarmo , Al , mais je pensais à Almore . Son prénom est Albert . Webber regarda son pouce . Il n' a jamais été marié à cette jeune fille , dit _il tranquillement , alors que Degarmo l' était . Et je peux vous garantir qu' elle lui en a fait voir de toutes les couleurs . Beaucoup de ce qui est mauvais en lui vient de là . Je restai assis , très calme . Au bout d' un moment , je dis : Je commence à entrevoir des choses que je ne soupçonnais même pas . Quel genre de fille était _ce ? Belle , douce et méchante . Elle avait une méthode avec les hommes . Elle les faisait ramper . Ce grand idiot vous arracherait la tête , encore maintenant , si vous lui disiez quelque chose contre elle . Ils ont divorcé . Mais ça n' a rien terminé pour lui . Sait _il qu' elle est morte ? Webber resta silencieux un long moment . Il n' en a rien laissé voir . Mais qu' est_ce_qu' il peut y faire , si c' est elle ? Il ne l' a pas retrouvée là_haut , autant que nous sachions . Je me levai et me penchai par_dessus le bureau de Webber . Écoutez , Capitaine , vous ne m' emmenez pas en bateau , hein ? Absolument pas . Il y a des hommes qui sont comme ça et des femmes qui peuvent les rendre comme ça . Si vous croyez que Degarmo est monté là_haut pour la tuer , vous vous fourrez le doigt dans l' oeil jusqu' à l' omoplate . Je n' ai jamais pensé à ça , dis _je . Ça aurait été possible si Degarmo connaissait parfaitement le pays . Celui qui a tué cette femme le connaissait parfaitement . Tout ceci reste entre nous , me dit Webber . J' aimerais que vous le preniez comme ça . Je hochai la tête , mais ne lui promis rien . Je lui dis bonne nuit de nouveau et le quittai . Il me suivit des yeux . Il semblait blessé et triste . Ma Chrysler était dans le parc des voitures de police , sur le côté du bâtiment . Il y avait la clef de contact et les ailes étaient intactes . Cooney n' avait pas mis sa menace à exécution . Je revins vers Hollywood et montai à mon appartement de Bristol . Il était tard , presque minuit . Le couloir vert et ivoire était vide et silencieux . Seul un téléphone sonnait dans un des appartements . Il sonnait avec insistance et je l' entendais de plus en plus fort à mesure que j' approchais de ma porte . J' ouvris . C' était mon téléphone . Je traversai la pièce dans l' obscurité jusqu' au téléphone posé sur la rallonge d' un bureau de chêne , contre le mur . Il avait dû sonner au moins dix coups avant que j' arrive . Je décrochai et répondis . C' était Derace Kingsley . Sa voix était acerbe , cassante et pas naturelle . Bon Dieu ! Où étiez _vous passé ? gronda _t _il . Je vous appelle depuis des heures . Ça va , me voilà , dis _je . Qu' est_ce_qu' il y a ? J' ai de ses nouvelles . Je serrai fortement le téléphone et pris ma respiration lentement . J' expirai avec la même lenteur . Continuez , dis _je . Je ne suis pas loin de chez vous . J' arrive dans cinq ou six minutes . Préparez _vous à sortir . Il raccrocha . Je restai là , tenant l' écouteur à mi_chemin de mon oreille et de l' appareil , puis je le reposai très lentement et regardai ma main . Elle était à moitié ouverte et crispée comme si je tenais encore le récepteur . XXIX Le heurt discret , de rigueur passé minuit , retentit à ma porte et j' allai ouvrir . Kingsley parut , grand comme un cheval , dans son costume crème en shetland , avec une écharpe verte et jaune nouée négligemment dans son col ouvert . Un chapeau brun rouge était enfoncé très bas sur son front et , sous le rebord , il avait des yeux de bête blessée . Mlle Fromsett l' accompagnait . Elle était en pantalon et sandales avec une veste vert sombre , pas de chapeau , et ses cheveux avaient un lustre pervers . À ses oreilles pendaient des boucles faites de deux minuscules fleurs de gardénia superposées . Royal , de Gillerlain , le champagne des parfums , entra dans la pièce avec elle . Je fermai la porte , leur montrai des fauteuils et dis : Un verre ne vous fera pas de mal , je suppose ? Mlle Fromsett s' assit dans un fauteuil , croisa les jambes et chercha des cigarettes . Elle en trouva une et l' alluma avec son habituelle préciosité , puis sourit vaguement au coin du plafond . Kingsley resta debout au milieu de la pièce , essayant de se mordre le menton . J' allai jusqu' à la cuisine préparer trois verres et je leur apportai le leur . Je m' assis près de la petite table à échecs avec le mien . Kingsley dit : Qu' est_ce_que vous avez fait et qu' est_ce_que vous avez à la jambe ? Un flic m' a cogné . Cadeau de la police de Bay City . Ils ont un service régulier là_bas . Maintenant , où j' ai été ? En prison pour conduite en état d' ébriété . Et rien qu' à regarder votre figure , j' ai l' impression que je peux y retourner tout de suite . Je ne sais pas de quoi vous parlez , dit _il brièvement , et je n' en ai pas la moindre idée . Ce n' est pas le moment de rigoler . Ça va , ne rigolons pas , dis _je . Que vous a _t _elle dit et où est _elle ? Il s' assit avec son verre et , de la main droite , fouilla dans la poche de sa veste . Il en sortit une longue enveloppe . Vous lui porterez ceci , dit _il . 500 dollars . Elle en voulait davantage , mais c' est tout ce que j' ai pu obtenir . J' ai monnayé un chèque dans une boîte de nuit , ça n' a pas été facile . Elle doit quitter la ville . Quelle ville ? Elle est quelque part à Bay City . Je ne sais pas où . Elle vous rencontrera au Bar du Paon , sur Arguello Boulevard , dans la Huitième Rue ou tout près de là . Je regardai Mlle Fromsett . Elle examinait toujours le coin du plafond . Elle avait l' air d' être venue uniquement pour se promener . Kingsley lança l' enveloppe et elle tomba sur la table d' échecs . Je regardai à l' intérieur . C' était bien de l' argent . À ce point de vue _là , ce qu' il disait avait un sens . Je laissai l' enveloppe sur la petite table polie aux cases brunes et or pâle alternées . Qu' est _il arrivé à son argent à elle ? demandai _je . N' importe quel hôtel lui prendrait un chèque . Et la_plupart les lui achèteraient . Son compte en banque est _il bloqué ou quoi ? Ce n' est pas le moment de discuter , me dit Kingsley sourdement . Elle a une sale histoire sur les bras . Je ne sais pas comment elle le sait , à moins qu' il n' y ait eu un appel radiodiffusé ? Je lui répondis que je n' en savais rien . Je n' avais pas eu beaucoup le loisir d' écouter les appels radiodiffusés de la police . J' avais eu suffisamment à faire en écoutant les policiers eux_mêmes . Kingsley dit : De toute façon , elle ne peut courir le risque de tirer un chèque maintenant . C' était parfait avant , mais plus maintenant . Il releva les yeux et me gratifia du regard le plus vide que j' aie jamais vu . C' est bon , on ne va pas chercher à comprendre ce qui est incompréhensible , dis _je . Ainsi , elle est à Bay City . Lui avez _vous parlé ? Non . C' est Mlle Fromsett qui lui a répondu . Elle a appelé le bureau . C' était juste après les heures de travail , mais le capitaine Webber , ce flic de la plage , était avec moi . Naturellement , Mlle Fromsett n' a pas voulu qu' elle parle à ce moment _là . Elle lui a dit de rappeler ; ma femme n' a pas voulu donner de numéro où on puisse l' appeler . Je regardai Mlle Fromsett . Son regard se reporta du plafond au sommet de mon crâne . Il n' y avait rien dans ses yeux . On aurait dit des rideaux tirés . Kingsley continua : Je n' avais pas envie de lui parler . Elle non plus . Je ne veux pas la voir . Je suppose qu' il n' y a plus de doute : elle a tué Lavery . Webber semblait tout à fait convaincu . Ça , ça ne veut rien dire , dis _je . Ce qu' il dit et ce qu' il pense , ça peut être totalement différent . Je n' aime pas qu' elle sache déjà que les flics sont à ses trousses . Il y a longtemps que personne n' écoute plus les appels de police pour s' amuser . Donc , elle a rappelé plus tard ? Alors ? Il était presque 6 heures 30 . Nous avons été forcés de rester dans mon bureau et d' attendre son appel . Raconte _lui . Il tourna la tête vers la jeune femme . Mlle Fromsett dit : J' ai pris la communication dans le bureau de M Kingsley . Il était assis à côté de moi , mais il ne lui a pas parlé . Elle m' a dit d' envoyer l' argent à cet endroit , Le Paon , et m' a demandé qui l' apporterait . Semblait _elle inquiète ? Pas le moins du monde . Très calme , je dirais même d' un calme glacial . Elle avait tout prévu . Elle se rendait compte que l' argent lui serait apporté par quelqu’un qu' elle ne connaissait pas . Elle semblait savoir que Derry - je veux dire M Kingsley - ne l' apporterait pas lui_même . Appelez _le Derry , dis _je à Mlle Fromsett . Je comprendrai de qui il s' agit . Elle sourit faiblement . Elle passera au Paon , d' heure en heure , à peu près au quart de chaque heure . Je … j' ai pensé que c' est vous qui iriez , aussi je lui ai fait votre description . Vous porterez l' écharpe de Derry . Je l' ai décrite également . Il avait quelques vêtements à son bureau et je l' ai prise parmi eux . Elle est assez facile à remarquer . Elle l' était effectivement assez . Une platée de gros rognons verts sur fond jaune d' oeuf . Presque aussi facile à repérer que si j' étais arrivé en poussant une brouette tricolore . Pour une évaporée , elle ne perd pas le nord , dis _je . Ce n' est pas le moment de plaisanter , dit sèchement Kingsley . Vous me l' avez déjà dit , dis _je . Vous avez un fameux culot si vous vous figurez que je vais aller là_bas et donner tout ce qu' il faut pour s' en aller à quelqu’un que je sais recherché par la police . Il crispa la main qui reposait sur son genou et sa figure se tordit dans un sourire gêné . Je reconnais que c' est un peu dur , dit _il , mais alors que faire ? Nous devenons tous les trois complices , après ça , dis _je . Ça peut ne pas être trop dur à son époux et à sa secrétaire particulière d' expliquer ça ; mais moi , où ils m' enverront , ça n' aura rien à voir avec des vacances . Je ferai en sorte que vous ne regrettiez pas d' y aller dit _il . Et nous ne serons pas complices , si elle n' a tué personne . Je veux bien essayer de vous croire , dis _je . Sinon je ne marcherais pas . Mais j' ajoute que si je me rends compte qu' elle a commis ce meurtre , je la ramène à la police . Elle ne vous dira rien , dit _il . Je pris l' enveloppe et la mis dans ma poche . Elle sera forcée de le faire , si elle veut l' argent . Je regardai ma montre . En partant maintenant , je peux arriver au poil pour le prochain passage . Ils doivent la connaître par coeur , dans ce bar , après toutes ces allées et venues . Ça aussi , c' est fait pour arranger les choses . Elle a teint ses cheveux en châtain foncé , me dit Mlle Fromsett . Ça peut vous aider . Ça ne m' incite pas non plus à croire que ce n' est qu' une innocente voyageuse , dis _je . Je terminai mon verre et me levai . Kingsley avala le sien d' une lampée et se leva . Il enleva l' écharpe de son cou et me la tendit . Qu' avez _vous fait pour vous fourrer dans la police jusqu' au cou ? demanda _t _il . J' étais en train de me servir de quelques renseignements que m' avait aimablement procurés Mlle Fromsett . Ça m' a conduit à chercher un M Talley qui s' occupait de l' affaire Almore . Et de là en boîte . Ils avaient surveillé sa maison . Talley était le détective engagé par les Grayson , ajoutai _je en m' adressant à la mince fille brune . Vous pourrez sans doute lui expliquer tout cela . Ça n' a pas d' importance , d' ailleurs . Je n' ai pas le temps de vous raconter ça . Vous voulez rester là , vous deux ? Kingsley secoua la tête . Non , nous rentrons chez moi et nous attendrons votre coup de téléphone . Mlle Fromsett se leva et bâilla . Non , je suis très fatiguée , Derry , je rentre à la maison et je me couche . Vous viendrez avec moi , dit _il sèchement . Il faut que vous m' empêchiez de devenir cinglé . Où habitez _vous , mademoiselle Fromsett ? demandai _je . Bryson Tower , Sunset Place , appartement 716 . Pourquoi ? Elle me lança un regard interrogateur . Je peux avoir envie de vous joindre un jour ou l' autre . Le visage de Kingsley parut froidement irrité , mais son regard était toujours celui d' un animal blessé . Je nouai l' écharpe autour de mon cou et me rendis à la cuisine pour éteindre la lumière . Quand je revins , ils étaient debout tous les deux près de la porte . Kingsley avait passé le bras autour de l' épaule de la jeune femme . Elle paraissait très fatiguée et plutôt exaspérée . Eh bien ! j' espère que tout ça … commença _t _il à dire , puis il fit un pas rapide et me tendit la main . Vous êtes un type bien , Marlowe . Ça va , taillez _vous , dis _je . Allez _vous _en . Allez au diable ! Il me regarda d' une façon bizarre et ils sortirent . J' attendis que l' ascenseur monte et s' arrête . Les portes s' ouvrirent , se refermèrent et il redescendit . Je sortis à mon tour et pris l' escalier jusqu' au garage en sous_sol où je réveillai la Chrysler une fois de plus . XXX Le Bar du Paon exhibait sa façade étroite près d' un magasin de nouveautés dans la vitrine duquel , à la lumière de la rue , brillait un plateau chargé de petits animaux de cristal . Le devant du Paon était de briques de verre et une douce lumière émanait d' un paon de verre teinté enchâssé dans la façade . J' entrai , passai derrière un paravent chinois et inspectai l' intérieur , puis m' assis au bord d' un petit box . La lumière était ambrée , le cuir rouge Chine et les boxes comportaient des tables de matière plastique luisante ; dans un des boxes , quatre soldats buvaient tristement de la bière , les yeux légèrement vitreux . En face d' eux , deux filles et deux types voyants faisaient à eux seuls tout le bruit de l' établissement . Je ne vis personne qui puisse correspondre à l' idée que j' avais de Crystal Kingsley . Un garçon ratatiné , avec des yeux méchants et une figure comme un os tout rongé , mit devant moi une petite nappe sur laquelle était imprimé un paon et me donna un bacardi . Je le sirotai tout en regardant le cadran ambré de l' horloge du bar . Il était 1 h 17 . Un des hommes assis avec les filles se leva brusquement , gagna la porte et sortit . La voix de l' autre homme dit : Pourquoi insulter ce type ? La voix de casserole d' une des filles lui répondit : Insulter ? J' aime bien ça ! Il m' a fait des propositions … La voix de l' homme dit avec reproche : Tu n' avais pas besoin de l' insulter quand même . Un des soldats rit soudain d' un rire profond . Puis il fit disparaître son rire du revers d' une main brune et but sa bière . Je massai un peu ma jambe . C' était toujours chaud et enflé , mais la sensation de paralysie avait disparu . Un minuscule gosse mexicain , au visage blafard avec d' énormes yeux noirs entra , portant les journaux du matin , et se glissa le long des boxes , essayant d' en vendre quelques_uns avant que le barman le flanque dehors . J' achetai le journal et regardai s' il y avait quelques meurtres intéressants . Je n' en vis aucun . Je le pliai et levai les yeux au moment où une fille mince aux cheveux bruns , en pantalon noir , chemise jaune et longue veste grise sortait de quelque part ; elle dépassa mon box sans me regarder . J' essayai de découvrir si son visage m' était familier ou bien si c' était simplement un type standard de beauté mince , plutôt dure , dont j' avais vu des milliers d' exemplaires . Elle contourna le paravent et sortit dans la rue . Deux minutes plus tard , le petit Mexicain revint , fusilla le barman d' un rapide coup d' oeil et se faufila jusqu' à moi . M' sieur , dit _il … Ses grands yeux brillaient de malice . Puis il me fit un petit signe et se défila de nouveau . Je finis mon verre et le suivis . La femme en veste grise , chemise jaune et pantalon noir était debout devant le magasin de nouveautés , regardant la vitrine . Ses yeux me suivirent lorsque je sortis . Je me dirigeai vers elle et m' arrêtai à ses côtés . Elle me regarda . Son visage était blanc et fatigué . Ses cheveux me parurent plus noirs que châtain foncé . Elle détourna les yeux et parla contre la vitrine . Donnez _moi l' argent , s' il vous plaît . Un peu de buée se forma sur la glace devant sa bouche . Je voudrais savoir qui vous êtes , dis _je . Vous savez qui je suis , dit _elle doucement . Combien m' apportez _vous ? 500 dollars . Ce n' est pas assez , dit _elle . Loin d' être suffisant . Donnez _les _moi vite . Ça fait une éternité que j' attends que quelqu’un vienne ici . Où pourrons _nous parler ? Nous n' avons rien à dire . Donnez _moi l' argent et allez _vous _en . Ce n' est pas si simple que ça . Ce que je fais est très risqué . Je voudrais au moins avoir la satisfaction de savoir ce qui se passe et où nous en sommes . Allez vous faire foutre , dit _elle d' un ton acide . Pourquoi n' est _il pas venu lui_même ? Je n' ai pas envie de parler . Je voudrais m' en aller le plus vite possible . Vous n' aviez pas du tout envie qu' il vienne lui_même . Il a même cru comprendre que vous ne vouliez même pas lui parler au téléphone . C' est exact , dit _elle rapidement . Elle passa la main sur sa tête . Mais vous allez parler avec moi , dis _je ; je ne suis pas aussi coulant que lui . Ni vis_à_vis de moi_même , ni vis_à_vis de la justice . Je suis détective privé et il me faut quelques garanties aussi . Si ce n' est pas délicieux ! dit _elle . Détective privé et tout et tout ! Un ricanement bas traînait dans sa voix . Il a fait ce qu' il a pu . Ce n' était pas facile pour lui de savoir ce qu' il fallait faire . De quoi voulez _vous que nous parlions ? De vous , de ce que vous avez fait , des endroits où vous avez été et de ce que vous comptez faire . Des choses de ce genre . Des petites choses , mais importantes quand même . Elle souffla sur la glace de la vitrine et attendit que la buée se dissipât . Il serait bien préférable pour vous de me donner l' argent et de me laisser me débrouiller moi_même , dit _elle de cette même voix froide et vide . Non . Elle me jeta de côté un coup d' oeil aigu et haussa impatiemment les épaules de sa veste grise . Très bien , si ça doit se passer comme ça . Je suis au Granada , à deux blocs au nord de la Huitième Rue . Donnez _moi dix minutes ; je préfère y aller seule . J' ai une voiture . Je préfère y aller seule . Elle me tourna le dos rapidement et s' éloigna . Elle alla jusqu' au coin de la rue , traversa le boulevard et disparut le long des maisons sous le feuillage d' une rangée de poivriers . Je regagnai la Chrysler , m' y assis et attendis dix minutes avant de partir . Le Granada était un horrible bâtiment gris à un coin de rue . La porte d' entrée , vitrée , était au niveau du trottoir . Je tournai le coin et vis un globe laiteux marqué : Garage . L' entrée du garage , en bas d' une rampe , aboutissait à l' odeur dure et caoutchoutée des voitures rangées l’une à côté de l' autre . Un nègre efflanqué sortit d' un petit bureau vitré et vint examiner la Chrysler . Combien pour la laisser ici un petit moment ? Je vais là_haut . Il me gratifia d' un ombrageux regard : Rud' ment tard , patron . Et puis elle a besoin d' un bon coup de plumeau . Ça sera un dollar . Quoi ? C' est un dollar , dit _il , figé . Je sortis , il me tendit un ticket et je lui donnai le dollar . Puis , sans que je le lui demande , il me dit que l' ascenseur était derrière le bureau , près des W C . hommes . Je montai jusqu' au sixième étage , regardant les numéros sur les portes , écoutant le silence et respirant l' air de la plage qui arrivait du bout des couloirs . L' endroit était fort convenable . Quelques dames légères s' abritaient sans doute dans certains de ces appartements . Ça expliquait le dollar du nègre efflanqué . Un grand psychologue , ce garçon . J' allai jusqu' à la porte de l' appartement 618 , m' arrêtai devant et frappai doucement . XXXI Elle portait encore sa veste grise . Elle s' écarta de la porte et je la suivis jusqu' à une pièce carrée garnie de deux lits jumeaux et d' un minimum de meubles inintéressants . Une petite lampe sur une table émettait une faible lumière jaune . La fenêtre , derrière , était ouverte . Asseyez _vous et parlons donc , me dit la jeune femme . Elle ferma la porte et vint s' asseoir dans un morne fauteuil à bascule , de l' autre côté de la pièce . Je m' assis sur un lourd divan . Un triste rideau verdâtre masquait l' ouverture d' une porte , à un bout du divan . Ça devait conduire au cabinet de toilette et à la salle de bains . Il y avait une porte fermée à l' autre extrémité , sans doute celle de la cuisine . C' était probablement tout . La femme croisa ses jambes , reposa sa tête sur le dossier du fauteuil et me regarda à travers ses longs cils baissés . Ses sourcils étaient minces et arqués et aussi noirs que ses cheveux . C' était un visage tranquille et secret . Pas celui d' une femme qui s' épuisait en mouvements inutiles . Je me faisais une idée très différente de vous , d' après la description de Kingsley , dis _je . Ses lèvres se contractèrent un peu , elle ne répondit pas . D' après Lavery également , dis _je . Ça montre simplement que des gens différents voient les choses différemment . Je n' ai pas de temps à perdre à ce genre de conversation . Qu' est_ce_qu' il faut que vous sachiez ? dit _elle . Il m' a engagé pour vous retrouver . J' ai travaillé à ça . Je suppose que vous le savez . Oui , sa douce amie du bureau me l' a dit au téléphone . Elle m' a dit que vous vous appeliez Marlowe et m' a parlé de l' écharpe . J' enlevai l' écharpe de mon cou , la pliai et la mis dans ma poche . Je dis : Donc , je suis un peu au courant de vos déplacements . Ça ne va pas très loin . Je sais que vous avez laissé votre voiture au Prescott Hotel , à San_Bernardino et que vous y avez rencontré Lavery . Je sais que vous avez envoyé un télégramme d' El_Paso . Qu' avez _vous fait ensuite ? Tout ce que je vous demande , c' est l' argent qu' il m' a envoyé . Je ne vois pas en quoi mes déplacements peuvent vous concerner le moins du monde . Je ne discuterai pas là_dessus , dis _je . Il faut savoir si , oui ou non , vous voulez cet argent . Bon . Alors nous sommes allés à El_Paso , dit _elle d' une voix fatiguée . Je pensais l' épouser à ce moment _là et j' ai envoyé ce télégramme . Vous l' avez vu ? Oui . Eh bien ! j' ai changé d' avis et je lui ai demandé de rentrer chez lui et de me laisser . Il m' a fait une scène . Il est rentré chez lui et vous a laissée ? Oui . Pourquoi pas ? Qu' avez _vous fait à ce moment _là ? Je suis allée à Santa_Barbara où je suis restée quelques jours ; un peu plus d' une semaine en fait . Puis à Pasadena . Même chose . Ensuite à Hollywood . Et puis je suis venue ici . C' est tout . Vous êtes restée seule tout ce temps _là ? Elle hésita un peu et répondit : Oui . Pas avec Lavery , à aucun moment ? Pas après son retour chez lui . Quelle était votre idée ? Quelle idée ? Sa voix se fit coupante . Quand vous êtes allée dans tous ces endroits sans envoyer le moindre mot . Ne vous doutiez _vous pas qu' il serait inquiet ? Oh ! vous voulez dire mon mari , dit _elle froidement . Je ne crois pas que je me sois beaucoup inquiétée de lui . Il devait penser que j' étais à Mexico , n' est _ce pas ? Quant_à mon idée , eh bien ! je voulais simplement trouver une solution à tout ça . Ma vie était devenue inextricable et sans espoir . J' avais besoin d' être seule pour essayer de me remettre d' aplomb . Auparavant , dis _je , vous avez passé un mois à Little Fawn Lake à essayer de tout remettre d' aplomb sans résultat . C' est exact ? Elle regarda ses chaussures , me regarda et approuva sérieusement . Les vagues brunes de ses cheveux roulèrent sur ses yeux . Avec sa main gauche , elle les repoussa et se gratta la tempe avec un doigt . J' avais besoin de changer d' air , dit _elle , pas nécessairement dans un endroit intéressant . Rien qu' un endroit différent où je n' aurais pas de souvenirs . Un endroit où je serais parfaitement seule , comme dans un hôtel . Et comment ça va maintenant ? Pas fameusement . Mais je ne reviendrai pas vivre avec Derace Kingsley . Le désire _t _il ? Je ne sais pas . Pourquoi êtes _vous revenue ici , dans cette ville où habitait Lavery ? Elle se mordit une phalange et me regarda par_dessus sa main . Je voulais le revoir . Il a tout embrouillé dans ma tête . Je ne suis pas amoureuse de lui , et cependant , eh bien ! dans un certain sens , je le suis . Mais je ne crois pas que je désire l' épouser . Est_ce_que ça vous parait compréhensible ? Ça oui , mais rester loin de votre maison dans des hôtels de second ordre , non . Ça fait des années que vous vivez votre vie comme vous l' entendez , si j' ai bien compris . J' avais besoin d' être seule pour … pour réfléchir à tout ça , dit _elle un peu désespérément en se mordant le doigt de plus belle . Voulez _vous me donner cet argent et vous en aller , je vous prie ? Bien sûr . Tout de suite . Mais n' aviez _vous pas d’autres raisons de quitter Little Fawn Lake à ce moment _là ? Quelque chose qui ait rapport avec Muriel Chess par exemple ? Elle parut surprise , mais tout le monde peut paraître surpris . Bonté divine ! qu' est_ce_que vous voulez que ça soit ? Cette petite nigaude au visage de bois , qu' est_ce_qu' elle est pour moi ? Je pensais que vous aviez pu vous quereller avec elle , au sujet de Bill Chess . Bill ? Bill Chess ? Elle parut encore plus étonnée . Presque trop étonnée . Bill Chess prétend qu' il a couché avec vous . Elle renversa la tête en arrière et laissa échapper un rire cassé et irréel . Bonté divine ! Cet ivrogne ? Ce rustre ? Son visage se calma soudainement . Qu' est _il arrivé ? Pourquoi tout ce mystère ? C' est peut_être un rustre et un ivrogne , dis _je . La police pense que c' est également un meurtrier . De sa femme . On l' a trouvée noyée dans le lac . Depuis un mois . Elle mouilla ses lèvres et pencha sa tête sur le côté , me regardant fixement . Il y eut un petit silence tranquille . L' haleine humide du Pacifique glissa dans la chambre , autour de nous . Je n' en suis pas tellement étonnée , dit _elle lentement . Ainsi , ça en est arrivé là . Ils se disputaient horriblement de temps en temps . Vous avez pensé que mon départ avait un rapport avec ça ? J' acquiesçai : Il y avait une possibilité . Je n' ai rien eu à voir avec cette histoire , me dit _elle sérieusement . Elle secoua énergiquement la tête . Il est arrivé ce que je vous ai raconté et rien d' autre . Muriel est morte , dis _je ; noyée dans le petit lac ; ça n' a pas l' air de vous frapper beaucoup . Je connaissais à peine cette fille , dit _elle . Vraiment , elle était très renfermée . Après tout … Je suppose que vous ignoriez qu' elle avait travaillé chez le docteur Almore ? Elle parut complètement démontée . Je ne suis jamais allée chez le docteur Almore , dit _elle lentement . Il est venu nous faire quelques visites , il y a très longtemps . Je … de quoi parlez _vous ? Muriel Chess était en réalité une fille nommée Mildred Haviland qui avait été infirmière chez le docteur Almore . C' est une étrange coïncidence , dit _elle rêveusement . Je sais que Bill l' avait rencontrée à Riverside . Mais j' ignorais dans quelles conditions et d' où elle venait . De chez le docteur Almore , vraiment ? Mais ça ne signifie rien de plus , non ? Je dis : Non , c' est seulement une vraie coïncidence , je crois . Ça arrive . Mais vous comprenez pourquoi il fallait que je vous parle de ça . Muriel trouvée noyée et vous partie ; Muriel était en réalité Mildred Haviland qui a été en relation avec le docteur Almore ( comme Lavery l' a été , d' une tout autre façon ) . Et naturellement , le fait que Lavery habite en face de chez le docteur Almore . Lavery connaissait _il Muriel Chess autrement que comme ça ? Elle réfléchit à ça en se mordant doucement la lèvre inférieure . Il l' a vue là_haut , dit _elle enfin . Mais il ne s' est pas comporté comme s' il l' avait déjà rencontrée . Et pourtant , en pareil cas , il l' aurait fait , dis _je . Étant donné le genre de type que c' était … Je crois que Chris n' a rien à voir avec le docteur Almore , dit _elle . Il connaissait la femme d' Almore , mais pas lui . Il ne connaissait donc probablement pas son infirmière . Eh bien ! je crois que rien de tout ceci ne m' aidera beaucoup , dis _je . Mais vous comprenez pourquoi je voulais vous parler . Je suppose que , maintenant , je peux vous donner cet argent . Je tirai l' enveloppe , me levai et la laissai tomber sur ses genoux . Elle la laissa là . Je me rassis . Vous jouez votre personnage à merveille , lui dis _je . Cette innocence troublée avec ce rien de dureté et d' amertume . Les gens se sont lourdement trompés sur vous . Ils vous ont décrite comme une imprudente petite gourde sans tête et sans contrôle d' elle_même . Ils se sont bien fichus dedans . Elle me regardait , les sourcils levés . Elle ne dit rien . Puis un petit sourire releva les coins de sa bouche . Elle prit l' enveloppe , la tapota sur ses genoux et la posa à côté d' elle , sur la table , sans me quitter des yeux . Vous avez également très bien joué le personnage de Fallbrook , dis _je . En y repensant , je crois que c' était un peu chargé . Mais sur le moment , j' ai marché . Le chapeau pourpre qui aurait fait très bien sur des cheveux blonds , mais qui allait épouvantablement avec des cheveux franchement bruns . Ce maquillage raté qui avait l' air d' avoir été mis la nuit par quelqu’un qui se serait foulé le poignet , ces manières d' énervée , tout ça , c' était parfait . Et lorsque vous m' avez collé le revolver dans la main , j' ai été pris comme un bleu . Elle ricana et enfonça les mains dans les poches de sa veste . Ses talons martelèrent le plancher . Mais pourquoi êtes _vous revenue ? lui demandai _je . Et pourquoi courir un tel risque , en plein jour , au milieu de la matinée ? Alors vous croyez que j' ai tué Lavery ? dit _elle tranquillement . Je ne le crois pas , je le sais . Vous voulez savoir pourquoi je suis revenue ? Au fond , je m' en fous , dis _je . Elle se mit à rire d' un rire tranchant et froid . Il avait tout mon argent , dit _elle . Il m' avait fauché mon sac . Il avait tout pris , même la monnaie . C' est pour ça que je suis revenue . Il n' y avait pas le moindre risque . Je savais comment il vivait . En fait , c' était beaucoup plus sûr de revenir . Pour rentrer le lait et le journal , par la même occasion . Les gens perdent la tête dans ces cas _là , pas moi . Je ne vois pas pourquoi je l' aurais perdue . C' était tellement plus sûr de ne pas la perdre . Je vois , dis _je . Ainsi , naturellement , vous l' avez tué la nuit d' avant . J' aurais dû y penser , non pas que ça ait une importance . Il venait de se raser , évidemment , mais les types qui ont la barbe noire et des petites amies se rasent souvent le soir , hein ? Je l' ai entendu dire , me dit _elle presque gaiement . Et qu' est_ce_que vous allez faire au juste ? Vous êtes la petite garce la plus culottée que j' aie jamais vue , dis _je . Ce que je vais faire ? Vous emmener voir les flics , naturellement . Ça sera un plaisir pour moi . Je ne crois pas que ça se passe comme ça . Elle jetait ses mots presque en chantant . Vous vous demandiez pourquoi je vous avais donné ce revolver vide ? Pourquoi pas ? J' en avais un autre dans mon sac . Un comme ça . Sa main droite sortit de sa poche et elle me mit en joue . Je souris . Ce n' était peut_être pas le sourire le plus jovial de la terre , mais c' était un sourire . Je n' ai jamais aimé cette scène _là , lui dis _je . Le détective en face du meurtrier . Le meurtrier sort un revolver et vise le détective . Puis le meurtrier raconte au détective son horrible histoire , en ayant l' intention de le tuer , à la fin . Ceci prend un temps considérable , même si le meurtrier tue le détective à la fin . Mais le meurtrier ne le fait jamais . Les dieux n' aiment pas cette scène _là non plus . Ils s' arrangent toujours pour la faire louper . Mais cette fois , dit _elle doucement en se levant et en s' avançant lentement vers moi sur la carpette , si on arrangeait ça d' une autre façon . Supposez que je ne vous dise rien , que rien n' arrive et que je vous tue pour de bon . Je n' aimerais quand même pas cette scène _là . Vous n' avez pas l' air d' avoir peur , dit _elle . Elle passa lentement sa langue sur ses lèvres en s' avançant vers moi sans faire le moindre bruit . Je n' ai pas peur , dis _je en mentant . Il est trop tard , la nuit est trop calme , la fenêtre est ouverte , et le coup de revolver ferait trop de bruit . De plus c' est long pour arriver à la rue et vous n' êtes pas bonne tireuse . Vous me manqueriez probablement . Vous avez manqué Lavery trois fois . Levez _vous , dit _elle . Je me levai . Je tirerai d' assez près pour ne pas vous manquer , dit _elle . Et elle appuya le revolver contre ma poitrine . Je ne peux pas vous rater comme ça , hein ? Maintenant restez tranquille , levez les mains à la hauteur des épaules et ne bougez plus du tout . Si vous bougez , le revolver partira tout seul . Je mis mes mains à la hauteur de mes épaules et regardai le revolver . Ma langue était un peu épaisse , mais je pouvais encore la remuer . Sa main gauche me fouilla et ne trouva pas d' arme . Elle retomba et elle se mordit les lèvres en me fixant . Le revolver m' entrait dans la poitrine . Voulez _vous vous retourner maintenant , me dit _elle , aussi poliment qu' un tailleur pendant un essayage . Il y a quelque chose d' embêtant dans tout ça , dis _je . C' est que , décidément , vous ne savez pas vous servir d' un revolver . Vous êtes beaucoup trop près de moi , et j' ai horreur de vous reparler de ça , mais il y a cette vieille histoire de cran de sûreté qui n' est pas enlevé . Vous avez oublié ça aussi . Alors elle essaya de faire deux choses à la fois . Un long pas en arrière et relever avec son pouce le cran de sûreté , sans quitter des yeux mon visage . Deux choses très simples , ne demandant qu' une seconde pour être faites . Mais ça l' embêtait que je lui aie dit . Ça l' embêtait que je la scrute comme ça . La confusion brève qui s' ensuivit lui fit tout louper . Elle laissa échapper un faible cri de douleur . Je balançai mon bras droit et lui écrasai durement la figure contre ma poitrine . Ma main gauche s' abattit sur son poignet droit , la paume de ma main frappa la base de son pouce , le revolver s' échappa de sa main et tomba par terre . Son visage était coincé contre mon thorax et je crois qu' elle essayait de hurler . Puis elle tenta de me donner des coups de pied et elle perdit le peu d' équilibre qui lui restait . Ses mains voulurent me griffer . J' attrapai son poignet et le tordis derrière son dos . Elle était très forte , mais j' étais beaucoup plus fort . Alors elle se laissa aller de tout son poids contre la main qui lui tenait la tête . Je ne pouvais pas la retenir d' une seule main , elle commença à glisser et je fus obligé de me baisser avec elle . Notre lutte et nos respirations haletantes faisaient un certain bruit sur le plancher , près du divan , et si une latte craqua je ne l' entendis point . J' eus l' impression qu' un des anneaux du rideau raclait violemment la tringle . Je n' en étais pas sûr et n' eus pas le temps de considérer ce problème . Une forme se dessina soudain à ma gauche , juste derrière moi et hors de portée de mon champ visuel . Je sus qu' il y avait un homme là et que c' était un grand gaillard . C' est tout ce que je pus noter . La scène s' acheva sur une explosion de feu et d' obscurité . Je ne me rendis même pas compte si l' on m' avait tiré dessus . Le feu et l' obscurité , et juste avant l' obscurité une brutale sensation de nausée . XXXII Je puais le gin . Pas un petit peu , comme quand on boit quatre ou cinq verres un matin d' hiver , pour s' aider à sortir de son lit , mais comme si j' avais plongé du bateau la tête la première dans un Pacifique de gin pur . J' en avais plein les cheveux , plein les sourcils , sur le menton et sous le menton . J' en avais sur ma chemise , je puais comme un crapaud crevé . Je n' avais plus ma veste et j' étais allongé sur le dos à côté du divan , sur le tapis de quelqu’un d' autre et je regardais un tableau encadré . Le cadre était en bois blanc verni et le tableau représentait une portion de viaduc jaune pâle immensément haut sur lequel filait une locomotive d' un noir brillant tirant un train bleu de Prusse . À travers une des arches élevées du viaduc , on apercevait une vaste plage jaune avec des baigneurs étendus et des parasols de plage rayés . Trois filles marchaient en gros plan l’une à côté de l' autre , munies d' ombrelles en papier . L’une était habillée de rouge cerise , l' autre de bleu pâle , la troisième de vert . Derrière la plage , une baie , en demi_cercle , plus bleue qu' il n' est permis à une baie de l' être . Elle était noyée de soleil et pointillée de voiles blanches . Au_delà de la courbe inférieure de la baie , trois rangs de collines s' élevaient , peints de trois tons parfaitement contrastés : or , terre cuite et lavande . En travers , sur le bas du tableau , était imprimé en grosses majuscules : VISITEZ LA CÔTE D' AZUR PAR LE TRAIN BLEU . Le moment paraissait effectivement bien choisi . J' étendis un bras péniblement et je tâtai le derrière de mon crâne . C' était tout amoché . Quand je touchai la plaie un frisson de douleur me parcourut jusqu' à la plante des pieds . Je gémis , puis transformai le gémissement en grognement , par amour_propre professionnel - ce qui m' en restait . Je me retournai lentement , avec précaution et examinai attentivement le pied d' un lit . Un des deux lits jumeaux ; l' autre était encore relevé contre le mur . Les fioritures du dessin peint sur le bois m' étaient familières . Tout à l' heure je n' avais même pas remarqué le tableau qui pendait au_dessus du divan . Lorsque je me retournai , une bouteille de gin carrée roula de ma poitrine sur le plancher . Elle était blanche et vide . Ça paraissait impossible qu' une seule bouteille ait contenu tant de gin . Je m' assis sur mes talons et restai à quatre pattes un moment , reniflant comme un chien qui ne peut pas finir sa pâtée , mais qui est furieux de la laisser . Je remuai la tête au bout de mon cou . Ça me faisait mal . Je la remuai un peu plus et ça me faisait toujours mal , aussi je me mis sur pied et je m' aperçus que je n' avais plus de chaussures . Elles étaient là_bas , contre la plinthe du mur , plus ravagées que jamais chaussures ne l' ont été . Je les remis péniblement . J' étais un vieux bonhomme , maintenant ! Je descendais la dernière pente . Il me restait quand même une dent . Je la sentis avec ma langue . Je n' eus pas l' impression du goût du gin . Ça te retombera sur le nez , dis _je . Un jour , ça te retombera sur le nez . Et tu n' aimeras pas ça . La lampe était là , sur la table , près de la fenêtre ouverte . Il y avait le gros divan vert et le rideau vert qui masquait la porte . Ne vous asseyez jamais le dos tourné à un rideau vert . Ça finit toujours mal ! Il arrive toujours quelque chose . À qui avais _je déjà dit ça ? À une fille avec un revolver . Une fille au visage clair et vide , aux cheveux brun foncé qui avaient été blonds . Je la cherchai autour de moi . Elle était encore là , allongée sur celui des lits jumeaux qui était baissé . Elle avait une paire de bas ambrés et rien d' autre . Ses cheveux étaient emmêlés . Sa gorge portait des marques noires . Sa bouche était ouverte et une langue enflée en débordait . Ses yeux saillaient et leur blanc n' était plus blanc . Quatre griffures sauvages marquaient d' écarlate la blancheur de son ventre nu . De profondes , de furieuses griffes , creusées par quatre ongles pleins de haine . Sur le divan , je vis des vêtements emmêlés , la_plupart lui appartenant . Ma veste y était aussi . Je la dépêtrai du tas et la remis . Quelque chose craqua sous mes mains quand je touchai les vêtements . Je découvris la grande enveloppe , l' argent y était encore . Je la mis dans ma poche . Marlowe , 500 dollars . J' espérai qu' il n' en manquait pas . Il n' y avait pas grand_chose d' autre à espérer . J' avançai doucement sur mes pieds contractés , comme si je marchais sur de la glace trop mince . Je me penchai pour masser mon genou et me demandai ce qui me faisait le plus mal : mon genou , ou ma tête quand je me penchais pour masser le genou . Des pas pesants se firent entendre dans le couloir , au milieu d' un brusque murmure de voix . Les pas s' arrêtèrent . Un poing frappa sec à la porte . Je restai là , lorgnant la porte , les lèvres serrées contre mes dents . J' attendais que quelqu’un ouvre la porte et entre . On tourna le bouton de porte , mais personne n' entra . On frappa à nouveau , on s' arrêta et le murmure recommença . Puis les pas s' éloignèrent . Je me demandai combien de temps ça prendrait pour ramener le gérant avec un passe_partout . Pas très longtemps . Pas assez longtemps , à coup sûr , pour que le petit Marlowe puisse revenir de la Côte d' Azur chez lui . J' allai jusqu' au rideau vert et l' écartai en démasquant un petit corridor et une salle de bains . J' y entrai et allumai la lumière . Deux tapis de bain par terre , un peignoir plié sur le bord d' un tub et une glace piquée dans le coin . Je fermai la porte de la salle de bains et , monté sur le rebord du tub , je soulevai la fenêtre . On était au sixième étage . Il n' y avait pas de volets , je passai ma tête au_dehors et j' eus la rapide vision d' une rue étroite avec des arbres . En regardant sur le côté , je constatai que la fenêtre de la salle de bains voisine n' était qu' à un mètre de moi . Une chèvre de montagne , bien nourrie , pouvait faire ça sans aucune difficulté . La question était de savoir si un détective privé qui venait d' être rossé pouvait le faire et , si oui , quel en serait le résultat . Derrière moi , des voix éloignées et étouffées me semblèrent psalmodier la litanie du policier : Ouvrez ou nous enfonçons la porte . Je ricanai à leur adresse . Ils n' enfonceraient pas la porte parce_que ça fait très mal aux pieds . Et les agents sont très ménagers de leurs pieds . C' est à peu près la seule chose qu' ils ménagent d' ailleurs . Je décrochai une serviette du porte_serviettes , baissai les deux châssis de la fenêtre et me hissai sur le rebord extérieur . Je projetai la moitié de mon corps vers l' autre rebord en me retenant au montant de la fenêtre ouverte . J' arriverais tout juste à baisser le châssis de l' autre fenêtre si elle n' était pas fermée . Elle l' était . Je balançai mes pieds dedans et j' enfonçai le carreau au_dessus du loquet . Ça fit un bruit qu' on dut entendre depuis Reno . J' enroulai ma main gauche dans la serviette pour ouvrir le loquet . En bas , dans la rue , une voiture passa . Personne ne se mit à glapir . Je baissai la fenêtre que j' avais cassée et enjambai l' autre rebord . La serviette glissa de mes mains et atterrit , en planant dans la nuit , sur une bande de gazon , très loin entre les deux ailes du bâtiment . Je me faufilai à travers la fenêtre de l' autre salle de bains . XXXIII Dans l' obscurité , je sautai à terre et me dirigeai en tâtonnant jusqu' à la porte . Je l' ouvris et j' écoutai . Des rayons de lune passant à travers les fenêtres du Nord me montrèrent une chambre à coucher avec deux lits jumeaux , préparés , mais vides . Pas des lits qui se remontaient . Cet appartement _ci était plus grand . Je passai devant les lits et parvins à une autre porte qui donnait dans un living_room . Les deux pièces étaient fermées et sentaient le moisi . Je tâtonnai jusqu' à une lampe et l' allumai . Je passai le doigt sur le rebord d' une table . Il y avait une mince couche de poussière , comme il s' en accumule dans les pièces les mieux entretenues lorsqu' elles restent fermées . La pièce contenait une table de lecture , un fauteuil radio , une étagère à livres , une grande bibliothèque remplie de romans portant encore leurs couvertures de couleur , un bar de bois sombre avec un siphon , un carafon à liqueur en cristal taillé et quatre verres , ornés de bandes , retournés sur un plateau indien en cuivre . À côté , il y avait deux photographies dans un double cadre d' argent , représentant un homme et une femme d' âge moyen et jeunes d' allure avec de bons visages ronds et sains et des yeux pleins de gaieté . Ils me regardaient comme si ma présence ne les gênait pas du tout . Je reniflai l' alcool : c' était du scotch et je m' en versai un . Ma tête s' en trouva plus mal , mais le reste se sentit mieux . J' allumai dans la chambre à coucher et fouillai dans les placards . Dans l’un d' eux il y avait une quantité de vêtements d' hommes faits sur mesure . L' étiquette du tailleur à l' intérieur d' une poche précisait que le nom du possesseur de la veste était M_H_G Talbot . En continuant mes recherches , je trouvai dans la commode une chemise bleu clair qui paraissait un peu petite pour moi . J' emportai le tout dans la salle de bains . J' enlevai la mienne , me lavai la figure et la poitrine , m' essuyai les cheveux avec une serviette humide et passai la chemise bleue . J' utilisai en abondance la brillantine plutôt odorante de M Talbot , son peigne et sa brosse pour discipliner ma chevelure . Cette fois , si elle sentait encore le gin , c' était très lointain . Le bouton du col de chemise ne voulait pas rejoindre sa boutonnière . Aussi je fouillai de nouveau dans la commode et découvris une cravate de crêpe bleu foncé que je nouai autour de mon cou . Je remis ma veste et me regardai dans la glace . J' étais un peu trop correct pour une heure pareille , même pour un homme aussi soigné que le dénotaient les vêtements de M Talbot . Trop correct et trop sobre . Je dérangeai un peu mes cheveux et desserrai le noeud de ma cravate . Puis , allant à la bouteille de whisky je fis ce que je pus pour corriger cet air de sobriété . J' allumai une des cigarettes de M Talbot tout en espérant que lui et son épouse étaient en train de s' amuser un peu plus que moi . J' espérais vivre assez longtemps pour revenir leur rendre visite . Je repassai la porte du living_room , celle qui donnait sur le couloir . Je l' ouvris et m' appuyai au chambranle tout en fumant . Je ne pensais pas que ça marcherait . Mais les attendre ici pour qu' ils me suivent à la trace , ça ne marcherait pas mieux . Un homme toussa un peu plus loin dans le couloir . J' avançai la tête . L' homme me regardait . Il s' approcha de moi rapidement , un petit homme sec dans un uniforme propre et bien repassé . Ses yeux étaient dorés et ses cheveux roux . Je bâillai et lui demandai d' un ton languissant : Qu' est _ce qui se passe , Monsieur ? Il me regarda pensivement . Des petits ennuis à la porte d' à côté . Rien entendu ? Je crois que j' ai entendu frapper , je venais juste de rentrer chez moi . Un peu tard , dit _il . Question de goût , dis _je . Vraiment , des histoires à la porte d' à côté ? Une dame , dit _il . Vous la connaissez ? Je crois l' avoir vue . Ouais , dit _il , vous pouvez aller la voir maintenant . Il mit ses mains autour de sa gorge , fit ressortir ses yeux et glougouta d' une façon tout à fait déplaisante . Comme ça , elle est ; vous n' avez rien entendu , hein ? Rien . Je n' ai rien remarqué , excepté les coups à la porte . Ouais , quel est votre nom ? Talbot . Une minute monsieur Talbot , restez ici une petite minute . Il repartit dans le couloir et se pencha à travers une porte ouverte d' où venait de la lumière . Hé , Lieutenant ! dit _il . L' homme d' à côté est sur le pont . Un grand type sortit dans le couloir , son regard posé droit sur moi . Un grand type avec des cheveux filasse et des yeux très très bleus . Degarmo . C' était complet . Voilà le type qui habite à côté , expliqua le petit flic bien propre . Il s' appelle Talbot . Degarmo me regardait , mais rien dans son regard métallique et acéré ne laissait voir qu' il me connaissait déjà . Il arriva tranquillement le long du couloir , posa sa lourde main sur ma poitrine et me repoussa dans la pièce . Quand nous fûmes à deux mètres de la porte , il cria par_dessus son épaule : Entre ici , Shorty , et ferme la porte . Le petit flic entra et ferma la porte . Tout à fait marrant , dit paresseusement Degarmo . Tiens _le en joue , Shorty . Shorty ouvrit son étui de cuir noir et sortit son . 38 en un clin d' oeil . Il se lécha les lèvres . Oh ! mince , dit _il doucement en sifflant légèrement . Oh ! mince . Comment avez _vous deviné , Lieutenant ? Deviné quoi ? demanda Degarmo , les yeux fixés sur les miens . Qu' est_ce_que tu allais faire , mon pote ? Chercher le journal pour savoir si elle était morte ? Oh mince ! dit Shorty . Un sadique . Il a enlevé les vêtements de la gonzesse et il l' a étranglée avec ses mains , Lieutenant . Comment avez _vous deviné ? Degarmo ne lui répondit pas . Il restait là , se balançant un peu sur ses talons . Son visage était vide et dur comme le granit . Sûr , c' est lui le tueur , s' exclama soudain Shorty . Reniflez un peu ici , Lieutenant . L' endroit n' a pas été aéré depuis des jours . Et regardez la poussière sur les étagères . Et la pendule sur la cheminée est arrêtée , Lieutenant . Il a passé par là , je peux aller jeter un coup d' oeil , vous permettez , Lieutenant ? Il courut dans la chambre à coucher . Je l' entendis farfouiller partout . Degarmo semblait de bois . Shorty revint . Venez voir la fenêtre de la salle de bains . Il y a du verre cassé plein le tub . Et il y a quelque chose qui pue le gin que c' est une dégoûtation . Vous vous souvenez comme l' autre appartement sentait le gin quand on est entrés ? Voilà une chemise , Lieutenant , et elle pue comme si on l' avait lavée dans le gin . Il brandit la chemise . L' air se parfuma rapidement . Degarmo la regarda vaguement . Puis s' avançant vers moi , il ouvrit ma veste et regarda la chemise que je portais . Je sais ce qu' il a fait , dit Shorty . Il a volé une des chemises du type qui habite ici . Vous voyez ce qu' il a fait . Lieutenant ? Ouais - Degarmo leva la main contre ma poitrine , puis la laissa lentement retomber . Ils parlaient comme si j' étais un morceau de bois . Fouille _le , Shorty . Shorty tourna autour de moi , tâtant çà et là , à la recherche d' un revolver . Il n' a rien sur lui . Embarquons _le tout de suite là_bas , dit Degarmo . C' est notre prise si on fait ça avant que Webber arrive . Cette noix _là ne trouverait pas une mite dans une boîte à godasses . Vous n' êtes pas désigné pour l' affaire , répliqua Shorty inquiet . N' ai _je pas entendu dire que vous étiez suspendu ou quelque chose comme ça ? Qu' est_ce_que j' y perds , demanda Degarmo , si je suis suspendu ? Moi , je peux y perdre cet uniforme , dit Shorty . Degarmo le regarda d' un air fatigué . Le petit flic rougit et ses yeux jaunes parurent anxieux . D' accord , Shorty . Va prévenir l' autre . Le petit flic mouilla ses lèvres . Donnez vos ordres , Lieutenant , et je vous suis . Je ne suis pas forcé de savoir que vous êtes suspendu . On va l' emmener nous_mêmes , dit Degarmo . Nous deux seulement . Sûr , dit Shorty . Degarmo mit son doigt contre son menton . Un sadique , dit _il tranquillement . Eh bien , merde ! Il me fit un léger sourire . Seuls les coins de sa grande bouche brutale avaient remué . XXXIV Nous sortîmes de l' appartement et nous dirigeâmes de l' autre côté par rapport à l' appartement 618 . De la lumière jaillissait encore par la porte ouverte . Deux hommes en civil se tenaient à l' extérieur , allumant des cigarettes derrière leurs mains réunies , comme si le vent soufflait . Un bruit de querelle sortait de l' appartement . Au détour du couloir nous parvînmes à l' ascenseur . Degarmo ouvrit la porte de l' escalier de secours , à côté de la cage de l' ascenseur . Nous descendîmes , étage par étage , des marches de béton sonore . Au rez_de_chaussée , Degarmo s' arrêta , posa sa main sur le bouton de porte , écouta , puis me demanda par_dessus son épaule : Vous avez une voiture ? Dans le garage , au sous_sol . C' est une bonne idée . Nous continuâmes à descendre jusqu' au sous_sol plein d' ombre . Le nègre efflanqué sortit de son bureau et je lui donnai mon ticket . Il regarda à la dérobée l' uniforme de Shorty . Il ne dit rien et désigna la Chrysler . Degarmo se mit au volant , je montai à côté de lui . Shorty sur le siège arrière . Nous remontâmes la rampe et sortîmes dans l' air humide et frais de la nuit . Une grosse voiture avec des phares rouges jumelés fonçait sur nous . Degarmo cracha par la portière ouverte de la voiture et fit prendre à la Chrysler l' autre direction . C' est sûrement Webber , dit _il . Encore en retard pour l' enterrement . Sûr qu' on lui a enlevé celui_là sous le nez , Shorty . Je n' aime pas beaucoup ça , Lieutenant . Honnêtement . Fais un beau sourire , bébé . Tu peux retourner là_bas . J' aime mieux porter l' uniforme et manger , répondit Shorty . Il se dégonflait rapidement . Degarmo conduisit à fond de train pendant une dizaine de minutes , puis il ralentit un peu . Shorty demanda , mal à l' aise : Je suppose que vous savez ce que vous faites , Lieutenant . Mais ce n' est pas le chemin de l' Hôtel de Ville . C' est exact , dit Degarmo . Ça n' a jamais été ce chemin _là , hein ? Il laissa la voiture ralentir et tourna dans une petite rue bordée de petites maisons tirées à quatre épingles accroupies derrière des petites pelouses tirées à quatre épingles . Il freina doucement et débraya pour se ranger le long du trottoir à peu près au milieu du pâté de maisons . Il passa un bras par_dessus son dossier et se retourna vers Shorty . Tu crois que ce type l' a tuée , Shorty ? Je vous écoute . La voix de Shorty était tendue . As _tu une lampe électrique ? Non , répondit _il . Il y en a une dans la poche de la portière de gauche , lui dis _je . Shorty fouilla , remua du métal et le faisceau blanc de la torche jaillit . Degarmo dit : Regarde un peu le derrière de la tête de ce type . La lumière tourna et se fixa . J' entendais la respiration du petit homme derrière moi et je la sentis sur mon cou . Quelque chose toucha la bosse de ma tête . Je grognai . La lumière s' éteignit et l' obscurité de la rue envahit de nouveau la voiture . Je suppose qu' on a peut_être dû l' assommer , Lieutenant , dit Shorty , mais je ne comprends plus . La fille était dans le même état , dit Degarmo . Ça ne se voyait pas tout de suite , mais ça y était . Elle a été assommée pour qu' on puisse la déshabiller et lui écorcher le ventre avant de la tuer . Comme ça , ça pouvait saigner . Ensuite on lui a tordu le cou . Et rien de tout ça n' a fait de bruit . Pourquoi ça en aurait _il fait ? Et il n' y a pas de téléphone dans cet appartement . Qui a prévenu la police de ce meurtre , Shorty ? Comment diable le saurais _je ? Un type a appelé et a dit qu' on avait assassiné une bonne femme dans l' appartement 618 du Granada dans la Huitième Rue . Webber en était encore à attendre son photographe quand vous êtes arrivé . Au bureau ils ont dit que le type avait une grosse voix visiblement déguisée . Il n' a pas donné son nom . Bon , très bien , dit Degarmo . Alors si tu avais tué la fille , comment t' en serais _tu sorti ? J' aurais filé , dit Shorty . Pourquoi pas ? Mince ! me dit _il soudainement , pourquoi ne l' avez _vous pas fait ? Je ne lui répondis pas . Ce fut Degarmo qui parla d' une voix dénuée de vie . Tu n' aurais tout de même pas escaladé la fenêtre d' une salle de bains au sixième étage pour démolir la fenêtre d' une autre salle de bains , dans un appartement étranger où des gens pouvaient dormir , hein ? Tu n' aurais pas prétendu que tu étais le monsieur qui habitait là et tu n' aurais pas perdu ton temps à appeler la police , hein ? Mince , cette fille pouvait rester là une semaine . Tu n' aurais pas gaspillé une possibilité comme ça , hein , Shorty ? Je crois que non , dit Shorty prudemment . Je ne sais pas si j' aurais appelé la police . Mais vous savez , Lieutenant , ces sadiques font des drôles de choses . Ils ne sont pas normaux comme nous . Et ce type a pu avoir un complice qui l' a assommé pour le mettre dedans . Ne me dis pas que tu as trouvé ça tout seul , grogna Degarmo . Alors nous , on est assis là et le petit camarade qui a réponse à tout est assis avec nous et ne dit rien . Il détourna sa grosse tête et me regarda . Qu' est_ce_que tu faisais là ? Je ne peux pas me rappeler , dis _je , on dirait que ce coup sur la tête m' a complètement fait perdre la mémoire . On va t' aider à te rappeler , dit Degarmo . On va t' emmener sur les collines , à quelques kilomètres et tu pourras regarder les étoiles , rester bien tranquille et tout te rappeler . Tu te rappelleras très bien . Ce n' est pas des choses à dire , Lieutenant , dit Shorty . Pourquoi ne retournons _nous pas à la préfecture régler tout ça suivant les instructions légales ? Va te faire foutre avec tes instructions légales , dit Degarmo . Moi , je l' aime , ce gars _là . Je veux avoir une bonne petite conversation peinarde avec lui . Il a salement besoin qu' on le cajole un peu , Shorty . Il est très timide . Je ne marche pas dans cette combine _là , dit Shorty . Qu' est_ce_que tu veux faire , Shorty ? Je veux retourner à la préfecture . Personne ne t' en empêche , mon mignon . Tu as envie de marcher un peu ? Shorty resta silencieux un moment . C' est exact , dit _il enfin tranquillement . J' ai envie de marcher un peu . Il ouvrit la portière et sauta sur le trottoir . Je suppose que vous savez que je dois faire mon rapport sur tout ça , Lieutenant ? Exact , dit Degarmo . Dis à Webber que je l' ai attendu . La prochaine fois qu' il achètera un sandwich , dis _lui de le mettre sur mon ardoise . Ça , c' est du charabia pour moi , dit Shorty . Il claqua la portière . Degarmo appuya sur le démarreur , taquina les pédales et 50 mètres plus loin , il était à soixante_dix ; 50 mètres encore et nous faisions du cent . Il ralentit en arrivant au boulevard , tourna vers l' est et se maintint à une vitesse légale . Quelques voitures attardées nous croisèrent dans les deux sens . Mais dans l' ensemble , le monde reposait dans le silence froid du petit matin . Peu de temps après , nous sortîmes de la ville et Degarmo parla : Je vous écoute . Peut_être qu' on peut s' expliquer . La voiture atteignit le sommet d' une longue rampe , puis redescendit vers l' endroit où le boulevard coupe le parc de l' hôpital des Anciens Combattants . Les minces réverbères à triple globe s' entouraient de halos dus au brouillard de la plage , qui s' était levé pendant la nuit . Je commençai à parler : Kingsley est venu chez moi cette nuit et m' a dit que sa femme l' avait appelé au téléphone . Elle voulait de l' argent et en vitesse . L' idée de Kingsley était de le lui porter et de l' aider à sortir des embêtements qu' elle avait , quels qu' ils soient . Mon idée à moi était un petit peu différente . On lui avait donné mon signalement et je devais la trouver au Bar du Paon au premier quart de chaque heure . N' importe laquelle . Degarmo dit lentement : Il fallait qu' elle file , et ça veut dire qu' elle avait fait quelque chose qui la forçait à filer . Un meurtre par exemple . Il leva ses deux mains et les laissa retomber sur le volant . J' y suis donc allé , longtemps après son appel . On m' avait prévenu qu' elle était teinte en brun . Elle est passée devant moi en sortant du bar , mais je ne l' ai pas reconnue . Je ne l' avais jamais vue en chair et en os . La seule chose que je connaissais , c' était une assez bonne photo , mais ça pouvait être une bonne photo et ne pas être ressemblant . Elle a envoyé un petit Mexicain me chercher . Elle voulait l' argent , mais ne voulait rien dire . Moi , je voulais qu' elle parle . Finalement , elle a compris qu' il faudrait qu' elle parle et m' a dit qu' elle habitait au Granada . Elle m' a fait attendre 10 minutes avant de la suivre . Degarmo dit : Le temps de préparer un plan ! Elle avait un plan , d' accord , mais je ne suis pas sûr qu' elle l' ait suivi en rentrant . Elle ne voulait ni que je monte avec elle ni me parler . Pourtant , elle aurait dû savoir que j' insisterais pour avoir des explications avant de lâcher l' argent , aussi sa répugnance à céder était peut_être une simple comédie destinée à me faire croire que j' étais maître de la situation . Elle jouait la comédie bougrement bien : je m' en suis aperçu . En tout cas , j' y suis allé et nous avons parlé . Ce qu' elle m' a dit n' avait pas grand intérêt jusqu' à ce que nous en soyons arrivés à l' assassinat de Lavery . À ce moment _là , l' intérêt a grandi un peu trop et un peu trop vite . Je lui ai dit que j' allais la remettre entre les mains de la police . Le village de Westwood , complètement obscur , à l' exception des lumières de la station_service ouverte toute la nuit et de quelques fenêtres dans des immeubles de rapport , glissa à côté de nous . Alors elle a sorti un revolver , continuai _je . Je pense qu' elle avait l' intention de s' en servir , mais elle s' est approchée trop près de moi et je lui ai fait une prise de tête . Pendant que nous étions en train de nous battre , quelqu’un est sorti de derrière un rideau vert et m' a assommé ; quand je suis revenu à moi le meurtre était accompli . Degarmo dit lentement : Vous n' avez rien vu de celui qui vous a assommé ? Non , j' ai senti ou j' ai à moitié deviné que c' était un homme , un grand type . Et j' ai trouvé ça sur le divan , mélangé avec les affaires de la femme . Je sortis l' écharpe jaune et verte de Kingsley et l' étalai sur son genou . J' ai vu Kingsley la porter au début de la soirée , lui dis _je . Degarmo la regarda à la lumière du tableau de bord . On ne peut pas oublier ça trop vite , dit _il . C' est un peu agressif et ça tape dans l' oeil . Kingsley , hein ? Eh bien ! mince . Qu' est _ce qui est arrivé après ? On a frappé à la porte . J' étais complètement sonné , pas très brillant et j' avais un peu la frousse . J' avais été aspergé de gin , on m' avait enlevé ma veste et mes chaussures , et peut_être bien que j' avais la gueule d' un gars capable de mettre une dame à poil et de l' étrangler . Aussi j' ai passé par la fenêtre de la salle de bains , je me suis nettoyé du mieux que j' ai pu . Vous connaissez le reste . Pourquoi n' êtes _vous pas resté couché là où vous êtes entré ? demanda Degarmo . À quoi ça m' aurait servi ? Même un flic de Bay City aurait fini par trouver le chemin par où je m' étais taillé . Ma seule chance c' était de partir avant qu' on la découvre . Et si je n' avais rencontré personne de connaissance , je pouvais très bien m' en sortir . Ce n' est pas mon avis , dit Degarmo . Mais je comprends pourquoi vous n' avez pas perdu de temps à essayer . À votre idée , quel est le mobile ? Pourquoi Kingsley l' a tuée , s' il l' a fait ? Ce n' est pas compliqué . Elle s' est foutue de lui , lui en a fait voir de toutes les couleurs , a compromis sa situation ; de plus , maintenant elle a tué un homme . En outre elle avait de l' argent , et Kingsley voulait épouser une autre femme . Ce qui a pu effrayer Kingsley , c' est qu' avec de l' argent , elle pouvait faire étouffer son affaire et lui rire au nez une fois tranquille . Si elle ne réussissait pas à étouffer l' affaire et si on la mettait en taule , il ne pouvait plus toucher à son argent . Il lui fallait donc divorcer pour se débarrasser d' elle . Ça fait un tas de raisons pour la tuer , tout ça . Il a aussi pu saisir une occasion de me faire jouer le rôle du bouc émissaire . Ça ne pouvait pas tenir , mais ça devait amener du retard et de la confusion . Si les assassins ne s' imaginaient pas toujours qu' ils peuvent s' en tirer , il y aurait bien peu d' assassinats . Degarmo dit : Tout de même , ça peut être quelqu’un d' autre , quelqu’un qui n' est pas du tout dans le coup . Même si Kingsley est venu la voir , ça peut être quelqu’un d' autre . Et quelqu’un d' autre a également pu tuer Lavery . Si vous préférez ça … Il tourna la tête . Je ne préfère rien du tout . Mais si je liquide l' affaire , je m' en tirerai avec une engueulade de la police . Si je la loupe , je peux faire mes paquets . Vous avez dit que j' étais idiot . D' accord , je le suis . Où habite Kingsley ? Une des choses que je sais faire , c' est faire parler les gens . 965 , Carson Drive à Beverley Hills . À peu près à cinq blocs d' ici ; vous tournez vers le nord , vers les collines . C' est à gauche , juste en dessous de Sunset . Je n' y ai jamais été , mais je sais comment sont marqués les numéros . Degarmo me tendit l' écharpe verte et jaune . Fourrez ça dans votre poche jusqu' à ce qu' on ait envie de la lui montrer . XXXV C' était une maison blanche à deux étages avec un toit sombre . Le clair de lune baignait ses murs comme une couche de peinture fraîche . La moitié inférieure des fenêtres de façade était garnie de grilles de fer forgé . Une pelouse courait jusqu' à la porte d' entrée qui s' ouvrait en pan coupé dans l' angle d' un mur en saillie . Toutes les fenêtres visibles étaient obscures . Degarmo sortit de la voiture , marcha le long du boulevard et regarda derrière lui , vers la rampe d' accès au garage . Il descendit la rampe et le coin de la maison le cacha . J' entendis le bruit d' une porte de garage qu' on remonte , puis le bruit sourd qu' elle fit en redescendant . Degarmo réapparut au coin de la maison , secoua la tête et traversa la pelouse jusqu' à la porte d' entrée . Il appuya son pouce sur la sonnette , tira une cigarette de sa poche avec l' autre main et la mit entre ses lèvres . Il s' écarta de la porte pour l' allumer et la flamme de l' allumette marqua son visage de rides profondes . Au bout d' un instant , de la lumière apparut derrière l' imposte , au_dessus de la porte . Le judas s' ouvrit . Je vis Degarmo montrer son insigne . Lentement et comme à regret la porte s' ouvrit . Il entra . Il y resta quatre ou cinq minutes . Des lumières s' allumèrent à différentes fenêtres , puis s' éteignirent . Il sortit de la maison . Tandis qu' il revenait à la voiture , la lumière s' éteignit derrière l' imposte et la maison redevint aussi sombre qu' à notre arrivée . Degarmo resta debout près de la voiture , fumant et regardant la route qui tournait un peu plus bas . Il y a une petite voiture au garage , mais la cuisinière m' a dit que c' était à elle . Pas trace de Kingsley . Ils m' ont dit qu' ils ne l' ont pas vu depuis ce matin . J' ai regardé dans toutes les chambres . Je pense qu' ils ont dit la vérité . Webber et le type qui relève les empreintes sont venus , tard dans l' après_midi ; il y a encore de la poudre à empreintes plein la chambre à coucher principale . Webber a dû faire relever les empreintes pour les comparer avec celles qu' on a trouvées dans la maison de Lavery . Il ne m' a pas dit ce qu' il a obtenu . Mais où peut _il bien être , Kingsley ? N' importe où , dis _je . Sur la route , dans un hôtel , ou au bain turc pour se détendre les nerfs . Mais on pourrait d’abord essayer sa petite amie . Son nom est Fromsett et elle habite Bryson Tower , Sunset Place . C' est dans le bas de la ville près de Bullock’s_Wilshire . Qu' est_ce_qu' elle fait ? me demanda Degarmo en reprenant le volant . Elle reçoit les gens dans la boite de Kingsley et les hommages de Kingsley en dehors des heures de travail . Mais ce n' est pas la petite poule de bureau , elle a du style et quelque chose dans le crâne . Cette fois _ci , elle va pouvoir se servir de tout ce qu' elle a , dit Degarmo . Il descendit sur Wilshire et de nouveau nous roulâmes vers l' est . Vingt_cinq minutes après nous arrivâmes à Bryson Tower . Un palais en stuc blanc , avec des lanternes ciselées dans la cour et de grands palmiers dattiers . L' entrée était en forme de L avec une arcade mauresque , des marches en marbre et un hall trop grand garni d' un tapis trop bleu . De grandes jarres bleues style Ali_Baba se dressaient çà et là , assez vastes pour y faire cuire des tigres . Il y avait un bureau et un veilleur de nuit muni d' une de ces moustaches qui se prennent sous vos ongles . Degarmo passa , raide , devant le bureau et se dirigea vers un ascenseur ouvert où un vieil homme fatigué , assis sur un tabouret , attendait les clients . Mais le gardien du bureau aboya derrière Degarmo comme un fox_terrier . Un moment , s' il vous plaît . À qui désireriez _vous parler ? Degarmo fit demi_tour et me regarda , étonné . Il a dit désireriez ? Oui , mais ne lui cassez pas la gueule , dis _je . C' est un mot qui existe . Degarmo se lécha les lèvres . Je savais qu' il existait , dit _il , mais je me suis souvent demandé où on le remisait . Écoute mon pote , dit _il au gardien , on veut monter au 716 . Ça te dérange ? Mais certainement , lui répondit froidement l' employé . Nous n' annonçons pas les gens à - il leva le bras pour regarder l' heure à une montre longue et étroite qu' il portait au poignet - à 4 h 23 du matin . C' est bien ce que je pensais , dit Degarmo . Aussi je ne voulais pas te déranger ; tu saisis ? Il tira son insigne de sa poche et le tint de telle façon que la lumière frappait l' émail bleu et or . Je suis lieutenant de police . L' employé haussa les épaules . Très bien . J' espère qu' il n' y aura pas de difficultés . Dans ces conditions , il vaut mieux que je vous annonce . Quels noms ? Lieutenant Degarmo et M Marlowe . Appartement 716 . Ça doit être Mlle Fromsett . Un moment . Il passa derrière une séparation de verre et nous l' entendîmes parler au téléphone . Après une longue attente , il revint et fit un signe de tête . Mlle Fromsett est là , dit _il . Elle va vous recevoir . C' est sans nul doute un grand soulagement pour moi , dit Degarmo . Ne te démanche pas pour appeler l' espion maison pour voir ce qui se passe . Je souffre d' une horrible incompatibilité d' humeur avec les espions maison . Le veilleur eut un petit sourire froid et nous montâmes dans l' ascenseur . Le septième étage était frais et tranquille . Le corridor semblait long d' un kilomètre . Enfin nous arrivâmes à une porte avec un 716 en numéros dorés dans un cercle de feuilles dorées . Il y avait un bouton d' ivoire à côté de la porte . Degarmo le pressa et un carillon retentit à l' intérieur . La porte s' ouvrit . Mlle Fromsett portait une robe de chambre de piqué bleu par_dessus son pyjama . Elle avait aux pieds des petites mules avec des pompons et des hauts talons . Ses cheveux étaient joliment flous , elle avait enlevé son cold_cream et s' était un peu maquillée . Nous la suivîmes dans une pièce plutôt étroite , avec de ravissants miroirs ovales et des fauteuils gris , d' époque , recouverts de damas bleu . Ça ne ressemblait pas du tout à des meubles de série . Elle s' assit sur une élégante causeuse et , s' appuyant au dossier , elle attendit paisiblement que quelqu’un dît quelque chose . Voici le lieutenant Degarmo , de la police de Bay City , dis _je . Nous cherchons Kingsley . Il n' est pas chez lui . Nous avons pensé que vous pourriez nous dire où le trouver . Elle répondit sans me regarder : Est _ce urgent ? Oui , il est arrivé quelque chose . Qu' est _il arrivé ? Degarmo lui dit brutalement : Tout ce que nous voulons , c' est savoir où est Kingsley , ma poupée . Nous n' avons pas le temps de vous raconter des histoires . La jeune fille le regarda avec une complète absence d' expression . Elle se retourna vers moi et dit : Je crois que vous feriez mieux de me le dire , M Marlowe . Je suis allé là_bas avec de l' argent . Je l' ai rencontrée comme convenu . Je suis allé dans son appartement pour lui parler . Là , un homme qui était caché derrière un rideau m' a assommé . Je n' ai pas vu l' homme . Quand je suis revenu à moi , on l' avait assassinée . Assassinée ? Oui . Elle ferma ses beaux yeux et les coins de sa jolie bouche s' abaissèrent . Puis elle se leva , avec un rapide frisson , et se dirigea vers une petite table à dessus de marbre aux pieds fins comme des aiguilles . Elle prit une cigarette dans une petite boîte d' argent repoussé , l' alluma , regardant fixement la table . Elle agita l' allumette de plus en plus lentement , puis la jeta encore allumée dans un cendrier . Elle se retourna et s' adossa à la table . Je suppose que je devrais hurler ou quelque chose comme ça , dit _elle . J' ai l' impression que ça ne me fait absolument aucun effet . Degarmo dit : Nous nous fichons éperdument de l' effet que ça peut vous faire . Ce que nous voulons savoir c' est où est Kingsley . Vous pouvez nous le dire ou ne pas nous le dire , mais dans les deux cas , laissez tomber les jeux de scène . Décidez _vous , c' est tout . Elle me demanda paisiblement : Le lieutenant est de la police de Bay City ? J' acquiesçai . Elle se tourna lentement vers lui , ravissante de dignité méprisante . Dans ce cas _là , dit _elle , il n' a pas plus le droit d' être ici que n' importe quel grand mufle avec un gros derrière . Degarmo la regarda férocement . Il ricana et traversa la pièce . Il s' enfonça dans un fauteuil bas et profond , étendit ses grandes jambes et me fit un petit signe . OK , cuisinez _la . Je pourrais obtenir tout ce que je voudrais des flics de Los_Angeles , mais le temps de leur expliquer ça , on serait mardi en quinze . Je dis : Mademoiselle Fromsett , si vous savez où il est , ou bien où il va , dites _le _nous , je vous en prie . Vous comprenez qu' il faut que nous le trouvions . Pourquoi ? me demanda _t _elle avec calme . Degarmo rejeta la tête en arrière et rit . Cette poupée est parfaite , dit _il . Peut_être elle croit qu' on ne devrait pas dire à M Kingsley que sa femme s' est fait descendre . Elle est encore beaucoup mieux que vous ne le croyez , lui dis _je . Son visage se calma et il se mordit le pouce . Il la détailla insolemment des pieds à la tête . Elle dit : Est _ce uniquement pour le lui dire ? Je sortis l' écharpe verte et jaune de ma poche , la secouai pour la déplier et la lui montrai . On a trouvé ça dans l' appartement où elle a été assassinée . Je pense que vous la connaissez . Elle regarda l' écharpe , puis moi , sans plus d' expression la première fois que la seconde . Elle dit : Il faudrait que j' aie bien confiance en vous , monsieur Marlowe . Après tout , vous n' avez pas été un détective tellement chic , en y réfléchissant bien . Je vous demande votre confiance et j' espère que vous me l' accorderez . Quant_à savoir à quel point j' ai été chic , vous ne vous en doutez pas le moins du monde . C' est impeccable , intervint Degarmo . Vous faites une chouette équipe tous les deux . Il vous manque juste des acrobates pour vous suivre . Mais pour le moment … Elle lui coupa la parole comme s' il n' existait pas . Comment a _t _elle été assassinée ? Elle a été étranglée , déshabillée et lacérée . Derry n' aurait jamais fait une chose pareille , me répondit _elle paisiblement . Degarmo fit du bruit avec ses lèvres . Personne ne peut savoir comment agiront les autres , ma poupée . Un flic sait ça très bien . Elle ne le regarda même pas . Sans élever la voix , elle me demanda : Vous voulez savoir où nous sommes allés lorsque nous vous avons quitté , s' il m' a ramenée chez moi , des choses comme ça ? Oui . Parce que s' il m' avait raccompagnée , il n' aurait pas eu le temps d' aller jusqu' à la plage pour la tuer . Est _ce ça ? C' est déjà très important . Il ne m' a pas ramenée chez moi , dit _elle lentement . J' ai pris un taxi , sur Hollywood Boulevard , pas plus de cinq minutes après être partie de chez vous . Je ne l' ai pas revu , je pensais qu' il était rentré chez lui . Degarmo dit : D' habitude , la poule essaie de fournir un meilleur alibi à son petit copain . Mais il y en a de toutes sortes , pas vrai ? Mlle Fromsett me dit : Il voulait me raccompagner , mais ce n' était pas du tout son chemin et nous étions tous les deux très fatigués . Je vous raconte ça parce_que je pense que ça n' a pas la moindre importance . Si je pensais que ça en ait une , je ne vous le dirais pas . Ainsi , il a eu le temps , dis _je . Elle secoua la tête . Je ne sais pas . J' ignore combien de temps il fallait . J' ignore comment il a pu savoir l' endroit . Pas par moi , ni par elle . Elle ne me l' a pas dit . Les yeux noirs étaient posés sur les miens , inquisiteurs , interrogateurs . Est _ce le genre de confiance que vous me demandiez ? Je repliai l' écharpe et la mis dans ma poche . Nous voulons savoir où il est maintenant . Je ne peux pas vous le dire , car je n' en ai aucune idée . Ses yeux avaient suivi l' écharpe jusqu' à ma poche . Vous dites qu' on vous a assommé , vous voulez dire que vous vous êtes évanoui ? Oui . Quelqu’un qui était caché derrière un rideau . On se laisse encore prendre à ça . Elle avait braqué un revolver sur moi et j' étais très occupé à le lui enlever . Il n' y a aucun doute , elle a tué Lavery . Degarmo se leva brusquement . Vous vous taillez un très joli rôle , mon vieux , mais ça ne vous mène nulle part . Ça suffit . Attendez une minute , je n' ai pas fini , dis _je . Supposons que Kingsley ait quelque chose en tête , Mlle Fromsett , quelque chose qui le tracasse profondément . C' est cet air _là qu' il avait ce soir . Supposons qu' il en sache sur cette histoire plus long que nous ne puissions nous en rendre compte , tout au moins moi , et qu' il ait compris qu' on arrivait à une impasse . Il a peut_être essayé alors de se rendre tranquillement là_bas et de tâcher de trouver ce qu' il devait faire . Ne pensez _vous pas ? Je m' arrêtai et attendis , guettant de côté l' impatience de Degarmo . Au bout d' un moment , la jeune fille dit d' une voix sans timbre : Il ne s' est ni enfui ni caché parce_qu' il n' avait rien qui puisse le faire fuir ou se cacher . Mais il a peut_être voulu prendre le temps de réfléchir à tout cela . Dans un drôle d' endroit ; dans un hôtel peut_être , lui répondis _je en pensant à l' histoire qu' on m' avait racontée à l' Hôtel Granada . Ou dans un endroit encore plus tranquille que ça . Je cherchai des yeux le téléphone . Il est dans la chambre à coucher , me dit Mlle Fromsett , comprenant aussitôt ce que je désirais . Je traversai la pièce et gagnai la porte . Degarmo était sur mes talons . La chambre à coucher était ivoire et cendre rose . Un grand lit sans rebord avec un seul oreiller où se voyait l' empreinte ronde d' une tête . Des objets de toilette brillaient sur une coiffeuse , sous des glaces encastrées dans le mur . Par une porte ouverte on voyait le carrelage de la salle de bains couleur de mûres . Le téléphone était sur une table de nuit , près du lit . Je m' assis sur le rebord du lit et tapotait l' endroit où Mlle Fromsett avait posé sa tête . Je décrochai le téléphone et demandai l' interurbain . Quand l' opérateur répandit , je demandai le constable Jim Patton à Puma Point , appel personnel et très urgent . Je raccrochai et allumai une cigarette . Degarmo me regardait d' en haut , debout , les jambes écartées , brutal , infatigable et prêt à être désagréable . Quoi encore ? grogna _t _il . Attendez et vous verrez . Qui est _ce qui s' occupe de cette histoire ? Votre question est une réponse . C' est moi . À moins que vous ne préfériez que ce soit la police de Los_Angeles . Il gratta une allumette sur l' ongle de son pouce , surveillant la flamme et essaya de l' éteindre d' une longue expiration qui ne fit que courber la flamme . Il la jeta et en prit une autre entre ses dents pour la mâcher . Le téléphone sonna un moment après . Tenez _vous prêt à prendre Puma Point . La voix endormie de Patton se fit entendre . Oui ? Ici Patton , de Puma Point . Ici Marlowe , de Los_Angeles . Vous vous rappelez … Bien sûr , fiston . Mais je ne suis qu' à moitié réveillé . Rendez _moi un service , dis _je . Quoique vous n' ayez aucune raison pour ça . Allez , ou envoyez quelqu’un à Little Fawn Lake pour voir si Kingsley est là . Ne vous laissez pas voir . Vous pouvez vérifier si sa voiture est devant le chalet ou voir des lumières . Et tâchez qu' il y reste . Appelez _moi aussi vite que vous pourrez . J' irai là_haut . Vous pouvez faire ça ? Je n' ai aucune raison de l' empêcher de s' en aller s' il en a envie , me dit Patton . J' aurai avec moi un officier de la police de Bay City qui veut l' interroger au sujet du meurtre . Pas le vôtre , un autre . Il y eut un silence caverneux le long du fil . Patton dit : Tu ne cherches pas à me jouer un tour , hein , fiston ? Non . Rappelez _moi à Tunbridge 2722 . Ça me prendra probablement pas loin d' une demi_heure , dit _il . Je raccrochai . Degarmo me regardait en ricanant . La poupée vous a fait un petit signe que je n' ai pas compris ? Je me levai du lit . Non . J' essaie de comprendre l' état d' esprit de Kingsley . Ce n' est pas un tueur à froid . Même s' il était complètement enragé , c' est fini maintenant . J' ai pensé qu' il avait dû chercher l' endroit le plus calme et le plus retiré qu' il connaisse , seulement pour se ressaisir . Dans quelques heures il se rendra probablement à la police . Il vaut mieux pour vous le trouver avant qu' il ait fait ça . À moins qu' il ne s' envoie une balle dans le crâne , dit froidement Degarmo . Les types comme lui sont très capables de faire ça . On ne peut pas l' en empêcher avant de l' avoir retrouvé . Évidemment . Nous retournâmes au salon . Mlle Fromsett passa sa tête par la porte de sa petite cuisine , dit qu' elle faisait du café et nous demanda si nous en voulions . Nous prîmes donc une tasse de café , assis en rond avec des figures aussi à l' aise que celles de gens qui accompagnent des amis à la gare . L' appel de Patton arriva vingt_cinq minutes plus tard . Il y avait de la lumière dans la maison de Kingsley et une voiture était garée sur le côté . XXXVI Nous prîmes notre petit déjeuner à Alhambra et je fis remplir le réservoir . Nous quittâmes l' autostrade 70 et commençâmes à dépasser des camions dans une campagne de fermes motorisées . Je conduisais . Degarmo était assis dans le coin , sombre , mains enfoncées dans ses poches . Les rangées droites et épaisses d' orangers filaient des deux côtés , comme des rayons de roues . J' écoutais le ronronnement des pneus sur le macadam . Je me sentais fatigué , usé par le manque de sommeil et les trop nombreuses émotions . Nous atteignîmes la longue montée de San Dimas qui mène jusqu' à une crête et redescend sur Pomona . C' est la limite des brouillards et le commencement d' une région à moitié désertique où le soleil est sec et léger comme du vieux porto , le matin , aussi chaud qu' un haut fourneau à midi et s' effondre comme un type en colère au crépuscule . Degarmo se planta une allumette au coin de la bouche et me dit presque railleusement : Webber m' a engueulé comme du poisson pourri , la nuit dernière . Il m' a dit qu' il vous avait parlé et de quoi il s' agissait . Je ne répondis rien . Il me regarda , puis regarda ailleurs . Il passa la main par la portière . Je ne vivrais pas dans ce putain de pays , même si on m' en faisait cadeau . L' air est desséché avant même que le soleil se lève . Nous serons à Ontario dans une minute . On va passer par Foothill Boulevard et vous allez voir les plus beaux grévilléas du monde pendant 10 kilomètres . Je n' en distinguerais pas un d' une pelle à feu , dit Degarmo . Nous arrivâmes au centre de la ville et prîmes au nord , vers Euclide , en suivant la merveilleuse avenue . Degarmo ricana à l' adresse des grévilléas . Il me dit au bout d' un moment : C' était ma femme qui s' est noyée là_haut . Depuis que je le sais , ça ne tourne plus rond . Je vois rouge . Si je pouvais mettre la main sur ce Chess . Vous avez fait assez de blagues , dis _je , en la laissant filer après le meurtre de la femme du docteur Almore . Je regardais droit devant moi , à travers le pare_brise . Je sentis qu' il tournait la tête et qu' il me regardait fixement . Je ne savais pas ce qu' il était en train de faire de ses mains . Je ne savais pas quelle expression avait son visage . Un long moment s' écoula , puis il se mit à parler . Les mots s' échappaient de ses dents serrées auxquelles ils se déchiraient légèrement : Vous êtes un peu cinglé , ou vous avez une case ? Non , dis _je , pas plus que vous . Vous savez , aussi bien qu' on peut savoir quelque chose , que Florence Almore ne s' est pas levée de son lit pour descendre au garage . Vous savez qu' on l' a portée . Vous savez que c' est pour ça que Talley a volé un de ses souliers , un soulier qui n' avait jamais servi pour marcher sur du béton rugueux . Vous n' ignorez pas qu' Almore avait piqué sa femme au bras chez Condy et que c' était juste une dose correcte et rien de trop . Il connaissait son affaire aussi bien que vous connaissez la vôtre pour boxer un clochard qui n' a ni argent ni endroit pour dormir . Vous savez qu' Almore n' a pas tué sa femme avec de la morphine et que , s' il avait voulu la tuer , c' est la dernière chose qu' il aurait employée . Mais vous savez que quelqu’un d' autre l' a fait , et que c' est Almore qui l' a transportée dans le garage , matériellement assez en vie pour respirer de l' oxyde de carbone , mais médicalement aussi morte que si elle avait cessé de respirer . Vous savez tout ça . Doucement , Degarmo me demanda : Mon vieux , comment vous êtes _vous arrangé pour vivre aussi longtemps ? Je répondis : En ne gobant pas toutes les blagues et en ne me laissant pas trop impressionner par les durs professionnels . Seul un idiot aurait fait ce qu' Almore a fait , seul un idiot et un type pris de panique et qui avait des trucs sur la conscience qu' il n' osait pas étaler au grand jour . Techniquement parlant , il était peut_être coupable de meurtre . Je ne crois pas que le point ait jamais été établi . Certainement , il aurait un mal terrible à prouver qu' elle était dans un état tel qu' il lui était impossible de s' en tirer . Mais la vraie coupable , pratiquement , vous savez que c' est cette fille . Degarmo se mit à rire . D' un rire râpeux et désagréable , non seulement sans gaieté , mais sans aucune signification . Nous atteignîmes Foothill Boulevard et tournâmes vers l' est à nouveau . Je trouvais qu' il faisait encore frais . Mais Degarmo transpirait . Il ne pouvait pas enlever sa veste à cause du revolver qui était sous son bras . Je dis : Cette fille , Mildred Haviland , couchait avec Almore et la femme d' Almore le savait . Elle l' avait menacé . Je tiens ça de ses parents . Cette fille , Mildred Haviland , s' y connaissait en morphine et savait la dose qu' il fallait employer . Elle était seule à la maison , avec Mme Almore , qu' on venait de coucher . C' était l' occasion parfaite de remplir une seringue de 4 à 5 centimètres cubes de cette morphine et de les injecter au même endroit où Almore l' avait fait un peu plus tôt . Elle mourrait , peut_être avant le retour du docteur , et il la trouverait morte en revenant . Alors le problème lui retomberait sur le dos . Il faudrait qu' il le résolve . Personne ne croirait que quelqu’un d' autre ait pu tuer sa femme d' une piqûre . Personne , à moins d' être au courant de tout ça . Vous , vous étiez au courant . Il aurait fallu que je vous croie vraiment beaucoup plus stupide que vous ne l' êtes , selon moi , pour m' imaginer que vous ne saviez rien . Vous avez protégé cette fille . Vous l' aimiez encore . Vous lui avez fait peur pour qu' elle quitte la ville , ses dangers et ses risques . Vous avez laissé filer cette criminelle . C' est à ce point _là qu' elle vous tenait . Pourquoi êtes _vous allé la chercher dans les montagnes ? Selon vous , comment ai _je su où la chercher ? me demanda _t _il rudement . Ça ne vous ennuierait pas de trouver une explication pour ça , pas ? Pas du tout . Elle en a eu assez de Bill Chess , de ses beuveries , de ses colères et de sa vie au ras du sol . Mais il lui fallait de l' argent pour filer . Elle a pensé qu' elle était en sécurité maintenant , qu' elle avait prise sur Almore , sans courir aucun danger . Elle lui a écrit pour lui demander de l' argent . Il vous a alors envoyé là_haut pour lui parler . Mais elle n' avait pas dit à Almore sous quel nom elle vivait et ne lui avait donné aucun détail sur sa nouvelle existence . Une lettre adressée à Mildred Haviland à Puma Point devait l' atteindre : il lui suffisait de la demander . Mais personne n' a écrit et personne n' a vu le rapport entre elle et Mildred Haviland . Tout ce que vous aviez , c' était une vieille photo et vos sales manières habituelles , et ça n' a abouti à rien avec ces gens _là . Degarmo dit d' une voix râpeuse : Qui vous a dit qu' elle avait essayé de soutirer du fric à Almore ? Personne . J' ai essayé de trouver ce qui collait le mieux avec tout ce qui est arrivé . Si Lavery ou Mme Kingsley avaient su qui était Muriel Chess et vous avaient tuyauté , vous auriez su où la trouver et vous auriez su son nom . Vous ne saviez rien de tout ça . Par conséquent , ça venait obligatoirement de la seule personne qui sache qui elle était réellement , c’est_à_dire elle_même . Donc j' ai supposé qu' elle avait écrit à Almore . Bon , dit _il enfin . Oublions tout ça . Ça n' a plus d' importance maintenant . Si je suis emmerdé , c' est mon affaire . Mais je referais la même chose si j' avais à la refaire . C' est parfait , dis _je . Je n' ai pas la moindre intention de faire coffrer qui que ce soit . Pas même vous . Je vous ai raconté tout ça surtout pour que vous n' essayiez pas de coller sur le dos de Kingsley un meurtre qu' il n' a pas commis . Et s' il en a commis un , allons _y comme ça . C' est pour ça que vous m' avez raconté ça ? demanda _t _il . Oui . Je croyais que c' était parce_que vous m' auriez étripé avec joie . Je me fous pas mal de vous , dis _je . Je ne pense plus à tout ça . Quand je déteste les gens , je les déteste drôlement , mais je ne les déteste pas très longtemps . Nous traversions une région de vignobles maintenant . Des vignes couleur de sable étagées sur les flancs des coteaux . Peu après nous arrivâmes à San_Bernardino que je dépassai sans m' y arrêter . XXXVII À Crestline , à 1_500 mètres , le soleil n' avait pas encore commencé à chauffer . Nous nous y arrêtâmes pour boire un demi . En remontant dans la voiture , Degarmo prit le revolver qui était sous son bras et l' examina . C' était un Smith et Wesson . 38 sur une monture de . C' était une arme redoutable , aussi puissante qu' un . 45 et d' une portée bien supérieure . Vous n' aurez pas besoin de ça , dis _je . Kingsley est grand et costaud , mais ce n' est pas une brute . Il remit le revolver sous son bras en grognant . Nous ne dîmes plus rien . Nous n' avions plus rien à nous dire . Nous roulions , en suivant des tournants , le long des précipices abrupts bordés de garde_fous peints en blanc et , de place en place , de petits murs de pierres sèches et de lourdes chaînes de fer . Nous montions parmi les grands chênes et atteignîmes cette altitude à partir de laquelle les chênes commencent à diminuer tandis_que les pins se font de plus en plus immenses . Enfin , nous arrivâmes au barrage , à l' extrémité de Puma Point . J' arrêtai la voiture . La sentinelle passa son fusil sur son épaule et s' approcha de la portière . Fermez toutes les glaces de la voiture avant de traverser le barrage , s' il vous plaît . Je me retournai pour fermer la glace arrière de mon côté . Degarmo ne bougeait pas . T' en fais pas , vieux . Je suis officier de police , dit _il avec son tact habituel . La sentinelle le regarda fixement et sans expression . Fermez toutes les glaces , s' il vous plaît , répéta _t _il sur le même ton . Tu nous casses les pieds , dit _il . Tu nous casses les pieds , soldat . C' est un ordre , dit la sentinelle . Ses mâchoires commencèrent à se crisper légèrement . Ses yeux gris stupides fixaient Degarmo . C' est un ordre et c' est pas moi qui l' ai écrit , M' sieur . Remontez les glaces . Suppose que je te donne l' ordre de te flanquer dans le lac , ricana Degarmo . La sentinelle dit : Je le ferais peut_être … je me laisse facilement impressionner . Il tapota la culasse de son fusil d' une main tannée . Degarmo se retourna et ferma la glace de son côté . Nous traversâmes le barrage . Il y avait une sentinelle au milieu , une à l' autre extrémité . La première avait dû leur faire une espèce de signal . Ils nous regardèrent passer , en nous surveillant d' un air pas très amical . Nous passâmes à travers des roches de granit et des prairies d' herbe sèche où paissaient des vaches . Les pantalons excentriques , les shorts ultra_courts et les écharpes bariolées étaient les mêmes qu' hier , la même brise légère , le soleil doré , le ciel bleu , la même odeur de pins , la même douceur fraîche de l' été en montagne . Mais hier , c' était il y a cent ans , c' était cristallisé dans le temps comme une mouche dans l' ambre . Je pris la route de Little Fawn Lake , contournai les énormes roches et dépassai la petite cascade murmurante . La grille de la propriété de Kingsley était ouverte . La voiture de Patton y était arrêtée , rangée en direction du lac , qu' on ne pouvait pas apercevoir d' ici . Il n' y avait personne dedans . Il y avait toujours la même pancarte sur le pare_brise : Gardez Jim Patton comme constable . Il est trop vieux pour travailler . À côté et tourné en sens inverse il y avait un vieux coupé délabré . À l' intérieur , un chapeau de chasseur de lions . J' arrêtai la voiture derrière celle de Patton , la fermai et sortis . Andy sortit du coupé et resta debout , nous regardant , immobile . Je dis : Voilà le lieutenant Degarmo de la police de Bay City . Andy me dit : Jim est par là . Il vous attend . Il n' a pas encore déjeuné . Nous suivîmes à pied la route , tandis_qu' Andy regrimpait dans son coupé . Plus loin la route descendait vers le petit lac bleu . La maison de Kingsley , de l' autre côté , semblait sans vie . Voilà le lac , dis _je . Degarmo le regarda , silencieux . Il haussa lourdement les épaules . Allons chercher ce salaud , dit _il simplement . Nous continuâmes . Patton sortit de derrière un rocher . Il portait le même stetson , le même pantalon kaki et la chemise kaki boutonnée jusqu' au cou . La pointe de l' étoile agrafée à gauche de sa poitrine était toujours tordue . Ses mâchoires mâchonnaient lentement à vide . Ravi de vous revoir , dit _il . Il regardait Degarmo . Il tendit la main et serra la patte rude de Degarmo . La dernière fois que je vous ai vu , Lieutenant , vous portiez un autre nom , une espèce d' incognito que vous disiez , je pense . Je pense que je ne vous ai pas bien reçu . Je vous fais toutes mes excuses . Je pense que j' ai su tout le temps qui c' était sur cette photo que vous aviez . Degarmo secoua la tête sans répondre . P' t' être que si j' avais pas fait l' andouille et si j' avais joué franc_jeu , on aurait évité des tas d' ennuis , dit Patton . Peut_être même qu' on aurait évité une mort . Je m' sens quasiment mal à l' aise à propos de ça , mais quand même , je suis pas trop le genre de type à se sentir mal à l' aise trop longtemps . Si on s' asseyait une minute et si vous me racontiez ce qu' on est censé faire maintenant ? Degarmo dit : La femme de Kingsley a été assassinée la nuit dernière à Bay City . Il faut que je lui parle de ça . Vous voulez dire que vous le soupçonnez ? Et comment ! grogna Degarmo . Patton se frotta le cou et regarda le lac . On ne l' a pas encore vu du tout dehors . J' suppose qu' il est encore couché . Ce matin , très tôt , j' ai rôdé autour du chalet . Y avait une radio qui marchait . Et on entendait du bruit comme un type qui s' occupe avec une bouteille et des verres . Je me suis garé . Il fallait ? On va y aller maintenant . Vous avez un revolver , Lieutenant ? Degarmo tapa sous son bras gauche . Patton me regarda . Je secouai la tête . Pas de revolver . Kingsley en a p' t' être un , nous dit Patton . J' ai p' t' être pas tellement envie qu' on se bagarre à coups de revolver ici , Lieutenant . Ça serait pas tellement fameux pour moi . C' est pas beaucoup le genre par ici . Vous m' avez l' air d' un gaillard qui serait pas tellement long à sortir son pétard . Je suis aussi rapide qu' il faut , si c' est ça que vous voulez savoir , dit Degarmo . Mais je veux surtout que ce type parle . Patton regarda Degarmo , me regarda , le regarda à nouveau et , de côté , envoya par terre un fleuve de jus de tabac . Je n' en ai pas encore entendu assez pour aller même le voir , dit _il avec entêtement . Nous nous assîmes par terre et je lui racontai l' histoire . Il écouta silencieusement , sans sourciller . À la fin il me dit : J' ai l' impression que tu as une drôle de façon de travailler pour les gens . Personnellement , je pense que vous deux , vous êtes mal renseignés . On va y aller voir . J' y monte le premier , au cas où vous sauriez ce que vous dites , où Kingsley aurait un revolver et où il serait un petit peu désespéré . J' ai un gros ventre . Ça fait une belle cible . Nous nous relevâmes . Nous commençâmes à faire le tour du lac par le chemin le plus long . En arrivant au ponton je demandai à Patton : A _t _on fait l' autopsie , shérif ? Patton acquiesça . Elle s' est noyée et c' est tout . Ils disent qu' ils sont sûrs que c' est comme ça qu' elle est morte . Elle n' avait ni coups de couteau , ni balles de revolver , ni fracture du crâne , ni rien . Il y a bien des marques sur son corps , mais bien trop pour que ça veuille dire quelque chose . Et puis c' est pas un corps très réjouissant à tripoter . Degarmo devint blanc de rage . Je crois que je n' aurais pas dû dire ça , lieutenant , ajouta Patton doucement . C' est dur à avaler . D' autant que vous connaissiez bien la dame . Degarmo répliqua : Laissez courir et faisons ce que nous avons à faire . Nous arrivâmes au chalet de Kingsley . Nous montâmes les marches grossières . Patton alla tranquillement jusqu' à la porte . Il essaya le volet , puis la porte . Ni l’un ni l' autre n' étaient fermés . Patton tourna le bouton de la porte en laissant la porte fermée et Degarmo ouvrit tout grand le volet . Patton ouvrit la porte et nous entrâmes . Kingsley était allongé dans un fauteuil profond , près du feu éteint , les yeux fermés . Il y avait un verre presque vide sur une table , à côté de lui . La pièce sentait le whisky . Un plat , à côté de la bouteille , était rempli de mégots . Deux paquets de cigarettes vides , roulés en boule , y étaient également . Toutes les fenêtres de la pièce étaient fermées . L' atmosphère était déjà brûlante et confinée . Kingsley portait un chandail . Son visage était rouge et gonflé . Il ronflait et ses mains pendaient de chaque côté du fauteuil , ses doigts touchaient par terre . Patton s' avança jusqu' à quelques pas de lui . Il le regarda longuement et silencieusement avant de parler . Monsieur Kingsley , dit _il alors d' une voix tranquille , nous voudrions vous parler un peu . XXXIX Kingsley sursauta . Il ouvrit les yeux et nous regarda sans remuer la tête . Il regarda Patton et enfin moi . Ses yeux étaient lourds , mais la lumière les aiguisa . Il s' assit lentement et frotta sa figure avec ses deux mains . J' étais endormi , dit _il . Je me suis endormi il y a deux heures , saoul comme un cochon , j' ai l' impression . En tout cas , beaucoup trop saoul pour mon goût . Il laissa retomber ses mains . Patton dit : Voici le lieutenant Degarmo de la police de Bay City . Il veut vous parler . Kingsley lança un bref coup d' oeil à Degarmo et son regard revint se fixer sur moi . Sa voix , lorsqu' il parla , était celle d' un homme à_jeun , calme , mais fatigué à mort . Alors vous les avez laissés la prendre ? me dit _il . J' aurais bien voulu , dis _je , mais je ne l' ai pas fait . Kingsley réfléchit en regardant Degarmo . Patton avait laissé la porte ouverte . Il alla soulever les jalousies et ouvrir la fenêtre de devant . Puis il revint s' asseoir et croisa ses mains sur son ventre . Degarmo regarda sévèrement Kingsley . Votre femme est morte , Kingsley , dit _il brutalement , si vous ne le savez pas encore . Kingsley le fixa et s' humecta les lèvres . Il prend ça bien , dit Degarmo . Montrez _lui l' écharpe . Je pris l' écharpe verte et jaune et la déployai . Degarmo la montra du doigt . C' t' à vous ? Kingsley acquiesça et s' humecta les lèvres de nouveau . Pas soigneux de laisser ça derrière vous , dit Degarmo . Il respirait un peu fort . Ses narines s' étaient pincées et des rides profondes se creusaient de ses narines aux coins de sa bouche . Kingsley dit très tranquillement : Je l' ai laissée derrière moi , où ça ? Il avait à peine regardé l' écharpe , et moi pas du tout . Au Granada . Appartement 716 , Huitième Rue , Bay City . Ça vous apprend quelque chose ? Kingsley , à ce moment , leva très lentement les yeux et me regarda . C' est là qu' elle était ? souffla _t _il . J' acquiesçai . Oui . Elle ne voulait pas que je l' accompagne . Mais je ne lui aurais pas donné l' argent sans lui avoir parlé . Elle a reconnu avoir tué Lavery . Elle a sorti un revolver pour me faire subir le même traitement . Mais quelqu’un est sorti de derrière un rideau , m' a assommé sans que je pusse voir qui c' était . Quand j' ai retrouvé mes esprits , elle était morte . Je lui racontai également comment on l' avait tuée , ce qu' on lui avait fait et ce qu' on m' avait fait à moi . Il m' écouta sans qu' un muscle de son visage bougeât . Quand j' eus fini de parler , il fit un geste vague en direction de l' écharpe . Qu' est_ce_que ça a à voir avec le meurtre ? Le lieutenant considère cette écharpe comme la preuve que vous étiez l' homme caché dans l' appartement . Kingsley soupesa cette observation . Il ne parut pas frappé par cet enchaînement de conséquences . Il s' appuya contre son fauteuil et posa sa tête sur le dossier . Continuez , dit _il . Je suppose que vous savez de quoi vous parlez . Et moi , en tout cas , je n' y comprends rien du tout . Très bien , dit Degarmo , faites le crétin . Voyons ce que ça donne . Commencez par nous dire ce que vous avez fait la nuit dernière après avoir reconduit votre poule chez elle . Kingsley lui répondit d' un ton égal : Vous voulez parler de Mlle Fromsett ? Je ne l' ai pas raccompagnée . Elle a pris un taxi . Et moi j' avais l' intention de rentrer chez moi , mais je ne l' ai pas fait . J' ai préféré venir ici . J' ai pensé que le voyage , l' air de la nuit et le calme pourraient m' aider à me remettre d' aplomb . Sans blague ! … railla Degarmo . Puis _je vous demander de quoi vous vouliez vous remettre ? De tous les ennuis que j' ai eus . Merde alors ! dit Degarmo ; étrangler votre femme et lui déchirer la peau du ventre ; ça ne doit pas vous ennuyer à ce point _là , non . Fiston , lui dit Patton , il ne faut pas dire des trucs comme ça . Vous n' avez d' ailleurs fourni aucune preuve à l' appui de ce que vous dites . Non , dit Degarmo en se tournant vers lui ; et alors cette écharpe ? Qu' est_ce_que c' est ? Hein , gros père ? C' est pas une preuve ? Vous n' avez rien prouvé du tout , d' après ce que j' en ai pu entendre , lui dit Patton . Et puis je ne suis pas un gros père , je suis juste un peu rembourré . Degarmo se détourna de lui , dégoûté . Il pointa un doigt vers Kingsley . Je suppose que vous n' avez pas mis les pieds à Bay City , naturellement ? Non . Pourquoi l' aurais _je fait ? Marlowe s' occupait de tout ça . Et je me demande pourquoi vous faites une histoire de cette écharpe . C' est Marlowe qui la portait . Degarmo resta sec , vert de rage . Il se retourna très lentement vers moi et me fusilla de son regard inexpressif et sauvage . Je ne comprends plus , dit _il . Sans blague , je ne comprends plus . Ça voudrait peut_être dire que quelqu’un se paie ma tête , hein ? quelqu’un dans votre genre ? Je dis : Tout ce que je vous ai dit de cette écharpe , c' est qu' elle était dans l' appartement et que j' avais vu Kingsley la porter au début de la soirée . C' est tout ce que vous me demandiez ; j' aurais pu ajouter que , plus tard , je l' avais prise moi_même pour permettre à la femme de me reconnaître plus facilement . Degarmo s' éloigna de Kingsley et alla s' appuyer contre le mur , de l' autre côté de la cheminée . Il prit sa lèvre inférieure entre le pouce et l' index de sa main gauche . Sa main droite pendait à côté de lui , les doigts légèrement crispés . Je dis : Je vous ai dit que tout ce que j' avais vu de Mme Kingsley , c' était une photo . Il fallait bien que l’un de nous puisse reconnaître l' autre . L' écharpe a paru assez caractéristique . En fait j' avais déjà vu cette femme une fois . Je l' ignorais en allant la voir et je ne l' ai pas reconnue tout de suite . C' était Mme Fallbrook , dis _je à Kingsley en me tournant vers lui . Je croyais que Mme Fallbrook était la propriétaire de la maison ? répondit _il lentement . C' est ce qu' elle m' a dit à ce moment _là et ce que j' ai cru . Pourquoi ne l' aurais _je pas fait ? Degarmo fit du bruit avec sa gorge . Ses yeux semblaient un peu égarés . Je lui racontai l' histoire de Mme Fallbrook , de son chapeau rouge , de ses façons précieuses , du revolver vide qu' elle tenait et de la manière dont elle me l' avait donné . Quand je m' arrêtai , il me demanda très prudemment : Je ne vous ai pas entendu raconter un mot de tout ça à Webber . Je ne le lui ai pas dit . Je ne voulais pas que l' on sache que j' étais venu dans cette maison trois heures plus tôt et que j' en avais parlé à Kingsley avant d' avertir la police . Voilà qui va vous faire apprécier d' elle encore un peu plus , dit Degarmo avec un froid sourire . Mince , quel con j' ai été . Combien payez _vous ce type pour vous servir de couverture , Kingsley ? Le tarif habituel , plus 500 dollars s' il peut prouver que ma femme n' a pas tué Lavery , dit Kingsley d' un ton absent . Dommage qu' il ne puisse pas les gagner , railla Degarmo . Ne faites pas l' oeuf , dis _je . Je les ai déjà gagnés . Il y eut un silence dans la pièce . Un de ces silences tendus qui semblent prêts à éclater dans un bruit de foudre . Mais rien ne se passa . Le silence demeura , lourd et palpable comme un mur . Kingsley s' agita dans son fauteuil et , au bout d' un long moment , hocha la tête . Personne ne sait ça mieux que vous , Degarmo , dis _je . La figure de Patton était aussi expressive qu' une souche . Il surveillait tranquillement Degarmo . Il ne regardait pas Kingsley . Degarmo fixait un point entre mes deux yeux , mais pas comme il aurait fixé quelque chose de réel dans cette pièce . Non , plutôt comme s' il regardait très loin , par exemple une montagne au_delà d' une vallée . Après un nouveau silence qui parut infini , Degarmo dit tranquillement : Pourquoi le saurais _je ? Je ne sais rien de la femme de Kingsley . Autant que je sache , je l' ai vue pour la première fois la nuit dernière . Il ferma à demi les yeux et me guetta . Il savait parfaitement ce que j' allais dire . Je le dis quand même . Et vous ne l' avez même pas vue la nuit dernière parce_qu' elle est morte depuis un mois . Parce qu' elle avait été noyée dans Little Fawn Lake . Parce que la femme dont vous avez vu le cadavre au Granada était Mildred Haviland , c’est_à_dire Muriel Chess . Et puisque Mme Kingsley était morte depuis un mois quand on a tué Lavery , il s' ensuit que ce n' est pas Mme Kingsley qui l' a tué . Les poings de Kingsley se crispèrent sur les bras de son fauteuil , mais il ne dit rien , pas un mot . XL Il y eut un autre lourd silence que Patton coupa en me demandant de sa voix lente et bien articulée : C' est plutôt une drôle d' affirmation , hein ? Tu crois que Bill Chess n' aurait pas reconnu sa propre femme ? Je dis : Après un mois dans l' eau ? Avec les bijoux et les vêtements de sa femme ? Avec des cheveux blonds comme ceux de sa femme et un visage à peine reconnaissable ? Pourquoi aurait _il eu le moindre doute ? Elle avait laissé un mot qui pouvait très bien être une lettre de suicidée . Elle était partie . Ils s' étaient querellés . Ses vêtements et sa voiture avaient disparu . Pendant un mois , il n' a pas eu de nouvelles . Il n' avait aucune idée de l' endroit où elle était . Et voilà qu' un cadavre remonte à la surface du lac avec les vêtements de Muriel . Une femme blonde , à peu près de la taille de sa femme . Naturellement , il y avait quelques différences , on les aurait trouvées si on avait eu le moindre soupçon d' une substitution . Mais il n' y avait pas de raison de soupçonner une chose pareille . Crystal Kingsley était vivante , elle était partie avec Lavery . Elle avait laissé sa voiture à San_Bernardino . Elle avait envoyé un télégramme à son mari , d' El_Paso . Tout était en règle pour elle , en ce qui concernait Bill Chess . Il n' a pas pensé à elle une minute . Mme Kingsley n' était pas dans le coup . Aucune raison . Patton dit : J' aurais dû y penser moi_même . Mais si je l' avais fait , j' aurais rejeté cette idée aussi vite qu' elle me serait venue . C' était trop quasiment une idée tordue . À première vue , oui , dis _je . Mais seulement à première vue . Supposez que le corps ne soit pas remonté à la surface avant un an , qu' il ne soit pas remonté du tout à moins qu' on ne drague le lac pour ça ; Muriel Chess était partie , et personne n' allait passer longtemps à la chercher . Peut_être même que nous n' en aurions jamais entendu parler . C' était différent pour Mme Kingsley . Elle avait de l' argent , des relations et un mari inquiet . On devait la rechercher et en fait on l' a fait . Mais pas tout de suite , à moins que quelque chose ne se passe et qu' on n' ait des soupçons . Il aurait pu se passer des mois avant qu' on découvre quelque chose . Le lac pouvait être dragué , mais si , en recherchant sa trace , on s' était figuré qu' elle avait réellement quitté le chalet pour descendre à San_Bernardino et prendre le train vers l' est , alors le lac aurait parfaitement pu ne jamais être dragué . Et même s' il l' avait été , si on avait retrouvé le cadavre , il y avait plus d' une chance qu' on ne puisse jamais l' identifier . Bill Chess a été arrêté pour le meurtre de sa femme . À mon avis on l' aurait même jugé coupable et ça n' aurait pas été plus loin en ce qui concerne le cadavre du lac . Crystal Kingsley , seule , manquait encore et ce mystère serait resté sans solution . Probablement on aurait pensé qu' il lui était arrivé quelque chose et qu' elle n' était plus en vie . Mais personne n' aurait su ni où , ni comment c' était arrivé . Et sans Lavery , nous ne parlerions même pas de ça maintenant . Lavery était la clef de toute l' histoire . Il était au Prescott Hotel à San_Bernardino la nuit où Crystal Kingsley était supposée avoir quitté cet endroit _ci . Il a rencontré une femme qui avait la voiture de Crystal Kingsley et qui portait ses vêtements . Naturellement il savait qui c' était . Mais il n' était pas forcé de savoir que quelque chose ne tournait pas rond . Ni de savoir qu' elle portait les vêtements de Crystal Kingsley , ou qu' elle avait mis la voiture de Crystal Kingsley au garage . Tout ce qu' il pouvait savoir c' est qu' il avait rencontré Muriel Chess . Muriel s' est chargée du reste . Je m' arrêtai et attendis que quelqu’un parlât . Personne ne le fit . Patton restait sans bouger sur sa chaise , ses mains grasses et dépourvues de poil confortablement croisées sur son ventre . Kingsley était étendu dans son fauteuil , les yeux mi_clos , et restait immobile . Degarmo était appuyé au mur , près de la cheminée , raide , pâle et froid . Un grand type sévère dont les pensées restaient impénétrables . Je continuai mon récit . Si Muriel Chess avait pris la place de Crystal Kingsley , c' est qu' elle l' avait tuée . C' est élémentaire . Regardons ça de plus près . Nous savons qui elle était et quel genre de femme c' était . Elle avait déjà tué avant d' épouser Bill Chess . Elle avait été l' infirmière du docteur Almore et sa maîtresse , et elle avait tué la femme d' Almore si proprement que le docteur était obligé de lui servir de paravent pour ça . Elle avait déjà été mariée à un officier de police de Bay City , un type qui a été assez poire pour lui servir de paravent . C' est comme ça qu' elle faisait marcher les hommes . Elle les aurait fait sauter à travers des cerceaux . Je ne l' ai pas connue assez pour comprendre pourquoi , mais tout le prouve . Ce qu' elle a été capable de faire avec Lavery le prouve . Donc elle tue les gens qui se mettent en travers de son chemin , et la femme de Kingsley s' y est mise . Je n' avais pas l' intention de parler de ça , mais ça n' a plus d' importance maintenant . Crystal Kingsley faisait aussi un peu sauter les hommes à travers des cerceaux . Elle y a fait sauter Bill , mais la femme de Bill Chess n' était pas une fille à avaler la pilule avec le sourire . De plus , elle s' ennuyait mortellement ici - ça se comprend - et elle voulait s' en aller . Mais il lui fallait de l' argent . Elle avait essayé d' en soutirer à Almore , et ceci fit que Degarmo vint la chercher . Elle fut un peu effrayée . Degarmo est un genre de gaillard dont on ne peut jamais être tout à fait sûr , hein , Degarmo ? Degarmo remua un pied sur le sol . Le trou que tu creuses va se refermer sur toi , mon vieux , dit _il . Raconte ta petite histoire pendant que tu le peux encore . Mildred Haviland n' était pas positivement forcée de prendre la voiture , les vêtements et les pièces d' identité de Crystal Kingsley mais tout cela l' aidait . L' argent qu' elle avait sur elle a dû l' aider pas mal et Kingsley dit que sa femme avait toujours beaucoup d' argent sur elle . Elle devait avoir aussi des bijoux qu' on pouvait revendre , le cas échéant . Tout ça rendait ce crime aussi utile qu' agréable . Ceci pour les mobiles ; passons aux moyens et à l' occasion utilisés . L' occasion naît exactement au bon moment . Elle se dispute avec Bill Chess et celui_ci s' en va noyer son chagrin dans l' alcool . Elle connaît bien son bonhomme et sait à quel point il peut être saoul et combien de temps il va rester absent . Elle a besoin de temps . Le temps était essentiel . Il fallait qu' elle fût sûre d' en avoir , sinon tout s' écroulait . Il fallait qu' elle fît ses bagages , les mît dans la voiture et emmenât le tout à Coon Lake pour le cacher là_bas puisqu' elle était supposée s' en aller . Il fallait revenir au chalet , tuer Crystal Kingsley , l' habiller avec ses propres vêtements et la jeter dans le lac . Tout cela prenait du temps . Quant_au meurtre lui_même , j' imagine qu' elle l' a saoulée ou l' a assommée , puis l' a noyée dans la baignoire . Simple et logique . Elle était infirmière et elle savait manipuler les corps . Elle nageait fort bien ( Bill Chess l' a dit ) et un cadavre s' enfonce . Il lui suffisait de le guider vers un endroit profond . Il n' y a , là_dedans , rien au_dessus des forces d' une femme qui sait nager . Après ça , elle s' habille avec les vêtements de Crystal Kingsley , emporte des effets de Crystal Kingsley , prend sa voiture et s' en va . C' est à San_Bernardino qu' elle tombe sur le premier os : Lavery . Lavery la connaissait sous le nom de Muriel Chess . Il n' y a pas de raisons de supposer qu' il la connût autrement . Il avait dû la voir ici et il était sans doute sur le point de remonter ici quand il l' a rencontrée . Elle n' avait pas envie qu' il montât . Il n' aurait trouvé qu' un chalet fermé , mais il aurait pu parler à Bill Chess , et à aucun prix , selon son plan , il ne fallait que Bill Chess sût qu' elle avait quitté Little Fawn Lake pour de bon . En effet , quand on trouverait le cadavre , si on le trouvait , il reconnaîtrait sa femme . Aussi elle accroche immédiatement Lavery , ce qui ne devait pas être difficile . S' il y a quelque chose que nous sachions avec certitude , c' est que Lavery ne pouvait pas s' empêcher de toucher à toutes les filles qu' il voyait . Plus il y en avait , mieux ça valait . C' était une proie facile pour une belle fille comme Mildred Haviland . Elle coucha donc avec lui et l' emmena avec elle . Elle l' emmena à El_Paso et là , elle envoya un télégramme à son insu . Finalement elle revint avec lui à Bay City . Elle ne put sans doute pas faire autrement . Il voulait rentrer chez lui , mais elle ne pouvait guère le laisser s' éloigner . Lavery était un danger pour elle . Lui seul pouvait détruire tous les indices prouvant le départ de Crystal Kingsley . Quand les recherches commencèrent réellement , elles s' orientèrent forcément vers Lavery . Dès ce moment , la vie de Lavery ne valait pas un liard . Ses premières dénégations pouvaient ne pas être crues , et c' est ce qui se produisit , mais quand il commença à raconter l' histoire , on devait le croire parce_qu' on pouvait contrôler . Donc , les recherches ont commencé , et immédiatement Lavery a été tué la nuit même qui a suivi ma première conversation avec lui . Tout ça , ça va bien jusqu' ici , sauf le retour de cette femme le matin suivant . Ça c' est une des choses que font les meurtriers , semble _t _il . Elle m' a dit que Lavery lui avait pris tout son argent , mais je ne la crois pas . Je crois plutôt qu' elle a pensé que Lavery cachait de l' argent quelque part ou qu' il valait mieux faire ce travail _là de sang_froid et s' assurer que tout était en ordre et se présentait favorablement . Peut_être même est _ce tout simplement , comme elle me l' a dit , pour rentrer le lait et le journal . Tout est possible . Elle est donc revenue , je l' ai trouvée et elle m' a joué une comédie si extraordinaire que j' en suis resté les deux pieds dans la bouche . Mais qui l' a tuée , fiston ? me demanda Patton . J' ai idée que ton candidat n' est pas Kingsley . Je regardai Kingsley et lui dis : Vous ne lui avez pas parlé au téléphone ? Et Mlle Fromsett a _t _elle cru parler à votre femme ? Kingsley secoua la tête . J' en doute . Ça aurait été rudement difficile de la tromper là_dessus . Tout ce qu' elle m' a dit , c' est qu' elle paraissait très changée et adoucie . Je n' ai pas eu de soupçons . Je n' en avais aucun avant de monter ici . Cette nuit , quand je suis entré dans le chalet , j' ai senti que quelque chose clochait . Tout était trop propre , trop net , trop bien rangé . Crystal ne laissait jamais les choses comme ça . Il aurait dû y avoir des vêtements plein la chambre , des mégots plein la maison , des bouteilles et des verres plein la cuisine . Il aurait dû y avoir des assiettes sales , des fourmis et des mouches . J' ai pensé que la femme de Bill était venue ranger . Puis je me suis rappelé que , ce jour _là , elle ne pouvait pas l' avoir fait : elle s' était disputée avec Bill , elle avait été assassinée ou s' était suicidée . J' ai pensé à tout cela assez confusément , mais je ne prétends pas avoir abouti à quoi que ce soit . Patton se leva de sa chaise et alla jusqu' au porche . Il revint en s' essuyant les lèvres avec son mouchoir brun . Il s' assit à nouveau commodément , reportant son poids sur la hanche gauche à cause du gros étui à revolver qu' il avait de l' autre côté . Il regarda pensivement Degarmo . Celui_ci était debout contre le mur , droit et rigide , un homme de pierre . Sa main droite pendait toujours à son côté , les doigts légèrement crispés . Patton dit : Je crois qu' on ne m' a pas encore dit qui a tué Muriel . Est_ce_que ça fait partie du spectacle ou est_ce_qu' il faut encore travailler un peu ? Je dis : C' est quelqu’un qui croyait qu' elle méritait d' être tuée , quelqu’un qui l' aimait et la haïssait , quelqu’un qui était trop flic pour la laisser s' enfuir après un autre meurtre , mais cependant pas assez flic pour l' arrêter et lui laisser raconter toute l' histoire . Quelqu’un comme Degarmo . XLI Degarmo se redressa , souriant froidement . Sa main droite fit un mouvement brusque et précis et il tenait un revolver . Il le laissa nonchalamment pointé vers le sol devant lui . Il me parla sans me regarder . Je ne crois pas que vous ayez un revolver , dit _il . Patton a le sien , mais je ne pense pas qu' il puisse le sortir assez vite pour faire quoi que ce soit . Peut_être vous reste _t _il une petite preuve de votre affirmation ? Ou serait _ce trop vous importuner ? Une petite preuve , dis _je . Pas grand_chose , mais ça s' étoffera . La personne cachée derrière le rideau vert de l' Hôtel Granada est restée une demi_heure absolument silencieuse . Comme seul un flic sur le qui_vive peut le faire . Cette personne avait une matraque . Cette personne savait que j' avais été frappé derrière la tête sans avoir regardé ma tête . Rappelez _vous , vous l' avez dit à Shorty ! Cette personne savait que la morte avait également reçu un coup de matraque , bien que ce ne fût pas apparent et qu' elle n' eût pas le temps d' examiner le corps assez attentivement pour le savoir à ce moment _là . Cette personne l' a déshabillée et l' a lacérée à coups d' ongle avec la haine sadique qu' un homme comme vous pouvait ressentir à l' égard d' une femme qui avait fait de sa vie un petit enfer bien conditionné . Cette personne a du sang et des fragments de peau sous les ongles , encore maintenant , bien suffisamment pour donner du travail à un chimiste . Je parie que vous ne laisseriez pas Patton regarder sous les ongles de votre main droite , Degarmo . Degarmo releva son revolver et sourit . Un grand sourire mort . Et comment ai _je pu la trouver ? demanda _t _il . Almore l' a vue sortir de la maison de Lavery ou y entrer . C' est ça qui l' a rendu si nerveux et c' est pourquoi il vous a appelé quand il m' a vu rôder par là . Comment vous l' avez suivie jusqu' à son appartement , je ne sais pas exactement . Mais je ne vois aucune difficulté à ça . Vous avez pu vous cacher dans la maison d' Almore et la suivre ou suivre Lavery . Travail banal pour un flic . Degarmo acquiesça et resta silencieux un moment , réfléchissant . Sa figure était dure , mais la lueur de ses yeux métalliques était presque amusée . La pièce était brûlante et lourde d' une catastrophe qui ne pouvait plus être évitée . Degarmo semblait moins sensible que nous à cette impression . Je vais m' en aller , dit _il enfin , peut_être pas très loin , mais sans qu' un fichu flic me pose le grappin dessus . Pas d' objections ? Ça ne se peut pas , fiston , dit Patton . Vous savez que je dois vous arrêter . Il n' y a pas de preuve de tout ça , mais je ne peux pas vous laisser partir . Vous avez un gros bide , Patton , et je suis bon tireur . Comment espérez _vous m' arrêter ? J' essaie de me le représenter , dit Patton tout en se grattant la tête et en repoussant son chapeau en arrière . Mais je n' arrive pas à grand_chose . J' ai pas envie d' avoir des trous dans le ventre . Mais je ne peux pas me ridiculiser sur mon propre district non plus . Laissez _le filer , dis _je . Il ne peut pas sortir de ces montagnes . C' est pour ça que je l' ai amené ici . Tranquillement , Patton me dit : Quelqu’un peut être blessé en essayant de le prendre , ça ne serait pas juste . Et si quelqu’un doit l' être , ce doit être moi . Degarmo se moqua . Vous êtes un bon gars , Patton . Regardez , je mets mon revolver sous mon bras et on va repartir à zéro . Je suis assez fort pour ça aussi . Il remit son revolver sous son bras et resta debout , les mains pendantes , le menton un peu avancé , surveillant Patton . Celui_ci mâchonnait doucement , ses yeux pâles fixés sur ceux , brûlants , de Degarmo . Je suis assis , dit _il geignard , et je ne suis pas aussi rapide que vous de toute façon . C' est juste que j' ai pas envie d' avoir l' air d' un froussard . Il me regarda tristement . Pourquoi diable l' as _tu amené ici ? C' est pas du tout mon boulot . Maintenant regarde dans quels emmerdements tu me mets ! Sa voix semblait blessée , troublée et faible . Degarmo rejeta la tête en arrière et se mit à rire . Tandis qu' il riait sa main droite jaillit vers son revolver . Je ne vis pas Patton faire le plus petit mouvement . La pièce vibra sous le tonnerre de son vieux Colt . Le bras de Degarmo fut violemment rejeté de côté et le lourd Smith et Wesson arraché à sa main se fracassa sur le mur et tomba sur le plancher . Degarmo secoua sa main droite engourdie et la regarda , frappé de stupeur . Patton se leva lentement . Lentement il alla jusqu' au revolver qu' il envoya , d' un coup de pied , sous un fauteuil . Il regarda tristement Degarmo . Celui_ci léchait un peu de sang qui coulait sur sa main . Tu m' as donné une occasion . Tu n' aurais jamais dû me donner une occasion . Je tire au pistolet depuis plus longtemps que tu n' es sur terre , fiston . Degarmo acquiesça , se redressa et marcha vers la porte . Ne fais pas ça , lui dit Patton . Degarmo atteignit la porte et la poussa . Il se retourna vers Patton . Maintenant , son visage était très pâle . Je m' en vais d' ici . Il n' y a qu' une façon de m' arrêter . Au revoir , gros père . Patton ne bougea pas d' une ligne . Degarmo sourit . Ses pieds retentirent lourdement sur le porche , puis sur les marches . J' allai jusqu' à la fenêtre et regardai . Patton n' avait pas encore bougé . Degarmo descendit l' escalier et s' engagea sur la digue . Il traverse la digue , dis _je à Patton . Andy a _t _il un revolver ? Je ne crois pas qu' il s' en servirait , s' il en avait un , dit Patton tranquillement . Il n' a littéralement pas la moindre raison de lui tirer dessus . Eh bien , merde ! dis _je . Patton soupira : Il n' aurait pas dû me donner une occasion comme ça , dit _il . Il m' avait , sans ça . Faut bien que je lui rende ça . C' est un peu mesquin , au fond . Ça lui portera pas tellement bonheur . C' est un tueur , dis _je . C' est pas ce genre de tueur . Tu as fermé ta voiture ? Je fis signe que oui . Andy arrive de l' autre côté de la digue , dit Patton tristement . Eh bien , merde ! répétai _je . Je regardai Kingsley . Il avait la tête entre les mains et fixait le plancher . Je revins à la fenêtre . Degarmo était hors de vue maintenant . Andy était à moitié chemin de la digue . Il s' approchait lentement , regardant de temps en temps par_dessus son épaule . On entendit au loin le bruit d' une voiture qui démarrait . Andy regarda le chalet , puis se retourna et se mit à courir le long de la digue . Le bruit du moteur s' évanouit . Lorsqu' il fut complètement éteint , Patton se tourna vers moi . Eh bien ! dit _il , je crois que la meilleure chose à faire c' est de retourner au bureau et de téléphoner un peu . Kingsley se leva brusquement et alla dans la cuisine . Il revint avec une bouteille de whisky . Il s' en versa un plein verre qu' il but debout . Il salua le verre vide de la main et , à pas lourds , il sortit de la pièce . J' entendis les ressorts d' un lit grincer . Patton et moi sortîmes tranquillement du chalet . XLII Patton venait juste de finir ses appels téléphoniques pour faire barrer les routes lorsqu' un sergent du service de garde du barrage de Puma Lake nous appela . Nous prîmes la voiture de Patton . Andy nous conduisit à toute allure en suivant la route du lac , puis à travers le village et contourna le lac jusqu' au grand barrage qui le fermait . On nous fit signe de traverser le barrage jusqu' à l' endroit où le sergent nous attendait avec sa Jeep devant la baraque du PC Le sergent leva la main , sa Jeep partit et nous le suivîmes sur quelques centaines de mètres le long de la route . Quelques soldats , debout au bord du canyon , regardaient en bas . Plusieurs voitures étaient arrêtées là et un attroupement s' était formé autour des soldats . Le sergent sortit de la Jeep , Patton , Andy et moi de la voiture officielle et nous le suivîmes . Le type ne s' est pas arrêté à la sentinelle , nous raconta le sergent . Il y avait de l' amertume dans sa voix . Il a foutrement failli la flanquer en l' air . La sentinelle qui était au milieu a dû filer aussi vite qu' elle a pu pour l' éviter . La dernière a eu assez d' avance . Elle a crié au type de s' arrêter . Il a continué . Le sergent , tout en mâchant son chewing_gum , regarda en bas , vers le précipice . En pareil cas , nous avons l' ordre de tirer , dit _il . La sentinelle a tiré . Il nous montra la brèche du petit mur qui bordait le ravin . C' est par là qu' il est tombé . Trente mètres plus bas , au fond du précipice , un petit cabriolet était écrasé contre un énorme bloc de granit . **** *Cn_Sommeil Il était presque retourné , un peu incliné . Trois hommes étaient en bas . Ils avaient déplacé la voiture assez pour en retirer quelque chose . Tout ce qui restait d' un homme . I Il était à peu près onze heures du matin , on arrivait à la mi_octobre et , sous le soleil voilé , l' horizon limpide des collines semblait prêt à accueillir une averse carabinée . Je portais mon complet bleu clair , une chemise bleu foncé , une cravate et une pochette assorties , des souliers noirs et des chaussettes de laine noire à baguettes bleu foncé . J' étais correct , propre , rasé , à_jeun et je m' en souciais comme d' une guigne . J' étais , des pieds à la tête , le détective privé bien habillé . J' avais rendez_vous avec quatre millions de dollars . L' entrée principale de la demeure des Sternwood avait deux étages de haut . Au_dessus des portes , de taille à laisser passer un troupeau d' éléphants hindous , un grand panneau de verre gravé représentait un chevalier en armure sombre , délivrant une dame attachée à un arbre et qui n' était revêtue que de ses longs cheveux ingénieusement disposés . Le chevalier avait rejeté la visière de son casque en arrière pour se donner un air plus sociable , et il tripotait les noeuds des ficelles qui retenaient la dame à l' arbre , sans arriver à rien . Je le considérai et je me dis que si j' habitais la maison , tôt ou tard , il faudrait que je grimpe l' aider … il n' avait pas l' air de s' y mettre sérieusement . J' avisai des portes_fenêtres au fond du hall , au_delà desquelles un large tapis d' herbe émeraude s' étendait jusqu' à un garage blanc devant lequel un jeune chauffeur mince et brun , qui portait des leggins noirs luisants , briquait une Packard décapotable marron . Derrière le garage , quelques arbres ornementaux bichonnés comme des caniches . Derrière les arbres , une grande serre surmontée d' un dôme . Des arbres encore et , derrière le tout , l' horizon stable et solide des collines inégales . Côté est , dans le hall , un escalier aérien carrelé s' élevait jusqu' à une galerie à balustrade de fer forgé ornée d' une seconde pièce montée en verre gravé . De grands fauteuils raides garnis de coussins bombés de peluche rouge s' appuyaient contre le mur dans les espaces disponibles . On songeait , en les voyant , que personne ne devait jamais s' y asseoir . Au milieu du mur ouest , il y avait une grande cheminée vide dotée d' un écran de cuivre formé de quatre panneaux articulés . Le manteau de marbre était orné d' amours . Au_dessus du manteau , un grand portrait à l' huile et , au_dessus du portrait , troués de balles ou mangés aux mites , deux fanions de cavalerie croisés dans un cadre de verre . Le portrait était un machin bien raide , représentant un officier en grande tenue de l' époque de la guerre du Mexique ou à peu près . L' officier portait une impériale noire bien propre , des moustaches noires , des yeux d' un noir de charbon , brûlants , et l' allure générale du monsieur avec qui il vaut mieux être d' accord . Je pensai que c' était probablement le grand_père du général Sternwood . Ça aurait difficilement pu être le général lui_même , quoique j' aie entendu dire qu' il était rudement vieux pour avoir deux filles âgées d' une vingtaine d' années . Je regardais toujours les yeux noirs et brûlants , lorsqu' une porte s' ouvrit plus loin , sous les marches . Ce n' était pas le larbin qui revenait . C' était une fille . Elle avait dans les vingt ans . Elle était mince et délicatement fabriquée , mais elle paraissait apte à tenir le coup . Elle portait des slacks bleu pâle et ça lui allait bien . Elle marchait comme si elle flottait . Ses cheveux flous faisaient une légère vague noisette coupée beaucoup plus court que la mode actuelle des coiffures de page et des rouleaux . Ses yeux gris ardoise posés sur moi étaient à peu près dépourvus d' expression . Elle s' approcha de moi , sa bouche sourit … Elle avait de petites dents aiguës de bête de proie , blanches comme l' intérieur d' une écorce d' orange fraîche , et luisantes comme de la porcelaine . Elles brillaient entre ses lèvres minces et trop serrées . Son teint manquait de rose et elle n' avait pas l' air très saine . Vous êtes grand , non ? dit _elle . Je ne l' ai pas fait exprès . Ses yeux s' arrondirent . Elle était déconcertée . Elle réfléchissait . On se connaissait depuis bien peu de temps , mais je m' aperçus immédiatement que la réflexion ne devait pas être son fort . Beau garçon , en plus , dit _elle . Et je parie que vous le savez . Je grognai . Comment vous appelez _vous ? Reilly , dis _je , Nichachien Reilly . C' est un drôle de nom . Elle se mordit la lèvre , tourna un peu la tête et me regarda du coin de l' oeil . Et puis elle abaissa ses cils sur ses joues , et les releva lentement comme un rideau de scène . Elle devait , par la suite , m' habituer à ce truc . C' était destiné en principe à me renverser sur le dos , les quatre pattes en l' air . Vous êtes champion de boxe ? demanda _t _elle en voyant que je ne réagissais pas dans ce sens . Pas exactement , dis _je . Je suis un flic . Un … un … Elle secoua la tête avec irritation et le riche éclat de ses cheveux accrocha la faible lumière du hall . Vous vous moquez de moi . Mmm … Quoi ? Ça va , dis _je . Vous avez entendu . Vous n' avez rien dit . Vous n' êtes qu' un grand mufle . Elle leva son pouce et le mordit . C' était un drôle de pouce , mince et étroit ; on aurait dit un index supplémentaire , maigre et fuselé , et doté d' une première phalange toute raide . Elle le mordit , le suça lentement , le tourna dans sa bouche comme un gosse fait d' une sucette . Vous êtes terriblement grand , dit _elle . Puis elle gloussa , pleine d' une joie intime . Elle tourna lentement , très souplement , sans bouger les pieds . Ses mains retombèrent mollement à ses côtés . Elle s' inclina vers moi sur ses talons . Elle tomba dans mes bras à la renverse . Il fallait la retenir ou elle allait se fracturer le crâne sur le carrelage . Je l' attrapai sous les bras et elle me fit immédiatement le coup des jambes en caoutchouc . Il me fallut la serrer contre moi pour l' empêcher de choir . Quand sa tête toucha ma poitrine , elle la tourna vers moi et gloussa : Vous êtes chou , dit _elle . Moi aussi , je suis chou . Je ne dis rien . Naturellement , le larbin choisit cet instant adéquat pour réapparaître par la porte_fenêtre et il la vit dans mes bras . Ça ne parut pas le gêner du tout . C' était un grand type mince à cheveux blancs , soixante ans , peut_être un peu plus , peut_être un peu moins . Il avait des yeux bleus au regard aussi lointain que possible . Sa peau était lisse et fraîche et il se mouvait comme un homme en bonne forme . Il traversa lentement le parquet dans notre direction , et la fille s' écarta brusquement de moi . Elle fonça jusqu' à l' escalier et l' escalada comme une biche . Elle disparut avant que j' aie eu le temps de faire ouf . Le larbin m' annonça d' une voix sans timbre : Le général vous attend , monsieur Marlowe . Je remontai discrètement ma mâchoire inférieure qui s' endormait sur ma poitrine et j' acquiesçai . Qui était _ce ? Miss Carmen Sternwood , monsieur . Vous devriez la sevrer . Elle doit avoir l' âge . Il me regarda d' un air grave et poli et répéta son invitation . II Nous franchîmes la porte_fenêtre et prîmes un sentier lisse dallé de rouge qui longeait la pelouse et la séparait du garage . Le chauffeur aux allures de gamin venait de sortir une grosse conduite intérieure noire et chromée et l' époussetait . Le sentier nous amena le long de la serre , et le larbin , m' ouvrant une porte , s' effaça pour me laisser entrer . Elle donnait dans une sorte de vestibule , à peine moins chaud qu' une étuve . Il entra derrière moi , ferma la porte extérieure , ouvrit une porte intérieure et nous passâmes . Là , il faisait réellement chaud . L' air était épais , humide , plein de vapeur et imprégné de l' odeur écoeurante des orchidées tropicales en pleine floraison . Les murs et le toit de verre étaient couverts d' une épaisse buée et de grosses gouttes d' eau éclaboussaient les plantes . Le jour était d' un vert irréel , comme la lumière transparente d' un aquarium . Les plantes remplissaient tout . Une forêt de plantes aux vilaines feuilles charnues et aux tiges comme des doigts de mort frais lavés . Leur odeur était aussi pénétrante que celle de l' alcool qu' on fait bouillir sous une couverture . Le larbin s' évertua à me guider en m' évitant les gifles des feuilles ruisselantes et , au bout d' un moment , nous parvînmes , au milieu de la jungle , à une clairière surmontée d' un dôme de verre . Là , sur des carreaux hexagonaux , on avait posé un vieux tapis turc rouge ; sur le tapis turc il y avait un fauteuil roulant ; dans le fauteuil roulant , un vieux type , visiblement en train d' agoniser , nous guettait de ses yeux noirs dont tout le feu était éteint depuis longtemps , mais qui conservaient l' acuité et la couleur charbon des yeux du portrait suspendu au_dessus de la cheminée du hall . Le reste de son visage n' était qu' un masque de plomb , les lèvres privées de sang , le nez mince , les tempes concaves et les oreilles décollées , indices du néant proche . Son corps , long et étroit , était enveloppé - par cette chaleur - dans une couverture de voyage et une vieille robe de chambre rouge . Ses mains fines aux longues griffes rouges se croisaient négligemment sur la couverture . Quelques boucles sèches de cheveux blancs s' accrochaient à son crâne , comme des fleurs sauvages qui luttent pour la vie sur un rocher nu . Le larbin s' immobilisa devant lui et dit : Voici M Marlowe , Général . Le vieil homme ne bougea ni ne parla ; pas même un signe de tête . Il me regarda d' un oeil sans vie . Le larbin me poussa sur les mollets une chaise d' osier humide et je m' assis . Il rafla mon chapeau d' un geste preste . Alors le vieil homme tira sa voix du fond d' un puits et dit : Cognac , Norris . Comment prenez _vous votre cognac , monsieur ? De toutes les façons , dis _je . Le larbin s' éloigna parmi les abominables plantes . Le général parla encore , lentement ; il ménageait ses forces avec autant de soins qu' une danseuse au chômage sa dernière paire de bas . Je prenais le mien au champagne . Champagne glacé comme l' Alaska , réchauffé d' un tiers de cognac . Vous pouvez retirer votre veste , monsieur . Il fait trop chaud ici pour un homme qui a du sang dans les veines . Je me levai , me dépouillai de ma veste et sortis un mouchoir pour m' essuyer la figure , le cou et les poignets . Ça enfonçait Saint_Louis au mois d' août . Je me rassis , voulus machinalement sortir une cigarette , mais j' interrompis mon geste . Le vieux type saisit l' intention et sourit faiblement . Vous pouvez fumer , monsieur . J' aime l' odeur du tabac . J' allumai la cigarette et soufflai vers lui une longue bouffée qu' il flaira comme un fox_terrier un trou de rat . Le même faible sourire étira les coins de sa bouche plongée dans l' ombre . C' est du propre quand un homme doit compter sur les autres pour satisfaire ses vices , dit _il durement . Vous avez devant vous le morne survivant d' une existence plutôt fastueuse , un infirme paralysé des deux jambes et ne possédant que la moitié de son ventre . Il n' y a que fort peu de choses que je puisse manger et mon sommeil est si semblable à la veille qu' il ne mérite pas son nom . Je vis surtout de chaleur , comme une araignée nouvelle _née , et les orchidées sont un prétexte . Aimez _vous les orchidées ? Pas particulièrement , dis _je . Le général ferma les yeux à demi . Ce sont de vilaines choses . Leur chair ressemble trop à la chair des hommes , et leur parfum a le charme corrompu d' une prostituée . Je le regardais bouche bée . Douce et humide , la chaleur nous enveloppait comme un drap mortuaire . Le vieil homme branlait du chef comme si son cou s' effrayait de la lourdeur de sa tête . Alors le larbin , se frayant un chemin à travers la jungle à l' aide d' une table roulante , me prépara une fine à l' eau , enveloppa le seau à glace d' une serviette humide et se retira silencieusement parmi les orchidées . Une porte s' ouvrit et se referma derrière la jungle . Je sirotais mon verre . Le vieux type se léchait et se pourléchait les babines en me regardant ; il passait alternativement une lèvre sur l' autre , d' un air absorbé et funèbre , comme un croque_mort qui se lave les mains . Parlez _moi de vous , monsieur Marlowe . Je suppose que j' ai le droit de vous demander ça ? Bien sûr , mais il y a peu de chose à raconter . J' ai trente_trois ans ; je suis allé au collège jadis et je peux encore parler correctement si c' est nécessaire . On n' en a pas beaucoup besoin dans ma partie . J' ai travaillé pour Wilde , le procureur général du district , comme enquêteur , autrefois . Son enquêteur principal , un type du nom de Bernie Ohls , m' a fait appeler pour me dire que vous vouliez me voir . Je ne suis pas marié parce_que je n' aime pas les femmes de flics . Et légèrement cynique , dit le vieil homme souriant . Ça ne vous plaisait pas de travailler pour Wilde ? J' ai été flanqué à la porte . Pour refus d' obéissance . Je collectionne les refus d' obéissance , général . Ce fut toujours ma caractéristique , monsieur . J' ai plaisir à l' entendre . Que savez _vous de ma famille ? J' ai entendu dire que vous étiez veuf et père de deux jeunes filles , toutes deux belles et toutes deux dures à tenir . L’une d' elles s' est mariée trois fois , la dernière fois avec un ex_bootlegger connu sur le marché sous le nom de Rusty Regan . C' est tout ce que je sais , général . Rien ne vous a frappé ? Rien de bizarre ? L' épisode Rusty Regan , peut_être . Mais j' ai moi_même toujours sympathisé avec les bootleggers . Il eut son sourire faible et parcimonieux . Il semble que ce soit aussi mon cas . J' aime énormément Rusty . Un grand Irlandais , de Clonmel , à la tête bouclée , avec des yeux tristes et un sourire aussi large que Wilshire Boulevard . Quand j' ai fait sa connaissance , j' ai pensé ce que vous devez penser vous_même , que c' était un aventurier qui avait eu la veine de faire une fin . Vous deviez l' apprécier , dis _je . Vous parlez sa langue . Il fourra ses mains fines et exsangues sous le bord de la couverture . J' éteignis le mégot de ma cigarette et liquidai mon verre . Pour moi , ça a été le souffle même de la vie … tant qu' il est resté . Il passait des heures avec moi , suant comme un porc , buvant du cognac par litres et me racontant des histoires de la révolution irlandaise . Il avait été officier dans l' I_R_A Il n' était même pas en règle avec la loi pour habiter les États_Unis . C' était un mariage ridicule , naturellement , et en tant que mariage , ça n' a probablement pas duré un mois . Je vous raconte les secrets de la famille , monsieur Marlowe . Ça restera des secrets , dis _je . Que lui est _il arrivé ? Le vieil homme me regarda ; son visage s' était fermé . Il est parti il y a un mois . Brusquement , sans un mot à personne . Sans me dire au revoir , à moi . Ça m' a fait de la peine , mais il avait été élevé à la dure . Il va me donner de ses nouvelles un de ces jours . Par ailleurs , on recommence à me faire chanter . Je dis : On recommence ? Ses mains surgirent de sous la couverture ; elles tenaient une enveloppe marron . Je n' aurais pas donné cher de la peau de celui qui aurait essayé de me faire chanter tant que Rusty était là . Quelques mois avant qu' il arrive … c’est_à_dire … il y a à peu près neuf ou dix mois , j' ai donné à un certain Joe Brody cinq mille dollars pour qu' il fiche la paix à Carmen , ma fille cadette . Ah ! … dis _je . Il haussa ses minces sourcils blancs : Ce qui signifie ? Rien , dis _je . Il continuait à m' observer en fronçant légèrement les sourcils . Il reprit : Prenez cette enveloppe et examinez _la . Et le cognac est à votre disposition . Je pris l' enveloppe posée sur ses genoux et me rassis . Je m' essuyai les mains et la retournai . Elle était adressée au Général Guy Sternwood , 3765 Alta Brea Crescent , West Hollywood , Californie . L' adresse était à l' encre , tracée en capitales inclinées comme en emploient les ingénieurs . L' enveloppe était fendue . Je l' ouvris et en tirai une carte marron et trois bandes de papier rigide . La carte était un mince bristol toilé marron et portait en lettres d' or : Mr . Arthur Gwynn Geiger . Pas d' adresse . En tout petits caractères , en bas et à gauche , on lisait : Livres rares , Éditions de luxe . Je retournai la carte . Le dos portait ces mots , de la même écriture que l' enveloppe : Cher monsieur , malgré l' inexigibilité légale des pièces jointes , qui , pour être sincère , sont des dettes de jeu , j' ai pensé que vous préféreriez les honorer . Respectueusement à vous , A G . Geiger . J' examinai les bandes de papier blanc rigide . C' étaient des reconnaissances de dettes rédigées à l' encre et qui portaient des dates remontant au mois passé , septembre . Je reconnais devoir à Arthur Geiger la somme de mille dollars payable sur sa demande sans intérêts . Carmen Sternwood . Les formules étaient remplies à la main d' une écriture instable et désordonnée ; on y remarquait des tas d' arabesques épaisses et des petits ronds en guise de points . Je me préparai une autre fine et reposai les papiers . Vos conclusions ? demanda le général . Rien encore . Qui est cet Arthur Gwynn Geiger ? Je n' en ai pas la moindre idée . Qu' en dit Carmen ? Je ne lui ai posé aucune question . Et je n' en ai pas l' intention . Si je le fais , elle se mettra à sucer son pouce en prenant son air de ne pas y toucher . J' ai fait sa connaissance dans le hall , dis _je . Elle m' a fait le coup aussi . Et puis elle a essayé de s' asseoir sur mes genoux . Rien ne bougea sur son visage . Ses mains croisées reposaient tranquillement sur le bord de la couverture . Et la chaleur , dans laquelle je mijotais comme un vrai pot_au_feu , ne semblait même pas le réchauffer . Dois _je rester poli ? demandai _je . Ou puis _je simplement me montrer naturel ? Je n' ai pas remarqué que vous souffriez d' aucune inhibition , monsieur Marlowe . Vos deux filles ont _elles l' habitude d' être ensemble ? Je crois que non . J' ai l' impression qu' elles vont à leur perte , séparément , par des routes légèrement divergentes . Vivian est gâtée , exigeante , intelligente et parfaitement impitoyable . Carmen est une enfant qui aime arracher les ailes aux mouches . Ni l’une ni l' autre n' ont plus de sens moral qu' une chatte . Ni moi non plus . Aucun Sternwood n' en a jamais eu . Continuez . Elles ont reçu une bonne éducation , je suppose . Elles savent ce qu' elles font . Vivian a fréquenté les bonnes écoles du genre snob et l' Université . Carmen a fait une douzaine d' écoles , de plus en plus libérales , et elle a abouti au point d' où elle est partie . Je suppose qu' elles ont eu , toutes deux , et qu' elles ont encore tous les vices habituels . Si je vous semble un peu sinistre comme père , monsieur Marlowe , c' est parce_que le lien qui me rattache à la vie est si frêle que je peux me permettre d' éviter l' hypocrisie victorienne . Il reposa sa tête en arrière et ferma les yeux , puis les rouvrit tout à coup . Je n' ai pas besoin d' ajouter que l' homme qui a la faiblesse de devenir père pour la première fois à l' âge de cinquante_quatre ans n' a que ce qu' il mérite . Je bus une gorgée et approuvai d' un signe de tête . Sur son cou maigre et gris , le sang battait visiblement , et cependant si lentement qu' il ne semblait pas avoir de pouls . Un vieux type aux trois quarts mort , et pourtant persuadé qu' il pouvait tenir le coup . Vos conclusions ? lança _t _il soudain . Je paierais . Pourquoi ? Il s' agit de choisir : un peu d' argent ou des tas d' embêtements . Il doit y avoir quelque chose derrière tout ça . Mais on ne risque pas de vous briser le coeur si ça ne vous est pas encore arrivé . Et il faudrait que les crapules s' y mettent à plusieurs et qu' elles y passent un bon bout de temps pour que vous puissiez remarquer qu' on vous a volé . J' ai de l' orgueil , monsieur , dit _il froidement . Il y a des gens qui comptent là_dessus . C' est le meilleur moyen de les coincer . Ça ou la police . Geiger peut parfaitement se faire payer ses reconnaissances , à moins que vous ne puissiez prouver que ce sont des faux . Au lieu de ça , il vous en fait cadeau , et admet que ce sont des dettes de jeu , ce qui vous procure un moyen de défense , même s' il les garde . Si c' est une crapule , il connaît son boulot , et si c' est un type honnête , un petit peu usurier à ses moments perdus , il a droit à son argent . Qui était ce Joe Brody à qui vous avez payé cinq mille dollars ? Une espèce de joueur . Je m' en souviens à peine . Norris le savait , mon valet de chambre . Vos filles ont _elles de l' argent à elles , général ? Vivian , oui , mais pas énormément . Carmen est encore mineure , aux termes du testament de sa mère . Je leur sers à toutes deux de confortables mensualités . Je peux vous débarrasser de Geiger , général , dis _je , si c' est là ce que vous voulez . Quel qu' il soit et quels que soient ses atouts . Naturellement , ça vous coûtera un peu d' argent , en dehors de ce que vous me donnerez . Et naturellement , ça ne vous mènera à rien . Ça ne sert jamais à rien de les arroser . Vous êtes déjà inscrit sur leurs listes de noms intéressants . Je vois . Il haussa ses larges épaules pointues sous sa robe de chambre fanée . Il y a à peine une minute , vous me disiez de payer . Maintenant , vous m' annoncez que ça ne mène à rien . Je veux dire que c' est à la fois moins cher et plus facile de vous laisser pressurer un peu . C' est tout . J' ai peur d' être un homme plutôt impatient , monsieur Marlowe . Quels sont vos prix ? C' est vingt_cinq dollars par jour et mes frais , quand j' ai de la chance . Je vois . Ça me paraît un prix raisonnable , s' il s' agit d' extirper une tumeur maligne . Opération extrêmement délicate . Vous vous en doutez , je l' espère . Faites en sorte que le choc opératoire soit aussi léger que possible . Il risque d' y avoir plusieurs interventions chirurgicales . Je finis mon deuxième verre et m' essuyai les lèvres et le visage . La chaleur ne me semblait pas moins forte après le cognac . Le général cligna des yeux dans ma direction et tira sur le bord de sa couverture . Puis _je régler l' affaire avec ce type , s' il me fait l' impression d' être à peu près régulier ? Oui . L' affaire est maintenant entre vos mains . Je ne fais jamais les choses à moitié . Je vais vous en débarrasser , dis _je . Il aura l' impression qu' un pont lui est tombé sur le crâne . J' en suis persuadé . Et maintenant , je vous demanderai de m' excuser . Je suis fatigué . Il tendit la main et toucha la sonnette aménagée sur le bras du fauteuil . Le fil s' enfonçait dans un câble noir qui se déroulait au long des grosses caisses vert foncé où s' épanouissaient les orchidées . Il ferma les yeux , les rouvrit , eut un regard fixe et brillant et reposa sa tête en arrière sur les coussins . Ses paupières retombèrent et il ne m' accorda plus la moindre attention . Je me levai , pris mon veston sur le dossier humide du fauteuil d' osier , m' éloignai parmi les orchidées , ouvris les deux portes et me retrouvai dehors ; je respirai un peu d' oxygène dans l' air vivifiant d' octobre . Le chauffeur occupé devant le garage était parti . Le valet de chambre s' avançait à pas légers et silencieux , le long du sentier rouge , le dos aussi raide qu' une planche à repasser . J' enfilai mon veston et le regardai venir . Il s' arrêta à deux pas de moi et me dit gravement : Mme Regan désirerait vous voir avant que vous ne partiez , monsieur . Quant_à la question d' argent , le général m' a donné des ordres pour que je vous fasse un chèque à votre convenance . Des ordres ? Comment s' y est _il pris ? Il eut l' air surpris puis il sourit : Ah , je vois , monsieur . Bien sûr , vous êtes détective . Ses ordres , c' était le coup de sonnette . Vous faites ses chèques ? J' ai ce privilège . Ça devrait pouvoir vous éviter de finir dans la fosse commune . Pas d' argent pour le moment , merci . À quel sujet Mme Regan veut _elle me voir ? Ses yeux bleus me jetèrent un regard calme et assuré . Elle se fait une idée erronée de l' objet de votre visite , monsieur . Qui lui a dit quelque chose de ma visite ? Ses fenêtres donnent sur la serre . Elle nous a vus y entrer . J' ai été obligé de lui dire qui vous étiez . Je n' aime pas ça , dis _je . Ses yeux bleus se glacèrent : Essaieriez _vous de m' apprendre mes devoirs , monsieur ? Non . Mais je m' amuse comme un petit fou à essayer de comprendre en quoi ils consistent . Pendant un instant , nous nous regardâmes fixement . Ses yeux bleus lancèrent un éclair , puis il tourna les talons . III Cette pièce était trop grande , le plafond trop haut , les portes aussi , et le tapis blanc qui couvrait le parquet d' un mur à l' autre ressemblait à une couche de neige fraîchement tombée sur les bords du lac Arrowhead . Il y avait un peu partout des longs miroirs où l' on se voyait en entier et des tas de trucs en cristal . Le mobilier ivoire était orné de chrome , et d' immenses tentures ivoire retombaient sur le tapis blanc , à un mètre des fenêtres . Le blanc rendait l' ivoire sale par contraste et l' ivoire rendait le blanc cadavérique . Les fenêtres s' ouvraient sur la ligne des collines qui s' assombrissaient . Il allait bientôt pleuvoir . L' air était déjà lourd . Je me piquai au bord d' un fauteuil doux et profond et regardai Mme Regan . Elle en valait la peine . Elle n' avait pas l' air de tout repos . Étendue sur une chaise longue de style moderne , elle avait enlevé ses sandales , de sorte que je pouvais contempler ses jambes gainées de bas excessivement fins . Apparemment , leur propriétaire désirait attirer l' attention sur elles . L’une était exposée jusqu' au genou , et l' autre encore plus haut . Des genoux ronds , ni osseux ni pointus . Des mollets splendides , des chevilles longues et fines et d' une ligne si mélodique qu' on songeait à un poème mis en musique . Elle était grande , bien découplée , puissante . Elle appuyait sa tête contre un coussin de satin ivoire . Sa chevelure noire et drue était séparée par une raie médiane et elle avait les yeux noirs et brûlants du portrait dans le hall . La bouche était généreuse , le menton important . Ses lèvres tombaient aux commissures avec un pli morose et la lèvre inférieure était pleine . Elle tenait un verre . Elle avala une gorgée et me jeta par_dessus le bord du verre un regard ferme et froid . Ainsi , vous êtes un détective privé , dit _elle . Je ne savais pas que ça existait vraiment , sauf dans les livres . Ou alors ce sont de petits hommes crasseux qui passent leur temps à fureter dans les hôtels . Rien pour moi là_dedans ; je laissai couler . Elle reposa son verre sur le bras de la chaise longue , fit étinceler une émeraude et rectifia ses cheveux . Elle dit lentement : Comment trouvez _vous papa ? Il m' a plu , dis _je . Il aimait beaucoup Rusty . Vous savez qui est Rusty , je suppose ? Oui . Rusty était grossier , parfois vulgaire , mais très vivant . Et c' était une grosse distraction pour papa . Rusty n' aurait pas dû partir de cette façon . Papa en a été très affecté , bien qu' il ne veuille pas l' admettre . Ou peut_être vous l' a _t _il dit ? Il m' en a parlé . Vous n' êtes pas très expansif , monsieur Marlowe ! Mais il cherche à le retrouver , n' est _ce pas ? Je la contemplai poliment pendant un instant de silence . Oui et non , dis _je . On ne peut guère appeler ça une réponse . Croyez _vous pouvoir le retrouver ? Je n' ai pas dit que j' allais essayer . Pourquoi ne vous adressez _vous pas au Bureau des Disparus ? Ils sont organisés pour ça . Ce n' est pas un boulot pour un seul homme . Oh ! papa ne veut pas entendre parler d' une intervention de la police . Encore une fois , calmement , elle me regarda par_dessus son verre , le vida et appuya sur une sonnette . Une femme de chambre entra dans la pièce par une porte latérale . C' était une femme entre deux âges , dotée d' une longue figure jaune et douce , d' un long nez , d' un menton inexistant et de grands yeux humides . Elle ressemblait à un vieux cheval qu' on aurait renvoyé au pâturage après une longue vie de labeur . Mme Regan tendit le verre dans sa direction ; elle lui prépara un autre mélange , le lui rendit et quitta la pièce sans mot dire et sans me regarder . Quand la porte fut fermée , Mme Regan reprit : Alors , comment allez _vous procéder ? Comment et quand s' est _il envolé ? Papa ne vous a pas raconté ? Je lui souris en penchant la tête d' un air mystérieux . Elle rougit . Ses yeux noirs s' emplirent de colère . Je ne vois pas la raison de ces cachotteries , aboya _t _elle . Et je n' aime pas vos façons . Je ne suis pas fou des vôtres non plus , dis _je . C' est pas moi qui ai demandé à vous voir . C' est vous qui m' avez envoyé chercher . Vous pouvez me snober et déjeuner d' une bouteille de scotch , ça m' est égal ; ça m' est égal que vous me montriez vos jambes . Elles sont ravissantes et je suis très heureux de faire leur connaissance . Et ça m' est égal que vous n' aimiez pas mes façons . Elles sont plutôt minables et ça fait mon désespoir pendant les longues soirées d' hiver . Mais vous perdez votre temps si vous espérez me tirer les vers du nez . Elle reposa son verre si brutalement que le liquide jaillit sur un coussin ivoire . Elle se remit debout d' un coup de reins ; ses yeux crachaient du feu et ses narines palpitaient . Sa bouche s' était ouverte et je vis luire ses dents brillantes . Ses phalanges avaient blanchi . Ce n' est pas sur ce ton qu' on me parle , dit _elle d' une voix intense . Je restai assis et lui souris . Très lentement , elle ferma la bouche et regarda l' alcool répandu . Elle s' assit au bord du lit de repos et posa son menton dans sa main . Espèce de belle gueule de brute … je devrais vous flanquer une Buick à la figure . Je grattai une allumette sur l' ongle de mon pouce et , par miracle , elle s' alluma . J' exhalai une bouffée et j' attendis . Je déteste les gens trop sûrs d' eux , dit _elle . Je les ai en horreur . Qu' est _ce qui vous fait peur , au juste , madame Regan ? Ses yeux s' éclairèrent , puis ils s' assombrirent , et leurs pupilles parurent en dévorer tout l' iris . Ses narines se pincèrent . En somme , ce n' est pas du tout de ça qu' il voulait vous parler , dit _elle d' une voix tendue qui conservait encore quelques traces de rage . Je veux dire de Rusty . Je me trompe ? Demandez _le _lui . Elle explosa de nouveau . Allez _vous _en ! Sacré nom , allez _vous _en ! Je me levai . Asseyez _vous , aboya _t _elle . Je m' assis . Je tapotai , de l' index , la paume de mon autre main et j' attendis . Je vous en prie , dit _elle . Je vous en prie . Vous pourriez trouvez Rusty … si papa vous le demandait ? Ça ne marcha pas non plus . J' acquiesçai et lui demandai : Quand est _il parti ? Un après_midi , il y a un mois . Il a filé avec sa voiture sans rien dire à personne . On a retrouvé la voiture quelque part dans un garage . On ? Elle prit un air rusé . Tout son corps se détendit . Puis elle sourit , triomphante : Donc , il ne vous l' a pas dit . Sa voix était presque joyeuse , comme si elle venait de m' avoir . C' était peut_être vrai . Il m' a parlé de M Regan , effectivement . Ce n' est pas pour ça qu' il m' avait convoqué . C' est ça que vous étiez en train d' essayer de me faire dire ? Je me fiche pas mal de ce que vous dites . De nouveau , je me levai . Alors , je m' en vais . Elle ne souffla mot . Je regagnai la haute porte blanche par laquelle j' étais entré . Quand je regardai en arrière , elle avait pris sa lèvre inférieure entre ses dents et la tiraillait comme un jeune chien qui mordille les franges d' un tapis . Je sortis , redescendis l' escalier carrelé jusqu' au hall et le domestique surgit de nulle part ; il me tendit mon chapeau , que je mis tandis_qu' il m' ouvrait la porte . Vous vous êtes trompé , dis _je . Mme Regan ne tenait pas à me voir . Il hocha sa tête argentée et dit avec courtoisie : Je suis désolé , monsieur . Je me trompe souvent . Il ferma la porte derrière moi . Je m' attardai sur le perron ; j' aspirai la fumée de ma cigarette et contemplai la suite de terrasses ornées de massifs et d' arbres taillés qui s' étageaient jusqu' à la haute grille de fer aux pointes dorées qui clôturait la propriété . Une allée serpentait entre les murs de soutènement jusqu' aux portes grandes ouvertes . Par_delà la grille , la colline s' abaissait sur plusieurs kilomètres . Au bas de la pente , effacés et lointains , j' apercevais quelques_uns des vieux derricks de bois du champ de pétrole qui avait fait la fortune des Sternwood . La plus grande partie du champ était maintenant un parc public , nettoyé et donné à la ville par le général Sternwood . Mais il restait encore un groupe de puits , dans un coin , qui continuait à produire cinq ou six barils par jour . Les Sternwood avaient émigré en haut de la colline et ne sentaient plus , désormais , l' huile ou l' eau croupie des puisards , mais ils pouvaient toujours se mettre à leurs fenêtres et contempler la source de leur richesse , s' ils en avaient envie . Ça m' aurait étonné qu' ils en eussent envie . De terrasse en terrasse , je descendis un sentier dallé de briques , longeai l' intérieur de la clôture et arrivai ainsi aux portes devant lesquelles j' avais laissé ma voiture , sous un poivrier , dans la rue . Le tonnerre éclatait maintenant sur les collines et , au_dessus d' elles , le ciel virait au violet sombre . Il allait pleuvoir dur . L' air avait l' avant_goût humide de la pluie . Je remontai le toit de ma décapotable avant de repartir pour la ville . Elle avait de jolies jambes . Je ne pouvais pas lui refuser ça . C' était un couple de citoyens d' une douceur charmante , elle et son père . Il devait probablement me mettre à l' épreuve , le travail qu' il m' avait donné était un boulot d' avoué . Même si M Arthur Gwynn Geiger , livres rares et éditions de luxe , se révélait un maître chanteur , c' était quand même un boulot d' avoué . À moins qu' il n' y avait là_dessous beaucoup plus de choses qu' il n' y paraissait . À première vue , j' eus l' impression que j' allais bien m' amuser à démêler cette affaire . Je me rendis à la bibliothèque publique de Hollywood et fis quelques petites recherches sommaires dans un gros bouquin intitulé Éditions originales célèbres . Une demi_heure de ce boulot me donna de l' appétit . IV Geiger tenait boutique du côté nord du boulevard près de Las_Palmas . La porte d' entrée s' ouvrait dans un profond renfoncement au milieu des vitrines bordées de cuivre et que masquaient des paravents chinois , de telle sorte que je ne pus regarder dans la boutique . Il y avait pas mal de bric_à_brac oriental à l' étalage . J' ignorais si c' était du toc , n' étant pas collectionneur d' antiquités , mis à part les factures impayées . La porte d' entrée était constituée par une glace sans tain , mais je ne vis rien tout de même car la boutique était très sombre . D' un côté se trouvait l' entrée de l' immeuble , de l' autre une scintillante bijouterie à crédit . Le bijoutier , debout devant sa porte , se balançait ; il avait l' air de s' embêter : un beau grand type à cheveux blancs dans un costume noir bien coupé , qui arborait à peu près neuf carats de diamants à la main droite . Un léger sourire complice détendit ses lèvres quand j' entrai dans la boutique de Geiger . Je laissai la porte se fermer doucement derrière moi et m' enfonçai dans un épais tapis bleu qui couvrait le plancher d' un mur à l' autre . J' avisai des fauteuils confortables de cuir bleu , séparés par des tables de fumeur . Quelques reliures de cuir ouvragé disposées sur des tables étroites et brillantes , entre des serre_livres . Dans des vitrines de glace , sur les murs , se trouvaient d’autres reliures analogues . Belle marchandise ; le genre de trucs qu' un riche financier achète au mètre après avoir embauché un aide pour y coller son Ex_Libris . Le fond de la boutique était constitué par une cloison de bois veiné . Une porte fermée en occupait le milieu . Dans l' angle formé par la cloison et un des murs , j' aperçus une femme , assise derrière un petit bureau , où se dressait une lanterne de bois sculpté . Elle se leva lentement et s' approcha en ondulant dans sa robe noire collante de tissu mat . Elle avait de longues cuisses et elle marchait avec un certain petit air que j' avais rarement remarqué chez les libraires . Elle était blond cendré , les yeux gris , les cils faits , ses cheveux en vagues arrondies découvraient des oreilles où brillaient de gros boutons de jais . Ses ongles étaient argentés . Malgré son attirail , elle devait être beaucoup mieux sur le dos . Elle s' approcha de moi en déployant un sex_appeal capable d' obliger un homme d' affaires à restituer son déjeuner , et , secouant sa tête , remit en place une boucle de cheveux doux et brillants … pas très dérangée d' ailleurs . Elle eut un sourire hésitant qu' on n' aurait pas eu de mal à rendre aimable . C' est pourquoi ? demanda _t _elle . J' avais mis mes lunettes fumées à monture d' écaille . Je pris une voix de tête assez voisine du gazouillis d' un oiseau . Auriez _vous un Ben_Hur 1860 ? Elle ne dit pas : quoi ? mais ce fut tout juste . Elle eut un sourire insignifiant : Une originale ? Troisième édition , dis _je . Celle où il y a un erratum à la page 116 . Je crains que non … pour le moment . Et un Chevalier Audubon 1840 - toute la série , naturellement ? Heu … pas pour l' instant , ronronna _t _elle d' une voix revêche . Son sourire ne tenait plus que par les dents et les sourcils et se demandait sur quoi il allait tomber en se décrochant . Vous vendez des livres ? demandai _je de mon fausset plein d' urbanité . Elle me toisa . Plus de sourire . Yeux presque durs . Attitude cérémonieuse et raide . Elle pointa des ongles argentés vers les étagères de glace . Qu' est_ce_que c' est , d' après vous ? Des pamplemousses ? demanda _t _elle sèchement . Oh ! Ces choses _là ne m' intéressent guère , voyez _vous . Probablement des seconds tirages de gravures sur acier , colorées au rabais , ce qu' il y a d' ordinaire … la vulgarité habituelle … Non , je regrette , non . Je vois . Elle essaya de récupérer son sourire . Elle était aussi dépitée qu' un greffier affligé des oreillons . Peut_être M Geiger … mais il n' est pas ici pour le moment . Ses yeux me scrutèrent . Elle en connaissait autant en livres rares que moi au dressage des puces . Reviendra _t _il tout à l' heure ? J' ai peur qu' il ne revienne très tard … Bien ennuyeux , dis _je . Ah ! c' est bien ennuyeux . Je vais m' asseoir et fumer une cigarette dans un de ces jolis fauteuils . Je n' ai rien à faire tantôt … Rien qui m' occupe excepté ma leçon de trigonométrie . Oui , dit _elle . Oui … naturellement . Je m' installai dans un des fauteuils et allumai une cigarette à l' aide du briquet rond de nickel posé sur la table de fumeur . Elle restait debout , mordait sa lèvre inférieure , les yeux vaguement inquiets . Elle hocha la tête enfin , se retourna lentement et revint à son petit bureau retiré . De derrière la lampe , elle me regarda . Je croisai mes chevilles et bâillai . Ses ongles d' argent faillirent saisir le téléphone , puis retombèrent et se mirent à pianoter sur le bureau . Cinq minutes de silence . La porte s' ouvrit et un long oiseau maigre , l' air affamé , pourvu d' une canne et d' un grand nez , entra prestement , ferma la porte derrière lui malgré la pression du blount , alla jusqu' au bureau sur lequel il déposa un paquet . Il tira de sa poche un portefeuille à coins d' or et montra quelque chose à la blonde . Elle appuya sur un bouton . Le long maigre gagna la porte de la cloison et l' ouvrit juste assez pour s' y glisser . Je terminai ma cigarette et en allumai une autre . Les minutes se traînèrent . Des klaxons beuglèrent et grognèrent sur le boulevard . Un gros autobus rouge interurbain vrombit et passa . La blonde s' appuya sur son coude , mit une main au_dessus de ses yeux et m' examina . La porte de la cloison s' ouvrit et le grand oiseau à la canne se faufila . Il portait un autre paquet , qui avait l' aspect d' un gros livre . Il gagna le bureau et donna de l' argent . Il s' en alla comme il était venu , sur la pointe des pieds ; il respirait la bouche ouverte et me lança un regard aigu en passant devant moi . Je me levai , touchai mon chapeau à l' adresse de la blonde et sortis derrière lui . Il tourna à l' ouest en balançant sa canne en un arc étroit juste au_dessus de son soulier droit . Il était facile à suivre . Son manteau était taillé dans un morceau de couverture de cheval , plutôt tapageur , aux épaules si larges que son cou ressemblait à une tige de céleri au bout de laquelle sa tête oscillait au rythme de sa marche . Nous marchâmes pendant une centaine de mètres . Au feu rouge de Highland Avenue , je me portai à sa hauteur et m' arrangeai pour qu' il me voie . Il me regarda d’abord distraitement , puis d' un oeil acéré , et se détourna aussitôt . Nous traversâmes Highland à la faveur du feu vert et marchâmes pendant une cinquantaine de mètres . Il actionnait ses longues pattes et il avait vingt mètres d' avance sur moi en arrivant au carrefour . Il tourna à droite . Après avoir remonté la colline pendant trente mètres , il s' arrêta , fourra sa canne sous son bras et fouilla dans une poche intérieure d' où il sortit un étui à cigarettes en cuir . Il mit une cigarette dans sa bouche , laissa tomber l' allumette , regarda derrière lui en la ramassant , me vit qui le guettais depuis le coin de la rue et se redressa comme si on venait de lui botter le derrière . Il remonta la rue à longues enjambées désarticulées , si vite qu' il en laissait presque un nuage de poussière derrière lui , tout en poignardant le trottoir à grands coups de canne . De nouveau , il tourna à gauche . Il avait au moins trente mètres d' avance sur moi quand j' atteignis l' endroit où il avait tourné . Il m' avait fait souffler . La rue était étroite , bordée d' arbres ; je notai un mur de soutènement d' un côté et trois petites allées privées de l' autre . Il avait disparu . Je me traînai le long de la rue en regardant à droite et à gauche . À la seconde allée , je vis quelque chose . Ça s' appelait La Baba , un petit coin tranquille où s' élevait une double rangée de maisonnettes à l' ombre des arbres . L' allée centrale était bordée de cyprès d' Italie taillés court et mastocs , un peu de la forme des grandes jarres d' huile dans Ali_Baba et les quarante voleurs . Derrière la troisième jarre , un coin de manche au dessin tapageur s' agita . Je m' appuyai contre un poivrier du chemin et j' attendis . Le tonnerre grondait de nouveau sur les collines . La lueur des éclairs se réfléchissait sur les couches de nuages noirs entassés vers le sud . Quelques gouttes hésitantes s' écrasèrent sur le trottoir et firent des ronds grands comme des pièces de vingt sous . L' air était aussi immobile que dans la serre à orchidées du général Sternwood . La manche apparut de nouveau derrière l' arbre ; puis un grand nez , un oeil , et quelques cheveux couleur sable , sans chapeau . L' oeil me scruta . Il disparut . Son frère jumeau réapparut comme un pivert de l' autre côté de l' arbre . Cinq minutes passèrent . Elles l' achevèrent . Ce genre de type est hypernerveux . J' entendis gratter une allumette et on se mit à siffloter . Une ombre vague glissa sur l' herbe jusqu' à l' arbre suivant . Puis il sortit dans l' allée ; il venait droit sur moi en balançant sa canne et en sifflotant . Un sifflotement aigre , un peu grelottant . Je regardai distraitement le ciel noir . Il passa à trois mètres de moi et ne m' accorda pas un regard . Il était tranquille , maintenant . Il l' avait caché . Je le regardai disparaître , pris l' allée centrale de La Baba et écartai les branches du troisième cyprès . J' en sortis un livre enveloppé , le glissai sous mon bras et m' en allai . Personne ne me rappela . V De retour sur le boulevard , j' entrai dans la cabine téléphonique d' un drugstore et cherchai l' adresse de M Arthur Gwynn Geiger . Il habitait Laverne Terrace , une rue à flanc de colline au_dessus de Laurel Canyon Boulevard . Je glissai ma pièce dans la fente et composai le numéro , histoire de voir . Personne ne répondit . Je rouvris l' annuaire au classement par professions et relevai deux librairies pas très loin de l' endroit où j' étais . La première à laquelle j' arrivai était située côté nord , un grand rez_de_chaussée dévolu à la papeterie et aux fournitures de bureau , des tas de livres au premier étage . Ça ne paraissait pas être l' endroit voulu . Je traversai la rue et gagnai la seconde , à deux rues vers l' est . C' était plutôt ça , une petite boutique en désordre encombrée de livres du plancher au plafond , avec quatre ou cinq pignocheurs qui prenaient tout leur temps et souillaient les couvertures neuves de marques de doigts . Personne ne faisait attention à eux . Je pénétrai dans la boutique , franchis une cloison de séparation et découvris une petite femme brune plongée dans un gros bouquin de droit . Je collai mon portefeuille ouvert sur le bureau et mis en évidence l' étoile épinglée derrière . Elle la regarda , enleva ses lunettes et se renversa sur son dossier . Je fis disparaître le portefeuille . Elle avait les traits fins d' une Juive intelligente . Elle me regarda sans mot dire . Je demandai : Pourriez _vous me rendre un service … un tout petit service ? Je ne sais pas . De quoi s' agit _il ? Elle avait une voix douce et un peu voilée . Vous connaissez la boutique de Geiger , en face et à deux rues à l' ouest ? Peut_être suis _je passée devant … C' est une librairie , dis _je . Pas votre genre . Vous le savez bougrement bien … Ses lèvres esquissèrent un sourire et elle ne répondit pas . Vous connaissez Geiger de vue ? demandai _je . Je regrette . Je ne connais pas M Geiger . Alors vous ne pouvez pas me dire à quoi il ressemble ? Le sourire s' accentua : Pourquoi le ferais _je ? Aucune raison . Si vous ne voulez pas , je ne peux pas vous forcer . Elle regarda par la porte de la séparation et reprit sa place . C' était une étoile de shérif , non ? Shérif honoraire . Ça ne veut rien dire du tout . Ça vaut peau de balle . Je vois . Elle atteignit un paquet de cigarettes , en libéra une d' un petit coup sec et la prit entre ses lèvres . Je lui présentai une allumette . Elle me remercia , se renversa de nouveau en arrière et me dévisagea à travers la fumée . Elle dit lentement : Vous voulez savoir de quoi il a l' air et vous n' avez pas envie de l' interroger ? Il n' est pas là , dis _je . Je suppose qu' il y sera . Après tout , c' est son magasin . J' ai pas envie de l' interroger maintenant , dis _je . Elle regarda une seconde fois par la porte ouverte . Je repris : Vous vous y connaissez en livres rares ? Mettez _moi à l' épreuve . Est_ce_que vous auriez un Ben Hur 1860 , 3e édition , celle qui a un erratum à la page 116 ? Elle repoussa son livre de droit et atteignit un gros volume sur le bureau , le feuilleta , trouva la page et la scruta . Personne n' en a , dit _elle sans relever le nez . Ça n' existe pas . Exact . À quoi diable voulez _vous en venir ? La fille de la boutique de Geiger ne savait pas ça . Elle releva le nez . Je vois . Vous m' intéressez … plus ou moins … Je suis détective privé . Je travaille sur une affaire . Peut_être que je vous en demande trop . Ça ne m' avait pas semblé énorme , pourtant . Elle exhala un anneau de fumée grise et passa son doigt dedans . Il s' effilocha en rubans légers . Elle parla doucement , d' une voix indifférente : La quarantaine , à vue de nez . Taille moyenne , plutôt gras . Doit peser dans les soixante_quinze kilos . Figure grasse , moustache à la Charlie Chan , cou épais et mou . Mou de partout . Bien habillé , sort sans chapeau , prétend s' y connaître en antiquités et n' y connaît rien . Ah ! oui . Son oeil gauche , en verre . Vous auriez fait un bon flic , dis _je . Elle reposa le manuel sur une étagère au bout de son bureau et rouvrit le livre de droit posé devant elle . J' espère que non , dit _elle . Elle remit ses lunettes . Je la remerciai et sortis . Il pleuvait . Je courus , le livre sous mon bras . Ma voiture était dans une rue latérale qui donnait sur le boulevard presque en face de la boutique de Geiger . Je pris une bonne douche avant d' y arriver . Je m' engouffrai dans la voiture , remontai les deux glaces et essuyai mon paquet avec mon mouchoir . Et puis je l' ouvris . Naturellement , je me doutais de ce que j' allais y trouver . Un gros livre , bien relié , bien imprimé , composé à la main sur du beau papier . Truffé de photos artistiques en hors_texte . Les photos et le texte étaient identiques et d' une ordure indescriptible . Le livre n' était pas neuf . Des dates étaient marquées au tampon sur la page de garde de tête . Des dates d' entrée et de sortie . C' était un livre d' abonnement . Une bibliothèque de pornographie en location . Je le remis dans son enveloppe et le posai derrière le siège . Une affaire comme celle_là , au grand jour sur le boulevard , ça voulait dire pas mal de protections . Je passai un bout de temps à m' intoxiquer de fumée de cigarette , à écouter la pluie et à réfléchir . VI La pluie emplissait les ruisseaux et giclait sur le trottoir à hauteur de genou . Des gros flics dans des imperméables qui brillaient comme des canons de fusil se payaient du bon temps à transporter des filles gloussantes dans les endroits dangereux . La pluie tapait dur sur le toit de la voiture et la capote de toile se mit à fuir . Une mare d' eau se forma sur le plancher pour me permettre de prendre un bain de pieds . L' automne n' était pas encore assez avancé pour ce genre de pluie . Je me débattis pour enfiler mon trench_coat , me ruai jusqu' au drugstore le plus proche et m' achetai une bouteille de whisky . De retour dans la voiture , j' en absorbai de quoi me réchauffer et me réveiller l' esprit . J' avais dépassé le temps de stationnement depuis longtemps , mais les flics étaient trop occupés à trimbaler les filles et à siffler pour se soucier de ça . Malgré la pluie , ou peut_être à cause d' elle , ça travaillait bien chez Geiger . De très jolies voitures s' arrêtaient devant et des gens très bien entraient et ressortaient avec des paquets . Tous n' étaient pas des hommes . Lui_même se montra vers quatre heures . Un coupé crème s' arrêta devant la boutique et j' entrevis la figure grasse et la moustache de Charlie Chan lorsqu' il s' élança de la voiture pour entrer dans la boutique . Il n' avait pas de chapeau et portait un imperméable de cuir vert à ceinture . À cette distance , je ne pus distinguer son oeil de verre . Un grand adolescent bien balancé , en blouson , sortit de la boutique , alla garer le coupé au carrefour et revint à pied ; la pluie plaquait ses cheveux luisants . Une autre heure s' écoula . Il faisait moins clair et les lumières des boutiques entourées d' un halo de pluie commençaient à se noyer dans la rue noire . Les cloches des tramways tintaient . Vers cinq heures et quart , le grand garçon en blouson sortit de la boutique de Geiger armé d' un parapluie et alla chercher le coupé crème . Quand il l' eut amené devant la boutique , Geiger sortit et le garçon tint le parapluie au_dessus de sa tête découverte . Il le plia , le secoua et le fourra dans la voiture . Il fonça de nouveau dans la boutique . Je mis mon moteur en marche . Le coupé partit en direction de l' ouest , ce qui m' obligea à tourner à gauche { 1 et à me créer des tas d' ennuis , y compris un chauffeur qui sortit sa tête sous la pluie pour me hurler de descendre . J' avais cent mètres de retard sur le coupé quand je pus m' y mettre sérieusement . J' espérais que Geiger rentrait chez lui . Je l' entrevis deux ou trois fois et le rejoignis au moment où il tournait vers le nord dans Laurel Canyon Drive . À mi_pente , il vira à gauche et prit un ruban courbe de béton humide que l' on appelait Laverne Terrace . C' était une rue étroite bordée d' un haut talus d' un côté et de petites maisons genre chalets éparpillés sur la pente de l' autre côté , si bien que leurs toits étaient à peine au_dessus du niveau de la route . Leurs fenêtres de façade étaient masquées par des haies et des arbustes . Des arbres trempés ruisselaient dans tout le paysage . Geiger avait allumé ses phares , pas moi . J' accélérai et le doublai dans la courbe ; je relevai le numéro d' une maison en la dépassant et tournai à l' extrémité du block . Il était déjà arrêté , les phares de sa voiture braqués sur le garage d' une petite maison dotée d' une haie carrée disposée de telle sorte qu' elle masquait complètement la porte d' entrée . Je le regardai sortir du garage avec son parapluie et entrer à travers la haie . Il ne se comportait pas comme s' il s' était su suivi . De la lumière s' alluma dans la maison . Je redescendis jusqu' au chalet qui précédait le sien , qui paraissait vide mais n' avait pas de pancarte . Je garai , aérai la voiture , bus un coup à ma bouteille , et attendis . Je ne savais pas ce que j' attendais , mais quelque chose me disait d' attendre . Une nouvelle série de minutes paresseuses se traîna lentement . Deux voitures montèrent la colline et dépassèrent la crête . La rue avait l' air tranquille . Peu après six heures , d’autres lumières éblouissantes cahotèrent dans la pluie battante . Il faisait nuit noire maintenant . Une voiture s' arrêta lentement devant chez Geiger . Les filaments de ses lampes luirent doucement et s' éteignirent . La porte s' ouvrit et une femme sortit . Une petite femme mince qui portait un vieux feutre et un imperméable transparent . Elle franchit le labyrinthe de la haie . Une cloche tinta faiblement à travers la pluie , une porte se ferma puis ce fut le silence . Je pris une torche électrique dans la poche de ma bagnole , descendis la pente et examinai la voiture . C' était une Packard décapotable , marron ou brun foncé . La glace de gauche était baissée . Je cherchai la plaque de propriétaire et braquai ma torche dessus . Le nom était : Carmen Sternwood , 3765 Alta Brea Crescent , West Hollywood . Je revins à ma voiture , me rassis et attendis . L' eau s' égouttait sur mes genoux et le whisky flambait dans mon estomac . Plus de voitures , pas de lumière dans la maison devant laquelle j' étais garé . C' était vraiment un coin épatant pour y cultiver de mauvaises moeurs . À sept heures vingt , une onde unique de dure lumière blanche explosa dans la maison de Geiger comme un éclair de chaleur . Comme l' ombre se refermait sur elle pour l' engloutir , un faible cri résonna et se perdit dans les arbres ruisselants . Je sortis de la voiture avant que son écho ne s' éteigne . Ce n' était pas un cri de terreur . Il avait la résonance d' une émotion presque agréable , un accent de saoulographie , une teinte de crétinisme pur . C' était un bruit dégueulasse . Ça me fit penser à des hommes en blanc , des fenêtres cadenassées et des lits durs et étroits avec des bracelets de cuir pour les chevilles et les poignets . La tanière de Geiger était de nouveau parfaitement silencieuse lorsque j' atteignis la porte de la haie et fonçai pour contourner l' angle qui masquait la porte d' entrée . Un anneau de fer dans une gueule de lion servait de heurtoir . Je tendis la main , la saisis . À cet instant exact , comme si quelqu’un avait attendu ce signal , trois coups de feu éclatèrent dans la maison . Il y eut un son qui était peut_être un long soupir rauque . Puis un bruit mou et déplaisant . Et puis des pas rapides dans la maison … qui s' éloignaient . La porte s' ouvrait sur un passage étroit , telle une passerelle au_dessus d' un fossé , qui franchissait l' espace entre le mur de la maison et l' angle du talus . Il n' y avait pas de porche , pas de chemin , pas de moyen de faire le tour par_derrière . L' entrée de derrière était en haut d' une volée de marches de bois qui aboutissaient à la rue , ou plutôt la ruelle qui se trouvait plus bas . Je le compris en entendant le martèlement des pieds qui descendaient . Puis j' entendis le ronflement subit d' une voiture qui démarrait . Il diminua rapidement à mesure qu' elle s' éloignait . J' eus l' impression que le bruit d' une autre voiture lui faisait écho , mais je n' en fus pas sûr . La maison , devant moi , était aussi tranquille qu' un sépulcre . Aucun mouvement perceptible . J' enjambai la rampe qui bordait la passerelle , me penchai profondément vers la porte_fenêtre qui avait des rideaux mais pas de jalousie , et tentai de regarder dans la maison entre la fente des rideaux . Je vis de la lumière sur un mur et l' extrémité d' une bibliothèque . Je revins à la passerelle , pris mon élan à partir de la haie dans laquelle je m' enfonçai et j' essayai le coup du bélier sur la porte d' entrée . C' était idiot . Le seul élément d' une maison californienne qu' on ne puisse pas ouvrir d' un coup de pied est la porte d' entrée . Ça n' aboutit qu' à me faire mal à l' épaule et à me rendre furieux . J' escaladai la rampe une seconde fois , flanquai mon pied dans la fenêtre et , me servant de mon chapeau comme d' un gant , retirai la plus grande partie du petit carreau inférieur . Je pouvais maintenant y passer la main et saisir un verrou qui maintenait la fenêtre contre l' appui . Le reste était facile . Il n' y avait pas de verrou en haut . La prise réussit . Je grimpai et écartai les rideaux de ma figure . Aucune des deux personnes qui se trouvaient dans la pièce ne fit attention à la façon dont j' entrais ; pourtant , une seule d' entre elles était morte . VII C' était une grande pièce qui occupait toute la largeur de la maison . Elle avait un plafond bas à poutres apparentes et des murs de plâtre marron ornés de panneaux de broderie chinoise et d' estampes chinoises et japonaises dans des cadres de bois veiné . Des étagères basses et chargées de livres , un épais tapis chinois rosâtre dans lequel une taupe aurait pu passer une semaine sans que son nez dépasse les poils . Il y avait des coussins sur le parquet , ornés de rubans de soie , comme si l' habitant des lieux éprouvait la nécessité d' en avoir toujours un morceau à tripoter . Il y avait un vaste divan bas de tapisserie vieux rose , recouvert d' un tas de vêtements , quelques sous_vêtements de soie lilas y compris . Une grande lampe sculptée sur un piédestal , deux autres lampadaires aux abat_jour jade et aux longues pendeloques . Un bureau noir orné de gargouilles sculptées aux angles , et , derrière , un coussin de satin jaune sur un fauteuil noir de bois poli aux bras et au dossier sculptés . La chambre offrait un échantillonnage varié d' odeurs , dont les plus frappantes à cet instant me parurent être l' âcre relent de la cordite et l' arôme écoeurant de l' éther . Sur une sorte d' estrade basse , à un bout de la chambre , se trouvait un fauteuil de teck à haut dossier dans lequel Carmen Sternwood était assise , sur un châle orange à longues franges . Elle était assise très droite , les mains posées sur les bras du fauteuil , les genoux serrés , son corps roide observait la pose d' une déesse égyptienne ; au_dessus de son menton haut , ses petites dents éclatantes luisaient entre ses lèvres entrouvertes . Ses yeux étaient grands ouverts . La couleur ardoise foncée de ses pupilles avait mangé ses iris . C' étaient les yeux de la folie . Elle semblait inconsciente , mais elle n' avait pas l' attitude de l' inconscience . On eût dit que , dans son esprit , elle faisait quelque chose de très important et qu' elle s' en tirait drôlement bien . De sa bouche sortait un petit gloussement qui ne modifiait pas son expression et ne faisait même pas remuer ses lèvres . Elle portait une paire de longues boucles d' oreilles de jade . C' étaient de jolies boucles d' oreilles qui valaient sans doute dans les deux cents dollars . C' est tout ce qu' elle avait sur elle . Elle possédait un joli corps , mince , élancé , compact , ferme et rond . Sa peau , sous la lumière de la lampe , avait le reflet lustré d' une perle . Ses jambes , quoique dépourvues de la grâce canaille de celles de Mme Regan , étaient de très jolies jambes . Je l' examinai du haut en bas sans la moindre gêne et sans la moindre excitation . Ce n' était pas une fille à poil que je reluquais dans cette pièce . Il n' y avait qu' une droguée . Pour moi , ce ne serait jamais qu' une droguée . Cessant de la regarder , je me tournai vers Geiger . Il gisait sur le dos , près du bord du tapis chinois , devant un ustensile qui ressemblait à un totem . Ç' avait un profil d' aigle et l' oeil rond grand ouvert était l' objectif d' un appareil photographique . L' objectif visait la fille nue sur le fauteuil . Une ampoule de magnésium brûlée était fixée sur le flanc du totem . Geiger portait des pantoufles chinoises à épaisses semelles de feutre ; ses jambes emplissaient un pyjama de satin noir et la partie supérieure de son individu était revêtue d' une tunique chinoise brodée , au plastron presque entièrement couvert de sang . Son oeil de verre luisait gaiement , c' était de loin ce qui subsistait de plus vivant en lui . À vue de nez , aucun des trois coups n' avait manqué son but . Il était tout ce qu' il y a de plus mort . L' ampoule de magnésium était la source de l' éclair de chaleur que j' avais vu . Le cri dément , c' était le réflexe de la fille nue et droguée . Les trois coups de feu , c' était l' idée que se faisait une tierce personne du meilleur moyen de donner un tour nouveau aux événements . L' idée du gaillard qui avait descendu les marches de derrière pour monter dans une bagnole et filer . J' accordais une certaine valeur à son point de vue . Deux verres fragiles et veinés d' or reposaient sur un plateau de laque rouge à l' extrémité du bureau noir , à côté d' un flacon pansu de liquide brun . J' enlevai le bouchon et reniflai . Ça sentait l' éther et quelque chose d' autre , peut_être du laudanum . Je n' avais jamais essayé le mélange mais ça me parut coller parfaitement avec le décor de la maison de Geiger . J' écoutai la pluie qui frappait sur le toit et les fenêtres du nord . Pas d' autre bruit , pas de voitures , pas de sirène … rien que la pluie qui battait . Je gagnai le divan , enlevai mon trench_coat et fouillai dans les habits de la fille . Il y avait une robe de gros lainage vert pâle du modèle qu' on enfile , à manches courtes . Je conclus que je pourrais m' en débrouiller ; je décidai de faire abstraction des sous_vêtements , non par délicatesse mais parce_que je ne me voyais pas en train de lui mettre sa culotte et de lui boucler son soutien_gorge . Je pris la robe et gagnai le fauteuil de teck . Miss Sternwood sentait aussi l' éther , à plusieurs mètres . Le petit gloussement sortait toujours de sa bouche et un peu de bave lui dégoulinait sur le menton . Je la giflai . Elle cligna des yeux et s' arrêta de glousser ; je la giflai de nouveau . Allons ! dis _je joyeusement . Soyons gentille . Habillons _nous . Elle me scruta , ses yeux ardoise vides comme les trous d' un masque . V … V … Va _t' fair' fiche … dit _elle . Je la calottai encore un peu . Elle n' y fit pas du tout attention . Pas suffisant pour la tirer de là . Je me mis au boulot avec la robe . Ça lui fut tout aussi égal . Elle me laissa lui lever les bras et elle écarta les doigts tout grands , comme si c' était très malin . Je fis passer ses mains à travers la robe , tirai la robe sur son dos et la mit debout . Elle tomba dans mes bras en s' esclaffant . Je la rassis sur le fauteuil et lui enfilai ses bas et ses chaussures . Allons faire un petit tour , dis _je . Allons faire une gentille petite promenade . Nous fîmes notre petit tour . La moitié du temps , ses pendants d' oreille tapaient sur ma poitrine , et l' autre moitié , nous marchions à l' unisson , comme des danseurs . Nous allâmes jusqu' au corps de Geiger et nous revînmes . Je le lui avais fait regarder . Elle le trouvait chou . Elle pouffa et voulut me le dire , mais ça fit seulement des bulles . Je la fis marcher jusqu' au divan et l' étendis dessus . Elle émit deux ou trois hoquets , gloussa un peu et s' endormit . Je fourrai ses affaires dans mes poches et passai derrière le poteau totem . L' appareil photo était bien là , mais il n' y avait pas de châssis . Je regardai autour de moi sur le plancher , pensant qu' il l' avait peut_être retiré avant d' être tué . Pas de châssis . J' empoignai sa main molle qui se refroidissait et le tirai un peu . Pas de châssis . Je n' aimais pas du tout ce nouvel aspect de l' affaire . Je passai dans une entrée , au fond de la pièce , et fouillai la maison . Il y avait à droite une salle de bains et une porte fermée ; une cuisine , au fond . La fenêtre de la cuisine avait été fracturée . La jalousie était relevée et l' endroit où le pied de biche avait travaillé était visible sur l' appui . La porte de derrière était ouverte , je la laissai telle quelle et jetai un coup d' oeil , côté gauche de l' entrée . C' était propre , coquet , féminin . Le lit était recouvert d' un dessus de lit à volants . Il y avait du parfum sur la coiffeuse à miroir triple ; un mouchoir , un peu de monnaie , une brosse , un porte_clés . Des habits d' homme dans le placard et des pantoufles d' homme sous le bord à volants du dessus de lit . La chambre de M Geiger . Je pris le porte_clés et revins au living_room où je fouillai le bureau . Dans le tiroir profond , j' avisai un coffret d' acier fermé . J' essayai une des clés dessus . Il ne contenait qu' un carnet répertoire de cuir bleu qui portait pas mal de notes rédigées en code , les mêmes capitales penchées que sur la lettre au général Sternwood . Je mis le carnet dans ma poche , essuyai le coffret d' acier aux endroits où je l' avais touché , fermai le bureau , empochai les clés , éteignis la bûche à gaz dans la cheminée , m' enveloppai de mon imperméable et tentai de faire lever Miss Sternwood . Impossible . Je lui enfonçai son feutre sur le crâne , la roulai dans son manteau et la trimbalai jusqu' à sa voiture . Je revins sur mes pas , éteignis , fermai la porte de devant , pris ses clés dans son sac et mis la Packard en marche . Nous descendîmes la colline sans lumières . Il me fallut moins de dix minutes pour gagner Alta Brea Crescent . Carmen les employa à ronfler et à me souffler de l' éther à la figure . Rien à faire pour ôter sa tête de mon épaule . C' était la seule solution pour l' empêcher de la mettre sur mes cuisses . VIII Une faible lumière luisait derrière les petits carreaux cernés de plomb qui garnissaient la porte latérale de la maison des Sternwood . J' arrêtai la Packard sous la porte cochère et vidai mes poches sur le siège . La fille ronflait dans son coin , son chapeau posé en casseur sur son nez , les mains pendantes dans les plis de l' imperméable . Je sortis et sonnai . Des pas s' approchèrent lentement , comme exténués par une longue course . La porte s' ouvrit et le valet raide et argenté me dévisagea . La lumière de l' entrée formait un halo autour de ses cheveux . Il dit : Bonsoir , monsieur poliment , et il regarda la Packard , derrière moi . Ses yeux revinrent à moi . Mme Regan est là ? Non , monsieur . Le Général dort , j' espère ? Oui . Le soir est le moment où il dort le mieux . Et la femme de chambre de Mme Regan ? Mathilda ? Elle est là , monsieur . Il vaut mieux la faire descendre . Ce travail exige une délicatesse toute féminine . Regardez dans la bagnole et vous verrez pourquoi . Il regarda . Il revint . Je vois , dit _il . Je vais chercher Mathilda . Mathilda s' en arrangera très bien , dis _je . Nous essaierons tous de nous en arranger très bien , dit _il . Je suppose que vous avez de l' entraînement , dis _je . Il laissa passer . Eh bien , bonsoir , dis _je . Je remets tout cela entre vos mains . Parfait , monsieur . Dois _je appeler un taxi ? Certainement pas , dis _je . À dire vrai , je ne suis pas là . Vous avez tout simplement des visions . Il sourit à ce moment _là . Il m' adressa un signe de tête et je fis demi_tour , descendit l' allée et franchis la grille . Ma promenade dura un bon kilomètre : je descendis des rues tortueuses balayées par la pluie sous le ruissellement implacable des arbres , je passai devant les fenêtres éclairées de grandes maisons , bâties sur de vastes terrains , de vagues ombres de toits et de pignons et de fenêtres éclairées aux étages , du côté de la colline , éloignées et inaccessibles , comme des antres de sorcières dans la forêt . J' arrivai à une station service éblouissante de lumière inutile , où un employé dégoûté doté d' une casquette blanche et d' un ciré bleu foncé attendait recroquevillé sur une chaise , dans sa cage de verre embuée , en lisant un journal . J' allais entrer mais je continuai mon chemin : j' étais déjà trempé et , par une nuit pareille , le temps d' attendre un taxi ma barbe aurait poussé . Et les chauffeurs de taxi ont de la mémoire . J' accomplis le chemin du retour chez Geiger en un peu plus d' une demi_heure de marche accélérée . Il n' y avait personne , pas de voiture dans la rue , sauf la mienne devant la maison voisine . Elle avait l' air lugubre d' un chien perdu . J' en retirai ma bouteille de rye et vidai dans mon gosier la moitié de ce qui restait . Je m' assis à l' intérieur et allumai une cigarette . J' en fumai la moitié , jetai le mégot , sortis de nouveau et redescendis chez Geiger . Je rouvris la porte , entrai dans l' obscurité encore chaude , et m' égouttai tranquillement sur le plancher en écoutant la pluie . À tâtons , je cherchai une lampe et l' allumai . La première chose que je remarquai , c' est que deux des panneaux de soie brodée avaient disparu du mur . Je ne les avais pas comptés mais le plâtre brun ressortait dans sa nudité évidente . J' allai un peu plus loin et allumai une autre lampe . Je regardai le totem . À son pied , derrière la bordure du tapis chinois , sur le plancher nu , on avait tendu un autre tapis . Il n' était pas là auparavant . Le corps de Geiger ne s' y trouvait plus . Ça me refroidit . Je serrai les lèvres et considérai d' un oeil mauvais l' objectif du totem . Je parcourus la maison une seconde fois . Tout était exactement comme avant . Geiger n' était ni sur son lit à volants , ni dessous , ni dans le placard . Dans la cuisine non plus , ni dans la salle de bains . Restait la porte fermée à droite de l' entrée . Une des clés de Geiger ouvrait la serrure . Pièce intéressante , mais pas de Geiger . Intéressante , parce_que très différente de la chambre de Geiger . Une chambre à coucher d' homme , dure et nue , plancher de bois poli , une paire de petits tapis indiens , deux chaises dures , bureau de bois noir veiné avec un nécessaire de toilette d' homme et deux bougies noires dans des bougeoirs en cuivre de trente centimètres . Le lit étroit , qui paraissait dur , était recouvert d' un batik marron . La chambre donnait une impression de froid . Je la refermai , essuyai le bouton de porte avec mon mouchoir et revins au totem . Je m' agenouillai et regardai vers la porte d' entrée , les yeux au ras du tapis . Je crus voir deux raies parallèles dans cette direction , comme si des talons avaient raclé le sol . L' auteur de ce déménagement avait pris son boulot au sérieux . Les morts sont plus lourds que les coeurs brisés . Pas la police . Les flics se seraient encore trouvés sur les lieux ; ils auraient à peine eu le temps de commencer à s' exciter sur leurs bouts de ficelle , leurs caméras , leur craie , leurs poudres à empreintes et leurs mauvais cigares ! Ils ne seraient pas passés inaperçus . Pas l' assassin . Il était parti trop vite : il avait dû voir la fille . Il n' aurait pas pu s' assurer qu' elle était trop abrutie pour le remarquer . Il devait être loin , à présent . J' ignorais donc qui était le déménageur , mais si quelqu’un préférait faire croire à la disparition de Geiger plutôt qu' à son assassinat , ça ne me dérangeait pas du tout . C' était une occasion de raconter la chose sans mettre Carmen Sternwood dans le bain . Je refermai , ranimai ma voiture et filai à la maison pour prendre une douche , changer de vêtements et dîner tardivement . Après quoi , je me reposai chez moi et bus trop de grog bouillant en essayant de déchiffrer le code du carnet répertoire de Geiger . Tout ce dont je pus me rendre compte , c' est qu' il s' agissait d' une liste de noms et d' adresses , sans doute ceux des clients . Il y en avait plus de 400 . Ça faisait une bonne petite affaire , sans compter les possibilités de chantage , et il devait y en avoir pas mal . Tous les noms du carnet pouvaient être soupçonnés du meurtre . Je n' enviais pas le boulot de la police quand on le lui communiquerait . Je me mis au lit , rempli de whisky et malade de déception , et je rêvai d' un homme vêtu d' une tunique chinoise sanglante , qui donnait la chasse à une fille nue portant des boucles d' oreilles en jade , pendant que je leur courais derrière en essayant de les prendre en photo avec un appareil vide . IX La matinée du lendemain était belle , claire et ensoleillée . Je m' éveillai avec la sensation d' avoir un gant de motocycliste dans la bouche , bus deux tasses de café et parcourus les journaux du matin . Je ne trouvai mention de M Arthur Gwynn Geiger dans aucun d' eux . J' étais en train d' étirer les plis de mon complet humide quand le téléphone sonna . C' était Bernie Ohls , l' enquêteur en chef du procureur du district qui m' avait recommandé au général Sternwood . Alors , comment va l' enfant ? commença _t _il . Il avait la voix d' un homme qui a bien dormi et qui n' a pas trop de dettes . J' ai la gueule de bois , dis _je . Ttt … Ttt … Il rit d' un rire absent , et de sa voix de flic malin , un tantinet désinvolte , il me dit : Vu le général Sternwood ? Ouais . Fait quelque chose pour lui ? Trop de pluie , répondis _je … si c' était là répondre . On dirait que c' est une famille à qui il arrive des choses … Une grosse Buick qui appartient à un des trois est en train de prendre un bain du côté du quai de la Pêcherie du Lido . Je serrai le téléphone à le briser . Je retins ma respiration . Oui , dit Ohls avec jovialité . Une belle Buick toute neuve , complètement bousillée , pleine de sable et d' eau de mer . Ah ! j' allais oublier … Il y a un type dedans . Je laissai mon souffle s' exhaler si lentement qu' il resta accroché à mes lèvres . Regan ? demandai _je . Quoi ? Qui ? Oh , tu veux dire l' ex_trafiquant que l' aînée s' est dégotée comme époux ? Je ne l' ai jamais vu . Qu' est_ce_qu' il ferait là_bas ? Tournons pas autour du pot . Qu' est_ce_que le premier venu ferait là_bas ? Je ne sais pas , mon vieux . Je vais y voir . Veux _tu venir ? Oui . Amène _toi , dit _il . Je suis à mon bureau . Rasé , habillé et légèrement nourri , je me pointai au Palais de Justice moins d' une heure après . Au septième étage , je gagnai la suite de petits bureaux occupés par les sous_ordres du Procureur du District . Celui d' Ohls n' était pas plus grand que les autres , mais il l' avait pour lui tout seul . Rien sur sa table qu' un buvard , une garniture de bureau bon marché , son chapeau et un de ses pieds . C' était un homme blondasse de taille moyenne , aux sourcils blancs et raides , aux yeux tranquilles et aux dents soignées . Il ressemblait à tous les gens qu' on croise dans la rue . Incidemment , je savais qu' il avait tué neuf bonshommes - dont trois pendant qu' on le tenait en respect … ou qu' on croyait le tenir en respect . Il se leva , empocha une boîte plate de cigare _joujoux dénommés Entr’actes , agita de haut en bas celui qu' il avait dans la bouche et me regarda attentivement , en rejetant la tête en arrière ; on aurait dit que son regard lui coulait le long du nez . C' est pas Regan , dit _il . J' ai vérifié . Regan est un gars costaud , aussi grand que toi et un poil plus lourd . Celui_là est un gosse . Je ne répondis rien . Qu' est _ce qui a poussé Regan à mettre les voiles ? demanda Ohls . Tu t' occupes de ça ? Je ne pense pas … dis _je . Quand un gars qui a été trafiquant d' alcool se marie dans une famille riche , et puis qu' il dit adieu à une jolie dame et à une paire de millions de dollars tout ce qu' il y a de réguliers , ça donne à réfléchir , même à un type comme moi . Je suppose que tu croyais que c' était un secret ? Ouais . Bon , garde tout pour toi , mon coco , je ne t' en veux pas . Il fit le tour de son bureau en tapotant ses poches et son chapeau . Je ne cherche pas Regan , dis _je . Il ferma sa porte , nous descendîmes au parc des voitures officielles et montâmes dans une petite conduite intérieure bleue . Nous parcourûmes Sunset en actionnant la sirène une fois de temps en temps , pour brûler un feu rouge . C' était un matin frais et l' air était tout juste assez mordant pour vous faire trouver la vie simple et douce si vous n' aviez pas trop de soucis en tête . J' en avais . Jusqu' au quai du Lido , ça faisait cinquante kilomètres sur la Nationale côtière , les quinze premiers à travers les voitures . Ohls fit le trajet en trois quarts d' heure . Ce temps écoulé , nous nous arrêtâmes devant une arcade de stuc décoloré . Je décollai mes pieds du plancher et nous sortîmes . Un long appontement rambarde de chevrons blanc s' avançait dans la mer à partir de l' arcade . Un groupe de gens se penchait tout au bout et un officier de police motocycliste , debout sous l' arcade , empêchait un autre groupe de passer sur l' appontement . Des voitures étaient arrêtées des deux côtés de la route : les habituels vampires des deux sexes . Ohls montra sa plaque à l' officier motocycliste et nous passâmes sur la jetée , environnés d' une puissante odeur de marée qu' une nuit de pluie torrentielle n' avait pu réussir à dissiper . Elle est là … sur la péniche , dit Ohls en la désignant de l’un de ses cigares _pour _rire . Un ponton noir et bas pourvu d' un poste de pilotage comme celui d' un remorqueur était collé contre les pieux de l' extrémité de la jetée . Un objet qui brillait dans le soleil du matin se trouvait sur le pont ; les chaînes du palan l' entouraient encore ; c' était une grosse voiture noire et chromée . Le bras de la grue avait été repoussé vers l' arrière et abaissé au niveau du pont . Des hommes se tenaient debout autour de la voiture . Nous descendîmes les marches glissantes . Ohls dit bonjour à un shérif _adjoint en kaki verdâtre et à un homme en civil . L' équipage du ponton , trois hommes , mâchait du tabac , adossé à l' avant du poste de pilotage . L’un d' eux essuyait ses cheveux mouillés avec une serviette de bain sale . C' était sans doute celui qui avait plongé pour passer les chaînes . Nous examinâmes la voiture . Le pare_chocs avant était enfoncé un phare éclaté , l' autre tordu mais le verre encore intact . La calandre du radiateur avait reçu un gnon sévère , la peinture et les chromes étaient rayés un peu partout . La garniture intérieure paraissait noire et trempée . Aucun des pneus ne semblait endommagé . Le conducteur était encore agenouillé autour de son volant . Sa tête faisait un angle bizarre avec ses épaules . C' était un mince adolescent aux cheveux noirs , naguère beau gosse . Maintenant sa figure était d' un blanc bleuâtre , ses yeux brillaient d' un éclat terne sous les paupières à demi baissées et sa bouche ouverte était pleine de sable . Sur sa tempe gauche , une meurtrissure sombre ressortait sur la blancheur de la peau . Ohls recula , fit un bruit de gorge et alluma son petit cigare . L' histoire ? L' homme en uniforme désigna les badauds au bout de la jetée . L’un d' eux tripotait l' endroit où les chevrons blancs brisés formaient une large brèche . Le bois éclaté était jaune et propre comme du pin fraîchement abattu . Passé par là . A dû taper drôlement dur . La pluie s' est arrêtée assez tôt par ici , vers neuf heures du soir . Le bois brisé est sec à l' intérieur . Ça situe la chose après la pluie . La bagnole est tombée dans pas mal d' eau pour être si peu amochée ; mais pas plus d' une demi_marée haute , sans quoi elle aurait été plus loin ; ni plus d' une demi_marée descendante , sans ça elle serait passée dans les pieux . Ça fait vers dix heures hier soir . Peut_être neuf heures et demie , pas plus tôt . On l' a vue sous l' eau quand les types sont venus ce matin pour pêcher , et on a été chercher le ponton pour l' enlever ; on a trouvé le macchabée . Le type en civil gratta le pont du bout de son soulier . Ohls me regarda à la dérobée et tourna son petit cigare comme une cigarette . Ivre ? demanda _t _il sans s' adresser spécialement à personne . L' homme qui s' essuyait la tête s' approcha du bastingage et s' éclaircit la gorge dans un raclement bruyant qui fit tourner la tête à tout le monde . J' ai plein de sable , dit _il , et il cracha . Pas autant que le copain là_bas , mais pas mal … L' homme en uniforme dit : Peut avoir bu . Faisait le con tout seul dans la pluie ? Les saoulots font n' importe quoi . Ivre , mon oeil , dit l' homme en civil . La manette d' accélérateur est à mi_course et le type a été sonné sur le crâne . Si vous voulez mon avis , c' est un meurtre . Ohls regarda le type à la serviette . Qu' est_ce_que t' en penses , vieux ? L' homme à la serviette parut flatté . Il sourit : Moi , j' dis suicide , Mac . Pas mon affaire , mais vous me l' demandez , et j' dis suicide . D’abord , le type a été salement droit le long de c' t' appontement . On peut voir les marques de ses pneus presque tout du long . Ça situe la chose après la pluie comme a dit l' shérif . Et puis il a tapé la rambarde en plein , et proprement , sans ça il ne serait pas passé au travers pour atterrir du bon côté . L' aurait plutôt un peu tourné deux ou trois fois . Donc , il fonçait et il a tapé la rambarde en plein . Il a pu heurter la manette avec sa main en tombant et il peut s' être cogné le crâne en tombant aussi . T' as des yeux , mon vieux , dit Ohls . L' avez fouillé ? demanda _t _il au shérif . Le shérif me regarda , puis regarda les marins devant le poste de pilotage . Ça va … ne le faites pas , dit Ohls . Un petit homme nanti de lunettes , d' une figure fatiguée et d' une trousse noire descendit les marches du quai . Il repéra un coin à peu près propre sur le pont et déposa sa trousse . Puis il enleva son chapeau , se frotta la nuque et regarda la mer , comme s' il ne savait pas où il se trouvait ni pourquoi il était venu . Voilà votre client , toubib , dit Ohls . Plongé de là_haut la nuit dernière . Entre neuf et dix . C' est tout ce que nous savons . Le petit homme regarda le mort de la voiture d' un air morose . Il palpa le crâne , examina la contusion sur la tempe , fit remuer la tête entre ses deux mains , tâta les côtes de l' homme . Il souleva une main morte et molle et en contempla les ongles . Il la lâcha et la regarda retomber . Il fit un pas en arrière , ouvrit sa trousse , en tira un bloc d' imprimés intitulés : Décès accidentels , et se mit à écrire sur un carbone . La fracture du cou semble être la cause de la mort , dit _il en écrivant . Ça veut dire qu' il n' a pas dû avaler beaucoup d' eau . Ça veut dire qu' il ne va pas tarder à devenir raide , et drôlement vite maintenant qu' il est à l' air . Vous ferez mieux de le sortir de la voiture avant . Ça ne sera pas agréable après . Ohls approuva : Mort depuis combien de temps , docteur ? Je ne peux pas dire . Ohls le regarda avec intérêt et retira de sa bouche son petit cigare , qu' il considéra avec la même attention . Heureux de faire votre connaissance , docteur . Un homme qui travaille pour un juge et ne peut pas fixer ça à cinq minutes près , ça me dépasse . Le petit homme sourit amèrement , remit son bloc dans la valise et agrafa son stylo à sa poche . S' il a dîné hier soir , je vous le dirai … si je sais à quelle heure il a dîné . Mais pas à cinq minutes près . Comment a _t _il pu attraper cette marque ? En tombant ? Le petit homme regarda de nouveau la contusion . Je ne pense pas . Ce coup _là a été donné par un instrument contondant . Et ça a saigné sous la peau avant la mort . Une matraque , hein ? Très probablement . Le petit docteur hocha la tête , ramassa sa trousse et regagna les marches de l' appontement . Une ambulance reculait pour se mettre en position de l' autre côté de l' arcade de stuc . Ohls me regarda et dit : Partons . Ça valait à peine le déplacement , hein ? Nous longeâmes la jetée en sens inverse et nous nous réinstallâmes dans la voiture de Ohls . Il fit demi_tour pour regagner la route et regagna la ville par l' autostrade à trois voies lavée par la pluie et bordée de dunes basses de sable blanc _jaune couvertes de mousse rose . Au_dessus de la mer , quelques mouettes tournaient en rond et plongeaient sur des objets qui flottaient ; loin à l' horizon , un yacht blanc paraissait accroché au ciel . Ohls braqua son menton vers moi : Tu le connais ? Naturellement . Le chauffeur des Sternwood . Je l' ai vu épousseter cette même voiture pas plus tard qu' hier . Je ne veux pas te tirer les vers du nez , Marlowe , mais dis _moi simplement si ton boulot avait un quelconque rapport avec lui ? Non . Je ne sais même pas son nom . Owen Taylor . Comment je le sais ? Ça , c' est assez marrant . Il y a à peu près un an , on l' a mis en boîte pour infraction à la loi Mann . Il semble qu' il ait enlevé la fille de Sternwood , la chaude , la plus jeune , pour l' emmener à Yuma . La soeur leur a galopé derrière et s' est amenée devant le procureur du district et l' a persuadé de libérer le gamin de la plainte du Procureur général des États_Unis . Elle dit que le gosse avait l' intention d' épouser sa soeur , mais que la soeur n' a pas pu s' en rendre compte : tout ce qu' elle voulait , c' était se cuiter un bon coup et prendre du bon temps . Alors on a libéré le gosse et que je sois pendu s' ils ne l' ont pas repris comme chauffeur . Et quelque temps après , on reçoit le rapport de Washington concernant ses empreintes ; il avait un casier : tentative de vol à main armée dix ans plus tôt en Indiana . Il s' en est tiré avec six mois dans la prison du comté , celle_là même d' où Dillinger a foutu le camp . On a transmis les renseignements aux Sternwood et ils l' ont gardé quand même . Qu' est_ce_que tu dis de ça ? Ça a l' air d' une famille de tordus , fis _je . Sont _ils au courant pour la nuit dernière ? Non . Il faut que je monte chez eux maintenant . Laissez le vieux en dehors de ça si tu peux . Pourquoi ? Il a assez d' emmerdements et il est malade . Tu veux dire à cause de Regan ? Je me renfrognai . Je ne sais rien de Regan , je te l' ai dit . Je ne suis pas après Regan . Regan n' a embêté personne à ma connaissance . Ohls dit : Oh … , regarda pensivement la mer et la voiture faillit quitter la route . Le reste du trajet , il desserra à peine les dents . Il me déposa à Hollywood près du Théâtre Chinois et fit demi_tour à l' ouest en direction d' Alta Brea Crescent . Je déjeunai sur le pouce et consultai un journal du soir sans rien trouver concernant Geiger . Après mon repas , je repris le boulevard en direction de l' est pour aller jeter un coup d' oeil sur la boutique de Geiger . X Le mince bijoutier à l' oeil noir se tenait sur le pas de la porte dans la même position que la veille . Il me jeta le même regard complice quand j' entrai . La boutique n' avait pas changé : la même lampe allumée sur le petit bureau d' angle , la même blonde dans la même robe collante qui se leva et vint à moi avec le même sourire hésitant . C' était pour … dit _elle , et elle s' arrêta . Ses ongles d' argent s' agitèrent le long de ses flancs . Il y avait une trace de tension dans son sourire . Ce n' était d' ailleurs en aucune façon un sourire , mais une grimace . Elle seule croyait qu' elle souriait . Encore moi , chantonnai _je d' un ton léger , en agitant une cigarette . M Geiger est là , aujourd’hui ? Je … j' ai peur que non … Non … J' ai peur que non … Voyons … vous désiriez ? Je retirai mes lunettes noires et en tapotai délicatement l' intérieur de mon poignet gauche . Si on peut jouer les libellules quand on pèse quatre_vingt_cinq kilos , je crois que je faisais de mon mieux . C' était une blague , ces éditions originales , murmurai _je . Je suis forcé d' être prudent . J' ai quelque chose qu' il sera content de se procurer . Quelque chose qu' il cherche depuis longtemps . Les ongles d' argent se posèrent sur les cheveux blonds , au_dessus d' une des petites oreilles ornées de jais . Ah ! un représentant , dit _elle … Bon … Vous pourriez repasser demain … Je pense qu' il sera là demain . Laissez tomber , dis _je . Je suis dans le boulot aussi . Ses yeux se rétrécirent , ne furent plus qu' un léger éclat verdâtre ; on aurait cru un lac de forêt très loin dans l' ombre des arbres . Ses doigts agrippèrent sa paume . Elle me regarda et poussa un soupir . Il est malade ? Je peux aller chez lui , dis _je impatiemment . Je n' ai pas toute la vie . Vous … euh … vous … euh … fit sa gorge . Je crus qu' elle allait choir sur le nez . Tout son corps frémit et sa figure tomba en morceaux comme la croûte d' un pâté de mariage . Elle la recomposa lentement comme si elle soulevait un pénible fardeau , à force de volonté . Le sourire revint , mais les coins de la bouche pendouillaient . Non , soupira _t _elle . Non . Il n' est pas en ville … Ça ne servirait à rien … Vous ne pouvez pas revenir … demain ? J' ouvrais la bouche pour lui répondre lorsque la porte de la cloison s' entrebâilla de trente centimètres . Le beau garçon brun en blouson de cuir y passa la tête ; il était pâle et serrait les lèvres ; il m' aperçut , referma la porte rapidement , non sans que j' aie pu voir sur le plancher , à côté de lui , une série de caisses en bois garnies de vieux journaux et pleines de livres en vrac . Un homme en salopette toute neuve s' en occupait . On déménageait une partie du stock de Geiger . Une fois la porte fermée , je remis mes lunettes de soleil , et touchai le bord de mon chapeau . Demain , alors . Je vous donnerais bien une carte , mais vous savez ce que c' est … Ou … i . Je sais ce que c' est . Elle frémit de nouveau et fit un léger bruit de succion avec ses lèvres rouges . Je sortis de la boutique , arrivai au carrefour ouest , tournai au nord et gagnai la ruelle qui passait derrière les boutiques . Une camionnette noire aux flancs grillagés , sans publicité dessus , était adossée à la boutique de Geiger . L' homme en salopette toute neuve soulevait justement une des caisses et la posait sur le plancher . Je revins au boulevard et longeai le bloc voisin de la boutique Geiger ; je trouvai un taxi en station près d' une bouche d' incendie . Un garçon au visage frais lisait un magazine d' horreurs derrière son volant . Je me penchai et lui montrai un dollar . Pister quelqu’un ? Il me regarda : Flic ? Privé . Il sourit . D' ac , Jack . Il fourra le magazine derrière son rétroviseur et je montai . Nous fîmes le tour du bloc et il s' arrêta en face de la petite rue de Geiger , à côté d' une autre bouche d' incendie . Il y avait à peu près une douzaine de caisses dans la camionnette lorsque l' homme en salopette ferma les portes , remonta le marchepied arrière et s' installa au volant . Suivez _le , dis _je à mon chauffeur . L' homme en salopette éperonna son moteur , jeta un coup d' oeil à droite et à gauche et fila à toute vitesse . Il tourna à gauche en sortant de l' allée . Nous fîmes de même . J' entrevis la camionnette qui tournait vers l' est dans Franklin et demandai à mon chauffeur de se rapprocher un peu . Il ne le fit pas … on ne put le faire . Je vis la camionnette à deux blocs devant nous quand nous débouchâmes dans Franklin . Nous l' eûmes en vue jusqu' à Vine , après Vine , et tout le temps jusqu' à Western . Nous la vîmes deux fois après Western . Il y avait pas mal de circulation et le garçon au visage frais suivait de trop loin . Je le lui appris sans détours lorsque la camionnette , maintenant loin devant nous , vira de nouveau au nord . La rue dans laquelle elle tourna s' appelait Brittany Place . Quand nous arrivâmes à Brittany Place , la camionnette avait disparu . Le gars au visage frais émit des bruits réconfortants , à travers la séparation , et nous remontâmes la colline à six à l' heure , en observant si la camionnette n' était pas planquée derrière les buissons . Deux blocs plus haut , Brittany Place tournait vers l' est et rejoignait Randall Place , près d' une langue de terrain sur laquelle s' élevait un immeuble de rapport dont la façade donnait sur Randall Place et le garage souterrain sur Brittany . Nous allions le dépasser et le garçon me disait que la camionnette ne pouvait pas être loin quand , en regardant par l' entrée centrale du garage , je l' aperçus dans l' ombre ; ses portes étaient ouvertes . Nous fîmes le tour , gagnâmes la façade et je sortis . Personne dans la loge , pas de tableau . Un bureau de bois contre le mur à côté d' un panneau de boîtes à lettres dorées . Je regardai les noms . Un nommé Brody habitait l' appartement 405 . Un nommé Joe Brody avait reçu cinq mille dollars du général Sternwood pour cesser de s' amuser avec Carmen et se trouver une autre fille . C' était peut_être le même Joe Brody . J' en aurais fait le pari . Le mur faisait un coude que je suivis et j' arrivai à un escalier carrelé qui cernait la cage de l' ascenseur automatique . Le haut de l' ascenseur était au niveau du plancher . Il y avait une porte , à côté de la cage , marquée garage . Je l' ouvris et descendis un escalier étroit qui accédait à la cave . L' ascenseur était ouvert et l' homme en salopette neuve soufflait dur en y entassant les lourdes caisses . Je restai debout à côté de lui , allumai une cigarette et le surveillai . Ça ne lui plut pas . Au bout d' un moment , je pris la parole : Gare à la surcharge , mon vieux . Il est garanti pour une demi_tonne seulement . Où est_ce_que ça monte ? Brody , 405 , grogna _t _il . Le gérant ? Oui . Fameuse récolte , hein … Il me regarda de ses yeux pâles bordées de blanc . Des livres , dit _il , hargneux . Cinquante kilos pour chaque caisse , facilement , et moi j' ai le dos garanti pour trente . Eh bien , fais attention à la surcharge , dis _je . Il monta dans l' ascenseur avec six caisses et ferma les portes . Je remontai les marches jusqu' à l' entrée , regagnai la rue et le taxi me redescendit jusqu' à mon bureau . Je donnai trop d' argent au garçon au visage frais et il me tendit une carte de travail cornée que , pour une fois , je ne flanquai pas dans la jarre de majolique pleine de sable , à côté de l' ascenseur . J' occupais une pièce et demie au septième étage sur la cour . La demi_pièce était un bureau coupé en deux pour faire deux pièces de réception . Le mien portait mon nom et rien d' autre , et ceci seulement dans la pièce de réception . Je laissais toujours celle_ci ouverte , au cas où j' aurais un client et où le client voudrait s' asseoir et attendre . J' avais un client . XI Elle portait un tailleur de tweed moucheté brunâtre , une chemise et une cravate d' homme , de grosses chaussures de marche cousues main . Ses bas étaient aussi fins que la veille mais elle montrait beaucoup moins de ses jambes . Ses cheveux noirs brillaient sous un Robin Hood marron qui pouvait avoir coûté cinquante dollars et paraissait à vue de nez facilement reproductible , d' une seule main , avec une feuille de buvard . Vous vous levez tout de même … dit _elle en fronçant son nez à l' adresse du divan d' un rouge passé , des deux fauteuils à moitié confortables , des rideaux de filet qui réclamaient un lavage et de la table à lire taille garçonnet chargée de vieux magazines qui donnaient à l' endroit un air professionnel . Je commençais à me dire que vous travailliez peut_être au lit , comme Marcel_Proust . Qui est _ce ? Je mis une cigarette dans ma bouche et la regardai . Elle était un peu pâle et tendue , mais elle paraissait de taille à fonctionner sous tension . Un écrivain français , un spécialiste en dégénérés . Vous ne pouvez pas le connaître . Tut … Tut … dis _je . Venez dans mon boudoir . Elle se leva et dit : Nous ne nous sommes pas très bien entendus hier . Peut_être ai _je été brutale … Nous l' avons été tous les deux , dis _je . J' ouvris la porte de communication et l' invitai du geste . Nous passâmes dans la seconde moitié de mon appartement , qui contenait un tapis rouge _rouille , pas très frais , cinq boîtes à fiches vertes , dont trois remplies de tabac californien , un calendrier publicitaire représentant les Quintuplées éparpillées sur un plancher bleu azur , en robes roses , avec des cheveux brun _phoque et des yeux noirs très luisants tels des pruneaux géants . Il y avait trois chaises de noyer presque authentique , le bureau habituel avec le buvard habituel , la garniture , le cendrier , le téléphone , et l' habituel et grinçant fauteuil tournant . Vous n' avez pas beaucoup de façade , dit _elle en s' asseyant devant le bureau côté client . Je m' approchai de la boîte aux lettres et ramassai six enveloppes , deux lettres et quatre prospectus . Je pendis mon chapeau au téléphone et m' assis . Les Pinkerton non plus , dis _je . Si vous êtes honnête , ce commerce _là ne rapporte pas lourd . Quand vous avez une façade , c' est que vous faites de l' argent … ou que vous espérez en faire . Tiens ? Vous êtes honnête ? demanda _t _elle en ouvrant son sac . Elle tira une cigarette d' un étui émaillé , l' alluma avec un briquet de poche , fit choir étui et briquet dans le sac et laissa celui_ci ouvert . J' y arrive péniblement . Comment avez _vous pu choisir cette profession ignoble , alors ? Comment avez _vous pu épouser un trafiquant d' alcool ? Seigneur , ne recommençons pas à nous battre . J' essaye de vous téléphoner depuis ce matin . Ici et à votre appartement . À propos d' Owen ? Sa figure se tendit , devint dure . Sa voix resta calme . Pauvre Owen , dit _elle . Alors vous savez ça ? Un des hommes du procureur m' a emmené au Lido . Il s' imaginait que je savais peut_être quelque chose . Mais il en connaissait beaucoup plus long que moi . Il savait qu' Owen avait voulu épouser votre soeur … autrefois . Elle tira silencieusement sur sa cigarette et me considéra de ses yeux noirs et fermes . Peut_être que ça n' aurait pas été une si mauvaise idée , dit _elle tranquillement . Il l' aimait . C' est une chose qu' on ne rencontre pas souvent dans notre milieu . Il avait un casier judiciaire . Elle haussa les épaules et reprit d' un ton négligent : Il ne connaissait pas les gens qu' il fallait . Voilà tout ce que signifie un casier judiciaire dans ce pays pourri . Je ne peux pas vous suivre . Elle ôta son gant droit et mordit la première jointure de son index en me regardant fixement . Je ne suis pas venue vous parler d' Owen . Croyez _vous que vous puissiez me dire à propos de quoi mon père voulait vous voir ? Pas sans sa permission . C' était au sujet de Carmen ? Je ne peux pas même répondre à ça . J' achevai de bourrer une pipe et j' en approchai une allumette . Elle suivit des yeux la fumée pendant un instant . Puis sa main plongea dans son sac ouvert et en ressortit une épaisse enveloppe blanche . Elle la lança sur le bureau . De toute façon , il vaut mieux que vous voyiez ça , dit _elle . Je la ramassai . L' adresse tapée à la machine était celle de Mme Vivian Regan , 3765 Alta Brea Crescent , West Hollywood . Remise en avait été faite par exprès et le tampon du bureau portait 8 : 35 du matin comme date d' affranchissement . J' ouvris l' enveloppe et en tirai l' épreuve glacée 9 x 12 qui en constituait tout le contenu . C' était Carmen , assise dans le grand fauteuil de teck de Geiger , sur l' estrade , avec ses pendants d' oreille et dans le costume de sa naissance . Ses yeux semblaient encore un peu plus fous que je me le rappelais . Le dos de la photo était vierge . Je la remis dans l' enveloppe . Combien en veulent _ils ? demandai _je . Cinq mille pour le négatif et le reste des épreuves . Le marché doit être conclu ce soir , sinon ils enverront ça à une feuille à scandale . Comment la demande a _t _elle été transmise ? Une femme m' a téléphoné environ une demi_heure après que cette chose a été distribuée . Il n' y a rien à craindre côté scandale . Les jurés les condamnent sans même délibérer pour des trucs comme ça , de nos jours . Qu' y a _t _il d' autre ? Doit _il y avoir quelque chose d' autre ? Oui . Elle me dévisagea , un peu troublée . Il y a quelque chose . La femme a dit que la police était mêlée à ça et que je ferais mieux de me grouiller sinon je parlerais à ma petite soeur derrière la grille d' une prison . C' est mieux , dis _je . Mêlée de quelle façon ? Je ne sais pas . Où est Carmen en ce moment ? Elle est à la maison . Elle a été malade la nuit dernière . Elle est encore au lit , je pense . Est _elle sortie la nuit dernière ? Non . Moi , je suis sortie , mais les domestiques assurent qu' elle ne l' a pas fait . J' étais descendue à Las Olindas pour jouer à la roulette au Cypress Club d' Eddie Mars . J' ai perdu ma chemise . Ainsi , vous aimez la roulette . Ça vous ressemble . Elle croisa ses jambes et alluma une autre cigarette . Oui , j' aime la roulette . Tous les Sternwood aiment les jeux où on perd , comme la roulette , ou épouser des gens qui se moquent d' eux , ou courir des steeple_chases à cinquante_huit ans , se faire vider par un cheval vicieux et rester paralysé pour la vie . Les Sternwood ont de l' argent . Tout ce que ça leur a rapporté , c' est des espérances . Que faisait Owen la nuit dernière dans votre voiture ? Personne n' en sait rien . Il l' a prise sans autorisation . Nous le laissons toujours prendre une voiture pour son jour de sortie , mais la nuit dernière n' était pas son jour de sortie . Sa bouche se tordit un peu . Vous pensez … Qu' il était au courant de cette photo déshabillée ? Comment pourrais _je vous le dire ? Je ne l' élimine pas . Pouvez _vous vous procurer cinq mille dollars liquides en ce moment ? Pas à moins de le dire à papa … ou d' emprunter . Je pourrais sans doute les demander à Eddie Mars . Dieu sait qu' il pourrait être généreux avec moi . Il vaut mieux essayer ça . Vous en aurez peut_être besoin très vite . Elle se renversa en arrière et passa un bras autour du dossier du fauteuil . Si on prévenait la police ? C' est une bonne idée . Mais vous ne le ferez pas . Je ne le ferai pas ? Non . Vous avez votre père et votre soeur à protéger . Vous ne savez pas ce que la police peut découvrir . Ça serait peut_être quelque chose qu' ils ne pourraient pas étouffer . Quoiqu' ils s' y efforcent , d' habitude , dans les histoires de chantage . Pouvez _vous faire quelque chose ? Je crois que oui . Mais je ne peux vous dire ni pourquoi ni comment . Vous me plaisez , dit _elle brusquement . Vous croyez aux miracles . Auriez _vous à boire dans votre bureau ? J' ouvris le tiroir pour en extraire ma bouteille et deux petits verres . Je les remplis et nous bûmes . Elle ferma son sac d' un coup sec et recula son fauteuil . Je les aurai , ces cinq mille , dit _elle . Je suis une bonne cliente d' Eddie Mars . Il a une autre raison de se montrer gentil avec moi , que vous ne connaissez peut_être pas . Elle m' adressa un de ces sourires que les lèvres oublient avant qu' ils arrivent aux yeux . La blonde épouse de Mars est la poupée avec qui Rusty a fichu le camp . Je ne répondis pas . Elle me regarda avec acuité et ajouta : Ça ne vous intéresse pas ? Ça devrait m' aider à le retrouver , si j' étais à sa recherche . Vous ne croyez pas qu' il soit lié à tout ce gâchis , hein ? Elle me tendit son verre vide . Donnez _m' en un autre . Vous êtes un type dont il est impossible de rien tirer . Vos oreilles ne remuent même pas . Je remplis le petit verre . Vous avez tiré de moi tout ce qu' il vous fallait : une certitude assez bien établie que je ne cherche pas votre mari . Très vite , elle avala le verre . Ça la fit s' enrouer ou lui donna un prétexte pour s' enrouer . Elle reprit lentement sa respiration . Rusty n' était pas une canaille . Sinon , il ne se serait pas contenté de petite monnaie . Il avait quinze mille dollars en billets sur lui . Il appelait ça son argent de poche . Il les avait quand je l' ai épousé et il les avait quand il est parti . Non … Rusty n' est pas mêlé à une histoire de chantage au rabais . Elle prit l' enveloppe et se leva . Je reste en contact avec vous , dis _je . Si vous voulez me laisser une communication , la fille du standard de l' immeuble où j' habite la prendra . Nous gagnâmes la porte . Tout en tapotant ses phalanges avec l' enveloppe blanche , elle dit : Vous estimez toujours ne pas pouvoir me dire ce que papa … Il faut que je le voie d’abord . Elle prit la photo et la regarda , sur le seuil de la porte : Elle a un joli corps , n' est _ce pas ? Ouais . Elle se pencha vers moi . Vous devriez voir le mien … dit _elle sérieusement . Pouvez _vous arranger ça ? Elle eut un rire soudain et , brusquement , franchit la porte à moitié , puis tourna la tête et dit avec calme : Vous êtes l' animal le plus froid que j' aie jamais vu , Marlowe . Peut_être puis _je vous appeler Phil ? Bien sûr . Vous pouvez m' appeler Vivian . Merci , madame Regan . Oh ! Allez au diable , Marlowe ! Elle sortit sans se retourner . Je fermai la porte et m' immobilisai , la main sur le bouton , en regardant ma main . J' avais un peu chaud à la figure . Je revins au bureau , rangeai le whisky , rinçai les deux petits verres et les rangeai . J' enlevai mon chapeau du téléphone et appelai le bureau du procureur du district ; je demandai Bernie Ohls . Il était de retour dans son trou carré . Eh bien , j' ai laissé le vieux tranquille , dit _il . Le valet de chambre a dit que lui ou une des filles pourraient le lui apprendre . Cet Owen Taylor habitait au_dessus du garage et j' ai fouillé ses affaires . Les parents habitent Dubuque , Iowa . J' ai télégraphié au chef de la police locale pour savoir ce qu' ils veulent qu' on fasse . La famille Sternwood paiera . Suicide ? demandai _je . Impossible à dire . Il n' a rien laissé . Il n' avait pas l' autorisation de prendre la voiture . Tout le monde était là , la nuit dernière , sauf Mme Regan . Elle était descendue à Las Olindas avec un coco nommé Larry Cobb . J' ai vérifié . Je connais un gars d' une des tables . Tu devrais arrêter un peu ces jeux , dis _je . Avec le syndicat qu' il y a dans ce comté ? Sois sérieux , Marlowe . Cette contusion sur le crâne du gaillard m' embête un peu . Sûr que tu ne peux pas m' aider pour ça ? J' aimais sa façon de poser la question . Ça me permettait de répondre non sans mentir vraiment . Nous nous dîmes au revoir et je quittai le bureau , achetai les trois journaux du soir et pris un taxi jusqu' au Palais de Justice pour récupérer ma voiture . Rien sur Geiger dans aucun des trois journaux . Je jetai un coup d' oeil sur le carnet bleu , mais le code me nargua comme il l' avait fait la veille . XII Les arbres , du côté supérieur de Laverne Terrace , portaient leurs feuilles vertes lavées par la pluie . Dans le frais soleil de l' après_midi , je suivis des yeux la pente raide de la colline et la volée de marches par où le tueur s' était enfui après les trois coups de feu . Deux petites maisons donnaient sur la rue d' en bas . Elles avaient peut_être entendu les coups de feu , ou peut_être pas . Aucune activité devant chez Geiger et nulle part le long de la rue . La haie semblait verte et pacifique et les bardeaux du toit étaient encore humides . Je dépassai lentement la baraque en ruminant une idée . Je n' avais pas examiné le garage la nuit passée . Une fois le corps de Geiger disparu , je n' avais pas songé sérieusement à le retrouver ; ça m' aurait forcé la main . Mais le traîner jusqu' au garage , dans sa propre voiture , et précipiter celle_ci dans un des cent canyons solitaires qui entourent Los_Angeles était un moyen de se débarrasser de lui pendant des jours … et même des semaines . Ceci impliquait deux choses : une clé de sa voiture et deux personnes pour la balade . Ça réduirait pas mal le champ des recherches , d' autant que son trousseau personnel était dans ma poche quand c' était arrivé . Je n' eus pas l' occasion d' examiner le garage . Les portes étaient fermées et cadenassées et quelque chose s' agita derrière la haie quand j' arrivai à sa hauteur . Une femme en manteau à carreaux verts et qui portait un tout petit chapeau sur de flous cheveux blonds sortit du taillis et regarda sauvagement ma voiture , comme si elle ne l' avait pas entendue monter la côte . Puis elle fit prestement demi_tour . C' était Carmen Sternwood , naturellement . Je remontai la rue , me garai et revins sur mes pas . En plein jour , ça paraissait risqué et dangereux . Je franchis la haie . Elle était là , droite et muette , adossée à la porte d' entrée fermée . Une de ses mains s' approcha lentement de ses dents et elle mordit son drôle de pouce . Il y avait des marques rouges sous ses yeux et son visage pâle et hagard trahissait sa tension nerveuse . Elle me fit un demi_sourire . Elle dit d' une voix mince et fragile : Bonjour ! Euh … Qu' est _ce … Ce fut tout ; elle revint à son pouce . Souvenez de moi ? dis _je . Nichachien Reilly , le type qui a grandi . Souvenez ? Elle hocha la tête et un sourire rapide et fébrile se joua sur ses traits : Qu' est_ce_que … Qu' est_ce_que ? Je l' écartai , mis la clé dans la serrure , ouvris la porte et poussai la fille à l' intérieur . Je refermai la porte et me mis à renifler . L' endroit était atroce à la lumière du jour . La camelote chinoise sur les murs , le tapis , les lampes inutiles , les machins en teck , les couleurs qui juraient de façon dégueulasse , le totem , le flacon d' éther et de laudanum , tout ça , au jour , était d' une saleté vacharde comme une réunion de fantômes . La fille et moi restâmes à nous regarder . Elle voulut garder son petit sourire malin , mais son visage était trop fatigué pour s' y prêter et resta inexpressif . Le sourire s' effaça , comme de l' eau sur du sable et sa peau pâle me parut avoir une texture râpeuse et grenue , sous le vide étonné et stupide de ses yeux . Sa langue blanchâtre léchait les coins de sa bouche . Une jolie petite fille gâtée et pas très intelligente qui avait très , très mal tourné sans que personne ne s' en soucie . Au diable les richards . Ils me rendaient malade . Je tournai une cigarette entre mes doigts , écartai quelques livres et m' assis au bout du bureau noir . J' allumai ma cigarette , exhalai une bouffée et regardai un moment en silence ses dents qui mordaient son pouce . Carmen était debout devant moi , telle une méchante petite fille dans le bureau du proviseur . Qu' est_ce_que vous fichez là ? lui demandai _je enfin . Elle pignocha le tissu de son manteau et ne répondit pas . Qu' est_ce_que vous vous rappelez de la nuit dernière ? Elle répondit cette fois tandis_qu' un éclair rusé apparaissait au fond de ses yeux : Rappeler quoi ? J' étais malade , la nuit dernière . J' étais à la maison . Sa voix était un filet voilé qui parvenait à peine à mes oreilles . Mon oeil … dis _je . Ses yeux papillotèrent rapidement . Avant de rentrer à la maison , dis _je . Avant que je vous ramène , ici , dans ce fauteuil ( je le montrai du doigt ) sur ce châle orange . Vous vous le rappelez parfaitement . Une lente rougeur envahit son visage . C' était déjà quelque chose . Elle pouvait rougir . Une ligne blanche apparut sous ses iris gris pailletés . Elle mordit violemment son pouce . Vous … c' était vous ? soupira _t _elle . C' était moi . De quoi vous souvenez _vous ? Elle dit distraitement : Vous êtes de la police ? Non . Vous n' êtes pas de la police ? Non . Je suis un ami de votre père . Elle soupira faiblement : Qu' est _ce … Qu' est_ce_que vous voulez ? Qui l' a tué ? Ses épaules tremblèrent mais rien ne bougea dans sa figure . Qui d' autre … est au courant ? Pour Geiger ? Je ne sais pas . Pas la police , sans ça ils seraient ici . Peut_être Joe Brody . C' était un coup que je lançais dans le noir ; mais ça lui arracha un cri . Joe Brody ! Lui ! Et puis nous nous tûmes tous les deux . Je tirais sur ma cigarette et elle se bouffait le pouce . Ne jouez pas les astucieuses , pour l' amour du ciel , insistai _je . C' est le moment d' adopter une simplicité antique . Brody l' a tué ? Tué qui ? Oh , Seigneur ! dis _je . Elle parut blessée . Son menton dégringola de cinq centimètres . Oui , dit _elle solennellement . C' est Joe . Pourquoi ? Je ne sais pas . Elle secoua la tête pour se persuader elle_même qu' elle ne savait pas . L' aviez _vous vu récemment ? Ses mains retombèrent et firent des petites boules blanches . Une fois ou deux . Je le déteste . Ainsi , vous savez où il habite . Oui . Et vous ne l' aimez plus ? Je le déteste . Alors vous aimeriez que ce soit lui . De nouveau le vide . J' allais trop vite pour elle . C' était difficile de faire autrement . Vous voulez bien dire à la police que c' est Joe Brody ? tentai _je . Une terreur soudaine flamba sur ses traits . Si je peux éliminer tout ce qui concerne cette photo décolletée , naturellement , ajoutai _je pour l' apaiser . Elle gloussa . Ça me fit un effet déplaisant . Si elle avait hurlé , pleuré , si elle était simplement tombée raide sur le plancher , le nez en avant , ça aurait été parfait . Elle gloussa , simplement . Tout à coup , ça devenait très marrant . On lui avait pris sa photo en Isis , quelqu’un l' avait fauchée , quelqu’un avait descendu Geiger sous ses yeux , elle était plus saoule qu' un congrès d' anciens combattants et tout d' un coup c' était tellement , tellement rigolo . Alors elle gloussait . Tout ce qu' il y a de chou . Les gloussements se faisaient de plus en plus forts et tournaillaient dans les coins de la chambre comme des rats derrière les lambris . Elle allait avoir une crise d' hystérie . Je me laissai glisser à bas du bureau , m' approchai tout près d' elle et lui flanquai une gifle . Comme la nuit dernière , dis _je . Nous sommes crevants , tous les deux . Reilly et Sternwood , deux comédiens en quête d' auteur . Les gloussements s' arrêtèrent net , mais elle ne fit pas plus attention à la gifle que la veille . Tous ses amis finissaient sans doute par la calotter tôt ou tard . Je commençais à comprendre leur état d' esprit . Je me rassis au bout du bureau noir . Vous ne vous appelez pas Reilly , dit _elle gravement . Vous êtes Philip Marlowe . Vous êtes un détective privé . Viv me l' a dit . Elle m' a montré votre carte . Elle frotta la joue que j' avais calottée . Elle me sourit comme si j' étais un compagnon agréable . Bon ; vous vous souvenez , dis _je . Et vous êtes revenue chercher cette photo et vous n' avez pas pu entrer dans la maison . C' est vrai ? Son menton remua de haut en bas . Elle essaya le coup du sourire . L' action était engagée contre moi ; j' étais censé crier Yippi ! dans une minute et lui proposer de partir pour Yuma . La photo a disparu , dis _je , j' ai cherché la nuit dernière avant de vous ramener à la maison . Sans doute Brody l' a _t _il emportée . Vous ne me racontez pas de blagues , pour Brody ? Elle secoua la tête sérieusement . C' est un résultat , dis _je . Inutile de continuer à y penser . Ne dites à âme qui vive que vous étiez ici , la nuit dernière ou aujourd’hui . Pas même à Vivian . Oubliez tout simplement que vous êtes venue ici . Laissez Reilly s' occuper de ça . Votre nom n' est pas … commença _t _elle … et puis elle s' arrêta et hocha la tête vigoureusement pour signifier son adhésion à ce que j' avais dit ou à l' idée qu' elle venait d' avoir . Ses yeux se resserrèrent et se firent presque noirs et aussi profonds que l' émail d' un plateau de restaurant . Elle avait donc eu une idée . Maintenant , il faut que je rentre à la maison , dit _elle , comme si nous venions de prendre une tasse de thé ensemble . Certainement . Je ne bougeai pas . Elle me lança un autre coup d' oeil assassin et s' en fut vers la porte . Elle posait la main sur la poignée lorsque nous entendîmes une voiture . Elle me regarda d' un oeil interrogateur . Je haussai les épaules . La voiture s' arrêta en plein devant la maison . De terreur , son visage verdit . Il y eut des pas et la sonnerie retentit . Carmen me regarda par_dessus son épaule , la main crispée sur le bouton de la porte , morte de peur . La sonnerie continua à retentir . Puis le bruit cessa . Une clé s' agita dans la serrure . Carmen fit un bond en arrière et se figea . La porte s' ouvrit . Un homme entra en coup de vent et s' arrêta net en nous regardant tranquillement , parfaitement maître de lui . XIII C' était un homme gris , absolument gris , sauf ses chaussures noires luisantes et deux rubis piqués sur sa cravate de satin gris et qui ressemblaient aux losanges des tapis de roulette . Sa chemise était grise , ainsi que son complet croisé merveilleusement coupé dans une flanelle moelleuse . En voyant Carmen , il enleva son chapeau gris ; ses cheveux , sous son chapeau , étaient gris et fins comme si on les avait tamisés à travers de la gaze . Ses sourcils gris et fournis lui donnaient un certain petit air crâneur . Un grand menton , un nez en bec d' aigle , des yeux gris pensifs au regard oblique à cause d' un repli de sa paupière supérieure qui couvrait le coin de la paupière elle_même . Il resta debout poliment , une main sur la porte ; l' autre , qui tenait le chapeau , tapotait doucement sa cuisse . Il avait l' air dur , pas de la dureté du dur de dur , mais plutôt de celle du cavalier bien entraîné . Mais ce n' était pas un cavalier . C' était Eddie Mars . Il ferma la porte derrière lui , mit sa main dans la poche à revers de sa veste et laissa dépasser son pouce qui faisait une tache claire dans la pénombre de la pièce . Il sourit à Carmen . Il avait un joli sourire naturel . Elle lécha ses lèvres et le regarda . La peur s' effaça de son visage . Elle lui rendit son sourire . Excusez cette entrée désinvolte , dit _il . La sonnette ne m' avait semblé alerter personne . M Geiger est _il là ? J' intervins : Non . Nous ne savons pas où il est . Nous avons trouvé la porte ouverte . Nous sommes entrés . Il hocha la tête et le bord de son chapeau effleura son menton effilé . Vous êtes de ses amis , naturellement ? De simples relations de travail . Nous sommes venus pour un livre . Ah ! un livre ? Il dit ça rapidement , légèrement et un peu ironiquement , estimai _je , comme s' il savait ce qu' étaient les livres de Geiger . Puis il regarda Carmen et haussa les épaules . Je gagnai la porte . Nous allons filer , dis _je . Je pris le bras de Carmen . Elle regardait Eddie Mars . Il lui plaisait . Pas de commission si Geiger revient ? demanda aimablement Eddie Mars . Nous ne tenons pas à vous déranger . C' est très dommage , dit _il d' un ton trop appuyé . Ses yeux gris clignèrent et se durcirent comme je passais devant lui pour ouvrir la porte . Il ajouta d' un ton détaché : La fille peut les mettre , j' aimerais vous parler quelques instants , militaire . Je la lâchai , regardai l' homme d' un oeil vide . Pas sérieux , hein ? dit _il gentiment . Perdez pas votre temps . J' ai deux hommes dehors dans la voiture et ils font toujours exactement ce que je leur dis . Carmen émit un son à mes côtés et fonça à travers la porte . Le bruit de ses pas se perdit rapidement quand elle descendit la colline . Je n' avais pas vu sa voiture ; elle avait dû la laisser en bas . Qu' est_ce_que diable … commençai _je . Oh ! laisse tomber , soupira Eddie Mars . Il y a quelque chose de louche par ici . Je veux savoir ce que c' est . Si tu as envie de prendre du plomb dans les tripes , tu n' as qu' à rester devant moi . Oh ! Oh ! dis _je . Un dur de dur ! Seulement quand il le faut , militaire . Il ne me regardait plus . Il allait dans la pièce , rembruni , sans m' accorder la moindre attention . Je regardai dehors par la fenêtre de devant , au_dessus du carreau cassé . Le haut d' une voiture dépassait la haie . Son moteur tournait au ralenti . Eddie Mars trouva le flacon pourpre et les deux verres veinés d' or sur le bureau . Il renifla un des verres , puis le flacon . Un sourire de dégoût plissa ses lèvres . Le sale maquereau … dit _il d' une voix neutre . Il regarda quelques livres , grogna , fit le tour du bureau et s' arrêta devant le petit totem et son objectif . Il l' examina et son regard tomba sur le plancher , au pied de l' appareil . Il écarta du pied le petit tapis , puis se baissa très vite , le corps tendu . Il mit un de ses genoux gris en terre . Le bureau me le cachait en partie . Il y eut une brève exclamation et il se releva . Sa main jaillit de sous sa veste et un Lüger noir apparut . Il le tenait de ses longs doigts bruns , sans me viser , sans viser personne . Du sang , dit _il . Du sang , ici , sous ce tapis . Beaucoup de sang . Pas possible ? dis _je d' un air intéressé . Il se glissa dans le fauteuil du bureau , attira à lui le téléphone groseille et fit passer le Lüger dans sa main gauche . Il fronça ses épais sourcils gris à l' adresse du téléphone , ce qui creusa une ride profonde dans la chair tannée en haut de son nez courbe . Je pense qu' on va inviter quelques flics , dit _il . Je flanquai un coup de pied dans le tapis , à l' endroit où le corps de Geiger était tombé . C' est du vieux sang , dis _je . Du sang sec . On va quand même inviter quelques flics . Pourquoi pas ? dis _je . Ses yeux s' amincirent . Son vernis s' écaillait , laissait apparaître un dur bien habillé nanti d' un Lüger . Il n' aimait pas que je sois de son avis . Qui êtes _vous , sacré nom ? Marlowe , détective . Jamais entendu parler . Qui est la fille ? Cliente . Geiger essayait de lui passer la corde au cou à l' aide d' un petit chantage . On est venu discuter de ça . Il n' était pas là . La porte était ouverte , nous sommes entrés pour attendre , je ne vous l' avais pas dit ? Commode , dit _il . La porte ouverte . Et justement vous n' aviez pas de clé . Non . Comment se fait _il que vous en ayez une ? C' est votre boulot , militaire ? Ça se pourrait . Il eut un sourire tendu et rejeta son chapeau en arrière sur ses cheveux gris . Et je pourrais m' arranger pour que votre boulot soit le mien . Ça ne vous conviendrait pas . C' est trop mal payé . D' accord , petit finaud . Cette maison est à moi . Geiger est mon locataire . Qu' est_ce_que ça vous dit ? Vous fréquentez des gens adorables . Je les prends comme ils viennent . Il y en a de toutes les sortes . Il regarda son Lüger , haussa les épaules et le remit sous son bras . Vous avez des idées , militaire ? Des tas . Quelqu’un a tué Geiger . Quelqu’un a été tué par Geiger , qui a fichu le camp . Ou alors c' étaient deux autres types . Ou bien Geiger était grand prêtre d' un culte et il a fait un sacrifice sanglant devant ce totem . Ou alors il a mangé du poulet à dîner et il aime bien tuer les poulets dans son salon . L' homme gris fronça les sourcils . J' abandonne , dis _je . Appelez plutôt vos amis du commissariat central . Je ne pige pas , aboya _t _il . Quel jeu jouez _vous ? Allez _y , appelez les flics . Vous allez déclencher un fameux boucan . Il rumina ces mots sans bouger . Ses lèvres se tendirent sur ses dents . Je ne pige pas ça non plus , dit _il brièvement . Peut_être que c' est pas votre bon jour . Je vous connais monsieur Mars . Le Cypress Club à Las Olindas . Du gros jeu pour de gros pontes . La police de l' endroit dans votre poche et un accès aisé à Los_Angeles . En d’autres termes , des protections . Geiger était dans une combine qui en avait besoin également . Peut_être que vous le protégiez un petit peu de temps en temps , considérant que c' était votre locataire . Sa bouche eut un rictus dur et pâle . Geiger était dans quelle combine ? Les livres obscènes . Il me regarda pendant une longue minute . Quelqu’un l' a eu , dit _il doucement . Vous savez quelque chose . On ne l' a pas vu à la boutique aujourd’hui . Ils ne savent pas où il est . Il n' a pas répondu au téléphone ici . Je monte voir pourquoi . Je trouve du sang sur le plancher , sous un tapis . Et vous avec une fille . Un peu faible , dis _je . Mais vous pourrez peut_être vendre cette salade à un acheteur complaisant . Vous avez oublié un petit quelque chose , pourtant . Quelqu’un a emmené ses livres de la boutique , aujourd’hui … les jolis livres qu' il louait … Il fit claquer sèchement ses doigts et dit : J' aurais dû penser à ça , militaire . Vous avez l' air d' y être . Comment voyez _vous ça ? Je pense que Geiger a été liquidé . Je pense que c' est son sang . Et le fait que les livres aient été déménagés indique pourquoi on a caché le corps pendant un certain temps . Quelqu’un reprend la combine et a besoin d' un petit délai pour s' organiser . Ça ne se passera pas comme ça , dit Eddie Mars sauvagement . Qui est _ce qui dit ça ? Vous et une paire de tueurs dans votre voiture ? Ce patelin est devenu une grande ville , Eddie . Il y a des vrais durs qui se sont amenés par ici récemment . La rançon du développement . Vous parlez foutrement trop , dit Eddie Mars . Il découvrit ses dents et siffla deux coups aigus . La porte d' une voiture claqua au_dehors et des pas accoururent en longeant la haie . Mars exhiba de nouveau son Lüger et le pointa vers ma poitrine . Ouvre la porte . La serrure s' agita et une voix appela de l' extérieur . Je restai immobile . La gueule du Lüger me rappelait l' entrée du tunnel de la Deuxième Rue , mais je restai immobile . L' idée que je ne suis pas invulnérable , j' avais déjà eu le temps de m' y habituer . Ouvrez _la vous_même , Eddie . Qui diable êtes _vous pour me donner des ordres ? Soyez gentil , et je pourrai peut_être vous tirer de là . Il se leva d' un bloc et fit le tour du bureau jusqu' à la porte . Il l' ouvrit sans me quitter des yeux . Deux hommes firent irruption dans la pièce , fort occupés à fouiller sous leurs aisselles . L’un , de toute évidence , était un lutteur , un garçon pas mal avec un nez amoché et une oreille comme un chateaubriand . L' autre était mince , blond , cadavérique et doté d' yeux mal ouverts et incolores . Eddie Mars ordonna : Regardez si cet oiseau _là ne porte pas un feu sur lui . Le blond exhiba un court pistolet et me tint en joue . Le lutteur m' aborda de biais et tâta mes poches avec soin . Je pivotai devant lui comme un mannequin désabusé qui présente une robe du soir . Pas d' arme , dit _il en grasseyant . Vois qui c' est . Le lutteur glissa une main dans ma poche de poitrine et en sortit mon portefeuille . Il l' ouvrit et en examina le contenu . Eddie , c' est un nommé Philip Marlowe . Habite à Hobart Arms sur Franklin . Carte professionnelle , shérif honoraire et tout . Un privé . Il remit le portefeuille dans ma poche , me donna un petit coup sous le nez et s' éloigna . Cassez _vous , dit Eddie Mars . Les deux tueurs sortirent et fermèrent la porte . On ne les entendit pas remonter dans la voiture . Ils mirent le moteur en marche et le laissèrent tourner . Ça va . Parle , aboya Eddie Mars . Les sommets de ses sourcils dessinaient des angles aigus sur son front . Je ne suis pas encore prêt à tout lâcher . Tuer Geiger pour reprendre sa combine , ça serait idiot et je ne suis pas sûr que ce soit arrivé comme ça , en admettant qu' il ait été tué . Mais je suis certain que celui qui a les livres maintenant sait de quoi il retourne et que la blonde de la boutique a les foies pour une raison ou une autre . Et j' ai la vague idée du gars qui a peut_être les bouquins . Qui ? C' est le morceau que je ne suis pas disposé à lâcher . J' ai un client , vous comprenez . Il fronça son nez . Cette … dit _il rapidement . Je pensais que vous connaissiez la fille , dis _je . Qui a les livres , militaire ? Pas envie de parler , Eddie . Pourquoi le ferais _je ? Il posa le Lüger sur le bureau et y fit claquer sa paume ouverte . Ça , dit _il . Et je pourrais aussi m' arranger pour que vous n' y perdiez pas . Voilà le ton que je préfère . Ne mêlez pas votre pétard à tout ça . J' ai toujours une oreille qui traîne quand on me parle fric . Combien vous balancez ? Pour faire quoi ? Qu' est_ce_que vous voulez que je fasse ? Il cogna durement sur le bureau . Écoute , militaire . Je te pose une question et tu me réponds par une autre . Nous n' aboutirons à rien . Pour des raisons à moi , je veux savoir où est Geiger . Sa combine était mocharde et je ne le protégeais pas . Il se trouve que j' étais son propriétaire . Ça ne m' affole pas , maintenant . Je comprends parfaitement que tout ce que tu sais là_dessus est sous cloche , sans ça , ça serait plein de grosses pompes à clous grinçantes par ici . T' as rien à vendre . Mon idée , c' est que tu as besoin toi_même d' un peu de protection . Alors , crache . C' était une pas mauvaise supposition , mais je n' allais pas le lui dire . J' allumai une cigarette , soufflai l' allumette et la lançai sur l' oeil de verre du totem . Vous avez raison , dis _je . Si quelque chose est arrivé à Geiger , il faudra que je refile ce que je sais à la police . Ce qui place d' office la chose dans le domaine public et ne me laisse plus rien à vendre . Aussi , avec votre permission , je vais les mettre . Sa figure blanchit sous son hâle . Un instant , il eut l' air méchant , rapide et dur . Il fit un mouvement pour lever son arme . J' ajoutai , désinvolte : Au fait , comment va Mme Mars en ce moment ? Pendant un instant , j' eus l' impression que j' avais charrié . Sa main se crispa en tremblant sur le revolver . Des muscles durs se dessinèrent sur sa figure . Casse _toi , dit _il doucement . Je me contrefous de ce que tu vas faire et de l' endroit où tu vas en sortant d' ici . Mais je vais te prévenir d' une chose , militaire . Ne me mêle pas à tes histoires , sinon tu regretteras de ne pas t' appeler Alice pour vivre au Pays des Merveilles . Eh bien , c' est pas si loin de Clonmel , dis _je . J' ai appris qu' un de vos copains en venait . Il s' accouda au bureau , les yeux froids , immobile . Je gagnai la porte , l' ouvris et me retournai pour le regarder . Ses yeux m' avaient suivi , mais son corps mince et gris était resté immobile . Il y avait de la haine dans son regard . Je sortis , passai la haie , remontai la colline jusqu' à ma voiture où je grimpai . Je fis demi_tour et dépassai la crête . Personne ne me tira dessus . Quelques rues plus loin , je changeai de direction , arrêtai le moteur et m' immobilisai quelques instants . Personne ne me suivait . Je revins à Hollywood . XIV Il était cinq heures moins dix quand je garai ma voiture près de l' entrée de l' immeuble de Randall Place . Quelques fenêtres étaient éclairées et les radios bêlaient au crépuscule . Je pris l' ascenseur automatique jusqu' au quatrième étage et longeai un grand couloir à la moquette verte et aux panneaux ivoire . Une brise fraîche venue de la porte qui donnait sur la sortie de secours le traversait . Un petit bouton ivoire pointait à côté de la porte ivoire marquée 405 . J' appuyai dessus et attendis un temps qui me parut long . Puis la porte s' ouvrit sans bruit , de trente centimètres à peu près . La façon dont ça se passa fut rapide , furtive . L' homme avait de longues jambes , un long torse , de larges épaules et des yeux brun foncé dans une figure brune impassible qui avait appris depuis longtemps à contrôler ses expressions . Des cheveux comme de la laine d' acier plantés assez en arrière découvraient une bonne surface de front tanné qui , superficiellement , pouvait paraître abriter un cerveau . Ses yeux sombres me jaugèrent d' un air impersonnel . Ses longs doigts minces retenaient le bord de la porte . Geiger ? fis _je comme il se taisait . Rien de visible ne se passa sur sa figure . De derrière la porte , il fit surgir une cigarette , la planta entre ses lèvres et en tira un peu de fumée . La fumée monta vers moi , une bouffée paresseuse , méprisante , et derrière la fumée , une voix froide , pas pressée , qui n' avait pas plus d' expression que celle d' un joueur de poker . Vous disiez ? Geiger . Arthur Gwynn Geiger . Le gars qui a les livres . L' homme soupesa ces mots sans la moindre hâte . Il regarda le bout de sa cigarette . Son autre main , celle qui tenait la porte , disparut . L' aspect de son épaule me donna à penser que cette main invisible s' affairait . Connais personne de ce nom , dit _il . Il habite par ici ? Je souris . Il n' apprécia pas mon sourire . Ses yeux devinrent méchants . Je dis : Vous êtes Joe Brody ? La figure brune se durcit : Et puis après ? Tu me cherches , mon pote , ou est_ce_que tu joues tout seul ? Alors , vous êtes Joe Brody , dis _je . Et vous ne connaissez personne qui s' appelle Geiger . C' est très marrant . Oui ? Tes plaisanteries sont très marrantes . Remballe _les et essaye _les autre part . Je m' accotai à la porte et lui adressai un sourire rêveur . Vous avez les livres , Joe , j' ai la liste des pigeons . On devrait causer tous les deux . Ses yeux ne quittèrent pas ma figure . Il y eut un léger bruit dans la pièce derrière lui , comme un anneau de rideau de fer qui se déplace doucement sur une tringle métallique . Il glissa un coup d' oeil dans la pièce . Il ouvrit la porte un peu plus . Pourquoi pas ? Si tu crois que t' as quelque chose à m' offrir ? dit _il froidement . Il s' écarta du passage . Je pénétrai dans la pièce . C' était une pièce accueillante pourvue d' une raisonnable quantité de meubles . Des portes_fenêtres s' ouvraient dans le mur du fond sur un balcon de pierre avec vue sur le crépuscule et les collines . Près d' elles , une porte fermée sur le mur ouest et , auprès de l' entrée , une autre porte sur le même mur ouest . Cette dernière était masquée par un rideau de peluche , maintenu par une tringle de laiton mince fixée au_dessous du linteau . Restait le mur est , qui n' avait pas d' ouvertures . Un divan en occupait le milieu et je m' y assis . Brody ferma la porte et , d' une démarche de crabe , alla jusqu' au grand bureau de chêne orné de clous carrés . Un coffret en bois de cèdre à charnières dorées reposait sur le bureau . Il le transporta sur un fauteuil de repos à mi_chemin sur deux autres portes et s' assit . Je posai mon chapeau sur le divan et attendis . Eh bien , j' écoute , dit Brody . Il ouvrit la boîte à cigares et laissa choir son mégot dans le cendrier posé à côté de lui . Il introduisit un long cigare mince dans sa bouche . Cigare ? Il m' en expédia un par la voie des airs . Je l' attrapai au vol . Il tira de la boîte à cigares un revolver et me le braqua sous le nez . Je biglai le revolver . Un Colt calibre 38 de police . Je n' avais pas de réponse prête pour le moment . Pas mal , hein ? dit Brody . Lève _toi , une petite minute . Avance de soixante centimètres . T' as le droit de reprendre un peu ton souffle pendant ce temps _là . C' était la voix désinvolte et travaillée du grand méchant de cinéma . Le cinéma les a tous rendus comme ça . Tt … Tt … dis _je , sans bouger . C' est fou ce qu' il y a comme pétards dans cette ville et comme il y a peu de gens intelligents . Vous êtes le second type que je rencontre en l' espace de quelques heures qui se figure qu' en brandissant un feu il va conquérir le monde entier . Posez ça et ne faites pas l' andouille , Joe . Ses sourcils se rapprochèrent et il pointa son menton . Il avait des yeux méchants . Le nom de l' autre gars est Eddie Mars , dis _je . Jamais entendu parler ? Non . Brody continuait à me viser . Si jamais il sait où vous étiez la nuit dernière pendant l' orage , il vous nettoiera comme un faussaire nettoie un chèque . Qu' est_ce_que je représenterais pour Eddie Mars ? demanda froidement Brody . Mais il reposa le revolver sur son genou . Pas même un souvenir , dis _je . Nous nous dévisageâmes . J' évitai de regarder l' escarpin noir pointu qui dépassait le rideau de la porte à ma gauche . Brody dit tranquillement : Ne te goure pas . Je ne suis pas un gangster … seulement prudent . Je ne sais rien du tout sur toi . Tu peux aussi bien être un tueur . Vous n' êtes pas assez prudent , dis _je . Ce petit jeu avec les bouquins de Geiger était d' une connerie … Il aspira une longue gorgée d' air et la rejeta sans bruit . Puis il se renversa dans son fauteuil et croisa ses longues jambes en gardant l' arme sur son genou . Ne te goure pas , je me servirai du feu s' il le faut , dit _il . Raconte ta salade . Faites sortir votre copine aux souliers pointus de derrière ce rideau . C' est épuisant de retenir sa respiration comme ça . Brody parla sans cesser de me bigler . Amène _toi , Agnès . Le rideau s' écarta et la blonde aux cuisses onduleuses de chez Geiger nous rejoignit . Elle me regarda avec une espèce de haine recuite et concentrée . Ses narines étaient contractées et ses yeux avaient foncé de deux degrés . Elle avait l' air très malheureux . Je le savais drôlement , que vous étiez un emmerdeur , aboya _t _elle à mon adresse . J' avais dit à Joe de faire attention où il mettait ses pieds . C' est pas ses pieds qu' il fallait regarder , dis _je , c' est ses fesses . Je suppose que c' est spirituel , ricana _t _elle . Ça a dû l' être , dis _je . Mais ça ne l' est sans doute plus guère . Te fatigue pas , me dit Brody . Je fais très attention à mes pieds . Allume un peu que j' y voie clair pour brûler ce type si ça doit se faire … La blonde alluma l' ampoule d' un gros lampadaire carré . Elle se laissa choir dans un fauteuil à côté de la lampe et resta toute droite comme si sa gaine était trop serrée . Je fourrai mon cigare dans ma bouche et en coupai le bout avec mes dents . Le Colt de Brody me regardait avec un grand intérêt pendant que je sortais mes allumettes et que j' allumais le cigare . Je dégustai la fumée et repris : La liste des pigeons dont je parle est en code . Je ne l' ai pas encore déchiffrée mais ça fait dans les cinq cents noms . À ma connaissance , vous avez douze caisses de livres . Ça doit monter à au moins cinq cents bouquins . Il y en a pas mal d’autres dehors , mais disons cinq cents en tout , pour être modeste . Si c' est une bonne liste qui fonctionne bien et si même vous ne pouvez la faire marcher qu' à cinquante pour cent , ça fait cent vingt_cinq mille dollars de revenu . Votre coquine sait tout ça : moi , je me borne à des suppositions . En mettant le prix de location aussi bas que vous voudrez , ça ne peut tout de même pas faire moins d' un dollar . Cette marchandise _là vaut du fric . À un dollar la location , vous ramassez cent vingt_cinq mille et vous conserverez votre capital . Je veux dire , vous conservez le capital de Geiger . Ça vaut le coup de descendre un type . La blonde glapit : Vous êtes cinglé , espèce de gros crâne d' oeuf … Brody , découvrant ses dents de côté , grinça : La ferme , bon sang , la ferme ! Elle se retira dans un mélange offensé d' angoisse diffuse et de fureur renfermée . Ses ongles argentés griffèrent ses genoux . C' est pas une combine pour les nouilles , dis _je à Brody presque affectueusement . Il faut un bon travailleur comme vous , Joe . Il faut reprendre confiance … et la garder . Les gens qui dépensent leur fric pour s' exciter au rabais sont nerveux comme des mémères qui ne trouvent pas les lavabos . Pour ma part , je crois que l' aspect chantage est une grosse erreur . Je serais d' avis de liquider ça et de m' en tenir aux ventes et aux abonnements réguliers . Le regard noir de Brody me dévisagea de haut en bas . Son Colt affamé toisa mes organes essentiels . Tu es un petit marrant , dit _il sans timbre . Qui c' est qui a cette jolie combine ? Vous , dis _je . Ou presque . La blonde s' étrangla et s' empoigna l' oreille . Brody ne dit rien . Il me regarda . Quoi ? glapit _elle . Vous vous ramenez et vous essayez de nous faire croire que M Geiger tenait une affaire de cette espèce en plein sur le boulevard ? Vous êtes cinglé . Je ricanai poliment à son adresse . Mais bien sûr … Tout le monde sait que la combine existe . Hollywood est le coin idéal . Si une chose comme ça existe , le boulevard est l' endroit même où les flics à la coule souhaiteront que soit la boutique . C' est pour la même raison qu' ils sont pour les quartiers réservés . Ils savent où lever le gibier quand ils en ont envie . Bon Dieu , se lamenta la blonde . Tu laisses cette tête de lard m' insulter , Joe ? Toi , avec ton revolver , et lui qui n' a que son cigare et son pouce . J' aime ça , dit Brody . Le mec a de bonnes idées . Ferme ta gueule et garde _la fermée , sinon je te la boucle moi_même avec ça . Il jouait avec son pistolet d' une façon de plus en plus négligente . La blonde , suffoquée , se tourna vers le mur . Brody me regarda et me dit d' un ton rusé : Et comment j' ai fait pour me rendre maître de cette jolie combine ? Vous avez tué Geiger pour ça . La nuit dernière , pendant l' orage . C' était un chouette temps pour faire un carton . L' ennui , c' est qu' il n' était pas seul quand vous l' avez refroidi . Ou vous ne vous en êtes pas aperçu , ce qui est improbable , ou vous avez eu les foies et mis les bouts . Mais vous avez gardé assez de sang_froid pour enlever le châssis de l' appareil_photo , et pour revenir plus tard cacher le corps de façon à arranger l' affaire des bouquins avant que la police sache qu' il était question de meurtre . Ouais , dit Brody , méprisant . Le Colt gigota sur son genou . Sa figure brune était dure comme un bout de bois sculpté . Vous prenez des risques , m' sieur . Z' avez une foutue veine que j' aie pas liquidé Geiger . N' empêche que vous risquez de casser votre pipe à cause de ça , lui dis _je d' un air jovial . Question inculpation , vous êtes le pigeon idéal . La voix de Brody s' enroua . Vous croyez que vous m' avez fabriqué ? C' est indiscutable . Comment ça ? Je connais quelqu’un qui parlera dans ce sens . Je vous ai dit qu' il y avait un témoin . Soyez pas bête à ce point , Joe . Il explosa . Cette sacrée petite poufiasse en chaleur ! glapit _il . Elle le ferait , la salope ! Elle le ferait ! Je me renversai en arrière et lui souris . Parfait . Je me doutais bien que c' était vous qui aviez ces photos d' elle à poil . Il ne dit rien . La blonde ne dit rien . Je les laissai ruminer les nouvelles . La figure de Brody s' éclaira lentement , avec une sorte de sombre soulagement . Il posa son Colt sur la petite table du bout du bureau à côté de son fauteuil . Mais sa main droite ne s' en éloigna pas . Il fit tomber sur le tapis la cendre de son cigare et me regarda ; ses yeux dessinaient une ligne luisante entre ses paupières à demi baissées . Je suppose que vous me prenez pour une noix , dit Brody . La bonne moyenne , pour un truand . Donnez les photos . Quelles photos ? Je secouai la tête . Arrêtez votre charre , Joe . Jouer l' innocent ne vous mènera à rien . Ou vous étiez là_bas la nuit dernière , ou vous avez reçu les photos de quelqu’un qui y était . Vous savez qu' elle était là_bas , puisque votre poule a menacé Mme Regan d' un tas d' ennuis avec la police - vous en saviez assez , il a donc fallu que vous assistiez à la chose ou que vous vous soyez procuré la photo en en sachant la provenance . Jaspinez et soyez raisonnable . Il me faudra un peu de fric , dit Brody . Il tourna légèrement la tête pour regarder la blonde aux yeux verts ; plus verts maintenant , et blonde seulement en surface . Elle était aussi flasque qu' un lapin qu' on vient de zigouiller . Pas de fric , dis _je . Il fronça les sourcils désagréablement . Comment m' avez _vous retrouvé ? Je sortis mon portefeuille et lui montrai ma plaque . J' enquêtais sur Geiger pour le compte d' un client . J' étais dehors la nuit dernière , sous la pluie . J' ai entendu les coups de feu . Je suis entré . Je n' ai pas vu le meurtrier mais j' ai vu tout le reste . Et vous l' avez bouclée ? … ricana Brody . Je remis mon portefeuille à sa place . Oui , admis _je . Momentanément . Vous me donnez les photos , oui ou non ? À propos de ces livres , dit Brody , je ne pige pas . Je les ai suivis ici depuis chez Geiger . J' ai un témoin . Ce gosse infect ? Quel gosse infect ? Il fronça de nouveau les sourcils : Le gosse qui travaille à la boutique . Il s' est tiré quand le camion est parti . Agnès ne sait même pas où il crèche . Ça , ça m' aide , dis _je en souriant . Cet aspect de l' affaire me troublait un peu . Aucun de vous deux n' a jamais été chez Geiger avant la nuit dernière ? Et la nuit dernière non plus , coupa Brody . Elle dit que je l' ai tué , alors ? Les photos en main , peut_être que je pourrais la convaincre de son erreur . On avait un peu bu … Brody soupira . Elle ne peut pas me piffer . Je l' ai foutue dehors . J' ai été payé , d' accord , mais fallait que je le fasse quand même . Elle est trop tordue pour un type simple comme moi . Il s' éclaircit la gorge . S' il y avait un peu de fric ? Agnès et moi , faut qu' on change d' air . Rien de mon client . Écoutez … Donne les photos , Brody . Oh ! merde , dit _il . T' as gagné . Il se leva , fourra le Colt dans sa poche . Sa main gauche glissa de nouveau sous sa veste ; et sa figure se crispait de dégoût , quand la sonnette de la porte se mit à sonner indéfiniment . XV Ça ne lui plut pas . Sa lèvre inférieure disparut sous ses dents et ses sourcils s' abaissèrent brusquement au coin de ses yeux . Toute sa physionomie se fit aiguë , rusée , fielleuse . La sonnette continuait sa chanson . Ça ne me plaisait pas non plus . Si les visiteurs étaient par hasard Eddie Mars et ses gars , je risquais un refroidissement par le seul fait de ma présence . Si c' était la police , j' étais fait et je n' avais à leur donner qu' un sourire et une promesse . Et si c' étaient des amis à Brody - en supposant qu' il en ait - possible qu' ils soient un peu moins dégonflés que lui . La blonde , ça ne lui plaisait pas non plus . Elle se leva brusquement et une de ses mains fouetta le vide . La tension nerveuse la vieillissait et l' enlaidissait . Sans cesser de m' observer , Brody ouvrit un petit tiroir du bureau et en sortit un pistolet à poignée d' os . Il le tendit à la blonde . Elle s' approcha de lui et le prit en tremblant . Assieds _toi près de lui , aboya Brody . Couvre _le , qu' on ne te voie pas de la porte . S' il fait le malin , décide toi_même . On n' est pas encore cuits , ma poupée . Oh , Joe … gémit la blonde . Elle vint à moi et s' assit à mes côtés sur le divan en braquant son arme sur mon artère fémorale . Je n' aimais guère le regard égaré de ses yeux . Le timbre de la porte cessa de bourdonner et un martèlement impatient lui succéda . Brody mit la main dans sa poche , sur son flingue , gagna la porte et l' ouvrit de la main gauche . Carmen Sternwood le repoussa dans la pièce en collant un petit revolver sur sa figure brune et mince . Brody recula en ouvrant et en refermant la bouche ; il paniquait manifestement . Carmen ferma la porte derrière elle . Elle ne regarda ni Agnès ni moi . Elle s' approcha doucement de Brody ; sa langue sortait un peu entre ses dents . Brody enleva ses deux mains de ses poches et les leva en un geste suppliant . Ses sourcils dessinèrent un curieux assortiment de courbes et d' angles . Agnès détourna de moi son arme et visa Carmen . Ma main jaillit et mes doigts se refermèrent sur les siens tandis_que , du pouce , elle vérifiait le cran de sûreté . Il y était déjà . Je le maintins . Il y eut une brève lutte silencieuse , à laquelle ni Brody ni Carmen ne prêtèrent attention . Je m' emparai du revolver . Agnès respira profondément et tout son corps frissonna . La figure de Carmen avait l' air d' une tête de mort et sa respiration sifflait . Elle dit d' une voix sans timbre : Je veux mes photos , Joe . Brody déglutit et tenta de sourire . Bien sûr , mon petit , bien sûr … Il dit ça d' une petite voix plate qui ressemblait à la voix qu' il avait prise pour me parler comme une pétrolette à un camion de dix tonnes . Carmen reprit : Vous avez tué Arthur Geiger . Je vous ai vu . Je veux mes photos . Brody devint vert . Eh … attendez une minute , Carmen ! glapis _je . La blonde Agnès revint à la vie en un éclair . Sa tête plongea et elle me planta ses dents dans la main . Je fis un peu de boucan et l' envoyai valser . Écoutez , mon petit … sanglota Brody . Écoutez une minute … La blonde cracha sur moi et se jeta sur ma jambe en essayant de la mordre . Je lui cognai le crâne avec mon arme , pas très fort , et tentai de me lever . Elle roula à mes pieds et étreignit mes jambes de ses bras . Je retombai sur le divan . Le déchaînement de l' amour ou de la peur lui donnait des forces … ou peut_être un mélange des deux ; ou peut_être était _elle tout simplement très forte . Brody voulut saisir le petit revolver qui était si près de sa figure . Il le manqua . Le revolver fit un bruit sec et pas très puissant . La balle brisa la vitre d' une des portes_fenêtres qui était rabattue contre le mur . Brody poussa un affreux grognement , se jeta sur le plancher et plaqua Carmen aux pieds . Elle chut en tas et le petit revolver glissa dans un coin . Brody se mit à genoux et fouilla dans sa poche . Je cognai le crâne d' Agnès avec un peu moins de délicatesse , la repoussai d' un coup de pied et me levai . Brody me regarda . Je lui montrai mon arme . Il renonça à sortir la sienne . Bon Dieu ! gémit _il . Empêchez _la de me tuer ! Je me mis à rire . D' un rire imbécile , sans pouvoir me maîtriser . La blonde Agnès était assise sur le plancher , les deux mains à plat sur le tapis , la bouche ouverte , une mèche de cheveux blonds et métalliques sur l' oeil droit . Carmen caracolait à quatre pattes sans cesser de siffler . L' acier de son petit revolver brillait dans la pénombre , dans le coin . Elle rampait toujours . Je braquai mon pétard sur Brody et dis : Bouge pas . Tout va bien . Je dépassai la fille à quatre pattes et ramassai le revolver . Elle me regarda et commença à glousser . Je fourrai l' arme dans ma poche et lui tapotai le dos . Levez _vous , mon ange . Vous ressemblez à un pékinois . Je revins à Brody , lui posai le pistolet sur l' estomac et sortis le Colt de sa poche . J' avais maintenant tous les pistolets de l' escouade . Je les rangeai dans mes poches et tendis la main vers lui . Donne . Il hocha la tête en se léchant les lèvres , encore éperdu . Il tira de sa poche intérieure une enveloppe épaisse et me la tendit . Elle contenait une plaque développée et cinq épreuves glacées . Sûr que tout y est ? Il acquiesça de nouveau . Je mis l' enveloppe dans ma poche intérieure et me retournai . Agnès avait regagné le divan et arrangeait ses cheveux . Ses yeux enveloppèrent Carmen d' un regard vert qui distillait la haine . Carmen s' était relevée également et venait vers moi la main tendue , en continuant à glousser et à siffler comme un serpent . Un peu de bave coulait aux coins de sa bouche . Ses petites dents blanches luisaient entre ses lèvres . Vous me les donnez ? demanda _t _elle avec un sourire faussement confus . Je vous les garderai . Rentrez chez vous . Chez moi ? Je gagnai la porte et regardai dehors . La brise fraîche du soir soufflait pacifiquement à travers le couloir . Pas de voisins excités à leur porte . Un petit revolver était parti … il avait cassé un carreau ; mais ces bruits _là ne veulent plus rien dire . Je tins la porte ouverte et fis un signe de tête à Carmen . Elle vint à moi , avec un sourire hésitant . Rentrez chez vous et attendez _moi , dis _je d' un ton rassurant . Elle leva son pouce . Puis elle acquiesça et se glissa dans le couloir devant moi . Elle caressa ma joue du bout du doigt et continua : Vous vous occuperez de Carmen , dites ? roucoula _t _elle . D' accord . Vous êtes chou . Ce que vous avez vu n' est rien , dis _je . J' ai une danseuse balinaise tatouée sur la cuisse droite . Ses yeux s' agrandirent . Vilain , dit _elle en me menaçant du doigt . Puis elle murmura : Vous me donnez mon revolver ? Pas maintenant . Plus tard . Je vous le rapporterai . Elle m' empoigna subitement par le cou et m' embrassa sur la bouche . Je vous aime bien , dit _elle . Carmen vous aime beaucoup . Elle s' enfuit le long du couloir , gaie comme un pinson , me fit signe du haut des marches et disparut dans l' escalier . Je rentrai chez Brody . XVI Je gagnai le battant de la porte_fenêtre et examinai le carreau cassé à la partie supérieure . La balle du revolver de Carmen avait brisé la vitre comme un coup de poing , sans faire de trou . Il y en avait un petit dans le plâtre ; un oeil exercé le trouverait assez rapidement . Je tirai les rideaux sur le carreau cassé et sortis le revolver de Carmen de ma poche . C' était un Banker’s Spécial , calibre 22 , cartouches à balles creuses . Il avait une garde de nacre et une petite plaque ronde en argent enchâssée dans la crosse , sur laquelle étaient gravés ces mots : Owen à Carmen . Elle les faisait tous tourner en chèvres . Je remis le revolver dans ma poche , m' assis près de Brody et le regardai dans les yeux . Une minute s' écoula . La blonde se refit une devanture à l' aide d' une glace de poche . Brody s' expliqua avec une cigarette et me lança : Satisfait ? Pour l' instant . Pourquoi as _tu fait chanter Mme Regan et pas le vieux ? J' ai tapé le vieux une fois . Six , sept mois de ça . J' ai pensé qu' il râlerait peut_être et qu' il préviendrait la police . Qu' est _ce qui t' a fait croire que Mme Regan ne lui en parlerait pas ? Il soupesa la chose avec soin en fumant sa cigarette sans cesser de me regarder . Il dit enfin : Vous la connaissez bien ? Je ne l' ai vue que deux fois . Tu dois la connaître beaucoup mieux que moi pour te risquer à la saigner avec cette photo . Elle couraille pas mal . Peut_être qu' elle a un ou deux points sensibles qu' elle n' a pas envie d' avouer au vieux . J' ai l' impression qu' elle peut facilement trouver cinq mille dollars . Un peu faible , dis _je . Mais passons . T' es fauché , hein ? Ça fait deux mois que je frotte deux sous l’un contre l' autre en espérant qu' ils feront des petits . Qu' est_ce_que tu fais pour vivre ? Assurance . J' ai un bureau chez Puss Walgreen , Fulwider Building , Western et Santa_Monica . Quand tu l' ouvres , tu l' ouvres . Les bouquins sont ici ? Ses mâchoires claquèrent et il agita une main brune . La confiance lui revenait . Foutre ! Non … Garde_meubles . Tu les as fait venir ici , et puis tu as convoqué un garde_meubles pour les emmener après . Bien sûr . J' allais pas les faire transporter directement de chez Geiger , non ? Pas bête , dis _je d' un ton admiratif . Rien de compromettant ici pour l' instant ? De nouveau , il eut l' air troublé . Il secoua la tête , brutalement . Parfait , dis _je . Je regardai Agnès . Elle avait fini de se replâtrer et regardait le mur , l' oeil vague , sans guère nous écouter . Sa figure offrait les signes de l' abrutissement qui suit un choc nerveux . Brody cligna des yeux d' un air circonspect . Alors ? Comment t' es _tu procuré la photo ? Il se renfrogna . Écoutez , vous avez eu ce que vous vouliez , et pour drôlement pas cher . Vous avez réussi un beau boulot bien propre . Maintenant , allez faire votre rapport au patron . Moi , je suis blanc . Je ne sais rien d' aucune photo , pas vrai , Agnès ? La blonde ouvrit les yeux et lui jeta un regard vague , songeur et peu flatteur . Un type à moitié futé , dit _elle en reniflant avec dégoût . C' est tout ce que je peux avoir . Jamais un gars qui est futé jusqu' au bout . Pas une fois . Je lui souris . Je vous ai fait très mal à la tête ? Vous et tous les types que j' ai rencontrés . Je me retournai vers Brody . Il tordait sa cigarette entre ses doigts et sa main paraissait trembler un peu . Sa figure brune et impassible était calme . Il faut nous mettre d' accord sur une histoire , dis _je . Par exemple , Carmen n' était pas là . Ça , c' est très important . Elle n' était pas là . T' as eu une vision d' art . Heu … ricana Brody . Si c' est vous qui le dites , mon vieux , et si … Il tendit la main , la paume en l' air , et passa doucement son pouce sur son index . J' acquiesçai . Nous verrons . Il y aura peut_être un petit quelque chose . Mais pas des billets de mille dollars en tout cas . Et maintenant , où t' es _tu procuré la photo ? Un type me l' a donnée . Ah ! Ah ! Un type que tu as rencontré dans la rue . Tu ne le reconnaîtrais pas . Tu ne l' as jamais vu . Brody bâilla . C' est tombé de sa poche , ricana _t _il . Ah ! Ah ! Tu as un alibi pour la nuit dernière , tête de bois ? Sûr . J' étais ici . Agnès avec moi . C' est ça , Agnès ? Je vais recommencer à me faire du souci pour toi , dis _je . Ses yeux s' ouvrirent tout grands , et sa bouche tomba , la cigarette collée à la lèvre inférieure . Tu te croyais malin et tu es tellement noix , dis _je . Même si tu ne tires pas la langue à Quentin , tu as du temps à passer entre quatre murs … tant de temps à passer tout seul . Sa cigarette sauta et la cendre tomba sur sa veste . Tu auras le temps de te rappeler à quel point t' es malin , dis _je . Taillez _vous , grogna _t _il soudain . Mettez _les . J' en ai marre de votre blablabla . Cassez _vous . Ça va . Je me levai , j' allai au grand bureau de chêne , je sortis les deux revolvers de mes poches , et les déposai sur le buvard , l’un à côté de l' autre , de façon que les deux canons soient exactement parallèles . Je ramassai mon chapeau par terre à côté du divan et gagnai la porte . Brody glapit : Hé ! Je me retournai et attendis . Sa cigarette remuait comme un pantin au bout d' un ressort à boudin . Tout est arrangé , non ? demanda _t _il . Mais naturellement . C' est le pays de la liberté . Tu n' es pas obligé de rester dehors si tu préfères aller en prison . C’est_à_dire , si tu es un libre citoyen . Tu es un libre citoyen ? Il me regarda en agitant la cigarette . La blonde Agnès tourna lentement la tête et me regarda de la même façon . Leurs regards renfermaient exactement le même mélange de ruse , d' inquiétude et de colère déçue . Agnès leva brusquement ses ongles argentés , s' arracha un cheveu qu' elle cassa entre ses doigts , d' une secousse brutale . Brody reprit d' une voix tendue : Vous n' irez rien raconter du tout aux flics , mon vieux . Pas si vous travaillez pour les Sternwood . Je sais trop de choses sur eux . Vous avez vos photos et vous avez votre pognon . Allez vendre votre salade . Décide _toi , fis _je . Tu me dis de les mettre , je les mets , tu m' appelles , je m' arrête ; et maintenant , je repars . C' est ça que tu veux ? Vous n' avez rien sur moi , dit Brody . Deux assassinats . De la gnognote , dans ton milieu . Il accomplit un bond de cinq centimètres en l' air , mais ça fit l' effet de cinquante . La cornée blanche de ses yeux apparut autour de ses iris bruns . La peau brune de sa figure prit un ton verdâtre à la lueur de la lampe . La blonde Agnès poussa un gémissement animal et enfouit sa tête dans un coussin au bout du divan . J' admirai la ligne de ses longues cuisses . Brody se mouilla lentement les lèvres et dit : Asseyez _vous , mon pote . Peut_être que j' ai encore des petites choses à vous dire . Qu' est_ce_que c' est que cette blague des deux assassinats ? Je m' adossai à la porte . Où étais _tu la nuit dernière vers sept heures et demie , Joe ? Sa bouche se mit à pendre tristement et il regarda le plancher . Je surveillais un type , un type qui avait une chouette combine pour laquelle je me disais qu' il lui fallait un associé . Geiger . Je le surveillais de temps en temps pour voir s' il était en rapport avec des gros . Je suppose qu' il a des amis , sans ça il exposerait pas sa combine au grand jour comme ça . Mais ils ne vont pas chez lui . Rien que des poules . Tu n' as pas surveillé assez , dis _je . Continue . J' étais là , la nuit dernière , dans la rue en bas de la maison de Geiger . Il pleuvait salement , j' étais dans mon coupé et j' y voyais rien . Il y avait une bagnole devant chez Geiger , une autre un peu plus haut en montant la colline . C' est pour ça que je suis resté en bas . À côté de moi , il y avait une grosse Buick et , au bout d' un moment , je suis descendu et j' y ai filé un coup d' oeil . Elle portait la plaque de Vivian Regan . Rien n' arrivait , alors j' ai foutu le camp . C' est tout . Il agita sa cigarette . Ses yeux parcouraient ma figure . Possible , dis _je . Sais _tu où est la Buick , maintenant ? Comment je le saurais ? Dans le garage du shérif . On l' a retirée de quatre mètres d' eau au quai du Lido ce matin . Il y avait un cadavre dedans . Un type qu' on a assommé , et puis on a dirigé la bagnole sur le quai et bloqué l' accélérateur à main . Brody respirait bruyamment . Un de ses pieds battait la charge . Bon sang , mon pote , vous n' allez pas me mettre ça sur le dos ? Pourquoi pas ? La Buick , selon toi , était en bas chez Geiger . Eh bien , Mme Regan n' est pas sortie avec . C' était son chauffeur , un nommé Owen Taylor . Il a été chez Geiger pour discuter le coup avec Geiger parce_que Taylor était amoureux de Carmen et il n' aimait pas le genre de jeux auxquels Geiger jouait avec elle . Il est entré par_derrière avec une pince et un feu et il a surpris Geiger en train de prendre une photo de Carmen à poil . Alors son feu est parti , comme ça arrive souvent , et Geiger est tombé raide et Owen a foutu le camp , mais en emportant le négatif que Geiger venait de prendre . Alors tu l' as suivi et tu lui as fauché la photo . Comment est_ce_que tu l' aurais sans ça ? Brody se lécha les lèvres . Ouais … dit _il . Mais ça ne veut pas dire que je l' ai tué . Turellement , j' ai entendu les coups et j' ai vu le tueur , en train de filer et de remonter dans la Buick . Je l' ai pisté . Il est descendu jusqu' au fond du canyon et il est parti vers l' ouest sur Sunset . Passé Beverly Hills , il a quitté la route en dérapant , il a dû s' arrêter et j' ai joué les flics . Il avait un feu mais il était trop énervé et je l' ai assommé . Alors j' ai fouillé ses frusques et j' ai trouvé qui c' était et j' ai pris le châssis , par simple curiosité . Je me demandais qu' est_ce_que tout ça voulait dire et je prenais la flotte , quand il s' est ranimé tout d' un coup et m' a flanqué en bas de la bagnole . Il était hors de vue avant que j' aie pu me ramasser . C' est tout ce que j' ai vu de lui . Comment savais _tu que c' était Geiger qu' il avait tué ? demandai _je brusquement . Brody haussa les épaules . Je pense que c' était lui mais je peux me tromper . Quand j' ai développé la plaque et quand j' ai vu ce qu' il y avait dessus , j' en ai été vachement sûr . Et quand Geiger n' est pas venu ce matin à la boutique et n' a pas répondu au téléphone , je l' ai été encore plus . Alors je me suis dit c' est le moment d' embarquer les bouquins et de filer un petit coup de sonde chez les Sternwood pour me payer le voyage et prendre l' air un certain temps . J' acquiesçai . Ça paraît raisonnable . Peut_être que tu n' as tué personne après tout . Où as _tu caché le corps de Geiger ? Ses sourcils tressautèrent . Puis il sourit . Nix , nix . Passez la main . Vous vous figurez que je serais retourné là_bas pour le tripoter , sans savoir si une douzaine de cars de flics n' allaient pas s' amener en beuglant ? Nix . Quelqu’un a caché le corps , dis _je . Brody haussa les épaules . Son sourire ne le quitta pas . Il ne me croyait pas . Tandis qu' il persistait à ne pas me croire , le timbre de la porte se remit à vibrer . Brody se dressa , les yeux durs . Il regarda ses armes sur le bureau . La revoilà donc , dit _il . Si c' est elle , elle n' a plus son pétard , dis _je pour le rassurer . Tu n' as donc pas d’autres copains ? Environ un seul , grogna _t _il . J' en ai marre de ce petit jeu . Il s' approcha du bureau et prit le Colt . Il le plaqua sur son flanc et marcha vers la porte . Il posa sa main droite sur le bouton , le tourna , ouvrit la porte de trente centimètres et se pencha dans l' ouverture , en tenant l' arme serrée sur sa cuisse . Une voix dit : Brody ? Brody répondit quelque chose que je n' entendis pas . Deux coups rapides et étouffés . L' arme avait dû s' appuyer tout contre le corps de Brody . Il chancela le long de la porte et le poids de son corps la ferma avec bruit . Il glissa . Ses pieds repoussèrent le tapis derrière lui . Sa main gauche se décrocha du bouton et son bras frappa le plancher avec un bruit mou . Sa tête était coincée contre la porte . Il ne bougeait plus . Sa main droite était crispée sur le Colt . Je bondis à travers la chambre et l' écartai suffisamment pour ouvrir la porte et passer . Une femme regardait par la porte d' en face . Sa figure était terrorisée et elle montra le couloir d' une main qui ressemblait à une griffe . Je traversai le hall en courant et entendis un bruit de pas étouffés qui descendaient l' escalier carrelé ; je suivis la direction du bruit . Au niveau de l' entrée , la porte principale se refermait doucement et des pieds galopaient sur le trottoir au_dehors . Je parvins à la porte avant qu' elle soit fermée , la rouvris à l' arraché et chargeai . Une silhouette élancée en blouson de cuir traversait la rue en diagonale entre les voitures garées . La silhouette se retourna et une flamme en jaillit . Deux coups de marteau frappèrent le mur de plâtre à côté de moi . La silhouette s' enfuit , fonça entre deux voitures , disparut . Un homme surgit à mes côtés et aboya : Qu' est _ce qui s' passe ? Ça tiraille un petit peu , dis _je . Nom de Dieu ! Il fila comme un lapin s' abriter dans l' immeuble . Je descendis du trottoir et gagnai rapidement ma voiture , y grimpai et démarrai . M' écartant du trottoir , je descendis la colline , pas très vite . Pas une voiture ne bougea de l' autre côté de la rue . Je crus entendre des pas mais je n' en fus pas sûr . Je descendis la rue sur une centaine de mètres , tournai au croisement et remontai . Le son d' un sifflotement distant me parvint faiblement le long du trottoir . Puis des pas . J' arrêtai la voiture en double file , descendis , me glissai entre les deux bagnoles et me baissai doucement . Je tirai le petit revolver de Carmen de ma poche . Le bruit des pas augmenta et le sifflotement continua , joyeux . Un instant plus tard , le blouson de cuir apparut . Je sortis de ma cachette et lançai : T' as du feu , vieux ? Le gars se tourna vers moi et sa main droite monta vers son blouson . Ses yeux étaient des flaques brillantes à la lueur des réverbères ronds . Des yeux sombres et humides en forme d' amande , une jolie figure pâle , des cheveux ondulés qui descendaient en formant deux pointes basses sur le front . Un très joli garçon , sans aucun doute , le garçon de chez Geiger . Il me regarda en silence ; sa main droite effleurait l' échancrure de son blouson , sans y pénétrer encore . J' avais posé le petit revolver contre ma cuisse . Tu devais avoir une drôle de passion pour ta douce , dis _je . Va te faire dorer … dit _il doucement , immobile entre les voitures et le mur de soutènement d' un mètre cinquante qui bordait l' intérieur du trottoir . Une sirène gémit dans le lointain ; elle grimpait la grande colline . La tête du garçon se tourna dans la direction du son . Je m' approchai de lui et poussai mon revolver sur son blouson . Les flics ou moi ? demandai _je . Sa tête roula un peu sur le côté comme si je l' avais calotté . Qui êtes _vous ? grinça _t _il . Ami de Geiger . Foutez _moi le camp , fumier ! C' est un petit revolver , môme . Je te lâche un pruneau dans les tripes et il te faudra trois mois pour marcher ; mais tu t' en remettras . Et comme ça , tu pourras y aller à pattes , à la jolie chambre à gaz qu' ils viennent d' installer à Quentin . Va te faire dorer , répéta _t _il . Sa main se glissa sous son blouson . J' appuyai un peu plus durement sur son estomac . Il laissa échapper un long soupir , retira sa main du blouson et la laissa retomber à son côté . Ses larges épaules s' effondrèrent . C' que vous voulez ? murmura _t _il . Je fouillai son blouson et en sortis l' automatique . Monte dans ma voiture , môme . Il passa devant moi et je le fis entrer en le poussant . Au volant , môme . Tu conduiras . Il se glissa derrière le volant et je m' assis à côté de lui . Je lui ordonnai : Attends que la brigade soit passée . Ils penseront que nous sommes partis en entendant la sirène . Et puis fais demi_tour et on ira à la maison . J' empochai le revolver de Carmen et poussai l' automatique contre les côtes du garçon . Je regardai par la glace de derrière ; le hurlement de la sirène était très fort maintenant . Deux faisceaux rouges s' agrandirent au milieu de la rue . Ils s' élargirent puis se fondirent en un seul et la voiture passa en trombe en rugissant . Allons _y , dis _je . Le garçon vira et descendit la colline . À la maison , dis _je . Laverne Terrace . Ses lèvres pleines se crispèrent . Il fit tourner la voiture à l' ouest sur Franklin . T' es un peu simplet , dis _je . Comment t' appelles _tu ? Carol Lundgren , dit _il d' un ton mort . T' as pas tué le bon , Carol . Ce n' est pas Joe Brody qui a tué ta coquine . Il me répondit les quatre mots habituels et s' occupa de son volant . XVII Une lune dont il ne restait que la moitié brillait à travers un halo de brouillard , entre les hautes branches des eucalyptus de Laverne Terrace . Une radio rugissait dans une maison en bas de la colline . Le garçon stoppa la voiture devant la haie carrée qui bordait la maison de Geiger , arrêta le moteur et s' immobilisa , le regard fixé droit devant lui , les deux mains sur le volant . Pas de lumière chez Geiger . Je demandai : Personne à la maison , fiston ? Vous devez le savoir . Comment le saurais _je ? Va te faire dorer … C' est en disant des choses comme ça qu' on attrape des fausses dents . Il me montra les siennes en une grimace crispée . Puis il ouvrit la portière et sortit . Je le suivis . Il mit ses poings sur ses hanches et contempla sans mot dire la maison par_dessus la haie . Parfait , dis _je . Tu as une clé ? Entrons . Qui est _ce qui a dit que j' avais une clé ? Fais pas l' idiot , fiston . La tata t' en a donné une . T' as une gentille chambre de petit homme , ici . Il te vidait et il la fermait quand des dames venaient le voir . C' était un type genre César , un mari pour les femmes et une femme pour les maris . Tu crois que je ne me rends pas compte de ce que vous êtes ? Je tenais toujours l' automatique braqué vers lui , mais il m' envoya son poing tout de même . Ça m' arriva en plein menton . Je fis un pas en arrière assez rapidement pour ne pas tomber , mais j' encaissai les trois quarts du gnon . Ça devait en principe être un méchant coup , mais les pédés n' ont rien dans les os , quel que soit leur format . Je jetai le revolver à ses pieds et dis : Peut_être que t' as besoin de ça . Il se baissa en un éclair . Ses mouvements , eux , n' avaient rien de mou . Je lui flanquai mon poing sur la nuque . Il trébucha et roula de côté , en tentant de saisir l' arme sans y parvenir . Je la ramassai et la balançai dans la voiture . Le garçon se releva à quatre pattes et me regarda méchamment de ses yeux trop grands ouverts . Il toussa et secoua la tête . T' as pas envie de te battre , lui dis _je . T' es trop lourdingue . Il voulait se battre quand même . Il fonça vers moi comme un avion catapulté , tenta de me plaquer aux genoux . Je fis un pas de côté , visai son cou et réussis à l' empoigner , par un coup de veine . Il racla durement la poussière mais il put se ramasser à temps pour me toucher là où ça fait mal . Je le tordis un peu et le soulevai plus haut . Je saisis son poignet droit de la main gauche et lui expédiai ma hanche dans le flanc ; un moment , ce fut une question d' équilibre . Nous étions en train de nous balancer dans le clair de lune brumeux , deux créatures grotesques dont les pieds raclaient la route et dont les respirations haletaient sous l' effort . J' avais maintenant placé mon bras droit contre sa trachée et j' utilisais la force de mes deux bras . Ses pieds commencèrent une danse frénétique et il cessa de haleter . Il était ligoté . Son pied gauche dérapa et le genou se ramollit . Je tins une minute de plus . Il s' affaissa sur mon bras , masse énorme que je pus à peine retenir . Je lâchai . Il s' étala à mes pieds , knock_out . Je gagnai la voiture et j' en tirai une paire de menottes et , les lui ramenant derrière le dos , je la bouclai sur ses poignets . Je le pris sous les aisselles et me débrouillai pour le traîner derrière la haie , hors de vue de la rue . Je revins à la voiture , la conduisis trente mètres plus haut et la fermai . Il était encore dans les pommes quand je revins . J' ouvris la porte , le traînai dans la maison , refermai . Il se mit à hoqueter . J' allumai une lampe . Ses yeux papillotèrent et se posèrent lentement sur moi . Je me penchai en évitant de rester à portée de ses genoux , et dis : Tiens _toi tranquille , sinon je recommence , en un peu plus dur . Tiens _toi tranquille et retiens ta respiration . Retiens _la jusqu' à ce que tu ne puisses plus , et à ce moment _là , dis _toi qu' il faut absolument que tu respires , que tu as la figure toute noire , que tes yeux vont te tomber des joues … et que tu vas respirer maintenant , mais que tu es ficelé sur le fauteuil dans la jolie petite chambre à gaz de Saint_Quentin ; et quand tu respireras cet air que tu luttes de toutes tes forces pour ne pas avaler , ça ne sera pas de l' air qui viendra , mais du cyanogène … Et c' est ça qu' on appelle une exécution humanitaire dans notre État , maintenant . Va te faire dorer , dit _il dans un soupir doux et mal assuré . Tu y as droit , à l' inculpation , mon vieux , faut pas te faire d' illusions . Et tu diras exactement ce que nous voudrons et rien de ce que nous ne voudrons pas . Va te faire dorer . Répète et je te colle un oreiller sous la tête . Sa bouche se tordit . Je le laissai étendu sur le plancher , les poignets croisés derrière le dos , la joue collée au tapis ; une lueur animale brillait dans son oeil visible . J' allumai une seconde lampe et passai dans le hall derrière le living_room . La chambre de Geiger paraissait intacte . J' ouvris la porte de la pièce opposée qui n' était pas fermée . Il y régnait une faible lumière dansante et une odeur de santal . J' avisai deux cônes d' encens consumés côte à côte sur un petit plateau de cuivre posé sur le bureau . La lumière provenait de deux bougies noires fichées dans de grands chandeliers . Ceux_ci reposaient sur des fauteuils à dossier droit , un de chaque côté du lit . Geiger était étendu sur le lit . Les deux panneaux de broderie chinoise manquants formaient une croix de Saint_André sur son corps , tout en dissimulant le devant , taché de sang , de sa tunique chinoise . Sous la croix , les deux jambes de son pyjama noir étaient droites et rigides . Ses pieds portaient des babouches aux épaisses semelles de feutre blanc . Plus haut , ses bras étaient croisés et ses mains reposaient sur ses épaules , les paumes à plat , les doigts joints et bien allongés . Sa bouche était fermée et sa moustache à la Charlie Chan aussi fausse qu' un postiche . Son grand nez était pincé et livide , ses yeux fermés mais pas complètement . Le faible éclat de son oeil de verre accrochait la lumière et semblait cligner en me regardant . Je ne le touchai pas et j' évitai de m' approcher trop près de lui . Il devait être froid comme la glace et raide comme une planche . Les bougies noires coulaient sous l' effet du courant d' air de la porte . Des gouttes de cire noire roulèrent tout du long . L' air de la chambre me parut vicié , irréel . Je sortis , refermai la porte et revins au living_room . Le garçon n' avait pas bougé . Je m' attendais à entendre les sirènes . Tout revenait à savoir quand Agnès parlerait et ce qu' elle dirait . Si elle parlait de Geiger , la police serait là d' un instant à l' autre . Mais elle ne parlerait peut_être pas avant des heures . Elle avait peut_être même foutu le camp . Je regardai le garçon . Tu veux t' asseoir , fiston ? Il ferma son oeil et fit mine de dormir . Je gagnai le bureau , décrochai le téléphone groseille et composai le numéro du bureau de Bernie Ohls . Il était rentré chez lui à six heures . J' appelai son numéro personnel . Il était là . Ici Marlowe , dis _je . Tes hommes ont trouvé un revolver sur Owen Taylor , ce matin ? Je l' entendis s' éclaircir la gorge et je sentis à sa voix qu' il essayait de dissimuler sa surprise . Ça , ça tombe sous la responsabilité de la police , dit _il . Si oui , il y avait trois douilles vides dedans . Comment diable sais _tu ça ? demanda Ohls tranquillement . Rapplique au 7244 Laverne Terrace , au_dessus de Laurel Canyon Boulevard . Je te montrerai où sont les pruneaux . Aussi simple que ça , hein ? Aussi simple que ça . Ohls dit : Penche _toi à la fenêtre et tu me verras tourner le coin . Je me disais aussi que tu te montrais un peu trop cachottier dans toute cette affaire . Cachotier n' est pas le mot , dis _je . XVIII Ohls , debout , regardait le gars . Celui_ci était assis sur le divan , accoté au mur . Ohls le considérait sans mot dire , ses sourcils pâles ébouriffés , raides et boulus comme les petites brosses végétales du bonhomme des Brosses Fuller . Il lui demanda : Reconnaissez _vous avoir tué Brody ? L' autre , d' une voix sourde , lui lança ses quatre mots préférés . Ohls soupira et me regarda . J' intervins : Il n' est pas obligé de le reconnaître . J' ai son arme . Je donnerais gros , dit Ohls , pour avoir autant de dollars que j' ai eu d' occasions d' entendre les gens me dire ça . Qu' est_ce_que ça a de drôle ? Ça n' était pas prévu pour l' être , dis _je . Ben , c' est déjà quelque chose , dit Ohls . Il se détourna . J' ai appelé Wilde . Nous allons lui amener cette ordure . Il va venir avec moi et tu nous suivras au cas où il essaierait de me flanquer son pied dans la figure . Qu' est_ce_que tu dis de ce que tu as trouvé dans la chambre à coucher ? Fameux , dit Ohls . En un sens , je suis ravi que ce petit Taylor se soit foutu dans la flotte . J' aurais détesté l' envoyer au fauteuil pour la mort de cette lope . Je retournai dans la chambre à coucher , soufflai les bougies noires et les laissai fumer . Quand je revins dans le living_room , Ohls avait fait lever le gars . Ce dernier le regardait de ses yeux noirs et acérés ; son dur visage était blanc comme du gras de mouton froid . Allons _y , dit Ohls . Il le prit par le bras avec un certain dégoût . J' éteignis les lampes et les suivis au_dehors . Nous montâmes dans nos voitures et je roulai derrière les feux jumelés de Ohls le long de la colline courbe . J' espérais que ce serait ma dernière visite à Laverne Terrace . Taggard Wilde , le procureur du district , habitait au coin de la Quatrième Avenue et de Lafayette Park dans une maison de charpente blanche grande comme un vaste garage avec une porte cochère en grès rouge d' un côté et un hectare de belle pelouse sur le devant . C' était une de ces solides baraques du bon vieux temps qu' il était d' usage de transporter d' un seul bloc à un nouvel emplacement à mesure que la ville s' étendait vers l' ouest . Wilde , issu d' une vieille famille de Los_Angeles , était probablement né dans la maison quand celle_ci se trouvait sur West Adams , Figueroad ou St . James Park . Il y avait déjà deux voitures dans l' allée , une grosse conduite intérieure particulière et une voiture de police avec un chauffeur en uniforme qui fumait , adossé au garde_boue arrière , en regardant la lune . Ohls s' approcha de lui et lui parla , et le chauffeur se mit à surveiller le garçon dans la voiture d' Ohls . Nous montâmes jusqu' à la maison et sonnâmes . Un blond aux cheveux plaqués ouvrit la porte et nous escorta à travers le hall jusqu' à un immense living_room en forme de caverne et garni de lourds meubles noirs , puis par un autre couloir situé à l' extrémité du living_room jusque devant une porte à laquelle il frappa . Il entra , puis la maintint ouverte et nous introduisit dans un bureau lambrissé au bout duquel j' avisai une porte_fenêtre qui donnait sur un jardin sombre et des arbres pleins de mystère . Le parfum de la terre humide et des fleurs entrait dans la pièce . Les murs étaient ornés de grands tableaux à l' huile et il y avait des fauteuils confortables , des livres , une odeur de cigare de luxe qui se mêlait à celle de la terre et des fleurs . Taggard Wilde , un homme gras , d' âge moyen , avec des yeux bleu pâle impassibles auxquels il s' efforçait de donner une expression amicale , était assis à son bureau . Il avait devant lui une tasse de café , et les doigts propres et soignés de sa main gauche tenaient un mince cigare bosselé . Un autre homme était assis à l' angle du bureau dans un fauteuil de cuir bleu , un type au visage taillé à coups de serpe et aux yeux froids , maigre comme un tisonnier et dur comme le gérant d' une boutique d' usurier . Sa figure propre et bien soignée semblait avoir été rasée dans l' heure qui venait de s' écouler . Il portait un complet marron au pli impeccable et une perle noire ornait sa cravate . Il avait les longs doigts nerveux d' un homme à l' esprit rapide . Il paraissait paré pour la bagarre . Ohls attira à lui un fauteuil , s' assit et dit : Bonsoir , Cronjager . Je vous présente Phil Marlowe , un détective privé qui est dans un fameux pétrin . Ohls sourit . Cronjager me regarda sans bouger . Il me bigla comme il aurait scruté une photographie . Puis il inclina son menton de deux centimètres environ . Wilde prit la parole : Asseyez _vous , Marlowe . Je vais tâcher d' influencer le capitaine Cronjager , mais vous savez ce que c' est … Cette ville a grandi . Je m' assis et allumai une cigarette . Ohls regarda Cronjager et demanda : Qu' est_ce_que vous savez sur le meurtre de Randall Place ? L' homme au visage taillé à coups de serpe tira sur un de ses doigts jusqu' à faire craquer sa jointure . Il parla sans lever les yeux . Un mort , deux balles dans la peau . Deux revolvers qui n' avaient pas servi . Dans la rue , en bas , on a pincé une blonde qui essayait de mettre en marche une autre voiture que la sienne . La sienne était juste à côté , le même modèle . Elle était un peu agitée . Alors mes hommes l' ont emmenée et elle a craché . Elle était là_bas quand ce Brody s' est fait avoir . Affirme qu' elle n' a pas vu le meurtrier . C' est tout ? demanda Ohls . Cronjager leva un peu les sourcils . C' est arrivé il y a une heure . Qu' est_ce_que vous espériez ? Un film complet du meurtre ? Peut_être une description du tueur , dit Ohls . Un grand gars en blouson de cuir … si on peut appeler ça une description . Il est dehors dans ma bagnole , dit Ohls , menottes aux mains . C' est Marlowe qui l' a pincé pour vous . Voilà son pétard . Ohls tira de sa poche le revolver du garçon et le posa sur le coin du bureau de Wilde . Cronjager regarda l' arme mais ne daigna pas y toucher . Wilde s' esclaffa . Il s' était renversé en arrière et tirait sur son cigare sans rien perdre du spectacle . Il se pencha pour boire une gorgée de café . Il tira de la petite poche latérale de son smoking un mouchoir de soie dont il se tamponna les lèvres et qu' il remit à sa place . Cette affaire est reliée à deux autres crimes , dit Ohls en pinçant la chair de son menton . Cronjager se raidit visiblement . Ses yeux maussades se muèrent en deux pointes métalliques . Ohls continua : Vous êtes au courant du repêchage d' une voiture au Quai du Lido ce matin , avec un cadavre dedans ? Cronjager dit : Non , et il garda son air mauvais . Le cadavre dans la voiture était le chauffeur d' une riche famille , dit Ohls . On faisait chanter la famille en question au sujet d' une des filles . M Wilde a recommandé Marlowe à la famille par mon intermédiaire . Marlowe a joué plutôt serré . J' adore les détectives privés qui jouent serré quand il s' agit de meurtre , gronda Cronjager . Vous m' avez l' air d' être foutrement réservé sur le sujet … rien ne vous y force … Oui … dit Ohls . Rien ne me force à être aussi foutrement réservé … C' est pas foutrement souvent que j' ai l' occasion d' être réservé avec un flic municipal … D' habitude , je passe mon temps à leur dire à quel endroit mettre leurs pieds pour ne pas se casser la gueule . Les ailes du nez aigu de Cronjager pâlirent . Sa respiration siffla doucement dans la pièce silencieuse . Il dit d' une voix très calme : Vous n' avez jamais eu besoin de dire ça à aucun de mes gars , gros malin … On va voir ça … dit Ohls . Le chauffeur dont je parle et qui s' est fichu à l' eau au Lido a tué un type la nuit dernière dans votre secteur . Un type du nom de Geiger qui dirigeait une combine de bouquins obscènes dans une boutique de Hollywood Boulevard . Geiger vivait avec le salaud qui est dehors dans ma voiture . Je dis vivait avec lui ; je suppose que vous pigez . Cronjager le regardait maintenant bien en face . J' ai l' impression que ça va être une histoire assez dégueulasse , dit _il . D' après mon expérience , la_plupart_des histoires de police le sont , grogna Ohls en se tournant vers moi , le sourcil hirsute . À toi l' antenne , Marlowe . Raconte _lui . Je lui racontai . Je passai deux choses sous silence , et je me demandai sur le moment pourquoi j' omettais l’une de ces deux choses . Je ne mentionnai ni la visite de Carmen à l' appartement de Brody ni celle d' Eddie Mars l' après_midi chez Geiger . Je racontai le reste comme ça s' était passé . Les yeux de Cronjager ne quittèrent pas mon visage et , tout le temps que je parlai , le sien ne revêtit aucune expression . Lorsque je me tus , il resta complètement silencieux pendant un long moment . Wilde ne disait rien , buvait son café , tirait tranquillement sur son cigare bosselé . Ohls contemplait un de ses pouces . Lentement , Cronjager se renversa dans son fauteuil , posa une cheville sur son genou et frotta la cheville en question de sa main nerveuse et maigre . Sa figure mince avait une expression froide et âpre . Il dit d' un ton de politesse glacée : En somme , tout ce que vous avez fait , c' est d' omettre de rendre compte d' un meurtre qui a été commis hier soir et de passer la journée d' aujourd’hui à fureter partout ; de sorte que le coquin de Geiger a pu en commettre un second ce soir . C' est tout , dis _je . J' étais dans une sale situation . J' imagine que j' ai eu tort , mais je voulais protéger mon client et je n' avais aucune raison de supposer que le garçon irait descendre Brody . Ce genre de supposition est du ressort de la police , Marlowe . Si la mort de Geiger avait été connue hier soir , jamais on n' aurait pu transporter les livres chez Brody . Le garçon n' aurait pas été chez Brody et ne l' aurait pas descendu . Brody vivait en sursis , soit , comme les gens de son espèce . Mais la vie d' un homme est la vie d' un homme . Très juste , dis _je . Dites ça à vos hommes la prochaine fois qu' ils descendront un pauvre petit filou à la manque en train de galoper dans une rue en emportant trois bananes . Wilde posa ses deux mains sur son bureau avec un bruit retentissant . Ça suffit , coupa _t _il . Pourquoi êtes _vous si sûr , Marlowe , que ce Taylor a descendu Geiger ? Même si on a retrouvé l' arme avec laquelle Geiger a été tué sur le corps de Taylor dans la voiture , il ne s' ensuit pas obligatoirement que celui_ci soit le meurtrier . L' arme a pu être mise là - disons par Brody , le véritable assassin . C' est matériellement possible , dis _je , mais moralement , non . Ça implique trop de coïncidences et en plus ça ne correspond pas du tout au caractère de Brody et de sa bonne femme , ni au caractère de ce qu' il essayait de faire . J' ai parlé à Brody assez longuement . C' était un escroc , mais pas le genre tueur . Il avait deux pistolets , mais pas sur lui . Il tâchait de trouver un moyen de s' introduire dans la combine de Geiger , qu' il connaissait naturellement en détail par la femme . Il m' a dit qu' il surveillait Geiger pour voir s' il n' avait pas de gros protecteurs derrière lui . Je le crois . Supposer qu' il a tué Geiger pour faucher ses livres , qu' il a filé avec la photo que Geiger venait de prendre de Carmen Sternwood à poil , qu' il a mis le revolver dans la poche d' Owen Taylor et flanqué celui_ci dans la flotte au Lido , c' est bougrement trop . Taylor avait une raison : il était fou de jalousie ; et il avait une occasion de tuer Geiger . Il était sorti sans permission avec une des voitures de ses patrons . Il a tué Geiger sous les yeux de la fille , ce que Brody n' aurait jamais fait , même si ç' avait été un tueur . Je ne peux pas concevoir que quelqu’un qui porte à Geiger un intérêt purement commercial ait fait ça . Mais Taylor en était capable . Le truc de la photo à poil représentait exactement le mobile valable . Wilde s' esclaffa et regarda Cronjager de côté . Cronjager se racla la gorge en reniflant . Wilde demanda : Qu' est_ce_que c' est que cette histoire de corps planqué ? Ça , je ne vois pas . J' expliquai : Le gamin ne nous l' a pas dit mais c' est lui qui a dû le faire . Brody ne serait pas entré dans la maison après la mort de Geiger . Le garçon a dû y aller pendant que je ramenais Carmen chez elle . Il avait peur de la police , naturellement , étant ce qu' il est , et il a sans doute pensé que ce serait une bonne idée de cacher le corps jusqu' à ce qu' il ait sorti ses affaires de la maison . Il l' a traîné à la porte d' entrée , à en juger d' après les marques du tapis , et très probablement l' a fourré dans le garage . Et puis il a empaqueté ses affaires et a tout emmené . Plus tard , pendant la nuit , avant que le corps soit complètement raide , il a eu honte de lui_même et il a pensé qu' il venait de traiter son ami pas très gentiment . Il est revenu et l' a déposé sur le lit . Tout ça n' est que supposition , naturellement . Wilde acquiesça : Et ce matin , il est allé à la boutique comme si rien ne s' était passé et il a ouvert l' oeil . Quand Brody a emmené les bouquins , il a cherché où ils allaient et il a supposé que celui qui les avait fauchés venait de tuer Geiger à cause d' eux . Peut_être même en savait _il sur Brody et la fille beaucoup plus qu' ils ne le croyaient . Qu' en pensez _vous , Ohls ? Ohls répondit : Nous le saurons bien … mais ça ne diminue en rien les soucis de Cronjager . Ce qui le martyrise , c' est que tout ça s' est passé la nuit dernière et qu' on vient seulement de le lui apprendre . Cronjager dit amèrement : Je suppose que je trouverai un moyen de m' arranger de ça aussi . Il me lança un coup d' oeil aigu et détourna immédiatement son regard . Wilde agita son cigare et dit : Montrez _nous les pièces à conviction , Marlowe . Je vidai mes poches et posai le tout sur son bureau : les trois reçus et la carte de Geiger au général Sternwood , les photos de Carmen et le carnet bleu avec la liste des noms et des adresses en code . J' avais déjà donné les clés de Geiger à Ohls . Wilde regarda ce que je lui tendais en tirant doucement sur son cigare . Ohls alluma un de ses joujoux et se mit à envoyer tranquillement sa fumée au plafond … Cronjager se pencha sur le bureau et examina ce que j' avais donné à Wilde . Wilde tapota les trois reçus signés de Carmen et dit : Je suppose que ce n' était qu' un commencement . Si le général Sternwood les avait payés , c' eût été par peur de quelque chose de pire . Et alors Geiger lui aurait serré la vis . Savez _vous de quoi il avait peur ? Il me regardait . Je secouai la tête . Avez _vous raconté votre histoire complètement et dans tous les détails ? J' ai laissé de côté une ou deux questions personnelles , dis _je . J' ai l' intention de continuer , monsieur Wilde . Cronjager dit : Hah ! et renifla de façon profondément expressive . Pourquoi ? demanda tranquillement Wilde . Parce que mon client a droit à cette protection , jusqu' au tribunal exclusivement . J' ai une licence qui m' autorise à exercer la profession de détective privé . Je suppose que le mot privé a un certain sens . La Division de Hollywood a deux assassinats sur les bras , parfaitement clairs . Elle a les deux meurtriers . Elle a les preuves et l' arme dans chacun des deux cas . Le côté chantage doit être passé sous silence , en ce qui concerne les noms des victimes . Pourquoi ? demanda Wilde une seconde fois . C' est parfait , dit Cronjager sèchement . Nous serons heureux de raconter des bobards pour rendre service à un privé de standing . Je répliquai : Je vais vous montrer quelque chose . Je me levai et allai jusqu' à ma voiture . J' y pris le livre qui venait de chez Geiger . Le chauffeur en uniforme était debout à côté de la voiture de Ohls . Le garçon était dedans , accoté au coin le plus éloigné . Il a dit quelque chose ? demandai _je . Il m' a suggéré quelque chose , dit le flic qui cracha par terre . Ça ne me dit rien . Je regagnai la maison , posai le livre sur le bureau de Wilde et défis le papier . Cronjager téléphonait . Il raccrocha et s' assit au moment où j' entrais . Wilde parcourut le livre d' un oeil impassible , le ferma et le poussa vers Cronjager . Cronjager l' ouvrit , examina quelques pages et le ferma rapidement . Deux taches rouges grandes comme des pièces de cent sous apparurent sur ses pommettes . Je suggérai : Regardez les dates marquées sur la page de garde . Cronjager rouvrit le livre et les consulta : Eh bien ? Si c' est nécessaire , dis _je , je témoignerai sous serment que ce livre vient de la boutique de Geiger . La blonde Agnès avouera le genre de trafic qui s' y passait . Il est évident pour tous ceux qui ont des yeux que cette boutique sert de façade à quelque chose . Mais la police de Hollywood la laisse courir pour des raisons à elle . J' ose prétendre qu' un jury aimerait connaître ces raisons . Wilde sourit . Il intervint : C' est vrai , les jurys posent quelquefois de ces questions embarrassantes dans le souci généralement vain de découvrir pourquoi les villes sont administrées comme elles le sont . Cronjager se leva brusquement et mit son chapeau . Je suis à un contre trois ici , glapit _il . Je suis un type de la Criminelle . Si ce Geiger vendait de la littérature dégueulasse , ça n' est pas mes oignons , mais je suis prêt à admettre que ça n' avancera pas du tout mon service de voir ça dans les journaux . Qu' est_ce_que vous voulez , vous autres ? Wilde regarda Ohls . Ohls dit avec calme : Je veux vous remettre un prisonnier . Allons _y . Il se leva . Cronjager le regarda férocement et sortit de la pièce . Ohls le suivit . La porte se referma . Wilde pianota son bureau et me regarda de ses yeux bleus . Vous devriez comprendre ce qu' un flic peut éprouver devant ce genre de cachotteries , dit _il . Il faudra que vous fassiez votre déposition sur tout ça , au moins pour les archives . Je pense qu' il est possible de passer le rapport entre les deux crimes sous silence et d' éviter de mêler à l’un ou à l' autre , le nom du général Sternwood . Savez _vous pourquoi je ne vous fends pas l' oreille ? Non . Je m' attendais à avoir les deux oreilles fendues . Qu' est_ce_que vous touchez pour ça ? Vingt_cinq dollars par jour et mes frais . Ça fait cinquante dollars et un peu d' essence , au total ? À peu près . Il inclina la tête de côté et se frotta le menton avec le dos de son petit doigt . Et pour ce prix _là , vous allez vous mettre à dos la moitié de la police du comté ? Ça ne me plaît pas , dis _je . Mais , sacré nom , qu' est_ce_que vous voulez que je fasse ? Je suis sur une affaire , je vends ce que j' ai à vendre pour gagner ma vie . Le peu de chose que j' ai dans les tripes et le peu de matière grise que le Seigneur m' a donnés … , sans oublier ma bonne volonté à me faire rentrer dedans quand je défends les intérêts de mon client . C' est contre mes principes d' en dire autant que j' en ai dit ce soir sans consulter le général . Quant_à mes cachotteries , vous le savez , j' ai moi_même appartenu à la police . Il y en a treize à la douzaine dans toutes les grandes villes . Les flics sont très sévères et très nobles quand un pékin essaie de dissimuler quelque chose , mais eux_mêmes le font tous les deux jours pour rendre service à leurs amis ou à n' importe qui pourvu qu' il ait un peu d' influence . Et je n' ai pas fini , je suis encore sur l' affaire . Je referais la même chose si c' était à refaire . À condition que Cronjager ne vous retire pas votre licence , grogna Wilde . Vous avez dit que vous gardiez pour vous un ou deux détails personnels . De quelle importance ? Je suis toujours sur l' affaire , répondis _je en le regardant dans les yeux . Wilde me sourit . Il avait le sourire franc et ouvert des Irlandais . Permettez _moi de vous dire quelque chose , fiston . Mon père était un ami intime du vieux Sternwood . J' ai fait tout ce que me permettait ma charge - et même pas mal en plus - pour éviter des soucis au vieux . Mais ça ne peut pas durer éternellement . Ses filles sont certainement parties pour s' enfoncer dans des pétrins inextricables - surtout cette salope de petite blonde . On ne devrait pas leur laisser la bride sur le cou . J' en veux au vieux à cause de ça . Je suppose qu' il ne se rend pas compte de ce qu' est le monde maintenant . Mais il y a autre chose que je voulais vous dire pendant que nous parlons d' homme à homme et que je ne suis pas obligé de vous engueuler . Je parie un dollar contre un sou canadien que le général a peur que son beau_fils , l' ex_trafiquant d' alcool , ne soit embringué dans une sale affaire , et que ce qu' il voulait , c' est que vous lui prouviez que non . Qu' est_ce_que vous en pensez ? D' après ce que j' ai entendu dire de lui , Regan n' a pas l' air d' un maître chanteur . Il avait trouvé un coin tranquille là où il était et il est parti malgré ça . Wilde renifla . La tranquillité de ce coin , ni vous ni moi ne pouvons en juger . Si c' est un homme d' une certaine espèce , ce n' était peut_être pas si agréable que ça . Le général vous a _t _il dit qu' il cherchait Regan ? Il m' a confié qu' il voudrait savoir où il était et s' il se portait bien . Il aimait Regan et il a eu de la peine quand l' autre a disparu sans même lui dire au revoir . Wilde se renversa en arrière et se renfrogna . Je vois , dit _il d' une voix changée . De la main , il éparpilla les documents posés sur son bureau , mit de côté le carnet bleu de Geiger et poussa les autres pièces vers moi . Vous ferez aussi bien de les reprendre , dit _il . Je n' en ai plus besoin . XIX Il était près_de onze heures quand je rentrai ma voiture et gagnai à pied la façade du Hobart Arms . La porte de verre était fermée à dix heures ; aussi je dus utiliser mes clés . À l' intérieur , dans le hall carré et désolé , un homme posa un journal du soir à côté d' un palmier en pot et jeta un mégot dans le bassin où poussait le palmier . Puis il se mit debout et leva son chapeau à mon adresse en disant : Le patron veut vous parler . Sûr que vous faites attendre vos amis , mon pote . Je m' arrêtai et considérai le nez écrasé et l' oreille en chateaubriand . À quel sujet ? Qu' ça peut vous faire ? Tenez _vous le nez propre et tout ira au poil . Sa main s' approcha de la boutonnière du haut de sa veste . Je pue le flic , dis _je . Je suis trop fatigué pour parler , trop fatigué pour bouffer , trop fatigué pour réfléchir . Mais si tu supposes que je ne suis pas trop fatigué pour recevoir des ordres d' Eddie Mars , essaye d' attraper ton feu avant que je te fasse sauter ta bonne oreille . Mon oeil . Vous n' avez pas de pétard . Il me regarda en face . Ses sourcils noirs et raides se rapprochèrent et sa bouche s' incurva vers le bas . C' était tantôt , dis _je . Je ne suis pas toujours tout nu . Il fit un geste de la main gauche . Ça va . Vous avez gagné . Je n' ai pas l' ordre de buter les mecs . Vous entendrez parler de lui . Le plus tard sera encore trop tôt , dis _je en pivotant lentement comme il passait devant moi en gagnant la porte . Il l' ouvrit sans se retourner . Je souris de ma propre inconscience , dépassai l' ascenseur et montai à mon appartement . Je tirai le revolver de Carmen de ma poche et rigolai en le regardant . Puis je le nettoyai avec soin , le huilai , l' enveloppai dans un morceau de laine et l' enfermai . Je me préparai un verre et j' étais en train de le boire quand le téléphone sonna . Je m' assis à côté de la table sur laquelle il était posé . Alors , on est coriace ce soir ? dit la voix d' Eddie Mars . Énorme , rapide , coriace et plein de piquants . Qu' est_ce_que je peux faire pour vous ? Y a des flics là_bas . Vous savez où . Vous avez évité de parler de moi ? Pourquoi l' aurais _je fait ? Vaut mieux être gentil avec moi , militaire . Je ne suis pas très gentil quand on n' est pas gentil . Écoutez bien , vous m' entendrez claquer des dents . Il rit sèchement . Oui ? Ou non ? Je n' ai rien dit . Que je sois pendu si je sais pourquoi . Je crois que c' était simplement assez embrouillé comme ça … Merci , militaire . Qui l' a descendu ? Lirez ça demain dans les journaux . Je veux le savoir maintenant . Est_ce_que vous obtenez tout ce que vous voulez ? Non . Est_ce_que c' est une réponse , militaire ? C' est quelqu’un dont vous n' avez jamais entendu parler qui l' a tué . Contentez _vous de ça . Si c' est arrangé , un jour , je pourrai peut_être vous rendre service . Raccrochez et laissez _moi me coucher . Il rit de nouveau . Vous cherchez Rusty Regan , n' est _ce pas ? C' est ce que semblent croire des tas de gens , mais ce n' est pas le cas . Si vous le cherchez , je pourrais vous donner un tuyau . Descendez et venez me voir à la plage . Quand vous voudrez . Serai content de vous voir . Peut_être … Au revoir alors . Le téléphone cliqueta , et je me surpris à l' étreindre avec un agacement furieux . Puis je composai le numéro des Sternwood et l' entendis sonner cinq ou six fois avant que la voix suave du valet réponde . Ici la villa du général Sternwood . Ici Marlowe . Vous vous rappelez ? On s' est vus il y a cent ans … peut_être hier , au fait ? Oui , monsieur Marlowe , je me rappelle , certainement … Mme Regan est là ? Oui , je crois … Voulez _vous … Je lui coupai la parole car j' avais changé d' avis . Non . Vous lui transmettrez le message . Dites _lui que j' ai les photos , et que tout va bien . Oui … Oui … Sa voix me parut trembler un peu . Vous avez les photos , toutes les photos … et tout va bien … Oui , monsieur … Si je puis me permettre … Merci beaucoup , monsieur . Le téléphone résonna cinq minutes plus tard . J' avais fini mon verre et ça me donnait l' impression que je mangerais volontiers le dîner que j' avais complètement oublié . Je sortis en laissant sonner le téléphone . Il sonnait quand je revins . Il sonna par intervalles jusqu' à minuit et demi . À ce moment _là , j' éteignis , ouvris ma fenêtre , assourdis le timbre avec un morceau de papier et me mis au lit . J' en avais plein le dos de la famille Sternwood . Je lus les trois journaux du matin en mangeant mes oeufs au bacon le matin suivant . Leurs versions de l' affaire étaient aussi voisines de la vérité que le sont d' habitude les comptes rendus journalistiques - voisines comme Mars de Saturne . Aucune des trois n' établissait le rapport entre le suicide en voiture du chauffeur Owen Taylor sur l' appartement du Lido et le meurtre du Chalet Exotique de Laurel Canyon . Aucune d' entre elles ne mentionnait les Sternwood , Bernie Ohls , ou moi_même . Owen Taylor était chauffeur d' une riche famille . Au capitaine Cronjager , de la Brigade de Hollywood , revenait tout le mérite de la solution des deux assassinats dans son district , qui étaient censés avoir pour origine une dispute concernant les bénéfices d' une affaire de messagerie privée gérée par un certain Geiger dans l' arrière_boutique de la librairie de Hollywood Boulevard . Brody avait tué Geiger et Carol Lundgren l' avait vengé . Il avait avoué . Il avait de fâcheux antécédents - probablement depuis le collège . La police retenait également une certaine Agnès Lozelle , secrétaire de Geiger , à titre de témoin . C' était un joli morceau de littérature . Ça donnait l' impression que Geiger venait d' être tué la veille , Brody une heure plus tard , et que le capitaine Cronjager avait résolu les deux problèmes le temps d' allumer une cigarette . Le suicide de Taylor figurait à la une de la deuxième partie du journal . Il y avait une photo de la conduite intérieure sur le pont de la péniche et la plaque d' immatriculation était caviardée ; non loin gisait un objet recouvert d' une étoffe , près de la rambarde . Owen Taylor était neurasthénique et de santé fragile . Sa famille habitait à Dubuque et son corps y serait transporté . Il n' y aurait pas d' enquête . XX Le capitaine Gregory , du Bureau des Disparus , posa ma carte sur sa grande table de façon que ses bords soient exactement parallèles à ceux du bureau . Il l' examina en rejetant sa tête de côté , grogna , pivota dans son fauteuil rotatif et regarda , par sa fenêtre , le dernier étage grillagé du Palais de Justice , à cinquante mètres de là . C' était un homme corpulent aux yeux fatigués et ses mouvements étaient lents et circonspects comme ceux d' un gardien de nuit . Sa voix était sans timbre , plate et indifférente . Flic privé , hein ? dit _il sans me regarder . De la fumée s' éleva du fourneau noirci d' une pipe de bruyère qui pendait à ses canines . Qu' est_ce_que je peux faire pour vous ? Je travaille pour le compte du général Sternwood , 3765 Alta Brea Crescent , West Hollywood . Sans lâcher sa pipe , le capitaine Gregory souffla un peu de fumée du coin de sa bouche . À quoi ? Pas exactement à un travail comme le vôtre . Mais le vôtre m' intéresse . J' ai pensé que vous pourriez m' aider . Vous aider à quoi ? Le général Sternwood est un homme riche , dis _je . C' est un vieil ami du père du procureur du district . S' il a envie d' embaucher à la journée un type pour faire ses courses , c' est pas l' affaire de la police . C' est tout simplement un luxe qu' il peut s' offrir . Qu' est _ce qui vous fait croire que je serais disposé à l' aider ? Je ne répondis pas . Il pivota lentement et lourdement dans son fauteuil tournant et reposa ses grands pieds sur le linoléum nu qui recouvrait le plancher . Son bureau dégageait l' odeur de moisi due à des années de train_train quotidien . Il me regarda d' un oeil vide . Je n' ai pas envie de vous faire perdre votre temps , capitaine , dis _je en reculant ma chaise de dix centimètres . Il ne bougea pas , il continua à me regarder de ses yeux délavés et fatigués . Vous connaissez le procureur du district ? Nous nous connaissons . J' ai travaillé pour lui une fois . Je connais assez bien Bernie Ohls , son enquêteur en chef . Le capitaine Gregory détacha son téléphone et marmonna dedans : Passez _moi Ohls , du bureau du procureur du district . Il reposa le téléphone sur son support sans le lâcher . Du temps passa . De la fumée sortait de sa pipe . Ses yeux étaient lourds et immobiles comme sa main . La sonnerie retentit et sa main gauche se tendit pour prendre ma carte . Ohls ? Ici Al Gregory , du Bureau Central . Un nommé Philip Marlowe est dans mon bureau . D' après sa carte , il est détective privé . Il veut que je lui donne des renseignements … Oui ? Quelle tête est_ce_qu' il a ? D' accord . Merci . Il reposa le téléphone , retira sa pipe de sa bouche et tassa le tabac avec l' embout en cuivre d' un gros crayon . Ceci , soigneusement et solennellement , comme si c' était aussi important que tout ce qu' il ferait dans sa journée . Il se renversa en arrière et m' accorda un supplément d' examen . Qu' est_ce_que vous voulez ? Savoir à peu près où vous en êtes , si vous avez avancé . Il rumina ma réponse . Regan ? demanda _t _il enfin . Naturellement . Vous le connaissez ? Je ne l' ai jamais vu . On m' a dit que c' est un bel Irlandais qui approche de la quarantaine , que c' est un ex_trafiquant d' alcool , qu' il a épousé la fille aînée du général Sternwood et que ça n' a pas collé . On m' a dit aussi qu' il a disparu depuis un mois . Sternwood aurait dû s' estimer heureux au lieu de faire appel à vos capacités pour fouiner dans la brousse . Le général s' est pris d' amitié pour lui . Ces choses _là arrivent . Le vieux bonhomme est infirme et solitaire , et Regan s' asseyait près de lui pour lui tenir compagnie . Qu' est _ce qui vous fait croire que vous pourriez y arriver mieux que nous ? Rien du tout . Tout au moins en ce qui concerne la recherche de Regan . Mais il y a un côté chantage plutôt mystérieux . Je veux m' assurer que Regan n' y est pas mêlé . Ça pourrait me rendre service de savoir où il est et où il n' est pas . Mon vieux , je voudrais bien vous aider , mais je ne sais pas où il est . Il a tiré le rideau et puis c' est tout . C' est pas tellement facile de vous faire ça avec votre organisation , n' est _ce pas capitaine ? Oui , mais c' est possible , pendant quelque temps . Il appuya sur un bouton de sonnette sur le côté de son bureau . Une femme d' âge moyen passa la tête par une porte latérale . Donnez _moi le dossier de Terence Regan , Abba . La porte se ferma . Le capitaine Gregory et moi nous regardâmes dans un nouveau silence pesant . La porte se rouvrit et la femme déposa un dossier vert sur le bureau . Le capitaine Gregory lui fit signe de sortir , mit une paire de grosses lunettes d' écaille sur son nez aux veinules apparentes et feuilleta lentement les pièces du dossier . Je tripotai une cigarette . Il a fichu le camp le seize septembre . La seule importance de cette date est que c' était le jour de congé du chauffeur et que personne n' a vu Regan prendre sa voiture . Pourtant c' était vers la fin de l' après_midi . Nous avons trouvé la voiture quatre jours après dans le garage privé d' une voie privée de villas de luxe , près de Sunset Towers . Un employé du garage l' a signalée au bureau des voitures volées en disant que ce n' était pas une des leurs . Cet endroit s' appelle La Casa de Oro . Ça présente un certain intérêt , je vais vous dire lequel dans une minute . Nous n' avons rien pu apprendre sur la personne qui avait amené la voiture là_bas . Nous avons relevé des empreintes sur la voiture , mais elles ne correspondent à aucune de celles que nous avons . Le fait que la voiture soit dans le garage n' implique pas nécessairement une sale histoire , quoique nous ayons une raison de soupçonner une sale histoire , mais ça se relie à quelque chose d' autre que je vais vous dire dans un instant . Je suggérai : Ça se relie au fait que la femme d' Eddie Mars fait partie des disparus . Il parut embêté . Oui . Nous avons épluché la liste des locataires et nous nous sommes aperçus qu' elle habite là . Partie à peu près le même jour que Regan , à deux jours près en tout cas . On a vu avec elle un type qui paraît ressembler à Regan , mais nous ne savons rien de certain . Voici ce qu' il y a de bougrement drôle , dans notre boulot de policier : une vieille femme qui regarde par sa fenêtre voit un gars en train de cavaler et elle est capable de le repérer dans une queue six mois après , mais si on présente une bonne photo à un employé d' hôtel , il ne peut rien affirmer … C' est justement une des qualités requises des bons employés d' hôtel , dis _je . Ouais . Eddie Mars et sa femme vivaient séparés mais ils étaient en bons termes , affirme Eddie . Voici quelques_unes des possibilités . D’abord , Regan portait toujours quinze mille dollars sur lui . Pas du bluff , à ce qu' on m' affirme . Pas un vrai sur le dessus et un paquet de faux . Ça fait pas mal de pèze , mais ce Regan était tout à fait le type à sortir ça devant n' importe qui pour l' épater Et peut_être aussi qu' il s' en contrefichait . Sa femme assure qu' il n' a jamais coûté un sou au vieux Sternwood , sauf pour la chambre et l' entretien et une Packard 120 que sa femme lui a donnée . Comment ça peut _il coller avec un ex_trafiquant qui fraye avec les richards ? Ça me dépasse , dis _je . Bon ; voilà donc un type qui disparaît et qui a quinze mille dollars sur lui , tout le monde le sait . Ben , ça fait du pognon . Je disparaîtrais bien moi_même si j' avais quinze mille dollars , surtout que j' ai deux gosses à l' école . Aussi la première idée qui vient , c' est qu' on l' a un peu assommé pour les piquer , et qu' on y est allé un peu fort … si bien qu' on est forcé de l' emmener dans le désert et de le planquer parmi les cactus . Mais ça ne me plaît guère . Regan avait un feu et il savait s' en servir , et pas seulement avec les gueules de raie qui bossent dans l' alcool . Je sais qu' il a commandé une brigade entière en Irlande , en 1922 ou je ne sais plus quand . Un type de ce genre , ça n' est pas du tout cuit pour les malfrats . Et puis le fait que sa bagnole soit dans ce garage prouve que celui qui l' a dépouillé savait qu' il avait le béguin pour la femme d' Eddie Mars , ce qui est exact , je crois , mais ce que ne pouvait pas savoir n' importe quel miteux de salle de billard . Vous avez une photo ? demandai _je . De lui , pas d' elle . Ça aussi c' est marrant . Il y a un tas de côtés marrants , dans cette histoire . Tenez . Il me tendit une épreuve glacée et je contemplai une figure d' Irlandais , plus triste que joviale et plus réservée qu' impudente . Pas une figure de dur et pas la figure d' un homme qui se laisse marcher sur les pieds . Des sourcils noirs et droits et des os solides dessous . Un front plutôt large que haut , une masse de cheveux noirs et drus , un nez mince et court , une grande bouche , un menton fermement dessiné mais petit pour la bouche . Une physionomie un peu tendue , celle d' un type rapide et d' un client sérieux . Je lui rendis la photo . Je reconnaîtrais cette tête _là si je la voyais . Le capitaine Gregory vida sa pipe , la remplit et tassa le tabac avec son pouce ; il l' alluma , souffla de la fumée et reprit la parole . Eh bien , il pouvait y avoir des gens qui savaient qu' il en pinçait pour la femme d' Eddie Mars . En dehors d' Eddie lui_même . Parce que le marrant , c' est que lui le savait . Ça a l' air de l' avoir laissé complètement froid . Nous avons son emploi du temps à peu près à ce moment _là . Naturellement , Eddie ne l' aurait pas descendu par jalousie . Les faits l' auraient trop visiblement désigné . Ça dépend s' il est très malin , dis _je . Il pouvait essayer le double bluff . Le capitaine Gregory hocha la tête . S' il est assez malin pour se débrouiller avec son racket , il est trop malin pour ça . Je vois bien ce que vous voulez dire . Il fait la connerie exprès parce_qu' il pense que nous ne le croyons pas capable d' en faire une pareille . Du point de vue de la police , c' est une erreur . Parce qu' il nous aurait eus sur le dos tout le temps et ça l' aurait gêné dans son boulot . Vous pourriez croire que ce serait très malin de risquer cette connerie . Moi aussi . Mais pas les simples flics . Ils lui auraient empoisonné la vie . J' ai écarté cette solution . Si je me trompe , prouvez _le _moi et je boufferai mon sous_cul . En attendant , je laisse Eddie tranquille . La jalousie n' est pas un mobile qui lui aille . Les gros combinards ont des cerveaux d' hommes d' affaires . Ils apprennent à faire ce qui est de bonne politique et à laisser leurs sentiments personnels se démerder comme ils peuvent . J' écarte cette solution . Qu' est_ce_que vous conservez ? La poule et Regan lui_même . Personne d' autre . Elle était blonde à ce moment _là , elle ne doit plus l' être . Nous n' avons pas retrouvé sa voiture , ils sont donc probablement partis avec . Ils avaient une fameuse avance sur nous , quatorze jours . Sans la voiture de Regan , je crois que nous n' aurions pas eu à nous occuper de ça du tout . Sans doute , je suis habitué à ça , particulièrement dans les familles riches . Et naturellement , j' ai dû travailler en douce . Il se renversa en arrière et se mit à tambouriner sur les bras de son fauteuil avec ses grosses pattes . Je ne vois rien d' autre à faire qu' attendre , dit _il . Nous avons organisé la surveillance , mais c' est trop tôt pour un résultat . Regan , à notre connaissance , avait quinze billets . La femme avait quelque chose aussi , peut_être pas mal de cailloux . Mais tôt ou tard , ils auront besoin de fric . Regan signera un chèque , un reçu , écrira une lettre . Ils sont dans une autre ville , ils portent d’autres noms , mais ils ont le même appétit . Il faudra bien qu' ils reviennent au vieux système fiscal . Que faisait la fille avant d' épouser Eddie Mars ? Elle poussait la goualante . Vous n' avez pas de vieilles photos professionnelles ? Non . Eddie doit en avoir mais il ne les lâchera pas . Il tient à leur ficher la paix . Je ne peux pas le forcer . Il a des amis ici , sans ça il ne serait pas ce qu' il est . Il grogna . Y a _t _il quelque chose dans tout ça qui vous soit utile ? Je constatai : Vous ne les retrouverez jamais ni l’un ni l' autre . L' Océan Pacifique est trop près . Ma proposition tient toujours , en ce qui concerne mon sous_cul . On les trouvera . C' est une question de temps . Ça prendra peut_être un an ou deux . Le général Sternwood ne vivra peut_être pas si longtemps , dis _je . On a fait tout ce qu' on a pu , mon vieux . S' il veut promettre une récompense et dépenser un peu de fric , on aura peut_être des résultats . La ville ne m' attribue pas de subventions de cet ordre _là . Ses gros yeux se fixèrent et ses sourcils hérissés s' agitèrent . Vous croyez sérieusement qu' Eddie les a butés tous les deux ? Je rigolai . Non . Je plaisantais . Je suis de votre avis , capitaine , je crois que Regan a filé avec une femme qui représentait plus pour lui que l' épouse riche avec laquelle il ne s' entendait pas . D' ailleurs , elle n' est pas encore riche . Vous la connaissez , je suppose ? Oui . Elle vous ferait passer un week_end épatant , mais pour tout le temps , elle doit être plutôt épuisante . Il grogna . Je le remerciai de m' avoir accordé son temps et des renseignements et je le quittai . Une conduite intérieure grise me suivit depuis le palais de justice . Je lui donnai une chance de me rejoindre dans une rue tranquille . Elle déclina l' offre , je la semai donc et allai au boulot . XXI J' évitai les parages de la propriété des Sternwood . Je revins à mon bureau , m' assis dans mon fauteuil tournant et m' efforçai de rattraper le temps perdu à bosser . Un vent orageux soufflait aux fenêtres et rabattait la suie du brûleur à mazout de l' hôtel voisin , qui balayait mon bureau comme de la folle avoine un terrain vague . J' envisageai d' aller déjeuner , en pensant que la vie était bien banale et qu' elle serait sans doute tout aussi banale si je buvais un coup , et que boire un coup tout seul à cette heure de la journée , de toute façon , ça ne serait pas marrant . C' est ce que je me disais quand Norris téléphona . Avec sa politesse habituelle et sa précision de langage , il me dit que le général Sternwood ne se sentait pas très bien et que d' après la lecture qu' on lui avait faite des nouvelles des journaux , il concluait que mon enquête était terminée . Oui , en ce qui concerne Geiger , dis _je . Ce n' est pas moi qui l' ai tué , vous savez . Le général ne le pensait pas , monsieur Marlowe . Le général est _il au courant de l' existence de ces photos qui inquiétaient Mme Regan ? Non , monsieur . Absolument pas . Vous savez ce que le général m' avait donné ? Oui , monsieur . Trois reçus et une carte , je crois . Exact . Je les lui envoie . Pour les photos , je suppose que le mieux est de les détruire . Parfait , monsieur . Mme Regan a essayé de vous joindre plusieurs fois la nuit dernière . J' étais dehors en train de me cuiter , dis _je . Oui . Absolument indispensable , monsieur , je n' en doute pas . Le général m' a chargé de vous envoyer un chèque de cinq cents dollars . Cela vous suffira _t _il ? C' est plus que généreux , dis _je . Et je suppose que nous pouvons maintenant regarder l' incident comme clos ? Fichtre oui . Comme un coffre_fort avec une serrure à combinaison cassée . Merci , monsieur . Sans nul doute , nous en sommes tous soulagés . Lorsque le général se sentira un peu mieux - peut_être demain - il serait heureux de vous remercier de vive voix . Au poil , dis _je . Je viendrai lui boire encore un peu de cognac , peut_être avec du champagne . Je prendrai soin d' en faire frapper à point , dit _il avec un soupçon de gaieté . Ce fut tout . Nous nous dîmes au revoir et raccrochâmes . L' odeur du café de la boutique voisine montait par les fenêtres avec la suie mais ne réussissait pas à me donner faim . Aussi je pris ma bouteille , bus un coup et engageai mon amour_propre à se débrouiller tout seul . Je comptai sur mes doigts . Rusty Regan avait laissé tomber un tas de galette et une jolie femme pour cavaler après une vague blonde plus ou moins mariée à une fripouille nommée Eddie Mars . Il était parti tout d' un coup , sans dire au revoir , et il pouvait avoir autant de raisons qu' on voulait . Le général avait fait preuve de trop de concision ou de trop de prudence pendant notre premier entretien pour me dire que le Bureau des Disparus s' occupait de l' affaire . Les gens du Bureau des Disparus en étaient au point mort et , de toute évidence , estimaient que ça ne valait pas la peine de s' en faire . Regan avait agi comme il l' entendait et c' était son affaire . Je tombais d' accord avec le capitaine Gregory qu' il était fort improbable qu' Eddie Mars se soit embarqué dans un double assassinat pour la simple raison qu' un autre bonhomme était parti en emmenant la blonde avec qui il ne vivait même pas . Ça l' avait peut_être embêté , mais les affaires sont les affaires , et quand on a Hollywood entre les pattes on n' a pas le temps de s' occuper des blondes qui se baladent . Si la chose s' était compliquée d' une histoire de fric , pas pareil . Mais quinze mille , ça ne faisait pas beaucoup pour Eddie Mars . Ce n' était pas un miteux comme Brody . Geiger était mort et il faudrait que Carmen se trouve un autre beau ténébreux avec qui boire des mélanges de drogues orientales . Je me dis qu' elle n' aurait pas grand mal . Il lui suffisait de s' arrêter cinq minutes au premier coin de rue et de prendre son air timide . J' espérais que le prochain maître chanteur qui la prendrait dans ses filets serait un peu plus doux avec elle , que ça durerait un peu plus longtemps et que ça ne serait pas trop rapide . Mme Regan connaissait suffisamment Eddie Mars pour lui emprunter de l' argent . Chose naturelle si elle jouait à la roulette et perdait pas mal . Tous les patrons de maisons de jeu prêtent de l' argent à leurs bons clients en cas de nécessité . En dehors de ça , un autre intérêt les liait en la personne de Regan . Il était son mari et il avait filé avec la femme d' Eddie Mars . Carol Lundgren , le jeune tueur au vocabulaire limité , était hors d' état de nuire pour très très longtemps , même si on ne le ficelait pas sur un fauteuil au_dessus d' un baquet d' acide . Ce qu' on ne ferait pas , parce_qu' il plaiderait coupable et économiserait ainsi l' argent du comté . C' est ce qu' ils font tous quand ils n' ont pas assez de fric pour se payer un grand avocat . Agnès Lozelle était gardée sous surveillance comme témoin . Ils n' auraient pas besoin d' elle si Carol se défendait , et s' il plaidait coupable lors de l' accusation , on la relâcherait . Non seulement on n' avait rien contre elle , mais on ne tenait pas du tout à faire la lumière sur la combine de Geiger . Restait moi_même . J' avais gardé le silence sur un meurtre et caché les preuves pendant vingt_quatre heures , mais j' étais encore en liberté avec un chèque de cinq cents dollars qui s' amenait . Le mieux était de boire un autre coup et d' oublier tout ça . Comme c' était visiblement la seule chose intelligente à faire , j' appelai Eddie Mars et lui dis que je passerais à Las Olindas ce soir même pour lui parler . Pour être futé , j' étais futé . J' y parvins vers neuf heures , sous une lune d' octobre qui brûlait d' un éclat dur , dans les couches supérieures d' un brouillard côtier . Le Cypress Club était tout au bout de la ville , une grande bâtisse , autrefois villégiature d' un richard nommé De Cazens , depuis transformée en hôtel . C' était maintenant un grand machin sombre , apparemment en piteux état , au milieu d' un bosquet épais de cyprès de Monterey tordus par le vent qui lui avait donné son nom . Je notai d' immenses porches en plein cintre , des tourelles dans tous les coins , des encadrements de glace autour des fenêtres géantes , des grandes étables vides par derrière , une allure générale de décrépitude nostalgique . Eddie Mars avait laissé l' extérieur à peu près en l' état au lieu d' en faire un studio de la M_G_M Je quittai ma voiture dans une rue éclairée par des arcs crachotants et pénétrai dans le jardin par un sentier recouvert de gravier humide qui menait à la grande entrée . Un portier en paletot militaire croisé m' introduisit dans un hall immense , sombre , silencieux , d' où un escalier de chêne blanc s' élevait en une spirale majestueuse vers les ombres de l' étage supérieur . Je mis mon chapeau et mon manteau au vestiaire et attendis en écoutant la musique et la rumeur de voix qui résonnait derrière de hautes portes à deux battants . Elles semblaient venir de loin , et d' un monde un peu différent de celui où se trouvait la maison elle_même . Et puis le blond mince à la figure pâteuse qui accompagnait Eddie Mars et son lutteur chez Geiger arriva par une porte sous l' escalier , me fit un sourire sans expression et me conduisit au bureau du patron , le long d' un couloir garni de moquette . C' était une pièce carrée dotée d' une fenêtre à l' ancienne , d' une baie profonde et d' une cheminée de pierre où brûlait paresseusement un feu de rondins de genévrier . La pièce était lambrissée de noyer et tendue de damas passé . Le plafond était très haut , très lointain . Je respirai une odeur de mer froide . Le bureau sombre et terne d' Eddie Mars n' allait pas avec la pièce - rien de ce qui était postérieur à 1900 n' allait avec . Le tapis était hâlé , genre Floride . Il y avait un poste de radio _bar combinés dans le coin et un service à thé en porcelaine de Sèvres sur un plateau de cuivre à côté d' un samovar . Je me demandai qui pouvait les utiliser . Une porte , dans un coin , était fermée à l' aide d' une de ces serrures à combinaison qui s' ouvrent automatiquement à une heure donnée . Eddie Mars me sourit aimablement , me serra la main et désigna la porte de la chambre forte du menton . Je serais une victime facile pour toutes les crapules du coin sans ce truc _là , dit _il , jovial . Les flics d' ici passent tous les matins et me regardent l' ouvrir ; j' ai un arrangement avec eux . Vous m' avez dit que vous aviez quelque chose pour moi , dis _je . Qu' est_ce_que c' est ? Qu' est _ce qui vous presse ? Prenez un verre et asseyez _vous . Rien ne me presse . Nous n' avons rien à nous dire sinon question boulot . Vous allez boire quelque chose qui vous plaira , dit _il . Il prépara deux verres et posa le mien par terre près d' un fauteuil de cuir rouge . Il s' adossa à son bureau , debout , les jambes croisées , une main dans la poche latérale de son smoking bleu nuit , le pouce en dehors , l' ongle étincelant . En tenue de soirée , il avait l' air un peu plus coriace qu' en flanelle grise , mais il conservait son allure d' homme de cheval . Nous bûmes et nous nous fîmes un signe de tête . Jamais venu ici ? demanda _t _il . Pendant la prohibition . Le jeu , ça ne me botte pas . Pas avec l' argent … sourit _il . Vous devriez aller voir ce soir . Une de vos amies est en train de se battre avec la roulette . Il paraît qu' elle a une drôle de veine . Vivian Regan . Je bus mon verre et pris une cigarette qui portait son chiffre . J' ai plutôt aimé la façon dont vous avez manoeuvré hier , dit _il . Vous m' avez fichu en rogne sur le moment ; mais après , je me suis rendu compte à quel point vous aviez raison . Vous et moi nous devrions nous entendre . Qu' est_ce_que je vous dois ? Pour quoi ? Toujours prudent , hein ? J' ai mon fil spécial au bureau central … sinon je ne serais pas ici … j' ai deux tuyaux sur ce qui se passe vraiment … pas ce qu' on raconte dans les journaux . Il me montra ses grandes dents blanches . Qu' est_ce_que vous avez ? demandai _je . Vous voulez parler du fric ? Je voulais dire comme tuyaux . Tuyaux sur quoi ? Vous avez la mémoire courte . Regan . Ah ! ça … Il agita ses ongles brillants dans la lumière tranquille d' une des lampes de bronze qui expédiait un faisceau au plafond . On m' a dit que vous les connaissiez déjà , ces tuyaux . Je crois que je vous dois une récompense . J' ai l' habitude de payer quand on me traite gentiment . Je n' ai pas fait le chemin jusqu' ici pour vous taper . On me paie pour mon boulot . Pas beaucoup selon vos tarifs mais je me débrouille . Un client à la fois , c' est une règle saine . Vous n' avez pas descendu Regan , hein ? Non . Vous croyez que si ? Je n' ai aucune certitude . Il rit . Vous blaguez ? Je ris . Naturellement , que je blague . Je n' ai jamais vu Regan , mais j' ai vu sa photo . Vous n' avez pas les types qu' il faut pour vous attaquer à lui . Et pendant que nous parlons de ça , ne m' envoyez donc pas vos tueurs à la manque avec des ordres . Je pourrais piquer une crise et en descendre un . Il regarda le feu à travers son verre , le reposa à l' extrémité du bureau et s' essuya les lèvres à l' aide d' un mouchoir de batiste impalpable . Vous causez bien , fit _il . Mais j' ose dire que vous devez vous bagarrer pas mal non plus . Regan ne vous intéresse pas vraiment , hein ? Non , pas professionnellement . On ne m' a pas chargé de ça . Mais je connais quelqu’un qui serait content de savoir où il est . Elle s' en fout , dit _il . Je parlais de son père . Il s' essuya de nouveau les lèvres et regarda le mouchoir presque comme s' il s' attendait à y trouver du sang . Ses épais sourcils gris se rapprochèrent et frôlèrent le bord de son nez tanné . Geiger essayait de faire chanter le général , dis _je . Et le général ne me l' a pas avoué , mais j' ai l' impression qu' il craignait plus ou moins que Regan soit derrière cette combine . Eddie Mars rit . Ah ! Ah ! Geiger faisait ça avec tout le monde . C' était son idée à lui . Il soutirait à des gens des reçus qui avaient l' air en règle - qui étaient en règle , je dois le dire … sauf qu' il n' aurait pas osé s' en servir pour intenter des poursuites . Il envoyait les reçus avec un mot aimable , ce qui lui ôtait ses arguments . S' il obtenait une réponse positive , c' est qu' il avait affaire à quelqu’un qui s' effrayait et il se mettait au boulot . S' il n' obtenait pas un sou , il laissait tomber le tout . Un type malin , dis _je . Il a laissé tomber … mais il s' est cassé la gueule dessus . Comment savez _vous tout ça ? Il haussa les épaules avec impatience . Je donnerais beaucoup pour ignorer les trois quarts des trucs que les gens viennent me raconter . Connaître les affaires des autres , c' est le plus mauvais placement qu' un homme de ma catégorie puisse risquer . En somme , si c' était Geiger à qui vous en aviez , vous avez liquidé l' affaire ? C' est liquidé et j' ai encaissé . J' en suis désolé . Je voudrais bien que le vieux Sternwood embauche un militaire de votre acabit avec des appointements réguliers pour garder ses filles à la maison quelques nuits par semaine . Sa bouche prit un air boudeur . Ce sont de vraies emmerdeuses . Regardez la brune . Elle nous casse les pieds , ici . Si elle perd , elle y va à fond et je me retrouve avec une poignée de papiers dont personne ne voudra à aucun prix . Elle n' a pas d' argent à elle , sauf une mensualité et le testament du vieux est un mystère . Si elle gagne , elle rentre chez elle avec ma galette . Vous la récupérez le lendemain , dis _je . J' en récupère une partie . Mais au bout du compte , j' y perds . Il me regarda d' un air très sérieux , comme si tout ça était important pour moi . Je me demandai pourquoi il croyait utile de me le dire . Je bâillai et finis mon verre . Je m' en vais visiter la baraque , dis _je . Mais oui , allez _y . Il désigna une porte voisine de celle de la chambre forte . Celle_ci vous permet d' entrer derrière les tables . Je préfère prendre le chemin des poires . Parfait . À votre guise . On est copains , militaire ? Bien sûr . Je me levai et nous nous serrâmes la main . Peut_être qu' un jour , je pourrai vous rendre un vrai service , dit _il . Cette fois _ci , Gregory vous a déjà tout dit . Alors , vous le tenez aussi , celui_là . Oh ! pas à ce point _là . On est seulement bons amis . Je le regardai quelques instants et je gagnai la porte par laquelle j' étais entré . Je me retournai après l' avoir ouverte . Vous ne m' avez pas fait suivre par une Plymouth grise conduite intérieure ? dis _je . Ses yeux s' agrandirent soudain . Il eut l' air secoué . Bon Dieu , non ! Pourquoi l' aurais _je fait ? C' est ce que je me demandais , dis _je . Et je sortis . À mon avis , la surprise que j' avais lue dans ses yeux semblait suffisamment naturelle pour être authentique . Je crois qu' il était même un peu troublé . Il me fut impossible d' en trouver la raison . XXII Vers dix heures et demie , le petit orchestre mexicain à foulards jaunes se lassa de jouer une rumba douce et sophistiquée que personne ne dansait . Le joueur de maracas se frotta les doigts comme s' ils lui faisaient mal et mit une cigarette à sa bouche , presque du même geste . Les quatre autres , d' un mouvement calculé et simultané , se baissèrent pour prendre sous leurs chaises des verres qu' ils burent en claquant des lèvres et en roulant leurs yeux … Du Tequila , selon leur mimique ; et très probablement de l' eau minérale en réalité . Leur comédie était aussi inutile que leur musique . Personne ne les regardait . La salle était une ancienne salle de danse et Eddie n' y avait apporté que les modifications exigées par son boulot . Pas de chromes , pas d' éclairage indirect derrière des corniches anguleuses , pas de tableaux en verre amalgamé ou de chaises en cuir éclatant et tubes d' acier poli , rien des trucs pseudo_modernes des boîtes de nuit d' Hollywood . La lumière émanait de lourds lustres de cristal et les panneaux damassés du mur étaient toujours du même rose , un peu passé et assombri par la poussière , qui s' était autrefois assorti au parquet de marqueterie , dont seule une petite portion lisse et circulaire restait libre devant l' orchestre mexicain . Le reste était recouvert d' une lourde moquette vieux rose qui devait avoir coûté chaud . Le parquet était fait d' une douzaine de bois durs , depuis le teck de Burma jusqu' à un bois rougeâtre qui ressemblait à de l' acajou , en passant par une demi_douzaine de tonalités différentes de chêne pour aboutir au compact et pâle lilas sauvage des collines de Californie , le tout dessinant des motifs complexes avec une précision mathématique . C' était encore une pièce magnifique , et maintenant on y jouait à la roulette au lieu d' y effectuer des danses calmes et démodées . Il y avait trois tables près du mur du fond . Une rampe basse en cuivre les reliait et formait une rambarde de protection autour des croupiers . Les trois tables tournaient , mais seule celle du milieu attirait la foule . Je voyais la tête brune de Vivian Regan du bar où j' étais accoudé et où j' agitais un petit verre de bacardi sur le comptoir d' acajou . Le barman se pencha vers moi en regardant le groupe de gens bien habillés qui se pressait à la table du milieu . Elle ramasse tout ce soir , dit _il . La grande poupée aux cheveux noirs . Qui est _ce ? Pourrais pas vous le dire . Elle vient pourtant souvent . Ça me ferait mal que vous ne sachiez pas son nom . Mais je travaille ici , monsieur , dit _il sans aucune acrimonie . Elle est seule , en plus . Le type qui était avec elle est rétamé . Ils l' ont ramené à sa voiture . Je vais la reconduire chez elle , dis _je . Ça m' étonnerait vachement . En tout cas , bonne chance . Est_ce_que je vous adoucis ce bacardi ou est_ce_que vous l' aimez comme ça ? Je l' aime comme ça , si tant est que je l' aime … dis _je . Moi , je servirais aussi bien du sérum antidiphtérique , dit _il . La foule s' écarta et deux hommes en tenue de soirée se frayèrent un chemin vers le bar . J' aperçus sa nuque et ses épaules nues . Elle portait une robe très décolletée de velours vert sombre . Trop habillée pour l' endroit . La foule se rapprocha et me la dissimula en entier , sauf ses cheveux noirs . Les deux hommes traversèrent la pièce , s' accoudèrent au bar et demandèrent des whiskies à l' eau de seltz . L’un d' eux était rouge et excité . Il s' essuyait la figure avec un mouchoir bordé de noir . Les bandes satin de son pantalon étaient larges comme des empreintes de pneus . Mon vieux , j' ai jamais vu une série comme ça , dit _il d' une voix tremblante . Huit fois de suite et deux abstentions à la file sur le rouge . Ça , c' est de la roulette , mon vieux , c' est de la roulette . Ça me donne des démangeaisons , dit l' autre . Elle mise mille dollars à chaque coup . Elle peut pas perdre . Ils plongèrent leurs blairs dans leurs verres , les avalèrent en vitesse et s' éloignèrent . Ils sont si malins , ces petits _là , railla le barman . Mille dollars le coup , oui … J' ai vu un vieux cheval à La Havane , un jour … Le bruit grandissait à la table du milieu et une voix élaborée à l' accent étranger s' éleva : Si vous voulez bien patienter un instant , madame . La table ne peut couvrir votre mise . M Mars sera là dans un petit moment . Je laissai mon bacardi et m' approchai . Le petit orchestre se mit à jouer un tango plutôt bruyant . Personne ne dansait ; personne n' y pensait . Je me frayai un chemin parmi des gens en habit , en robe du soir , en costume de sport ou de ville , jusqu' à la table de gauche . La roulette s' était arrêtée . Deux croupiers se tenaient derrière , leurs têtes penchées l’une vers l' autre , l' oeil en coin . L’un d' eux agitait un râteau d' avant en arrière , sans but , sur le tapis vide . Tous deux regardaient Vivian Regan . Ses longs cils papillotaient et sa figure semblait anormalement blanche . Elle était à la table du milieu , juste en face de la roulette ; une masse de billets et de jetons s' étalait en désordre devant elle . Ça avait l' air de faire beaucoup d' argent . Elle parlait au croupier d' un ton froid , insolent et coléreux . Qu' est_ce_que c' est que cette boîte de miteux ? Je voudrais bien qu' on me le dise . Grouillez _vous de tourner cette roulette , bande de voleurs . Je veux jouer un coup de plus et je lance des enjeux normaux . Vous les ramassez très vite , hein , mais quand il faut les lâcher , vous vous mettez à pleurer … Le croupier eut un sourire froid et poli qu' il avait déjà servi à des milliers de mufles et des millions d' idiots . Son attitude hautaine , sombre et détachée , était sans défaut . Il dit gravement : La table ne peut couvrir votre mise , Madame . Vous avez là plus de seize mille dollars . C' est votre argent , railla la jeune femme . Vous ne voulez pas le récupérer ? Un homme , à côté d' elle , essaya de dire quelque chose . Elle se détourna rapidement et lui cracha trois mots . Il disparut , très rouge , dans la foule . Une porte s' ouvrit dans le lambris , à l' extrémité de l' espace entouré par la rampe de bronze . Eddie Mars apparut , un sourire indifférent aux lèvres , les mains dans les poches de son smoking , ses deux pouces luisants dehors . Il semblait aimer cette attitude . Il passa derrière les croupiers et s' arrêta à l' angle de la table centrale . Il parla avec un calme traînant , moins poliment que le croupier : Quelque chose qui ne va pas , madame Regan ? Elle se tourna vers lui avec une espèce de sursaut . Je vis la courbe de sa joue se durcir comme sous l' effet d' une tension intérieure presque insupportable . Elle ne lui répondit pas . Eddie poursuivit gravement : Si vous ne jouez plus , je vais vous faire raccompagner . La jeune femme rougit . Ses pommettes restaient blanches dans sa figure . Puis elle rit , d' un rire faux . Elle répondit d' un ton amer : Encore un coup , Eddie . J' ai tout sur le rouge . J' aime le rouge . C' est la couleur du sang . Eddie Mars eut un léger sourire , puis il acquiesça et fouilla dans sa poche intérieure . Il exhiba un gros portefeuille à coins d' or et le lança négligemment au croupier . Couvrez sa mise en billets de mille , dit _il , si personne ne voit d' inconvénient à ce que ce coup _ci soit réservé à madame . Personne n' y vit d' inconvénient . Vivian Regan se pencha et poussa violemment des deux mains tout ce qu' elle avait gagné sur le grand losange rouge du tapis . Le croupier s' approcha sans hâte . Il compta et empila son argent et ses jetons , déposa le tout en piles bien droites sur le rouge sauf quelques billets et quelques jetons qu' il repoussa avec son râteau . Il ouvrit le portefeuille d' Eddie Mars et en tira deux liasses minces de billets de mille dollars . Il en défit une , compta six billets , les ajouta à la liasse intacte , remit les quatre qui restaient dans le portefeuille , et poussa celui_ci de côté comme une simple boîte d' allumettes . Eddie Mars n' y toucha pas . Personne ne bougeait sauf le croupier . Il lança la roulette de la main gauche et envoya la bille sur le rebord extérieur d' un mouvement de poignet désinvolte . Puis il ôta ses mains et se croisa les bras . Les lèvres de Vivian s' écartèrent lentement et ses dents brillèrent sous la lumière comme des poignards . La bille descendit paresseusement le long de la roue et rebondit plus haut sur le chrome . Au bout d' un temps assez long , subitement elle s' immobilisa avec un cliquetis sec . La roue ralentit en entraînant la bille . Le croupier resta les bras croisés tant que la roue bougea . Le rouge gagne , dit _il d' un ton professionnel , parfaitement indifférent . Trois cases du zéro . Vivian Regan rejeta sa tête en arrière et se mit à rire triomphalement . Le croupier souleva son râteau et poussa doucement le paquet de billets de mille dollars le long du tapis , les joignit à la mise , et écarta le tout du jeu . Eddie Mars sourit , remit son portefeuille dans sa poche , pivota sur ses talons et quitta la pièce par la porte percée dans les lambris . Une douzaine de personnes reprirent leur respiration en même temps et gagnèrent le bar . Je les suivis et gagnai l' extrémité de la pièce avant que Vivian ait le temps de ramasser son gain et de s' éloigner . Je sortis dans le grand hall tranquille , repris mon manteau et mon chapeau au vestiaire , donnai à la fille un quart de dollar et gagnai le porche . Le portier apparut à mes côtés et dit : Je vais vous chercher votre voiture , monsieur ? Je répondis : Je vais juste faire un petit tour . Les consoles de fer forgé qui soutenaient le toit du porche étaient humides de brouillard . Le brouillard dégoulinait des cyprès de Monterey qui se perdaient dans le néant vers la falaise surplombant l' océan . On voyait à peine à trois mètres , où que l' on se tourne . Je descendis les marches du porche et me mis à errer à travers les arbres en suivant un sentier à peine dessiné jusqu' à ce que j' entende le ressac qui léchait le brouillard , tout en bas de la falaise . Pas la moindre lumière nulle part . Je voyais une dizaine d' arbres à peu près distinctement , les suivants un peu moins et les autres plus du tout . Je fis un grand tour vers la gauche et revins à l' allée de gravier qui entourait les étables où l' on garait les voitures . Lorsque je distinguai la silhouette de la maison , je m' arrêtai . À quelques pas devant moi , j' avais entendu un homme tousser . Mes pas ne faisaient aucun bruit sur le gazon humide et doux . L' homme toussa une seconde fois puis étouffa le bruit de sa toux dans un mouchoir ou dans sa manche . Pendant ce temps _là , je me rapprochai de lui . Je le distinguai , ombre vague près du chemin . Quelque chose m' incita à me tapir derrière un arbre . L' homme tourna la tête . Sa figure aurait dû faire une tache blanche à ce moment _là . Elle resta sombre . Il portait un masque . J' attendis derrière mon arbre . XXIII Des pas légers , ceux d' une femme , s' approchèrent le long de l' allée invisible . L' homme , devant moi , s' avança et parut s' appuyer contre le brouillard . Je ne voyais pas la femme . Puis je l' entrevis confusément . Le port arrogant de sa tête me parut familier . L' homme fonça vers elle . Les deux silhouettes se mêlèrent dans le brouillard auquel elles parurent s' incorporer . Il y eut un silence de mort . L' homme dit : C' est un revolver , ma petite dame . Allons , du calme . Les bruits se perdent dans le brouillard . Donnez le sac . La femme ne dit pas un mot . Je fis un pas en avant . D' un coup , je vis le brouillard irisé sur le bord du chapeau de l' homme . Elle restait immobile . Et puis sa respiration se mit à faire un bruit râpeux , comme une petite scie sur du bois mou . Si tu gueules , dit l' homme , je te coupe en deux . Elle ne gueula pas . Elle ne bougea pas . Il fit un mouvement brusque et eut un ricanement sec . J' espère que tout y est , dit _il . Un fermoir cliqueta et je l' entendis farfouiller . L' homme fit demi_tour et s' approcha de mon arbre . Au bout de trois pas , il ricana une seconde fois . Ce ricanement _là , c' était une chose dont je me souvenais . Je pris une pipe dans ma poche et la brandis comme un revolver . J' appelai doucement : Hé , Lanny … L' homme s' arrêta net et sa main esquissa un geste . Non , je t' avais dit de ne jamais faire ça , Lanny . Je te tiens . Rien ne bougea . La femme restait immobile dans l' allée . Lanny était figé . Mets le sac à tes pieds , môme , lui dis _je . Doucement , prends ton temps . Il se baissa . Je bondis et l' affrontai avant qu' il se relève . Il se redressa contre moi en respirant fort . Ses mains étaient vides . Dis _moi que je ne m' en tirerai pas comme ça , fis _je . Je me penchai et cueillis son revolver dans la poche de son pardessus . Il y a toujours quelqu’un pour me donner un feu , lui dis _je . J' en trimbale tant que je marche tout courbé . Casse _toi . Nos respirations se joignirent et se mélangèrent ; nos yeux étaient ceux de deux chats de gouttière sur un mur . Je reculai . File , Lanny . Sans rancune . Tu la boucles et je la boucle . D' ac ? D' ac … dit _il d' une voix épaisse . Le brouillard l' engloutit . Le léger bruit de ses pas , puis plus rien . Je ramassai le sac , le palpai et longeai l' allée . Vivian était toujours immobile : elle serrait sur sa gorge un grand manteau de fourrure , d' une main dégantée où brillait doucement une bague . Elle n' avait pas de chapeau . Ses cheveux noirs se fondaient dans l' obscurité nocturne . Ses yeux aussi . Bien joué , Marlowe . Vous êtes mon garde du corps , maintenant ? Sa voix avait une résonance âpre . Ça y ressemble . Voilà votre sac . Elle le prit . Je poursuivis : Vous avez une voiture ? Elle rit . Je suis venue avec un homme . Qu' est_ce_que vous faites ici ? Eddie Mars voulait me voir . Je ne savais pas que vous le connaissiez . Pourquoi ? Ça n' est pas un secret . Il croyait que j' étais à la recherche de quelqu’un qu' il suppose avoir filé avec sa femme . C' était vrai ? Non . Alors , pourquoi êtes _vous venu ? Pour savoir pourquoi il croyait que j' étais à la recherche de quelqu’un qu' il suppose avoir filé avec sa femme . Vous avez trouvé pourquoi ? Non . Vous lâchez vos tuyaux comme un speaker de la radio , dit _elle . Je suppose que ça ne me regarde pas … même s' il s' agit de mon mari . Je croyais que vous ne vous occupiez pas de ça . Les gens n' arrêtent pas de m' en parler . Elle fit claquer sa langue d' un air embêté . L' incident de l' homme masqué semblait ne lui avoir fait aucune impression . Eh bien , accompagnez _moi au garage , dit _elle . Il faut que je voie mon cavalier . Nous suivîmes l' allée et tournâmes à l' angle du bâtiment . Devant nous , j' aperçus de la lumière ; après un second angle apparut une cour de ferme clôturée éclairée par deux projecteurs . Elle avait gardé ses pavés d' origine et ses bords en pente aboutissaient à une grille centrale . Les voitures luisaient . Un homme en combinaison brune s' approcha : Mon copain est toujours dans le cirage ? demanda Vivian négligemment . Je crains que oui , Miss . J' ai mis une couverture sur lui et j' ai remonté les glaces . Il va bien , je crois . Il se repose un peu . Nous nous approchâmes d' une grosse Cadillac et l' homme en combinaison ouvrit la portière arrière . Sur la grande banquette arrière gisait , étalé et recouvert jusqu' au menton d' une couverture à carreaux , un homme qui ronflait la bouche ouverte . À vue de nez , un gros type blond qui devait pouvoir contenir des litres d' alcool . Je vous présente M Larry Cobb , dit Vivian . Monsieur Cobb … Monsieur Marlowe . Je grognai . M Cobb était mon cavalier , dit _elle . Un si charmant cavalier , ce M Cobb . Si prévenant . Vous devriez le voir à_jeun . Je devrais le voir à_jeun . Enfin , quelqu’un devrait le voir à_jeun , simplement , pour se le rappeler . Ainsi , ce bref instant s' intégrerait à l' Histoire … très vite dépassé mais jamais oublié : le jour où Larry Cobb était à_jeun … Ouais , dis _je . J' ai même envisagé de l' épouser , continua _t _elle d' une voix claire et tendue , comme si l' émotion due à l' agression subie commençait à peine à l' envahir . À des moments divers , quand je ne pouvais penser à rien d' agréable . Nous avons tous de ces nostalgies … Il a des tas d' argent , vous savez . Un yacht , une propriété à Long_Island , une autre à Newport , une aux Bermudes , des propriétés éparpillées de _ci de _là , dans le monde entier , probablement … à une bouteille de Scotch l’une de l' autre . Et pour M Cobb , une bouteille de Scotch , ça ne dure pas longtemps … Ouais , dis _je . Il a un chauffeur pour le ramener chez lui ? Ne dites pas ouais . C' est vulgaire . Elle me regarda , les sourcils relevés . L' homme en combinaison mâchait sa lèvre inférieure . Oh ! il a sans nul doute une escouade de chauffeurs . Ils doivent manoeuvrer tous les matins devant le garage , les boutons bien astiqués , les cuirs brillants , avec des gants immaculés … et une espèce d' élégance style École d' Élèves Officiers … Eh bien , où diable est son chauffeur ? demandai _je . Il conduisait lui_même , ce soir , dit l' homme en combinaison , de l' air de s' excuser . Je pourrais appeler chez lui et faire venir quelqu’un pour le ramener . Vivian se retourna et lui sourit comme s' il venait de lui offrir une tiare de diamants . Ça serait formidable , dit _elle . Vous feriez ça ? Vraiment , ça m' ennuierait de voir M Cobb mourir comme ça , la bouche ouverte . Des gens pourraient croire qu' il est mort de soif . L' homme en combinaison dit : Pas s' ils le reniflaient , Miss . Elle ouvrit son sac , prit une poignée de billets et la lui fourra dans les mains . Vous vous occuperez de lui , bien sûr ? Mince ! dit l' homme dont les yeux faillirent jaillir de leurs orbites . Et pas qu' un peu , Miss ! Regan , dit _elle doucement . Madame Regan . Vous me reverrez probablement . Vous n' êtes pas là depuis longtemps , n' est _ce pas ? Non , m' dame . Ses mains s' affolaient sur la poignée de billets . Le coin vous plaira énormément , dit _elle . Elle prit mon bras . Rentrons dans votre voiture , Marlowe . Elle est dans la rue . C' est parfait pour moi , Marlowe . J' adore me promener dans le brouillard . On y rencontre des gens si intéressants . Oh ! la barbe , dis _je . Elle s' accrocha à mon bras et se mit à frissonner . Elle s' agrippa ainsi jusqu' à la voiture . Elle s' était arrêtée de trembler quand nous l' atteignîmes . Je pris une avenue courbe bordée d' arbres derrière la maison . L' avenue donnait dans le boulevard De Cazens , l' artère principale de Las Olinas . Nous passâmes sous les vieilles lampes à arc crachotantes et , au bout d' un instant , ce furent la ville , les maisons , les boutiques mortes , une station_service avec une lumière au_dessus de la sonnette de nuit et enfin un drugstore encore ouvert . Un verre vous fera du bien , dis _je . Elle hocha le menton , tache pâle dans l' angle de la voiture . Je tournai diagonalement et me rangeai nez au trottoir . Un peu de café noir arrosé au whisky , ça ne serait pas mal , dis _je . Je voudrais me saouler comme un Polonais ; j' en serais ravie . Je lui tins la porte et elle sortit en me frôlant la joue de ses cheveux . Nous entrâmes dans le drugstore . J' achetai une bouteille de whisky au rayon des alcools et me transportai jusqu' aux tabourets du bar pour la poser sur le comptoir de marbre craquelé . Deux cafés , dis _je . Noirs , forts et de cette année . Vous n' avez pas le droit de boire de l' alcool ici , dit l' employé . Il portait une blouse délavée , était un peu diminué au sommet question cheveux , vous regardait d' un oeil honnête et jamais son menton ne rentrerait dans un mur sans qu' il s' en aperçoive . Vivian Regan prit dans son sac un paquet de cigarettes et en sortit deux en le secouant d' un geste masculin . Elle me les tendit . C' est illégal de boire de l' alcool ici , dit l' employé . J' allumai les cigarettes et ne lui prêtai aucune attention . Il soutira deux tasses de café d' un réceptacle en nickel terni et les posa devant nous . Il regarda la bouteille de rye en bougonnant vaguement et reprit d' un ton las : Bon … je vais surveiller la rue pendant que vous le versez . Il alla se poster devant la vitrine , le dos tourné vers nous , l' oreille tendue . Je suis terrorisé à l' idée de faire ça , dis _je … et je dévissai la capsule de la bouteille de whisky pour en couper le café . Je continuai : La loi est terriblement respectée , dans cette ville . Pendant toute la durée de la prohibition , la boîte d' Eddie Mars était un night_club et tous les soirs il y avait deux hommes en uniforme dans le hall pour s' assurer que les clients n' amenaient pas leur alcool au lieu d' acheter celui de la maison . L' employé se retourna brusquement , regagna le comptoir et passa dans la petite pièce vitrée où l' on préparait les ordonnances . Nous bûmes notre café arrosé . Je regardai la figure de Vivian dans la glace derrière le percolateur de nickel . Elle était tendue , pâle , belle et sauvage . Elle avait des lèvres rouges et méchantes . Vous avez des yeux d' enragée , dis _je . Comment Eddie Mars vous tient _il ? Elle me regarda dans la glace . Je lui en ai ratissé pas mal à la roulette … en commençant avec les cinq mille que je lui ai empruntés hier et dont je ne me suis pas servi . Ça a dû le rendre furieux . Vous croyez que c' est lui qui vous a envoyé sa torpille ? Qu' est_ce_qu' une torpille ? Un type avec un pétard . Vous êtes une torpille ? Bien sûr , dis _je en rigolant . Mais pour être exact , une torpille est plutôt du mauvais côté de la barricade . Je me demande souvent s' il y a un mauvais côté . Nous nous égarons . Comment Eddie Mars vous tient _il ? Vous voulez dire qu' il a prise sur moi ? Oui . Ses lèvres sourirent . Soyez plus spirituel , Marlowe … bien plus spirituel … Comment va le général ? Je ne prétends pas être spirituel . Pas très bien . Il ne s' est pas levé aujourd’hui . Vous pourriez au moins cesser de me poser des questions . Je me rappelle un jour où j' avais envie de vous dire la même chose . Que sait exactement le général ? Probablement tout . Norris lui aurait dit ? Non . Wilde , le procureur du district , est venu le voir . Vous avez brûlé ces photos ? Bien sûr . Vous vous inquiétez pour votre petite soeur , hein ? de temps à autre … Je crois que c' est la seule chose dont je m' inquiète . Pour papa aussi , d' une certaine façon , pour éviter qu' il apprenne des choses . Il n' a plus beaucoup d' illusions mais je suppose qu' il garde encore un certain orgueil , dis _je . Nous sommes la chair de sa chair . C' est ça l' empoisonnant . Elle me regarda dans la glace de ses yeux profonds et lointains . Je ne veux pas qu' il meure en maudissant son propre sang . Ça a toujours été un sang un peu déchaîné , mais ça n' a pas toujours été un sang tellement moche . Ça l' est , maintenant ? J' imagine que vous le pensez . Pas vous . Vous faites semblant … Elle baissa les yeux . Je bus un peu de café et je nous allumai une autre cigarette . Donc , vous tirez sur des gens , dit _elle tranquillement . Vous êtes un tueur . Moi ? Comment ça ? Les journaux et la police ont bien maquillé tout ça . Mais je ne crois pas tout ce que je lis . Oh ! vous vous figurez que pour Geiger … ou pour Brody , c' est moi ? Ou pour les deux ? Elle ne répondit pas . Je n' en ai pas eu besoin , dis _je . J' aurais probablement pu le faire et m' en tirer sans bobo . Mais aucun des deux n' aurait hésité à me truffer de plomb . Ça fait qu' au fond , vous êtes un tueur , comme tous les flics . Oh ! la barbe ! Un de ces types sombres et tranquilles comme la mort qui n' ont pas plus de sentiment qu' un boucher n' en éprouve pour la viande abattue . J' ai compris ça le premier jour où je vous ai vu . Vous connaissez assez de types louches pour savoir le contraire . Ce sont tous des lavettes comparés à vous . Merci , m' dame . Vous n' êtes non pas plus la douceur incarnée . Sortons de cette sale petite ville pourrie . Je payai l' addition , mis la bouteille dans ma poche et nous sortîmes . L' employé ne m' aimait toujours pas . Nous nous éloignâmes de Las Olinas à travers une série de petites plages humides où s' apercevaient des baraques comme des hangars , bâties sur le sable tout près de l' eau et des maisons plus grandes construites plus haut sur les remblais . Une fenêtre jaune brillait çà et là , mais la_plupart_des maisons étaient obscures . Une odeur de varech venait de la mer et traînait dans le brouillard . Les pneus chantaient sur le béton humide du boulevard . Le monde était un néant spongieux . Nous approchions de Del Rey quand elle me parla ; c' était la première fois depuis que nous avions quitté le drugstore . Sa voix avait une sonorité étouffée , comme si quelque chose palpitait tout au fond . Descendez près du casino de Del Rey , je veux regarder l' eau . C' est la première rue à gauche . Un feu jaune clignotait au croisement . La voiture tourna et descendit une pente bordée d' un côté par un haut talus , par une autostrade de l' autre , quelques lumières éparpillées au ras du sol loin derrière l' autostrade et plus loin encore , la lumière des quais et le halo dans le ciel au_dessus de la ville . Par ici le brouillard était presque dissipé . La route croisait l' autostrade à l' endroit où elle tournait pour passer sous le remblai , puis on arrivait à une bande pavée de route côtière qui bordait une plage vide et silencieuse . Des voitures étaient parquées le long du trottoir , l' avant vers la mer , obscures . Les lumières du casino brillaient à quelques centaines de mètres . Je m' arrêtai contre le trottoir , éteignis mes phares et m' immobilisai , les mains sur le volant . Sous le brouillard qui s' effilochait , le ressac ondulait et moussait , presque sans bruit , comme une pensée qui tente de se former au bord de la conscience . Venez plus près , dit _elle d' une voix presque pâteuse . Je m' éloignai du volant et me poussai au milieu de la banquette . Elle se détourna de moi comme pour regarder par la portière , puis elle se laissa aller à la renverse , sans dire un mot , dans mes bras . Sa tête faillit cogner le volant . Ses yeux étaient fermés , sa figure dans l' ombre . Et puis je vis ses yeux ouverts dont les cils battaient ; leur éclat traversait l' ombre . Serrez _moi plus fort , brute , dit _elle . Je l' entourai de mes bras , en douceur , d’abord . Ses cheveux étaient rêches sur ma joue . Je resserrai mon étreinte et la soulevai . J' amenai lentement son visage au contact du mien . Ses cils battaient très vite , comme des ailes de papillon . Je l' embrassai fort et pas longtemps . Puis un baiser long et progressif . Ses lèvres s' ouvrirent sous les miennes . Son corps se mit à trembler dans mes bras . Tueur … dit _elle doucement ; son haleine m' entrait dans la bouche . Je la serrai contre moi et le frisson de son corps finit presque par gagner le mien . Je continuai à l' embrasser . Au bout d' un temps assez long , elle dégagea sa tête pour parler : Où habitez _vous ? Hobart Arms . Sur Franklin près de Kenmore . Je n' y ai jamais été . Vous voulez ? Oui … soupira _t _elle . Comment Eddie Mars vous tient _il ? Son corps se raidit dans mes bras et son souffle devint rauque . Sa tête s' écarta de la mienne et elle me scruta de ses yeux grands ouverts , cernés de blanc . C' était donc ça … dit _elle d' une voix basse et douce . C' était ça . S' embrasser , c' est bien gentil , mais votre père ne me paie pas pour coucher avec vous . Fumier … dit _elle d' une voix très calme , sans bouger . Je lui ris au nez . Ne me prenez pas pour un glaçon , dis _je . Je ne suis ni aveugle ni impuissant . J' ai le sang aussi chaud que n' importe qui . Vous êtes facile à prendre … foutrement trop . Comment Eddie Mars vous tient _il ? Si vous répétez ça encore une fois , je hurle . Allez _y , hurlez . Elle s' écarta brusquement et se redressa , le plus loin possible de moi . Il y a des hommes qui se sont fait descendre pour des petites choses comme ça , Marlowe . Il y a des hommes qui se sont fait descendre pour pratiquement rien . Quand nous nous sommes rencontrés , je vous ai dit que j' étais détective . Enfoncez ça dans votre jolie tête , chère amie . C' est mon travail . Ce n' est pas un jeu . Elle fouilla dans son sac , en tira un mouchoir et le mordit en détournant la tête . Le bruit de l' étoffe déchirée . Elle le lacéra avec ses dents , lentement , longuement . Qu' est _ce qui vous fait croire qu' il me tient ? murmura _t _elle d' une voix assourdie par le mouchoir . Il vous laisse gagner des masses de fric et envoie un de ses tueurs vous les reprendre . Ça ne vous surprend qu' à moitié . Vous ne me dites même pas merci de vous les avoir récupérés . J' ai l' impression que tout ça n' était qu' une simple comédie . Si je n' étais pas si modeste , je dirais que la représentation était donnée au moins en partie à mon intention . Vous croyez qu' il peut perdre ou gagner quand il veut ? Sûr . À mise égale , quatre fois sur cinq . Dois _je vous dire que je vous hais , monsieur le détective ? Vous ne me devez rien . J' ai été payé . Elle jeta le mouchoir lacéré par la portière . Vous avez des manières délicieuses avec les femmes . J' ai beaucoup aimé vous embrasser . Vous ne perdez pas du tout la tête . C' est tellement flatteur . Dois _je vous féliciter ? Vous ou mon père ? J' ai beaucoup aimé vous embrasser . Sa voix devint un filet glacé . Emmenez _moi d' ici , si ça ne vous dérange pas . Je suis persuadée que je serai très bien chez moi . Vous ne voulez pas être une soeur pour moi ? Si j' avais un rasoir , je vous couperais la gorge … juste pour voir ce qui sortirait . Du sang de chenille , dis _je . Je démarrai , tournai et , retraversant l' autostrade , regagnai la route , la villa et West Hollywood . Elle ne dit pas un mot . Elle bougea à peine tout le temps du trajet . Je passai les grilles et remontai l' allée encaissée jusqu' à la porte cochère de la grande maison . Elle ouvrit brusquement la portière et elle sortit de la voiture avant même que celle_ci soit arrêtée . Même à ce moment , elle ne dit rien . Je regardai son dos ; elle avait sonné et attendait debout devant la porte . La porte s' ouvrit et Norris jeta un coup d' oeil dehors . Elle l' écarta et entra rapidement . La porte claqua ; je la regardai claquer . Je redescendis l' allée et retournai chez moi . XXIV L' entrée de l' immeuble était vide , cette fois . Pas de tueur sous le palmier en pot pour me donner des ordres . Je pris l' ascenseur jusqu' à mon étage et , au son d' une radio assourdie par une porte , longeai le couloir . J' avais besoin de boire un coup , et vite . Je n' allumai pas la lumière en entrant ; je filai droit sur la cuisine et m' arrêtai au bout d' un mètre . Quelque chose ne tournait pas rond . Quelque chose dans l' atmosphère , une odeur . Les jalousies étaient baissées et la lumière de la rue filtrait par les côtés , éclairant vaguement la pièce . Je prêtai l' oreille . L' odeur était un parfum , un parfum lourd et pourri . Pas de bruit , pas le moindre bruit . Et puis mes yeux se firent à l' obscurité et je vis , sur le parquet , devant moi , quelque chose qui n' aurait pas dû y être . Je reculai , atteignis l' interrupteur avec mon pouce et allumai . Le lit était baissé . Quelque chose y gloussait . Une tête blonde sur mon oreiller . Deux bras nus relevés et les mains croisées sur la tête en question . Carmen Sternwood , étendue sur le dos , dans mon lit , m' observait en gloussant . La vague floue de ses cheveux était disposée soigneusement et pas naturellement sur l' oreiller . Ses yeux ardoise me regardaient ; ils me faisaient , comme d' habitude , l' effet de m' épier derrière un canon de fusil . Elle sourit . Ses petites dents acérées luisaient . Je suis chou , pas vrai ? dit _elle . Je répondis brutalement : Chou comme un Philippin un samedi soir . J' allai à la torchère et l' allumai , revins éteindre la lumière du plafond et , retraversant la pièce , m' approchai de l' échiquier posé sur une table de bridge sous la lampe . Il y avait un problème , préparé en six coups . Impossible de le résoudre , comme la_plupart_de mes problèmes . Je tendis le bras et déplaçai un cavalier , puis enlevai mon chapeau et mon manteau et les jetai quelque part . Tout ce temps _là , le gloussement continua , ce bruit qui me faisait penser à des rats derrière les lambris d' une vieille baraque . Je parie que vous ne devinez même pas comment je suis entrée . Je pris une cigarette et la regardai d' un oeil terne . Je parie que si . Vous êtes entrée par le trou de la serrure , comme Peter_Pan . Qui c' est ? Oh ! un copain de bistrot . Elle gloussa . Vous êtes chou , pas vrai ? dit _elle . À propos , ce pouce … commençai _je … Mais elle m' avait devancé . Je n' eus pas besoin de le lui rappeler . Elle retira sa main droite de derrière sa tête et se mit à sucer son pouce en me regardant de ses yeux très ronds et très vachards . Je suis toute nue , dit _elle quand je l' eus regardée en fumant une minute . Mon Dieu ! dis _je … c' est exactement ce que j' allais vous dire … je le cherchais . Encore une seconde et je disais : je parie que vous êtes toute nue . Moi , je garde toujours mes godasses au lit , au cas où je me réveillerais avec une mauvaise conscience et où je devrais m' esquiver sans bruit . Vous êtes chou . Elle roula un petit peu sa tête , à la manière d' un chaton . Et puis elle ôta sa main gauche de dessous sa tête , empoigna les couvertures , s' arrêta théâtralement et les écarta . Elle était effectivement déshabillée . Elle reposait sur le lit dans la lumière de la lampe , nue et luisante comme une perle . Les filles du père Sternwood me tiraient dessus à qui mieux mieux , ce soir _là . Je décollai un brin de tabac de ma lèvre supérieure . C' est ravissant , dis _je . Mais j' ai déjà vu tout ça . Vous vous rappelez ? Je suis le gars qui n' arrête pas de vous trouver déshabillée . Elle gloussa et se recouvrit . Alors , comment êtes _vous entrée ? dis _je . Le gérant me l' a permis . Je lui ai montré votre carte . Je l' ai chipée à Vivian . Je lui ai dit que vous m' aviez dit de monter et de vous attendre . J' ai été … j' ai été mystérieuse . Elle était ravie . Épatant , dis _je . Les gérants sont comme ça . Maintenant que je sais comment vous êtes entrée , dites _moi comment vous allez sortir ? Elle gloussa . Je m' en vais pas … pas d' ici longtemps … j' aime ça , ici … vous êtes chou … Écoutez , dis _je en braquant ma cigarette sur elle , ne me forcez pas à vous rhabiller une seconde fois . Je suis fatigué . J' apprécie pleinement tout ce que vous m' offrez . C' est simplement plus que je n' en puis accepter . Nichachien Reilly n' a jamais laissé tomber un copain . Je suis votre ami . Je ne veux pas vous laisser tomber , que ça vous plaise ou non . Vous et moi , nous devons rester amis , et ce n' est pas le moyen . Et maintenant , voulez _vous vous habiller comme une bonne petite fille ? Elle secoua la tête de droite à gauche . Écoutez , insistai _je , vous vous fichez complètement de moi , en réalité . Vous voulez juste me montrer à quel point vous pouvez être vacharde . Mais ce n' est pas la peine , je le sais déjà . C' est moi le type qui vous ai trouvée … Éteignez la lampe , gloussa _t _elle . Je jetai ma cigarette par terre et l' écrasai du pied . Je tirai de ma poche un mouchoir et m' essuyai les paumes des mains . Je revins à la charge . Ce n' est pas pour les voisins , dis _je . Ils s' en fichent pas mal , au fond . Les mêmes à la dérive , ça ne manque pas dans les immeubles d' habitation et une de plus ne fera pas s' écrouler celui_là . Vous pigez ? Dignité professionnelle . Je travaille pour votre père . Il est malade , très faible , sans recours . Il a confiance en moi , d' une certaine façon ; il sait que je ne lui ferai pas d' histoires … Voulez _vous vous habiller , Carmen ? Vous ne vous appelez pas Nichachien Reilly , dit _elle . Mais Philip Marlowe . Ne me racontez pas de blagues . Je regardai l' échiquier . Le déplacement du cavalier était une erreur . Je le remis d' où il venait . Je la regardai . Elle était immobile maintenant , sa figure blanche contre l' oreiller , les yeux écarquillés , noirs et vides comme des tonneaux à pluie en période de sécheresse . Une de ses petites mains sans pouce picorait sans relâche la couverture . Une vague lueur de doute commençait à s' éveiller en elle . Elle l' ignorait encore . C' est très difficile à une femme , même une jolie femme , de se rendre compte que son corps n' est pas irrésistible . Je repris : Je vais dans la cuisine me préparer un verre . Vous en voulez un ? Voui . Deux yeux sombres et déconcertés me considérèrent ; le doute grandissait en eux , s' y insinuait en rampant comme un chat qui traque un jeune merle dans l' herbe haute . Si vous êtes habillée quand je reviens , vous en aurez un . Ça colle ? Ses dents s' entrouvrirent et un léger bruit sifflant sortit de sa gorge . Elle ne me répondit pas . Je gagnai la cuisine , trouvai du whisky et de l' eau de seltz et en remplis deux grands verres . Je n' avais rien de très excitant à boire , ni nitroglycérine , ni haleine de tigre distillée . Elle était immobile quand je revins avec les verres . Le sifflement avait cessé . Ses yeux étaient redevenus morts . Ses lèvres ébauchèrent un sourire à mon adresse . Puis elle s' assit tout d' un coup , rejeta les couvertures et tendit la main . Donnez _le … Quand vous serez habillée , pas avant . Je posai les deux verres sur la table à jouer , m' assis et allumai une autre cigarette . Allez _y . Je ne regarde pas . Je détournai la tête . Et soudain , j' entendis le sifflement , bien plus fort . Ceci fit que je la regardai de nouveau . Elle était assise , nue , appuyée sur ses mains , la bouche entrouverte , le visage semblable à une tête de mort . Le sifflement sortait de sa bouche et on aurait dit qu' elle n' y était pour rien . Il y avait dans ses yeux , si vides pourtant , quelque chose que je n' avais jamais vu dans les yeux d' une femme . Et puis ses lèvres remuèrent très lentement , avec précaution , comme des lèvres artificielles qu' on aurait dû manoeuvrer avec des ressorts . Elle me lança une ordure . Ça m' était égal . Elle pouvait m' appeler comme elle voulait , n' importe qui pouvait . Mais ça , c' était ma chambre . Tout ce que j' avais en guise de foyer . Il s' y trouvait toutes mes affaires , tout ce qui touchait à ma vie , tout mon passé , tout ce qui me servait de famille . Pas grand_chose : quelques livres , quelques tableaux , la radio , l' échiquier , des vieilles lettres , des trucs comme ça . Rien . Mais , en tout cas , c' étaient mes souvenirs . Je ne pouvais plus supporter sa présence . Son injure me l' avait rappelé . Je commençai en détachant mes mots : Je vous donne trois minutes pour vous habiller et foutre le camp . Si vous n' êtes pas sortie dans trois minutes , je vous flanque dehors . De force . Dans l' état où vous êtes , à poil . Et je balance vos vêtements dans le couloir avec vous . Maintenant , allez _y … Ses dents claquèrent . Le sifflement devint dur et bestial . Elle posa ses pieds sur le plancher et prit ses vêtements sur une chaise à côté du lit . Elle s' habilla . Je la surveillais . Elle s' habilla avec des doigts raides et maladroits - pour une femme - mais rapidement malgré ça . Elle mit à peine plus de deux minutes . J' avais chronométré . Elle resta debout près du lit ; elle serrait un sac vert contre un manteau bordé de fourrure . Elle avait un chapeau vert incroyable enfoncé sur la tête . Le sifflement dura un bon moment ; j' observai son visage de tête de mort , ses yeux vides où se lisait pourtant une espèce d' émotion qui faisait songer à la jungle . Puis elle gagna rapidement la porte , l' ouvrit et sortit sans mot dire , sans se retourner . J' entendis l' ascenseur se mettre en marche et descendre dans sa cage . Je m' approchai de la fenêtre , relevai les jalousies et l' ouvris toute grande . L' air de la nuit pénétra peu à peu avec un relent douceâtre et défraîchi qui me rappela les rues de la ville et les gaz d' échappement . Je pris mon verre et le bus lentement . La porte de l' immeuble se ferma , tout en bas . Des pas sonnèrent sur le trottoir tranquille . Une voiture démarra , pas très loin . Elle se rua dans la nuit en maltraitant sa boîte de vitesses . Je revins au lit et le regardai . L' empreinte de sa tête marquait encore l' oreiller et les draps gardaient celle de son corps mince et corrompu . Je reposai le verre et déchirai sauvagement toute la literie . XXV Il pleuvait encore le lendemain matin , une pluie grise et oblique , tel un rideau de perles de cristal . En me levant , je me sentis fatigué , apathique , et je regardai par la fenêtre ; j' avais encore un goût âcre de Sternwood dans la bouche . J' étais aussi dénué de vitalité que les poches d' un épouvantail . Je gagnai la cuisine et bus deux tasses de café noir . La gueule de bois , ça ne s' attrape pas seulement en picolant . C' était à cause des femmes que j' avais chopé la mienne . Les femmes m' avaient rendu malade . Je me rasai , pris une douche , m' habillai , revêtis mon imperméable , descendis et regardai par la porte de l' immeuble . De l' autre côté de la rue , trente mètres plus haut , une conduite intérieure Plymouth grise était garée . La même qui avait essayé de me prendre en chasse la veille , la même au sujet de laquelle j' avais interrogé Eddie Mars . Ça pouvait être un flic , à supposer qu' un flic ait eu assez de temps et assez envie de le perdre pour me suivre . Ça pouvait être un débutant dans le métier de détective , qui essayait de fourrer son nez dans l' affaire d' un confrère pour s' en tailler une part . C' était peut_être aussi l' évêque des Bermudes qui désapprouvait ma vie nocturne . Je sortis , pris ma décapotable au garage et passai devant la Plymouth . Il s' y trouvait un petit homme tout seul . Il démarra derrière moi . Il se débrouillait mieux sous la pluie . Il me suivait d' assez près pour m' empêcher de prendre de l' avance et de tourner avant qu' il me rejoigne , mais il laissait le champ libre à une ou deux voitures pour qu' elles se glissent dans l' intervalle . Je descendis jusqu' au boulevard , me garai près de mon bureau et sortis avec mon col relevé et le bord de mon chapeau baissé ; et la pluie glacée frappait ce qui dépassait . La Plymouth était arrêtée en face , près d' une prise d' incendie . Je gagnai le croisement , traversai au feu vert et revins en longeant le bord du trottoir et les voitures arrêtées . La Plymouth n' avait pas bougé . Personne n' en sortit . J' arrivai à son niveau et j' ouvris brusquement la porte du côté du trottoir . Un petit homme aux yeux brillants était tassé dans un coin , derrière le volant . Je m' arrêtai et le regardai , tandis_que la pluie me tapait sur le dos . Ses yeux clignaient derrière les volutes de sa cigarette . Ses mains tambourinaient sur l' étroit volant . Je lançai : Tu ne peux pas te décider ? Il déglutit et la cigarette dansa entre ses lèvres . Je ne crois pas vous connaître , dit _il d' une petite voix mince . Marlowe , le type que tu essaies de suivre depuis deux jours . Je ne suis personne , patron . C' est ta bagnole , alors . Peut_être que tu ne peux pas la contrôler . Comme tu voudras . Pour le moment , je vais prendre mon petit déjeuner dans le café en face : jus d' orange , oeufs au bacon , pain grillé , miel , trois ou quatre tasses de café et un cure_dent . Et puis je monterai à mon bureau , au septième étage de l' immeuble en face . Si quelque chose te tracasse , monte et casse le morceau , je m' occupe à graisser ma mitraillette . Il battait des cils quand je m' éloignai . Vingt minutes plus tard , j' essayais de faire un courant d' air pour éliminer de mon bureau le Soir d' Amour de la femme de ménage , et j' ouvrais une épaisse enveloppe dont l' adresse était rédigée d' une belle écriture pointue et démodée . L' enveloppe contenait un bref billet impersonnel et un grand chèque mauve de cinq cents dollars , au nom de Philip Marlowe , signé : Pour le général de Brisay Sternwood , Vincent Norris . La matinée s' illumina . Je remplissais un bulletin de virement quand le timbre m' apprit que quelqu’un venait d' entrer dans ma pièce de réception de cinquante centimètres sur un mètre . C' était le petit homme à la Plymouth . Parfait , dis _je . Entre et enlève ton manteau . Je lui tins la porte ouverte et il passa précautionneusement devant moi comme s' il avait peur que je ne flanque mon pied dans ses maigres fesses . Nous nous assîmes et nous dévisageâmes par_dessus le bureau . C' était un très petit homme , guère plus d' un mètre cinquante_cinq , qui devait peser à peine autant qu' un pouce de boucher . Il avait des yeux étroits et brillants qui voulaient paraître durs , et l' étaient à peu près autant que des huîtres ouvertes . Il portait un complet croisé gris trop large pour lui , aux revers trop grands . Par_dessus le complet , ouvert , un manteau de tweed écossais aux coins un peu fatigués . Une vaste cravate de foulard jaillissait de ses revers croisés , tachée de pluie . Peut_être me connaissez _vous , dit _il . Je m' appelle Henry Jones . Je répondis que je ne le connaissais pas . Je lui tendis une boîte de cigarettes . Ses petits doigts soignés en prirent une à la façon d' une truite qui se jette sur une mouche . Il l' alluma avec le briquet de bureau et agita la main . J' ai vécu , dit _il . Connais les gars et tout . Faisais un peu de contrebande d' alcool , en venant de Hueneme Point . Un sacré boulot , mon vieux . Dans la voiture de tête avec un pétard sous l' aisselle et sur la hanche , un paqueson de pèze à démolir un camion de cinq tonnes . Des tas de fois , il fallait arroser des flics ; trois ou quatre fois avant d' arriver à Beverly Hills . Un boulot dur . Terrifiant , dis _je . Il se renversa en arrière et souffla de la fumée au plafond par le petit coin serré de sa petite bouche serrée . Peut_être que vous ne me croyez pas ? dit _il . Peut_être que non , dis _je . Et peut_être que oui . Et peut_être également que je m' en tape . Quel effet ça doit me faire , ce récit ? Aucun , dit _il d' un ton mordant . Tu me suis depuis deux jours , dis _je . Comme un type qui suit une gonzesse qu' il n' a pas le culot d' aborder . Peut_être que t' es agent d' assurances . Peut_être que tu connais un nommé Joe Brody . Ça fait des tas de peut_être , mais dans mon boulot , j' en ai toujours sous la main . Ses yeux saillirent et sa lèvre inférieure faillit lui tomber sur les genoux . Bon Dieu ! Comment savez _vous cela ? glapit _il . Je suis médium . Allez , déballe ton sac . J' ai pas toute la vie devant moi . L' éclat de ses yeux disparut presque derrière ses paupières soudain baissées . Il y eut un silence . La pluie frappait le toit plat et bitumé de l' entrée de Mansion House , sous mes fenêtres . Ses yeux s' ouvrirent un peu , se mirent à briller , et il parla d' un ton pensif : J' essayais de vous joindre , naturellement , dit _il . J' ai quelque chose à vendre , pas cher , une paire de billets de cent . Comment m' avez _vous relié à Joe ? J' ouvris une lettre et la lus . On m' offrait un cours d' empreintes digitales par correspondance de six mois à un tarif professionnel spécial . Je jetai ça dans la corbeille à papier et relevai les yeux sur le petit homme . Ne t' en fais pas … c' était une simple supposition . T' es pas un flic . Tu n' es pas de la bande à Eddie Mars , je lui ai demandé hier soir . Je ne vois personne d' autre qu' un des amis de Joe Brody qui puisse s' intéresser autant à moi . Seigneur ! dit _il en se léchant la lèvre inférieure . Sa figure était devenue d' un blanc crayeux quand j' avais mentionné le nom d' Eddie Mars . Sa bouche pendit et la cigarette resta accrochée au coin par magie pure , comme si elle avait poussé là . Oh ! vous vous payez ma tête , dit _il enfin , avec un de ces sourires qu' on voit dans les salles d' opérations . Ça va , je me paye ta tête . J' ouvris une seconde lettre . Celle_ci voulait m' envoyer par courrier quotidien les nouvelles de Washington , tous les renseignements confidentiels puisés directement à la source . Je suppose qu' Agnès est sans un , dis _je . Oui . C' est elle qui m' a envoyé . Vous intéresse ? Ben … C' est une blonde . Oh ! la barbe ! Vous avez dit un truc quand vous étiez là_bas cette nuit _là … la nuit où Joe a été buté . Quelque chose comme quoi Brody devait en savoir un drôle de bout sur les Sternwood pour risquer le coup et envoyer la photo . Ah ! Ah ! Il savait donc quelque chose . Quoi ? C' est ça qui vaut deux cents dollars . Je remisai dans la corbeille quelques autres lettres d' admirateurs et m' allumai une nouvelle cigarette . Nous sommes forcés de quitter la ville , dit _il . Agnès est une chic fille . Ne lui reprochez pas cette histoire . C' est pas si facile à une femme de s' en tirer de nos jours . Elle est trop grande pour toi , dis _je . Elle va te rouler dessus et t' étouffer . Ça , mon vieux , ce n' est pas une plaisanterie très propre , dit _il avec quelque chose qui ressemblait assez à de la dignité pour que je le regarde d' un air ébahi . Je repris : Tu as raison . Je n' ai pas fréquenté des types très bien , ces temps _ci . Cessons le blablabla et venons _en au fait . Qu' est_ce_que tu vends pour ce prix _là ? Vous paieriez ça ? Si ça donne quoi ? Si ça vous aide à trouver Rusty Regan . Je ne cherche pas à trouver Rusty Regan . Que vous dites . Voulez l' entendre ou non ? Vas _y et dégoise . Je paierai pour ce que je prendrai . Deux billets de cent , ça représente pas mal de tuyaux , dans mon boulot . Eddie Mars a descendu Regan , dit _il tranquillement . Et il se renversa en arrière comme si on venait de le nommer vice_président . J' agitai la main dans la direction de la porte . J' ai même pas envie de discuter avec toi , dis _je . J' aurais peur de gâcher de l' oxygène . File , miniature . Il se pencha sur le bureau ; deux rides blanches s' étaient formées aux coins de sa bouche . Il écrasa sa cigarette avec soin , sans la regarder . De derrière une porte de communication nous parvenait un bruit de machine à écrire qui allait , monotone , de la marge à la sonnette , ligne par ligne . Je ne plaisante pas , dit _il . Barre _toi . Tu me déranges . J' ai du boulot . Non , vous n' en avez pas , dit _il d' un ton brutal . Ça serait trop commode . Je suis venu ici pour raconter mon machin et je vais le raconter . Je connaissais personnellement Regan . Pas très bien ; assez pour lui dire : Comment ça va , vieux ? et il me répondait ou non suivant son humeur . Un type sympa , pourtant . Il m' a toujours plu . Il avait le béguin pour une chanteuse nommée Mona Grant . Elle a changé son nom pour celui de Mars . Rusty a eu de la peine et a épousé une poule rupine qui traînait dans toutes les boîtes parce_qu' elle n' avait pas sommeil quand elle pieutait chez elle . Vous la connaissez , mince , brune , assez de chien pour un gagnant de Derby , mais d' un genre à vider complètement un type . Surcompressée . Rusty ne pouvait pas s' entendre avec elle mais , bon Dieu , il s' arrangeait bien avec la galette du père , hein ? C' est ce que vous croyez . Ce Regan était un drôle d' oiseau . Il voyait loin . Il voyait tout le temps à des kilomètres plus loin . On le croyait là qu' il était déjà parti . Mais je jurerais qu' il se foutait complètement de l' argent . Venant de moi , mon vieux , c' est un compliment . Ce petit bonhomme n' était pas si bête , après tout . Un maître chanteur à la godille n' aurait pas pu avoir des idées comme ça … encore moins les exprimer . Je demandai : Alors , il a foutu le camp ? Peut_être que c' était son idée . Avec cette Mona . Elle ne vivait pas avec Eddie , elle n' aimait pas ses combines . Particulièrement les à_côtés : le chantage , les voitures maquillées , les planques pour les crapules qui venaient de l' est , etc . On dit que Regan a promis un soir à Eddie , devant tout le monde , que si jamais il mêlait Mona à une histoire louche , il lui ferait une petite visite . Tout ça est déjà sur fiches , Harry , dis _je . Tu ne t' attends pas à toucher du fric pour ça ? J' en arrive à ce qui n' y est pas . Donc Regan a filé . Je le voyais tous les après_midi chez Vardi , il buvait du whisky irlandais et biglait le mur . Il ne parlait plus guère . Il me donnait un pari de temps en temps ; j' étais là pour ça , pour prendre des paris pour Puss Walgreen . Je croyais qu' il s' occupait d' assurances ? C' est ce que dit la plaque de sa porte . Je suppose qu' il vous vendrait une assurance si vous alliez le voir . Enfin , vers le milieu de septembre , je ne vois plus Regan . Je ne remarque pas , tout d’abord . Vous savez ce que c' est . Un type est là , vous le voyez , il n' est pas là , vous ne vous en rendez pas compte jusqu' à ce que quelque chose vous y fasse penser ; voilà que j' entends un type dire en rigolant que la femme de Mars a foutu le camp avec Rusty Regan et que Mars se conduit comme s' il était le garçon d' honneur au lieu d' être le cocu . Alors je le dis à Joe Brody , et Joe Brody était futé … Mon oeil , qu' il était futé , dis _je . Pas futé pour un flic , mais futé quand même . Il cherche à gagner du pèze . Il en vient à se dire que s' il peut savoir quelque chose sur les deux amoureux , il pourra en gagner des deux côtés : côté Eddie Mars et côté femme de Regan . Joe connaissait un peu la famille . Pour cinq mille dollars , dis _je . Quelque temps avant , c' est ce qu' il leur avait soutiré . Oui ? Harry Jones parut médiocrement étonné . Agnès aurait dû me le dire . Ça , c' est une fille pour vous . Toujours en train de cacher quelque chose . Eh bien , Joe et moi surveillons les journaux et nous n' y voyons rien . Alors nous nous doutons que le vieux Sternwood étouffe l' affaire . Et puis un jour je vois Lash Canino chez Vardi . Le connaissez ? Je secouai la tête . Un gars coriace , un vrai , pas comme beaucoup qui se croient coriaces … Travaille pour Eddie Mars quand Eddie a besoin de lui … un peu de fusillade … Il tuerait un type entre deux whiskies … Quand Mars n' en a pas besoin , il reste au large . Et il n' habite pas à Los_Angeles . Enfin , ça peut vouloir dire quelque chose , et ça peut ne rien vouloir dire du tout ; peut_être qu' ils savent quelque chose sur Regan et que Mars est resté tranquillement assis sur son cul en rigolant et en attendant l' occasion . Ça peut aussi être quelque chose d' entièrement différent . En tout cas , je le dis à Joe et Joe file Canino . Il s' y connaît . Moi , je suis nul , je laisse tomber ce truc _là , sans facture . Et Joe file Canino jusque chez Sternwood , Canino se gare en dehors de la propriété et une bagnole remonte la colline avec une fille dedans . Ils parlent un peu et Joe a l' impression que la fille lui donne quelque chose , peut_être du fric . La fille se tire . C' est la femme de Regan . Bon , elle connaît Canino et Canino connaît Mars . Alors Joe se dit que Canino sait quelque chose sur Regan et essaye de lui soutirer des tuyaux annexes pour son compte . Canino se taille et Joe le perd . Fin de l' acte un . À quoi il ressemble , Canino ? Petit , costaud , cheveux bruns , yeux bruns , porte toujours des complets bruns et un chapeau brun . Porte même un imper en cuir brun . Conduit un coupé brun . Tout est brun , pour M Canino . À l' acte deux , dis _je . Sans un peu de fric , c' est fini . Je ne vois pas en quoi ça vaut deux cents dollars . Mme Regan épouse un ex_bootlegger en rupture de ban . Elle doit en connaître d’autres du même genre . Elle connaît bien Eddie Mars . Si elle pensait que quelque chose soit arrivé à Regan , Eddie serait le premier type qu' elle irait trouver et Canino pourrait être l' homme qu' Eddie choisirait pour effectuer les recherches . C' est tout ce que tu as ? Donneriez _vous deux cents dollars pour savoir où est la femme d' Eddie ? demanda tranquillement le petit homme . Cette fois , il m' intéressait pour de bon . Je faillis casser les bras de mon fauteuil en m' y appuyant . Même si elle était seule ? ajouta Harry Jones d' une voix douce , presque sinistre . Même si elle n' était jamais partie avec Regan , et si on l' avait emmenée dans une cachette à soixante_dix kilomètres de Los_Angeles - de sorte que la police continuerait à croire qu' elle est partie avec lui ? Vous paieriez deux cents dollars pour ça , monsieur le flic ? Je me léchai les lèvres . Elles étaient sèches et salées . Je crois que oui , dis _je . Où ? Agnès l' a retrouvée , fit _il d' un air mauvais . Un coup de veine . Elle l' a vue dehors et l' a pistée jusque chez elle . Agnès pourra vous dire où elle est , quand elle aura le fric en poche . Je le fixai d' un oeil dur . Tu pourrais peut_être le dire pour rien , Harry . Ils ont quelques petits costauds au Central en ce moment . Même s' ils te démolissent en essayant de te faire parler , il leur reste Agnès . Qu' ils essayent , dit _il . Suis pas si fragile . Agnès doit avoir quelque chose que j' ai pas remarqué . Agnès , c' est un truand , flicard . Je suis un truand . Nous le sommes tous . Nous nous vendrions mutuellement pour dix ronds . D' accord . On va voir si vous pouvez me faire parler . Il prit une autre de mes cigarettes , la plaça proprement entre ses lèvres et l' alluma comme je le fais moi_même , en frottant deux fois l' allumette sur son ongle , et à la fin sur son pied . Il aspira la fumée et me regarda bien en face : un drôle de petit dur que j' aurais pu flanquer à dix kilomètres d' un coup de pied dans le derrière . Un petit bonhomme dans un monde de costauds . Il y avait quelque chose en lui qui me plaisait . J' ai joué parfaitement franc jeu , dit _il d' un ton calme . Je vous propose le truc pour deux cents dollars . C' est toujours le prix . Je suis venu pour m' entendre dire : je prends ou je laisse , d' homme à homme . Maintenant , vous me menacez des flics . Vous devriez avoir honte . Tu auras les deux cents pour ce tuyau , dis _je . Moi_même , il faut d’abord que j' aille chercher la galette . Il se leva , acquiesça et s' enroula étroitement dans son petit manteau de tweed irlandais usé . Ça colle . Ce soir , ça vaudra mieux de toute façon . C' est pas malin de faire ça à des gars comme Eddie Mars . Mais il faut bien bouffer . Les recettes sont plutôt maigres en ce moment . Je crois que les grands patrons ont dit à Puss Walgreen de les mettre . Une supposition que vous veniez là_bas au bureau , Fulwider Building , Western et Santa_Monica , bureau 428 sur la cour . Vous apportez le fric et je vous conduis chez Agnès . Tu ne peux pas me le dire toi_même ? Je l' ai vue , Agnès . Je le lui ai promis , dit _il simplement . Il boutonna son manteau , donna à son chapeau un angle conquérant , me fit un signe de tête et s' en fut à la porte . Il sortit . L' écho de ses pas mourut dans le couloir . Je descendis à la banque et déposai mon chèque de cinq cents dollars . Je retirai deux cents dollars en liquide . Je remontai , m' assis dans mon fauteuil , ruminai l' histoire de Harry Jones . C' était trop évident . C' était l' austère simplicité de la fiction plutôt que la trame embrouillée de la réalité . Le capitaine Gregory aurait dû réussir à trouver Mona Mars si elle était si près que ça . C’est_à_dire , à supposer qu' il ait essayé . Je pensai à tout ça la plus grande partie de la journée . Personne ne vint à mon bureau . Personne ne m' appela au téléphone . Il pleuvait toujours . XXVI À sept heures , la pluie s' arrêta le temps de reprendre son souffle , mais les égouts débordaient encore . À Santa_Monica , l' eau atteignait le niveau du trottoir et une mince pellicule en lavait le rebord . Un agent de la circulation , enveloppé d' un ciré noir brillant de la tête aux pieds , quittait en pataugeant l' abri d' une tente détrempée . Mes talons de caoutchouc dérapèrent sur le trottoir quand je tournai dans l' entrée étroite du Fulwider Building . Une lampe unique brûlait au loin , derrière un ascenseur ouvert , autrefois doré . Un crachoir terni , et qu' on devait manquer souvent , se dressait sur un tapis de caoutchouc mâchuré . Une boîte de fausses dents pendait au mur moutarde comme une boîte de fusibles à l' entrée d' un cinéma . Je secouai mon chapeau pour en faire tomber la pluie et consultai la plaque de l' immeuble à côté de la boîte de dents . Des numéros avec noms et des numéros sans noms . Des tas d' appartements libres , ou alors des tas de locataires qui voulaient rester anonymes . Des dentistes sans douleur , des agences de détectives à la manque , des petites affaires malades qui avaient rampé jusqu' ici pour y mourir , des écoles par correspondance qui devaient vous apprendre comment devenir employé de chemin de fer , technicien radio ou scénariste - si les inspecteurs des postes ne leur tombaient pas sur le râble . Un bâtiment moche . Un bâtiment dans lequel l' odeur des mégots de cigare devait être la plus propre de celles qu' on y respirait . Un vieil homme était assoupi dans l' ascenseur sur une chaise disloquée , avec un coussin crevé sous les fesses . Il avait la bouche ouverte , ses tempes aux veines saillantes luisaient vaguement dans la lumière douteuse . Il portait une veste d' uniforme bleue qui lui allait à peu près comme une stalle d' écurie à un cheval . Un pantalon gris aux revers effrangés , des chaussettes de coton blanc et des chaussures de chevreau noir dont l’une était fendue au_dessus d' un oignon . Il dormait misérablement sur sa chaise , en attendant le client . Je le dépassai sans bruit , encouragé par l' allure clandestine de la maison , trouvai la porte de la sortie d' incendie et l' ouvris . L' escalier de secours n' avait pas été balayé depuis un mois . Des types y avaient dormi , déjeuné , y laissant des croûtes et des morceaux de vieux journaux gras , des allumettes , un carnet en simili cuir . Dans un coin d' ombre , contre le mur décrépit , un ustensile en caoutchouc pâle était tombé sans qu' on vienne le déranger . Un très plaisant immeuble . J' atteignis le quatrième en haletant . Le couloir comportait le même crachoir dégueulasse sur son tapis ravagé , les mêmes murs moutarde , les mêmes résidus de marée basse . Je longeai le couloir et tournai au coin . Le nom L_D Walgreen , Assurances , se détachait sur une porte sombre vitrée de verre cathédrale , sur une seconde porte sombre et sur une troisième derrière laquelle il y avait de la lumière . Sur l’une des portes , on lisait : Entrée . Une imposte vitrée s' ouvrait au_dessus de la porte éclairée . La voix aigre d' oiseau de Harry Jones résonnait : Canino ? Oui … je vous ai vu quelque part … Bien sûr … Je me figeai sur place . L' autre voix parla . Elle ronronnait sourdement , comme une petite dynamo derrière un mur de briques : Je pensais bien . Elle avait une intonation vaguement sinistre . Une chaise racla le linoléum , des pas résonnèrent , l' imposte se ferma en claquant . Une ombre s' estompa derrière le verre cathédrale . Je gagnai la première des trois portes marquée Walgreen . Je l' essayai doucement . Fermée . Elle jouait dans un chambranle trop grand , cette vieille porte ajustée des années auparavant , faite avec du bois mal séché et qui avait rétréci . Je pris mon portefeuille et en retirai le protège _permis en celluloïd dur et épais . Un outil de cambrioleur que la loi avait oublié d' interdire . Je mis mes gants , me penchai doucement et amoureusement contre la porte et l' écartai au maximum du chambranle en tirant sur le bouton . J' enfilai la plaque de celluloïd dans la large fente et tâtonnai pour trouver le biseau du pêne à ressort . Il y eut un cliquetis sec comme un petit glaçon qui se brise . Je restai appuyé sans bouger , comme un poisson paresseux dans l' eau . Rien ne se produisit à l' intérieur . Je tournai le bouton et repoussai la porte dans l' ombre . Je la fermai derrière moi aussi soigneusement que je l' avais ouverte . Le rectangle lumineux d' une fenêtre sans rideaux me faisait face , écorné par l' angle d' un bureau . Sur le bureau , une machine à écrire encapuchonnée prit forme , puis la poignée métallique d' une porte de communication . Celle_ci était ouverte . Je pénétrai dans le second des trois bureaux . La pluie tambourina soudain contre la fenêtre fermée . Je traversai la chambre . Un pinceau de lumière se dépliait en éventail à partir de la porte ouverte de deux centimètres sur le bureau éclairé . Tout ça était très commode . Avançant comme un chat sur une cheminée , j' atteignis la porte côté charnière , mis un oeil contre la fente et n' aperçus qu' une surface de bois éclairée . La voix ronronnante avait pris un ton très aimable : Naturellement , un type peut rester assis sur son cul et raconter tout ce qui concerne un autre type s' il sait de quoi il s' agit . Alors tu as été voir le fouineur . Ben , c' est ça ton erreur , Eddie n' aime pas ça . Le fouineur a dit à Eddie qu' un gars avec une Plymouth grise le suivait . Naturellement , Eddie veut savoir qui c' est , et pourquoi , tu piges ? Harry Jones rit légèrement . En quoi ça le regarde ? Ça , ça ne te mènera à rien . Vous savez pourquoi j' ai été voir le fouineur ? Je vous l' ai déjà dit . À cause de la fille de Brody . Faut qu' elle se tire et elle est complètement à zéro . Elle s' imagine que le fouineur peut lui filer un peu de fric . Moi , j' ai rien . La voix ronronnante dit doucement : Du fric en échange de quoi ? Les fouineurs ne donnent pas de fric aux crapules . Il pouvait en trouver . Il connaît des richards . Harry Jones se mit à rire , d' un vaillant petit rire . Ne joue pas au con avec moi , petite tête . La voix ronronnante avait pris un ton âpre ; on aurait dit des grains de sable dans un roulement à billes . Ça va , ça va . Vous connaissez l' histoire du meurtre Brody . Cette espèce d' andouille l' a descendu , mais la nuit où c' est arrivé , Marlowe était là . Ça se sait , petite tête . Il l' a dit à la police . Ouais … voilà ce qu' il ne lui a pas dit . Brody allait mettre en vente une photo à poil de la plus jeune des Sternwood . Marlowe l' a su . Pendant qu' ils discutaient , la jeune Sternwood s' amène en personne , avec un pétard . Elle tire sur Brody . Elle le loupe et casse le carreau . Mais le fouineur ne l' a pas dit aux flics . Et Agnès non plus . Elle a pensé que ça valait le prix d' un billet de chemin de fer pour elle si elle ne le disait pas . Ça n' a rien à voir avec Eddie ? Je voudrais savoir en quoi ! Où est cette Agnès ? Rien à faire . Tu vas me le dire , petite tête . Ici , ou dans la petite chambre où les gars enfoncent des clous à coups de pétard . C' est ma gonzesse maintenant , Canino . Pour rien au monde je ne mettrais ma gonzesse dans le bain . Un silence . J' entendais la pluie battre les fenêtres . L' odeur de la fumée de cigarette passait par la fente de la porte . J' eus envie de tousser . Je mordis mon mouchoir . Le ronron reprit , toujours très doux . D' après ce que j' ai appris , cette putain blonde était une simple employée de Geiger . J' en parlerai à Eddie . De combien t' as tapé le fouineur ? Deux cents . Tu les as ? Harry Jones rit de nouveau . Je le vois demain , j' espère les avoir . Où est Agnès ? Écoutez … Le silence . Regarde ça , petite tête … Je ne bougeai pas . Je n' étais pas armé . Je n' avais pas besoin de zieuter par la fente de la porte pour me rendre compte que c' était un revolver que la voix ronronnante invitait si aimablement Harry Jones à regarder . Mais je pensais que M Canino se contenterait de montrer son arme . J' attendis . Je regarde , dit Harry Jones d' une voix serrée comme si elle avait peine à franchir ses dents . Et je ne vois rien que je n' aie déjà vu . Allez _y , tirez , vous verrez ce que ça vous rapportera . C' est un manteau en sapin que ça te rapportera à toi , petite tête . Le silence . Où est Agnès ? Harry Jones soupira . Ça va , dit _il . Elle habite dans un immeuble , 28 Court Street , en haut de Bunker_Hill . Appartement 301 . Je dois être un lâche , après tout . Mais pourquoi est_ce_que je devrais payer pour cette tordue ? Aucune raison . T' es pas fou . Toi et moi , on va sortir et lui parler . Tout ce que je veux , c' est savoir si elle se fout de toi , petit gars . Si c' est comme tu as dit , tout est recta . Tu peux faire cracher le fouineur et aller où tu voudras . Sans rancune ? Non , dit Harry Jones . Sans rancune , Canino . Ça va . Allons _y . Tu veux un verre ? La voix ronronnante était maintenant aussi fausse que les cils d' une entraîneuse et aussi visqueuse qu' une graine de melon d' eau . Le bruit d' un tiroir qui s' ouvre . Quelque chose racla du bois . Une chaise grinça . Un bruit traînant sur le plancher . C' est du vieux … dit la voix ronronnante . Il y eut un bruit de déglutition . À tes amours , comme disent les dames . Harry Jones répondit doucement : À votre succès . J' entendis une toux brève et dure . Puis un brusque rot . Un léger choc sur le sol , comme si un verre venait de tomber . Mes doigts se crispèrent sur mon imperméable . La voix ronronnante dit doucement : Tu ne vas pas être malade pour un tout petit verre , vieux ? Harry Jones ne répondit pas . J' entendis une respiration haletante pendant un bref instant , puis un épais silence se renferma sur les choses . Une chaise glissa sur le sol . Au revoir , petite tête , dit M Canino . Des pas , un claquement , la lumière mourut à mes pieds , une porte s' ouvrit et se ferma doucement . Les pas s' éloignèrent , dégagés et assurés . J' ouvris la porte toute grande , quittai mon coin et regardai dans l' ombre vaguement teintée par la lueur terne d' une fenêtre . L' angle d' un bureau brillait faiblement . Une forme recroquevillée se dessinait dans un fauteuil derrière lui . Dans l' air qui sentait le renfermé traînait une odeur lourde et étouffante , presque un parfum . Je gagnai la porte du corridor et écoutai . J' entendis le lointain claquement de l' ascenseur . Je trouvai l' interrupteur et de la lumière s' alluma dans une coupe de verre poussiéreuse pendue au plafond par trois chaînes de cuivre . Harry Jones me regardait de l' autre côté du bureau , les yeux grands ouverts , la figure figée dans un rictus tendu , la peau bleuâtre . Sa petite tête noire se penchait sur une de ses épaules . Il était assis tout droit contre son dossier . Une sonnette de tramway retentit à proximité et le son m' arriva étouffé par d' innombrables murs . Une demi_pinte de whisky brune était posée sur le bureau , la capsule ôtée . Le verre de Harry Jones brillait contre un pied du bureau . Le second verre avait disparu . Je retins ma respiration et me penchai sur la bouteille . Derrière l' odeur de caramel du bourbon se dissimulait un autre parfum , assez faible , d' amandes amères . En mourant , Harry Jones avait vomi sur son manteau . C' était donc du cyanure . Je tournai autour de lui précautionneusement et soulevai un annuaire pendu à un crochet dans l' embrasure de la fenêtre . Je le reposai , éloignai le téléphone du petit cadavre autant que je le pus et appelai les renseignements . Une voix me répondit : Pouvez _vous me donner le numéro de l' appartement 301 , 28 Court Street ? Un instant , s' il vous plaît . La voix me parvenait à travers l' odeur d' amandes amères . Un silence . Le numéro est : Wentworth 2528 . Il est dans l' annuaire à : Appartements Olendower . Je remerciai et composai le numéro . La sonnerie retentit trois fois et on décrocha . Une radio retentit , que l' on ferma . Une grosse voix d' homme me répondit : Allô ? Agnès est là ? Pas d' Agnès ici , vieux . Quel numéro demandez _vous ? Wentworth 2528 . C' est le numéro , mais c' est pas la fille . C' est une honte , pas ? La voix ricana . Je raccrochai , repris l' annuaire à la page des appartements Wentworth . Je composai le numéro du gérant . J' avais une vision trouble de M Canino se ruant à travers la pluie vers un autre rendez_vous mortel . Appartements Olendower . M Schiff à l' appareil . Ici Wallis , bureau de l' identification . Y a _t _il une dénommée Agnès Lozelle inscrite sur vos registres ? Qui avez _vous dit que vous êtes ? Je me répétai : Donnez _moi votre numéro et je … Pas de comédie , dis _je brutalement . Je suis pressé . Elle est là , ou non ? Non . Elle n' y est pas . Sa voix était raide comme une baguette de pain . Y a _t _il une grande blonde aux yeux verts dans votre boxon ? Dites donc … c' est pas un boxon … Oh ! ça va , ça va … Je l' engueulais d' une voix très flicarde . Vous voulez que je vous envoie la brigade des moeurs pour vider la baraque ? Je sais ce que c' est que les maisons de rapport de Bunker_Hill , mon pote . Surtout celles qui ont un numéro de téléphone par appartement . Hé … ne vous fâchez pas , inspecteur … je vais vous aider . Il y a une ou deux blondes , ici , naturellement . Où n' y en a _t _il pas ? Mais je n' ai pas remarqué leurs yeux . La vôtre est seule ? Seule , ou alors avec un petit type de 1 m 55 , 50 kilos , des yeux noirs , costume croisé gris foncé et manteau de tweed irlandais , chapeau gris . Selon mes informations , c' est l' appartement 301 , mais tout ce que j' ai ici , c' est assez vague . Oh ! elle n' y est pas . Ce sont deux vendeurs d' autos qui habitent au 301 . Merci , je vais passer . Faites ça en douceur , voulez _vous ? Venez directement dans mon bureau . Merci beaucoup , monsieur Schiff . Je raccrochai . J' essuyai la sueur de ma figure . Je gagnai le coin le plus éloigné de la pièce et , debout face au mur , je tapotai ce dernier d' une main . Je me détournai lentement et regardai le petit Harry Jones qui grimaçait sur sa chaise . Eh bien , tu l' as eu , Harry , dis _je tout haut , d' une voix qui me parut bizarre . Tu lui as raconté une blague et tu as bu ton cyanure comme un petit gentleman . T' es mort comme un rat empoisonné , Harry … mais pour moi , tu vaux mieux qu' un rat . Il me fallait le fouiller . Sale travail . Ses poches ne contenaient rien à propos d' Agnès , et rien dont j' eus envie . Je le prévoyais , mais il fallait que je m' en assure . M Canino pouvait revenir . M Canino devait être ce genre de monsieur très sûr de lui que ça ne gênerait pas du tout de revenir sur le lieu de son crime . J' éteignis la lumière et me disposai à ouvrir la porte . La sonnerie du téléphone retentit , discordante , près de la plinthe . J' écoutai , les mâchoires contractées douloureusement . Puis je fermai la porte , rallumai et décrochai . Oui ? Une voix de femme . Sa voix . Harry est là ? Pas pour l' instant , Agnès . Elle attendit un peu . Puis elle dit lentement : Qui est à l' appareil ? Marlowe … le type qui signifie des emmerdements . Où est _il ? Brutalement : Je suis venu ici lui donner deux cents dollars en échange de certains renseignements . L' offre tient . J' ai l' argent . Où êtes _vous ? Il ne vous l' a pas dit ? Vous feriez mieux de le lui demander . Où est _il ? Je ne peux pas lui demander . Vous connaissez un certain Canino ? Son sursaut me parvint aussi nettement que si je l' avais touchée . Vous voulez les deux cents ou non ? Je … j' en ai salement besoin , bonhomme . Bon … Alors , dites _moi où les porter . Je … je … Sa voix se perdit et revint , affolée . Où est Harry ? Il a peur et il a filé . Donnez _moi rendez_vous quelque part . Où vous voudrez . J' ai l' argent . Je ne vous crois pas , pour Harry . C' est un piège . Oh ! zut . J' aurais pu faire boucler Harry depuis longtemps . Dans quel but voulez _vous que je lui tende un piège ? Canino tenait Harry , je ne sais comment , et il a filé . Je veux être tranquille , vous voulez être tranquille , Harry veut être tranquille . Harry l' était déjà . Personne ne pouvait plus le déranger . Vous ne vous figurez pas que je travaille pour Eddie Mars , hein , mon ange ? N … Non ! Je suppose que non . Ce n' est pas ça . Rendez _vous dans une demi_heure près de Bullocks Wilshire , l' entrée est , vers le parc à voitures . Parfait , dis _je . Je reposai le téléphone sur son support . De nouveau , le parfum d' amandes amères et l' aigre odeur de vomi m' enveloppèrent . Le petit homme était assis sur sa chaise , mort , loin de toute atteinte , loin de tout changement . Je quittai le bureau . Rien ne bougeait dans le couloir crasseux . Aucune des portes dépolies n' était éclairée . Je descendis l' escalier jusqu' au second étage et , de là , je regardai le sommet éclairé de l' ascenseur . Je pressai le bouton . Lentement , la cabine se mit en mouvement . Je redescendis l' escalier . Il était au_dessus de moi quand je sortis de l' immeuble . Il pleuvait dur , pour changer . Je marchai ; les gouttes lourdes me frappaient le visage . Lorsque l’une d' elles me toucha la langue , je sus que j' avais la bouche ouverte , et mes mâchoires douloureuses m' apprirent qu' elle l' était toute grande et qu' elle imitait le rictus de mort creusé dans le visage de Harry Jones . XXVII Donnez _moi l' argent . Le moteur de la Plymouth grise palpitait et la pluie battait sur le toit . Le feu violet au sommet de la tour verte de Bullocks brillait tout là_haut , au_dessus de nous , serein et détaché de la ville noire et ruisselante . Sa main gantée de noir se tendit et j' y déposai les billets . Elle se pencha pour les compter à la faible lumière du tableau de bord . Un fermoir s' ouvrit et claqua . Elle laissa un soupir s' éteindre sur ses lèvres . Elle se pencha vers moi . Je m' en vais , flicard . Je me taille . C' est tout ce que j' ai pour repartir et Dieu sait que j' en ai besoin . Qu' est _il arrivé à Harry ? Je vous ai dit qu' il a filé . Canino a appris quelque chose d' une façon ou de l' autre . Laissons Harry tranquille . J' ai payé et je veux mes tuyaux . Vous les aurez . Joe et moi nous roulions sur Foothill Boulevard , dimanche d' il y a deux semaines . Il était tard , et c' était la pagaïe habituelle . Nous avons dépassé un coupé brun et j' ai vu la fille qui conduisait . Il y avait un homme à côté d' elle , un type costaud et brun . La fille était blonde , je la connaissais . La femme d' Eddie Mars . Le type , c' était Canino . On n' oublie ni l’un ni l' autre quand on les a vus . Joe a filé le coupé en restant devant . Il savait faire ça très bien . Canino , le chien de garde , la sortait pour prendre l' air . À peu près à quinze cents mètres de Realito , il y a une route qui tourne vers les collines . Au sud , c' est le pays des orangers , mais au nord , c' est plat comme la cour de l' enfer et , aplatie contre les collines , il y a une usine de cyanamide où on fabrique les produits pour les fumigations . Au bord de la route , il y a un petit garage et une boutique de peinture pour voitures où travaille un type qui s' appelle Art Huck . Bagnoles maquillées , probablement . Un peu plus loin il y a une baraque en bois et , encore derrière , rien d' autre que les collines , le caillou nu et l' usine de cyanamide , à quatre kilomètres . C' est là qu' on la garde . Ils ont tourné à cet endroit _là . Joe a fait demi_tour et est revenu en arrière , et nous avons vu la voiture quitter la route devant la maison . Nous sommes restés là une demi_heure à surveiller les voitures qui passaient . Personne n' est revenu . Quand il a fait tout à fait noir , Joe s' est faufilé pour jeter un coup d' oeil . Il a dit qu' il y avait des lumières dans la maison , une radio qui marchait et une voiture devant le coupé . Alors nous avons filé . Elle s' arrêta et j' écoutai le sifflement humide des pneus sur Wilshire . Je suggérai : Ils ont pu changer de crèche depuis … Enfin , c' est ce que vous avez à vendre et ce n' est que ça . Vous êtes sûre que c' était elle ? Quand on l' a vue une fois , on ne peut pas se tromper la seconde . Au revoir , flic , et souhaitez _moi bonne chance . J' ai fait une sale affaire . Mon oeil , que c' est une sale affaire , dis _je . Je traversai la rue et gagnai ma voiture . La Plymouth grise s' ébranla , prit de la vitesse et tourna au carrefour en direction de Sunset Place . Le bruit de son moteur mourut lentement , et avec lui , la blonde Agnès disparut du tableau pour de bon , tout au moins en ce qui me concernait . Trois morts : Geiger , Brody , Harry Jones , et la bonne femme filait en bagnole sous la pluie avec mes deux cents dollars dans son sac et pas une égratignure . J' appuyai sur mon démarreur et redescendis en ville pour dîner . Je me tapai un bon dîner . Soixante kilomètres sous la pluie , c' est un bout de chemin et je voulais les faire en une heure . Je roulai vers le nord et franchis la rivière , pénétrai dans Pasadena , traversai la ville et , presque immédiatement , je fus dans les orangers . La pluie battante se matérialisait en aiguilles blanches à la lueur des phares . L' essuie_glace arrivait à peine à me laisser un petit coin pour y voir . Mais même l' obscurité trempée ne pouvait dissimuler la ligne droite ininterrompue des orangers qui défilaient comme des fantômes innombrables dans la nuit . Des voitures passaient avec un bruit crissant en lançant des vagues de boue sale . La route tourna dans une petite ville de hangars et d' usines d' emballage , dont sortaient des voies de garage . Les plantations s' éclaircirent et descendirent vers le sud , les collines noires se rapprochèrent ; un vent aigre leur balayait les flancs . Puis , vagues dans l' ombre , deux lampes à vapeur de sodium jaunes brillèrent haut dans l' air : au milieu , une enseigne au néon annonçait : Soyez les bienvenus à Realito . Des maisons de bois espacées s' élevaient assez loin de la grande rue , puis j' avisai un petit tas de boutiques , les lumières d' un drugstore derrière des vitres embuées , les voitures collées devant le cinéma comme des mouches , une banque , obscure , à un coin de rue , avec des gens qui , debout dans la pluie , regardaient ses fenêtres comme si c' était un spectacle intéressant . La campagne déserte se referma sur moi . Le destin avait réglé toute l' affaire . Près de Realito , à peine deux kilomètres plus loin , la route tournait ; la pluie me trompa et je m' approchai trop près du bord . Mon pneu avant droit me lâcha avec un sifflement rageur . Avant que je puisse stopper , le pneu arrière me joua le même tour . J' arrêtai la voiture cahotante , à moitié sur la route , à moitié sur l' accotement , sortis et tirai ma torche électrique . J' avais deux pneus crevés et une seule roue de secours . La tête plate d' une pointe galvanisée me regardait ; elle sortait du pneu avant . Le bord de la route en était jonché . On les avait balayées , mais pas assez loin . J' éteignis la torche et me mis à avaler de la pluie , en regardant une lumière jaune sur une petite route de traverse . Ça avait l' air de provenir d' une lampe très haute qui appartenait peut_être à un garage géré par un nommé Art Huck ; peut_être une maison de bois se trouvait _elle tout près de là . Le menton enfoncé dans mon col , je me dirigeai vers elle , puis revins en arrière pour ôter les papiers du porte_carte de la voiture et les fourrer dans ma poche . Je me penchai un peu plus bas , sous le volant . Derrière une petite patte de cuir , juste sous ma jambe droite quand j' étais assis dans la voiture , se trouvait un compartiment secret . Il contenait deux pistolets . L’un d' eux appartenait à Lanny , le type d' Eddie Mars , l' autre était le mien . Je pris celui de Lanny . Il avait dû servir plus que le mien . Je le fourrai la gueule en bas dans une poche intérieure et remontai le chemin de traverse . Le garage était à une centaine de mètres de la chaussée . Il présentait à la route un mur latéral nu . Je promenai rapidement la torche sur le mur . Art Huck , réparations et peinture en voitures . Je ricanai , puis l' image de Harry Jones surgit devant moi et je cessai de rire . Les portes du garage étaient fermées , mais des rais de lumière filtraient en dessous et à l' endroit où les deux battants se rejoignaient . Je le dépassai . La maison était là , deux fenêtres allumées , stores baissés . Elle s' élevait bien en retrait de la route , derrière un mince rideau d' arbres . Il y avait une voiture sur l' allée de gravier , par_devant , sombre , indistincte , mais ce devait être un coupé brun qui devait appartenir à M Canino . Elle était là , pacifique , devant l' étroit porche de bois . Il devait lui laisser prendre la voiture pour se balader une fois de temps en temps , et rester près d' elle , sans doute avec un feu sous la main . La fille que Rusty Regan voulait épouser , qu' Eddie Mars n' avait pas pu retenir , la fille qui n' était pas partie avec Regan . Ce bon M Canino . Je revins au garage et cognai à la porte avec le culot de ma torche . Il y eut un grand silence aussi pesant que le tonnerre . À l' intérieur , la lumière s' éteignit . Je me mis à grimacer et à lécher la pluie sur mes lèvres . Je braquai le faisceau au milieu des portes . J' adressai un sourire au cercle blanc . J' étais parvenu à destination . Une voix parla à travers la porte . Une voix revêche : C' que vous voulez ? Ouvrez . J' ai deux pneus crevés sur la route et une roue de secours seulement . J' ai besoin d' aide . Désolé , mon pote . C' est fermé . Realito est à deux kilomètres à l' ouest . Essayez là_bas . Ça ne me plaisait pas . Je cognai brutalement à la porte sans m' arrêter . Une autre voix se fit entendre , une voix qui ronronnait comme une petite dynamo derrière un mur . J' aimais bien cette voix _là . Elle lança : Un petit malin , hein ? Ouvre , Art . Un loquet grinça et la moitié de la porte s' ouvrit vers l' intérieur . Ma torche éclaira un bref instant une figure maigre . Puis un objet luisant s' abattit et me fit choir la torche des mains . Un revolver était pointé vers moi . Je me baissai pour ramasser la torche allumée sur le sol humide et la saisis . La voix revêche ordonna : Éteins cette torche , vieux . C' est comme ça qu' on attrape des boutonnières . J' éteignis la torche et me redressai . De la lumière s' alluma dans le garage et éclaira un homme mince en salopette . Il recula en s' écartant de la porte ouverte en gardant son revolver braqué sur moi . Entrez et fermez la porte . On va voir ce qu' on peut faire . J' entrai et fermai la porte derrière moi . Je regardai le type maigre , mais pas l' autre homme qui était dans l' ombre près d' un établi , immobile . L' atmosphère du garage était douce et sinistre et sentait la peinture pyroxylée chaude . Vous n' êtes pas cinglé ! me reprocha le type maigre . On a braqué une banque à Realito cet après_midi . Pardon , dis _je , me rappelant les gens qui regardaient la banque , sous la pluie . C' est pas moi . Je ne suis pas d' ici . Eh ben ! c' est un fait , dit _il , morose . On dit que c' est deux petits salauds et qu' on les a traqués dans les collines . Belle nuit pour se cacher , dis _je . Je suppose qu' ils ont semé des clous . J' en ai encaissé quelques_uns . Je croyais que vous les mettiez pour avoir du boulot . Vous n' avez jamais reçu un coup de pied dans les fesses , non ? dit brièvement le maigre . Jamais d' un type de votre poids . La voix ronronnante sortit de l' ombre et dit : Arrête tes menaces et joue pas les durs , Art . Ce type est emmerdé . T' es un garage , non ? Merci , dis _je en persistant à ne pas le regarder . Ça va , ça va , dit le type en salopette . Il fourra son revolver dans sa veste par une fente et se mordit une phalange en me regardant en même temps d' un air de méchante humeur . L' odeur de la peinture pyroxylée était aussi écoeurante que de l' éther . Dans le coin , sous une lampe , un pistolet à peinture était posé sur une aile . Je regardai l' homme assis près de l' établi . Il était petit et costaud , avec de larges épaules . Il avait une figure impassible et des yeux froids et sombres . Il portait un imperméable de cuir brun à ceinture qui était largement taché de pluie . Son chapeau brun était incliné en casseur . Il s' appuya à l' établi et me regarda sans hâte , sans intérêt , comme s' il regardait une tranche de viande froide . Peut_être les gens lui faisaient _ils cet effet _là . Il promena lentement ses yeux noirs de haut en bas , puis examina ses ongles un par un en les tenant contre la lumière et en les scrutant avec soin , selon les enseignements de Hollywood . Il parla , la cigarette au bec : Deux pneus crevés , hein ? C' est vache . On avait balayé ces clous , je suppose ? J' ai un peu dérapé dans le virage . N' êtes pas d' ici , vous disiez ? Je traverse . Je vais à Los_Angeles . C' est loin ? Soixante kilomètres . Ça fait long , de ce temps _là . D' où vous venez ? Santa Rosa . Pris par le plus long , hein ? Tahoe et Lone Pine . Pas Tahoe . Reno et Carson_City . C' est tout de même le plus long . Un sourire flotta sur ses lèvres . C' est défendu ? lui demandai _je . Quoi ? Sûr que non . Je suppose que vous nous trouvez curieux . C' est à cause de ce cambriolage , là_bas . Prends un cric et va chercher ses pneus , Art . J' ai du boulot jusqu' au cou , grogna le maigre . J' ai un travail à faire . J' ai cette peinture . Et il pleut , t' as peut_être remarqué ? L' homme en brun dit gaiement : Trop humide pour bien peindre , Art . Grouille _toi . J' intervins : C' est ceux de devant et de derrière , du côté droit ; vous pouvez vous servir de la roue de secours pour un des deux , si vous avez du boulot . Prends deux crics , Art , dit l' homme brun . Écoute … voulut protester Art . L' homme brun leva les yeux , adressa à Art un regard calme et très doux , puis les baissa presque timidement . Il ne dit rien . Art chancela comme si un coup de vent violent l' avait enveloppé . Il alla dans un coin , mit un caoutchouc sur sa salopette , un suroît sur son crâne . Il saisit une clé à tube et un cric à main , et tira un cric roulant jusqu' à la porte . Il sortit sans mot dire en laissant la porte ouverte . La pluie entra . L' homme brun alla fermer la porte , revint à l' établi et s' assit exactement à l' endroit où il était avant . J' aurais pu l' avoir à ce moment _là . Nous étions seuls . Il ignorait qui j' étais . Il me regarda gaiement , jeta sa cigarette sur le sol cimenté et l' écrasa . Vous boiriez sûrement un coup , dit _il . Humectons _nous l' intérieur pour nous remonter . Il prit une bouteille sur l' établi derrière lui , la posa sur le bord et plaça deux verres à côté . Il en versa un bon coup dans chacun et m' en tendit un . Je m' approchai d' une démarche de somnambule et le pris . Le souvenir de la pluie me glaçait encore le visage . L' odeur de peinture chaude empoisonnait l' air renfermé du garage . Cet Art ! dit l' homme en brun . Il est comme tous les mécanos . Toujours le nez dans un boulot qu' il aurait dû faire y a une semaine . Voyage d' affaires ? Je reniflai délicatement mon verre . Odeur correcte . Je le regardai boire avant d' avaler le mien . Je m' en rinçai la bouche . Pas de cyanure . Je vidai le petit verre , le posai près de lui et m' éloignai . En partie , dis _je . Je parvins jusqu' à la conduite intérieure à moitié peinte , avec le gros pistolet posé sur l' aile . La pluie cingla le toit plat . Art était dehors là_dessous , il pestait et jurait . L' homme brun regarda la voiture . Il aurait suffi d' une simple couche , fit _il d' une voix désinvolte dont le whisky adoucissait encore le ronronnement . Mais le type avait du fric et le chauffeur avait besoin de fric . Connaissez la combine . Je répliquai : Il n' y en a qu' une qui soit plus vieille . J' avais les lèvres sèches . Je n' avais pas envie de parler . J' allumai une cigarette . Je voulais que mes pneus soient réparés . Les minutes se traînèrent . L' homme brun et moi , nous étions deux étrangers qui s' étaient rencontrés par hasard , et nous nous regardions par_dessus le cadavre d' un petit homme nommé Harry Jones . Mais l' homme en brun l' ignorait encore . Des pieds pataugèrent au_dehors et la porte s' ouvrit . La lumière frappa les filets de pluie et en fit des cordes d' argent . Art fit rouler d' un air sombre deux pneus boueux , ferma la porte d' un coup de pied , laissa un des pneus tomber sur le côté . Il me regarda d' un air furax . Vous choisissez vos endroits pour placer un cric , grinça _t _il . L' homme en brun rit et prit dans sa poche un rouleau de pièces de monnaie avec lequel il jongla en le faisant sauter dans la paume de sa main . Râle pas comme ça , dit _il sèchement . Répare ces pneus . Je les répare , non ? Alors n' en fais pas un plat . Ouais … Art retira son caoutchouc et son suroît et les flanqua par terre . Il sortit le bord d' un des pneus avec un démonte_pneus et le libéra d' une torsion brutale . Il ôta et répara la chambre en un rien de temps . Toujours bougonnant , il s' approcha du mur , près de moi , empoigna un tube d' air comprimé , gonfla la chambre suffisamment pour qu' elle se tienne et laissa retomber le tube sur le mur blanchi à la chaux . J' observai le rouleau de monnaie qui dansait dans les mains de Canino . L' impression de tension sourde m' avait quitté . Je tournai la tête et regardai le maigre mécanicien saisir la chambre tendue par l' air . Il la regarda amèrement , jeta un coup d' oeil vers le grand bassin d' eau salée , dans le coin , et grogna . L' affaire avait dû être fort bien combinée . Je ne vis rien , ni regard , ni signe qui puisse avoir une importance particulière . Le maigre tenait la chambre en l' air et l' examinait . Il se tourna à moitié , fit un grand pas preste et me l' abattit sur la tête et les épaules : un carcan de premier choix . Il bondit derrière moi et tira dur sur le caoutchouc . Son poids me pesa sur la poitrine , me cloua les avant_bras aux flancs . Je pouvais encore remuer les mains , mais pas atteindre l' arme dans ma poche . L' homme brun s' approcha d' un pas dansant . Sa main se crispa sur le rouleau de monnaie . Il s' avança sans bruit , sans changer d' expression . Je me penchai en avant et tentai de soulever Art . Le poing lesté de son rouleau passa entre mes mains tendues comme une pierre à travers un nuage de poussière . Je connus le moment d' étonnement où les lumières dansent , où le monde extérieur cesse d' être au point , mais reste visible . Il me frappa une seconde fois . Je ne sentis rien . Le halo se fit plus éclatant . Il n' y avait rien qu' une très douloureuse lumière blanche . Puis l' obscurité , dans laquelle un vague objet rouge gigotait comme un bacille sous un microscope . Puis plus de clarté , plus de mouvement , le noir , le vide , un vent violent et comme la chute d' un grand arbre . XXVIII Ça avait l' air d' être une femme . Elle était assise près d' une lampe et la douce lumière lui allait bien . Une autre lampe m' éclairait durement , de sorte que je refermai les yeux et tentai de la regarder à travers mes cils . Elle était si bien platinée que ses cheveux brillaient comme un saladier d' argent . Elle portait une robe de jersey vert à grand col blanc . Un sac brillant aux angles aigus reposait à ses pieds . Elle fumait ; un verre de fluide ambré , mince et pâle , était posé à côté d' elle . Je remuai un peu la tête , avec prudence . Ça me fit mal , mais pas plus que je ne m' y attendais . J' étais troussé comme un poulet prêt à cuire . Des menottes retenaient mes poignets derrière mon dos et une corde en partait pour s' enrouler à mes chevilles , puis courait jusqu' à l' extrémité du divan brun sur lequel j' étais étendu . La corde disparaissait derrière le divan . Je remuai un peu pour m' assurer qu' elle y était attachée . J' interrompis ces mouvements furtifs , rouvris les yeux et dis : Salut ! La femme cessa de se perdre dans la contemplation de quelque pic lointain . Son petit menton ferme se détourna lentement . Ses yeux avaient le bleu des lacs de montagne . Au_dessus de nous , la pluie tombait toujours , avec un bruit lointain , comme une pluie d' un autre monde . Comment vous sentez _vous ? Elle avait une voix douce , argentée , assortie à ses cheveux . Une note claire y tintait , semblable au son des clochettes dans une maison de poupée . Je trouvai ma comparaison idiote sitôt formulée . Merveilleusement , dis _je . Quelqu’un a construit un poste d' essence sur mon menton . Qu' est_ce_que vous attendiez , monsieur Marlowe ? Des orchidées ? Une bonne boîte en sapin , dis _je . Ne vous donnez pas la peine d' y mettre des poignées de bronze ou d' argent . Et n' éparpillez pas mes cendres sur les eaux bleues du Pacifique . Je préfère les vers . Saviez _vous que les vers sont hermaphrodites et que n' importe quel ver peut aimer n' importe quel autre ver ? Vous êtes un peu sonné , dit _elle avec un regard grave . Ça vous ennuierait d' enlever cette lampe ? Elle se leva et passa derrière le divan . La lumière s' éteignit . Cette ombre était une bénédiction . Je ne crois pas que vous soyez si dangereux , dit _elle . Elle était plutôt grande , mais sans rien de la rame à haricots . Elle était mince , mais sans rien d' un croûton rassis . Elle reprit sa place . Ainsi , vous savez mon nom . Vous avez très bien dormi . Ils ont eu tout le temps de vérifier vos poches . Ils ont tout essayé , sauf de vous embaumer . Donc , vous êtes détective ? C' est tout ce qu' ils ont contre moi ? Elle ne répondit pas . La fumée filait doucement de la cigarette . Elle l' agita dans l' air . Sa main était petite et bien formée , différente de l' outil osseux de jardinage qui sert généralement de main aux femmes d' aujourd’hui . Quelle heure est _il ? demandai _je . Elle lança un regard en coin sur sa montre , derrière la spirale de fumée , à la limite de l' ombre . Dix heures dix_sept . Vous avez un rendez_vous ? Ça ne m' étonnerait pas . C' est la maison qui est près du garage de Art Huck ? Oui . Que font _ils ? Ils creusent ma tombe ? Ils étaient obligés de sortir . Vous voulez dire qu' ils vous ont laissée seule ? Sa tête se tourna lentement vers moi . Vous n' avez pas l' air très dangereux . Je croyais qu' ils vous gardaient prisonnière . Ça ne parut pas la troubler . Même , ça l' amusa un peu . Qu' est _ce qui vous fait croire ça ? Je sais qui vous êtes . Ses yeux très bleus étincelèrent si brusquement que je vis presque la trace de son regard dans l' air , comme l' éclair d' une épée . Sa bouche se contracta . Mais sa voix resta la même . Alors , j' ai peur que vous ne soyez mal parti . Et j' ai horreur de tuer . Et vous êtes la femme d' Eddie Mars ? Vous devriez avoir honte . Ça ne lui plut pas . Elle me regarda . Je souris . À moins que vous ne préfériez m' ôter ces bracelets , ce que je ne vous conseille pas , peut_être pourriez _vous me refiler un peu de cette boisson que vous dédaignez . Elle m' apporta le verre . Des bulles y montaient comme de fausses espérances . Elle se pencha sur moi . Son haleine était aussi douce que les yeux d' un faon . Je bus . Elle écarta le verre de ma bouche et observa quelques gouttes qui descendaient le long de mon cou . Elle se pencha de nouveau sur moi . Le sang se mit à bouger dans mes veines , comme un futur locataire devant une maison . Votre figure a l' air d' un paillet amortisseur , dit _elle . Tirez _en le maximum . Même jolie comme ça , elle ne durera pas . Elle détourna brusquement la tête et écouta . Pendant un moment , son visage pâlit . Il n' y avait que le bruit de la pluie tambourinant sur les murs . Elle retraversa la pièce et resta debout , tournée de côté vers moi en regardant le plancher . Pourquoi êtes _vous venu montrer votre nez ici ? demanda _t _elle tranquillement . Eddie ne vous faisait aucun mal . Vous savez parfaitement que si je n' étais pas restée cachée ici , la police aurait été persuadée qu' il avait tué Rusty Regan . Il l' a tué , dis _je . Elle ne bougea pas d' une ligne . Sa respiration se fit rapide et sifflante . Je regardai la pièce . Deux portes , toutes deux sur le même mur , l’une à demi ouverte . Un tapis à carreaux rouges et bruns , des rideaux , un papier de tenture orné de sapins vert clair . Les meubles semblaient provenir d' une de ces maisons qui font de la publicité sur les dossiers des sièges d' autobus , légers , mais très résistants . Elle dit doucement : Eddie ne lui a rien fait . Je n' ai pas vu Rusty depuis des mois . Eddie n' est pas un homme comme ça . Vous aviez abandonné son lit et son domicile . Vous viviez seule . Les gens de l' endroit où vous habitiez ont reconnu la photo de Regan . C' est un mensonge , dit _elle froidement . J' essayai de me rappeler si le capitaine Gregory m' avait dit ça ou non . Ma tête bourdonnait trop . Je ne savais plus . Et ça ne vous regarde pas , ajouta _t _elle . Toute l' affaire me regarde . On m' a engagé pour démêler ça . Eddie n' est pas un homme comme ça . Oh ! vous aimez les crapules . Aussi longtemps qu' il y aura des gens pour jouer , il y aura des endroits où jouer . Vous dites ça pour vous défendre . Quand vous êtes sorti une fois de la légalité , vous l' êtes pour longtemps . Vous croyez que ce n' est qu' un joueur . Je pense que c' est un pornographe , un maître chanteur , un casseur de voitures volées , un tueur par personnes interposées , et un type qui achète les flics malhonnêtes . Il est exactement ce qui lui plaît , quelle que soit l' étiquette accrochée au gâteau . N' essayez pas de me raconter des histoires de magouilleurs à l' âme pure . Ça ne colle pas avec le reste . Ce n' est pas un tueur . Ses narines se dilatèrent . Pas en personne . Il dispose de Canino . Canino a tué un type , cette nuit , un pauvre type inoffensif qui essayait de tirer quelqu’un du pétrin . Je l' ai vu le tuer , pour ainsi dire . Elle eut un rire excédé . Ça va bien , grognai _je . Ne me croyez pas . Si Eddie est tellement charmant , j' aimerais bien lui parler hors de la présence de Canino . Vous savez ce que fera Canino : il me cassera toutes les dents de la bouche et me filera des coups de pied dans le ventre au moindre murmure . Elle rejeta la tête en arrière et s' immobilisa , pensive et absente ; elle réfléchissait . Je croyais que les cheveux platine étaient démodés , continuai _je , pour empêcher le silence de retomber et pour m' éviter de tendre l' oreille . C' est une perruque , idiot . Le temps que les miens repoussent . Elle leva les bras et l' enleva . Ses cheveux étaient coupés court , comme ceux d' un garçon . Elle remit la perruque . Qu' est _ce qui vous a fait ça ? Elle parut surprise . C' est moi . Pourquoi ? Oui . Pourquoi ? Pour prouver à Eddie que je voulais bien faire ce qu' il me demandait - me cacher . Qu' il n' avait pas besoin de me faire garder . Que je ne le trahirais pas . Je l' aime . Bonne histoire , grognai _je . Et je suis avec vous dans cette chambre . Elle examina la paume d' une de ses mains . Puis , brusquement , elle sortit de la pièce . Elle revint avec un couteau de cuisine . Elle se pencha et scia la corde . Canino a la clé des menottes , soupira _t _elle . Je ne peux rien faire … Elle recula en haletant . Elle avait coupé tous les noeuds . Vous êtes un numéro … dit _elle . Plaisanter à tout bout de champ dans le pétrin où vous êtes … Puisque Eddie n' est pas un tueur . Très vite , elle se détourna , se rassit près de la lampe et cacha sa figure dans ses mains . Je pivotai , posai mes pieds par terre et me levai . Je trébuchai , les jambes raides . Mon nerf facial gauche sautait comme une grenouille châtrée . Je fis un pas . Je pouvais marcher . J' aurais pu courir , au besoin . Je suppose que vous me conseillez de filer , dis _je . Elle acquiesça sans relever la tête . Vous feriez mieux de filer avec moi … si la vie vous intéresse . Ne perdez pas de temps . Il peut revenir d' une minute à l' autre . Allumez _moi une cigarette . J' étais debout près d' elle , contre ses genoux . Elle se leva avec un brusque sursaut . Nos yeux étaient très proches . Bonjour , Boucles d' Ange … dis _je doucement . Elle recula et attrapa un paquet de cigarettes sur la table . Elle en libéra une et me la fourra brusquement dans la bouche . Sa main tremblait . Elle saisit un petit briquet de cuir vert et l' approcha de la cigarette . J' aspirai la fumée , les yeux dans ses yeux bleu de lac . Comme elle restait près de moi , je repris : Un drôle d' oiseau qui s' appelle Harry Jones m' a mené à vous . Un petit oiseau qui se perchait un peu partout dans les bars , qui ramassait des paris en guise de miettes , des tuyaux aussi … Ce petit oiseau a picoré quelque chose qui concernait Canino . De fil en aiguille , lui et ses amis ont découvert où vous étiez . Il est venu me voir pour me vendre le renseignement parce_qu' il savait - comment , ça c' est une longue histoire - que je travaillais pour le général Sternwood . J' ai eu l' information , mais Canino a eu le petit oiseau . C' est un petit oiseau mort , maintenant , avec ses plumes ébouriffées , son cou cassé et une goutte de sang au bec . Canino l' a tué . Mais Eddie Mars n' aurait pas fait ça , hein , Boucles d' Ange ? Il n' a jamais tué personne . Il paye seulement pour le boulot . Sortez , dit _elle d' une voix rauque . Sortez d' ici en vitesse . Sa main se crispa sur le briquet vert . Ses phalanges se tendirent . Les jointures devinrent blanches comme de la neige . Mais Canino ignore que je suis au courant , dis _je . L' histoire du petit oiseau . Tout ce qu' il sait , c' est que je fouine un peu partout . Alors , elle se mit à rire . D' un rire épuisant . Ça la secouait comme le vent secoue un arbre . Je crus distinguer de l' étonnement , pas exactement de la surprise , mais comme si une idée nouvelle venait de s' ajouter à des éléments déjà connus et que ça ne cadrait pas . Puis je réfléchis que mon interprétation de ce rire allait un peu trop loin . C' est très drôle … dit _elle , à bout de souffle . Très drôle , parce_que … vous comprenez , je l' aime quand même . Les femmes . Elle se remit à rire . Je prêtai l' oreille , tendu , les tempes battantes . Rien que la pluie . Filons , dis _je . En vitesse . Elle recula de deux pas et sa figure se durcit . Filez , vous ! Filez ! Vous pouvez marcher jusqu' à Realito . Vous pouvez y arriver … et la boucler … pendant une heure ou deux , au moins … vous me devez bien ça … Filons , dis _je . Tu as un revolver , Boucles d' Ange ? Vous savez très bien que je ne pars pas . Je vous en prie , partez tout de suite … Je m' approchai d' elle à la serrer . Tu veux rester ici après m' avoir délivré ? Attendre que le tueur revienne pour lui dire je suis désolée ! Un type qui tue comme on écrase une mouche . Pas question . Tu viens avec moi , Boucles d' Ange . Non . Suppose , dis _je à voix basse , que ton joli mari ait tué Regan ? Ou suppose que Canino l' ait tué , sans qu' Eddie le sache ? Suppose , simplement . Combien de temps durerais _tu après m' avoir lâché ? Je n' ai pas peur de Canino … Je suis la femme de son chef . Eddie n' est qu' une pâte molle … grinçai _je . Canino le boufferait à la petite cuiller . Une pâte molle . La seule fois où une fille comme toi tombe amoureuse d' une canaille , c' est une pâte molle . Sortez ! me cracha _t _elle presque . Bon . Je me détournai et , par la porte entrouverte , parvins à une entrée obscure . Elle courut derrière moi , atteignit la porte du dehors et l' ouvrit . Elle regarda dans l' obscurité noire et prêta l' oreille . Elle me poussa en avant . Au revoir ! dit _elle dans un souffle . Bonne chance pour tout , sauf une chose . Eddie n' a pas tué Rusty Regan . Vous le retrouverez sain et sauf dans un coin quelconque quand il aura envie qu' on le retrouve . Je me penchai contre elle et la plaquai contre le mur . Je mis ma bouche contre son visage et lui parlai : Rien ne presse . Tout ça est préparé d' avance , répété dans les moindres détails , minuté à la seconde . Comme un programme de radio ! Rien ne presse . Embrasse _moi , Boucles d' Ange . Sous mes lèvres , son visage était glacé . Elle leva les mains , prit ma tête et m' embrassa violemment sur les lèvres . Sa bouche aussi était glacée . Je sortis et la porte se ferma derrière moi , sans bruit ; la pluie pénétrait sous le porche , moins froide que ses lèvres . XXIX Le garage voisin était plongé dans l' ombre . Je traversai l' allée de gravier et un coin d' herbe détrempée . Des petits ruisseaux dégringolaient le long de la route et se perdaient dans le fossé d' en face . Je n' avais pas de chapeau . Il était tombé dans le garage , sans doute . Canino ne s' était pas préoccupé de me le rendre . Il pensait sans doute que je n' en aurais plus besoin . Je me le représentai en train de revenir dans sa voiture , en conquérant , seul , ayant laissé le maigre et boudeur Art et la conduite intérieure probablement volée dans un endroit tranquille . Elle aimait Eddie Mars et se cachait pour le protéger . Il allait la retrouver à son retour près de la lampe , tranquillement assise , avec son verre intact et moi , ligoté sur le divan . Il mettrait ses affaires dans la voiture et visiterait la maison pour vérifier qu' il n' y laissait rien de compromettant . Il lui ordonnerait d' aller l' attendre dehors . Elle n' entendrait rien . Une matraque est tout aussi efficace , de près . Il lui dirait qu' il m' avait laissé attaché et que je me dégagerais au bout d' un certain temps . Il la croyait bête à ce point _là . Gentil M Canino . Mon imperméable était ouvert et je ne pouvais le fermer à cause des menottes . Ses pans me claquaient sur les jambes comme les ailes d' un grand oiseau épuisé . Je parvins à la route . Des voitures passèrent dans un grand jaillissement d' eau éclairé par leurs phares . Le chuintement de leurs pneus mourut rapidement . Je retrouvai ma décapotable là où je l' avais laissée ; les deux pneus étaient réparés et remontés , de sorte qu' on pouvait l' emmener si nécessaire . Ils pensaient à tout . J' y entrai , me penchai sous le volant et fouillai derrière la patte de cuir qui cachait le compartiment . Je pris le second pistolet , le fourrai sous mon manteau et repartis . Le monde entier était étroit , fermé , noir . Un petit monde privé pour Canino et moi . À mi_chemin ses phares me prirent presque . Il tourna brusquement en débouchant de la route et je me laissai guider sur l' accotement dans le fossé humide . Je me recroquevillai , le nez dans l' eau . La voiture passa sans ralentir . Je levai la tête , entendis le raclement de ses pneus lorsqu' il quitta le chemin pour s' engager sur le gravier de l' allée . Le moteur mourut , les phares s' éteignirent , une portière claqua . Je n' entendis pas la porte de la maison se fermer , mais un rai de lumière perça le bouquet d' arbres , comme si on avait écarté le rideau d' une fenêtre ou comme si on allumait dans l' entrée . Je revins à la petite place d' herbe spongieuse et me mis à y patauger . La voiture était arrêtée entre moi et la maison ; le revolver reposait contre mon flanc , du mieux que j' avais pu sans risquer de m' arracher le bras . La voiture était noire , vide , tiède . L' eau glougloutait gentiment dans le radiateur . Je regardai par la portière . Les clés pendaient au tableau de bord . Canino était très sûr de lui . Je fis le tour de la voiture , allai prudemment à la fenêtre en marchant sur le gravier et prêtai l' oreille . Je n' entendis rien que le rapide bong _bong des gouttes qui frappaient les coudes de zinc au bas des tuyaux de descente . Je continuai à écouter . Pas d' éclats de voix , tout était tranquille et paisible . Il était en train de ronronner et elle lui répondait qu' elle m' avait laissé partir et que j' avais promis de les laisser filer . Il ne le croirait pas tout comme moi . De sorte qu' il ne resterait pas longtemps . Il filerait et l' emmènerait avec lui . Il me suffisait d' attendre sa sortie . Je ne pus m' y résoudre . Je passai le revolver dans ma main gauche et me baissai pour ramasser une poignée de gravier . Je la projetai sur la jalousie de la fenêtre . C' était un effort piteux . Trois ou quatre cailloux à peine frappèrent la vitre au_dessus du store mais leur cliquetis fit le bruit d' un barrage qui crève . Je revins en courant à la voiture et montai sur le marchepied opposé à la maison . Celle_ci s' était déjà obscurcie . C' était tout . Je m' accroupis tranquillement sur le marchepied et attendis . Rien . Canino était trop finaud . Je me relevai et entrai à reculons dans la voiture , tâtonnai à la recherche de la clé de contact et la tournai . Je cherchai le démarreur du pied mais il devait être sur le tableau de bord . Je le trouvai enfin , le tirai et le démarreur tourna . Le moteur chaud partit tout de suite . Il ronronna doucement avec satisfaction . Je sortis de la voiture et rampai jusqu' aux roues arrière . Maintenant , je frissonnais , mais je savais que Canino n' aimerait pas du tout ce dernier effet . Il avait réellement besoin de sa voiture . Un châssis de fenêtre obscure s' abaissa centimètre par centimètre . Seul , un vague reflet sur la vitre montra qu' il bougeait . Des flammes jaillirent soudain , puis le rapide grondement de trois coups de feu serrés . Les glaces du coupé s' étoilèrent . Je poussai un hurlement plaintif . Le grognement devint un gargouillement humide , étouffé par le sang . Je le laissai mourir , sur un hoquet brusque . C' était du beau travail . Je fus content . Ça plut beaucoup à Canino . Je l' entendis rire . Un grand rire tonitruant , pas du tout assorti au ronron de sa voix . Puis le silence … sauf la pluie , et le moteur qui palpitait doucement . La porte de la maison s' ouvrit peu à peu , ombre plus noire dans la nuit obscure . Une silhouette se dessina , prudente , quelque chose de blanc autour du cou . C' était elle , sans col . Elle sortit , rigide , tel un mannequin de bois . J' entrevis le reflet pâle de sa perruque d' argent . Canino s' avançait , caché derrière elle . Si lentement que c' était presque drôle . Elle descendit les marches . Je voyais la blancheur tendue de son visage . Elle se dirigeait vers la voiture . Un paravent pour Canino au cas où je pourrais encore lui cracher dans l' oeil . Elle parla dans la pluie , d' une voix lente et sans timbre . Je ne vois rien , Lash . Il y a de la buée sur les vitres . Il grogna quelques mots et le corps de la jeune femme sursauta , comme s' il lui avait enfoncé son revolver dans les côtes . Elle se rapprocha de la voiture obscure . Je le voyais , derrière elle ; son chapeau , un côté de sa figure , la bosse de son épaule . La fille s' arrêta net et hurla . Un beau hurlement déchirant et perçant qui me fit sursauter comme un crochet du gauche . Je le vois ! hurla _t _elle . Par la glace … derrière le volant , Lash ! Il tomba dans le panneau comme une fleur . Il la bouscula et bondit en avant en levant la main . Trois nouveaux jets de flamme crevèrent l' ombre . Du verre cliqueta . Une balle traversa et claqua sur un arbre à côté de moi . Une autre ricocha en sifflant dans l' air . Mais le moteur continuait tranquillement à tourner . Il s' était plié en deux et se détachait vaguement dans l' obscurité vague , sa figure était une tache grise informe qui semblait surgir lentement de l' ombre après la lueur des coups de feu . S' il avait un revolver , le barillet devait être vide . Peut_être que non . Il avait tiré six coups , mais pouvait l' avoir rechargé dans la maison . Je souhaitai que oui . Je n' avais pas envie que son revolver soit vide . C' était peut_être un automatique . Je lui lançai : Terminé ? Il se rua vers moi en se retournant . Peut_être eût _il été aimable de lui accorder un ou deux coups de plus , comme un gentilhomme de la vieille école . Mais il levait son arme et je n' avais plus le temps d' attendre . Pas suffisamment pour être un gentilhomme de la vieille école . Je tirai quatre fois , le Colt me cogna dans les côtes . L' arme lui sauta de la main , comme sous l' effet d' un coup de pied . Il s' empoigna le ventre à deux mains . J' entendis le claquement que ça fit . Il tomba comme ça , en avant , en se tenant le ventre avec ses deux grandes mains . Il tomba , face contre terre , sur le gravier mouillé . Ce fut le dernier son qu' il émit . Boucles d' Ange ne dit rien non plus . Elle se tenait toute droite , balayée par la pluie . Je tournai autour de Canino et envoyai un coup de botte dans son arme sans savoir pourquoi . Puis j' allai la rechercher , la ramassai en me penchant . Ça m' amena tout près d' elle . Elle dit d' une voix rêveuse , comme si elle se parlait à elle_même . Je … J' avais peur que vous ne reveniez … Je répondis : Nous avions rendez_vous , je vous ai dit que tout était arrangé d' avance . Je me mis à rire comme un imbécile . Elle se pencha sur lui et le palpa . Puis , au bout d' un instant , elle se redressa ; elle tenait une petite clé au bout d' une chaîne mince . Elle demanda avec amertume : Étiez _vous forcé de le tuer ? Je m' arrêtai de rire aussi brusquement que j' avais commencé . Elle passa derrière moi et ouvrit les menottes . Oui … dit _elle doucement . Je suppose que oui … XXX Un jour avait passé . Le soleil brillait de nouveau . Le capitaine Gregory , du Bureau des Disparus , regardait d' un air harassé par la fenêtre de son bureau le dernier étage grillagé du Palais de Justice , blanc et propre après la pluie . Puis il pivota lentement sur son fauteuil tournant , tassa le tabac de sa pipe d' un pouce un tantinet roussi et me regarda d' un oeil inexpressif . Alors , vous voilà dans un nouveau pétrin ? Ah ! vous avez entendu parler de ça ? Mon petit , je reste assis toute la journée sur mon cul et j' ai pas l' air très intelligent . Mais vous seriez surpris de ce que j' apprends . Descendre Canino , je pense que ce n' était pas mal , mais je ne sais pas si les gars de la brigade criminelle vont vous décorer pour ça . Tout le monde se zigouillait autour de moi , dis _je . J' avais pas eu ma ration . Il sourit tranquillement . Qui vous a dit que cette femme était celle d' Eddie Mars ? Je le lui expliquai . Il écouta attentivement et bâilla . Puis il tapota sa bouche pavée d' or avec une patte grande comme un plateau . Je suppose que vous pensez que j' aurais dû la dénicher . C' est une astucieuse déduction . Peut_être que je le savais , dit _il . Peut_être que je me disais que si Eddie et sa femme voulaient jouer une petite comédie comme ça , ça serait astucieux - pour autant que je puisse être astucieux - de leur laisser croire qu' ils nous possédaient . Et d' ailleurs peut_être que vous croyez aussi que je fichais la paix à Eddie pour des raisons plus personnelles . Il tendit sa grande main et frotta son pouce sur l' index et le médius . Non , dis _je . Je n' ai pas vraiment cru ça . Même pas quand Eddie m' a paru être au courant de notre conversation de l' autre jour . Il haussa ses sourcils comme si c' était un effort , un truc qu' il n' avait plus l' habitude de faire . Ça plissa tout son front et quand il se déplissa , il était plein de rides blanches qui rougirent pendant que je les observais . Je suis un flic , dit _il . Un flic tout ce qu' il y a d' ordinaire . Raisonnablement honnête . Aussi honnête qu' on peut espérer pour un homme vivant dans un monde où ce n' est plus de mise . C' est la principale des raisons pour lesquelles je vous ai demandé de venir ce matin . Je voudrais que vous en soyez convaincu . Étant un flic , je préfère que la loi triomphe . J' aimerais voir de belles canailles bien habillées comme Eddie Mars s' abîmer les ongles dans des carrières de cailloux à Folsom , côte à côte avec les petits minables des faubourgs sous_alimentés qui se sont fait poirer à leur premier casse et n' ont jamais eu de chance depuis . C' est ça que je voudrais . Vous et moi , nous avons vécu assez longtemps pour savoir que jamais je ne verrai ce jour _là . Ni dans cette ville , ni dans une ville moitié moins grande , ni dans le moindre recoin des florissants , vastes et verdoyants États Unis d' Amérique . Nous ne dirigeons pas notre pays de cette façon _là . Je ne répondis pas . Il souffla sa fumée avec un petit mouvement de recul de la tête , regarda le tuyau de sa pipe et continua : Mais ça ne veut pas dire que je croie qu' Eddie Mars a liquidé Regan , qu' il ait eu la moindre raison de le faire , ni qu' il l' eût fait s' il en avait eu une . Je me suis simplement dit qu' il savait quelque chose et que , tôt ou tard , il y aurait une fuite . Cacher sa femme à Realito était enfantin ; mais c' est le genre de bêtises qu' un malin singe trouve malignes . Il était là la nuit dernière , quand le procureur du district en a eu fini avec lui . Il a reconnu les faits . Il a dit qu' il considérait Canino comme un garde du corps de confiance , et que c' est à ce titre qu' il l' employait . Il ne savait rien et ne voulait rien savoir de ses fantaisies . Il ne connaissait pas Harry Jones . Il ne connaissait pas Joe Brody . Il connaissait Geiger , naturellement , mais affirme qu' il ignorait sa combine . Je suppose que vous avez entendu tout ça . Oui . Vous avez fait le malin , à Realito , mon vieux . Sans chercher à rien camoufler . Nous avons des fiches sur les balles non identifiées , maintenant . Un jour , vous vous resservirez du revolver . Et vous serez dans la mélasse . Je suis plus malin que ça , dis _je , et je ricanai . Il vida sa pipe à petits coups et la couva du regard . Qu' est devenue la fille ? demanda _t _il sans lever les yeux . Je ne sais pas . Ils ne l' ont pas gardée . Nous avons fait des dépositions , trois fois , pour Wilde , au bureau du shérif , pour la brigade criminelle . Ils l' ont relâchée , je ne l' ai pas revue . Je ne pense pas la revoir . Gentille fille , paraît _il . Pas une à faire des trucs moches . Le capitaine Gregory soupira et ébouriffa ses cheveux grisonnants . Il y a encore une chose , dit _il presque gentiment . Vous avez l' air d' un bon garçon , mais vous jouez un peu trop au coriace . Si vous voulez vraiment aider la famille Sternwood , laissez _les tranquilles . Vous devez avoir raison , capitaine . Comment vous sentez _vous ? Au poil , dis _je . Je suis resté debout sur divers modèles de tapis les trois quarts de la nuit , pendant qu' on me cuisinait . Au préalable , j' avais pris la douche et je m' étais fait casser la gueule . Je suis dans une forme splendide . Qu' est_ce_que vous attendiez d' autre , foutrebleu ? Rien . Je me levai , lui souris et me disposai à sortir . Quand je fus arrivé à la porte , il se racla la gorge brusquement et dit d' une voix âpre : Je perds mon temps , hein ? Vous vous imaginez encore que vous trouverez Regan ? Je me retournai et le regardai droit dans les yeux . Non , je ne crois pas que je retrouverai Regan . Je n' essaierai même pas . Ça vous va ? Il acquiesça lentement . Puis il haussa les épaules . Je ne sais foutre pas pourquoi je vous ai dit ça . Bonne chance , Marlowe . Passez quand vous voudrez . Je sortis du Palais de Justice , repris ma voiture au parc et revins à Hobart Arms . Je me couchai sans enlever mon manteau et regardai le plafond , en prêtant l' oreille à la circulation du dehors et en guettant le soleil qui tournait lentement autour d' un angle du plafond . J' essayai de dormir , mais le sommeil ne venait pas . Je me levai , bus un coup , quoique ce ne fût pas le moment , et me recouchai . Pouvais pas dormir quand même . Mon crâne battait comme une pendule . Je m' assis au bord du lit , bourrai une pipe et dis à haute voix : Ce vieux hibou sait quelque chose . La pipe me parut amère comme de la lessive . Je la flanquai en l' air et me recouchai . Mes pensées filaient dans des souvenirs irréels où j' avais l' impression de faire et de refaire sans trêve la même chose , d' aller aux mêmes endroits , de revoir les mêmes gens , de leur dire les mêmes mots ; et cela recommençait sans trêve , et à chaque fois ça avait l' air vrai , comme quelque chose qui arrivait pour de vrai et pour la première fois . Je filais à toute vitesse sur la route , dans la pluie , et Boucles d' Ange , dans le coin de la voiture , ne disait rien , si bien qu' en arrivant à Los_Angeles , nous étions redevenus complètement étrangers l’un à l' autre . J' entrais dans un drugstore ouvert de nuit et je téléphonais à Bernie Ohls que j' avais tué un homme et que je me rendais chez Wilde avec la femme d' Eddie Mars qui m' avait vu le tuer . Je menais la voiture le long des rues silencieuses , lavées par la pluie , jusqu' à Lafayette Park , jusqu' à la porte cochère de la grande maison de bois de Wilde , et la lumière du porche était déjà allumée , Ohls ayant téléphoné que j' arrivais . J' étais dans le bureau de Wilde et il se tenait derrière sa table dans une robe de chambre à fleurs , avec une figure dure et contractée ; et un cigare bosselé , dans ses doigts , s' élevait jusqu' au sourire amer de ses lèvres . Ohls était là , avec un type maigre à l' air universitaire qui ressemblait plus à un professeur d' économie politique qu' à un flic … et il parlait comme ça aussi . Je leur racontais l' histoire , ils m' écoutaient tranquillement , et Boucles d' Ange était assise dans l' ombre , les mains sur les genoux , et ne regardait personne . Il y avait des tas de coups de fil . Deux types de la brigade criminelle qui me regardaient comme une espèce d' animal bizarre échappé d' un cirque ambulant . J' étais au volant de nouveau , avec l’un d' eux à côté de moi , en route pour le Fulwider Building . Nous nous trouvions dans la pièce où Harry Jones gisait toujours dans le fauteuil derrière le bureau , avec sa figure morte tordue et contractée et l' odeur douce amère de la pièce . Il y avait un médecin jeune et enroué , avec des poils rouges sur le cou . Un type du service des empreintes qui tournaillait , et je lui disais de ne pas oublier le loquet de l' imposte ( il y trouva l' empreinte du pouce de Canino , la seule empreinte que l' homme brun ait laissée pour confirmer mon histoire ) . J' étais de retour chez Wilde , je signais une déposition dactylographiée que son secrétaire venait de taper dans une autre pièce . Puis la porte s' ouvrait , Eddie Mars entrait et un brusque sourire éclairait son visage lorsqu' il voyait Boucles d' Ange , et il disait : Bonjour , chou , et elle ne le regardait ni ne répondait . Eddie Mars , frais et dispos , dans un complet sombre , avec une écharpe à franges qui sortait de son manteau de tweed . Et puis ils étaient sortis , tout le monde était sorti sauf Wilde et moi_même , et Wilde me disait d' une voix glacée et irritée : C' est la dernière fois , Marlowe . La prochaine blague que vous faites , je vous jette aux lions , tant pis pour les coeurs brisés . C' était comme ça , tout le temps , et ça revenait et j' étais sur mon lit et je regardais la tache de soleil descendre dans l' angle du mur . Et puis le téléphone sonna , et c' était Norris , le valet des Sternwood , avec sa voix inaltérable . Monsieur Marlowe ? J' ai téléphoné sans succès à votre bureau , de sorte que j' ai pris la liberté de vous appeler chez vous . Je suis sorti presque toute la nuit , dis _je . Je n' y étais pas . Oui , monsieur . Le général serait heureux de vous voir ce matin , monsieur Marlowe , si cela vous est possible . Dans une demi_heure à peu près , dis _je . Comment va _t _il ? Il est au lit , monsieur , mais il ne va pas mal . Attendez qu' il m' ait vu , dis _je , et je raccrochai . Je me rasai , me changeai et me dirigeai vers la porte . Et puis je revins sur mes pas , prit le petit revolver à crosse de nacre de Carmen , et le mis dans ma poche . Le soleil était si gai qu' il dansait . Je fus à la propriété des Sternwood en vingt minutes et remontai l' allée en passant sous le porche jusqu' à la porte latérale . Il était onze heures et quart . Les oiseaux , dans les arbres taillés , s' enivraient de chansons après la pluie , les pelouses en terrasse étaient vertes comme le drapeau irlandais et l' ensemble de la propriété avait l' air d' avoir vu le jour dix minutes plus tôt . Je sonnai . Cinq jours depuis mon premier coup de sonnette . Ça me faisait l' effet d' un an . Une femme de chambre m' ouvrit et me conduisit jusqu' à l' entrée principale par un couloir latéral . Elle me planta là en me disant que M Norris allait descendre dans un instant . L' entrée principale était identique à elle_même . Le portrait , au_dessus de la cheminée , vous regardait toujours de ses yeux noirs , et le chevalier persistait à ne pas réussir à délivrer la dame toute nue ficelée à son arbre . Au bout de quelques instants , Norris parut ; lui non plus n' avait pas changé . Ses yeux bleu dur étaient aussi distants que jamais , sa peau gris rose avait l' air saine et reposée , et il se déplaçait comme s' il avait eu vingt ans de moins que son âge . C' est moi qui sentais le poids des années . Nous montâmes l' escalier carrelé et tournâmes dans la direction opposée à celle de la chambre de Vivian . À chaque pas que nous faisions , la maison semblait s' agrandir et s' assourdir . Nous atteignîmes une vieille porte massive qui ressemblait à une porte d' église . Norris l' ouvrit doucement et jeta un coup d' oeil . Puis il s' effaça et je passai devant lui pour traverser cinq mètres de tapis avant d' arriver à un grand lit à baldaquin du genre de celui où était mort Henry VIII . Le général Sternwood était assis , soutenu par des coussins . Ses mains exsangues étaient croisées sur le bord du drap . Elles paraissaient grises à côté . Ses yeux noirs restaient pleins d' ardeur , et pourtant , le reste de son visage était celui d' un cadavre . Asseyez _vous , monsieur Marlowe . Sa voix paraissait fatiguée et un peu tendue . J' approchai de lui une chaise et m' assis . Toutes les fenêtres étaient fermées . La pièce était dans l' ombre à cette heure du jour . Des stores absorbaient tout ce qui pouvait venir du ciel . L' atmosphère avait la faible et douce odeur de la vieillesse . Il me regarda en silence un long moment . Il bougea une main , comme pour se prouver à lui_même qu' il pouvait encore la remuer , puis la reposa sur l' autre . Il dit d' une voix sans vie : Je ne vous avais pas demandé de chercher mon gendre , monsieur Marlowe . Vous le désiriez tout de même . Je ne vous l' ai pas demandé . Vous avez pris une audacieuse initiative . J' ai l' habitude de demander ce que je veux . Je ne soufflai mot . Vous avez été payé , continua _t _il froidement . L' argent n' a aucune importance , de toute façon . Je trouve simplement que vous avez , naturellement sans le vouloir , trahi un engagement . Il ferma les yeux . Je répondis : C' est tout ce que vous vouliez me dire ? Il rouvrit les yeux , très lentement , comme si ses paupières étaient de plomb . Je suppose que mon observation vous a mis en colère ? dit _il . Je secouai la tête : Vous avez un avantage sur moi , général . C' est un avantage dont je ne voudrais pas retirer un poil … C' est peu , à considérer ce que vous avez à supporter par ailleurs . Vous pouvez me dire tout ce que vous voulez et je n' aurai pas l' idée de me mettre en colère . Je vous offre de reprendre votre argent . Ça peut ne rien signifier pour vous . Ça peut signifier quelque chose pour moi . Qu' est_ce_que ça signifie pour vous ? Que j' ai refusé le paiement d' un travail qui n' a satisfait personne . C' est tout . Faites _vous beaucoup de travaux comme ça ? Quelques_uns . Tout le monde en fait . Pourquoi avez _vous été voir le capitaine Gregory ? Je me renversai dans mon fauteuil et passai un bras par_dessus le dossier . J' étudiai son visage . Il ne m' apprit rien . Je ne connaissais pas de réponse à cette question , pas de réponse satisfaisante . Je répondis : J' étais convaincu que vous m' aviez donné ces trois reçus de Geiger surtout pour me mettre à l' épreuve , et qu' au fond , vous aviez peur que Regan ne soit impliqué dans une tentative de chantage qui vous visait . Je ne savais rien de Regan à ce moment _là . Ce n' est qu' après avoir parlé au capitaine Gregory que je me suis rendu compte que Regan n' était , selon toutes probabilités , pas du tout ce genre de type . Ce n' est pas une réponse à ma question . J' acquiesçai . Non . Ce n' est pas une réponse à votre question . Je crois que ça me gêne un peu d' admettre que j' ai joué sur une intuition . Le matin où je suis venu ici , lorsque je vous ai quitté dans la serre , Mme Regan m' a fait venir . Elle a paru insinuer que j' étais engagé pour rechercher son mari et ça ne lui a pas plu . Elle m' a cependant appris qu' on avait retrouvé sa voiture dans un certain garage . Ce on ne pouvait être que la police . Par conséquent , la police devait savoir quelque chose . Si oui , le Bureau des Disparus devait être le bureau intéressé . Je ne savais pas si vous l' aviez signalé , naturellement , ou si quelqu’un d' autre l' avait fait , ou s' ils avaient trouvé la voiture par l' intermédiaire d' une tierce personne . Mais je connais les flics , et je savais que s' ils étaient au courant de ça , ils devaient en avoir appris un peu plus long - particulièrement du fait que votre chauffeur avait un casier judiciaire . J' ignorais s' ils savaient grand_chose de plus . C' est ce qui m' a fait penser au Bureau des Disparus . Ce qui m' a confirmé dans ma conviction , c' est l' attitude de M Wilde , le soir où nous avons eu une réunion dans son bureau à propos de Geiger . Nous sommes restés seuls un instant et il m' a demandé si vous m' aviez dit que vous recherchiez Regan . J' ai répondu que vous m' aviez dit que vous voudriez bien savoir où il était et s' il allait bien . Wilde a avalé sa lèvre et il a pris un air bizarre . J' ai compris aussi clairement que s' il me l' avait dit que par rechercher Regan il entendait se servir de l' organisation de la police pour le chercher . Même à ce moment _là , je me suis efforcé de répondre au capitaine Gregory de façon à ne rien lui révéler qu' il ne connût déjà . Et vous avez laissé croire au capitaine Gregory que je vous avais engagé pour retrouver Rusty . Oui , j' ai dû faire ça … Une fois certain qu' il était sur l' affaire . Il ferma les yeux . Ils clignèrent un peu . Il parla les yeux fermés . Et vous trouvez ça honnête ? Oui , dis _je . Sans aucun doute . Ses yeux se rouvrirent . Leur regard noir et perçant surprenait , dans cette figure morte . Peut_être que je ne comprends pas , dit _il . Peut_être . Le chef du Bureau des Disparus n' est forcément pas bavard . Il ne remplirait pas ses fonctions s' il l' était . Celui_là est un type très astucieux qui tâche … et qui réussit pas mal , au début , à vous donner l' impression d' un bonhomme entre deux âges complètement dégoûté de son travail . Le jeu que je joue n' est pas un jeu de jonchets … il y a toujours une grande partie de bluff à la clé . Quoi que je puisse dire à un flic , il est fichu de ne pas en tenir compte . Et pour ce flic _là , ce que je dis ou rien c' est la même chose . Quand on embauche un type dans ma partie , ce n' est pas comme quand on prend un laveur de carreaux pour lui montrer huit fenêtres et lui dire : Lave ça , et c' est fini . Vous ne savez pas par_dessus ou par_dessous quoi je suis forcé de passer pour accomplir votre travail . Je l' exécute comme je l' entends . Je fais de mon mieux pour vous rendre service , et je peux faire quelques entorses au règlement , mais toujours en votre faveur . Le client d’abord , à moins qu' il ne soit malhonnête . Mais , même à ce moment _là , tout ce que je fais , c' est de lui rendre mon tablier et de la boucler . Après tout , vous ne m' avez pas dit de ne pas aller voir le capitaine Gregory . Ça aurait été plutôt difficile , dit _il . Bon ; et qu' est_ce_que j' ai fait de mal ? Votre Norris a eu l' air de penser , quand Geiger a été liquidé , que l' affaire était terminée . Je ne vois pas ça comme ça . Les méthodes d' approche de Geiger m' ont étonné et m' étonnent encore . Je ne suis pas Sherlock_Holmes ni Philo Vance . Je ne m' attends pas à ramasser une pointe de stylo cassée sur des lieux que la police a examinés et à débrouiller l' affaire à partir de là . Si vous vous imaginez qu' il y a des détectives qui gagnent leur vie avec ce système _là , alors vous ne connaissez pas beaucoup les flics . Ce ne sont pas des choses comme ça qu' ils laissent passer , à supposer qu' ils laissent passer quelque chose quand ils ont réellement la liberté de travailler . Mais s' ils le font , c' est certainement quelque chose de moins net et de plus vague , comme le fait qu' un homme du genre de Geiger vous envoie des reconnaissances de dette et vous demande de les payer comme un gentleman ; Geiger , un type qui s' occupe d' une combine louche , qui est dans une position dangereuse , protégé par un gangster et profitant au moins de la tolérance d' une fraction de la police . Pourquoi avait _il fait ça ? Parce qu' il voulait savoir si quelqu’un vous tenait d' une façon quelconque . Si oui , vous deviez payer . Sinon , vous ne bougeriez pas et attendriez qu' il se manifeste . Mais quelqu’un vous tenait : Regan . Vous aviez peur qu' il ne soit pas ce qu' il avait eu l' air d' être , que ce ne soit pas un chic type et qu' il ne soit resté avec vous que pour trouver le moyen de s' amuser un petit peu avec votre compte en banque . Il voulut dire quelque chose mais je l' interrompis . Même si ce n' était pas votre argent qui vous inquiétait . Ce n' était pas pour vos filles non plus . Vous les avez plus ou moins rayées de votre existence . C' est que vous êtes encore trop fier pour passer pour une poire - et vous aimiez Regan pour de vrai . Il y eut un silence . Et puis le général dit tranquillement : Vous parlez bougrement trop , Marlowe . Dois _je comprendre que vous essayez encore de reconstituer ce puzzle ? Non . J' ai laissé tomber . On m' a prévenu . Les autres trouvent que je joue trop dur . C' est pourquoi j' ai pensé que je devais vous rendre votre argent - parce_que selon mes normes personnelles , ce n' est pas un travail terminé . Il sourit . Laissez tomber , pas question , dit _il . Je vous donne mille dollars de plus pour retrouver Rusty . Je ne demande pas qu' il revienne , je n' ai même pas besoin de savoir où il est . Un homme a le droit de vivre sa vie . Je ne lui reproche pas d' avoir quitté ma fille ni même d' être parti si brusquement . C' était sans doute une impulsion subite . Je voudrais savoir s' il va bien , là où il est . Je veux le savoir directement de lui_même , et s' il se trouvait qu' il ait besoin d' argent , je voudrais qu' il en ait également . Suis _je assez clair ? Je répondis : Oui , général . Il se reposa un instant , allongé sur son lit , les yeux fermés , les paupières mauves , la bouche serrée et exsangue . Il était fini . Il était presque liquidé . Il rouvrit les yeux et essaya de me sourire . Je suppose que je suis une vieille bique sentimentale , dit _il . Et pas un soldat du tout . Je me suis toqué de ce garçon . Il m' a paru vraiment propre . Peut_être que j' ai un peu trop confiance en mon jugement sur les caractères . Trouvez _le _moi , Marlowe . Trouvez _le , c' est tout … J' essaierai , dis _je . Vous allez vous reposer , maintenant . Je vous ai fatigué . Je me levai rapidement , traversai la grande pièce et sortis . Il avait refermé les yeux avant que j' aie ouvert la porte . Ses mains reposaient , inertes , sur le drap . Il avait plus l' air d' un mort que bien des morts véritables . Je fermai la porte sans bruit , repris le couloir du premier et descendis les marches . XXXI Le valet parut ; il me tendit mon chapeau . Je le mis et dis : Qu' est_ce_que vous pensez de son état ? Il n' est pas si faible qu' il le paraît , monsieur . S' il l' était , il serait prêt pour l' enterrement . Qu' est_ce_qu' il avait , ce Regan , qui lui plaisait tant ? Le valet me regarda bien en face , et pourtant , avec une curieuse absence d' expression . La jeunesse , monsieur , dit _il . Et l' oeil du soldat . Comme vous , dis _je . Et , si je puis me permettre , monsieur , pas très différent du vôtre . Merci . Comment vont les dames , ce matin ? Il haussa les épaules , poliment . Exactement ce que je pensais , dis _je . Il m' ouvrit la porte . Debout sur le perron , je contemplai à mes pieds les pelouses en terrasse , les arbres peignés et les massifs , qui s' étendaient jusqu' à la grande grille de fer en bas des jardins . Je vis Carmen à peu près à mi_chemin , assise sur un banc de pierre , la tête entre les mains , solitaire et abandonnée . Je descendis les marches de brique rouge qui menaient de terrasse en terrasse . J' arrivai tout près d' elle avant qu' elle me voie . Elle sursauta et se retourna comme un chat . Elle avait les slacks bleu clair qu' elle portait la première fois que je l' avais vue . Ses cheveux blonds faisaient la même vague floue . Sa figure était blanche . Des plaques rouges flambèrent sur ses joues quand elle me vit . Ses yeux étaient gris ardoise . On s' embête ? dis _je . Elle sourit lentement , plutôt timidement , puis acquiesça très vite . Elle murmura : Vous n' êtes pas furieux contre moi ? Je croyais que , vous , vous étiez furieuse contre moi . Elle leva son pouce et gloussa : Non . Quand elle gloussait , je ne l' aimais plus du tout . Je regardai autour de moi . À dix mètres , dans une cible accrochée à un arbre , quelques fléchettes étaient plantées . Il y en avait trois ou quatre autres sur le banc de pierre . Pour des gens qui ont de l' argent , vous et votre soeur , vous n' avez pas l' air de beaucoup rigoler , dis _je . Elle me regarda derrière ses longs cils . C' était le regard qui était censé me faire frétiller sur le dos . Je repris : Ça vous amuse de lancer des fléchettes ? Oui . Ça me rappelle quelque chose . Je regardai la maison derrière moi . Je m' avançai d' un mètre pour me dissimuler derrière un arbre . Je tirai de ma poche son petit revolver à crosse de nacre . Je vous ai rapporté votre artillerie . Je l' ai nettoyé et chargé . Un conseil : ne tirez pas sur les gens avant de savoir tirer . Compris ? Sa figure pâlit et son drôle de pouce s' abaissa . Elle me regarda , puis l' arme que je tenais . Il y avait un air de fascination dans son regard . Oui , dit _elle en hochant la tête . Puis , tout à coup : Apprenez _moi à tirer . Je voudrais . Ici ? C' est défendu . Elle s' approcha de moi , me prit le revolver des mains , crispa ses doigts sur la crosse . Puis elle le fourra prestement dans son pantalon , presque furtivement , et regarda autour d' elle . Je sais où , dit _elle d' une voix pleine de mystère . Tout en bas , près des vieux puits . Elle désigna le bas des collines . Vous m' apprenez ? Je contemplai ses yeux bleu ardoise . Autant regarder des capsules de bouteilles . D' accord , rendez _moi le revolver , et je verrai si l' endroit convient . Elle sourit , fit la moue et me le tendit de l' air d' une vilaine petite fille , comme si elle me donnait la clé de sa chambre . Nous descendîmes les marches et fîmes le tour de la maison jusqu' à ma voiture . Les jardins paraissaient déserts . Le soleil était vide comme le sourire d' un maître d' hôtel . Nous montâmes et je descendis l' allée encaissée , puis nous franchîmes les grilles . Où est Vivian ? demandai _je . Pas encore levée . Elle gloussa . Je descendis la colline par les rues cossues et lavées par la pluie , tournai à l' est vers La Brea , puis au sud . Nous fûmes à l' endroit désigné en dix minutes à peu près . Par là … Elle se pencha par la portière et tendit son doigt . C' était un étroit chemin de terre , guère mieux qu' un sentier , comme l' entrée d' un ranch dans les collines . Une grande barrière à cinq planches était ouverte , appliquée contre une souche , et paraissait ne pas avoir été fermée depuis des années . Le chemin était bordé de grands eucalyptus et plein d' ornières profondes . Des camions l' avaient emprunté . Vide et ensoleillé maintenant , mais pas encore poussiéreux ; la pluie avait été trop violente et trop récente . Je suivis les ornières et le bruit de la circulation de la ville diminua curieusement et rapidement , comme si nous n' étions plus dans la ville , mais dans un pays de rêve . Puis la poutre oscillante , maintenant immobile , huileuse , d' un derrick carré en bois , apparut au_dessus d' une branche . J' aperçus le vieux câble d' acier rouillé qui reliait la poutre oscillante à une demi_douzaine d' autres . Elles ne bougeaient pas , n' avaient pas dû bouger depuis un an peut_être . Le pompage était arrêté . Il y avait une pile de tuyaux rouillés , une plate_forme de chargement affaissée à un bout , une demi_douzaine de barils à pétrole gisant en tas irréguliers . L' eau stagnante , pleine de pétrole , d' un vieux puisard , s' irisait à la lueur du soleil . Ils vont faire un parc de tout ça ? demandai _je . Elle baissa son menton et me regarda . Il commence à être temps . L' odeur de ce puisard ferait crever un troupeau de boucs . C' est cet endroit _là que vous vouliez dire ? Oui . C' est superbe . Je m' arrêtai près de la plate_forme de chargement . Nous sortîmes . Je prêtai l' oreille . La rumeur de la ville n' était plus qu' un léger bruit de fond , comme un bourdonnement d' abeilles . L' endroit était aussi désert qu' un cimetière . Même après cette pluie , les grands eucalyptus avaient l' air poussiéreux . Ils ont toujours l' air poussiéreux . Une branche cassée par le vent était tombée au bord du puisard et les feuilles de cuir plat frissonnaient dans l' eau . Je fis le tour du puisard et regardai dans la cabine de pompage . Il y avait pas mal de vieux trucs , rien qui dénotât une activité récente . Dehors , une grande roue de bois s' appuyait au mur . Ça avait l' air du coin idéal . Je revins à la voiture . Debout à côté d' elle , la jeune fille soulevait ses cheveux et les tendait au soleil . Donnez … dit _elle en avançant la main . Je pris le revolver et le posai dans sa paume . Je me baissai et ramassai un bidon rouillé . Attention , maintenant , dis _je . Les cinq balles y sont . Je vais poser ce bidon là_bas , dans le trou carré de cette grande roue en bois . Vous voyez ? Je la désignai . Elle hocha la tête , ravie . Ça fait dans les dix mètres . Ne commencez pas à tirer avant que je sois revenu près de vous . D' accord ? D' accord , gloussa _t _elle . Je fis le tour du puisard et disposai le bidon au milieu de la roue . Ça faisait une belle cible . Si elle loupait le bidon , ce qui était sûr , elle aurait probablement la roue . Ça devait arrêter net une balle de petit calibre . D' ailleurs , elle ne toucherait même pas . Je fis le tour dans l' autre sens . J' étais à trois mètres d' elle , au bord du puisard , lorsqu' elle me montra toutes ses petites dents aiguës , leva le revolver et se mit à siffler . Je m' arrêtai net . Derrière moi , l' eau stagnante du puisard empestait . Bouge plus , fumier … dit _elle . L' arme visait ma poitrine . Sa main paraissait parfaitement assurée . Le sifflement se fit plus fort et sa figure prit son aspect de tête de mort . Vieillie , abîmée , animale … et pas un joli animal . Je lui ris au nez . Je marchai vers elle . Je vis le petit doigt appuyer sur la détente et son extrémité blanchir . J' étais à peu près à deux mètres d' elle quand elle commença à tirer . Le bruit du coup de feu fut un claquement sec , sans consistance , comme une branche craquant en plein soleil . Je ne vis pas de fumée . Je m' arrêtai et lui souris . Elle tira encore deux fois , très vite . Je crois qu' aucune des balles ne m' aurait manqué . Il y en avait quatre . Je me jetai sur elle . Je ne voulais pas recevoir la dernière dans la figure et je fis un plongeon latéral . Elle me tira dessus très soigneusement , pas du tout gênée . Je crois que je sentis le vent chaud de la capsule . Je me redressai . Mince ! Mais vous êtes chou ! dis _je . La main qui tenait le revolver vide commença à trembler violemment et le laissa choir . Sa bouche se mit à frémir . Son visage se défit entièrement . Puis sa tête se dévissa et de l' écume lui vint aux lèvres . Sa respiration faisait un bruit chuintant . Elle chancela . Je l' attrapai au vol . Elle était déjà inconsciente . J' ouvris sa bouche à deux mains et lui fourrai un mouchoir roulé en boule entre les dents . Il me fallut employer toute ma force . Je la soulevai , la mis dans l' auto , puis revins ramasser l' arme et la fourrai dans ma poche . Je m' installai au volant , fis une marche arrière et repartis par le chemin que nous avions suivi , la route aux ornières , la barrière , la colline , et la maison . Carmen gisait recroquevillée dans un coin de la voiture , immobile . À mi_chemin de l' allée qui menait à la maison , elle se mit à gigoter . Puis ses yeux s' ouvrirent tout d' un coup , agrandis et affolés . Elle s' assit . Qu' est _ce qui est arrivé ? hoqueta _t _elle . Rien . Pourquoi ça ? Oh ! si , gloussa _t _elle . J' ai fait pipi … Elles font toutes ça , dis _je . Elle me regarda d' un air soudain rêveur et maladif , puis elle se mit à gémir . XXXII La femme de chambre aux doux yeux et à la figure de cheval m' introduisit dans le grand boudoir gris et blanc du premier étage ; des rideaux ivoire tombaient , extravagants , sur le sol recouvert d' une moquette blanche . Un boudoir de star de cinéma , un lieu de charme et de séduction aussi artificiel qu' une jambe de bois . Il était vide pour le moment . La porte se ferma derrière moi avec la douceur peu naturelle d' une porte d' hôpital . Une table à déjeuner roulante stationnait près du lit de repos . Son argenterie brillait . J' avisai des cendres de cigarette dans la tasse à café . Je m' assis et attendis . Un temps qui me parut long , puis la porte se rouvrit et Vivian entra . Elle portait un pyjama blanc bleuté bordé de fourrure blanche , coupé aussi flou qu' une mer d' été moussant sur la plage d' une petite île privée . Elle passa devant moi à longues enjambées et s' assit au bord du lit de repos . Elle avait une cigarette au coin des lèvres . Aujourd’hui , ses ongles étaient rouge cuivre de l' extrémité à la racine , sans lunules . En somme , vous n' êtes tout de même qu' une brute , dit _elle tranquillement , en me regardant . Une brute complètement insensible . Vous avez tué un homme la nuit dernière . Peu importe comment je le sais . Je le sais . Et maintenant , il faut que vous veniez faire peur à ma petite soeur et lui flanquer une crise . Je ne soufflai mot . Elle commença à s' agiter . Elle gagna un fauteuil bas et reposa sa tête sur un coussin blanc étalé sur le dossier contre le mur . Elle exhala une fumée grise et pâle et la regarda monter vers le plafond et s' effilocher en petites volutes qui , pendant quelques instants , se distinguèrent encore puis se fondirent dans l' air et disparurent . Et puis , très lentement , elle abaissa ses yeux et me lança un regard dur et froid . Je ne vous comprends pas , dit _elle . Je suis drôlement contente que l’un de nous deux n' ait pas perdu la tête avant_hier soir . C' est suffisant d' avoir un trafiquant d' alcool dans son passé . Pour l' amour de Dieu , pourquoi ne dites _vous rien ? Comment va _t _elle ? Oh ! elle va bien , je pense . Endormie très vite . Elle dort toujours après . Qu' est_ce_que vous lui avez fait ? Rien du tout . Je suis sorti de la maison après avoir vu votre père , elle était dehors . Elle venait de s' amuser à lancer des fléchettes sur une cible pendue à un arbre . Je suis descendu lui parler parce_que j' avais quelque chose qui lui appartenait . Un petit revolver qu' Owen Taylor lui avait donné autrefois . Elle l' a emporté chez Brody l' autre soir , le soir où il a été tué . Il a fallu que je le lui prenne . Je ne vous l' avais pas dit , alors peut_être ne le saviez _vous pas . Les yeux noirs des Sternwood s' agrandirent et se creusèrent . C' était son tour de ne rien dire . Elle était contente de récupérer son petit revolver et elle a voulu que je lui apprenne à tirer . Elle a voulu aussi me montrer les anciens puits de pétrole , en bas de la colline , là où votre famille a gagné une partie de sa fortune . Nous sommes descendus là_bas , et c' était plutôt inquiétant rien que du métal rouillé , du vieux bois , des puits silencieux et des vieux puisards pleins de graisse et de crasse . Peut_être que ça l' a troublée . Je suppose que vous y avez déjà été . C' est un peu irréel . Oui … c' est exact . C' était une voix mince et sans souffle , maintenant . Donc , nous avons été là_bas et j' ai posé un bidon sur une grande roue pour qu' elle tire dessus . Elle a piqué une crise . Ça m' a eu l' air d' une petite crise d' épilepsie . Oui . La même voix inexistante : Elle en a une de temps à autre . C' est pour ça seulement que vous vouliez me voir ? Je suppose que vous ne voulez toujours pas me dire ce qu' Eddie Mars sait sur vous ? Rien du tout . Et je commence à être un peu fatiguée de cette question , dit _elle froidement . Connaissez _vous un certain Canino ? Elle fronça ses beaux sourcils noirs en réfléchissant . Vaguement . Il me semble me rappeler ce nom . Le tueur d' Eddie Mars . Un dur de dur , paraît _il . Je suppose qu' il l' était . Si une dame ne m' avait pas aidée un petit peu , c' est moi qui le remplacerais à la morgue . Les dames m' ont l' air de … Elle s' arrêta net et pâlit . Je ne peux pas plaisanter là_dessus , dit _elle simplement . Je ne plaisante pas ; si j' ai l' air de tourner en rond , c' est parce_que l' histoire est comme ça . Tout ça est lié - tout . Geiger et ses gentils petits coups de chantage . Brody et ses photos , Eddie Mars et ses tables de roulette , Canino et la femme avec laquelle Rusty Regan ne s' est pas enfui . Tout ça se tient . J' ai peur de ne pas comprendre un mot de ce que vous me dites . À supposer que vous ayez compris , ça donnerait à peu près ça : Geiger met le grappin sur votre soeur , ce qui n' est pas très difficile , lui fait signer des reçus et essaie de faire chanter gentiment votre père avec . Eddie Mars était derrière Geiger , le protégeait et s' en servait pour lui faire tirer les marrons du feu . Votre père , au lieu de payer , m' a convoqué , ce qui montre qu' il n' avait peur de rien de spécial . C' est ce dont Eddie Mars voulait s' assurer . Il savait quelque chose sur vous et il voulait savoir si ça marchait aussi pour le général . Si oui , il pouvait ramasser beaucoup d' argent en un rien de temps . Sinon , il n' avait qu' à attendre le moment où vous hériteriez votre part de la fortune de la famille , et pendant ce temps _là , se contenter de la menue monnaie qu' il pouvait vous soutirer à la roulette . Geiger a été tué par Owen Taylor , qui était amoureux de votre idiote de soeur et qui n' aimait pas les petits jeux auxquels Geiger jouait avec elle . Ça , Eddie s' en foutait . Il jouait un jeu bien plus important que tout ce que Geiger , que Joe Brody ou que n' importe qui - sauf vous et un dur nommé Canino - pouvaient concevoir . Votre mari a disparu , et Eddie , sachant que personne n' ignorait ses querelles avec Regan , a caché sa femme à Realito et donné mission à Canino de la garder , de sorte qu' elle aurait l' air d' être partie avec Regan . Il a même fait mettre la voiture de Regan dans le garage de l' immeuble où habitait Mona Mars . Mais ça a l' air un peu idiot si on considère que c' est une tentative pour détourner les soupçons , au cas où on aurait cru qu' il avait tué votre mari ou qu' il avait ordonné son assassinat . Ce n' est pas si bête , en réalité . Il avait une autre raison . Il jouait pour un million de dollars ou environ . Il savait où Regan était passé , pourquoi , et il ne voulait pas que la police soit chargée des recherches . Il voulait leur fournir une explication de la disparition qui les fasse tenir tranquilles . Je vous ennuie ? Vous me fatiguez , dit _elle d' une voix morte , épuisée . Bon Dieu ! ce que vous pouvez me fatiguer ! Je regrette . Je ne me borne pas à me baguenauder en cherchant à faire le malin . Votre père m' a proposé mille dollars ce matin pour retrouver Regan . C' est pas mal d' argent pour moi mais je ne peux pas . Sa bouche s' ouvrit d' un coup . Sa respiration se fit soudain rauque et haletante . Donnez _moi une cigarette , dit _elle péniblement . Pourquoi ? Les veines de son cou s' étaient mises à battre . Je lui donnai une cigarette et lui tendis une allumette allumée . Elle avala une bouffée de fumée et l' exhala , et puis elle parut oublier la cigarette entre ses doigts . Ce fut la seule bouffée qu' elle en tira . Eh bien , le Bureau des Disparus ne peut pas le dénicher , dis _je . Ce n' est pas si facile . S' ils ne peuvent pas , il est peu probable que j' y arrive . Oh ! Il y avait une ombre de soulagement dans sa voix . C' est une raison . Aux Disparus , on croit qu' il s' est volatilisé volontairement , qu' il a tiré le rideau , comme on dit . Ils ne pensent pas qu' Eddie Mars se soit débarrassé de lui . Qui a dit qu' on s' en était débarrassé ? Nous y arrivons , dis _je . Pendant un court instant , son visage sembla se décomposer , ne plus être qu' un ensemble de traits sans forme ni maîtrise . Sa bouche parut vouloir préluder à un hurlement . Mais un instant seulement . Le sang des Sternwood valait mieux que ses yeux noirs et que son habituelle impudence . Je me levai , pris la cigarette fumante entre ses doigts et l' écrasai dans un cendrier . Puis je tirai de ma poche le petit revolver de Carmen et le posai doucement , avec un soin exagéré , sur son genou de satin blanc . Je l' équilibrai dessus et me reculai en penchant la tête de côté , comme un décorateur de vitrines qui veut voir l' effet d' une nouvelle disposition du foulard autour du cou d' un mannequin . Je me rassis . Elle n' avait pas bougé . Millimètre par millimètre , ses yeux s' abaissèrent sur l' arme . Sans danger , dis _je . Les cinq chambres sont vides . Elle les a toutes tirées . Elle me les a toutes tirées dessus . Les veines de son cou battirent sauvagement . Sa voix tenta de proférer quelques mots et ne le put . Elle déglutit . À un mètre cinquante ou deux mètres , dis _je . C' est chou , n' est _ce pas ? Dommage que je n' aie rechargé le revolver qu' à blanc . Je souris méchamment . J' avais une vague idée de ce qu' elle ferait si elle en avait l' occasion . Sa voix revint de très loin . Vous êtes un homme horrible , dit _elle . Horrible . Ouais . Vous êtes sa grande soeur . Qu' est_ce_que vous allez faire ? Vous ne pouvez pas prouver un mot de ça . Prouver quoi ? Qu' elle vous a tiré dessus . Vous avez dit que vous étiez allé avec elle jusqu' aux vieux puits , seul . Vous ne pouvez pas prouver un mot de ce que vous avancez . Oh , ça ? Je n' y songeais pas , dis _je . Je pensais à un autre jour . Un jour que le petit revolver était chargé à balles réelles . Ses yeux étaient des étangs d' ombre - plus vides que noirs . Je pensais au jour où Regan a disparu , dis _je . Tard dans l' après_midi . Quand il l' a emmenée jusqu' à ces vieux puits pour lui apprendre à tirer … il a mis un vieux bidon à un endroit quelconque , lui a dit de le descendre et il est resté près d' elle pendant qu' elle tirait . Et elle a tiré sur lui , exactement comme elle a essayé de me tirer dessus aujourd’hui , et pour la même raison . Elle bougea un peu , le revolver glissa de son genou et tomba par terre . Ce fut un des bruits les plus forts que j' aie jamais entendus . Ses yeux étaient rivés à mon visage . Sa voix était un mince murmure d' agonie . Carmen … Dieu tout_puissant … Carmen ! Pourquoi ? Faut _il vraiment que je vous dise pourquoi elle m' a tiré dessus ? Oui . Ses yeux étaient toujours effrayants . J' ai … j' ai peur de vous . Avant_hier soir , en rentrant chez moi , je l' ai trouvée dans mon appartement . Elle avait prétendu vouloir me faire une blague en m' attendant là_haut , et le veilleur l' avait laissée monter . Elle était dans mon lit , toute nue . Je l' ai flanquée dehors . Je suppose que Regan a dû se conduire de même . Mais on ne peut pas faire ça à Carmen … Elle rentra ses lèvres et essaya plus ou moins de les lécher . Pendant un instant , ça la fit ressembler à un gosse effrayé . Les contours de ses joues se durcirent , sa main s' éleva lentement comme une main artificielle manoeuvrée par des fils de fer , et ses doigts se fermèrent , lents et raides , sur la fourrure blanche de son cou . Ils plaquèrent la fourrure contre sa gorge . Et puis elle s' immobilisa , les yeux ouverts . De l' argent , dit _elle d' un ton rauque . Je suppose que vous voulez de l' argent ? Combien ? dis _je en essayant de ne pas ricaner . Quinze mille dollars ? J' acquiesçai : Ça serait à peu près correct . Le tarif officiel . Ce qu' il avait dans ses poches quand elle l' a tué . Ce que M Canino a reçu pour se débarrasser du corps quand vous avez été demander de l' aide à Eddie Mars . Mais ça ne changerait pas énormément ce qu' Eddie espère ramasser un de ces jours , non ? Fumier … dit _elle . Ah … Ah ! Je suis un type vachement malin . Je n' ai pas un sentiment , pas un scrupule . Tout ce qui me tient , c' est ma soif de fric . J' en suis tellement avide que pour vingt_cinq dollars par jour et les frais , en majeure partie de l' essence et du whisky , je pense à tout moi_même , dans la mesure où je peux , je risque mon propre avenir , la haine des flics , d' Eddie Mars et de ses copains , je tire des balles et j' encaisse des gnons et je dis : Merci , messieurs dames , si vous avez encore des ennuis , j' espère que vous penserez à moi , je vous laisse une de mes cartes au cas où il arriverait quelque chose . Je fais tout ça pour vingt_cinq dollars par jour … et peut_être aussi un tout petit peu pour préserver le peu d' orgueil qui reste à un vieux bonhomme malade et brisé , et lui laisser croire que , si ses deux petites filles sont un petit peu déchaînées , comme beaucoup de gentilles petites filles de nos jours , elles ne sont ni perverties ni criminelles . Et par conséquent , je suis un fumier . Ça va bien . Je m' en cogne . Des gens de toutes tailles et de tout poil m' ont traité comme ça , y compris votre petite soeur . Elle m' a traité de bien pire pour avoir refusé de la baiser . Votre père m' a donné cinq cents dollars que je n' avais pas demandés , mais il peut supporter ça . J' en aurai mille de plus si je trouve M Rusty Regan , comme si je pouvais y arriver . Maintenant , vous m' offrez quinze mille dollars . Ça , je suis un gros ponte . Avec quinze mille , je peux m' acheter une maison , une bagnole neuve et quatre complets . Et même prendre des vacances sans me soucier de rater une affaire . C' est au poil . Pourquoi m' offrez _vous ça ? Est_ce_que je continue à être un fumier ou suis _je forcé de devenir un gentleman , comme ce soulard qui s' est laissé choir dans sa voiture il y a deux nuits ? Elle était silencieuse comme une statue . Ça va bien , continuai _je lourdement . Voulez _vous emmener Carmen ? Quelque part au diable , dans un coin où on soignera ce qu' elle a , où on fera attention de ne pas laisser traîner les couteaux , les pistolets et les boissons fantaisie ? Mince … on pourrait même la guérir , nom d' un chien … Ça s' est déjà fait . Elle se leva et gagna lentement les fenêtres . Les rideaux tombaient en lourds plis d' ivoire à ses pieds . Elle regarda au_dehors , vers les collines bleutées et tranquilles . Elle restait immobile et se fondait presque dans la soie . Ses mains pendaient à ses côtés , inertes . Complètement immobiles . Elle se détourna , revint dans la pièce et me dépassa ; elle reprit péniblement sa respiration et parla : Il est dans le puisard , dit _elle . Une pauvre chose décomposée , horrible . C' est moi qui l' y ai mis . J' ai fait exactement ce que vous avez dit . J' ai été trouver Eddie Mars . Elle est rentrée et elle m' a tout raconté comme un enfant . Elle n' est pas normale . Je savais que la police lui ferait tout avouer . Au bout de très peu de temps , elle finirait elle_même par s' en vanter . Et si papa l' apprenait , il les appellerait instantanément et leur dirait toute l' histoire , et dans la nuit , il serait mort . Ce n' est pas sa mort … c' est ce qu' il aurait pensé juste avant de mourir … Rusty n' était pas un mauvais type . Je ne l' ai pas aimé . Il était très bien , je suppose . Simplement , il ne représentait rien pour moi , de quelque façon que ce soit , mort ou vif , comparé à la nécessité de cacher l' histoire à papa . Alors vous l' avez laissée en liberté , et se fourrer dans d’autres histoires , dis _je . Je gagnais du temps . Par force . Naturellement , je n' ai pas joué le jeu qu' il fallait . Je pensais qu' elle_même pouvait l' oublier . Il paraît qu' ils oublient ce qui leur arrive dans ces crises _là . Peut_être qu' elle a oublié . Je savais qu' Eddie Mars me saignerait à blanc , mais ça m' était égal . Il me fallait de l' aide et seul un type comme lui pouvait m' en apporter . Il y a eu des jours où j' avais peine à croire à tout ça . D’autres où j' étais forcée de me soûler très vite … quelle que soit l' heure … bougrement vite . Vous allez l' emmener , dis _je . Et vous allez faire ça bougrement vite . Elle me tournait toujours le dos . Elle dit , doucement cette fois : Et vous ? Moi , rien . Je m' en vais . Je vous donne trois jours . Si vous êtes partie d' ici là , ça va . Sinon , je lâche le paquet . Et ne croyez pas que je bluffe . Elle se retourna brusquement . Je ne sais quoi vous dire . Je ne sais par quel bout commencer . Oui . Emmenez _la et tâchez qu' on la surveille à chaque seconde . Promis ? Promis . Eddie ? Oubliez , Eddie . J' irai le voir quand j' aurai un peu dormi . Je m' arrangerai d' Eddie . Il essaiera de vous tuer . Ouais , dis _je . Son meilleur homme n' a pas pu . Je courrai ma chance avec les autres . Norris sait _il ? Jamais il ne parlera . Je me disais bien qu' il savait . Je m' éloignai d' elle et , quittant rapidement la pièce , je descendis l' escalier carrelé jusqu' à l' entrée principale . Je ne vis personne en m' en allant . Cette fois , je trouvai mon chapeau tout seul . Dehors , le grand parc paraissait hanté , comme si de petits yeux sauvages me guettaient derrière les buissons , comme si la lumière du soleil elle_même avait quelque chose de mystérieux . Je pris ma voiture et descendis la colline . Qu' est_ce_que ça peut faire , où on vous met quand vous êtes mort ? Dans un puisard dégueulasse ou dans un mausolée de marbre au sommet d' une grande colline ? Vous êtes mort , vous dormez du grand sommeil … vous vous en foutez , de ces choses _là … le pétrole et l' eau , c' est de l' air et du vent pour vous … Vous dormez , vous dormez du grand sommeil , tant pis si vous avez eu une mort tellement moche … peu importe où vous êtes tombé … Moi , je faisais partie des choses moches , maintenant . Bien plus que Rusty Regan . Mais le vieux bonhomme , à quoi bon ? Qu' il repose tranquille dans son lit à baldaquin , avec ses mains exsangues croisées sur le drap … attendant … Son coeur n' était plus qu' un vague murmure hésitant … ses pensées grises comme la cendre … Et bientôt , lui aussi , comme Regan , dormirait du grand sommeil . En redescendant en ville , je m' arrêtai devant un bar et m' envoyai deux doubles whiskies . Ça ne me fit aucun bien . Le résultat , c' est que je pensai à Boucles d' Ange , et jamais je ne la revis . **** *Cs_Blandish_ CHAPITRE PREMIER I L' AFFAIRE débuta un après_midi du mois de juillet , par une chaleur torride , sous un ciel implacablement bleu et de brûlantes rafales de vent et de poussière . Au carrefour de la route qui va de Fort Scott au Nevada et de la nationale 54 , qui relie Pittsburg à Kansas_City , se trouvent une gargote et un poste d' essence . La baraque en bois a pauvre apparence et ne possède qu' une seule pompe , exploitée par un veuf d' un certain âge et sa fille , une blonde bien en chair . Il était un peu plus d' une heure de l' après_midi lorsqu' une Packard poussiéreuse s' arrêta devant le restaurant . Il y avait deux hommes dans la voiture ; l’un d' eux dormait . Bailey , le conducteur , sortit de la voiture . C' était un homme court et trapu , au lourd visage brutal , aux yeux noirs , vifs et inquiets , et à la mâchoire striée d' une longue et pâle cicatrice . Son complet , poudreux et fripé , était usé jusqu' à la corde , et les poignets de sa chemise sale étaient effrangés . Bailey n' était pas dans son assiette . Il avait beaucoup bu la nuit précédente et la chaleur l' incommodait . Il s' arrêta un instant pour jeter un coup d' oeil sur son compagnon endormi , le vieux Sam , puis , haussant les épaules , il pénétra dans le restaurant et laissa le vieux Sam ronfler dans la voiture . La blonde accoudée au comptoir lui sourit . Elle avait de grandes dents blanches qui le firent penser à des touches de piano . Elle était trop grosse pour son goût et il ne lui rendit pas son sourire . Salut , fit la fille d' une voix enjouée . Bouh ! Quelle chaleur ! J' ai pas fermé l' oeil de la nuit . Scotch , commanda sèchement Bailey en repoussant son chapeau sur sa nuque et en essuyant son visage avec un mouchoir douteux . La fille posa sur le comptoir une bouteille de whisky et un verre . Vous feriez mieux de prendre une bière , dit _elle en secouant ses boucles blondes . Le whisky , c' est pas bon par cette chaleur . Mettez _y une sourdine , rétorqua Bailey . Il emporta la bouteille et le verre , et alla s' asseoir à une table , dans un coin de la salle . La blonde fit une grimace , puis elle prit un livre broché , haussa les épaules d' un air indifférent , et se mit à lire . Bailey but un grand verre d' alcool et se renversa contre le dossier de son siège . Il avait des soucis d' argent . Si Riley n' accouche pas rapidement d' une idée , pensait _il , on va être forcés de braquer une banque . Il fit la grimace . Cette perspective ne lui disait rien . Il y avait trop de fédés dans le coin et c' était risqué . Il regarda par la fenêtre : le vieux Sam dormait dans la voiture ; Bailey renifla d' un air de mépris . Le vieux Sam n' était plus bon qu' à conduire une bagnole . Il était trop vieux pour ce racket . Il ne pensait qu' à bouffer et à roupiller . C' est à Riley ou à moi de ratisser du fric , se dit _il . Mais comment ? Le whisky lui donna faim . Des oeufs au jambon , et que ça saute ! cria _t _il à la blonde . Et lui , il en veut aussi ? demanda _t _elle en désignant le vieux Sam . Comme s' il en avait l' air ! Grouillez _vous , j' ai faim ! Par la vitre , il aperçut une Ford couverte de poussière qui s' arrêtait . Un gros homme grisonnant en descendit . Heinie ! se dit Bailey . Qu' est_ce_qu' il fiche par ici ? Le gros homme entra dans le restaurant et salua Bailey du geste . Salut , gars , dit _il . Ça fait une paie . Comment ça va ? Salement mal , grogna Bailey . Cette chaleur , ça me crève . Heinie s' approcha de sa table , prit une chaise et s' assit . Il était informateur pour le compte d' un torchon à prétentions mondaines qui vivait de chantage . Il passait son temps à glaner des renseignements un peu partout , et il lui arrivait souvent , moyennant rémunération , de fournir aux petits malfrats opérant autour de Kansas_City des tuyaux sur des coups possibles . À qui le dis _tu ! répliqua Heinie en humant le fumet du jambon qui grillait . La nuit dernière , j' étais à Joplin . Un compte rendu d' un mariage à la noix ; j' ai failli crever de chaud . Tu t' imagines , une nuit de noces par un temps pareil ? Voyant que Bailey ne l' écoutait pas , il demanda : Et les affaires , ça boume ? T' as pas l' air bien brillant . Pas un seul coup de pot depuis des semaines , répondit Bailey en jetant son mégot à terre . Jusqu' à ces sacrés bourrins qui me laissent tomber . Tu veux un tuyau de première ? proposa Heinie en se penchant en avant et en baissant la voix . Pontiac , dans un fauteuil . Bailey renifla avec dédain . Pontiac ? C' est une bique échappée d' un manège de chevaux de bois . Tu te goures , affirma Heinie . Ils viennent de faire dix mille dollars de frais sur ce canasson , et il a l' air drôlement en forme . Moi aussi , j' aurais l' air en forme , si des gars claquaient dix mille tickets pour ma santé , ricana Bailey . La blonde lui apporta ses oeufs au jambon , qu' Heinie renifla quand elle les posa sur la table . La même chose pour moi , beauté , dit _il , et un demi . Elle repoussa sa main baladeuse , lui sourit et retourna à son comptoir . Moi , c' est comme ça que je les aime , déclara Heinie en la suivant des yeux . Là , au moins , t' en as pour ton argent . C' est comme si t' en avais deux pour le prix d' une seule . Faut que je me fasse un peu de fric , Heinie , dit Bailey , la bouche pleine . T' aurais pas une idée , des fois ? Rien . Si j' entends parler de quelque chose , je te ferai signe , mais en ce moment , je vois rien qui soit dans tes cordes . Ce soir , j' ai un boulot sérieux . Je me tape le pince_fesse Blandish . Je touche que vingt dollars , mais les consommations sont à l' oeil . Blandish ? Qui c' est ? D' où tu sors ? fit Heinie d' un air dégoûté . Blandish est un des types les plus bourrés des États_Unis . Paraît qu' il vaut cent millions de dollars . Bailey planta rageusement sa fourchette dans son jaune d' oeuf . Et moi des dollars , j' en vaux cinq , aboya _t _il . C' est la vie ! Pourquoi il s' intéresse à lui , ton canard ? Pas à lui . À sa fille . Tu l' as déjà vue ? Quel morceau ! Je donnerais dix ans de ma vie pour l' enviander . Bailey n' eut pas l' air intéressé . Je les connais , ces filles pleines de fric . Elles savent même pas à quoi elles peuvent servir . Je parie que celle_là le sait , fit Heinie avec un soupir . Son vieux donne une réception pour son anniversaire . Elle a vingt_quatre ans … l' âge idéal , quoi ! Il lui offre les diamants de la famille . Il roula des yeux . Mince de collier ! On dit qu' il vaut cinquante mille tickets . La blonde lui apporta son repas en prenant bien soin de rester hors de portée . Elle s' en fut ; Heinie approcha sa chaise et se mit à manger bruyamment . Bailey , qui avait terminé , s' adossa à son siège et entreprit de se curer les dents avec une allumette . Cinquante sacs ! songeait _il . Est_ce_qu' il y a une chance de mettre la main sur ce collier ? Est_ce_que Riley aurait assez d' estomac pour tenter le coup ? Où ça se tient , cette sauterie ? Chez eux ? Tout juste , répondit Heinie qui s' empiffrait . Ensuite , la gosse va finir la soirée avec son petit ami - Jerry MacGowan - à l' hostellerie du Chausson _d' Or . Avec le collier ? demanda négligemment Bailey . Je te parie qu' une fois qu' elle l' aura autour du cou , elle aura pas envie de le retirer . Tu dis ça , mais t' en es pas sûr . Puisque je te le dis ! Les journaux seront là . À quelle heure qu' elle arrive à l' hostellerie ? Vers minuit . Heinie s' arrêta , la fourchette en l' air . À quoi tu penses ? À rien . Bailey le regarda , parfaitement impassible . Elle y sera seulement avec ce mec , MacGowan ? Personne d' autre ? Non . Heinie posa brusquement sa fourchette . Il paraissait ennuyé . Écoute _moi voir : arrête de gamberger à propos de ce collier . Tu t' attaquerais à une chose que tu pourrais pas finir . Riley et toi , vous faites pas le poids pour un boulot pareil . T' énerve pas . Je te dégoterai une combine idoine , mais zéro pour le collier Blandish . Bailey grimaça un sourire . Heinie trouva qu' il ressemblait à un loup . T' excite pas , dit Bailey . Je sais ce que je peux faire et ce que je peux pas faire . Il se leva . Il est temps que je me tire . N' oublie pas : si t' entends parler d' un turbin , tu me fais signe . Salut , ma vieille . T' as l' air bien pressé , tout d' un coup ? remarqua Heinie en fronçant les sourcils . Je vais trisser avant que le vieux Sam se réveille . Je me suis juré de plus jamais y payer à bouffer . Ciao . Il régla son addition à la blonde et se dirigea vers la Packard . La chaleur le frappa comme un coup de poing . Venant après le whisky , ça lui fit un peu tourner la tête . Il s' assit au volant et prit le temps d' allumer une cigarette . Il réfléchissait . Dès que l' affaire du collier allait se savoir , tous les demi_sel du coin allaient se mettre à gamberger . Est_ce_que Riley aurait l' estomac de se le farcir ? Il réveilla le vieux Sam d' un coup de coude . Secoue _toi un peu , fit _il brutalement . Qu' est _ce qui t' arrive ? T' es plus bon qu' à roupiller ? Le vieux Sam , un grand sec qui frisait la soixantaine , se redressa lentement en clignant des paupières . On va bouffer ? demanda _t _il d' un air d' espoir . J' ai déjà mangé , répondit Bailey en démarrant . Ben , et moi alors ? Si t' as du pognon , vas _y , grogna Bailey , mais c' est pas moi qui régale . Le vieux Sam soupira . Il resserra sa ceinture d' un cran et rabattit son feutre graisseux et cabossé sur son grand nez rouge . Qu' est _ce qui cloche dans notre bande , Bailey ? interrogea _t _il tristement . On n' a plus jamais le rond . Dans le temps , on se défendait bien , tandis_que maintenant , nib . Tu sais ce que je crois ? Eh bien , je crois que Riley passe trop de temps au pieu avec sa greluche . Il s' intéresse plus aux affaires . Bailey ralentit et se rangea devant un drugstore . Mets _y une sourdine , fit _il . Il descendit de voiture , pénétra dans le drugstore et s' enferma dans une cabine téléphonique . Il composa un numéro sur le cadran ; après une attente assez longue , Riley lui répondit . Bailey entendit la radio qui tonitruait et Anna qui beuglait une rengaine . Il commença à raconter à Riley ce que lui avait appris Heinie , mais il y renonça presque aussitôt . T' entends pas ce que je te dis , hein ? brailla _t _il . Tu peux pas arrêter ce boucan , non ? Riley semblait à demi mort . Bailey l' avait laissé au lit avec Anna ; il était surpris qu' il ait pris la peine de décrocher le téléphone . Quitte pas , dit Riley . La musique s' arrêta et Anna se mit à râler . Bailey entendit la voix de Riley beugler une injure , puis ce fut le bruit d' une claque retentissante . Il hocha la tête et renifla un bon coup . Riley et Anna passaient leur temps à se bagarrer . Quand il était avec eux , ça le rendait cinglé . Riley revint à l' appareil . Écoute , Frankie , fit Bailey d' un ton excédé . Je suis en train de rôtir tout vivant dans cette putain de cabine . Tu m' écoutes , oui ? C' est sérieux . Riley se mit à en faire tout un plat à propos de la chaleur . Je sais , je sais , coupa Bailey . Tu m' écoutes ? On a l' occasion de piquer un collier qui vaut cinquante sacs . La fille Blandish portera ce collier ce soir . Elle va au Chausson _d' Or avec son coquin … tous les deux tout seuls . C' est Heinie qui m' a refilé le tuyau . Qu' est_ce_que t' en penses ? Combien t' as dit ? Cinquante mille tickets . Blandish … le milliardaire . Ça t' intéresse ? Riley parut brusquement revenir à la vie . Qu' est_ce_que t' attends ? Rapplique ! s' exclama _t _il , tout excité . Faut qu' on discute de ça . Reviens tout de suite ! On y va , répondit Bailey et il raccrocha . Il alluma une cigarette . Ses mains tremblaient d' émotion . Riley n' était pas aussi dégonflé qu' il l' avait cru . S' ils s' y prenaient bien , c' était la fortune ! Il regagna rapidement la Packard . Le vieux Sam leva sur lui des yeux endormis . Réveille _toi , la Globule , fit Bailey . Y a du lait sur le feu . II Dans la grande salle du Chausson _d' Or , Bailey suivait la rangée des tables . Il avait l' impression que tout le monde l' observait . Heureusement , l' éclairage était très discret . Anna avait eu beau lui laver sa chemise et lui nettoyer son complet , il savait qu' il avait toujours l' air d' une cloche et craignait de se faire repérer et flanquer à la porte . Mais l' hostellerie était bondée , c' était le coup de feu , et le personnel était trop occupé pour faire attention à Bailey . Il se réfugia dans un coin sombre d' où il pouvait examiner toute la salle , et s' adosser au mur . Le brouhaha des voix qui s' efforçaient de dominer le tintamarre de l' orchestre l' assourdissait . Il regardait continuellement sa montre , qui indiquait maintenant minuit moins dix . Il fit des yeux le tour de la salle . Près de l' entrée , trois ou quatre photographes faisaient le pied de grue , flashes en main . Bailey supposa qu' ils attendaient la fille Blandish . Comme il ne l' avait jamais vue et qu' il aurait été incapable de la reconnaître , il surveilla les photographes . Ça ressemblait à Riley de jouer les caïds et de l' envoyer dans le cabaret , pendant que , lui , il attendait dehors , dans la Packard , avec le vieux Sam . C' était toujours Bailey qui se tapait les sales boulots . Eh bien , quand ils se seraient partagé l' argent , il plaquerait la bande . Il en avait marre , de Riley et d' Anna . Avec le fric que lui rapporteraient les diamants , il se paierait un élevage de poulets . Il était d' une famille de paysans ; s' il n' avait pas eu la poisse et n' avait pas tiré trois ans de taule , jamais il ne se serait associé avec Riley . Le cours de ses pensées fut brusquement interrompu . L' orchestre s' était arrêté au milieu d' un refrain pour attaquer une version jazzée de Bon Anniversaire … Nos voeux les plus sincères . La voilà , se dit Bailey en se dressant sur la pointe des pieds pour regarder pardessus les têtes . Tout le monde s' était arrêté de danser et regardait en direction de l' entrée . Les photographes se bousculaient , cherchant l' angle le plus favorable . Un projecteur éblouissant s' alluma au moment où Miss Blandish fit son entrée , escortée par un beau garçon bien bâti en smoking . Bailey n' avait d' yeux que pour Miss Blandish . Sa vue lui coupa le souffle . Jamais il n' avait vu une fille aussi belle . Elle ne ressemblait à aucune de celles qu' il connaissait . Elle avait tout ce qu' elles avaient , et un tas de choses en plus . La lumière crue faisait scintiller ses cheveux d' or roux et se reflétait sur sa peau blanche . Bailey la regarda saluer gaiement de la main la foule qui l' acclamait bruyamment . Figé sur place , il ne la quittait pas des yeux , et il ne se détendit que lorsque le tapage se calma et qu' elle s' assit avec MacGowan à une table éloignée . La beauté de la jeune fille l' avait tellement impressionné qu' il en avait oublié le collier ; mais , une fois surmontée l' émotion causée par le charme de Miss Blandish , il remarqua le collier et siffla entre ses dents . Cette éblouissante rivière de diamants le fit transpirer d' excitation . En contemplant ces pierres , il comprit brusquement l' effervescence qu' allait causer leur disparition . C' était vraiment un gros morceau . Toute la flicaille du pays allait se mettre en chasse . Il avait peut_être eu tort de conseiller à Riley de s' en emparer , songea _t _il en essuyant ses mains moites . Une fois qu' ils tiendraient le collier , ça barderait drôlement . Bailey regarda du côté de la table de Miss Blandish . Il remarqua que MacGowan était très rouge . Il buvait sans arrêt ; comme il remplissait une nouvelle fois son verre , Miss Blandish posa sa main sur la sienne , comme pour l' empêcher de boire . MacGowan se contenta de lui sourire , vida son verre , se leva et entraîna Miss Blandish sur la piste de danse . Ce gars _là est en train de se cuiter , se dit Bailey . S' il continue à pinter comme ça , il ne tiendra bientôt plus sur ses quilles . L' assistance se déchaînait . Tout le monde semblait plus ou moins soûl . Bailey renifla d' un air de mépris . Dès que les gens ont du pognon , songea _t _il amèrement , ils se conduisent comme des cochons . Il repéra Miss Blandish que la foule semblait happer . Elle s' écarta brusquement de MacGowan et se fraya un passage vers leur table . MacGowan la suivit en protestant . Ils s' assirent et MacGowan se remit à boire . A une table proche de Bailey , une fille blonde se querellait avec son cavalier , un gros homme d' âge mûr qui paraissait salement éméché . Brusquement , la blonde se leva , prit une bouteille de champagne dans le seau à glace et en vida le contenu sur la tête de son compagnon , qui se contenta d’abord de la regarder , bouche bée , tandis_que le champagne ruisselait sur son crâne et dégoulinait sur son smoking blanc . La blonde remit la bouteille dans le seau et se rassit . Du bout des doigts , elle envoya un baiser au gros homme . Les gens qui les entouraient s' étaient tous retournés pour regarder la scène et quelques_uns des hommes riaient . Le gros homme se leva lentement . Son visage rougeaud était convulsé de rage . Il balança le contenu de son assiette de soupe au visage de la jeune femme , qui se mit à pousser des hurlements stridents . Un jeunot bondit sur ses pieds et décocha un coup de poing au gros homme , qui partit à la renverse et percuta la table voisine , dans un fracas de verres et de vaisselle cassés . Les deux femmes assises à cette table se dressèrent en glapissant . Des cochons ! se dit Bailey . Son regard se reporta de l' autre côté de la salle , sur Miss Blandish . Elle était debout et secouait le bras de MacGowan d' un air impatient . Ce dernier se leva péniblement et la suivit vers la sortie . La fille qui avait reçu l' assiette de soupe à la figure hurlait toujours . Une bagarre s' était déclenchée entre le jeunot et deux poivrots . Les combattants refluèrent jusqu' à Bailey , l' empêchant de suivre Miss Blandish . Il se dégagea à coups de poing , repoussa les trois hommes et gagna rapidement la sortie . Il passa devant MacGowan , qui attendait Miss Blandish , adossé au mur du vestibule , courut le long de l' allée et regagna la Packard . Le vieux Sam était au volant et Riley était assis à côté de lui . Ils vont sortir dans une minute , annonça Bailey en s' asseyant derrière Riley . C' est la fille qui conduira . Son mec est complètement gelé . Décarre , dit Riley au vieux Sam . On s' arrêtera devant la ferme qu' on a vue en venant . On laisse la fille passer , on la rattrape , et on la coince sur le bas_côté . Le vieux Sam passa en première et la Packard démarra silencieusement . Bailey alluma une cigarette et tira son revolver de son baudrier d' épaule . Il posa l' arme sur la banquette , à côté de lui . Elle a les diams ? demanda Riley . Ouais . Riley était plus grand et plus mince que Bailey , et il avait cinq ou six ans de moins . S' il n' avait pas louché , il aurait été assez beau garçon , mais son strabisme lui donnait un regard fuyant et veule . Le vieux Sam fila pendant un kilomètre , puis , en approchant de la ferme , il ralentit , rangea la voiture sur le bas_côté et s' arrêta . Descends et va faire le pet , ordonna Riley . Bailey prit son revolver , jeta sa cigarette et descendit de voiture . Il attendit au bord de la route . Il apercevait au loin les lumières de l' hostellerie et percevait vaguement les flonflons de l' orchestre . Au bout de quelques minutes , il distingua les phares d' une voiture qui s' approchait . Il courut à la Packard . Les v' là ! Le vieux Sam tira sur le démarreur au moment où Bailey montait . Un cabriolet décapotable Jaguar les dépassa en trombe . C' était Miss Blandish qui conduisait . MacGowan semblait avoir tourné de l' oeil . Fonce , dit Riley . Leur chignole est rapide . Les laisse pas filer . La Packard bondit à la poursuite de la Jaguar . La nuit était noire et sans lune . Le vieux Sam alluma ses phares , dont le pinceau illumina la Jaguar . La tête de MacGowan dodelinait . C' est toujours pas lui qui nous cherchera des crosses , déclara Bailey . Il est plein comme une outre . Riley grogna . Au virage suivant , ils pénétrèrent dans une région boisée . À cette heure _là , la route était absolument déserte . Au poil , dit Riley . Coince _la . L' aiguille du compteur atteignit le cent dix , puis le cent quinze . La Packard tenait la route sans flotter . Le vent de leur course se mit à siffler et les silhouettes des arbres devinrent indistinctes . La distance entre les deux voitures ne changeait pas . À quoi tu joues ? demanda Riley au vieux Sam . Je t' ai dit de la coincer ! Le vieux Sam écrasa l' accélérateur au plancher . La Packard gagna quelques mètres , mais la Jaguar fit un bond en avant et la distance augmenta . Elle est trop rapide pour ce tacot , déclara le vieux Sam . On la rattrapera pas . Les deux voitures roulaient maintenant à plus de cent trente , et la Jaguar augmentait régulièrement son avance . Soudain , le vieux Sam s' aperçut que la route , devant eux , faisait un coude . Il eut une idée . Accrochez _vous aux branches ! cria _t _il . Il freina brutalement et braqua . Les pneus gémirent sur l' asphalte , la Packard fit une embardée et dérapa sur le bas_côté . Bailey dégringola de son siège . La Packard tangua , puis les roues extérieures se soulevèrent et retombèrent brutalement sur la route . La voiture frémit lorsque le vieux Sam , lâchant le frein , accéléra à fond . Elle bondit par dessus l' accotement herbeux , cahota follement dans la terre meuble , et déboucha de nouveau sur la route . En coupant à travers champs , le vieux Sam avait réussi à doubler la Jaguar . Bailey se hissa sur la banquette en jurant et chercha son revolver à_tâtons . Beau boulot , fit Riley en se penchant à la portière pour regarder derrière eux . Le vieux Sam , qui surveillait la Jaguar dans son rétroviseur , se mit à zigzaguer en travers de la route , en ralentissant progressivement , ce qui obligea la Jaguar à en faire autant . Les deux voitures finirent par s' arrêter , Bailey descendit de la Packard ; Miss Blandish ébauchait déjà un virage . Il atteignit la Jaguar à temps . Il se pencha pardessus la portière , arracha la clef de contact , braqua son arme sur la jeune fille . Sortez de là ! beugla _t _il . C' est un braquage . Miss Blandish le regardait fixement . Ses grands yeux s' écarquillaient de surprise . MacGowan leva les paupières et se redressa lentement . Riley , qui n' avait pas bougé de la Packard , surveillait l' opération . Penché à la portière , il étreignait son revolver d' une main moite . Le vieux Sam ouvrit sa portière d' une main fébrile , prêt à descendre . Allons , vite ! aboya Bailey . Sortez de là ! Miss Blandish descendit de voiture . Elle ne paraissait pas effrayée ; stupéfiée , plutôt . C' qui s' passe ? marmonna MacGowan . Il descendit à son tour ; il grimaçait et se tenait le front . Pas d' histoires , fit Bailey en le menaçant de son arme . C' est un braquage . MacGowan reprenait ses esprits ; il se rapprocha de Miss Blandish . Envoyez le collier , la môme , ordonna Bailey . Vite ! Miss Blandish porta vivement les mains à son cou et se mit à reculer . Bailey jura . Il s' énervait . Une voiture pouvait passer sur la route d' un moment à l' autre et ils seraient dans de beaux draps . Grouillez _vous , sinon vous dérouillez , tonna _t _il . Comme Miss Blandish continuait à reculer , Bailey fit trois pas rapides dans sa direction ; il dut passer à côté de MacGowan . Ce dernier revint brusquement à la vie et lui lança son poing au visage . Bailey trébucha , perdit l' équilibre , tomba lourdement et lâcha son revolver . Miss Blandish poussa un cri . Riley ne bougea pas . Il estimait que Bailey était assez grand pour se débrouiller tout seul et il ne tenait pas à ce que Miss Blandish ou MacGowan puisse l' identifier , si jamais l' affaire tournait mal . Il se contenta d' ordonner au vieux Sam d' aller surveiller la jeune fille . Le vieux Sam se glissa près de Miss Blandish , qui ne parut pas s' apercevoir de sa présence . Elle regardait toujours Bailey , qui s' était dressé sur un genou et secouait la tête en jurant . Le vieux Sam s' arrêta près d' elle , l' air balourd ; mais il était prêt à l' empoigner si elle tentait de s' échapper . Bailey regarda MacGowan s' approcher en titubant , toujours soûl , mais très combatif . Bailey se releva à temps . Son poing atteignit MacGowan sous l' oreille , mais le coup manquait de puissance et n' arrêta pas MacGowan , qui lui décocha un direct du droit dans l' estomac . Bailey grogna et tomba à genoux . Ce salaud _là avait du punch , mais pourquoi Riley ne venait _il pas ? Avant qu' il ait pu se relever , le poing de MacGowan l' atteignit à la tempe et il roula dans l' herbe . Riley poussa un juron et sauta de voiture . La main de Bailey se porta sur son revolver . Il s' en saisit . MacGowan fit un pas vers lui . Bailey leva son arme et appuya sur la détente . La détonation fit hurler Miss Blandish qui se cacha les yeux . MacGowan porta les mains à sa poitrine et s' écroula sur la route . Du sang apparut sur sa chemise blanche . Bailey se releva comme Riley arrivait en courant . Enfoiré ! aboya Riley . Il se pencha sur MacGowan , puis tourna les yeux vers Bailey qui s' était approché et contemplait MacGowan , le visage défait . Il est mort , peau de fesse ! Pourquoi tu l' as descendu ? Nous v' là bien ! Bailey passa un doigt dans son col et tira de toutes ses forces . Pourquoi tu m' as pas donné un coup de main ? bredouilla _t _il . Qu' est_ce_que je pouvais faire d' autre ? J' y suis pour rien , moi . T' expliqueras ça au juge , fulmina Riley . Riley était affolé . Ils allaient être recherchés pour meurtre . Ils étaient tout bons pour la poêle à frire . Si jamais ils se faisaient pincer … Bailey se tourna vers Miss Blandish , qui ne quittait pas des yeux le cadavre de MacGowan . Va falloir l' effacer aussi , dit _il à Riley . Elle en sait trop . La ferme ! coupa Riley . Il regardait fixement Miss Blandish . Une idée lumineuse lui était brusquement venue à l' esprit . C' était une occasion unique de palper la grosse galette . Le père de la petite était riche à millions et paierait ce qu' on voudrait pour la récupérer . Elle vient avec nous , déclara _t _il . Miss Blandish faussa brusquement compagnie au vieux Sam . Elle fit volte_face et s' enfuit en courant sur la route . Riley se lança à sa poursuite en l' injuriant . Elle l' entendit arriver et se mit à hurler . Il la rattrapa , l' empoigna par le bras , et , au moment où elle se retournait , l' assomma d' un direct au menton . Il la saisit au moment où elle s' effondrait , la souleva dans ses bras et la porta jusqu' à la Packard . Il la jeta sur la banquette arrière . Bailey s' approcha . Hé ! minute … Riley lui fit face , l' air furieux , et l' agrippa par le devant de sa chemise . Te mêle pas de ça , toi ! rugit _il . Tu nous as foutu un meurtre sur le dos . S' ils nous poissent , on y passe tous . À partir de maintenant , tu fais ce que je te dis . Tire _moi ce cadavre de la route et planque la bagnole . Compris ? Sa voix exprimait une telle haine que Bailey en fut suffoqué . Il hésita , puis , comme Riley le lâchait , il rejoignit le vieux Sam qui était resté pétrifié comme un boeuf qui vient de recevoir un coup de merlin . Avec l' aide du vieux Sam , il remit le corps dans la Jaguar , prit le volant et s' en fut planquer la voiture dans le bois , à l' écart de la route . Les deux hommes regagnèrent la Packard au pas de course . T' es dingue d' enlever cette môme , dit Bailey en s' asseyant à côté du vieux Sam . On va avoir les fédés au cul . On tiendra le coup combien de temps , à ton idée ? La ferme ! explosa Riley . Maintenant que t' as tué ce mec , plus question de fourguer le collier . Où tu crois qu' on va trouver du pèze , si c' est pas Blandish qui nous en refile ? Il est bourré de millions . Il raquera ce qu' on voudra pour sa gosse . C' est notre seule chance . Et maintenant , boucle _la ! Démarre , dit _il au vieux Sam . On va chez Johnny . Il nous planquera . T' es sûr de ce que tu fais ? demanda le vieux Sam en lançant le moteur . À cause de cet enfoiré , on a plus rien à perdre , répondit Riley . Je sais ce que je fais . Fonce . Pendant que la voiture prenait de la vitesse , Riley se tourna vers Miss Blandish , écroulée dans un coin . Il lui ôta le collier du cou . T' as une lampe ? demanda _t _il à Bailey . Bailey tira une torche électrique de sa poche et l' alluma . Riley examina les diamants à la lueur de la torche . Faut reconnaître qu' ils sont chouettes , admit _il avec dépit . Mais je vais pas essayer de les fourguer . Si Blandish veut les récupérer , il n' aura qu' à payer pour . C' est moins risqué . Bailey remua sa lampe , dont le pinceau vint éclairer Miss Blandish . Elle était toujours inconsciente . Malgré l' ecchymose due au coup de poing de Riley , c' était encore la plus jolie femme que Bailey eût jamais vue . Quel morceau ! fit _il , exprimant tout haut sa pensée . Elle est pas blessée ? Riley jeta un coup d' oeil à la jeune fille évanouie et son regard se durcit . Elle a rien , affirmat_il . Il tourna les yeux vers Bailey . Et fourre _toi bien dans la tête qu' il lui arrivera rien . Alors , commence pas à te monter le bourrichon , hein ? Bailey éteignit sa lampe . La voiture fonçait dans la nuit . III Deux kilomètres avant La Cygne , le vieux Sam annonça : Il nous faut de l' essence . T' aurais pas pu faire le plein avant de partir , non ? gueula Riley . Comment voulais _tu que je devine qu' on irait chez Johnny ? geignit le vieux Sam . Bailey éclaira Miss Blandish avec sa lampe . Elle était toujours évanouie . Elle bougera pas , dit _il . Y a une station_service pas loin . Passé le virage suivant , ils aperçurent les lumières de la station_service . Le vieux Sam se rangea devant les pompes . Un adolescent sortit du bureau ; il bâilla et se frotta les yeux . Il se mit à remplir le réservoir . Riley s' était penché pour dissimuler Miss Blandish , mais il n' avait pas besoin de se tracasser : le gamin était abruti de sommeil et ne regarda pas une seule fois à l' intérieur de la voiture . Des phares surgirent au tournant de la route . Une grosse Buick noire vint s' arrêter à côté de la Packard . L' arrivée de cette voiture inquiéta vivement les trois hommes , et Bailey posa la main sur son revolver . Il y avait deux hommes dans la Buick . Le passager en descendit . C' était un grand type lourdement charpenté qui portait un feutre noir rabattu sur les yeux . Il examina la Packard avec un intérêt manifeste . Ayant remarqué le mouvement brusque de Bailey , il s' approcha . T' es nerveux , mon gars ? demanda _t _il d' une voix dure , agressive , en dévisageant Bailey . Il faisait sombre , et les deux hommes se distinguaient mal . Tire _toi , mec , dit Riley . On est pas au cirque . Le grand type se tourna vers lui . Mais ma parole , c' est Frankie , fit _il en riant . Moi qui croyais être tombé sur une grande gueule ! Les trois passagers de la Packard se pétrifièrent . Ils regardèrent la Buick . Le conducteur avait allumé le plafonnier pour qu' ils puissent le voir . Il tenait un fusil de chasse braqué sur eux . C' est toi , Eddie ? demanda Riley , la bouche sèche . Ouais , répondit le grand type . Et c' est Flynn qui manie l' artillerie , alors si vous voulez jouer aux petits soldats , ça va être votre fête . Mais on veut jouer à rien du tout , protesta vivement Riley , maudissant tout bas la guigne qui les avait fait tomber sur un membre de la bande à Grisson . Je t' avais pas reconnu . Eddie secoua son paquet de cigarettes , en fit tomber une et gratta une allumette . Riley se pencha aussitôt pour dissimuler Miss Blandish , mais Eddie avait eu le temps de l' apercevoir . Une pétasse ? fit _il en allumant sa cigarette . Faut qu' on se taille , dit vivement Riley . À un de ces quatre , Eddie . Démarre , Sam . Eddie posa la main sur la portière . Qui c' est , Riley ? Tu connais pas . Une copine à moi . Sans blague ? Elle a l' air un tantinet trop calme . Elle est soûle , bougonna Riley , le visage ruisselant de sueur . Tu m' en diras tant ! Eddie affecta d' être profondément choqué . Pas besoin d' être bien malin pour deviner qui c' est qui l' a cuitée . Voyons ça d' un peu plus près . Riley hésita . Du coin de l' oeil , il vit Flynn descendre de la Buick , son fusil braqué sur lui , et il s' écarta à contrecoeur . Eddie sortit de sa poche une torche puissante et la braqua sur la jeune fille évanouie . Épatante , fit _il d' un ton admiratif . Tu devrais avoir honte , Riley , de flanquer une muflée pareille à une aussi jolie fille . Sa maman sait qu' elle est avec vous ? Il recula en soufflant un nuage de fumée à la figure de Riley . Où tu l' emmènes ? Chez elle , répondit Riley . Arrête de blaguer , Eddie , faut qu' on s' en aille . Bien sûr , dit Eddie en reculant davantage . J' aimerais pas être à la place de cette gosse quand elle se réveillera et qu' elle se retrouvera dans la bagnole avec trois macaques de votre acabit . Allez , tirez _vous . Le vieux Sam embraya brutalement . La Packard bondit sur la route , accéléra et se perdit dans la nuit . Eddie la regarda s' éloigner . Il retira son feutre et se gratta le crâne . Flynn reposa le fusil dans la voiture et s' approcha . C' était un petit homme au visage chafouin qui ressemblait à un rat particulièrement féroce . Qu' est_ce_que t' en penses ? lui demanda Eddie , intrigué . C' est louche , cette histoire . Flynn haussa les épaules . Faudrait la tirer au clair . Tu veux dire que c' est toi qui devrais la tirer au clair , précisa Eddie , mais que tu comptes sur moi parce_que je suis plus malin que toi . Qu' est_ce_que ces minables fricotaient avec une belle petite comme ça ? Qui c' est , cette môme ? Flynn alluma une cigarette . Cette histoire ne l' intéressait pas . Ils roulaient depuis Pittsburg et il était fatigué . Il avait envie d' aller se coucher . Elle a reçu un pain sur le menton , continua Eddie . Me dis pas qu' elle s' est fait kidnapper par un gagne_petit comme Riley . Je croirai jamais qu' il a eu le cran de faire un truc pareil . Je vais en toucher un mot à M’man . Oh ! merde ! ronchonna Flynn . Si t' as pas sommeil , moi , j' ai envie de roupiller un peu cette nuit . Eddie ne l' écoutait pas . Il se dirigea vers le gamin , qui les observait , les yeux dilatés par la peur . Où est le téléphone ? Le gamin le conduisit au bureau . Ça va bien , p' tit , va voir dehors si j' y suis , fit Eddie en s' asseyant sur la table . Le gosse parti , il composa un numéro et attendit . Au bout d' un certain temps , la voix de Doc se fit entendre . Je t' appelle de la station_service de La Cygne , chuchota précipitamment Eddie . Riley et sa bande viennent tout juste de décarrer . Ils avaient une fille avec eux , une gonzesse de la haute , et je sais ce que je dis . Absolument pas leur genre . Riley a prétendu qu' elle était schlass , mais elle avait l' air d' avoir dégusté . Au menton . J' ai l' impression que Riley l' a kidnappée . Préviens M’man , tu veux ? Quitte pas . Après une assez longue attente , Doc revint en ligne . M' man demande à quoi elle ressemblait et comment elle était habillée . C' est une rouquine , expliqua Eddie . C' est rien de dire qu' elle est jolie : y a pas mal de vedettes de cinoche qui peuvent s' aligner ! C' est la plus bath môme que j' aie jamais vue . Le nez fin , aristocratique , le front haut . Elle portait une robe du soir blanche et une cape noire , et c' était du super_luxe . Il entendit Doc parler à M’man et attendit en rongeant son frein . M' man dit que ça pourrait bien être la fille Blandish , annonça Doc en reprenant l' appareil . Ce soir , elle devait aller au Chausson d' Or , à Pin Valley , et elle portait les diamants Blandish . Je vois mal Riley s' attaquer à un aussi gros morceau , et toi ? Le cerveau d' Eddie travaillait à toute vitesse . M' man pourrait bien avoir raison . Je me disais bien que cette fille me rappelait quelque chose . J' ai vu des photos de la fille Blandish , et , en y repensant , cette môme lui ressemblait . Si Riley tient la gosse et les diamants , il en a plein les pognes . La voix dure et acariâtre de M’man retentit brusquement dans l' écouteur . Allô , Eddie ? Je fais partir les gars tout de suite . Rejoins _les au carrefour du Grand Chêne . Si Riley tient la fille Blandish , il l' emmènera chez Johnny . C' est le seul endroit où il puisse la planquer . Si c' est bien elle , ramène _la ici . À vos ordres , M' man . Qu' est_ce_que je fais de la bande Riley ? Il faut tout t' expliquer ? Fais travailler un peu tes méninges et magne _toi ! La communication fut coupée . Eddie se hâta de regagner la Buick . Il lança un dollar au gamin et s' assit dans la voiture à côté de Flynn . Fonce , dit _il , tout excité . M' man envoie les autres à notre rencontre . Elle croit que Riley à kidnappé la fille Blandish ! Flynn grogna . Elle est dingue . Ces foies _blancs auraient les flubes de faucher un morlingue . Alors , tu penses , la fille Blandish ! Enfin … Où on va ? Au carrefour du Grand Chêne , et ensuite à la cabane de Johnny . Adieu , sommeil , fit Flynn qui râlait ferme . Ça fait pas loin de cent cinquante bornes . La voiture s' élança sur la route . Eddie éclata de rire . Tu roupilleras un autre jour . Il me tarde de revoir cette poupée . Grouille _toi ! Flynn écrasa l' accélérateur au plancher . Tu penses qu' à ça … les femmes ! À quoi tu voudrais que je pense ? demanda Eddie . Les femmes et le pognon , c' est ce qui fait tourner le monde . IV L' aurore pointait au_dessus des collines lorsque la Packard escalada la longue route escarpée qui conduisait à la planque de Johnny . Le vieux Sam conduisait prudemment . Il était fatigué , mais il se refusait à l' admettre . Ces derniers temps , il avait toujours peur que Riley se débarrasse de lui sous le prétexte qu' il était trop vieux . Riley et Bailey surveillaient continuellement la route par la vitre arrière , pour s' assurer que personne ne les suivait . Ils étaient tous deux nerveux , exaspérés . Miss Blandish s' était réfugiée le plus loin possible de Riley . Elle ignorait totalement où on la conduisait . Aucun des trois hommes ne lui avait adressé la parole depuis qu' elle avait repris connaissance et elle craignait d' attirer l' attention en posant des questions . Elle était certaine que son père avait maintenant alerté la police et qu' on s' était mis à sa recherche . Elle essayait de se persuader qu' on la retrouverait certainement , que ce n' était qu' une question de temps . Mais d' ici là , quel allait être son sort ? Cette pensée ne la quittait pas et l' emplissait d' épouvante . Elle ne se faisait aucune illusion sur les trois hommes qui l' accompagnaient . Elle voyait bien qu' ils étaient terrifiés ; c' étaient les deux plus jeunes qu' il fallait craindre . Pendant cette longue randonnée , Riley n' avait pu détacher son esprit de la menace que constituait la bande Grisson . Eddie allait certainement parler de la fille à M’man_Grisson . De toute la bande , c' était M’man la plus intelligente et la plus dangereuse . Elle allait sûrement deviner qui était la fille et comprendre le coup des diamants . Qu' est_ce_qu' elle allait faire ? Très probablement , leur lancer sa bande aux trousses . Aurait _elle l' idée de les chercher chez Johnny ? Riley en doutait . Johnny ne bossait qu' avec les petits mecs . Un gang de l' envergure de la bande Grisson ne frayait pas avec les poivrots du genre de Johnny . Il allait falloir faire vite . Dès qu' ils auraient mis la fille en lieu sûr , il allait contacter Blandish . Plus vite la rançon serait encaissée et la fille rendue à son père , mieux ça vaudrait . Le vieux Sam engagea la Packard dans le raidillon qui aboutissait à la cabane de Johnny . Il ralentit , et , au bout d' un kilomètre à peu près , ils débouchèrent devant la baraque , une bicoque en bois à un étage dissimulée par les arbres . Un sentier rocailleux serpentait à travers les broussailles et menait à la porte . Le vieux Sam arrêta la voiture et Bailey en descendit . Va voir s' il est là , dit Riley sans bouger de sa place . Il tripotait son revolver en scrutant fébrilement le sous_bois . Bailey gagna la baraque et frappa à la porte . Eh ! Johnny ! appela _t _il . Au bout d' un instant , Johnny vint ouvrir . Il les regarda d' un air méfiant . Johnny avait près_de soixante_dix ans . C' était un vieux bonhomme grand et décharné , au visage bouffi par l' alcool , aux yeux éteints et larmoyants . Autrefois , bien des années auparavant , Johnny avait été un des perceurs de coffres_forts les plus réputés de la profession , mais la boisson avait eu raison de lui . Il examina Bailey , puis la voiture , et aperçut Miss Blandish . Qu' est _ce qui vous arrive , les gars ? demanda _t _il . Des ennuis ? T' es bien Bailey , non ? Bailey voulut entrer , mais Johnny bloquait la porte . On vient passer quelques jours chez toi , Johnny , expliqua Bailey . Laissenous passer ! Qui c' est , cette fille ? demanda Johnny sans bouger . Riley fit sortir Miss Blandish de la voiture et s' approcha , suivi du vieux Sam . Allons , Johnny , sois pas méfiant comme ça , dit Riley . Laissenous entrer . Ça va te rapporter un joli tas de pépètes . Tu vas pas nous faire poireauter à la porte , non ? Johnny s' effaça et Riley poussa Miss Blandish à l' intérieur de la bicoque , qui se composait d' une grande pièce au rez_de_chaussée et de deux chambres à l' étage , donnant sur une galerie de bois qui dominait la salle . La grande salle était d' une saleté indescriptible . Elle était meublée d' une table , de quatre caisses en guise de sièges , d' un vieux fourneau , d' une lampe tempête accrochée au mur , d' un poste de radio sur une étagère , et c' était à peu près tout . Le vieux Sam entra le dernier . Il referma la porte et s' y adossa . Miss Blandish se précipita sur Johnny et lui prit le bras . Monsieur , je vous en supplie , venez à mon secours ! hoqueta _t _elle . Le relent d' alcool et de sueur aigre qui se dégageait du vieillard lui donna la nausée . Ces hommes m' ont enlevée . Mon père … Riley la tira en arrière . Vous allez la fermer , oui ? fulmina _t _il . Un mot de plus et je vous fous sur la gueule ! Johnny observait Riley avec inquiétude . J' veux pas être mêlé à un kidnapping , protestat_il mollement . Je vous en prie , téléphonez à mon père … commença Miss Blandish . Riley se jeta sur elle et la gifla . Elle battit en retraite avec un cri d' effroi . Je vous avais prévenue ! beugla _t _il . Bouclez _la ! Elle porta la main à sa joue . Ses yeux lançaient des éclairs . Sale brute ! s' exclama _t _elle . Comment osez _vous me toucher ? Si vous ne la fermez pas , j' vais pas me contenter de vous toucher ! répliqua Riley . Asseyez _vous et qu' on ne vous entende plus , sinon vous ramassez une autre mandale ! Le vieux Sam s' approcha . Il avait l' air soucieux . Il ramassa une des caisses et la posa à côté de Miss Blandish . Calmez _vous , petite , dit _il . Faut pas l' énerver , cet homme . Miss Blandish se laissa tomber sur la caisse et s' enfouit son visage dans ses mains . Qui c' est ? demanda Johnny . La fille Blandish , répondit Riley . Elle vaut un million de dollars , Johnny . On partage à égalité , entre nous quatre . On restera pas ici plus de trois ou quatre jours . Johnny lui lança un coup d' oeil furtif . Blandish … c' est un gars qu' a du fric , hein ? Des millions et des millions . Qu' est_ce_que t' en dis , Johnny ? Ben ! Johnny gratta son crâne sale . J' pense que c' est d' accord , mais pas plus de quatre jours , hein ? Où on la met ? demanda Riley . T' as une carrée pour elle ? Johnny désigna une des portes donnant sur la galerie . Là_haut . Riley se tourna vers Miss Blandish . Montez au premier . Faites ce qu' il vous dit , conseilla le vieux Sam . À quoi ça vous avance de chercher des crosses ? La jeune fille se leva et monta l' escalier . Riley la suivit . Arrivée sur la galerie , elle s' arrêta pour regarder les trois hommes qui l' observaient d' en bas . Johnny s' approcha d' un air indifférent du râtelier à fusils accroché près de l' entrée , sur lequel reposaient deux fusils de chasse . Riley ouvrit d' un coup de pied la porte que lui avait désignée Johnny . Entrez ! Miss Blandish pénétra dans la petite pièce obscure , suivie de Riley qui alluma la lampe à pétrole suspendue au plafond et jeta un coup d' oeil sur les lieux . Il y avait un lit garni d' un matelas repoussant , sans draps ni couverture . Une cruche d' eau , à la surface de laquelle flottait une mince couche de poussière , était posée à même le sol . Sur une petite caisse d' emballage , une cuvette en zinc . Une grosse toile à sac était clouée en travers de la fenêtre . La pièce sentait le moisi et le renfermé . Ça va vous faire du changement , ricana Riley . Comme ça , vous la ramènerez un peu moins . Restez là et tenez _vous tranquille , sinon je monte m' occuper de vous . Miss Blandish , les yeux dilatés par l' épouvante , surveillait une grosse araignée noire qui grimpait le long de la cloison . Ça vous fait peur ? demanda Riley . Il saisit l' araignée entre deux doigts . Les petites pattes velues de la bête s' agitaient frénétiquement . Vous voulez que je la pose sur votre belle robe ? Miss Blandish recula en frissonnant . Soyez mimi et il vous arrivera rien , fit Riley en souriant . Mais si vous m' emmerdez , vous le regretterez . Tout en parlant , il écrasa l' araignée entre le pouce et l' index . Si vous êtes pas mimi , je vous en fais autant . Et maintenant , tenez _vous peinarde . Il sortit en refermant la porte derrière lui . Bailey et le vieux Sam fumaient , assis sur des caisses . Riley descendit l' escalier . Y a quelque chose à briffer , Johnny ? demanda _t _il , puis il se roidit . Johnny brandissait un fusil et en menaçait les trois hommes . Riley ébaucha le geste de saisir son revolver , mais la lueur qu' il vit briller dans les yeux troubles de Johnny l' en dissuada . T' excite pas , Riley , dit Johnny . Cette pétoire te ferait un drôle de trou dans le buffet . Qu' est _ce qui te prend ? demanda Riley , la bouche sèche . Ça me plaît pas , tout ça , répondit Johnny . Assieds _toi , j' ai à vous causer . Riley s' assit à côté de Bailey . Ils en ont parlé à la radio une demi_heure avant votre arrivée . Qui c' est qu' a descendu le gars ? C' est lui , répondit Riley en pointant son pouce sur Bailey . Ce crétin _là a perdu les pédales . Des clous , que j' ai perdu les pédales ! protesta Bailey . J' ai été forcé de le descendre . Ce dégonflé m' a laissé me débrouiller tout seul … Oh ! écrase ! coupa Riley . Qu' est_ce_que ça y change . Il est mort et les flics nous recherchent pour meurtre , mais nous , on tient la fille . Si on arrive à soutirer du pognon à son vieux , on est parés . Johnny secoua la tête . Après un instant d' hésitation , il abaissa son fusil . Je vous connais du temps que vous étiez mômes , dit _il . J' aurais jamais cru que vous deviendriez des tueurs . Ça me plaît pas . Un assassinat et un rapt … vous allez avoir les fédés au cul . Ça va barder pour votre matricule . Vous serez des ennemis publics . C' est pas un boulot pour des petits mecs comme vous . Tu toucheras deux cent cinquante sacs sur la rançon , déclara tranquillement Riley . Ça fait beaucoup d' argent , Johnny . Pense à la gnôle que tu vas pouvoir te payer avec tout ce pognon , lança Bailey . Tu nageras dans le whisky . Johnny battit des paupières . Y a pas autant de fric dans le monde entier . Deux cent cinquante sacs , Johnny , pour toi tout seul . Lentement , Johnny remit le fusil au râtelier . Les trois hommes se décontractèrent . Ils le regardèrent prendre des timbales en fer_blanc et une grosse cruche de faïence . Vous voulez boire un coup , les gars ? Qu' est_ce_que c' est ? demanda Riley , méfiant . Le tord_boyaux que tu fabriques toi_même ? C' est de la bonne gnôle … ce qu' il y a de meilleur . Johnny remplit les gobelets et les passa à la ronde . Ils burent prudemment . Bailey faillit s' étrangler , mais Riley et le vieux Sam réussirent à faire descendre le liquide brûlant . Y a quelque chose à becqueter , Johnny ? demanda le vieux Sam en s' essuyant la bouche avec sa manche . Je la saute . Servez _vous , répondit Johnny . Y a la marmite qu' est sur le fourneau . Le vieux Sam se dirigea vers le fourneau et Bailey dit à Riley : T' as eu tort de kidnapper la petite . On aurait dû l' effacer . Eddie va en parler à M’man_Grisson et elle va nous foutre Slim sur le paletot . La ferme ! rugit Riley . Johnny se redressa . De quoi ? Slim ? Il est pas dans le coup , non ? T' occupe pas , il déconne , dit Riley . Sans blague ? fit Bailey en se tournant vers Johnny . En venant , on est tombés sur Eddie Schultz . Il a vu la môme et il en parlera sûrement à M’man_Grisson . Si Slim est dans le coup , moi , je m' en occupe plus , déclara Johnny en faisant un pas vers le râtelier à fusils . Riley tira son 38 . Laisse ce tromblon tranquille ! Slim Grisson me fait pas peur . Il nous gênera pas . Slim , c' est un poison , affirma Johnny , mal à l' aise . Vous autres , je vous connais tous . Je sais ce qu' il y a de bon en vous . Eh ben , y a rien de bon chez Slim Grisson . Il est pourri jusqu' à la moelle . Riley cracha sur le fourneau . Il est fêlé , ce mec , dit _il . C' est un dingue , voilà tout . Possible , mais c' est un tueur . Au couteau , qu' il tue . Moi , j' aime pas les types qui se servent d' un couteau . T' occupe pas de ça , dit Riley . Mangeons . Le vieux Sam servit le ragoût dans des assiettes de fer_blanc . Ça pue le chat , ce truc _là , grommela _t _il . Il versa une louche de tambouille dans une écuelle . Je vais monter ça à la petite . Faut qu' elle mange . Elle qu' a des goûts raffinés , ça va pas y plaire , ricana Riley . C' est toujours mieux que rien , répliqua le vieux Sam . Il monta l' assiette au premier et entra dans la chambre chichement éclairée . Miss Blandish était assise au bord du lit . On voyait qu' elle avait , pleuré . Elle leva les yeux lorsque le vieux Sam entra dans la pièce . Tenez , v' là de quoi vous caler les joues , fît _il gauchement . Vous vous sentirez mieux quand vous aurez mangé un morceau . L' odeur de la viande avariée donna la nausée à Miss Blandish . Non … merci . Je … je ne pourrais pas … Ça schlingue un peu , reconnut le vieux Sara d' un ton d' excuse , mais c' est mangeable . Il posa l' assiette , regarda le matelas répugnant et hocha la tête . V' s avez pas été habituée à ça , hein ? J' vais tâcher de vous dégoter une couvrante . Merci , vous êtes gentil . Elle hésita , puis poursuivit à voix basse : Vous ne voulez pas m' aider ? Si vous téléphonez à mon père et que vous lui dites où je suis , vous toucherez une grosse récompense . Je vous en supplie , aidez _moi ! Je peux pas , protesta le vieux Sam en reculant vers la porte . Je suis trop vieux pour ce genre d' histoire . Les deux types d' en bas sont des méchants . Je peux rien pour vous . Il sortit et referma la porte derrière lui . Riley et Bailey étaient en train de manger , et le vieux Sam se joignit à eux . À la fin du repas , Riley se leva . J' ai jamais aussi mal bouffé de ma vie , déclara _t _il . Il regarda sa montre . Il était neuf heures cinq . Vaudrait mieux que je passe un coup de fil à Anna . Elle doit se demander ce qui m' est arrivé . Tu te fais des illusions , dit Bailey . Toi et ton Anna ! Tu t' imagines qu' elle s' inquiète de toi ? Il se leva et alla regarder par la fenêtre . Riley donna le numéro d' Anna à la téléphoniste ; après quelques minutes d' attente , la voix d' Anna retentit dans l' appareil . Salut , poulette , dit Riley . C' est Frankie . Frankie ! Anna parlait d' une voix stridente et les trois hommes l' entendaient parfaitement . Où t' es passé , espèce d' ordure ? Qu' est_ce_que tu crois … que tu vas me laisser tomber comme ça ? Tu t' imagines que ça me fait plaisir , de passer la nuit toute seule dans mon lit ? Où es _tu ? Qu' est_ce_que t' as fait ! Si t' as couché avec une autre fille , je te tuerai ! Riley sourit . C' était bon d' entendre la voix d' Anna . T' excite pas , ma colombe . J' ai fait un gros coup , le plus gros de ma carrière , et ça va nous rapporter un monceau de fric . À partir de maintenant , poulette , tu vas te balader en vison . Je te refilerai tellement d' artiche qu' à côté de toi , la môme Monroe aura l' air d' une clocharde . Maintenant , écoute _moi bien . Je suis chez Johnny , après le carrefour du Grand Chêne . Riley ! glapit Bailey terrorisé . Les v' là ! Deux voitures … C' est la bande Grisson ! Riley reposa brutalement le combiné sur sa fourche et se précipita à la fenêtre . Deux voitures venaient de s' arrêter à côté de la Packard . Plusieurs hommes en descendirent et se dirigèrent vers la cabane . Riley reconnut la grande silhouette massive d' Eddie Schultz . Il pivota sur les talons . Monte là_haut et reste avec la petite , ordonna _t _il à Johnny . Débrouille _toi pour qu' on ne l' entende pas . Va falloir bluffer ces oiseaux _là . Grouille _toi . Il poussa Johnny dans l' escalier et ils pénétrèrent ensemble dans la chambre de Miss Blandish . Y a un gars en bas qui vous veut du mal , annonça _t _il , le visage luisant de sueur . Si vous voulez sauver votre peau , tenez _vous peinarde . Je vais essayer de bluffer , mais s' il devine que vous êtes ici , il vous restera plus qu' à faire votre prière . Un frisson glacé étreignit le coeur de Miss Blandish ; ce n' était pas le petit discours de Riley qui l' avait causé , mais le cerne blafard que la peur plaquait autour de sa bouche et l' épouvante qu' elle lisait dans son regard . V Riley s' immobilisa sur la galerie et examina le groupe d' hommes qui levaient les yeux vers lui . Eddie était là , les deux mains enfoncées dans ses poches , son feutre noir rabattu sur les yeux . Flynn se trouvait à l' extrême gauche du groupe , les mains également invisibles , le regard froid et vigilant . Woppy et Doc Williams , la cigarette au bec , se tenaient près de la porte . Mais l' attention de Riley se concentra sur Slim Grisson . Slim était assis sur le coin de la table . Il regardait le bout de ses chaussures poussiéreuses d' un oeil vide . C' était un grand type dégingandé , au teint blafard . Sa bouche molle , pendante , et ses yeux glauques au regard vague lui donnaient l' apparence d' un demeuré , mais une cruauté inhumaine se cachait derrière ce masque de crétin . La carrière de Slim Grisson était typiquement celle d' un tueur pathologique . Il avait commencé par ne rien faire en classe , se refusant à trouver le moindre intérêt à son travail scolaire . Très tôt , il avait eu des besoins d' argent . Il avait un tempérament sadique et il aimait torturer les animaux . Dès dix_huit ans , il avait manifesté des tendances homicides et , à partir de ce moment _là , son déséquilibre mental s' était très vite aggravé . Par moments , il paraissait normal et faisait preuve d' une certaine vivacité d' esprit , mais , la_plupart_du temps , il se comportait comme un parfait idiot de village . Sa mère , M' man Grisson , avait toujours refusé d' admettre les anomalies de son héritier . Elle lui avait trouvé une place de plongeur dans une académie de billard . Il avait eu l' occasion d' y approcher des gangsters et les avait vus manipuler négligemment des armes à feu et des liasses de billets de banque . Slim s' était procuré un revolver et son premier meurtre avait suivi de très près . Il avait pris la fuite et , pendant deux ans , sa mère n' avait plus entendu parler de lui . Puis il était revenu , se vantant des assassinats qu' il avait commis au cours de ces deux années . M' man Grisson avait pris la décision de faire de lui un chef de bande et s' était occupée personnellement de son éducation . Quand il décidait de se lancer dans une entreprise , elle la préparait soigneusement , en ressassait inlassablement avec lui les moindres détails , comme si elle dressait un singe savant . Lorsqu' il avait réussi à se fourrer les instructions de sa mère dans la tête , il ne les oubliait plus . M' man avait réuni une bande de desperados : Flynn , qui sortait de prison et qui avait tiré quatre ans pour l' attaque d' une banque , Eddie Schultz , ex_garde du corps d' un grossium du Consortium du crime , Woppy , un spécialiste des coffres_forts , et Doc Williams , un vieil homme rayé de l' ordre des médecins qui avait accepté avec reconnaissance le travail qu' on lui offrait . A la tête de ces hommes , elle avait placé son fils . Ils l' avaient accepté pour chef , bien que ce fût M’man qui détînt en fait les rênes du pouvoir . Sans elle , Slim n' aurait été bon à rien . Riley était terrorisé par ce grand échalas . Il empoigna des deux mains les revers de son veston pour témoigner de ses intentions pacifiques et se figea sur place , le regard fixé sur les hommes qui se trouvaient dans la salle . Salut , Frankie , dit Eddie . Je parie que tu t' attendais pas à me revoir ? Riley descendit lentement l' escalier sans quitter des yeux les hommes qui lui faisaient face . Salut , répondit _il d' une voix rauque . Non , je m' attendais pas à te revoir aussi vite . Il s' arrêta à côté de Bailey , qui ne tourna pas la tête pour le regarder . Où est passée la pin_up qu' était avec toi ? demanda Eddie . Riley fit un effort prodigieux pour se ressaisir . S' ils voulaient se tirer vivants de ce pétrin , il fallait bluffer , et bluffer de façon convaincante . T' as quand même pas fait tout ce chemin pour la revoir , non ? dit _il en s' efforçant de parler d' un ton léger . Tu comptais lui filer un rencard ? C' est pas de chance . On en a eu marre et on l' a balancée . Eddie laissa tomber le mégot de sa cigarette et l' écrasa sous son pied . Pas possible ? Moi qui voulais la regarder d' un peu plus près ! Qui c' était , cette greluche , Frankie ? Une pouffe , répondit Riley . Tu la connais pas . Il sentait peser sur lui le regard glacé de tous les membres de la bande Grisson , à l' exception de Slim , et il eut l' impression désespérante que tous ces hommes savaient qu' il mentait . Slim était le seul à ne pas faire attention à lui . Tu l' aurais pas ramassée à l' hostellerie du Chausson _d' Or , des fois ? demanda Eddie . Riley éprouva brusquement une sensation de vide et de froid au creux de l' estomac . Cette petite tapineuse ? Jamais elle irait dans une boîte comme celle_là . On l' a levée au bar d' Izzy . Comme elle tenait une bonne muflée , on l' a emmenée faire un tour , histoire de rigoler un peu . Riley essaya de sourire , mais ne réussit qu' à faire une grimace . Mais elle n' a rien voulu savoir , alors on y a dit de rentrer chez elle à pied . Eddie éclata de rire . Il s' amusait beaucoup . Sans blague ? T' aurais dû écrire des scénarios pour le cinéma , Frankie . C' est fou , ce que t' as comme imagination . Très lentement , Slim leva la tête . Ses yeux se plantèrent dans ceux de Riley , qui évita ce regard . Où est Johnny ? demanda Slim . Au premier , répondit Riley , qui sentait la sueur lui dégouliner le long du dos . Slim tourna lentement la tête vers Eddie . Tous ses mouvements étaient d' une extrême lenteur . Va le chercher , dit _il . La porte de la chambre s' ouvrit et Johnny s' avança dans la galerie . Il s' appuya à la balustrade et tous les yeux se levèrent vers lui . Johnny ne se faisait jamais d' ennemis et ne prenait parti pour personne . Il était strictement neutre . Riley lui lança un long regard appuyé pour l' implorer de garder le silence , mais Johnny ne le regardait pas . Il regardait Slim . Slim gratta son long nez . Salut , Johnny , dit _il . Salut , Slim , répondit Johnny , qui posa bien en vue ses mains sur la barre d' appui . Ça fait une paie qu' on s' est vus , hein ? dit Slim avec un sourire affecté . Les mains de Slim remuaient sans arrêt . Elles montaient et descendaient le long de ses cuisses , tripotaient le cordonnet qui lui tenait lieu de cravate , tiraillaient son complet fripé . Il avait des mains infatigables , décharnées , terrifiantes . J' ai un nouveau couteau , Johnny , reprit Slim . Johnny déplaça le poids de son corps d' un pied sur l' autre . Tant mieux pour toi , répondit _il en jetant un regard inquiet à Eddie . Tout à coup , Slim fit un geste si rapide que Johnny ne put le suivre . Un couteau surgit brusquement dans sa main . C' était un couteau à manche noir , doté d' une lame effilée d' environ quinze centimètres de long . Regarde _le , Johnny , dit Slim faisant tourner le couteau entre ses doigts . T' as de la chance , d' avoir un aussi beau couteau , fit Johnny , les traits figés . Slim hocha la tête . Je sais . Regarde comme il brille . Un rayon de soleil , passant par la vitre sale , se réfléchissait sur la lame du couteau et projetait une tache de lumière au plafond . Et il coupe bien , tu sais , Johnny . Doc Williams , qui mâchonnait nerveusement son cigare derrière Eddie , reconnut les signes avant_coureurs de la crise et s' avança . Calmez _vous , Slim , dit _il d' un ton apaisant . La ferme ! rugit Slim , le visage soudain mauvais . Ses yeux se levèrent lentement vers la galerie sur laquelle Johnny se tenait immobile . Descends , Johnny . Qu' est_ce_que tu me veux ? demanda Johnny d' une voix rauque , sans bouger . Slim s' amusait à larder le bois de la table . Descends , répéta _t _il d' une voix un peu plus forte . Doc fit un signe à Eddie , qui intervint : Fous _lui la paix , Slim . Johnny est un copain . C' est un chic type . Slim tourna les yeux vers Riley . Et lui , c' est aussi un chic type ? Les genoux de Riley fléchirent . Son visage était luisant de sueur . Fous _lui la paix , répéta sèchement Eddie . Range ta lame , faut que je parle à Johnny . De tous les membres de la bande , Eddie était le seul à pouvoir manoeuvrer Slim lorsqu' il était en crise , mais il était suffisamment intelligent pour se rendre compte qu' il manipulait un véritable explosif . Un jour ou l' autre , il n' arriverait pas à le calmer . Slim fit la grimace , mais le couteau disparut . Il lança à Eddie un regard sournois , puis se mit à se curer le nez . Nous nous intéressons à la mémée à Riley , Johnny , expliqua Eddie . Tu l' as vue ? Johnny passa sa langue sur ses lèvres sèches . Il aurait bien voulu boire un coup . Il aurait surtout voulu que tous ces gens s' en aillent . J' sais pas si c' est sa pépée , dit _il , mais elle est ici . Personne ne bougea . Riley fit un curieux bruit de gorge et Bailey devint verdâtre . Fais _nous _la voir , Johnny , dit Eddie . Johnny se retourna et ouvrit la porte . Il appela et fit un pas de côté . Miss Blandish apparut sur la galerie . Tous les hommes la regardèrent avidement . En les voyant , elle recula et se plaqua contre la cloison . Woppy , Eddie et Flynn tirèrent brusquement leurs revolvers . Prenez leurs feux , ordonna Slim sans détacher ses yeux de Miss Blandish . Allez _y , Doc , dit Eddie . On vous couvre . Doc s' approcha sans hâte de Bailey et le soulagea du revolver qu' il portait sous le bras , dans un baudrier . Bailey , immobile , se passa la langue sur les lèvres . Doc prit ensuite l' arme de Riley . Au moment où il se retournait , le vieux Sam tira son feu avec une rapidité surprenante . Le gros automatique tonna au moment précis où Woppy logeait une balle dans la tête du vieux Sam . Le vent de la balle effleura la joue de Doc . Il recula en grognant de surprise , tandis_que le vieux Sam s' écroulait au sol . Riley et Bailey devinrent livides et retinrent leur souffle , pendant plusieurs secondes . Slim les regarda , puis tourna ses yeux vers le corps du vieux Sam . Son visage avait pris une expression vorace , affamée . Johnny fit rentrer dans la chambre Miss Blandish sanglotante ; elle était au bord de la crise de nerfs . Ôtez _le de là , dit Slim . Doc et Woppy traînèrent le corps du vieux Sam au_dehors et revinrent rapidement . Eddie s' approcha de Riley et lui donna de petits coups sur la poitrine , avec le canon de son arme . Allons , chienlit , cracha _t _il , fini de rigoler . T' es dans le pétrin . Mets _toi à table . Qui c' est cette fille ? J' en sais rien , hoqueta Riley qui tremblait de la tête aux pieds . Si tu le sais pas , moi , je vais te le dire . Il empoigna Riley par le plastron de sa chemise et le secoua lentement d' avant en arrière . C' est la fille Blandish . Tu l' as kidnappée pour lui piquer ses diams . Les carottes sont cuites , connard . Ils sont dans ta poche , les diams . Il glissa la main dans la poche du veston de Riley et en tira le collier . Il y eut un long silence ; tout le monde contemplait le bijou ; puis Eddie lâcha Riley . Ça me fait de la peine pour toi , connard , fit _il d' un ton apparemment sincère , mais ton avenir me paraît foutu . Il s' approcha de Slim et lui remit le collier . Slim fit miroiter le bijou au soleil . Il était en transes . Regardez , Doc ! s' exclama _t _il . C' est pas joli ? Vous voyez comme ça brille ? On dirait des étoiles dans un ciel tout noir . Ces diamants valent une fortune , déclara Doc , les yeux fixés sur le collier . Slim leva les yeux vers la porte de la chambre , au premier . Fais _la descendre , Eddie , dit _il . Je veux lui parler . Eddie interrogea Doc du regard . Celui_ci secoua négativement la tête . Qu' est_ce_qu' on fait de ces cloches , Slim ? demanda Eddie . Faut aller retrouver M’man , elle nous attend . Slim contemplait le collier . Va la chercher , Eddie , dit _il . Eddie haussa les épaules et grimpa au premier . Lorsqu' il passa devant Johnny pour pénétrer dans la chambre , celui_ci détourna les yeux . Miss Blandish , adossée à la cloison , tremblait de tous ses membres . En voyant Eddie , elle porta vivement la main à sa bouche et regarda désespérément autour d' elle pour trouver un moyen de s' échapper . Eddie eut pitié d' elle . Toute terrorisée qu' elle fût , c' était encore la plus jolie fille qu' il eût jamais vue . Faut pas avoir peur de moi , lui dit _il . Slim veut vous voir . Maintenant , écoutez _moi bien , mon petit . Slim n' est pas seulement méchant , il est aussi un peu dingue . Si vous lui obéissez exactement , il ne vous fera pas de mal , mais ne le foutez pas en rogne . Il est dangereux comme un serpent , alors faites gaffe . Venez , il vous attend . Miss Blandish recula . La terreur obscurcissait ses yeux . Ne me forcez pas à descendre , hoqueta _t _elle . Je n' en peux plus . Je vous en prie … je voudrais rester ici . Eddie la prit doucement par le bras . Je ne vous quitterai pas , promit _il . Il faut y aller . Il ne vous arrivera rien . Si Slim essaie de vous faire du mal , je l' en empêcherai . Allez , venez , mon petit . Il la fit descendre l' escalier . Slim la regarda approcher . On dirait qu' elle sort d' un livre d' images , hein ? chuchota _t _il à Doc . Regardez les beaux cheveux qu' elle a Doc était soucieux . C' était la première fois qu' il voyait Slim se comporter ainsi . Habituellement , il détestait les femmes . Eddie poussa Miss Blandish vers Slim et recula d' un pas . Il ne la quitta pas des yeux . Tout le monde observait la scène . Miss Blandish dévisagea Slim d' un air horrifié . Il lui souriait , la tête penchée d' un côté ; ses yeux jaunes étincelaient . Mon nom , c' est Grisson , annonça _t _il , mais vous pouvez m' appeler Slim . Il se frotta l' aile du nez avec son pouce . C' est à vous , hein ? demanda _t _il en soulevant le collier . Miss Blandish hocha affirmativement la tête . Cet être répugnant avait quelque chose de si terrifiant qu' elle avait envie de hurler , de hurler à en perdre le souffle . Slim tripotait les pierres . Elles sont jolies … comme vous . Il lui tendit le collier ; miss Blandish recula en frissonnant . Je vais pas vous faire de mal , dit Slim en secouant la tête . Vous me plaisez bien . Tenez , prenez _le . Il est à vous . Mettez _le à votre cou . Je veux voir comment il vous va , ce collier . Minute , Slim , intervint Eddie . Les diams sont à nous tous . Slim gloussa et fit un clin d' oeil à Miss Blandish . Vous l' entendez ? Il aurait pas le cran de venir me le faucher . Il a peur de moi … Ils ont tous peur de moi . Il lui tendit le collier . Allons , prenez _le . Je veux le voir quand vous vous le mettez autour du cou . Lentement , comme hypnotisée , elle lui prit le collier . Le contact des diamants la tira de sa torpeur . Elle poussa un cri étranglé , lâcha le collier et s' enfuit comme une folle vers l' escalier , au sommet duquel se tenait Johnny . Faites _moi sortir d' ici ! hurla _t _elle . Je n' en peux plus ! Ne le laissez pas approcher de moi ! Slim sursauta . Il se roidit et son couteau jaillit dans sa main . Le dégénéré inoffensif s' était brusquement mué en un tueur assoiffé de sang . À demi plié en deux , il se tourna vers ses acolytes . Merde , qu' est_ce_que vous attendez , nom de Dieu ? beugla _t _il . Emmenez _les ! Vite ! Dehors … allez , dehors ! Woppy et Flynn encadrèrent Riley et Bailey . Ils les poussèrent vers la porte et les firent sortir . Slim se tourna vers Doc . Attachez _les à un arbre ! Très pâle , Doc ramassa quelques bouts de cordes qui traînaient dans un coin au milieu d' un monceau de détritus divers et suivit Woppy et Flynn . Slim regarda Eddie . Ses yeux jaunes lançaient des éclairs . Toi , surveille la môme . La laisse pas filer . Il ramassa le collier , le fourra dans sa poche , et sortit dans la chaleur et le soleil . Il tremblait d' excitation . Le besoin de tuer le possédait tout entier . Il entendit Riley pousser des glapissements hystériques et aperçut son visage livide , luisant de sueur , et sa bouche agitée de spasmes de terreur . Bailey marchait en silence . Il était pâle , mais une flamme inquiétante couvait dans ses yeux . Le groupe atteignit une petite clairière au milieu des arbres et s' arrêta , tout le monde avait compris que c' était le lieu de l' exécution . Slim désigna les arbres qui lui parurent appropriés . Attachez _les là , dit _il . Tandis que Flynn tenait Bailey sous la menace de son revolver , Woppy ligota Riley au tronc d' un arbre avec la corde que lui lança Doc . Riley ne fit aucun effort pour échapper à son sort . Debout le long de l' arbre , il frissonnait , trop terrifié pour rien tenter . Woppy se tourna vers Bailey . Va te foutre contre cet arbre , aboya _t _il . Bailey marcha résolument vers l' arbre et s' y adossa . Lorsque Woppy s' approcha , il lui décocha un coup de pied fulgurant qui l' atteignit au bas_ventre et se réfugia derrière l' arbre . Il avait mis le tronc étroit entre lui et le revolver de Flynn . L' excitation de Slim devint frénétique . Tire pas ! hurla _t _il . Je le veux vivant ! Woppy se tordait de douleur dans l' herbe ; il essayait désespérément de reprendre son souffle , mais personne ne se souciait de lui . Doc recula , se mit à l' abri d' un buisson . Il était livide , prêt à vomir . Il refusait de prendre part à la suite des festivités . Flynn s' avança lentement vers l' arbre ; Slim restait immobile ; la lame effilée brillait au bout de ses doigts . Bailey regarda autour de lui . Comment échapper ? Derrière lui , les fourrés étaient trop touffus . Devant se trouvait Flynn , qui s' était approché prudemment . À gauche , Slim l' attendait avec son couteau . C' était donc par la droite qu' il fallait essayer de fuir . Il s' élança brusquement , mais Flynn était plus près qu' il ne l' avait supposé . Il lui lança un direct , que Flynn esquiva . Son poing passa au_dessus de la tête de Flynn , et il trébucha . Flynn lui tomba dessus . Pendant une minute , les deux hommes luttèrent , puis Bailey , qui était le plus costaud , réussit à se dégager . Il frappa Flynn au menton et celui_ci s' écroula , évanoui . Bailey s' éloigna d' un bond . Slim n' avait pas bougé . Il était immobile , son long corps penchait en avant , sa bouche molle pendant à moitié , son couteau paraissait prêt à s' échapper de ses doigts . Woppy était encore hors de combat . Brusquement , Bailey changea d' avis . Il ne restait plus que Slim . Doc ne comptait pas . S' il réussissait à assommer Slim , il pourrait ensuite , avec l' aide de Riley , prendre Eddie par surprise . Le coup valait la peine d' être tenté . Il s' avança vers Slim qui l' attendait , et dont brillaient les yeux jaunes . Tout à coup , Bailey vit Slim sourire . Le faciès d' idiot s' escamota , fit place à la gueule de tueur . Bailey comprit qu' il ne lui restait plus que quelques secondes à vivre . Jamais il n' avait éprouvé une telle terreur . Il se figea sur place , tel un lapin fasciné . Le couteau fendit l' air et se planta dans sa gorge . Slim , penché au_dessus de lui , le regarda mourir ; l' étrange jouissance que lui procurait le meurtre le pénétrait une fois de plus . Woppy , le visage terreux , avait réussi à s' asseoir et jurait entre ses dents . Flynn , toujours sur son dos , remuait péniblement . Une ecchymose livide était apparue sur son menton . Doc se tourna d' un autre côté . Il était moins endurci que les autres . Slim pivota vers Riley , qui ferma les yeux et poussa un gémissement étranglé , atroce . Slim nettoya son couteau en l' enfonçant dans la terre , puis il se redressa . Riley … , appela _t _il d' une voix douce . Riley ouvrit les yeux . Me tue pas , Slim , haleta _t _il . Donne _moi une chance … me tue pas ! Slim sourit , puis traversant à pas lents la clairière ensoleillée , il s' approcha de l' homme qui le suppliait . CHAPITRE II I Miss BLANDISH fut poussée sous la lumière crue de l' ampoule qui pendait du plafond . Deux tampons de coton étaient fixés sur ses yeux par des bandes de sparadrap . Eddie lui prit le bras pour la soutenir et elle s' appuya lourdement contre lui . Cette main lui donnait une sensation de chaleur et de force , et dans les ténèbres au milieu desquelles elle se débattait , c' était son seul contact avec le monde extérieur . Vautrée dans son fauteuil , M' man Grisson examina Miss Blandish . Avant de quitter la baraque de Johnny , Eddie lui avait téléphoné pour la prévenir qu' ils rentraient . Elle avait eu le temps de calculer ce que ce kidnapping allait leur rapporter . En s' y prenant bien , et avec un tout petit peu de chance , ils allaient encaisser un million de dollars avant la fin de la semaine . Depuis trois ans , sous la direction de M’man , la bande avait acquis une certaine réputation . Ils n' avaient pas exécuté de très gros coups , mais ils ne s' étaient pas mal défendus . Les autres gangs les considéraient comme une bonne équipe de troisième ordre . Et voilà que grâce à cette frêle jeune fille rousse , ils allaient devenir les ennemis publics les plus riches , les plus puissants et les plus recherchés de tout Kansas_City . M' man Grisson était énorme , obèse , adipeuse . Des bajoues pendaient de chaque côté de son menton . Elle avait les cheveux teints d' un noir agressif , frisottés et ternes , et ses petits yeux brillaient : on aurait dit des éclats de verre inexpressifs . Toute une bijouterie de pacotille scintillait sur son opulente poitrine avachie . Elle était vêtue d' une robe sale en dentelle crème . Ses bras de débardeur , striés de veines et comprimés par les mailles de la dentelle , ressemblaient à des boudins de pâte passés au laminoir . Sa force physique valait celle d' un homme . C' était une vieille femme hideuse , et tous les membres du gang , Slim compris , tremblaient devant elle . Eddie arracha le ruban adhésif qui fermait les yeux de Miss Blandish . Celle_ci sursauta en se trouvant nez à nez avec cette vieille femme vautrée dans son fauteuil . Le spectacle lui coupa le souffle et elle battit en retraite . Eddie posa sur son bras une main rassurante . Eh bien , la v' là , M' man , dit _il . Livrée à domicile , conformément à vos instructions . Je vous présente Miss Blandish . M' man se pencha en avant . Ses petits yeux inquisiteurs terrifièrent la jeune fille . M' man détestait parler autant qu' elle détestait les bavards . Un mot lui suffisait où la_plupart_des gens en auraient prononcé dix , mais elle estima que cette occasion exceptionnelle justifiait un petit discours . Écoute _moi bien , dit _elle . T' es peut_être la fille Blandish , mais , pour moi , t' es moins que rien . Tu vas rester ici jusqu' à ce que ton vieux paie ta rançon . Ça durera le temps qu' il voudra ; ça dépend de lui . Tant que t' es là , tiens _toi comme il faut . Si t' es sage , on te fichera la paix , mais si tu commences à faire des chichis , t' auras affaire à moi , je te le garantis . Essaie pas de m' emmerder , tu le regretterais . T' as compris ? Miss Blandish la regardait comme si elle n' arrivait pas à croire que cette horrible vieille était réelle . T' as compris ? répéta M’man . Eddie donna un coup de coude à Miss Blandish . Oui , répondit celle_ci . Mets _la dans la chambre du devant , ordonna M’man à Eddie . Tout est prêt pour la recevoir . Boucle la lourde et redescends , j' ai à te parler . Eddie fit sortir Miss Blandish de la pièce . En montant l' escalier , il lui dit : La vieille ne plaisantait pas , mon petit . Elle est encore pire que Slim , alors fais gaffe . Miss Blandish ne répondit pas . Elle paraissait anéantie et terrorisée . Quelques minutes plus tard , Eddie rejoignit Doc et Flynn dans la chambre de M’man . Woppy avait été envoyé en ville , aux nouvelles . Eddie se versa un verre de whisky et s' assit sur le bras d' un fauteuil . Où est passé Slim , M' man ? Il est allé se coucher , répondit M’man . T' occupe pas de lui . J' ai à vous parler , à toi et à Flynn . Vous avez entendu ce que j' ai dit à la môme , si elle faisait des chichis ? Ça vaut aussi pour vous deux . Je vous interdis à vous et à Woppy , de vous mettre à débloquer sous prétexte qu' il y a une jolie fille dans la maison . Si j' en pince un à faire du gringue à la gosse , il le regrettera . Les gangs qui font faillite , c' est plus souvent à cause d' une greluche que de la flicaille . J' ai pas l' intention de vous laisser vous bagarrer à cause d' elle . Vous allez laisser cette fille tranquille , compris ? Eddie eut un sourire narquois . C' est également valable pour Slim ? Slim ne s' occupe pas des bonnes femmes , déclara M’man en foudroyant Eddie du regard . Il a trop de bon sens pour ça . Si tu pensais un peu plus à ton boulot et un peu moins à tes pouffiasses , tu t' en porterais un peu mieux . Même chose pour Woppy et toi , ajouta _t _elle en regardant Flynn , qui se tortilla d' un air gêné . T' as compris ? Tu vas foutre la paix à cette fille . Je suis pas sourd , répondit Flynn d' un ton boudeur . Et toi , Eddie ? J' avais entendu la première fois , M' man . Bon . M' man prit une cigarette et l' alluma . Pour nous , cette môme vaut un million de dollars . Elle a disparu depuis minuit . À l' heure qu' il est , Blandish a sûrement prévenu les flics , qui ont alerté les fédés . On va se mettre en rapport avec Blandish et lui dire de se débarrasser des fédés , de réunir un million de dollars en vieux billets et de se tenir prêt à nous le remettre . Y a pas de raison pour qu' on ait des difficultés de son côté . Il a le pognon et il veut récupérer sa fille . Elle se tourna vers Eddie . Descends en ville et téléphone à Blandish . Dis _lui qu' il recevra bientôt des instructions sur le mode de versement . Préviens _le que s' il essaie de nous doubler , sa gosse trinquera . J' ai pas besoin de t' expliquer ce qu' il faut lui dire : débrouille _toi pour lui foutre les jetons . Compris , M' man . Alors tire _toi . Comment se fera le partage , M' man ? demanda Eddie en se levant . C' est moi qui ai repéré la petite . Je devrais toucher une plus grosse part que les autres . On ne tient pas encore le magot , répondit sèchement M’man . On parlera de ça quand on l' aura . Ben , et moi , alors ? intervint Flynn . J' y étais aussi . Et puis quoi , encore ? fit Eddie . Si j' avais pas été là , tu serais allé te pager . Assez ! rugit M’man . File , Eddie . Eddie hésita , mais il croisa le regard des petits yeux féroces , haussa les épaules et sortit de la pièce . À toi , maintenant , dit M’man à Flynn . Qui est_ce_qu' est au courant pour la bande Riley , rapport à ce qu' on a fait la nuit dernière . Flynn se gratta le crâne . Ben … y a Johnny , évidemment . Il a assisté à tout le spectacle et il sait qu' on a embarqué la pisseuse , mais Johnny , c' est le mec régule . Il va enterrer les macchabs et se débarrasser de leur tire . Faudra pas l' oublier , M' man . Riley lui avait promis un quart du gâteau et il s' attend à ce qu' on soit généreux avec lui , le vieux . On sera généreux , dit M’man . Qui d' autre ? Flynn réfléchit un instant . Y a le môme du poste d' essence . Il a vu Eddie discuter avec Riley . Je crois qu' il s' est aperçu que j' avais une escopette . Peut_être même qu' il a vu la fille . Personne d' autre ? Non . Je ne veux courir aucun risque . Occupe _toi du gosse , il pourrait parler . Vas _y tout de suite . Après le départ de Flynn , M' man se carra plus confortablement dans son fauteuil . Doc Williams arpentait fébrilement la pièce et paraissait mal à l' aise ; elle s' en aperçut et l' interrogea du regard . Les rapports qu' elle entretenait avec Doc se situaient sur un plan différent de ceux qu' elle avait avec le reste de la bande . C' était un homme instruit , et l' instruction était une des rares choses que M’man respectait . Elle n' ignorait pas que quelques années plus tôt , Doc Williams était un chirurgien en renom . Il était marié à une femme de vingt ans moins âgée que lui . Un beau jour , celle_ci s' était enfuie avec son chauffeur , et Doc s' était mis à boire . Quelques mois plus tard , alors qu' il était ivre , il avait entrepris une opération du cerveau , et son patient était mort . Doc était passé en jugement pour homicide et avait été condamné à cinq ans de réclusion . Il avait été radié de l' ordre des médecins . Flynn avait fait sa connaissance en prison , et , à leur libération , il l' avait amené à M’man . Celle_ci avait tout de suite compris l' avantage que constituait pour la bande la présence d' un médecin doublé d' un habile chirurgien . Elle n' avait plus à se préoccuper de trouver un docteur lorsqu' un de ses hommes écopait d' une balle . Elle veillait à ce que Doc ne manque jamais d' alcool , moyennant quoi il prenait soin de ses hommes . Si on ne fait pas de boulette , dit M’man , notre position est excellente . Je vais répandre le bruit que c' est Riley qui a enlevé la fille . Tôt ou tard , ça reviendra aux oreilles des flics . Ils se mettront à sa recherche , et quand ils s' apercevront qu' il a disparu , ils seront convaincus que c' est lui qui a fait le coup . Elle sourit en exhibant un dentier chevalin . Tant qu' ils ne les auront pas déterrés , lui et sa bande , ils seront persuadés que c' est eux qui ont kidnappé la gosse , et nous on sera peinards . Doc s' assit et alluma un cigare . Ses gestes étaient lents et son visage ravagé par l' alcool était soucieux . Je n' aime pas les kidnappings , déclara _t _il . C' est une chose cruelle … horrible . J' ai pitié de cette petite et de son père . Ça ne me plaît pas du tout . M' man sourit . De tous les membres de la bande , Doc était le seul qui fût autorisé à exposer son point de vue ou à donner son avis . M' man en tenait rarement compte , mais elle aimait bien l' entendre parler . C' était quelqu’un à qui causer lorsqu' elle se sentait solitaire et il était parfois de bon conseil . Vous êtes un vieux schnock sentimental , dit _elle d' un ton méprisant . Cette petite a eu tout ce qu' on peut désirer . Qu' elle souffre un peu ! Son vieux a des millions . Lui non plus , ça ne lui fera pas de mal de souffrir . J' ai bien souffert , moi , et vous aussi . Ça fait du bien aux gens , la souffrance . D' accord , répondit Doc en se versant un verre plein d' alcool , mais elle est si jeune et si jolie … c' est lamentable de gâcher une jeune existence comme celle_là . Vous n' avez pas l' intention de la renvoyer chez son père , hein ? Non , elle n' y retournera pas . Quand nous aurons touché la rançon , il faudra se débarrasser d' elle . Elle en sait trop . Doc se trémoussa sur son siège , l' air gêné . Je n' aime pas ça , mais je suppose que je n' ai pas voix au chapitre . Il vida son verre et le remplit de nouveau . C' est un gros coup , M' man . Rien ne me plaît , dans cette histoire . Le fric , ça vous plaira quand vous toucherez votre part , déclara M’man cyniquement . Doc contemplait son verre . Il y a bien longtemps que l' argent a cessé de m' intéresser . Il y a une chose que je dois vous dire , M' man . Slim s' est comporté d' une façon bizarre avec cette jeune fille , vraiment très bizarre . M' man lui lança un regard aigu . Qu' est_ce_que vous voulez dire ? J' étais sous l' impression que les femmes ne tenaient aucune place dans l' existence de Slim . C' est bien ce que vous m' aviez dit , n' est _ce pas ? Oui , et j' en suis bien contente . Il m' a causé assez de soucis comme ça sans que je me fasse en plus du mouron à cause de ces trucs _là . Il s' intéresse à cette jeune fille , annonça posément Doc . Je ne l' ai jamais vu se conduire comme il l' a fait lorsqu' il a posé les yeux sur elle . Il avait l' air ébloui , comme un gosse à son premier amour . Je suis navré , M' man , mais j' ai bien l' impression que vous allez vous faire du mouron à cause de ces trucs _là . Les traits de M’man se figèrent et ses yeux lancèrent des éclairs . Vous ne blaguez pas , j' espère ! Non . Quand vous les verrez ensemble , vous comprendrez que j' ai raison . Il tenait absolument à lui rendre les diamants . C' est lui qui les a , ne l' oubliez pas . Je ne l' oublie pas , répondit _elle d' un air farouche . Il me les donnera quand je les lui demanderai . Vous croyez vraiment qu' il en pince pour cette fille ? J' en suis sûr . Je vais y mettre bon ordre . Je ne veux pas d' histoires de femmes dans cette maison ! Ne soyez pas trop sûre de vous , dit gravement Doc . Slim est dangereux . Il pourrait se retourner contre vous . L' ennui avec vous , M' man , c' est que vous ne voulez pas reconnaître qu' il n' est pas normal … Taisez _vous ! rugit M’man . C' était un sujet tabou . Je refuse d' écouter ces conneries . Slim est parfaitement normal et je sais comment m' y prendre avec lui . Ne parlons plus de ça . Doc haussa les épaules et se versa un verre de whisky . Il commençait à avoir les joues très rouges . Maintenant , il suffisait de très peu d' alcool pour enivrer Doc . Vous ne pourrez pas me reprocher de ne pas vous avoir prévenue . Je veux que vous écriviez une lettre à Blandish , dit M’man , changeant délibérément de sujet . Nous la lui expédierons demain . Dites _lui de mettre l' argent dans une valise blanche . Qu' il fasse passer une petite annonce dans la Tribune d' après_demain , disant qu' il a des tonnelets de peinture blanche à vendre . Ça voudra dire que le fric est prêt . Expliquez _lui ce qui arrivera à sa môme s' il essaie de nous posséder . Entendu , M' man , dit Doc qui sortit de la pièce en emportant son verre . La vieille femme resta un moment assise dans son fauteuil ; elle réfléchissait . Ce que lui avait dit Doc la contrariait . Si Slim en pinçait pour la fille , plus vite elle se débarrasserait d' elle , mieux ça vaudrait . Elle essaya de se persuader que Doc exagérait . Slim avait toujours eu peur des femmes . Elle l' avait vu grandir et elle était certaine qu' il n' avait jamais eu aucune expérience sexuelle . Elle se leva . Il vaut mieux que j' aille lui parler , se dit _elle . Je lui prendrai le collier . Il faudra que je fasse gaffe pour le fourguer . Ce serait peut_être plus prudent de le garder un certain temps . Pendant quelques mois , ça va être de la dynamite . Elle monta au premier , où se trouvait la chambre de Slim . Slim était allongé sur son lit , en pantalon et bras de chemise . Le collier se balançait au bout de ses doigts osseux . À l' entrée de M’man , le collier disparut avec une rapidité incroyable . Slim n' allait pas plus vite à faire jaillir son couteau . Aussi vif qu' eût été Slim , M' man avait aperçu le collier , mais elle se garda d' en parler . Qu' est_ce_que tu fais au pieu ? demanda _t _elle en s' avançant . T' es fatigué , ou quoi ? Slim lui lança un regard venimeux . Il y avait des moments où sa mère l' horripilait , avec ses questions stupides . Ouais , j' suis fatigué . J' avais pas envie d' écouter votre bla_bla , en bas . Tu devrais me remercier de savoir leur causer , lui dit _elle sèchement . On va être riches , Slim . Cette fille va nous rapporter un monceau de fric . Le visage de Slim s' éclaira et son air mauvais disparut . Où elle est , M' man ? M' man le regarda fixement . C' était la première fois qu' elle lui voyait cette expression . Elle se roidit en songeant qu' en fin de compte , Doc avait raison . Ce pauvre imbécile avait l' air mordu . Elle ne l' en aurait jamais cru capable . Dans la chambre de devant , bouclée à double tour , répondit _elle avec brusquerie . Slim roula sur le dos , le regard au plafond . Elle est jolie , hein , M' man ? fit _il d' un ton de niaiserie puérile . J' ai jamais vu une fille comme elle . T' as remarqué ses cheveux ? Jolie ? bougonna M’man . Qu' est_ce_que ça peut te foutre ? C' est une gonzesse comme les autres . Slim tourna la tête et regarda sa mère . Il paraissait étonné . Tu penses ce que tu dis ? demanda _t _il . T' es miro , ou quoi ? Qu' est _ce qui t' arrive ? Moi qui croyais que t' avais du goût ! Elle est formidable , oui . Si tu le vois pas , c' est que t' es aveugle . Il passa ses doigts dans ses longs cheveux graisseux . On dirait qu' elle sort d' un livre d' images . Je veux la garder , M' man . On est pas forcés de la renvoyer chez elle , hein ? On touchera le fric et je la garderai . J' ai jamais eu de poule . Elle sera ma poule . Ah ! oui ? fit M’man d' un ton méprisant . Tu crois qu' elle voudra de toi ? Regarde ta chemise , regarde tes mains … elles sont dégoûtantes . Tu t' imagines qu' une petite pimbêche comme ça va faire attention à toi ? Slim examina ses mains . Il parut soudain douter de lui_même . Je pourrais peut_être me laver , hasarda _t _il comme si cette idée ne lui était jamais venue auparavant . Je pourrais mettre une liquette propre . J' ai pas de temps à perdre avec ces conneries , dit brutalement M’man . Je veux le collier . Slim l' observa , la tête penchée sur l' épaule , puis il tira le collier de sa poche et le fit danser hors de portée des doigts de M’man . Une expression rusée , qui ne plut pas du tout à M’man , apparut soudain sur son visage . Il est joli , hein ? dit _il . Mais il est pas pour toi . Je le garde . Je te connais … si je te le donnais , tu le vendrais . Tu penses qu' à ça … à l' argent . Il est à elle et je vais lui rendre . M' man faillit exploser , mais elle se contint . Donne _moi ce collier ! ordonna _t _elle en tendant la main . Slim glissa à bas du lit et défia sa mère , les yeux étincelants . Je le garde . Pour M’man , c' était une expérience absolument nouvelle . Pendant un instant , sa stupeur fut telle qu' elle en fut désorientée , puis sa fureur l' emporta et elle s' avança sur Slim en brandissant ses poings monstrueux . Nom de Dieu ! Donne _moi ça ou je te fous une trempe ! rugit _elle , le visage convulsé et marbré de plaques rouges . Arrête ! Le couteau de Slim jaillit brusquement dans sa main . Il rentra la tête dans les épaules et regarda sa mère d' un air féroce . Arrête ! M' man s' immobilisa brusquement . Elle observa le mince visage vicieux et les yeux jaunes étincelants ; elle se rappela l' avertissement de Doc . Un frisson lui courut le long de l' échine . Range ce couteau , Slim , fit _elle d' une voix calme . Qu' est _ce qui te prend ? Slim l' observait . Tout à coup , il sourit . T' as eu la trouille , hein , M' man ? Je l' ai vu , que t' avais la trouille . T' es comme les autres … toi aussi , t' as peur de moi . Dis donc pas de bêtises , répliqua M’man . T' es mon fils . Pourquoi veux _tu que j' aie peur de toi ? Maintenant , donne _moi ce collier . Je vais te dire ce qu' on va faire , proposa Slim d' un air rusé . Toi , tu veux le collier , moi , je veux la fille . On va faire un échange . Tu te débrouilles pour que je lui plaise et je te donne les diams . Qu' est_ce_que t' en dis ? Espèce de pauvre crétin … , commença M’man , mais elle s' interrompit en voyant Slim remettre le collier dans sa poche . Tant que la petite sera pas gentille avec moi , tu l' auras pas , déclara _t _il . Va lui parler , M' man . Dis _lui que j' y ferai pas de mal . Je voudrais qu' elle me tienne compagnie . Les cloches d' en bas , ils peuvent pas me blairer . Toi , tu peux causer avec Doc . Moi , j' ai personne . C' est elle que je veux . Pendant qu' il parlait , M' man réfléchissait . À supposer qu' elle ait le collier , elle ne pourrait pas s' en défaire . Il faudrait attendre des mois avant d' oser le vendre . Slim voulait le garder un bout de temps ? Ce n' était pas bien grave . Ce qui était grave , c' était son geste de rébellion et l' atteinte portée à l' autorité de M’man . Une fois de plus , l' avertissement de Doc lui revint en mémoire . Il avait raison , Slim n' était pas normal . Il était dangereux . Elle n' allait pas courir le risque de se laisser planter un couteau dans le ventre . Mieux valait faire ce qu' il demandait . De toute façon , ce ne serait pas long . Aussitôt la rançon versée , la fille disparaîtrait , Slim l' oublierait et tout rentrerait dans l' ordre . Après tout , ce n' était peut_être pas une si mauvaise idée de le laisser s' amuser un peu avec cette fille . Si elle le tentait , pourquoi la lui refuser ? Doc parlait tout le temps de complexe de frustration . Oui , tout compte fait , c' était une bonne idée . Ça pourrait l' arranger , Slim ; au moins , il aurait une occupation , au lieu de passer ses journées enfermé dans sa chambre . Range ce couteau , Slim , dit _elle en s' écartant de lui . Y a pas de raison pour que tu t' amuses pas avec cette petite . Je vais voir ce que je peux faire . Range ça . Tu devrais avoir honte de menacer ta mère avec un couteau . Slim comprit soudain qu' il venait de remporter une victoire . Il se mit à ricaner . Maintenant , te v' la raisonnable , dit _il en faisant disparaître son couteau . Débrouille _toi , M' man , et je te donnerai le collier , mais faudra que tu m' arranges ça pour de bon . Je lui parlerai , promit M’man et elle sortit lentement de la pièce . C' était la première fois que Slim lui tenait tête et elle était inquiète . Doc a raison , songea _t _elle en descendant pesamment l' escalier . Il est dangereux . Il pourrait le devenir encore plus . Ce qu' il y a de vache , c' est que je me fais vieille . Je ne serai bientôt plus capable de le tenir en main . II Aussitôt arrivé en ville , Eddie gara la Buick et acheta un journal . Le kidnapping de Miss Blandish et l' assassinat de Jerry MacGowan s' étalaient sur toute la première page . Il lut rapidement l' article , qui ne lui apprit rien de nouveau . Le chef de la police annonçait qu' il suivait une piste sérieuse , mais sans préciser . Du bluff , estima Eddie . Il se dirigea vers le bureau de tabac du coin de la rue , salua d' un signe de tête le gros homme qui trônait derrière le comptoir et franchit l' ouverture fermée par un rideau qui donnait sur la salle de billard . Une fumée dense obscurcissait la pièce bondée d' hommes occupés à boire et à jouer au billard . Eddie chercha Woppy des yeux . Celui_ci , assis tout seul dans un coin , tenait compagnie à une bouteille de scotch . Eddie le rejoignit et s' assit en face de lui . Salut . Y a du nouveau ? Woppy fit signe au barman d' apporter un deuxième verre . Et comment ! répondit _il . T' as vu les journaux ? Y a rien dedans , dit Eddie . Le barman apporta le verre . Eddie le salua d' un signe de tête et se versa à boire . Attends les éditions de ce soir . Tu te rappelles la peau d' hareng qui dégote des ragots pour les potins de son canard ? Heinie ? Eh bien , il est allé s' allonger chez les poulagas . Comment ça se fait ? Depuis quand qu' il est indic ? La compagnie d' assurances offre une récompense pour le collier . Heinie doit en avoir envie . Il a dit aux flics que Bailey s' intéressait aux diams . Ils ont fouillé la ville de fond en comble , mais comme ils n' arrivent pas à mettre la main sur Bailey , ils prétendent que c' est lui et Riley qui ont kidnappé la gosse . C' est bon pour nous , hein ? Eddie sourit . Tu parles ! Les fédés ont pris l' affaire en main . Ils ont été voir Blandish . La ville grouille de flics . Fais gaffe de pas te faire piquer avec ton feu . Je l' ai laissé à la maison . Je vais téléphoner tout de suite à Blandish , et ensuite je me casse . Tu ferais mieux de rentrer avec moi . D' accord . Comment va la rouquine ? demanda Woppy à Eddie qui se levait . Dis donc ! J' aimerais bien lui filer le train , à celle_là ! Je te le conseille pas , répliqua Eddie . M' man est sur le sentier de la guerre . Elle ne veut pas qu' on touche à la môme . Elle en a fait tout un plat . Y a des fois où elle est drôlement casse_pieds , M' man . À quoi ça sert d' avoir une poupée comme ça dans la cabane , si on peut pas s' en servir ? Si tu veux la réponse , la voilà : un million de dollars , fit Eddie en souriant . Il se dirigea vers la cabine téléphonique ; un écriteau suspendu à la porte signalait qu' elle était en dérangement . Il y avait une autre cabine au drugstore d' en face . Eddie sortit du bureau de tabac et s' arrêta au bord du trottoir ; la circulation était intense et l' empêchait de traverser la rue . Pendant qu' il attendait , il remarqua une jeune femme à l' arrêt d' autobus voisin . Comme toutes les jolies filles , elle retint immédiatement son attention . Celle_ci était une grande blonde à l' air effronté , et sa silhouette valait le coup d' oeil . Sa beauté provocante attirait Eddie , qui l' examina pendant quelques secondes . Elle savait se maquiller . Sa bouche était un peu trop grande , mais ça ne le dérangeait pas . Il goûta son allure sensuelle et le chic avec lequel elle portait sa légère robe jaune . Un vrai régal , se dit _il . Je me vois très bien sur une île déserte avec elle . Il traversa la rue , pénétra dans le drugstore et il s' enferma dans la cabine téléphonique . Il plaqua ; un mouchoir sur le micro pour assourdir le son de sa voix , composa le numéro que lui avait donné Miss Blandish et attendit . Ce ne fut pas long . Allô ? fit une voix . Ici , John Blandish . Qui est à l' appareil , je vous prie ? Écoute _moi bien , mon pote , dit Eddie d' une voix de rogomme . On tient ta gosse . Si t' as envie de la revoir , dis aux flics de laisser tomber . On veut un million de dollars . Rassemble la somme en vieux billets , pas de coupure de plus de cent dollars , et mets _la dans une valoche blanche . On te téléphonera demain pour te dire où la livrer . T' as pigé ? Oui . La voix de Blandish était tendue et anxieuse . Elle va bien ? Au poil , et ça continuera tant que tu feras ce qu' on te dit . Si tu cherches à jouer les marioles , elle aura des ennuis , et fais _moi confiance , ce sera des ennuis sérieux . Pas besoin de te faire un dessin . T' es assez grand pour t' imaginer ce qu' on lui fera ! avant de la liquider . Ça dépend de toi , mon pote . Fais ce qu' on te dit , et ta gosse sera peinarde . Sinon , quand tu la retrouveras , elle sera un peu usagée … et tout ce qu' il y a de morte ! Il raccrocha brutalement et sortit rapidement du drugstore ; un sourire satisfait se jouait sur ses lèvres . Comme il hésitait avant de traverser , il aperçut sur le trottoir d' en face la fille blonde qui attendait toujours son autobus . Elle lui jeta un rapide coup d' oeil . Eddie rectifia son noeud de cravate . Pas de chance d' être obligé de rentrer faire son rapport à M’man . Il traversa la rue et regarda de nouveau la jeune femme , prêt à lui sourire , mais elle lui tournait le dos . Il se dirigea vers le tabac , et , avant d' y entrer , se retourna une dernière fois . La jeune femme se dirigeait vers lui . Il l' attendit . Elle ne le regarda pas . Comme elle passait devant lui , un petit bristol blanc s' échappa de sa main et vint se poser aux pieds d' Eddie . Elle continua son chemin sans s' arrêter , elle regardait droit devant elle . Il suivit du regard le balancement sensuel de ses hanches , puis ramassa la carte . Les mots suivants y avaient été griffonnés : 243 , Palace Hôtel West . Surpris , il repoussa son feutre sur sa nuque . Il n' aurait pas cru que c' était une tapineuse . Il était vaguement déçu . Il la chercha des yeux et la vit s' engouffrer dans un taxi . Il regarda le taxi s' éloigner , puis glissa la carte sous le bracelet de sa montre et entra dans le bureau de tabac ; il avait trop à faire aujourd’hui ; un jour prochain , il irait peut_être lui rendre une petite visite . C' est fait , annonça _t _il à Woppy . Tirons _nous . Woppy vida son verre , paya le barman , et les deux hommes regagnèrent la Buick . Une Ford venait de se garer le long du trottoir d' en face . Les deux malabars qui l' occupaient dévisagèrent Eddie et Woppy . Les fédés , chuchota Woppy sans remuer les lèvres . Eddie sortit sa clef de sa poche et ouvrit la portière de la Buick . Une sueur froide perlait à son front . Ils s' assirent dans la voiture et se donnèrent un mal de chien pour avoir l' air à leur aise . Les deux hommes dans la Ford ne les quittaient pas des yeux . Eddie appuya sur le démarreur et la Buick se faufila dans le flot de la circulation . Te retourne pas , surtout , recommanda Eddie . Au bout de quelques minutes , ils respirèrent . Ces salauds _là , ils me foutent les chocottes , déclara Eddie . Moins j' ai affaire à eux , mieux je me porte . À qui le dis _tu ! renchérit Woppy avec conviction . La ville en est farcie . Ils rentrèrent au moment où Flynn descendait d' une Dodge délabrée . Les trois hommes se rendirent ensemble dans la chambre de M’man . Ça s' est bien passé ? demanda celle_ci à Flynn . Ouais , comme sur des roulettes , répondit _il . Y avait pas un chat . J' ai même pas eu besoin de descendre de bagnole . Il s' est amené pour faire le plein , et quand il a eu fini , j' ai envoyé la fumée . Du gâteau . M' man approuva d' un hochement de tête et tourna les yeux vers Eddie . Ça y est , il est prévenu , dit Eddie . Je lui ai pas laissé le temps de me répondre , mais il sait ce qui l' attend s' il essaie de faire le mariole . En ville , ça grouille de fédés , M' man . Ce coup _ci , la chasse est ouverte . Il lança le journal sur la table . Il n' y a rien là_dedans que nous ne sachions déjà . Heinie est allé trouver les poulets . Il leur a raconté que Bailey s' intéressait au collier . Les flics le recherchent , ainsi que Riley . Exactement ce que j' avais prévu , constata M’man avec un de ses sourires féroces . Tant qu' ils n' auront pas déterré les macchabs , on sera peinards . L' enfant se présente bien . Quand la petite va rentrer chez elle , objecta Eddie d' un air soucieux , ça ira moins bien . Elle va parler . M' man le regarda fixement . Qu' est _ce qui te fait croire qu' elle va rentrer chez elle ? Évidemment … Eddie secoua la tête et consulta du regard Woppy , qui fit la grimace . Une belle petite comme ça … c' est quand même moche . On s' en fout , de la fille ! intervint sauvagement Flynn . Faut penser à notre peau ! Qui c' est qui va s' en charger ? s' enquit Eddie . Pas moi , en tout cas . Ni moi , renchérit Woppy . Doc lui fera une piquouse au bras pendant qu' elle dormira , déclara M’man . Sinon , c' est moi qui m' y colle . C' est pour quand ? interrogea Flynn . Quand je le déciderai , aboya M’man . Vous occupez pas de ça , j' en fais mon affaire . Eddie s' assit et se versa un verre . Dites , M' man , j' aimerais bien jeter un coup d' oeil au collier . J' ai pas encore eu l' occasion de le voir de près . Il est dans le coffre , mentit M’man . Je te le montrerai une autre fois . Se hâtant de changer de sujet , elle demanda : Lequel est _ce qui va préparer le dîner , tas de fainéants ? Woppy se leva . Oh ! merde ! On va encore bouffer des spaghetti , râla Eddie . Hé ! Flynn , tu sais faire la tambouille ? Flynn ricana . Aussi bien que toi , mon pote . Eddie haussa les épaules avec accablement . Ce qu' il nous faudrait , ici , c' est une femme . C' est pas demain la veille , dit sèchement M’man . Vas _y , Woppy . Je la saute . Eddie avait extrait de son bracelet_montre la carte qu' il avait ramassée dans la rue . Il relut l' adresse en pensant à la jeune femme et décida d' aller lui faire une visite le soir même . En retournant le bristol , il s' aperçut que quelques lignes avaient été écrites au verso . Il lut le message et sauta sur ses pieds en poussant un juron . Une main féminine avait griffonné : Qu' avez _vous fait de Frankie Riley ? III Une horloge sonnait onze heures lorsque la Buick s' arrêta près du Palace Hôtel . Eddie et Flynn en descendirent ; Woppy resta au volant . Bouge pas d' ici , lui dit Eddie . Si tu vois des flics , taille _toi , fais le tour du pâté de maisons et reviens . On pourrait avoir besoin de toi en vitesse . J' aime mieux être à ma place qu' à la vôtre , déclara Woppy en se plantant une cigarette entre les lèvres . Eddie et Flynn gagnèrent rapidement l' entrée de l' hôtel . C' était un établissement assez modeste . Ils pénétrèrent dans le hall , qui était désert . Un vieil homme bedonnant , en bras de chemise , somnolait derrière le comptoir . Ses yeux papillotèrent à l' arrivée d' Eddie . C' est pour une chambre ? demanda le vieux d' un air d' espoir en se levant . Non . Qui c' est qui crèche au 243 ? demanda sèchement Eddie . Le vieux se rebiffa . Je suis pas autorisé à donner ce genre de renseignement . Vaudrait mieux que vous repassiez demain matin et que vous demandiez à la réception . Flynn tira son revolver et le brandit sous le nez du vieux . T' as entendu ce qu' il t' a demandé , oui ? grogna _t _il . A la vue du revolver , le vieux devint blanc comme un linge et se mit à feuilleter le registre d' une main tremblante . Eddie le lui arracha et son doigt courut rapidement le long de la liste des chambres . Anna Borg , annonça _t _il en arrivant au numéro 243 . Qui c' est ? Il remarqua que les deux chambres situées de part et d' autre du 243 étaient vacantes . Flynn fit pivoter son revolver , l' empoigna par le canon , allongea le bras et assomma le veilleur de nuit d' un coup de crosse sur le crâne . Le vieil homme s' effondra derrière son comptoir . Eddie tendit le cou pour le regarder . T' aurais pas dû cogner si fort , dit _il . Il a une tête de vieux pépère . Vaudrait mieux le ligoter . Flynn fit le tour du comptoir et attacha les mains de l' homme derrière son dos avec sa propre cravate . Ils l' abandonnèrent , s' engouffrèrent dans l' ascenseur et montèrent au second . Reste là , dit Eddie , et surveille l' escalier . Moi , je vais voir la poule . Il longea le couloir , à la recherche de la chambre 243 . Elle était tout au bout . Il appliqua une oreille contre le panneau de la porte , il écouta , puis il tira son revolver et pénétra dans la pièce obscure . Il referma la porte , chercha le commutateur à_tâtons et alluma . Son regard parcourut la petite pièce . Elle était vide et en fouillis . Des vêtements traînaient sur le lit et sur les sièges . Sur le dossier du fauteuil , il reconnut la robe jaune que la jeune femme portait dans l' après_midi . La coiffeuse était encombrée de produits de beauté et le contenu d' une grande boîte à poudre s' était répandu sur le tapis . Eddie se convainquit qu' il n' y avait personne dans la chambre et ne découvrit aucune cachette possible ; il se mit alors à fouiller les tiroirs , mais n' y trouva rien d' intéressant . Il se demanda où était passée la jeune femme . Il sortit de la pièce , referma la porte et rejoignit Flynn sur le palier . Elle n' est pas là . Tirons _nous , dit Flynn . La chambre d' à côté est vide . On va s' y planquer . Elle va peut_être revenir . Et le mironton en bas ? Qu' est _ce qui va se passer , si on le trouve ? On s' en inquiétera quand on l' aura trouvé , répliqua Eddie . Amène _toi . Ils suivirent silencieusement le couloir , parvinrent à la chambre 241 , ouvrirent la porte et entrèrent . Eddie laissa la porte entrebâillée et s' y posta , tandis_que Flynn allait s' allonger sur le lit . Les minutes passèrent . Eddie commençait à se demander s' il n' était pas en train de perdre son temps , lorsqu' il entendit un bruit qui lui fit dresser l' oreille . Flynn sauta du lit et vint le rejoindre près de la porte ; tous deux se mirent à bigler par la fente . La porte de la chambre située en face du 243 s' ouvrait lentement . Une jeune femme apparut , qui examina le couloir . Eddie la reconnut immédiatement : c' était la blonde de l' arrêt d' autobus . Il n' eut pas le temps de se décider à intervenir qu' elle sortait , refermait la porte , traversait le couloir d' un bond , et disparaissait dans la chambre 243 . Ils entendirent la porte claquer et la clef tourner dans la serrure . C' est elle ? chuchota Flynn en soufflant dans le cou d' Eddie . Ouais . Belle môme . Qu' est_ce_qu' elle fricotait ? Eddie ouvrit la porte toute grande et sortit dans le couloir . J' en sais rien , mais je vais pas tarder à l' apprendre . Va faire le pet dans l' escalier . Flynn s' éloigna le long du couloir . Eddie s' approcha de la porte d' en face . Il tourna le bouton et poussa . La porte s' ouvrit . La pièce était plongée dans l' obscurité . Il tendit l' oreille , n' entendit rien et pénétra à l' intérieur . Il alluma la lumière , et suspendit aussitôt sa respiration . Un petit homme grassouillet gisait sur le sol . Il avait reçut une balle dans la tête et la plaie saignait encore . Eddie n' eut pas besoin de s' approcher davantage pour voir qu' il était mort . IV Ça faisait un bout de temps que M’man_Grisson ruminait des pensées moroses . À l' expression de son visage , Doc devinait que ce n' était pas le moment de l' asticoter . Doc faisait une réussite . Il levait fréquemment les yeux sur M’man et se demandait ce qu' elle avait dans le crâne . À la fin , l' immobilité de M’man finit par lui porter sur les nerfs , et il posa ses cartes . Il y a quelque chose qui ne va pas , M' man ? s' enquit _il prudemment . Occupez _vous de vos brèmes et foutez _moi la paix , bougonna _t _elle . Doc haussa les épaules , se leva et alla ouvrir la porte d' entrée . Dehors , il y avait clair de lune . Doc alluma un cigare et s' assit sur la plus haute marche du perron . M' man se leva brusquement ; apparemment elle avait pris une décision ; elle alla chercher un morceau de tuyau de caoutchouc dans un placard . Doc l' entendit remuer et tourna la tête vers elle . Il la vit monter l' escalier , son bout de tuyau à la main , et se demanda vaguement ce qu' elle comptait en faire . M' man Grisson longea le couloir et parvint à la chambre de devant . Elle déverrouilla la porte et entra . C' était une petite pièce dont on avait encloué la fenêtre . L' ameublement se composait d' un lit , d' une unique chaise , d' une petite table et d' un miroir accroché au mur . Le tapis , usé jusqu' à la trame , était répugnant . M' man referma la porte et contempla Miss Blandish , assise sur le lit , les yeux dilatés de crainte . Elle portait sa combinaison décolletée en guise de chemise de nuit . M' man s' assit sur le lit et les ressorts s' affaissèrent sous son énorme masse . J' ai à te causer , annonça _t _elle . Tu t' es déjà fait dérouiller avec un truc comme ça ? Elle montra le morceau de tuyau d' arrosage . Miss Blandish secoua négativement la tête . Elle se réveillait tout juste d' un sommeil agité et l' apparition de M’man_Grisson lui fit songer que son cauchemar continuait . Ça fait mal , dit la vieille femme . Elle asséna un coup de tuyau sur le genou de Miss Blandish . La couverture amortit le coup en partie , mais elle le ressentit quand même . Miss Blandish se raidit . Elle perdit son air ensommeillé . Elle se dressa sur le lit et serra les poings , les yeux brillants de colère . Ne vous avisez pas de recommencer ! haleta _t _elle . M' man Grisson ricana . Ses grandes dents blanches la faisaient ressembler à un loup et lui donnaient un curieux air de famille avec son fils . Qu' est_ce_que tu me ferais ? Elle enferma les poignets de Miss Blandish dans une de ses énormes mains et continua à ricaner ; la jeune fille se mit à se débattre et essaya en vain de se libérer . T' y trompe pas , ma jolie , dit M’man . J' ai beau être vieille , je suis beaucoup plus forte que toi . Je vais commencer par rabattre un peu ton caquet . Ensuite , on causera . Au rez_de_chaussée , Doc , toujours assis sur sa marche , vit Woppy descendre de la Buick et s' avancer vers lui . Eddie est pas encore rentré ? demanda Woppy . Non . Qu' est _ce qui s' est passé ? Woppy passa devant lui et entra dans le salon . Doc l' y suivit . Woppy attrapa une bouteille , la leva pour l' examiner à la lumière de la lampe , et la lança à l' autre bout de la pièce d' un air dégoûté . Y a donc jamais rien à boire , dans cette turne ? Doc sortit une nouvelle bouteille de scotch du placard et la déboucha . Qu' est _ce qui est arrivé à Eddie ? demanda _t _il en remplissant deux verres . J' en sais rien , répondit Woppy , qui prit l’un des verres . On est allé à l' hôtel et il est entré avec Flynn . Je les attendais , quand j' ai repéré deux flics . Je me suis tiré , j' ai fait le tour du pâté de maisons , et quand je suis revenu , j' ai entendu des coups de feu . D’autres flics se sont amenés , alors j' ai mis les bouts . Il semble que notre ami Eddie ait eu des ennuis . Woppy haussa les épaules et vida son verre . Il est de taille à se défendre . Je m' en fais pas pour lui . Il se tut et tendit l' oreille . Qu' est_ce_que c' est que ce bruit ? Doc s' immobilisa et regarda le plafond avec inquiétude . On dirait que c' est la petite qui crie . Je monte voir , dit Woppy en se dirigeant vers la porte . Vaut mieux pas , M' man est avec elle . Les deux hommes écoutèrent un instant les cris stridents , puis Woppy fit une grimace et s' en fut tourner le bouton du poste de radio . Une musique de jazz tonitruante couvrit les hurlements de Miss Blandish . Je suis peut_être plus aussi coriace qu' autrefois , dit Woppy en s' essuyant la figure avec son mouchoir , mais il y a des moments où cette vieille sorcière me donne envie de dégueuler . Doc finit son verre et se hâta de le remplir . Il vaudrait mieux qu' elle ne vous entende pas dire ça , déclara _t _il en s' asseyant . Au premier , M' man Grisson s' était rassise sur le lit , un peu essoufflée . Elle regarda Miss Blandish se tordre de douleur sur sa couche , le visage baigné de larmes , les mains crispées sur le drap . Maintenant , je crois qu' on peut causer , dit M’man . Elle se mit à parler . Les paroles firent oublier sa souffrance à la jeune fille . Elle regarda la vieille femme d' un air incrédule . Non ! haleta _t _elle brusquement . M' man poursuivit . Miss Blandish se dressa , puis se recroquevilla à la tête du lit . Non ! M' man finit par perdre patience . T' as pas le choix , espèce de petite idiote ! aboya _t _elle . Tu vas faire ce que je te dis ! Sinon , je remets ça . Non … Non … Non ! M' man se leva et ramassa son bout de tuyau , mais elle changea brusquement d' avis . C' est vrai qu' il faut pas que j' abîme ta jolie peau , dit _elle . Y a d’autres moyens . Je vais dire à Doc de s' occuper de toi . J' aurais dû penser à ça plus tôt . Doc saura comment s' y prendre . Elle quitta la chambre . Miss Blandish sanglotait , la tête enfouie dans l' oreiller . V Eddie , le visage baigné de sueur , contemplait le cadavre d' Heinie étendu à ses pieds . Si les flics s' amenaient , il allait se retrouver dans un drôle de pétrin . Son regard fit le tour des lieux . Aucune trace de lutte . Eddie supposa que quelqu’un avait frappé à la porte et qu' Heinie avait été abattu en l' ouvrant . La balle avait creusé un petit trou dans la tête d' Heinie et Eddie estima qu' elle avait été tirée par un calibre 25 … Une arme de femme . Il tâta la main du cadavre : elle était encore tiède . Heinie était mort depuis une demi_heure au plus . Eddie jeta un coup d' oeil dans le couloir . Flynn surveillait toujours l' escalier . Eddie sortit de la chambre . Après réflexion , il prit son mouchoir et essuya le bouton de la porte , puis il traversa le couloir et essaya d' ouvrir la porte du 243 . Elle était fermée à clef . Il frappa . Flynn se retourna pour le regarder faire . Eddie frappa une seconde fois . Pas de réponse . Il colla son oreille contre le panneau ; le bruit d' une fenêtre qu' on ouvrait lui parvint . Hé ! vous là_dedans , appela _t _il à mi_voix . Allons , ouvrez ! Dans le silence de la nuit retentirent brusquement des cris stridents . À en juger par le bruit , la femme qui se trouvait dans la chambre 243 se penchait par la fenêtre et hurlait de toutes ses forces . Eddie fit un saut en arrière . Radine , andouille ! lui cria Flynn , on se trisse ! Eddie le rejoignit sur le palier et les deux hommes dévalèrent l' escalier . Attends ! chuchota Flynn en empoignant le bras d' Eddie . Il se pencha sur la rampe et examina le hall . Eddie jeta un coup d' oeil pardessus l' épaule de Flynn . Il y avait deux flics , revolver en main , au milieu du hall . Ils foncèrent vers l' escalier et se mirent à grimper . Eddie et Flynn firent demi_tour et s' élancèrent vers le palier supérieur . On entendit des gens crier et des portes s' ouvrir . Le toit ! haleta Eddie . Ils bondirent au dernier étage . Derrière eux , les flics montaient bruyamment . Au moment où ils s' engageaient dans le long couloir , une porte voisine s' ouvrit et un homme affolé passa sa tête dans l' entrebâillement . Flynn lui lança un coup de poing au passage . L' homme s' effondra ; à l' intérieur de la chambre , une femme se mit à hurler . A l' extrémité du couloir s' ouvrait une porte qui donnait sur le toit . Elle était fermée à clef . Flynn tira deux coups de revolver dans la serrure et enfonça la porte d' un coup de pied . Dans cet espace exigu , les détonations firent un bruit assourdissant . Essoufflés , ils débouchèrent en titubant sur le toit en terrasse , dans l' air frais de la nuit . Ils gagnèrent l' extrémité du toit et se laissèrent choir sur celui de l' immeuble voisin , quelque cinq mètres plus bas . La lune , dissimulée par les nuages , suffisait tout juste à guider leurs pas . Ils s' arrêtèrent un instant , hésitant sur la route à suivre . Vaut mieux qu' on se sépare , dit Eddie . Va à gauche , j' irai à droite . À un de ces quatre . Flynn abandonna Eddie et traversa le toit . Soudain , un cri retentit ; Flynn se retourna juste à temps pour voir trois silhouettes surgir sur le toit de l' hôtel . Il tira . Une de ces silhouettes s' effondra , et il fonça dans l' obscurité . Dissimulé derrière une rangée de cheminées , Eddie examinait la rue , à ses pieds . Des gens sortaient des immeubles et encombraient la chaussée . Un car de police s' arrêtait . Quatre agents en surgirent , qui se frayèrent un chemin à travers la foule et gagnèrent l' entrée de l' hôtel . Le mugissement des sirènes se rapprochait . Eddie s' ébranla . Il descendit sur un autre toit . Tapi dans l' obscurité , il regarda derrière lui . Sur le toit de l' hôtel , des ombres se déplaçaient rapidement . Il entendit un revolver aboyer , non loin , une des ombres disparut . Eddie se redressa ; il hésita un instant . Aucun des flics ne paraissait se diriger de son côté . Ils s' étaient tous lancés aux trousses de Flynn . Eddie eut un sourire jaune . Une riche idée de s' être séparés ! Il longea le toit , parvint à un vasistas . Ce qu' il avait de mieux à faire était de pénétrer dans l' immeuble et de s' y planquer en attendant que la voie soit libre . Tout à coup , au moment où il s' y attendait le moins , un policier surgit de derrière une cheminée . Les deux hommes se regardèrent avec stupeur et se figèrent un instant de surprise , puis le flic réagit en un clin d' oeil . Il leva son revolver , mais Eddie fut encore plus vif . Il lança son poing au visage du policier et abattit le canon de son arme sur la main qui tenait le revolver . Le flic recula en titubant et lâcha son arme . Eddie aurait pu le descendre , mais la détonation allait attirer toute la flicaille . Il fonça , prit un pain sur la tempe et frappa son adversaire du canon de son revolver . Le flic était costaud et combatif . Il essaya de sortir sa matraque , puis empoigna Eddie à bras _le _corps . Pendant un bon moment , les deux hommes luttèrent , puis Eddie réussit à repousser le policier . Comme celui_ci revenait à la charge , Eddie l' esquiva et lui asséna un coup terrible à la tempe , du canon de son revolver . Le flic s' effondra comme un boeuf à l' abattoir . Eddie , qui haletait , regarda anxieusement autour de lui . Il entendait tirailler au loin . Il courut au vasistas et l' ouvrit d' un coup sec . Le verrou était de la camelote et céda immédiatement . Eddie scruta les ténèbres , balança ses jambes dans le vide et se laissa tomber . Il tira sa torche de sa poche et examina la pièce . Elle était pleine de caisses , de malles et de meubles désaffectés . Il ouvrit prudemment la porte et jeta un coup d' oeil dans un couloir obscur . Il tendit l' oreille , puis gagna l' escalier à pas de loup . Il éteignit sa torche et descendit à l' étage inférieur . Les sirènes de la police faisaient maintenant un vacarme assourdissant . Eddie entendit des gens courir , des cris , des appels lointains . Parvenu au palier , il regarda pardessus la rampe . Tout en bas , il vit trois flics s' engager dans l' escalier et monter à sa rencontre . Son visage ruisselait de sueur , à présent . La situation devenait franchement intenable . Il fit rapidement demi_tour et pénétra silencieusement dans la première chambre qu' il trouva sur son chemin . La lumière était allumée . Penchée à la fenêtre , une femme observait le remue_ménage de la rue . Eddie ne voyait que ses jambes et le dos de son pyjama , mais malgré sa situation précaire , il se surprit à penser qu' elle avait une jolie silhouette . Il referma la porte et s' approcha de la femme sur la pointe des pieds . Il s' arrêta derrière elle . Elle dut deviner qu' elle n' était plus seule , car elle se redressa brusquement et pivota sur les talons . Eddie se jeta sur elle . Il lui plaqua une main sur la bouche et , de l' autre , lui saisit les poignets . Si vous faites le moindre bruit , je vous brise la nuque ! l' avertit _il en la serrant contre lui . Elle leva les yeux . Ce n' était encore qu' une gamine , dix_huit ans au plus . Ses yeux bleus s' ouvrirent tout grands . Elle eut l' air si terrifiée qu' Eddie crut qu' elle allait tourner de l' oeil . Du calme , dit _il . Si vous faites pas de bruit , je vous ferai pas de mal . Elle s' appuya de tout son poids contre lui et ferma les yeux . Eddie entendit des bruits de voix et des pas dans le corridor . Il secoua la jeune fille . Les flics me cherchent , chuchota _t _il . Tenez _vous tranquille , faites ce que je vous dis , et il ne vous arrivera rien . Allez , couchez _vous . Il la porta sur le lit et la glissa entre les draps . Pas de bruit , hein ? recommanda _t _il en ôtant sa main de sa bouche . Je … je ne dirai rien , haleta _t _elle , les yeux fixés sur lui . Bonne petite . Il éteignit la lumière et plongea la chambre dans l' obscurité ; puis il s' allongea par terre , derrière le lit . S' ils s' amènent et qu' ils me trouvent , fit _il en tirant son revolver , il va y avoir du grabuge et vous risquez d' écoper . Alors , vous mettez pas à gueuler . Je ne crierai pas , promit la jeune fille d' une voix plus assurée . Des portes s' ouvraient , des gens s' interpellaient d' une voix surexcitée . Apparemment , les flics faisaient la tournée des chambres . S' ils entrent ici , dit _il , toujours allongé sur le plancher , débrouillez _vous pour qu' ils ne se doutent de rien , môme . Il glissa sa main sous les draps et saisit celle de la jeune fille . À sa grande surprise , elle s' y cramponna , et il cligna de l' oeil dans le noir . Faut pas avoir peur de moi . Je n' ai pas peur , assura _t _elle . Ils attendirent . Eddie entendait la respiration oppressée de la jeune fille et les battements de son propre coeur . Soudain , des pas pesants résonnèrent à l' extérieur . La porte s' ouvrit prudemment . Eddie leva son revolver . La jeune fille étreignit sa main . Le pinceau d' une puissante torche électrique balaya la pièce . La jeune fille poussa un petit cri effarouché . Qui est là ? interrogea _t _elle d' une voix tremblante . Le faisceau lumineux se posa sur elle . Police , grogna une voix derrière la lampe . Vous êtes seule ? Oui … qu' est _ce qui se passe ? Nous cherchons deux tueurs , répondit le flic . Inutile de vous inquiéter . Vaudrait mieux fermer votre porte à clef , miss . La porte se referma et les pas pesants s' éloignèrent . Eddie poussa un grand soupir . Il abandonna la main de la jeune fille , se leva et fit tourner la clef dans la serrure . Il regagna la tête du lit et s' assit à terre . Merci , môme , dit _il . Vous avez été épatante . Je vais rester ici le temps que ça se tasse , et puis je me tirerai . Calmez _vous , vous n' avez pas à vous en faire à cause de moi . La jeune fille gardait le silence . Elle le regardait avec curiosité , et distinguait tout juste sa silhouette dans la faible clarté de la fenêtre ouverte . Au bout de quelques minutes , Eddie commença à trouver que le plancher était dur . Il se leva et s' assit au pied du lit . J' avais des crampes , expliqua _t _il avec un sourire . Si vous voulez , vous pouvez dormir . Je n' ai pas envie de dormir . Vous m' avez fait une peur terrible , mais maintenant c' est fini , je n' ai plus peur . C' est très bien . À moi aussi , je me suis fait une peur terrible . Dans l' immeuble , les bruits s' étaient tus . Les voitures de police commençaient à s' en aller . Eddie se demanda si Flynn avait réussi à s' en tirer . Il supposa que oui . Flynn était un homme de ressource . Après un long silence , la jeune fille dit : C' était tout à fait comme au cinéma . Tous ces coups de revolver … si vous ne m' aviez pas tenu la main , j' aurais hurlé . Eddie la regarda avec un intérêt grandissant . Si vous avez envie que je vous tienne encore la main , vous n' avez qu' à le dire … Elle eut un petit rire nerveux . Maintenant , je n' ai plus envie de hurler . Il se leva et gagna la fenêtre . La rue qui tout à l' heure grouillait de monde était maintenant déserte . La dernière voiture de police s' éloignait . Bon , eh bien , je crois que je peux me tailler . On dirait que la séance est terminée . Il s' approcha du lit et sourit à la jeune fille . Je vous remercie sincèrement , môme . Vous êtes formidable . Elle se redressa dans son lit . Vous êtes sûr qu' il n' y a plus de danger ? Oui . Je ne peux pas rester ici toute la nuit . Elle se recoucha . C' est vraiment impossible ? Elle parlait si doucement qu' il l' entendit à peine , mais il l' entendit tout de même . Un sourire élargit brusquement son visage . Ben … y a pas de loi qui m' en empêche , hein ? Vous avez envie que je reste ? Vous allez me faire rougir , minauda la jeune fille en se cachant le visage . En voilà une question à poser à une dame ! VI Le surlendemain , une petite annonce offrant des tonnelets de peinture blanche parut dans la Tribune . M' man Grisson lança le journal à Doc . Le pognon est prêt , dit _elle . Maintenant , y a plus qu' à le ramasser . Ça va être du billard . Flynn et Woppy peuvent s' en charger . Écrivez à Blandish , Doc . Dites _lui de se rendre en voiture à la station_service Maxwell , sur la national 71 . Il doit savoir où c' est . Qu' il s' arrange pour passer devant le golf de Blue Hills à une heure du matin . Elle se tourna vers Flynn et Woppy , qui l' écoutaient . Vous deux , c' est là que vous l' attendrez . Qu' il jette la valise par la portière quand il verra une lampe s' allumer . Il ne doit pas s' arrêter . Prévenez _le qu' on le surveillera depuis le moment où il partira de chez lui . S' il prévient les flics ou s' il essaie de nous faire une entourloupe quelconque , la gosse trinquera . Elle poursuivit à l' intention de Flynn et de Woppy : Vous ne risquez rien . Blandish aura trop peur qu' il arrive quelque chose à la fille . La route est toute droite pendant plusieurs kilomètres . Si les flics vous prennent en chasse , balancez la valise sur la route , qu' ils la voient , et continuez à rouler . Ils n' oseront pas vous poursuivre , à cause de la gosse . C' est pour demain soir ? s' enquit Flynn . Exactement . Flynn se colla une cigarette sur la lèvre inférieure . Il me semble que vous aviez dit qu' on liquiderait la môme , M' man ? demanda _t _il en la dévisageant . Qu' est_ce_qu' on attend ? M' man se raidit . Ses petits yeux devinrent mauvais . Elle disparaîtra quand nous tiendrons le magot . À quoi ça sert d' attendre ? À qui tu crois que tu causes ? rugit M’man . Ferme ta sale gueule ! Flynn lança un coup d' oeil à Doc . Celui_ci détourna son regard , se leva , marmonna quelques mots indistincts et sortit de la pièce . Qu' est _ce qui lui arrive , à la môme , M' man ? reprit Flynn . Hier soir , j' ai vu ce vieux fumiste entrer dans sa carrée avec une seringue à la main . Le visage de M’man vira à l' écarlate . Pas possible ! Si t' as rien de mieux à faire que de fouiner dans la baraque , va falloir que je te trouve une occupation . Le ton de sa voix inquiéta Flynn . Ça va , ça va , dit _il précipitamment . Ce que j' en disais , c' était histoire de causer . Eh ben , cause à quelqu’un qu' aura envie de t' écouter , répliqua M’man . Fous _moi le camp ! Flynn se hâta de quitter la pièce . Après un instant d' hésitation , Woppy le suivit . Les deux hommes montèrent au premier et entrèrent dans la chambre d' Eddie . Eddie lisait les bandes dessinées du canard dans son lit . Salut , résidus que vous êtes ! leur dit _il avec bonne humeur . Quoi de neuf ? Flynn s' assit au pied du lit . Woppy s' installa à_califourchon sur une chaise et posa ses coudes sur le dossier . C' est demain soir qu' on ramasse l' oseille , annonça Woppy . L' annonce est parue dans la Tribune . Un million de berlingots ! s' exclama Eddie en se renversant sur l' oreiller sale . Vous vous rendez compte , les mecs ? Nous voilà enfin riches ! Qu' est_ce_que tu feras de ta part , quand tu la toucheras ? s' enquit Woppy . Je vais me payer une île dans les mers du Sud , répondit Eddie , et je vais la garnir de mémées en jupes de raphia . Woppy s' esclaffa et asséna une claque retentissante sur sa cuisse rebondie . Toi et tes gonzesses ! Moi … je vais ouvrir un restaurant . Mes spaghetti seront célèbres dans le monde entier . Flynn , qui les écoutait distraitement , demanda brusquement : Qu' est_ce_qu' on fabrique dans la chambre de la fille , Eddie ? Eddie s' arrêta de rire et ouvrit des yeux ronds : Qu' est_ce_que tu veux dire ? Ce que je dis . Ma chambre est à côté de la sienne , et j' entends des trucs . J' ai vu Doc y entrer avec une seringue à piquouses . Et Slim aussi , il s' y glisse en douce . La nuit dernière , il y est resté de onze heures à quatre heures du matin . Eddie rejeta vivement son drap et se leva . Qu' est_ce_que tu chantes … une seringue ? Tu m' as compris . Doc tenait une seringue quand il est entré dans la carrée de la gosse . Tu crois qu' il la came ? Pourquoi il ferait ça ? J' en sais rien … Je te le demande . Et Slim , qu' est_ce_qu' il va y foutre ? Eddie se mit à enfiler ses vêtements . Slim ! Tu ne t' imagines pas que ce sale petit con a des vues sur la petite , quand même ? Je te dis que j' en sais rien . N' empêche que M’man a drôlement râlé , quand j' ai parlé de la môme . Je vais lui causer , déclara Eddie . Si Slim veut se guérir ses complexes avec cette gosse , moi , je marche pas . Y a quand même des limites , et ça , bon Dieu ! ça les dépasse ! Tu ferais mieux pas , Eddie , intervint Woppy avec inquiétude . Ça plaira pas à M’man . Te mêle donc pas de ça . Eddie n' en tint aucun compte . Surveille l' escalier , enjoignit _il à Flynn . Envoie _moi le duce , des fois que M’man veuille monter . D' accord , dit Flynn . Il sortit sur le palier et s' accouda à la rampe . Eddie se passa un peigne dans les cheveux , noua une cravate , sortit dans le couloir et gagna la chambre de Miss Blandish . La clef était sur la serrure . Il la tourna et entra dans la pièce . Miss Blandish gisait sur le lit , sous un drap grisâtre . Elle contemplait fixement le plafond . Eddie referma la porte et s' approcha . Salut , môme , dit _il . Comment ça va ? Miss Blandish ne parut pas s' apercevoir de sa présence . Elle regardait toujours le plafond . Eddie posa la main sur son épaule et la secoua légèrement . Réveillez _vous , mon petit . Qu' est _ce qui vous arrive ? Elle tourna lentement la tête et le regarda . Elle avait les yeux vagues et ses pupilles étaient extrêmement dilatées . Allez _vous _en , marmonna _t _elle . Il s' assit au bord du lit . Vous me connaissez … C' est moi , Eddie . Réveillez _vous ! Qu' est_ce_que vous avez ? Elle ferma les yeux . Pendant plusieurs minutes , il la contempla en silence , puis , brusquement , elle se mit à parler . Elle s' exprimait d' une voix basse , dépourvue d' inflexions , comme un médium en transe . Je voudrais être morte , déclara _t _elle . Il paraît que quand on est mort , rien n' a plus d' importance . Il y eut de nouveau un silence prolongé ; Eddie la regardait en fronçant les sourcils ; elle reprit : Des rêves … rien que des rêves horribles . Il y a un homme qui vient … il a l' air réel , mais il n' existe pas vraiment . Il est grand , maigre , et il sent mauvais . Il reste debout à côté de moi , et il parle . Je ne comprends pas ce qu' il dit . Elle remua comme si le poids du drap lui était insupportable . Le silence retomba ; elle reprit au bout d' un moment : Je fais semblant d' être morte . Quand il arrive , j' ai envie de crier , mais si je criais , il verrait que je ne suis pas morte . Il reste des heures à côté de moi , à marmonner . Pourquoi est_ce_qu' il ne me fait rien ? hurla _t _elle brusquement . Eddie recula d' un bond , la sueur au front , terrifié par ce cri atroce . Il regarda la porte d' un air inquiet , se demandant si M’man avait entendu Miss Blandish . Elle se calma . Elle se remit à murmurer en gigotant et en froissant le drap entre ses mains . Si au moins il faisait quelque chose … Ça vaudrait mieux que de le voir à côté de moi , pendant des heures , à parler , parler , parler … Je voudrais qu' il me fasse quelque chose … Flynn passa la tête par la porte . C' est pas prudent de rester là , Eddie . Pourquoi elle a crié ? Eddie le poussa dans le couloir et referma la porte à clef derrière eux . Il essuya son visage en sueur . Qu' est _ce qui se passe là_dedans ? interrogea Flynn . Des choses dégueulasses , répondit Eddie . Pauvre gosse , il vaudrait mieux pour elle qu' elle soit morte . La mort , c' est jamais bon pour personne , rétorqua sèchement Flynn . Qu' est_ce_que tu veux dire ? Eddie entra dans sa chambre . Flynn traînait dans le couloir . A l' entrée d' Eddie , Woppy leva les yeux sur lui et fut surpris par son expression dégoûtée . Fous le camp ! aboya Eddie , et il alla se jeter sur son lit . Woppy sortit rapidement de la pièce . Il lança un regard interrogateur à Flynn , qui haussa les épaules . Eddie ferma les yeux . Pour la première fois de sa vie , il avait honte de lui_même . VII LA POUCE SOUPÇONNE LE GANG RILEY D' ETRE RESPONSABLE DE LA TUERIE DU PALACE HOTEL L' HOMME ASSASSINÉ EST IDENTIFIÉ JOHN BLANDISH PAIE LA RANÇON Nous apprenons que l' homme abattu au Palace Hôtel vient d' être identifié , Il s' agit d' Alvin Heinie , le chroniqueur mondain indépendant . Il avait révélé à la police que la bande Riley l' avait questionné sur les déplacements de la fille de John Blandish , l' héritière kidnappée . Nous croyons savoir que la rançon exigée , qui s' élève à un million de dollars , sera payée aujourd’hui . M Blandish , qui craint pour la sécurité de sa fille , a refusé la collaboration des autorités . La police et le FBI sont en état d' alerte . Ils entreront en action dès que la jeune fille kidnappée sera en sûreté . La police a des raisons de supposer que c' est la bande Riley qui a assassiné Alvin Heinie , à titre de représailles . M' man Grisson lut l' article à haute voix et toute l' équipe l' écouta en ricanant . Au poil ! dit Flynn . C' est Riley qui trinque à tous les coups . Je parie que si le chef de la police se casse la gueule dans l' escalier , il dira que c' est Riley qui l' a poussé . Eddie avait l' air songeur . C' est peut_être très bien , mais j' aimerais quand même bien savoir qui c' est qui a descendu Heinie . C' est pas Riley et c' est pas nous . Cette fille Borg me turlupine . Je crois bien que c' est elle qui l' a buté . Pourquoi ? On sait qu' elle était en rapport avec Riley . Je trouve qu' on devrait s' occuper d' elle . T' as raison , approuva M’man . Avant de ramasser le pognon , faut savoir à quoi s' en tenir sur cette fille . Descends en ville , Eddie , et renseigne _toi . Tu dégoteras peut_être des tuyaux sur elle . Entendu , acquiesça Eddie en se levant . Tu viens avec moi , Slim ? Slim était assis dans un coin , à l' écart . Il lisait un illustré . Lorsque Eddie lui adressa la parole , il ne leva même pas les yeux . Vas _y tout seul , dit M’man , et laisse ton feu ici . Eddie sortit dans le vestibule , suivi de M’man . Va voir Pete Cosmos , conseilla celle_ci . Il connaît toutes les greluches de la ville . Donne _moi ton revolver . Eddie lui tendit son 45 . Si vous disiez à Slim de foutre la paix à la petite , M' man ? M' man se roidit . Occupe _toi de tes oignons , Eddie . T' es un bon petit gars , alors fourre pas ton nez dans ce qui te regarde pas . Voyons , M' man , plaida Eddie , cette gosse est trop mignonne pour tomber dans les pattes d' un type comme Slim . Vous ne pouvez pas lui sauver la mise ? Une brusque flambée de colère fit étinceler les yeux de M’man . Slim a envie de cette fille , fit elle en baissant la voix et en foudroyant Eddie du regard . Il l' aura . Te mêle pas de ça ! Et ça s' adresse aussi à tes copains ! Moi , ça me débecte , un mec trop dégonflé pour se taper une fille sans la bourrer de came . M' man le gifla en pleine bouche . Elle avait frappé à toute volée et Eddie recula en titubant . Ils s' entre_regardèrent un instant , puis Eddie eut un sourire forcé . Très bien , M' man , j' ai eu tort d' ouvrir ma grande gueule . N' en parlons plus . Il sortit . M' man était pourpre de colère . En roulant vers le centre , Eddie songea qu' il ferait bien de se méfier . M' man était aussi dangereuse que Slim , et elle n' hésiterait pas à le descendre par_derrière si elle s' imaginait qu' il foutait la pagaïe dans l' association à cause de la fille Blandish . Il haussa les épaules . Il avait pitié de cette gosse , mais il n' était pas prêt à risquer sa peau pour elle . Il était un peu plus de deux heures de l' après_midi lorsqu' il arriva au Cosmos Club . L' équipe de nettoyage n' avait pas encore fini de réparer les dégâts de la dernière soirée . Les girls , en shorts , répétaient leur numéro sous la direction d' un petit homme vêtu d' un sweater et d' un pantalon blanc . Le pianiste tapait à tour de bras sur son clavier , une cigarette au coin du bec . Les danseuses adressèrent toutes un sourire à Eddie . Il était bien connu au Club , et très populaire . Il s' attarda pour tapoter quelques croupes rebondies et lancer un bon mot , puis il pénétra dans le bureau . Pete Cosmos , assis à sa table de travail , lisait le journal . Il parut surpris de voir Eddie . Pete était un gros rondouillard , doté d' une ombre de moustache et d' un penchant immodéré pour les cravates peintes à la main les plus criardes possibles . Celle qu' il portait ce jour _là fit clignoter les yeux d' Eddie . Ils se serrèrent la main . Salut , Pete , fit Eddie en s' asseyant sur le coin du bureau . Quoi de neuf ? Peter jeta son journal par terre et hocha la tête en fronçant les sourcils . C' est bien le drame , dit _il en offrant un cigare à Eddie . Y a rien de neuf . Avec tout ce ramdam , les affaires sont tombées à zéro . Hier soir , il n' y avait que dix clients dans la salle , et encore , quatre d' entre eux étaient des amis de ma femme et qui consommaient à l' oeil . C' est moche , compatit Eddie . Partout où je vais , c' est la même rengaine . Ce demi_sel de Riley a vraiment l' air de s' être lancé dans les grands trucs . Pete alluma son cigare . J' arrive pas à piger , Eddie . Jamais j' aurais cru que Riley aurait le cran d' enlever cette poule . C' est un mégoteur , ce mec _là . Il doit être tombé sur la tête , c' est pas possible . Maintenant , tu me dirais que c' est M’man qu' a monté le coup … C' est pas elle , coupa Eddie . On a été absents de la ville pendant toute la semaine . Bien sûr , bien sûr , se hâta d' approuver Pete en constatant que le ton d' Eddie avait brusquement fraîchi . Ça fait une paie que je vous ai vus , toi et tes copains . N' empêche , si c' était moi qui avait kidnappé cette fille , je ferais salement gaffe . Aussitôt que la rançon sera payée et que la petite sera rentrée chez elle , les flics vont mettre toute la ville sens dessus dessous . Rappelle _toi ce que je te dis là . Ça va être sa fête , à Riley . Je voudrais bien savoir où il se planque , celui_là , dit Pete . T' as entendu parler d' une souris nommée Anna Borg ? demanda négligemment Eddie en regardant l' extrémité rougeoyante de son cigare . En quoi elle t' intéresse ? fit vivement Pete . Je voudrais savoir qui c' est . Tu la connais ? Oui , je la connais . Qui est _ce ? Qu' est_ce_qu' elle fait dans la vie ? Elle trimbale un feu , répondit Pete . Eddie ne s' attendait pas à ça . Sans blague ? Pour qui elle trimbale un feu ? Pete sourit . Pour qui crois _tu donc ? Frankie Riley . Eddie siffla entre ses dents . Eh ben , ça , alors ! Première nouvelle . Et c' est pas tout , ajouta Pete . Riley l' a laissée tomber sans un mot d' explication , et tout le monde se demande pourquoi . Anna et Riley , ils étaient comme ça . Il leva deux doigts sales . Riley goupille le plus gros kidnapping du siècle et Anna se retrouve sur le sable . Ça ne tient pas debout . Riley en avait peut_être marre de sa géographie , suggéra Eddie . Il paraît que non . Anna jure ses grands dieux que jamais Riley ne l' aurait plaquée . Elle est persuadée qu' il lui est arrivé quelque chose . Le visage d' Eddie se rembrunit . Tu connais les gonzesses , dit _il avec un reniflement méprisant . Elles diraient n' importe quoi pour sauver la face . Ça crève les yeux que son mec l' a laissée tomber parce_qu' il va palper la grosse galette , seulement la gosse ne veut pas l' admettre . Pete haussa les épaules . Possible … De toute façon , c' est pas mes oignons . Pete le regarda avec étonnement . Pourquoi tu t' intéresses tellement à Anna ? C' est pas moi , c' est M’man . Pete parut surpris . Oui , Anna est toujours au Palace . Y a deux flics qui lui tiennent compagnie . Les fédés croient que c' est en venant la voir que Riley est tombé par hasard sur Heinie , qui habitait le même hôtel , et qu' il n' a pas pu résister au plaisir de le buter , parce_qu' Heinie l' avait donné . Ils se disent que Riley reviendra peut_être voir Anna , alors ils l' attendent . Eddie se gratta le menton . Il réfléchissait . Faut que je parle à cette môme , Pete , déclara _t _il enfin . Voilà ce que tu vas faire : téléphone _lui tout de suite et dis _lui de s' amener ici . Je lui parlerai dans ton burlingue , et les fédés ne sauront pas que nous nous sommes rencontrés . De quoi tu lui parleras ? s' enquit Pete avec méfiance . Je ne veux pas qu' Anna ait d' ennuis . J' ai rien contre elle , moi . Elle aura pas d' ennuis , Pete . Fais ce que je te dis . Ce sont les ordres de M’man . Pete craignait M’man comme la peste . Il téléphona à Anna . C' est vous , Anna ? demanda _t _il . Eddie le surveillait . Ici , Pete . Y a du nouveau , mon petit , faut que vous veniez tout de suite . Non , ce n' est pas un engagement , mais ça pourrait en amener un . Vous venez ? Entendu , je vous attends . Il raccrocha . D' accord ? demanda Eddie . Elle arrive . Elle sera là dans une demi_heure . Merci , Pete . Je raconterai ça à M’man et elle ne t' oubliera pas . Je crois bien que j' aimerais autant qu' elle m' oublie , dit Pete d' un ton embarrassé . Ne la secoue pas , la petite , hein ? T' excite pas . Tout ce que je veux , c' est bavarder cinq minutes avec elle , en copains , fit Eddie en souriant . Si t' allais faire un tour ? Je t' attends ici . Reviens dans une heure . Pete haussa les épaules . Bon , eh ben … c' est l' heure de la soupe . Je crois que je vais aller casser la croûte . Dis donc , Pete … t' as un feu ? Qu' est_ce_que tu veux en foutre ? demanda Pete , qui sursauta . Allons , allons ! Cause donc pas tant … T' as un feu ? Dans le tiroir de gauche , fit Pete . Parfait . Taille _toi . Après le départ de Pete , Eddie alla s' asseoir derrière le bureau . Il ouvrit le tiroir de gauche et en sortit un calibre 38 qu' il posa devant lui . Il ne voulait pas courir de risques inutiles ; cette fille trimbalait un feu pour Riley . Les filles qui font ce boulot _là n' ont pas froid aux yeux , sans compter qu' Eddie avait de bonnes raisons de supposer qu' Anna avait descendu Heinie . Au bout d' une demi_heure d' attente , il entendit un claquement de talons hauts dans le couloir . Il posa la main sur le revolver . La porte s' ouvrit brusquement et Anna fit son entrée . Elle portait une robe d' été vert pâle et un grand chapeau de paille . Eddie la trouva époustouflante . Parvenue au milieu de la pièce , elle s' aperçut de sa présence . Elle avait claqué la porte derrière elle . Elle s' arrêta pile et devint blanche comme un linge . Son regard se fixa sur le revolver posé sur le bureau . Salut , môme , fit Eddie . Approchez , je vais pas vous bouffer . On est entre copains , mais vaut mieux que ce soit moi qui garde votre sac à main . Passez _le _moi . Elle hésita , puis lança son sac sur le bureau . Eddie le fit disparaître dans un tiroir et il y rangea le revolver . Inutile que je me présente , n' est _ce pas ? dit _il . Elle s' était remise de l' émotion que lui avait causée la vue d' Eddie . Son visage reprit ses couleurs . Elle s' assit dans un fauteuil et croisa les jambes ; elle laissa à Eddie le temps d' admirer ses genoux avant de tirer sa jupe . Je sais qui vous êtes , admit _elle . Eddie tira un paquet de cigarettes de sa poche , se leva et vint lui en offrir une , qu' elle accepta . Il la lui alluma et s' assit près d' elle , sur un coin du bureau . À quoi ça rimait de me refiler votre adresse et d' appeler les flics , môme ? demanda _t _il . Vous avez failli me flanquer dans le pétrin . Elle souffla la fumée par les narines et ne répondit rien . Faites pas la mauvaise tête , môme . On est faits pour s' entendre , tous les deux . Vous croyez ? Ses yeux bleus étaient glacés . Où est Frankie ? Qu' est _ce qui vous fait croire que je le sais ? Vous et Flynn , vous avez vu Frankie le soir de sa disparition . Vous l' avez rencontré à la station_service , à la sortie de La Cygne . Le pompiste est un pote à moi . Il m' a téléphoné . Il m' a dit que vous étiez armés , vous et Flynn . Le lendemain , on l' a retrouvé avec une balle dans le crâne . Où est Frankie ? Eddie sursauta en entendant cette nouvelle et se dit que M’man avait été bien avisée de se débarrasser du gamin . J' en sais rien , môme , répondit _il . Je suppose qu' il doit se planquer dans un coin . Vous êtes mieux placée que moi pour le savoir . Anna continuait à le regarder d' un oeil glacial . Pourquoi avez _vous menacé Frankie d' un feu ? demanda _t _elle . Bailey était nerveux , répondit Eddie . Ce n' est pas moi qui l' ai menacé , c' est Flynn . Pour le faire tenir tranquille , pas plus . Riley tenait la fille Blandish , et moi , comme une cloche , je l' ai pas reconnue . Si j' avais su que c' était elle , je l' aurais soulevée à Frankie aussi sec , mais je l' ai pas reconnue . Jamais je me le pardonnerai . Il m' a dit que c' était sa nouvelle mémée et je l' ai cru . Je l' ai laissé partir . Deux plaques rouges apparurent sur les joues d' Anna , et ses yeux lancèrent des éclairs . Je ne crois pas que Frankie m' a plaquée , déclara _t _elle . Je suis sûre qu' il lui est arrivé quelque chose et que vous savez à quoi vous en tenir . Eh bien , vous vous gourez , ma belle . J' en sais pas plus que vous , mais j' ai quelques petites idées . Quelles idées ? Parlons pas de ça , dit Eddie en secouant la tête . À quoi ça avance , les ragots ? Je sais ce que les gars racontent , mais ils peuvent se tromper . Qu' est_ce_que les gars racontent ? demanda Anna , les yeux étincelants . Ils disent que Riley vous a plaquée parce_qu' il est tombé amoureux de la fille Blandish . Anna bondit sur ses pieds . C' est un mensonge ! Frankie m' aime ! Je sais que c' est un mensonge ! Mais oui , mais oui , fit Eddie . Possible , mais alors , où est _il passé ? Pourquoi il vous a pas donné signe de vie ? Quand il va toucher la rançon , vous allez palper une partie du pognon ? Ça paraît douteux , non ? Elle se mit à arpenter le bureau . Eddie comprit qu' il avait ébranlé sa confiance en Riley . Cette petite Blandish , c' est une vraie beauté , reprit _il . Ça n' aurait rien d' extraordinaire que Riley ait des vues sur elle . Si vous étiez là , vous seriez gênante . Je suis pas si sûr que les gars se trompent à votre sujet , vous deux Riley . J' ai l' impression qu' il s' est foutu de vous , môme . Elle lui fit face . Taisez _vous ! cria _t _elle d' une voix perçante . Jamais Frankie ne me ferait une chose pareille ! Elles disent toutes ça … , fit Eddie . Il se leva et alla regarder par la fenêtre . Il se rendait compte qu' il en avait assez dit . Au bout d' un instant , Anna s' approcha et s' arrêta près de lui . Qu' est_ce_que je vais devenir ? demanda _t _elle . Je suis raide comme un passe_lacet . Je vais vous prêter un peu de pognon , répondit Eddie . Vous me plaisez bien , môme . Combien voulez _vous ? Jamais je n' accepterai un cent de vous ! Comme vous voudrez . Si vous êtes à court , ou que vous ayez des ennuis , faites _moi signe . Pete vous dira comment me joindre . Faut que je me taille , à présent . Vous perdez votre temps , si vous croyez qu' il vous donnera de ses nouvelles . Quand il aura touché la rançon , il aura toutes les filles qu' il voudra . Salut , môme . Il sortit du bureau . Anna était debout devant la fenêtre , les yeux brouillés de larmes . VIII Flynn regarda sa montre . Encore cinq minutes , dit _il à Woppy qui tenait une mitraillette Thompson sur ses genoux . Bon Dieu ! Je serai vachement content quand ce sera fini . Et comment ! approuva Woppy . Enfin ! Du moment que M’man a dit que ce serait du billard … elle cause jamais sans savoir . Alors , pourquoi que tu sues comme un boeuf ? Les deux hommes étaient assis dans la Buick , garée sur le bas_côté de la route sous un bouquet d' arbres . Ils voyaient parfaitement la route devant eux . Toi non plus , t' es pas tellement à la noce , répliqua Woppy en s' essuyant le visage avec son mouchoir sale . Quelle heure qu' il se fait ? Oh ! boucle _la ! grogna Flynn . Il regrettait que ce ne fût pas Eddie qui l' eût accompagné . Woppy lui portait sur les nerfs . Avec Eddie , selon lui , on pouvait toujours s' en tirer en cas de coup dur , tandis_que Woppy était trop impressionnable . Chaque fois que la bande entreprenait un coup , il se mettait dans tous ses états . J' entends une bagnole , annonça Woppy . Des phares apparurent au loin , au sommet de la côte . Le v' là ! dit Flynn . Il descendit précipitamment de la voiture et tira de sa poche une puissante torche électrique . La voiture qui approchait roulait vite . Lorsqu' elle ne fut plus qu' à trois cents mètres de Flynn , celui_ci commença à lui faire des signaux lumineux . Woppy observait la scène , cramponné à sa mitraillette . Son coeur battait la chamade . Et si la voiture était pleine de fédés ? Ces gars _là , ils ne prenaient jamais de risques . Ils passeraient en trombe en les arrosant de plomb . La voiture ralentit . Flynn vit que le conducteur était seul . Il pensa que Blandish obéissait scrupuleusement aux ordres qu' il avait reçus . Au moment où la voiture passait devant lui , un objet pesant tomba par la portière et rebondit sur la chaussée . La voiture continua son chemin et disparut dans la nuit . Flynn siffla entre ses dents et courut ramasser la valise blanche . Woppy posa sa mitraillette et mit le moteur en marche . Flynn vint s' asseoir à côté de lui et déposa la valise sur le plancher , entre ses pieds . Vas _y , fonce ! dit _il . Woppy enfonça l' accélérateur et la voiture bondit en avant . Flynn pivota sur son siège pour pouvoir surveiller la route par la lunette arrière . Ils roulèrent à tombeau ouvert pendant quatre ou cinq kilomètres . Aucune voiture ne les suivit . Ça va , dit Flynn , on rentre . Lorsqu' ils tirent leur entrée dans le salon , M' man , Slim , Eddie et Doc les attendaient . Flynn posa la valise sur la table . Du billard , M' man . Ça s' est passé exactement comme vous l' aviez prévu . M' man se leva lentement et s' approcha de la table . Elle fit jouer les deux serrures de la valise . Les autres se pressèrent autour d' elle . Slim lui_même avait l' air de s' exciter un peu . M' man rabattit le couvercle . Le spectacle des liasses de billets de banque bien alignées les pétrifia . Jamais ils n' avaient vu autant d' argent à la fois . Oh ! dis donc ! s' exclama Eddie . C' est pas beau tout ça ? Oh ! dis donc , dis donc ! Slim , penché sur le tas de billets , respirait bruyamment , la bouche béante . Eh bien , ça y est ! dit M’man en s' efforçant de parler d' une voix calme . Un million de dollars ! Enfin ! Allez , M' man , on partage , dit Eddie . J' ai hâte de claquer un peu de mon fade . Combien ça fait par tête de pipe ? Oui , dit Woppy , si excité qu' il ne tenait plus en place . Combien je vais toucher , M' man ? M' man referma le couvercle de la valise . Elle dévisagea l’un après l' autre les hommes qui l' entouraient et retourna lourdement s' asseoir dans son fauteuil . La bande l' observait , intriguée . Ben , qu' est _ce qui vous prend ? demanda Eddie avec impatience . Envoyez le pognon , quoi ! Tous les billets de cette valise ont un numéro , déclara M’man . Vous pouvez mettre votre tête à couper que les fédés ont la liste de ces numéros . Ce fric , c' est de la dynamite . Qu' est_ce_que vous dites ? s' exclama Eddie . On ne peut pas s' en servir ? Bien sûr que si , vous pouvez vous en servir , si vous avez envie de vous faire offrir un aller simple pour la chambre à gaz , répliqua M’man . Je vous dis que si vous claquez ce pognon , autant vous suicider tout de suite . Eh ben , merde , alors ! explosa Flynn . Pourquoi qu' on s' est donné tant de mal alors ? M' man gloussa . Allons , les enfants , calmez _vous . Je me suis occupée de la question . Je passe ce fric dangereux à Schulberg , qui est disposé à le mettre au frais pendant des années , mais , en échange , il ne nous refile qu' un demi_million . Un demi_million d' artiche dont on peut se servir , ça vaut mieux qu' un million qu' on ne peut pas dépenser . Brusquement , Slim cracha dans la cheminée . Pour causer , ça , tu t' y connais ! fit _il d' un air dégoûté . Il alla s' allonger sur le sofa et se plongea dans un illustré . Y a pas de quoi pavoiser , M' man , protesta Eddie . Moi , je comptais bien toucher deux cents sacs . M' man éclata de rire . Je m' en doute un peu ! Alors , combien qu' on aura ? demanda Woppy avec inquiétude . Vous toucherez chacun trois cents dollars , annonça M’man , et pas un de plus . Non , mais vous rigolez ? Trois cents tickets ? aboya Eddie dont le visage virait à l' écarlate . Qu' est ce que ça veut dire ? C' est votre argent de poche , expliqua M’man . Chacun de vous a droit à cent mille dollars , mais vous ne les toucherez pas . Je vous connais trop bien , vous autres . Si vous mettiez la main sur autant de pognon , vous feriez une telle nouba que vous auriez les fédés au train en moins de huit jours . Vous n' auriez rien de plus pressé que de foutre votre argent par les fenêtres . C' est comme ça que la_plupart_des truands se font poisser . Ils ne peuvent pas s' empêcher de faire étalage de leur pognon , et les flics l' apprennent . Elle pointa son doigt sur Eddie . Qu' est_ce_que tu leur raconterais , aux fédés , s' ils venaient te demander d' où tu tiens tant d' argent , tout d' un coup ? Vas _y , explique . Eddie ouvrit la bouche pour répondre , mais la referma sans avoir rien dit ; il se rendait compte que M’man avait raison . C' est juste , M' man , reconnut _il . Mais c' est quand même un monde , non ? Moi qui croyais que j' allais être riche … Maintenant , je vais vous expliquer ce qu' on va faire de ce pognon , reprit M’man . On va se lancer dans le commerce . Ça fait des années que j' ai envie de faire des affaires . Vous , les gars , vous tiendrez la boutique . Je vais acheter le Paradise Club . Il est à vendre . On va le décorer à neuf , faire venir de jolies filles , engager un bon orchestre , et on va se sucrer . Avec un demi_million de dollars , on va faire de ce boui_boui le plus beau cabaret de la ville . J' en ai marre de commander à une bande de mégoteurs . On verra les choses en grand . À partir de tout de suite , on est dans les affaires . Qu' est_ce_que vous en dites , les enfants ? Les quatre hommes retrouvèrent leur sourire . Slim , lui , n' écoutait pas . Il continuait à lire son illustré . Il n' y a pas à dire , M' man , vous êtes vraiment très forte , dit Doc . Je suis d' accord . Moi aussi , acquiesça Eddie . C' est une idée du tonnerre . Ça me botte , dit Flynn . Y aura un restaurant , dans ce club , M' man ? demanda Woppy . Je pourrai faire la cuisine ? Tu pourras , Woppy . Chacun de nous touchera un cinquième des bénéfices du club . Vous serez tous riches , et vous aurez une raison avouable de l' être . Minute , fit Eddie . Supposons que les fédés veuillent savoir comment vous avez financé l' opération … qu' est_ce_que vous leur raconterez ? C' est réglé . Schulberg dira que c' est lui qui m' a avancé les fonds . Ça fait partie de notre arrangement . Y a pas à dire , vous avez pensé à tout , constata Eddie . Quand est_ce_qu' on démarre , M' man ? Immédiatement , répondit M’man . Y a pas de raison d' attendre . J' achèterai le club demain . Maintenant , dit Flynn , y reste plus qu' à se débarrasser de la môme . Vous avez déjà expliqué à Doc ce qu' il faut qu' il fasse ? Et où qu' on va l' enterrer ? L' ambiance euphorique disparut brusquement . M' man se pétrifia . Elle devint d’abord toute blanche , puis vira au cramoisi . Le sourire épanoui de Doc s' effaça , et il donna l' impression qu' il allait tourner de l' oeil . Slim lâcha son illustré et se redressa ; ses yeux jaunes étincelaient . L' enterrer ? fit Slim . Qu' est_ce_que ça veut dire ? Qu' est_ce_qu' il faut expliquer à Doc ? Il posa les pieds sur le sol . Rien , dit vivement M’man . Elle foudroyait Flynn du regard . Eddie estima que le moment était venu de s' expliquer une bonne fois . Mais enfin , qu' est_ce_qu' on va en faire , de cette gosse , M' man ? demanda _t _il en s' écartant de Slim qui venait de se lever . M' man hésita , mais elle se rendit compte qu' elle ne pouvait plus reculer . Faut qu' elle disparaisse , dit _elle en évitant de croiser le regard de Slim . Elle en sait trop . Quand elle sera endormie … M' man ! La voix aiguë de Slim leur fit tous tourner la tête . Il regardait fixement sa mère , et ses yeux jaunes lançaient des éclairs . Oui ? fit la vieille , dont un étau glacé serrait le coeur . Elle est à moi , articula Slim lentement et distinctement . Si quelqu’un la touche , faudra d’abord qu' il s' explique avec moi . Elle est à moi et je la garde . Écoute , Slim , ne fais pas l' enfant , dit M’man . Elle avait la bouche sèche et s' exprimait difficilement . Nous ne pouvons pas la garder , c' est trop dangereux . Il faut absolument la faire disparaître . Slim écarta d' un coup de pied une chaise qui lui barrait le chemin . Son couteau jaillit entre ses doigts . Woppy et Doc s' éloignèrent en hâte de M’man , la laissant affronter Slim toute seule . Elle se raidit , tandis_que Slim s' avançait lentement vers elle . Alors , t' auras affaire à moi , dit _il d' un ton venimeux . Tu veux que je te tranche la gorge , espèce de vieille salope ? Si tu la touches … si n' importe qui la touche … je te fous les tripes à l' air ! Eddie tira son revolver . Son geste n' échappa pas à M’man . Range ce pétard ! rugit _elle , terrifiée à l' idée qu' Eddie pouvait abattre son fils . Slim se tourna vers Eddie , qui battit en retraite . T' as entendu ? hurla _t _il . Elle est à moi ! Je la garde ! Personne y touchera ! Il les dévisagea l’un après l' autre , puis sortit en claquant la porte . Il y eut un long silence . M' man était blême . Elle marcha d' un pas lourd jusqu' à son fauteuil et s' y effondra . Tout d' un coup , elle paraissait très vieille . Eddie et Flynn se consultèrent du regard . Eddie haussa les épaules et se dirigea vers la porte . Flynn le suivit et ils sortirent ensemble de la pièce . Woppy , qui suait à grosses gouttes , s' assit sur le sofa et fit semblant de lire un illustré . Doc se versa un verre bien tassé . Le silence était pénible . Slim s' arrêta en haut de l' escalier , l' oreille aux aguets , et ricana entre ses dents . Il avait enfin affirmé sa supériorité . Il les avait tous terrifiés . Dorénavant , il occuperait dans la bande la position qui lui revenait de droit . M' man se contenterait de la deuxième place . Il tourna les yeux vers la porte de Miss Blandish , au bout du corridor . Plus question maintenant de passer ses nuits à son chevet . Il allait lui montrer qu' il était le maître , comme il l' avait fait à sa mère . Il longea le corridor ; ses yeux jaunes luisaient . Après avoir ouvert la porte , il retira la clef de ta serrure et referma de l' intérieur . Miss Blandish le regarda approcher . L' assurance toute neuve de Slim ne lui échappa pas et elle comprit ce que cela impliquait . Elle ferma les yeux en frissonnant . CHAPITRE III I SUR le panneau de verre dépoli s' étalait l' inscription : DAVE FENNER - ENQUETES Les lettres étaient noires et la peinture toute fraîche . La porte donnait sur un petit bureau , agréablement meublé d' une table de travail , de deux fauteuils profonds , d' un joli tapis persan et de rayonnages garnis de livres de droit flambant neufs qui n' avaient jamais été ouverts . David Fenner était vautré dans son fauteuil , les deux pieds posés sur le dessus du bureau , et contemplait le plafond d' un regard absent . Il donnait l' impression de n' avoir strictement rien à faire et de disposer de tout le temps nécessaire pour ne rien faire . Fenner avait trente_trois ans , et il était bâti en force . Il était brun , d' une laideur sympathique , et il avait le menton volontaire d' un homme qui aime à n' en faire qu' à sa tête et qui y réussit généralement . À gauche , une porte donnait sur le bureau attenant , qui était divisé en deux par une barrière de bois . D' un des côtés de la barrière , c' était la salle d' attente des clients , de l' autre , c' était le domaine de Paula Dolan , une séduisante jeune femme dotée d' une ondoyante chevelure aile _de _corbeau , de grands yeux bleus expressifs , et d' une silhouette dont Fenner prétendait que c' était le seul objet de valeur digne de figurer à l' actif de la nouvelle entreprise . Assise derrière sa machine à écrire silencieuse , Paula feuilletait distraitement un magazine de quatre sous intitulé Amour . De temps à autre , elle bâillait , et son regard s' égarait continuellement du côté de la pendule fixée au mur . Il était trois heures vingt . La sonnette qui retentit sur sa table la fit sursauter . Elle posa son magazine et passa dans le bureau voisin . T' as des cigarettes , mon chou ? lui demanda Fenner en s' étirant , ce qui fit gémir son fauteuil . J' en ai plus une seule . Il m' en reste trois , répondit Paula . Je t' en donne deux . Elle disparut dans son bureau et en ramena deux cigarettes qu' elle déposa sur la table . T' es rudement généreuse , dit Fenner en en allumant une . Merci . Il aspira profondément la fumée en détaillant Paula du regard . Tes formes sont agréablement réparties , cet après_midi . Oui , hein ? dit tristement Paula . Pour ce que ça me sert ! Qu' est_ce_que tu fais , en ce moment ? demanda Fenner , se hâtant de changer de sujet . T' as du boulot ? Autant que toi , répondit Paula en se hissant sur un coin du bureau . Alors , tu dois te crever à la tâche , dit Fenner en ricanant . T' en fais pas , il finira bien par se présenter quelque chose . Ça fait un mois que tu dis ça . Elle avait l' air soucieuse . On ne va pas pouvoir continuer longtemps comme ça , Dave . Les gens de l' Équipement de Bureau ont téléphoné . Si tu ne fais pas le troisième versement pour le mobilier d' ici demain , ils reprennent tout . Fenner inspecta la pièce du regard . Pas possible ? Jamais je n' aurais cru que des gens sains d' esprit pourraient avoir envie de récupérer ce bazar . Tu ne m' as peut_être pas très bien saisie , dit Paula d' un ton qui ne présageait rien de bon . Demain , ils reprendront tout le mobilier du bureau si tu n' as pas réglé la troisième traite . Comment ferai _je pour m' asseoir , après ? Fenner prit un air épouvanté . Ils ne vont quand même pas t' ôter cette partie de ton individu sur laquelle tu t' assois ? Dave Fenner , tu ne seras donc jamais sérieux une seconde ? Si nous ne trouvons pas deux cents dollars d' ici demain matin , nous allons être forcés de fermer boutique . Fenner soupira . L' argent , toujours l' argent ! De combien disposons _nous ? Dix dollars et quinze cents . Tant que ça ? Il agita la main avec désinvolture . Mais alors , nous sommes riches . Je connais un type , de l' autre côté de la rue , qui ne possède en tout et pour tout qu' une traite protestée . Je ne vois pas pourquoi tu en conclus que nous sommes riches . Parce que nous , au moins , nous ne devons pas d' argent à la banque . Ce n' est pas faute d' avoir essayé par tous les moyens ! Très juste , ce que tu dis là . Fenner hocha tristement la tête . J' ai l' impression que ces cocos _là n' ont pas confiance en moi . En voilà une idée ! répliqua Paula , sarcastique . C' est parce_qu' ils ont peur de t' humilier en te proposant de l' argent . Elle remit en place une mèche folle . Je commence à croire que tu as commis une erreur en ouvrant ce bureau , Dave . Tu gagnais bien ta vie , à la Tribune . Je n' ai jamais cru à cette idée d' agence . Fenner parut indigné . Eh bien , c' est du propre , de me dire ça ! Alors , pourquoi as _tu plaqué ton boulot pour venir travailler avec moi ? Je t' ai prévenue que les débuts seraient peut_être difficiles , mais il aurait fallu une mitrailleuse pour t' empêcher de rappliquer . Paula lui sourit . C' était peut_être parce_que je t' aime , dit _elle tendrement . Fenner grogna . Oh ! pour l' amour du Ciel , tu ne vas pas recommencer cette sérénade ? J' ai déjà assez d' ennuis comme ça . Pourquoi ne pas voir les choses comme elles sont , mon chou ? Une femme qui a un visage et un corps comme le tien peut se dégoter un millionnaire . À quoi ça rime , de gaspiller ton temps et ta jeunesse avec un tocard comme moi ? Je vais te faire une confidence : je serai éternellement fauché . C' est une tradition de famille . Mon grand_père a fait faillite , mon père était indigent , et mon oncle , qui était avare , a fini par devenir dingue , parce_qu' il n' a jamais pu mettre un rotin de côté . Quand est_ce_qu' on se marie , Dave ? Fais _moi donc penser à consulter mon agenda , un de ces jours , répondit précipitamment Fenner . Pourquoi ne rentres _tu pas chez toi ? Ça te donne des idées malsaines , de rester ici sans rien faire . Cet après_midi , je te donne congé . Va te faire un shampooing , occupe _toi … Paula haussa les épaules avec résignation . Et si tu allais voir Rysking , Dave ? Il te rendrait peut_être ta place , si tu la lui demandais gentiment . Tu étais le meilleur reporter criminel de la ville . Tu dois lui manquer . Pourquoi ne pas aller le trouver ? Fenner secoua négativement la tête . Parce qu' il refuserait de me recevoir . Avant de m' en aller , je l' ai traité de faux jeton , de coeur de pierre et d' imbécile congénital . Il me semble même avoir ajouté que s' il m' invitait à la noce de ses parents , je n' irais pas . J' ai vaguement l' impression qu' il ne doit plus me porter dans son coeur . Une sonnette retentit dans le bureau de Paula , annonçant la présence d' un visiteur . Qui ça peut _il être , d' après toi ? demanda Fenner en fronçant les sourcils . Probablement l' employé qui vient débrancher le téléphone , répondit Paula . Tu te souviens que nous n' avons pas payé le dernier relevé ? Au fond , je ne vois pas à quoi ça nous sert , le téléphone , dit Fenner . Nous n' adressons plus la parole à personne . Paula passa dans son bureau et referma la porte derrière elle . Elle revint au bout de deux minutes , l' air très excitée . Regarde qui c' est ! dit _elle en déposant une carte de visite sur le sous_main . Fenner lut la carte et se renversa sur son siège . Il regarda Paula avec stupeur . John Blandish ! Il est là ? En personne ? Il veut te parler . Tu es sûre que c' est bien lui ? Ce n' est pas quelqu’un qui vient de sa part ? Je suis sûre que c' est bien lui . Alors , qu' est_ce_que tu attends ? Fais _le entrer , poulette , fais _le entrer ! Paula ouvrit la porte de communication . M Fenner va vous recevoir , monsieur Blandish . Voulez _vous entrer ? Elle s' effaça devant M Blandish et sortit du bureau , laissant les deux hommes en tête à tête . Fenner se leva . Il aurait cru Blandish plus massif . D' une taille à peine au_dessus de la moyenne , le milliardaire paraissait chétif à côté de l' imposant Fenner . C' étaient ses yeux qui donnaient à son visage sa personnalité et son extraordinaire puissance . Il avait le regard dur , intelligent et énergique d' un homme qui s' est élevé au pinacle à la force du poignet , sans demander ni faire de cadeaux . Blandish examinait Fenner d' un oeil critique en lui serrant la main . Fenner , j' ai une proposition à vous faire , annonça _t _il . Je crois que vous êtes l' homme qu' il me faut . Il paraît que vous êtes bien introduit dans la pègre . J' estime que le seul moyen de faire arrêter les ravisseurs de ma fille , c' est d' avoir recours à un homme dans votre genre , qui peut évoluer librement dans le milieu , sans être gêné par aucune restriction . Qu' est_ce_que vous en pensez ? Je pense que vous avez raison , répondit Fenner en se rasseyant derrière son bureau . Du moins , c' est théoriquement exact , parce_que , pratiquement , ça fait tout de même trois mois que votre fille a été kidnappée et la piste est plutôt refroidie . Je m' en rends bien compte . Blandish tira de sa poche un porte_cigares en peau de porc et choisit un cigare . Avant de me lancer dans cette entreprise , il fallait que je donne aux agents fédéraux toutes les chances de découvrir les ravisseurs . Eh bien , ils ont échoué . Maintenant , c' est à moi d' essayer . Je leur ai fait part de mes intentions et j' en ai également parlé à la police . C' est le commissaire Brennan qui m' a suggéré de m' adresser à vous . Il m' a dit que , comme journaliste , vous jouissiez d' une bonne réputation , et que vous aviez de nombreuses relations parmi les gangsters de cette ville . Il a ajouté que si je vous chargeais de l' enquête , il vous aiderait dans toute la mesure de ses moyens . Si l' affaire vous intéresse , je suis disposé à vous donner votre chance de découvrir les ravisseurs . Je vous verserai immédiatement trois mille dollars , et si vous réussissez , vous en toucherez trente mille de plus . Voilà ma proposition . Qu' est_ce_que vous en dites ? Fenner fut un peu interloqué , mais il recouvra vite ses esprits et hocha affirmativement la tête . Je vais essayer , monsieur Blandish , mais je ne vous promets rien . Les gars du FBI sont les meilleurs policiers du monde . S' ils n' ont pas réussi à découvrir ces truands , je n' y réussirai probablement pas non plus , mais je vais essayer . Par où comptez _vous commencer ? Il se trouve que c' est moi qui ai suivi l' enquête pour le compte de la Tribune . Ce fut mon dernier reportage avant de quitter le journal . J' ai un dossier qui contient tous les renseignements connus . Je vais l' étudier . Il y a un point qui m' a toujours semblé bizarre . Je connaissais personnellement Riley et Bailey . Je les rencontrais souvent dans les tripots et les boîtes de nuit , du temps où je cherchais des informations pour mes articles . C' étaient des demi_sel . Où ces types _là ont _ils pu trouver le cran nécessaire pour réussir ce kidnapping ? Ça me sidère , et pourtant , c' est apparemment ce qui est arrivé . C' est impensable … Si vous connaissiez les truands comme je les connais , vous auriez la même opinion que moi de ces deux _là . Le kidnapping n' était pas dans leurs cordes . Le summum de leurs ambitions , c' était un petit hold_up dans une banque de quartier . Et malgré tout , le fait est là : ils ont enlevé votre fille . Deuxième point : je me demande comment ils ont fait pour s' évanouir en fumée . Comment se fait _il qu' on n' ait jamais retrouvé un seul des billets de la rançon ? De quoi vivent _ils , ces ravisseurs , puisqu' ils ne dépensent pas la rançon ? Autre chose : Riley avait une poule , une certaine Anna Borg . Les fédés ont passé des heures à l' interroger , mais ils n' en ont absolument rien tiré . Je sais , de la façon la plus certaine , que Riley était fou d' elle , et pourtant il l' a laissée tomber du jour au lendemain comme si elle n' avait jamais existé . C' est loufoque . Il prit une pause , puis continua : Je vais me mettre immédiatement en rapport avec Brennan , monsieur Blandish . J' étudierai le dossier , pour être sûr que je n' ai laissé échapper aucun détail susceptible de nous fournir une piste . D' ici quarante_huit heures , je pourrai vous dire si , oui ou non , je crois avoir une chance de découvrir les ravisseurs . Il observa Blandish d' un oeil inquisiteur . Vous ne me demandez pas de retrouver votre fille . Vous pensez … Le visage de Blandish se durcit . Elle est morte . J' en suis absolument certain . Qu' elle puisse être encore vivante est impensable , avec ce genre d' individus … Non , elle est morte . Il tira un carnet de chèques de sa poche et remplit un chèque de trois mille dollars au nom de Fenner . Alors , j' attends de vos nouvelles dans deux jours ? C' est ça . Fenner accompagna Blandish à la porte . L' argent n' entre pas en ligne de compte , assura Blandish . Je ne vous fixe aucune limite . Mêlez _vous à la pègre et faites savoir qu' il y a gros à gagner pour ceux qui fourniraient des renseignements . Je suis persuadé que c' est le seul moyen de trouver la piste que nous cherchons . Laissez _moi faire , dit Fenner . Je vais tâcher de ne pas vous décevoir . Aussitôt Blandish parti , Paula fit irruption dans le bureau . Qu' est_ce_qu' il te voulait ? demanda _t _elle avec anxiété . Il t' a embauché ? Fenner lui montra le chèque . Nous sommes riches , mon chou . Tiens , regarde . Trois mille dollars ! Ramassés en un clin d' oeil ! Plus besoin de te casser la tête , t' as encore une chaise pour poser tes miches ! II Le capitaine Charles Brennan , de la police municipale , un gros homme rougeaud aux yeux bleus perçants et aux cheveux filasse qui grisonnaient sur les tempes , se pencha pardessus son bureau pour serrer la main de Fenner . Je n' aurais jamais cru qu' un jour je serais heureux d' accueillir un privé dans mon bureau , déclara _t _il . Asseyez _vous . Comment ça va ? Ça pourrait être pire , répondit Fenner en prenant un siège . Je ne suis pas du genre pleurnicheur . J' ai été sidéré d' apprendre que vous aviez demandé une licence de détective , dit Brennan en allumant un cigare . Vous auriez dû rester dans le journalisme . Un chien ne voudrait pas de la vie d' un pied_plat . Je n' ai pas la prétention de vivre aussi bien qu' un chien , répliqua gaiement Fenner . Je vous remercie de m' avoir recommandé à Blandish . Brennan agita la main d' un air indifférent . Soit dit entre nous et la jambe de bois de ma tante , Blandish avait fini par me rendre cinglé . Maintenant , avec un peu de chance , c' est vous qui allez devenir cinglé , et moi , j' aurai la paix . Fenner dressa l' oreille . Qu' est_ce_que vous voulez dire ? Vous n' allez pas tarder à le comprendre , répondit Brennan avec une jubilation sadique . Blandish ne m' a pas lâché d' une semelle depuis que sa nom de Dieu de fille s' est fait enlever . Si j' ai fini par lui suggérer de vous embaucher , c' était de la légitime défense . Matin , midi et soir , il était dans mon bureau , ou suspendu à mon téléphone . Quand est_ce_que j' allais retrouver les ravisseurs de sa fille ? Si il ne m' a pas demandé ça mille fois , il ne me l' a pas demandé une seule . Quand je mourrai , on retrouvera ces mots gravés sur mon foie ! Ça s' annonce bien , fit amèrement Fenner . Et moi qui croyais que vous m' aviez fait une fleur ! Vous me prenez pour un boy_scout ? Je vais vous dire une bonne chose : vous avez autant de chance de dégoter ces salopards que de gagner un prix de beauté . Fenner ne releva pas l' insinuation . Il faut pourtant bien qu' ils soient quelque part … Évidemment qu' ils sont quelque part . Ils peuvent être au Mexique , au Canada , au ciel ou en enfer . Ça fait trois mois que tous les flics du monde les cherchent … pas l' ombre d' une piste . N' empêche que je suis d' accord avec vous : ils sont sûrement quelque part . Et la fille ? Vous croyez qu' elle est morte ? Oui , elle doit être morte . Pourquoi l' auraient _ils gardée en vie ? Elle ne peut plus leur servir à rien et ce serait terriblement dangereux pour eux . Ça ne m' étonnerait pas autrement qu' ils l' aient butée en même temps que MacGowan , mais je n' ai pas été fichu de trouver où ils l' avaient enterrée . Et cette Anna Borg ? demanda Fenner . Qu' est_ce_qu' elle est devenue ? Elle est toujours en ville . Ça fait deux mois qu' un de mes hommes lui colle au train , mais c' est du temps perdu . Elle a pris un nouveau coquin … Faut croire qu' elle en avait marre d' attendre le retour de Riley . Elle fait un numéro au Paradise Club . Qui est _ce , le nouveau coquin ? Eddie Schultz . Fenner fronça les sourcils , puis claqua des doigts . Je le connais . Il fait partie de la bande Grisson . Un grand beau gars costaud … C' est ça . La bande Grisson a repris le Paradise Club , un beuglant de troisième ordre dirigé par un Rital , un certain Toni Rocco . Ils lui ont racheté l' affaire , ils ont fait des frais , et maintenant , c' est un cabaret convenable . Fenner dressa l' oreille . Où ont _ils trouvé le fric ? La bande Grisson ne roulait pas sur l' or , que je sache . J' ai vérifié , répondit Brennan avec condescendance . C' est Abe Schulberg qui finance le club . Il a conclu un accord avec M’man_Grisson . Elle fait marcher la boîte et lui ristourne cinquante pour cent des bénéfices . La question cessa d' intéresser Fenner . Il alluma une cigarette et se tassa dans son fauteuil . Si je comprends bien , la piste est refroidie ? Elle n' a jamais été chaude . C' est une vacherie , cette affaire . Quand je pense au temps et à l' argent que nous avons gâchés , ça me donne des cauchemars . Nous ne sommes pas plus avancés qu' au premier jour . Fenner fit la grimace . Le perspective de palper trente mille dollars s' éloignait à vue d' oeil . Il se levait lorsqu' une idée lui passa par la tête . Comment la fille Borg gagnait _elle sa croûte , du temps qu' elle était avec Riley ? demanda _t _il . Elle faisait un numéro de danse à l' éventail au Cosmos Club . Ça lui rapportait des clopinettes , mais Riley l' entretenait . Au Cosmos Club ? Fenner parut soudain songeur et regarda sa montre . Eh bien , je ne veux pas vous déranger plus longtemps , capitaine . Si je dégote quelque chose , je vous le ferai savoir . Vous ne dégoterez rien , ricana Brennan , parce_qu' il n' y a rien à dégoter . Fenner , l' esprit absorbé , retourna à son bureau . Bien qu' il fût plus de six heures , Paula l' attendait . T' es encore là ? dit _il en entrant . Tu couches ici , ou quoi ? Je n' ose pas m' en aller , répondit Paula en écarquillant ses yeux bleus . Si jamais il venait un autre millionnaire … Oh ! Dave ! Je réfléchissais à ta façon dont nous dépenserons tout cet argent quand nous le toucherons . Cette phrase est un songe et la clef en est le mot quand . Fenner passa dans son bureau , suivi de Paula . Puisque tu es encore au travail , la gosse , rends _toi utile . Va regarder dans le musée des horreurs si nous avons quelque chose sur Pete Cosmos . Du temps où il était journaliste , Fenner mettait systématiquement de côté tous les renseignements qu' il glanait sur les gangsters de la ville , grands et petits , se constituant ainsi une gigantesque collection de faits divers qui lui était souvent bien utile pour décider un truand à se mettre à table . Au bout de cinq minutes , Paula revint avec une liasse de coupures de journaux . Je ne sais pas ce que tu cherches , Dave , mais voilà tout ce que nous possédons sur Pete Cosmos . Merci , trésor . Et maintenant , sauve _toi , j' ai du travail . Ça te dirait de dîner avec moi ce soir , pour célébrer notre coup de veine ? Le visage de Paula s' épanouit en un sourire de surprise et de plaisir . Chouette , alors ! Je vais mettre ma robe neuve ! On va au Champagne Room ! Je n' y suis jamais allée et il paraît que c' est sensationnel . La seule chose sensationnelle , dans cette boîte , c' est l' addition . On pourra peut_être se permettre ça quand on aura touché les trente sacs , mais pas avant . Alors , qu' est_ce_que tu dirais de l' Astor ? On dit que pour le prix , il n' y a pas mieux . Sois pas gourde , poulette . On ne t' a pas dit le prix , n' est _ce pas ? Fenner glissa tendrement son bras autour des épaules de Paula . Je vais te dire où nous allons dîner : au Cosmos Club . Nous joindrons l' utile à l' agréable . À voir la grimace de Paula , on aurait dit qu' elle avait mordu dans un citron . Le Cosmos Club ? Ce n' est même pas mal famé et la tambouille est infecte . File , ma belle , j' ai du boulot . Je passe te prendre à huit heures et demie . Il la fit pivoter et lui appliqua sur les fesses une claque qui la catapulta jusqu' à la porte . Il alla s' asseoir à son bureau et se plongea dans les coupures de presse que lui avait apportées Paula . Au bout d' une demi_heure , il donna un coup de téléphone , puis il rangea les articles dans un classeur , éteignit les lumières , ferma la porte à clef et rentra chez lui en voiture . Dans son petit deux_pièces , il prit une douche et revêtit un complet foncé . Il vérifia son 38 Spécial _Police et le glissa dans un étui , sous son aisselle . Paula attendait son arrivée avec anxiété . Elle avait appris à ses dépens que , dans la vie , il importe avant tout de ne pas faire attendre les hommes . Elle était délicieuse dans sa robe noire , sur laquelle tranchait un oeillet rouge . La coupe de la robe mettait ses formes en valeur , ce qui incita Fenner à la regarder deux fois . Ce qui me tue , déclara Paula en s' asseyant dans la voiture et en se livrant à une généreuse exhibition de jambes gainées de nylon , c' est que je suis toujours forcée de m' acheter moi_même ma boutonnière . Le jour où tu penseras à m' offrir des fleurs , je tournerai de l' oeil . Tu peux ranger ton flacon de sels , mon trésor , dit Fenner avec un sourire en coin . Je n' aurais jamais une idée pareille . Tu ne risques absolument rien . La voiture décolla du trottoir et s' immisça dans le flot de la circulation . J' ai dégoté quelque chose sur Pete . Il va devenir rouge comme une pivoine , quand je vais l' entreprendre . Paula se tourna vers lui . J' espère quand même qu' on mangera quelque chose , dit _elle . Je vous vois d' ici tous les deux , ce gros Mexicain et toi , en train de vous regarder dans le blanc de l' oeil en grinçant des dents , pendant que moi , je crèverai de faim . On commencera par dîner , beauté , promit Fenner en lui tapotant le genou . Elle repoussa fermement sa main . Ce genou est réservé à mon futur mari , déclara _t _elle . Je veux bien t' accorder une option , mais il faudra me la demander par écrit . Fenner éclata de rire . Il aimait bien sortir avec Paula . Quand ils étaient ensemble , ils s' amusaient comme des enfants . Lorsqu' ils arrivèrent au Cosmos Club , c' était bondé , mais le maître d' hôtel , un vieil Italien cacochyme au regard fuyant , leur trouva une table . Fenner examina la salle du regard et estima que la boîte était franchement minable . Il n' y avait pas mis les pieds depuis six mois , et c' était encore pis qu' avant . Une vraie petite morgue , déclara Paula en regardant autour d' elle . Je n' arrive pas à comprendre pourquoi il y a des gens qui viennent ici . Ils doivent être trop radins pour aller ailleurs . Fenner fit la sourde oreille . Il étudiait le menu . Il avait faim . Un garçon à l' aspect larvaire vint prendre la commande . Après une longue discussion , ils se décidèrent pour du melon glacé , suivi d' un canard aux olives . On pourra toujours manger les olives , soupira Paula . Le cuisinier du Cosmos Club ne peut tout de même pas gâcher les olives . Ne parle pas trop vite , répondit Fenner en riant . Je te parie qu' elles vont être dures comme des balles de golf . Mais lorsque le dîner fut servi , ils n' y trouvèrent à redire ni l’un ni l' autre . Sans être bon , c' était mangeable . Ils dansèrent entre les plats . Paula essaya d' être tendre , mais Fenner lui écrasa résolument les orteils . Ce ne fut pas une réussite . Paula était en train de choisir un dessert lorsque Fenner repoussa sa chaise et se leva . Et maintenant , la gosse , au boulot . Je vais voir Pete . Continue tranquillement à te remplir la panse , je n' en ai pas pour longtemps . Paula sourit du bout des lèvres en lui jetant un regard noir . Vas _y , mon chéri , et ne te tracasse surtout pas pour moi . J' ai des tas de choses à me raconter . Je me passerai très bien de toi . Si nous n' étions pas dans un lieu public , dit Fenner , vexé , je te collerais en travers de mon genou et je te flanquerais une bonne fessée . Délicate pensée , dit Paula en lui faisant signe de s' en aller . Va vite voir ton cher Mexicain . J' espère qu' il te crachera dans l' oeil . Fenner grimaça un sourire et se fraya un chemin vers le bureau de Pete . Il ne se donna pas la peine de frapper . Il entra directement et referma la porte d' un coup de pied . Pete , penché sur un registre , était en train d' additionner des colonnes de chiffres . Surpris , il leva les yeux . En reconnaissant l' intrus , il fronça les sourcils . Qu' est _ce qui vous prend , d' entrer chez moi comme ça ? demanda _t _il . Qu' est_ce_que vous voulez ? Salut , ma grosse , dit Fenner en venant s' asseoir sur le coin du bureau . Ça fait une paie qu' on s' est vus . Qu' est_ce_que vous voulez ? répéta Pete en regardant Fenner d' un air mauvais . Vous avez vu Harry Levane , ces temps derniers ? Pete se redressa . Non , et je tiens pas à le voir . Pourquoi ? Je viens de le rencontrer . Vous allez avoir de gros ennuis , Pete . Fenner hocha tristement la tête . Harry m' a parlé de la fille que vous avez emmenée à Miami , l' été dernier . Elle était mineure , Pete ! Ça m' étonne de vous ! Cette petite incartade va vous coûter deux ans de taule . Pete sursauta comme si on lui avait planté une aiguille dans le postérieur . C' est un mensonge ! rugit _il , livide . Je sais pas de quoi vous causez ! Fenner lui sourit avec compassion . Faites pas l' andouille , Pete . Harry vous a vu avec cette fille . Il n' a pas oublié que c' est grâce à vous qu' il a écopé de trois ans pour le casse Clifford . Il n' attend qu' une occasion de vous revaloir ça . Le front de Pete se couvrit de sueur . Je le tuerai , l' ordure ! Il peut pas le prouver ! Mais si , il peut . Il sait qui est la fille et il lui a parlé . Elle est prête à porter plainte . Pete se tassa dans son fauteuil . Où est _elle ? demanda _t _il d' une voix rauque . Je vais aller la voir . J' arrangerai ça . Où est _elle ? Je sais où la trouver . Je sais aussi où est Harry . Ça va coûter chaud , Pete , mais les plaies d' argent ne sont pas mortelles . Seulement , je ne vous dirai rien si nous ne nous arrangeons pas . J' ai besoin de renseignements . Je vous échange ce que j' ai contre ce que je veux . Pete lui lança un regard mauvais . Qu' est_ce_que vous voulez ? Pas grand_chose , Pete . Un tuyau , c' est tout . Vous vous souvenez d' Anna Borg ? Pete parut surpris . Oui … pourquoi ? Elle a travaillé ici ? C' est exact . Vous a _t _elle jamais donné l' impression de savoir où Riley se planquait ? Elle n' en savait rien . Je suis prêt à le jurer . Elle parlait quelquefois de Riley ? Et comment ! Elle fulminait continuellement après lui . Comment a _t _elle fait la connaissance de Schultz ? Pete hésita . Donnant donnant ? Vous me direz où je peux trouver Harry et cette petite roulure ? Promis . Schultz est venu ici quelques jours après le kidnapping , raconta Pete . Il cherchait à contacter Anna . Il a dit que M’man_Grisson voulait parler à la petite . Quand je lui ai expliqué que les fédés surveillaient Anna , il m' a dit de lui téléphoner et de la faire venir ici , dans ce bureau . J' ai pas assisté à l' entretien , mais deux jours après , Anna a cessé de bosser pour moi . Elle m' a dit qu' on lui avait offert un boulot plus intéressant . Quand les Grisson ont repris le Paradise Club , elle s' est mise à y travailler . Ils vivent ensemble , Eddie et elle . Pourquoi M’man_Grisson s' intéressait _elle à cette fille ? demanda Fenner . Pete haussa les épaules . Ça , j' en sais rien . Fenner se leva . Il se pencha sur le bureau et griffonna deux adresses sur un bloc . Voilà , annonça _t _il . Moi , à votre place , je me mettrais en rapport avec ces deux _là au plus vite . Harry crève d' envie de vous envoyer en taule . Ça va vous coûter un paquet , de le faire taire . Pete tendait déjà la main vers le téléphone lorsque Fenner sortit du bureau . En rentrant dans la salle de restaurant , il trouva Paula en grande conversation avec un gigolo mince et joli garçon qui plongeait sans vergogne dans son décolleté . Fenner le repoussa sans ménagement . Allez , Toto , mets les voiles , on t' a assez vu . Le gigolo jeta un coup d' oeil sur les épaules massives et le menton agressif de Fenner , et il battit précipitamment en retraite . Faut pas avoir peur de ce grand singe , lui dit Paula . Cassez _lui donc la figure . Un bon coup de poing sur le menton et on n' en parlera plus . Mais le gigolo avait déjà atteint à reculons le milieu de la salle . Eh bien , ma poule , tu as une curieuse façon de choisir tes relations , dit Fenner en souriant . Paula s' adossa à sa chaise et lui rendit son sourire . Ton copain Mexicain t' a craché dans l' oeil ? Non , mais ce n' était pas l' envie qui lui en manquait . Viens , la gosse , j' ai envie de retrouver mon pieu . Elle parut intéressée . Tout seul ? Oui , tout seul , répondit Fenner en la guidant vers la sortie . J' ai besoin de tous mes moyens pour demain . Je vais voir Anna Borg , et il paraît que c' est une terrible , cette fille _là . C' est une effeuilleuse , n' est _ce pas ? Oui répondit Fenner avec un sourire , mais ne t' excite pas . Ce n' est pas pour ça que je suis forcé de l' effeuiller . III Le commissaire Brennan avait dit vrai en annonçant à Fenner que la bande Grisson avait repris le Paradise Club , mais il se trompait en croyant qu' elle l' avait acheté à son propriétaire , Toni Rocco . Rocco en avait été impitoyablement éjecté . M' man Grisson était venue le trouver , escortée d' Eddie et de Flynn , et lui avait expliqué qu' il avait tout intérêt , s' il tenait à sa santé , à lui repasser le Club et à accepter son offre généreuse d' une ristourne d' un pour cent sur les bénéfices . Rocco avait débuté comme jockey . C' était un tout petit homme , et la personnalité imposante et menaçante de M’man le terrifiait . Certes le Club , qu' il avait acheté avec ses gains sur les champs de course , n' était pas une affaire bien fructueuse , mais il en était très fier . L' abandonner , c' était renoncer à sa possession la plus chère , mais il était assez intelligent pour comprendre que s' il refusait de le céder , il ne ferait pas long feu , et Rocco se trouvait encore trop jeune pour mourir . M' man n' avait aucune raison de payer le Club en espèces sonnantes et trébuchantes , puisqu' elle savait qu' elle pouvait l' avoir pour rien . Elle disposait évidemment d' un demi_million de dollars , mais les transformations qu' elle envisageait , le mobilier , l' équipement des cuisines , les miroirs et l' éclairage allaient lui coûter très cher . Elle déclara à Rocco qu' une ristourne d' un pour cent sur les bénéfices était une proposition honnête et généreuse , et repoussa dédaigneusement ses timides protestations , lorsqu' il insinua qu' une part de cinq pour cent lui semblait plus correcte . Réfléchissez , mon ami , lui dit _elle avec son sourire de loup . Un pour cent de quelque chose , ça vaut mieux que rien du tout . Y a une bande de malfrats qui guignent votre boîte depuis un bout de temps . Ils ne vont pas tarder à vous faire du chantage à la protection . Une fois qu' ils auront commencé , ils vous saigneront à blanc . Si vous refusez de raquer , ils vous colleront une bombe dans la baraque . Si c' est nous qui reprenons le Club , on n' entendra plus parler de ces gars _là . Ils savent que ce serait malsain d' essayer de nous intimider . Rocco savait pertinemment que l' histoire des malfrats était une invention , mais il savait également que s' il n' abandonnait pas son Club , ce serait la bande Grisson qui y collerait une bombe . Il renonça donc à ses droits sur le Club avec une feinte humilité . Le contrat d' association qu' établit le notaire de M’man était un document compliqué qui parlait de beaucoup de choses , mais ne signifiait rien . Rocco n' avait même pas un droit de regard sur la comptabilité . Si M’man lui donnait quelque chose , ce serait qu' elle le voudrait bien . Il ne se faisait aucune illusion : sa part de bénéfice ne vaudrait pas la peine qu' il se dérange pour venir la toucher . M' man Grisson fut très satisfaite de cet arrangement , mais elle l' aurait peut_être été moins si elle avait su que Rocco s' était juré de régler ses comptes avec la bande Grisson . Un jour ou l' autre , il se présenterait une occasion , et ce jour _là la vieille louve regretterait de s' être conduite avec lui de cette manière _là . A cause de son apparente douceur et de sa petite taille , personne - et M’man_Grisson moins que tout autre - ne se rendait compte à quel point Rocco pouvait devenir un ennemi dangereux . Son physique d' italien noiraud et maigrichon abritait un esprit retors , cruel et vindicatif . Rocco réussit à se faire embaucher comme encaisseur par la loterie clandestine locale . Ce travail lui déplaisait , mais il était bien forcé de gagner sa vie , maintenant qu' il avait perdu le Club . En arpentant les rues , en pénétrant dans des intérieurs sordides , en grimpant des escaliers à en avoir mal aux jambes , il ruminait sa rancune contre la bande Grisson , se jurant bien de leur régler leur compte un jour ou l' autre , et une fois pour toutes . Si M’man avait jeté son dévolu sur le Paradise Club , ce n' était pas uniquement parce_qu' elle pouvait l' avoir pour rien , mais aussi parce_que la disposition des lieux lui convenait . L' immeuble , qui comportait un rez_de_chaussée et un étage , se dressait au fond d' une petite cour donnant sur une des principales artères de la ville . Il était flanqué d' un entrepôt et d' une fabrique d' horlogerie , tous deux déserts de six heures du soir à huit heures du matin . Le_Club était disposé de telle façon qu' en cas de descente de police , le portier avait tout le temps nécessaire pour donner l' alarme . Il était impossible de cerner la maison . Une des premières acquisitions de M’man fut une porte d' acier de sept centimètres d' épaisseur , percée d' un judas vitré à l' épreuve des balles . Cette porte remplaça celle qui fermait jusque_là l' entrée du Club . Toutes les fenêtres furent garnies de volets d' acier , la fermeture en était commandée par un bouton placé sur le bureau de M’man . Avec une surprenante rapidité , M' man avait transformé le Club en forteresse . Elle avait fait construire un escalier secret reliant le premier étage du Club à la cave de l' entrepôt voisin . Le propriétaire de l' entrepôt ignorait l' existence de cet escalier , qui permettait d' entrer ou de sortir du Club sans être vu en passant par chez lui . La décoration du Club avait été confiée à un artisan qui se faisait payer cher , mais qui connaissait son métier . Le vestibule était blanc et or , garni de miroirs rosés . Le restaurant , avec sa piste de danse , s' ouvrait sur la droite . Il imitait une vaste grotte ; des stalactites pendaient du plafond et , sur le pourtour , étaient disposées des niches réservées aux clients privilégiés qui voulaient voir sans être vus . La pièce était éclairée par des tubes fluorescents verts qui dispensaient une lumière étrange et irréelle , créant une ambiance très spéciale , à la fois décadente et névrosée . Au fond du restaurant , protégée par une autre porte d' acier de sept centimètres d' épaisseur , se trouvait la salle de jeu , avec sa roulette et ses tables de baccara . Le bureau de M’man donnait sur la salle de jeu , ainsi qu' une autre pièce dans laquelle les membres de la bande recevaient leurs amis les plus intimes . Au premier étage , il y avait six chambres à coucher , réservées aux bons clients qui désiraient s' isoler un moment avec leurs petites amies sans avoir à quitter le Club . À l' extrémité du couloir , une porte fermée à clef conduisait à l' appartement de Miss Blandish . Deux mois après l' élimination de Rocco , le Club fit sa réouverture et connut immédiatement un gros succès . Le restaurant _grotte défrayait les conversations . Tout le monde voulut s' inscrire au Club , et c' est là que M’man prouva son génie en la matière . Elle annonça par voie de presse que le nombre des membres serait rigoureusement limité à trois cents . Le droit d' inscription était de trois cents dollars . Il y eut immédiatement une ruée de candidats . Si elle l' avait voulu , M' man aurait pris cinq cents inscriptions pendant la première semaine . Mais elle refusa de se laisser tenter et tint tête à ses hommes , qui la conjuraient de prendre l' argent des gogos . Elle sélectionna trois cents noms sur la liste des postulants , prenant bien soin de ne retenir que ceux des personnalités les plus influentes et les plus riches de la haute société de Kansas_City . Comme ça , expliqua _t _elle à la bande , on devient une boîte qui a de la classe . Je veux pas d' une bande de truands qui me foutraient le bordel dans la baraque . Je sais ce que je fais . Ce Club va devenir le plus huppé de la ville . Attendez un peu , et vous verrez . La majesté de l' établissement intimidait Flynn et Woppy . Ce dernier n' osait pénétrer dans les cuisines , où officiaient trois chefs enlevés aux meilleurs hôtels de la ville . Lui qui avait rêvé de devenir maître_queux , ses espoirs s' évanouirent à la vue de ces experts en toques blanches à la technique éprouvée et efficace . Doc Williams , lui , était aux anges . Le_Club lui procurait l' ineffable satisfaction de porter le smoking et de jouer les maîtres de maison au bar , où il sombrait soir après soir dans une ivresse euphorique . Eddie n' était pas mécontent non plus . Il dirigeait la salle de jeu , pendant que Flynn surveillait le restaurant . M' man se montrait rarement . Elle restait dans son bureau , où elle s' occupait des approvisionnements , de la comptabilité et de la trésorerie . Mais celui qui n' était rigoureusement pas dans son élément , c' était Slim . On le voyait passer furtivement , crasseux et hirsute , toujours vêtu du même complet noir graisseux qu' il portait depuis des années . Il ne participait pas aux activités du Club et passait le plus clair de son temps en compagnie de Miss Blandish . Il avait insisté pour que Miss Blandish ne disposât pas seulement d' une chambre , mais également d' un salon . M' man n' avait pas voulu le contrarier . La présence de la jeune fille l' inquiétait . Elle se rendait parfaitement compte du risque qu' elle leur faisait courir à tous . Miss Blandish était la seule preuve tangible qui subsistait de la participation du gang Grisson au kidnapping . Si jamais on la découvrait au Club , tous les espoirs de M’man , tous ses plans d' avenir s' évanouiraient en fumée . Elle souhaitait que Slim se lasse rapidement de la jeune fille . À ce moment _là , M' man la ferait immédiatement disparaître . A l' heure où Fenner et Paula rentraient chez eux en voiture , le Paradise Club commençait tout juste à s' animer . Maisey , la préposée au vestiaire , s' occupait des manteaux , chapeaux et pardessus que lui tendait la file ininterrompue des arrivants . C' était à ses formes provocantes que Maisey devait d' avoir été engagée par M’man . Elle était toute jeune , blonde comme les blés , jolie et sans aucune personnalité . Elle se laissait peloter par les clients sans protester et ne ratait pas une occasion de se faire un peu d' argent . Sa tenue de travail consistait en une petite tunique écarlate très ajustée et un short de satin blanc . Un collant de résille noire gainait ses longues jambes fuselées et une petite galette blanche était juchée sur le sommet de sa tête et se penchait sur son oeil impertinent . Maisey avait deux tâches bien distinctes : s' occuper du vestiaire et veiller à ce que personne ne monte au premier sans y être autorisé . Pendant un bon moment , elle travailla sans discontinuer , puis il y eut une interruption dans les arrivées et , pendant une minute environ , le vestibule se trouva vide . Elle vit entrer Slim ; il portait un paquet enveloppé de papier brun sous le bras . Slim donnait le frisson à Maisey . Elle se retourna précipitamment en faisant semblant de rectifier l' alignement des manteaux et des pardessus , ce qui lui évita de le regarder . Slim monta l' escalier , longea le couloir et parvint à la chambre de Miss Blandish . Il s' arrêta un instant devant la porte et s' assura qu' il n' y avait personne en vue avant de tirer une clef de sa poche . Il ouvrit la porte et entra dans le vaste salon . Chaque fois qu' il pénétrait dans cette pièce , elle lui plaisait davantage . Il n' avait jamais rien vu d' aussi joli . Décorée en bleu et gris , meublée de fauteuils profonds en cuir gris , d' un tapis bleu et d' un gros poste de télévision , c' était à ses yeux la plus belle pièce du monde . Il n' y manquait que des fenêtres , mais Slim lui_même était bien forcé d' admettre qu' il eût été dangereux de garder la jeune fille dans une pièce dotée de fenêtres . Il s' avança jusque sur le seuil de la chambre à coucher . Cette chambre lui plaisait autant que le salon . Elle était décorée dans les tons ivoire et rose , et dominée par le large lit à deux places capitonné de rose . Un deuxième poste de télévision se dressait au pied du lit . Slim était un fanatique de la télévision . Il ne se lassait pas de regarder les images défiler sur le petit écran . Miss Blandish était assise devant la coiffeuse . Elle portait un peignoir rose qui s' était entrouvert et dévoilait ses jambes splendides . Ses pieds nus étaient glissés dans des mules roses . Elle se manucurait distraitement les ongles , et bien qu' elle ait entendu entrer Slim , elle ne leva pas les yeux . Salut , dit Slim en s' approchant d' elle . Je t' ai apporté un cadeau . T' es vernie … Moi , personne me fait jamais de cadeaux . Miss Blandish posa sa lime à ongles et mit ses mains sur ses genoux . À présent , elle avait perpétuellement une expression absente , apathique , qui irritait Slim . Ça coûte très cher , lui dit _il en l' observant attentivement pour voir si elle l' écoutait . Mais le pognon , maintenant , je m' en fous . J' en ai autant que j' en veux . Je peux te payer tout ce qui me passe par la tête . Dis … qu' est_ce_que tu crois que c' est ? Il poussa le paquet vers elle , mais elle ne parut pas s' en apercevoir . Slim grogna et posa sa main froide et moite sur le bras de la jeune femme . Il la pinça , mais elle ne bougea pas . Elle fit une grimace et ferma les yeux . Secoue _toi un peu ! ordonna rageusement Slim . Qu' est_ce_que t' as ? Allez , ouvre ce paquet ! La pauvre droguée fit une timide tentative pour dénouer la ficelle , mais Slim , la voyant tâtonner maladroitement , lui arracha le paquet des mains . Je vais le faire ! Moi , ça me plaît d' ouvrir les paquets . Il commença à défaire les noeuds . T' as vu M’man , aujourd’hui ? Non . Miss Blandish parlait d' une voix hésitante . Je ne l' ai pas vue . Elle t' a pas à la bonne . Si j' étais pas là , il y a longtemps que tu serais au fond de la rivière . Tu connais pas ton bonheur . Quand j' étais môme , j' ai vu sortir une gonzesse de la rivière . Elle était toute gonflée . Y a un flic qu' a dégueulé , mais pas moi . Je voulais regarder , mais ils m' ont chassé . Elle avait des cheveux comme les tiens . Il perdit brusquement patience et , empoignant son couteau , il trancha la ficelle et déchira le papier . C' est un tableau … il est bath , hein ? Quand je l' ai vu , j' ai pensé à toi . Il contempla la petite peinture à l' huile en souriant . C' était un assemblage hétéroclite de taches de couleurs criardes . Ça te plaît ? Il posa le tableau devant Miss Blandish , qui le regarda sans le voir et détourna les yeux . Pendant un bon moment , Slim observa silencieusement la jeune femme . À de certains moments , pensa _t _il , il aurait souhaité qu' elle fût plus qu' une marionnette . Depuis trois mois , il lui avait fait subir toutes les avanies que son esprit pervers pouvait lui suggérer , mais maintenant il commençait à se lasser de son inertie . Il aurait aimé rencontrer en elle une certaine opposition . En résistant à ses avances , elle lui aurait permis d' exercer ses dons innés pour le sadisme . Il te plaît pas ? demanda _t _il en la regardant fixement . Il m' a pourtant coûté salement cher … dis quelque chose , quoi ! Reste pas figée comme un mannequin ! Dis quelque chose ! Miss Blandish frissonna . Elle se leva , traversa la pièce , alla s' allonger sur le lit et se couvrit le visage avec ses mains . Slim regarda son tableau . Maintenant , il lui faisait horreur . Ça m' a coûté cent dollars , dit _il rageusement , mais j' en ai rien à foutre . Si il te plaît pas , dis _le ! Je t' achèterai autre chose ! Brusquement , il planta son couteau dans la toile , qu' il lacéra et taillada en jurant comme un forcené . Comme ça , tu l' auras pas ! rugit _il en lançant le tableau mutilé à l' autre bout de la pièce . Je suis trop bon avec toi . Ça te ferait du bien , d' en baver un peu ! Les gens qu' ont pas souffert , ils apprécient jamais rien . Il se leva et s' approcha du lit . Tu m' entends ? Faut que tu souffres ! Miss Blandish était parfaitement immobile , les yeux clos . On aurait dit un cadavre . Slim se pencha sur elle et lui appuya la pointe de sa lame sur la gorge . Je pourrais te tuer ! glapit _il . T' entends ? Je pourrais te tuer ! Elle ouvrit les yeux et le regarda . Une goutte de sang perlait sur sa peau blanche , à l' endroit où le couteau l' avait piquée . Slim se détourna , écoeuré par son regard vitreux et ses pupilles dilatées . À quoi bon se leurrer ? Cette fille ne lui appartenait pas . Ce n' était pas une femme , ça … rien qu' un corps sans vie . Ses pensées s' orientèrent vers M’man et Doc . Tout ça , c' était leur faute , songeait _il en tripotant nerveusement son couteau . Ils lui avaient gâché son plaisir . De la merveilleuse fée du livre d' images , ils avaient fait ce cadavre ambulant … Il retourna au salon en marmonnant entre ses dents et alluma la télévision . Quelques secondes plus tard , il était obnubilé par le spectacle en blanc et noir d' un homme et d' une femme s' embrassant passionnément . Parmi les clients dont le flot régulier déferlait dans le vestibule , se trouvait un petit homme massif dont le smoking était assez mal coupé . Eddie , qui flânait près du vestiaire , le regarda avec méfiance ; il trouva qu' il avait l' air d' un flic . Dès que le petit homme entra dans la salle , Eddie s' approcha du portier , un malabar du nom de Mac . Qui c' est , ce coco _là ? demanda Eddie . Il a une gueule de flic . Il est déjà venu , répondit Mac . C' est M Williams qui l' a amené . M Williams a dit que s' il revenait tout seul , il fallait le laisser entrer . Harry Williams était un des meilleurs clients du Club . Eddie estima néanmoins qu' il valait mieux en toucher un mot à M’man . Il la trouva dans son bureau , plongée comme d' habitude dans un monceau de paperasses . Qu' est_ce_qu' il y a ? demanda _t _elle . Je suis occupée . Il vient d' arriver un mec qu' a une touche de poulaga , répondit Eddie . Sur le registre , il a signé Jay Doyle . Mac m' apprend qu' il est déjà venu avec Harry Williams . C' est pas à moi qu' il faut dire ça , répliqua M’man d' un ton impatienté . Préviens les autres . Sois pas aussi empoté , bon Dieu ! Tu sais ce que t' as à faire . Assure _toi qu' il ne va pas dans la salle de jeu ni au premier . Eddie regagna en hâte le restaurant . Il y arriva au moment où le chef d' orchestre annonçait la première partie du programme . Eddie repéra Doyle , assis tout seul dans un coin sombre . N' apercevant Flynn nulle part , il décida de surveiller Doyle lui_même . Eh bien , mesdames et messieurs , annonçait le chef d' orchestre , voici le moment que vous attendiez tous . Une fois de plus , Miss Anna Borg va nous interpréter une nouvelle danse un peu … osée … si j' ose dire . Un triple ban pour Miss Borg , s' il vous plaît ! Les applaudissements crépitèrent tandis_que le batteur faisait entendre un roulement de tambour , et les lumières s' éteignirent . Le pinceau blanc d' un projecteur vint se poser au milieu de la piste de danse , et , surgissant de l' obscurité , Anna apparut . Eddie sourit . Il avait eu du nez , le jour où il s' était mis à la colle avec Anna . Au début , il en avait bavé . Il avait fallu l' entretenir , lui faire répéter son numéro , mais maintenant il rentrait dans ses frais . M' man elle_même reconnaissait qu' Anna était la meilleure attraction du Club . Anna s' avança dans le cône de lumière du projecteur . Elle portait un fourreau de lamé or , fermé devant par une fermeture Éclair . L' orchestre attaqua le vieux succès C' est mon homme . Anna avait une voix forte qui portait bien . Tout en chantant , elle fit glisser lentement sa fermeture Éclair , et tout d' un coup elle émergea de sa robe , qu' elle jeta à un comparse qui la dévorait des yeux en lançant des clins d' oeil complices à l' assistance . Vêtue seulement d' un soutien_gorge blanc et d' un slip , elle continua à chanter , mais les spectateurs se souciaient peu de sa chanson : ils se rinçaient l' oeil , hypnotisés par ses contorsions . A la fin du premier couplet , elle ôta son soutien_gorge , et , à la fin du second , son slip . Elle ne portait plus qu' un cache_sexe microscopique et se mit à évoluer entre les tables , suivie par le projecteur . Elle est du tonnerre , se dit Eddie en la regardant saluer et envoyer des baisers au public à la fin de la chanson . Les clients étaient aux anges . Elle avait remis sa robe et les lumières s' étaient rallumées . Eddie jeta un coup d' oeil sur l' endroit où était assis Doyle et se pétrifia . Profitant de l' obscurité Doyle avait disparu . IV Fenner prenait son café matinal lorsqu' on sonna à sa porte . Il alla ouvrir en se demandant qui pouvait lui rendre visite d' aussi bonne heure . Un petit homme râblé lui sourit amicalement . Je m' appelle Jay Doyle , annonça _t _il . Je suis de la police municipale . Je vous réveille ? Entrez donc , dit Fenner . J' étais en train de prendre mon café . C' est le commissaire qui m' a dit de passer vous voir , expliqua Doyle en lançant son chapeau sur une chaise et en s' asseyant . Il paraît que maintenant , c' est vous qui représentez Blandish . Fenner lui versa une tasse de café . Il paraît . Du sucre ? Non , merci . Doyle alluma une cigarette . Ça fait deux mois que je file le train à la fille Borg . Il y avait une petite chance pour que Riley essaie d' entrer en contact avec elle , mais le commissaire estime que je perds mon temps . À dater d' aujourd’hui , j' abandonne donc ma filature . Je vous ai apporté les copies de mes rapports journaliers . Je doute que vous y trouviez des éléments intéressants , mais on ne sait jamais . Il tira de sa poche une épaisse enveloppe qu' il remit à Fenner . Je me propose d' aller voir cette fille ce matin , annonça Fenner . C' est le seul chaînon qui me rattache à Riley . Je n' arrive pas à croire qu' il l' ait plaquée comme ça . Il a tout de même dû lui dire deux mots avant de disparaître . Vous perdez votre temps , assura Doyle . Nous l' avons amenée au commissariat et nous l' avons interrogée pendant des heures . Riley l' a bel et bien laissée tomber . D' ailleurs , le fait qu' elle se soit collée avec Eddie Schultz le prouve . Si elle avait cru pouvoir aider Riley à dépenser la rançon de Blandish , elle n' aurait même pas regardé Schultz . Ma foi , je vais quand même lui parler . À part elle , je n' ai pas l' ombre d' une piste . Faites gaffe , dit Doyle . Quand vous irez la voir , assurez _vous que Schultz est sorti . Ce type _là est dangereux . Je ferai gaffe . Hier soir , j' étais au Paradise Club , ajouta Doyle . J' ai pensé qu' avant de laisser tomber ma filature , il fallait que je voie à quoi ressemblait le numéro de cette fille . Eh bien , c' est drôlement bon . M' est avis qu' elle ne va pas rester longtemps avec Schultz . Avec le talent qu' elle a , elle finira à Broadway . Ça m' épate qu' une bande de malfrats comme le gang Grisson ait ouvert un cabaret . Schulberg a dû tomber sur le gros paquet . Oui … Je connaissais le Club , du temps où c' était Rocco qui le dirigeait . Je voudrais que vous le voyiez aujourd’hui . Et toutes ces gouapes portent smoking , maintenant , sauf Slim . Lui , il n' a pas changé . Fenner fit la grimace . S' il y a jamais eu une ordure intégrale , c' est bien ce gars _là . Ça , d' accord . Doyle eut un sourire embarrassé . Il m' a flanqué une trouille de tous les diables , hier soir . Pendant que la fille Borg faisait son numéro , je me suis dit qu' il ne serait peut_être pas mauvais d' examiner le Club d' un peu plus près . L' occasion s' est présentée lorsqu' ils ont éteint les lumières . Je voulais jeter un coup d' oeil au premier . La fille du vestiaire surveillait l' escalier , mais j' ai eu un coup de pot . Deux types se sont amenés et ont déposé leurs chapeaux au vestiaire . L’un d' eux a fait tomber la coupe dans laquelle la petite met ses pourboires et toute la monnaie s' est répandue derrière le comptoir . La fille et les deux gars se sont mis à quatre pattes pour les ramasser , et j' en ai profité pour foncer dans l' escalier . Au premier étage , il y a sept portes . Six d' entre elles donnent sur des chambres à coucher . La septième , au fond du couloir , a une serrure et un verrou extérieur , ce qui m' a paru bizarre . Pourquoi un verrou extérieur ? On entendait marcher la télévision , et la porte était fermée de l' intérieur . Je n' avais guère eu le temps d' examiner les lieux lorsque le numéro de la fille Borg a pris fin . Juste au moment où j' arrivais à l' escalier , j' ai entendu du bruit derrière moi et je me suis retourné . La porte du fond était ouverte , et Slim se tenait sur le seuil , un couteau à la main . Je vous jure que ce spectacle a fait grimper ma tension . Je ne me suis pas attardé pour assister aux événements . J' ai descendu l' escalier quatre à quatre . La fille du vestiaire m' a regardé comme si j' étais un fantôme , mais je ne me suis pas arrêté . En arrivant à la porte , j' ai entendu beugler . C' était Schultz qui me courait après . Le gorille qui exerce les fonctions de portier a essayé de me retenir , mais je lui ai collé mon poing dans la figure , j' ai ouvert la porte , et j' ai pris mes jambes à mon cou . Schultz m' a suivi jusqu' à la rue , mais là , il a abandonné la poursuite . Je regrette de ne pas avoir assisté à ça , dit Fenner en souriant . Si je comprends bien , la mère Grisson tient un bordel au premier étage . Vous avez raconté ça à Brennan ? Bien sûr , mais nous ne pouvons rien faire . Presque tous les membres du Club sont des gros pontes qui ont énormément d' influence . Jamais nous n' obtiendrons un mandat de perquisition . De plus , cette boîte est un véritable blockhaus . La porte d' entrée est en acier et les fenêtres sont fermées par des volets blindés . Aucune idée de ce qui se passe dans la pièce fermée à clef ? Aucune . Je vous laisse le soin de le deviner . Où puis _je trouver la fille Borg ? Elle habite avec Schultz , dans un appartement de Malvern Court , dit Doyle . Dernier étage . Mais soyez prudent . Ne vous amenez pas pendant que Schultz s' y trouve . Après le départ de Doyle , Fenner consacra une heure à la lecture des rapports que celui_ci lui avait apportés . Il n' apprit pas grand_chose , si ce n' est que Schultz sortait toujours de chez lui à onze heures du matin pour se rendre au Club . Anna sortait à une heure et déjeunait au Club . Fenner appela Paula au bureau . Je viendrai après le déjeuner , lui annonça _t _il . Maintenant , je vais voir la fille Borg . Pas de commissions pour moi ? M Blandish a téléphoné . Il voulait savoir s' il y avait du nouveau . Je vais l' appeler de chez moi . Rien d' autre ? Il est venu une grosse mémère qui voulait que tu lui retrouves son chien . Je lui ai dit que tu étais allergique aux chiens . C' est exact , n' est _ce pas ? Ça dépend . Elle était riche ? Bien sûr que non . Après un silence , Paula reprit : Je voudrais bien que tu sois aussi allergique aux effeuilleuses ! Je le serai peut_être , quand j' aurai vu cette effeuilleuse _là , répliqua Fenner . Il raccrocha et appela Blandish . Je persiste à croire qu' Anna Borg pourrait nous en apprendre , dit _il lorsqu' il eut Blandish au bout du fil . Tout dépendra de la façon dont je m' y prendrai avec elle . Les flics l' ont cuisinée pendant des heures sans rien en tirer . Je vais essayer de la faire parler à coups de dollars . Vous avez dit que l' argent n' entrait pas en ligne de compte . Ça tient toujours ? Évidemment , répondit Blandish . Qu' est_ce_que vous comptez faire ? J' envisageais de lui promettre que vous la feriez démarrer à Broadway , si elle nous fournissait un renseignement susceptible de nous conduire à Riley . Essayez . Je vous rappellerai , dit Fenner et il raccrocha . V Eddie Schultz émergea brusquement d' un sommeil profond . Le soleil brillait entre les lattes du store et Eddie cligna des yeux , jura et jeta un coup d' oeil au réveil posé sur la table de chevet . Il n' était pas loin de dix heures . Anna dormait à côté de lui . Elle ronflait légèrement et Eddie lui lança un regard noir . Il se leva et chercha ses cigarettes . Il avait mal au crâne et se sentait affreusement mal fichu . Il alluma une cigarette et passa au salon , où il se versa une généreuse rasade de whisky qu' il avala d' un trait . L' alcool causa une sorte d' explosion dans son estomac . Il grogna , mais la réaction du whisky sur son organisme délabré le revigora un peu . Son cerveau engourdi par le sommeil se remit à fonctionner normalement . Il se rappela le flic de la nuit précédente . M' man avait failli avoir une attaque lorsque Slim lui avait dit que le flic était monté au premier . Eddie fit la grimace . M' man avait raison , évidemment . Il s' était montré négligent ; mais , après tout , qu' est_ce_que le flic avait découvert ? Rien . C' est surtout Slim qui avait poussé les hauts cris . Pendant un instant atroce , Eddie avait eu la conviction que Slim allait le tuer . Si M’man n' avait pas été là , Slim lui aurait certainement planté son sacré couteau dans les tripes . Le souvenir de cette scène lui donna une sueur froide . N' empêche que c' était la faute de M’man . Elle avait été assez bête pour laisser son dégénéré de fils garder la fille Blandish , elle n' avait qu' à prendre ses responsabilités si les choses tournaient mal . Il regagna la chambre à coucher . Anna était réveillée . Elle avait rejeté ses draps d' une ruade . Couchée sur le dos , elle contemplait le plafond . Elle portait une chemise de nuit en nylon transparent . Dis donc , t' es pas en train de faire ton numéro , bougonna Eddie en se dirigeant vers la salle de bain . Couvre _toi , t' es indécente . Il revint au bout de dix minutes , douché et rasé . Anna était toujours couchée et elle continuait à regarder le plafond . Au lieu de jouer les cinglées évadées du boxon , grogna Eddie , tu ferais mieux de me préparer une tasse de café . Va la préparer toi_même , eh ! propre_à_rien ! Anna se redressa brusquement . Eddie , je commence à en avoir marre de cette vie . Bientôt je pourrai plus l' encaisser . Tu vas pas remettre ça , non ? Y a deux mois , tu cachais tes talents derrière des éventails bouffés aux mites , et ça te rapportait des haricots . Je me suis débrouillé pour que tu passes dans le meilleur cabaret de la ville . Tu te fais cent cinquante tickets par semaine et tu trouves le moyen de râler . Qu' est_ce_qu' il te faut encore ? Plus de fric ? Je veux devenir une vedette , répliqua Anna . Elle se leva et alla s' enfermer dans la salle de bain . Eddie haussa les épaules et partit dans la cuisine faire le café . Il apporta la cafetière au salon , où Anna vint le rejoindre . Elle avait passé un peignoir et s' était coiffée . Elle remarqua immédiatement la bouteille de whisky qu' Eddie avait oublié de ranger . Tu peux pas passer dix minutes sans picoler , non ? demanda _t _elle . T' es en train de devenir alcoolique , ou quoi ? Oh ! la ferme ! grommela Eddie . Ils burent leur café dans un silence pesant . Si je trouvais un mec pour me financer , déclara brusquement Anna , comment que je foutrais le camp de ce sale trou ! Si je trouvais un mec pour me financer , rétorqua Eddie d' un ton sarcastique , j' en ferais autant . T' as pas bientôt fini de me courir , avec ton sacré talent ? Pourquoi tu veux pas voir les choses comme elles sont ? Des effeuilleuses comme toi , y en a treize à la douzaine . Te pousse pas du col , ma beauté . Vous , les hommes , vous êtes tous les mêmes , dit Anna avec accablement . Frankie était exactement comme toi . La seule chose qui vous intéresse , c' est mon anatomie . Vous ne m' aimez pas pour moi_même . Eddie grogna . Du moment que le ragoût est bon , pourquoi chercher à savoir avec quoi on le fait ? Mais si j' étais laide , Eddie ? Tu me regarderais ? Non , évidemment pas . Et pourtant , ce serait quand même moi . Bon Dieu de bon Dieu ! On pourrait pas parler d' autre chose ? J' ai un mal de crâne à couper au couteau . T' es pas laide , non ? Alors à quoi ça rime , ces salades ? J' ai peur de la vieillesse . Avant que ça m' arrive , je veux avoir réussi . Je veux devenir quelqu’un . Je veux être une vedette , pas une petite effeuilleuse de quatre sous dans un boui_boui de province . Oh ! dis , écrase ! Tu me fous le bourdon . Tu te défends gentiment … tu pourrais pas te contenter de ça ? Qu' est _ce qui se passe au premier étage , au Club ? demanda brusquement Anna . Eddie se figea et lui lança un regard aigu . Rien . Pourquoi ? Oh ! si , il se passe des choses ! Je suis pas aveugle . J' ai idée que Slim a une souris , là_haut . Qui c' est , cette fille , Eddie ? T' es dingue ! fit Eddie avec humeur . Slim s' intéresse pas aux gonzesses . J' ai vu Doc et M’man y monter . Qu' est _ce qui se passe ? Rien ! aboya Eddie . Boucle _la ! Faut que je sois tombée sur la tête , pour m' être mise en ménage avec toi , dit rageusement Anna . Tout ce que tu sais dire , c' est : boucle _la ! Tant que tu continueras à yoyoter , t' attends pas à ce que je te dise autre chose . Il regagna la chambre à coucher . C' était l' heure de partir au Club et il s' habilla . Anna vint le rejoindre . Tu comptes rester encore longtemps , dans la bande Grisson ? s' enquit _elle . T' en as pas marre , de lécher les bottes de cette vieille salope ? Tu vas pas remettre ça , non ? rugit Eddie qui enfilait son veston . Je fous le camp . Tu m' as assez cassé les pieds pour aujourd’hui . Anna ricana . Pauvre minable , va … Je me demande ce que j' ai bien pu te trouver ! Sauve _toi , gigolo , t' as des godasses à lécher . Tu pourras pas dire que tu l' as pas cherché ! vociféra Eddie . J' en ai ma claque , de ta grande gueule . Je vais te faire voir qui c' est qui commande , ici . Il l' empoigna , la souleva de terre , et la plaqua sur le lit , à plat ventre . Il la maintint solidement d' un bras , releva peignoir et chemise de nuit , et se mit à lui administrer une fessée énergique et prolongée . Anna rua et se débattit en poussant des hurlements stridents qui faisaient penser à un sifflet de locomotive . Eddie la corrigea si longuement qu' il en eut mal à la main et que les voisins se mirent à cogner aux murs . Il laissa Anna en larmes se tortiller sur le lit et quitta l' appartement en claquant la porte . Fenner , qui était assis dans sa voiture en face de l' immeuble , le vit sortir , rouge de colère . Il le regarda monter dans la Buick et s' éloigner . Fenner descendit de voiture , pénétra dans l' immeuble et prit l' ascenseur pour le dernier étage . Avant de sonner à la porte , il s' assura que son revolver était armé et glissait facilement dans son étui , puis il appuya son pouce sur le bouton . Il sonna une seconde fois . Personne ne vint lui ouvrir . Fenner fronça les sourcils . Il était sûr que la jeune femme était chez elle . Pourquoi n' ouvrait _elle pas ? Il appuya une troisième fois son pouce sur le bouton de la sonnette et l' y laissa . Deux minutes plus tard , la porte s' ouvrit à la volée . Les traits déformés par la rage et la souffrance , Anna le dévisagea avec fureur . Non , mais qu' est_ce_que vous croyez ? C' est pas un poste d' incendie , ici ! glapit _elle . Foutez le camp ! Elle essaya de lui claquer la porte au nez , mais Fenner l' avait déjà bloquée avec son pied . Miss Borg ? Je reçois personne ! Du vent ! Mais je viens de la part de Spewack , Anderson et Hart , mentit Fenner . Vous accepterez bien de me recevoir ? Le nom des célèbres imprésarios de Broadway calma Anna . Elle ouvrit des yeux ronds . C' est une blague ? demanda _t _elle d' un ton soupçonneux . Pourquoi voulez _vous que je vous fasse une blague ? demanda Fenner d' une voix suave . Spewack a vu votre numéro hier soir . Il en a touché deux mots à Anderson , et si Anderson adressait encore la parole à Hart , vous pouvez parier votre chemise qu' il lui en aurait parlé . J' ai une proposition à vous faire , Miss Borg . Si c' est une plaisanterie … , commença Anna qui s' arrêta brusquement . Et si c' était vrai ? Si Spewack , Anderson et Hart s' intéressaient réellement à elle . Si vous ne voulez pas qu' on en parle , je n' y vois pas d' inconvénient , dit Fenner en reculant d' un pas , mais permettez _moi de vous dire , mon petit , que dans cette ville , il y a huit cents strip_teaseuses qui donneraient leur cache_sexe pour être à votre place . Anna n' hésita plus . Elle ouvrit la porte toute grande . Bon , entrez … Elle le conduisit au salon en songeant qu' elle étriperait Eddie avec plaisir . Elle avait eu le temps de faire l' inventaire des dommages qu' il lui avait infligés . Et si Spewack , Anderson et Hart lui demandaient de passer une audition ? Si ce type voulait qu' elle saute dans un taxi pour aller présenter immédiatement son numéro ? Comment allait _elle faire , avec tous ces bleus ? Ça vous intéresserait _il de travailler à New_York , Miss Borg ? demanda Fenner en choisissant pour s' y asseoir le siège le plus confortable . À moins que vous n' ayez déjà des engagements fermes ici ? Les yeux d' Anna s' ouvrirent tout grands . À New_York ? Oh ! dites donc , qu' est_ce_que ça me plairait ! Non , j' ai pas d' engagement . Vous n' êtes pas sous contrat avec le Paradise Club ? Non , c' est un arrangement à la semaine . Parfait , parfait . Asseyez _vous , Miss Borg , mettez _vous à l' aise . L' histoire que je vais vous raconter ressemble à un conte de fées . Anna s' assit sans réfléchir , mais se releva instantanément en poussant un gémissement de douleur . Vous vous êtes assise sur une épingle ? demanda Fenner avec sollicitude . C' est bon pour ma ligne , de rester debout , répondit Anna en se forçant à sourire . Dans mon métier , on est forcé de surveiller sa ligne . Détendez _vous , mon petit . C' est moi qui vais la surveiller , votre ligne , et croyez _moi , ce sera un plaisir . Dites donc , mon petit monsieur , si c' est pour rigoler … Ce n' est pas pour rigoler , Miss Borg , dit Fenner d' un ton apaisant . Nous avons un client qui a plus d' argent que de bon sens . Il veut financer une revue musicale à Broadway , ce qui prouve bien qu' il est complètement cinglé , mais ce n' est quand même pas à nous de le décourager . Il a déjà trouvé le livret et les partitions , mais maintenant , il lui faut une vedette . Il tient absolument à ce que nous lui en trouvions une ici . C' est à Kansas_City qu' il a fait fortune et c' est un sentimental . Il veut procurer à une personne de la ville l' occasion de devenir une grande vedette . Nous n' en avons trouvé aucune qui vous vaille . Voulez _vous profiter de l' occasion ? Anna écarquilla les yeux . Si je veux ? Vous voulez vraiment dire que je vais être une vedette de Broadway ? Ça ne dépend que de vous . Spewack n' a qu' un coup de téléphone à donner à notre client et à lui parler de vous , et l' affaire est dans le sac . Oh ! dites donc ! C' est trop beau pour être vrai ! Je vous avais prévenue que ça ressemblait à un conte de fées , dit négligemment Fenner . Un an à Broadway , et ensuite , Hollywood . Vous avez un bel avenir devant vous . Quand est_ce_qu' on signe le contrat ? s' enquit Anna qui se voyait déjà en train de faire sa valise et de plaquer Eddie . Quand est_ce_que je vais le voir , votre M Spewack ? Je vous apporterai un contrat à signer cet après_midi , et demain , à cette heure _ci , vous déjeunerez à New_York avec M Spewack . Vous êtes bien sûr que c' est vraiment moi qu' il veut , votre client ? demanda Anna avec une soudaine nervosité . Je croyais que vous aviez dit qu' il fallait d’abord que M Spewack lui téléphone ? Je suis heureux que vous me parliez de ça , dit Fenner en allumant une cigarette . J' allais justement y venir . Avant que nous ne prévenions notre client , il y a un petit détail à régler . Vous nous plaisez beaucoup , Miss Borg , mais pour être tout à fait franc , je dois vous dire que nous aimons beaucoup moins vos relations . Anna se raidit . Qu' est_ce_que vous voulez dire ? Eh bien ! … les hommes que vous fréquentez n' appartiennent pas exactement à la crème de la société , n' est _ce pas ? Eddie Schultz , par exemple … On va beaucoup parler de vous , Miss Borg , dès qu' on apprendra que vous êtes la future vedette de cette revue . Nous devons nous assurer qu' on en parlera en bien . Anna commençait à avoir l' air inquiet . Je suis pas mariée avec mes amis … Une fois à Broadway , pas question de les revoir . Je suis enchanté de l' apprendre , mais il n' y a pas si longtemps , vous fréquentiez le célèbre Frankie Riley , et on parle énormément de lui , ces temps _ci . Les journalistes feront certainement le rapprochement . Si un détail de ce genre paraissait en première page , la revue risquerait fort de ne pas s' en relever . Anna en fut malade de déception . Mais je … je le connaissais à peine , Riley , balbutia _t _elle . On me l' a présenté , c' est tout … vous savez comment ça se passe … Écoutez , Miss Borg , il faut être franche avec moi . On n' entretient pas de relations aussi suivies que celles que vous aviez avec Riley par hasard . J' ai dû prendre certains renseignements sur vous . Ne croyez surtout pas que ça m' amuse de fourrer mon nez dans votre vie privée , mais si nous devons faire de vous une vedette , il faut à tout prix éviter le scandale . Si je ne me trompe , vous étiez … très intime avec Riley . Anna eut un geste de découragement : Alors , pourquoi êtes _vous venu me donner de faux espoirs ? Je savais bien que c' était une blague ! C' était trop beau pour être vrai . Hé là ! fit Fenner . Ne vous désespérez pas si vite ! On finit toujours par trouver une solution à tous les problèmes . Le tout , c' est de bien réfléchir . Maintenant , écoutez _moi , Miss Borg . Nous ne pouvons pas dissimuler le fait que vous avez fréquenté le milieu . C' est impossible . Alors , qu' est_ce_que nous allons faire ? S' arranger pour que ça nous rapporte , au lieu de nous nuire . On prétend que tout le monde adore les amoureux . Moi , je peux vous dire qu' il y a quelque chose que les gens adorent encore plus que les amoureux : ce sont les pécheresses repenties . Et c' est ce que vous allez devenir . Nous fournirons à la presse une histoire terriblement attendrissante . Nous raconterons que vous êtes partie de rien , que vous êtes tombée amoureuse de Riley sans savoir qu' il était un bandit , nous dirons vos efforts désespérés pour le remettre dans le droit chemin quand vous vous êtes rendu compte de sa vraie nature , et enfin que vous avez perdu toute confiance en lui lorsqu' il a kidnappé la fille Blandish . Vous voyez le topo ? Depuis le jour où Riley est sorti de votre vie , vous avez essayé d' échapper à votre milieu sordide , mais Eddie Schultz vous en a empêchée . Il vous a obligée à vivre avec lui . Et puis , voilà cette occasion inespérée de jouer à Broadway , et vous l' avez empoignée à deux mains . La pègre de Kansas_City appartient désormais au passé . Vous êtes une pécheresse repentie . Anna ne trouvait pas cette histoire très convaincante . Vous croyez vraiment que ça prendra ? demanda _t _elle d' un air dubitatif . Si ça ne prend pas , mon petit , vous êtes fichue , répondit Fenner en hochant la tête . Anna s' appuya à la cheminée . Elle aurait voulu pouvoir s' asseoir . Elle éprouvait une sensation de vide à l' intérieur et ne se faisait plus d' illusions , cette histoire de Broadway ne serait en fin de compte qu' un mirage . Comment allez _vous leur faire gober ça ? demanda _t _elle . Ah ! les journalistes ! Comme je les hais ! Ils espionnent , ils fouinent partout , ils déterrent tous les ragots , et quand ils croient qu' ils tiennent un article , ils vous collent après comme des sangsues . Ils se foutent éperdument du mal qu' ils font , du tort qu' ils causent , et de tous les coeurs qu' ils brisent , pourvu qu' ils puissent vendre leur salade . Je les déteste tous tant qu' ils sont , ces salauds ! Fenner jugea inutile de lui confier qu' il avait commencé sa carrière comme journaliste . Elle lui ficherait probablement une balle dans la peau . Je vais vous dire comment nous pourrions les convaincre , déclara _t _il . Bon Dieu ! Quel boum ça ferait ! On ne parlerait plus que de vous dans tous les journaux du pays , et en bien , cette fois ! Qu' est_ce_que vous racontez ? grogna Anna . Écoutez … supposons qu' on retrouve la fille Blandish grâce à vous . Vous vous rendez compte ? Vous vous imaginez ce que ça représenterait pour vous ? La télévision , la radio , les interviews , votre photo dans tous les journaux , Blandish vous versant une récompense , et votre nom à Broadway , en lettres de feu de deux mètres de haut ! Vous êtes soûl ? s' enquit Anna , dont le visage s' était durci . Je sais rien sur la fille Blandish , moi . Où vous avez été chercher ça ? Vous connaissiez Riley . Vous possédez peut_être le seul indice qui puisse conduire jusqu' à lui . Le regard d' Anna devint mauvais . Et puis quoi encore ? Frankie m' a peut_être plaquée , mais je le vendrai jamais aux poulets . Pour qui vous me prenez ? Une donneuse ? Fenner haussa les épaules et se leva . Si c' est l' idée que vous vous faites d' une pécheresse repentie , Miss Borg , je perds mon temps . Eh bien , je suis enchanté d' avoir fait votre connaissance . Il va falloir que je dise à M Spewack de chercher sa vedette locale ailleurs . Attendez une minute , dit vivement Anna . Si je savais quelque chose , je vous le dirais , mais je ne sais rien . Quand avez _vous vu Riley pour la dernière fois ? demanda Fenner . Le matin du kidnapping . Bailey lui a téléphoné pour lui parler du collier . Frankie m' a dit qu' il allait l' alpaguer . Est_ce_qu' il a parlé d' enlever la jeune fille ? Non . Donc , vous n' avez plus entendu parler de Riley après son départ , le matin du rapt ? Anna hésita . Eh ben ! … si . Il m' a téléphoné de la baraque de Johnny Frisk . Fenner prit une profonde inspiration . Enfin ! Ça y était ! La nouvelle piste , l' indice qu' elle avait caché à la police ! Johnny Frisk ? Le vieux poivrot qui habite prés du carrefour du Grand Chêne ? C' est ça . Anna se figea brusquement . Comment ça se fait que vous le connaissiez ? Je connais un tas de gens , répondit Fenner . Ainsi , Riley est allé là_bas ? Et vous n' avez pas parlé de ça à la police ? Anna l' observait avec suspicion . Dites donc , qui êtes _vous ? lui demanda _t _elle . C' était une blague , hein ? Vous êtes un flic ? Un bruit leur fit tourner la tête . On venait d' ouvrir la porte d' entrée . Un pas rapide se fit entendre , et la porte du salon s' ouvrit brusquement . Eddie Schultz entra dans la pièce . J' ai oublié mon portefeuille … commença _t _il , puis il aperçut Fenner . Excusez _moi , mon vieux , fit tranquillement Fenner , qui décocha un crochet du droit qui atteignit Eddie à la pointe du menton . Eddie s' écroula , comme foudroyé . Anna fonça dans la chambre à coucher ; mais quand elle reparut en brandissant son revolver , Fenner s' était éclipsé . Eddie se redressa lentement en se tâtant le menton . Il regarda Anna et se remit péniblement sur ses pieds . Qu' est _ce qui se passe ? balbutia _t _il . Merde ! Il a failli me casser la mâchoire , le salaud ! Qu' est_ce_qu' il foutait ici , ce fumier de journaliste ? Anna le regarda avec horreur . Un journaliste ? glapit _elle . A la vue de son visage bouleversé , Eddie frissonna ; il eut le terrible pressentiment que son avenir n' allait pas tarder à lui claquer entre les doigts . VI M' man Grisson , un plateau bien garni posé sur son bureau , achevait de déjeuner lorsque le téléphone sonna . Doc Williams , qui ne mangeait rien , mais lui tenait compagnie en buvant , décrocha . C' est Eddie … Eddie Schultz parlait d' une voix constipée . M' man est là ? Doc tendit le combiné à M’man . Eddie . Elle prit l' appareil et s' essuya la bouche d' un revers de main . Qu' est _ce qui se passe ? Ça va mal , M' man . Vous vous rappelez Dave Fenner , le reporter de la Tribune ? Il est venu à la maison pendant que j' étais sorti et il a baratiné Anna . Il a prétendu qu' il la ferait chanter à Broadway si elle lui refilait un tuyau sur le kidnapping Blandish . Anna lui a raconté que la dernière fois qu' elle avait parlé à Riley , il était chez Johnny , et Fenner a foutu le camp comme un pet sur une toile cirée . Quoi ? rugit M’man , dont le visage sanguin virait à l' écarlate . Je le connais , ce salaud _là ! Il va cogner Johnny , et le bonhomme finira par s' allonger . J' ai toujours dit qu' on aurait dû le descendre , ce vieux pochard ! C' est bien pour ça que je vous appelle , M' man . Eddie paraissait très secoué . Dites , M' man … on peut pas en vouloir à Anna . Elle ignorait ce que nous savons . Amène _toi ! C' est qu' il m' a à moitié démoli la mâchoire , ce salaud _là . Je me sens vachement pas bien . Vaudrait peut_être mieux que vous envoyiez Flynn … Ne me dis pas ce que je dois faire ! aboya M’man et elle raccrocha brutalement . Doc était livide . Il regarda M’man d' un air affolé . Restez pas planté comme un vieil épouvantail ! lui jeta M’man . Allez me chercher Flynn , Woppy et Slim ! Grouillez _vous ! Doc sortit précipitamment . Quelques minutes plus tard , Flynn et Woppy firent leur entrée . Tous deux avaient l' air inquiets . Un instant après , Doc revint avec Slim , qui se grattait la tête et bâillait . Écoutez _moi bien , commença M’man . Y a de l' eau dans le gaz . La morue d' Eddie a parlé de Johnny à un journaliste , qui est probablement parti aussi sec voir le vieux . S' il le bouscule un peu , ce poivrot va dégoiser tout ce qu' il sait . Vous trois , vous allez filer là_bas et rectifier Johnny . Ça devrait être fait depuis longtemps . Si vous trouvez le journaliste , descendez _le aussi . Vous enterrerez les corps , Allez , foncez ! Ça fait un trajet de quatre heures en bagnole , grommela Flynn . Vous êtes sûre … Vous avez entendu ce que je vous ai dit , oui ? rugit M’man qui jaillit de son fauteuil en assénant un coup de poing sur le bureau . Et appuyez sur le champignon ! Faut que vous soyez là_bas avant Fenner ! Moi , j' y vais pas , annonça Slim . Ça m' emmerde , ce turbin . Moi , y a d’autres choses qui m' occupent . M' man lit le tour du bureau . Elle était dans une telle fureur que Slim lui_même battit en retraite . Si , t' y vas ! Tu deviens une vraie lope ! Si tu fermes pas la gueule de ce vieux poivrot , tu peux lui dire adieu , à ton joujou . T' as pigé ? Et maintenant , foutez _moi le camp , tous ! En ronchonnant , Slim sortit avec Flynn et Woppy . C' est si grave que ça , M' man ? demanda Doc d' une voix dolente . La tête lui tournait et il regrettait d' avoir bu ce dernier verre . Ah ! les femmes ! Les femmes ! gronda M’man en frappant le poing sur le bureau . Toujours la même histoire ! Barker … Karpis … Dillinger … ils ont tous fini de la même façon , à cause d' une femme ! Tous mes plans risquent de s' écrouler parce_qu' il a fallu qu' une pouffiasse ouvre sa grande gueule ! Tandis que Woppy et Slim se hâtaient vers la sortie , Flynn , qui devait sortir ce soir _là avec Maisey , s' arrêta un instant près de celle_ci . Elle était en train de ranger le comptoir du vestiaire . On a du boulot , poupée , annonça _t _il . Pour notre rencard , c' est cuit . Si je suis rentré pour neuf heures , j' aurai de la veine . Il courut rejoindre les autres , qui montaient dans la Dodge . Maisey haussa les épaules . Elle ne regrettait pas l' annulation du rendez_vous . Les sorties avec Flynn , ce n' était pas marrant . Il ne pouvait pas laisser ses mains tranquilles une minute . Elle enfila son manteau . C' était l' heure du déjeuner et elle avait faim . Sur le perron , elle fit un signe de tête à Mac , le portier . À ce soir , Mac . Je serai là vers neuf heures . Je vais manger un morceau , c' est bon pour ma ligne . Mac la regarda en souriant descendre les quelques marches qui menaient à la cour . Maisey déjeunait toujours au même endroit . On y servait les meilleurs hamburgers de la ville et ce n' était pas loin du Club . Rocco était au courant de ses habitudes , et comme il se trouvait dans les parages du restaurant , il décida d' y déjeuner . En s' y prenant bien , il arriverait peut_être à soutirer quelques renseignements à la petite . Elle avait l' air passablement cruche , mais elle laisserait peut_être échapper un tuyau qu' il pourrait utiliser contre M’man . Il trouva Maisey assise dans un coin ; elle étudiait soigneusement le menu . Bonjour , beauté , dit _il . Vous me permettez de vous offrir à déjeuner ? Maisey leva les yeux et sourit . Elle savait que Rocco était l' ancien propriétaire du Paradise Club , et elle était flattée de l' intérêt qu' il lui témoignait . Y a rien à redire , fît _elle . Ça fait toujours plaisir d' avoir de la compagnie . Rocco prit une chaise et s' assit . Ses jambes lui faisaient mal et il avait les pieds douloureux . Sa matinée avait été chargée , mais il était libre pour le restant de la journée . Il commanda le menu spécial , agrémenté d' une salade de crabe pour Maisey . Alors , mon chou , comment ça marche , au Club ? demanda _t _il . Les affaires vont bien ? Et comment ! répondit Maisey . Qu' est_ce_qu' ils doivent engranger , comme pognon ! Elle soupira . Je voudrais bien en voir un peu la couleur . Moi , je gratte pour trente malheureux dollars , plus mes pourboires , et il faut que je fournisse mon uniforme . J' aurais cru que vous gagniez plus que ça . Avec une silhouette comme la vôtre , vous vous défendriez mieux dans un burlesque . Maisey prit un air outragé . J' aimerais mieux crever que de mettre les pieds dans une boîte comme ça . Permettez _moi de vous dire que c' est pas du tout mon genre . Excusez _moi , dit Rocco , on peut se tromper . Le déjeuner arriva , et , pendant quelques minutes , ils mangèrent en silence . Rocco observait discrètement la jeune femme , en se demandant de quelle façon il allait l' attaquer . Il en arriva à la conclusion déprimante que l' argent était la seule chose susceptible de l' intéresser . Lorsque Maisey eut terminé son repas , elle s' adossa à sa chaise avec un soupir de satisfaction . C' était rudement bon . Merci , vous êtes chic . Ça , faut reconnaître que je suis pas radin , dit modestement Rocco . Dites , mon chou , ça vous plairait de palper trente tickets ? Maisey le regarda avec méfiance . En quoi faisant ? Il lui tapota la main . Pas ce que vous croyez . Il s' agit uniquement d' affaires . Voulez _vous venir un instant chez moi ? Je vous expliquerai ça . Non merci , répondit fermement Maisey . Ce coup _là , on me l' a déjà fait . Rocco fit semblant d' être vexé . Vous m' avez mal compris , mon petit . J' aurais aimé vous parler d' un projet qui vous permettrait de gagner trente dollars par semaine , mais si ça ne vous intéresse pas … Trente dollars par semaine ? Maisey se redressa . Qu' est _ce qui nous empêche de discuter de ça ici , tout de suite ? Rocco secoua négativement la tête et se leva . C' est strictement confidentiel , mais n' en parlons plus . Je trouverai une autre mignonne qui fera moins de chichis que vous . Il fit signe au garçon et régla l' addition avec des billets tirés d' une grosse liasse , en s' arrangeant pour que Maisey la remarque . Lorsqu' il remit la liasse dans sa poche , Maisey la regarda avec convoitise . Eh bien , dit _il , je vous remercie de m' avoir tenu compagnie . À un de ces jours . Hé ! là ! Soyez pas si pressé . Je pourrais peut_être changer d' avis . Où vous habitez ? À deux pas d' ici , juste au coin de la rue . Maisey hésita , puis finit par se lever . C' est quand même terrible , les risques qu' on est forcées de prendre pour gagner un peu de fric , nous autres pauvres femmes . Bon , eh bien , d' accord , mais souvenez _vous … pas question de zizi_panpan , hein ? C' est une idée qui ne m' est jamais venue à l' esprit , assura Rocco avec la plus parfaite mauvaise foi . Il occupait un petit logement très pratique , situé au troisième étage au_dessus d' un garage , et doté d' une entrée dérobée donnant sur une cour servant de parking . Maisey fut surprise en entrant : le grand studio était décoré et entretenu avec beaucoup de goût . Les meubles étaient en chêne clair et quelques carpettes formaient des îlots de couleur sur le parquet ciré . Les fauteuils étaient profonds et confortables . Quant_au divan , il était si vaste que quatre personnes y auraient couché à l' aise , cinq en se serrant un peu . Maisey resta bouche bée devant le divan . C' est pas un peu ambitieux , pour un petit homme comme vous ? demanda _t _elle à Rocco qui l' aidait à retirer son manteau . Vous devez vous sentir perdu , dans ce désert . Si vous saviez tout ce qui se passe dans ce lit , vous seriez épatée , répondit Rocco en clignant de l' oeil . Moi , j' aime avoir de la place pour manoeuvrer . Ça , vous pouvez le dire , fit Maisey d' un ton admiratif ; et elle gloussa . Tandis qu' elle faisait le tour de la pièce en examinant les bibelots , Rocco prépara deux whiskys bien tassés . Venez vous asseoir , mon chou , dit _il . Nous avons à parler affaires , tous les deux . Maisey s' installa dans un des fauteuils _club . Il était si profond qu' elle avait les genoux plus haut que la tête . En lui tendant son verre , Rocco contempla avec intérêt la perspective que lui offrait la position de la jeune femme . Eh bien , allez _y , dit _elle . Je vous écoute . Rocco choqua son verre contre celui de Maisey , qui vida la moitié du sien , gonfla les joues et souffla bruyamment . Dites donc , c' est rudement fort , ce truc _là ! Ça ferait avorter une mule . Vous trouvez ? fit Rocco en lui caressant le genou . Heureusement que vous n' êtes pas une mule , et d' ailleurs je ne crois pas que vous soyez enceinte . Maisey gloussa . Elle n' avait pas souvent l' occasion de boire du bon scotch . Rocco lui offrit une cigarette , et elle vida son verre . Je vais vous le remplir , dit Rocco qui prit son verre et gagna le bar . Juste une goutte , recommanda Maisey en s' installant confortablement , sinon je vais être paf . Vous en faites donc pas , dit Rocco en versant dix centimètres de whisky dans le verre , additionnés d' un doigt de soda . Il posa le verre à portée de Maisey et s' assit en face d' elle . Je cherche une fille intelligente qui pourrait me procurer certains renseignements . Ce que je vous dis là est strictement confidentiel . J' ai besoin de tuyaux sur la bande Grisson . Vous qui êtes dans la place , vous pourriez me les fournir . Cette perspective ne plut pas du tout à Maisey . Elle avait peur de M’man_Grisson , et il pouvait être dangereux d' essayer de la doubler . Elle but un peu de whisky en s' efforçant de réfléchir , opération qui lui était pénible . Rocco crut entendre grincer les rouages de son cerveau . Si ça ne vous tente pas , mon petit , n' en parlons plus . On peut faire un peu de musique , si vous préférez . J' ai des tas de disques de jazz , mais si vous voulez gagner régulièrement vos trente dollars par semaine , c' est l' occasion ou jamais . C' est quel genre de tuyaux que vous vouliez ? demanda prudemment Maisey . N' importe quoi . J' ai pas remis les pieds au Club depuis que M’man l' a repris . Y a pas de combines illégales ? Maisey rota discrètement . Y en a des tas , dit _elle . Des fois , j' ai la trouille que la police s' amène . Soyez pas si discrète , donnez _moi quelques détails . Maisey le menaça du doigt . Commencez par envoyer le pognon , petit futé . Rocco soupira et se dit que depuis quelque temps , les femmes ne s' intéressaient plus qu' à l' argent . Il sortit sa liasse de sa poche , compta vingt billets d' un dollar , et les tendit à Maisey . Je vous fais confiance , mon chou , dit _il en se demandant si c' était de l' argent gaspillé inutilement . Et maintenant , racontez _moi quelque chose qui en vaille le coup . Maisey finit son verre . Elle se sentait un peu étourdie . Voyons … Elle fixa le plafond en fronçant les sourcils . D’abord , ils ont une table de roulette . C' est illégal , non ? Et puis , au premier étage , y a un bordel . Ça aussi , c' est illégal . Faut que je vous dise … toutes les portes sont en acier et y a des volets blindés aux fenêtres . Le temps que les flics réussissent à pénétrer dans la boîte , je parie qu' il y aura plus rien à voir . Rocco la regarda avec inquiétude . Tout ça , il le savait déjà . Il essaya autre chose . Où couraient _ils donc si vite , tout à l' heure ? demanda _t _il . J' ai vu Flynn , Woppy et Slim passer dans la Dodge . Ils avaient l' air de vouloir sortir de la ville . J' en sais rien , répondit Maisey . Flynn m' a dit qu' ils avaient du boulot . Elle souffla bruyamment . Pouf ! Qu' est_ce_qu' il est fort , votre scotch ! Il paraît qu' ils rentreront pas avant neuf heures … Si vous m' offriez un autre verre ? Sans s' énerver , Rocco alla lui servir un troisième whisky . Cherchez encore , suggéra _t _il . Il ne se passe rien d' anormal , au Club ? Rien de bizarre ? Maisey saisit son verre d' une main incertaine et faillit le lâcher . Ouh là ! J' ai failli gâcher du bon whisky . Je crois que je suis un peu partie . Mais non , assura Rocco en l' aidant à poser son verre sur la table . Vous êtes gaie , pas plus . Oui , peut_être … Elle commençait à voir double et s' efforçait vainement de distinguer nettement Rocco . Je vais vous dire une chose : Slim a une mémée . Rocco secoua négativement la tête . Non , mon chou , pas Slim . Il a jamais eu de mémée et il en aura jamais . C' est pas dans sa nature . Tâchez de trouver autre chose . Maisey prit un air agressif . Dites tout de suite que je suis une menteuse ! Puisque je vous dis qu' il a une mémée … même qu' il la tient dans une chambre fermée à clef au premier . L' intérêt de Rocco s' éveilla brusquement . Allait _il tout de même tirer quelque chose de cette gourde ? Pourquoi l' enferme _t _il ? demanda _t _il . Maisey secoua la tête en s' éventant avec sa main . Ça , j' en sais rien , mais permettez _moi de vous dire que si ce cauchemar vivant avait des vues sur moi , il faudrait qu' il m' enferme à double tour pour arriver à ses fins . Elle gloussa . Pauvre môme , j' aimerais pas être à sa place . Slim la laisse presque jamais seule . Il passe tout son temps bouclé dans la piaule avec elle . Rocco commençait à être fortement intrigué . Vous n' avez jamais vu cette fille ? Une seule fois , mais il paraît que Slim l' emmène tous les soirs faire une petite balade , avant l' ouverture du Club . Je suppose qu' il lui fait juste faire le tour du pâté de maisons et qu' il la ramène . Un soir , je suis arrivée un peu avant l' heure . Ma montre avançait . Slim descendait l' escalier avec la fille . Je l' ai juste entrevue , parce_que M’man s' est amenée , et elle m' a forcée à rentrer dans les toilettes des dames . À quoi elle ressemblait , cette fille ? demanda Rocco , qui écoutait de toutes ses oreilles . J' ai pas vu sa figure . Elle avait un voile sur la tête qui lui couvrait le visage , mais elle avait une drôle d' allure . Elle descendait l' escalier comme si elle voyait pas clair … Elle marchait comme une aveugle . M' man est au courant ? Bien sûr , et Doc aussi . Il monte tous les jours dans la chambre de la fille . Rocco réfléchit un instant . Il estimait que cette histoire méritait d' être approfondie . Il faut que je voie cette fille , déclara _t _il . Comment je vais m' y prendre ? Maisey lui sourit d' un air stupide d' ivrogne . C' est pas moi qui vous en empêche . Vous avez qu' à vous trouver dans les parages du Club entre dix et onze , et vous la verrez se balader avec Slim . Si Slim était absent jusqu' à neuf heures , Rocco songea qu' il avait peu de chances de voir la femme mystérieuse ce soir _là . Vous n' allez quand même pas me dire qu' il la fait sortir par la porte principale ? dit _il . Brusquement , Maisey se sentit très faible . La pièce oscillait lentement , tanguait et roulait comme un bateau . Y a une porte dérobée … dit _elle , par l' entrepôt d' à côté . Rocco sourit . Il était sûr à présent de ne pas avoir dépensé son argent pour rien . J' ai l' impression que ce scotch était un peu fort pour vous , mon chou , dit _il . Venez vous étendre une minute . C' est pas une mauvaise idée , répondit Maisey . Je me sens pas bien du tout . Rocco l' aida à se lever . Elle s' affala contre lui et serait tombée s' il ne l' avait pas retenue . Hou ! là ! là ! … la mer est mauvaise , dit _elle en se cramponnant à lui . Rocco jeta un coup d' oeil à la pendule posée sur la cheminée . Il était un peu plus de trois heures . Il guida Maisey vers le divan et l' étendit sur la vaste couche moelleuse . Toujours la même rengaine , dit _elle , les yeux clos . On vous dit que c' est strictement pour affaires , et en fin de compte , c' est toujours strictement pour autre chose . Rocco alla baisser le store . Il croyait aux vertus de l' ambiance . Maisey poussa un soupir de satisfaction lorsqu' il la prit dans ses bras . CHAPITRE IV I Il était un peu plus de quatre heures de l' après_midi lorsque Fenner atteignit l' entrée du chemin de terre qui menait à la baraque de Johnny . Il avait conduit vite , sans s' arrêter , et il se rendait parfaitement compte qu' il y avait une bonne chance pour que la bande Grisson soit à ses trousses . Avant de quitter la ville , il avait pris le temps de téléphoner à Paula pour lui dire où il allait . Je crois que j' ai dégoté un indice , lui avait _il dit . Appelle Brennan et mets _le au courant . Dis _lui de venir me rejoindre en vitesse à la cabane de Johnny . Pourquoi ne l' attends _tu pas ? avait demandé Paula avec anxiété . Pourquoi y aller tout seul ? Te fais donc pas de bile et préviens Brennan , avait _il répondu avant de raccrocher . Mais à présent , en rangeant sa voiture sur le bas_côté , derrière un fourré , il commençait à se dire que la suggestion de Paula ne manquait pas de bon sens . Il était à des kilomètres de toute habitation et plus abandonné qu' une fosse commune . Il descendit de voiture , s' assura qu' elle n' était pas visible de la route , et prit le chemin de terre qui montait chez Johnny . À mi_chemin , il s' arrêta pour tirer son revolver et rabattre le cran de sûreté . Il était convaincu qu' aucun des truands de la bande Grisson n' avait pu le précéder , mais il ne voulait courir aucun risque . Le soleil était chaud et Fenner , qui avait horreur de la marche à pied , jura entre ses dents en quittant le chemin pour s' engager dans la sente sinueuse qui menait à la baraque . À deux cents mètres devant lui , le bois touffu qu' il traversait s' éclaircissait pour former une clairière . Il ralentit et poursuivit sa route en prenant soin de ne faire aucun bruit ; tous ses sens étaient en alerte . Un geai bleu , en s' envolant brusquement d' un arbre voisin dans un grand bruit d' ailes , le fit sursauter . Il leva vivement les yeux , le coeur battant , et sourit . Je suis nerveux comme une vieille fille qui aurait trouvé un homme sous son lit , se dit _il et il s' approcha prudemment de la clairière . Il s' arrêta derrière un arbre et examina la baraque en bois délabrée qui se dressait devant lui . Apparemment , Johnny était chez lui . La porte d' entrée était ouverte , et un filet de fumée s' échappait paresseusement de l' unique cheminée . Fenner dissimula son revolver le long de sa cuisse et s' avança silencieusement dans l' herbe drue ; il atteignit le seuil de la porte , s' y arrêta et tendit l' oreille . Il entendit Johnny marmonner tout seul , et , faisant un pas en avant , s' immobilisa sur le seuil . Johnny lui tournait le dos . Penché au_dessus du fourneau , il faisait frire du lard dans une poêle . En sentant l' odeur du lard , Fenner fronça le nez . Il examina rapidement la vaste pièce répugnante . Le râtelier d' armes , qui était garni de deux fusils de chasse , se trouvait près de la porte , hors de portée de Johnny . Fenner pénétra dans la pièce en braquant son revolver sur le vieillard . Salut , Johnny , dit _il d' une voix douce . Johnny se figea , puis se mit à trembler . Il se redressa et se retourna très lentement . Sa trogne enluminée se défit à la vue de Fenner . Ses yeux troubles et larmoyants s' ouvrirent tout grands en apercevant le revolver . Du calme , lui dit Fenner . Vous me reconnaissez , Johnny ? Le vieil homme semblait avoir du mal à respirer . Pourquoi que vous me menacez avec un pétard ? croassa _t _il . Fenner abaissa son arme . Vous me reconnaissez ? répéta _t _il . Vous êtes le journaleux , non ? Tout juste , dit Fenner . Asseyez _vous , Johnny , j' ai à vous parler . Johnny se laissa tomber sur une caisse retournée . Le fait de soulager ses jambes du poids de son corps parut le satisfaire . Il repoussa la poêle à frire et , d' une main tremblotante , gratta son menton hérissé de barbe . Il lançait à Fenner des coups d' oeil furtifs . Dites donc , Johnny , fit Fenner , vous pourriez avoir de sérieux ennuis . Vous risquez d' aller en taule un bon bout de temps . Ça vous plairait , la taule ? Pas de gnôle , rien … Si vous êtes franc avec moi , je vous couvrirai . Tout ce que je vous demande , c' est quelques renseignements . Je sais rien du tout . Allez _vous _en . Vous pouvez pas me foutre la paix , non ? Riley et sa bande sont venus ici , il y a environ trois mois , n' est _ce pas ? demanda Fenner . Je sais rien sur Riley . Écoutez _moi , vieux schnock , dit Fenner d' un ton tranchant , ça vous avancera à rien de mentir . La fille Blandish était avec eux . Riley a téléphoné d' ici à sa poule . Elle s' est mise à table . Elle n' a parlé qu' à moi , mais si elle va raconter ça aux flics , vous serez dans de beaux draps . Ils vous passeront à tabac , Johnny , et vous finirez par dire la vérité . Allons , accouchez … Riley est venu ici , hein ? Johnny hésita , puis une lueur rusée dans le regard , il finit par acquiescer . Oui , c' est vrai , il est venu avec Bailey , le vieux Sam et une gonzesse . Ils sont pas restés longtemps , pas plus de dix minutes . Je voulais pas d' eux , c' était trop dangereux . J' allais pas risquer de me foutre les flics à dos , alors je leur ai dit de décamper . Riley a téléphoné à sa poule , et puis ils sont remontés dans leur bagnole et ils se sont tirés . Je sais pas où ils sont allés . Mais le ton de sa voix et son expression prouvèrent à Fenner qu' il mentait . Eh bien , c' est parfait , Johnny , dit _il avec bonhomie . Dans ces conditions , vous n' avez rien à craindre . C' est rudement dommage que vous ne sachiez pas où ils sont allés . Blandish offre une récompense à qui le renseignera . Ça ne vous tenterait pas , quinze mille dollars ? Johnny battit des paupières . Il y avait plus de trois mois qu' il avait enterré Riley , Bailey et le vieux Sam , et quel sale boulot ! Schultz lui avait promis une part de la rançon , mais il n' avait pas touché un sou . Il savait pourtant que la rançon avait été payée . Il avait pris la peine de descendre en ville et d' acheter le journal . Johnny s' était fait rouler , et il l' avait mauvaise . Quinze mille dollars ? répéta _t _il . Qu' est _ce qui me prouve que je les toucherais ? Je veillerais à ce que vous les touchiez , assura Fenner . Vaut mieux pas , se dit Johnny . Trop dangereux , de doubler la bande Grisson . À contrecoeur , il hocha la tête en signe de refus . Je sais rien , dit _il . Vous mentez , fit Fenner en s' approchant du vieillard . Il faut que je cogne , Johnny ? Comme ça ? Il gifla Johnny d' un revers de main . Le coup n' était pas bien fort , mais il suffit à déséquilibrer le vieux , qui faillit tomber de sa caisse . Allons , parlez ! reprit Fenner en haussant le ton . Où est Riley ? Qu' est_ce_que vous préférez ? Toucher quinze sacs ou vous faire casser la gueule ? Johnny se tassa sur son siège . Je sais rien , moi , dit _il avec désespoir . Si vous voulez un tuyau , demandez _le à la bande Grisson . Ils étaient tous là . C' est eux qui se sont occupés de Riley … Il s' arrêta brusquement et son visage rougeaud vira au gris . La bande Grisson ? fit Fenner , attentif . Qu' est_ce_qu' ils ont fait à Riley ? Mais le regard de Johnny s' était fixé sur la porte ouverte , derrière Fenner . Fenner tourna la tête . Il vit une ombre sur le seuil , celle d' un homme armé d' une mitraillette Thompson . Et puis tout parut se déclencher en même temps . Fenner plongea au sol en s' écartant de Johnny . Il roula sur lui_même en direction d' un bac en tôle qui se dressait dans un coin de la pièce . C' était là que Johnny emmagasinait son avoine , du temps où il avait un cheval . Au moment où Fenner se jetait derrière le bac , la mitraillette se mit à cracher à grand bruit . Une rafale de plomb perfora la poitrine de Johnny . Le vieil homme tomba à la renverse . Il eut quelques spasmes et s' immobilisa . Deux secondes plus tard , les balles s' écrasaient sur la tôle du bac dans un vacarme assourdissant . Fenner s' accroupit , le coeur battant , et serra les dents . Pendant trois ou quatre secondes , les balles ricochèrent sur la paroi d' acier . On aurait cru entendre une gigantesque riveteuse automatique . La mitraillette s' arrêta , et le silence retomba aussi brutalement que la fusillade avait commencé . D' un revers de main , Fenner essuya son visage en sueur . Il avait compris que les nouveaux arrivants appartenaient à la bande Grisson . Sa situation était on ne peut plus critique . S' il se risquait à jeter un coup d' oeil , il allait se faire arracher la tête . Son seul espoir résidait en Brennan , mais arriverait _il à temps ? Il s' allongea dans la poussière et colla son oreille contre le plancher , mais il n' entendit rien . Ces truands n' auraient certainement pas le courage de venir le chercher où il était . Il entendit un murmure de voix . Il y eut un silence , puis un homme cria : Sors de ton trou ! On sait que t' es là ! Amène _toi les mains en l' air ! Fenner grimaça un sourire . Et puis quoi encore ? pensa _t _il . Si vous me voulez , venez me chercher . Il attendit . La Thompson se remit à cracher . Le fracas le fit sursauter . Quelques_unes des balles , qui avaient réussi à perforer la paroi extérieure , tombèrent à l' intérieur du bac . La mitraillette cessa le tir . Sors de là , salaud ! beugla une voix . Il restait allongé , immobile et silencieux . Un instant plus tard , il entendit un des hommes dire : Passe _moi ça ! À plat ventre , vous deux ! Fenner se contracta . Il devinait la suite . Ils allaient le réduire en charpie à l' aide d' une grenade . Il s' aplatit au sol et protégea sa tête avec ses bras . Les quelques secondes de silence qui suivirent lui parurent durer une éternité . Puis il entendit un objet lourd tomber à terre . La grenade explosa avec un fracas assourdissant . Le souffle souleva Fenner et le plaqua contre la paroi du bac . Étouffant , suffocant , il roula sur le dos . Pendant une fraction de seconde , tout ce qui l' entourait lui apparut avec une surprenante netteté . Au_dessus de lui se dressait le toit de la baraque , et ce toit était en train de s' affaisser . Pendant qu' il l' observait , il entendit le bois craquer , et le toit s' écroula sur lui dans un bruit de tonnerre . Quelque chose le frappa violemment à la tempe . Une lumière éblouissante fulgura devant ses yeux , puis il chut dans un gouffre noir et sans fond . II Soudain , une lumière chaude , aveuglante , dissipa les ténèbres . Fenner s' entendit grogner , et leva les mains pour se protéger les yeux . Vous vous portez comme un charme , assura une voix lointaine . Allez , debout … Ne restez pas couché à vous attendrir sur votre sort . Fenner fit un gros effort . Il ouvrit les yeux et secoua la tête . Il distingua une silhouette confuse penchée vers lui . Le visage finit par se préciser , et il reconnut Brennan . Il se mit péniblement sur son séant . Et voilà , dit Brennan . Vous n' avez rien de cassé . C' est pas la peine de faire tant d' histoires . Fenner enfouit sa tête dans ses mains . Qui est _ce qui fait des histoires ? demanda _t _il . Il grogna , car sa tête commençait à lui faire un mal de chien . Deux mains l' empoignèrent et le hissèrent sur ses pieds . Ne me bousculez pas , dit _il en s' appuyant sur le bras du policier . Bon Dieu ! J' ai l' impression d' avoir reçu un coup de sabot de cheval sur le crâne . Les chevaux n' abondent pas par ici , fit facétieusement Brennan . Qu' est _ce qui s' est passé ? Fenner respira à fond . Il commençait à récupérer . Il se passa précautionneusement les doigts dans les cheveux , ce qui lui fit mal , mais il ne repéra aucun trou dans son crâne et réussit un pénible sourire . Vous avez vu quelqu’un ? demanda _t _il . Personne , répondit Brennan , à part vous et ce qui reste de Johnny . Qui est _ce qui s' est amusé à flanquer une bombe dans cette baraque ? Johnny est mort ? Et comment ! … plus mort qu' un hareng saur . Fenner se retourna et contempla les ruines . Ses forces lui revenaient à vue d' oeil . D' un pas un peu titubant , il alla s' asseoir à l' ombre , sur le tronc d' un arbre abattu . Il tira un paquet de cigarettes de sa poche et en alluma une , tandis_que Brennan et les trois policiers l' observaient d' un air impatient . Fenner n' était pas d' humeur à se laisser bousculer . Il réfléchissait . Brusquement , il claqua des doigts et pointa son index sur Brennan . Vous savez quoi ? demanda _t _il . On va trouver la solution du kidnapping Blandish ! À vous de jouer . Faites fouiller les alentours par vos hommes . Qu' ils se mettent en quête d' un coin où la terre a été récemment remuée . Grouillez _vous ! Pour quoi faire ? s' enquit Brennan . On a enterré quelqu’un ici il n' y a pas longtemps . Allez , remuez _vous un peu ! Vous avez envie de liquider l' affaire , oui ? Brennan donna des ordres aux trois policiers , qui s' éloignèrent chacun dans une direction différente , et vint s' asseoir à côté de Fenner . Qui a été enterré ? demanda _t _il . Allons , pied_plat , mettez _vous à table … Faites pas de mystère . D' après moi , déclara Fenner , Riley , Bailey et le vieux Sam sont enterrés par ici . Je peux me tromper , mais ça m' étonnerait . Brennan le regarda avec stupeur . Qui a lancé la bombe ? Là non plus , je n' ai aucune certitude , mais je suis prêt à parier que c' était des gars de la bande Grisson . Pourquoi auraient _ils cherché à vous tuer ? Laissons ça de côté pour l' instant , Brennan . Une chose à la fois . Brennan lui lança un regard noir , puis il alluma une cigarette et contempla , de l' autre côté de la clairière , la cabane démolie . Vous avez une sacrée veine de vous en être tiré vivant , fit _il . J' ai bien cru que vous y étiez passé . Moi aussi , je l' ai cru , répliqua Fenner . Un petit oiseau se laissa choir d' un arbre et sautilla de branche en branche sur un buisson voisin . Fenner le suivit distraitement des yeux . Il était en nage et il avait la bouche sèche . Il pensait aux trente mille dollars que lui avait promis Blandish , s' il trouvait la solution du mystère . Soudain , un appel retentit , et les deux hommes se retournèrent vivement . On dirait qu' on a trouvé quelque chose , fit Fenner en se levant péniblement . Ils se mirent en marche dans la direction de l' appel , en se frayant un chemin à travers les broussailles . Ils furent bientôt rejoints par deux des policiers et débouchèrent tous ensemble dans une petite clairière ; le troisième policier montrait le sol du doigt . Quoique recouverte de feuilles et de branches mortes , la terre avait manifestement été retournée . Eh ben , y a plus qu' à creuser , dit Fenner en s' asseyant à l' ombre . Brennan donna des ordres et deux des policiers s' éloignèrent au pas de course . Ils revinrent peu après ; ils portaient deux bêches qu' ils avaient trouvées dans le hangar de Johnny . Ils ôtèrent leurs tuniques et se mirent à l' oeuvre . C' était un travail fatigant , et ils suèrent bientôt à grosses gouttes . Brusquement , ils s' arrêtèrent de creuser . L’un d' eux s' agenouilla dans l' herbe et plongea le bras dans le trou , qui n' était guère profond . Fenner se leva et vint regarder . Le policier dégageait la terre avec sa main . Une faible odeur de décomposition s' échappa du trou , et Fenner fit la grimace . Soudain , il vit apparaître une tête encroûtée de boue , et il recula . Y a un cadavre là_dedans , capitaine , annonça le policier en se tournant vers Brennan . Vous allez en trouver trois , dit Fenner . Allons _nous _en , Brennan . Rentrons au Commissariat central , il n' y a plus une seconde à perdre . Brennan avertit les trois policiers qu' il allait leur envoyer le fourgon et le médecin légiste , puis il accompagna Fenner à sa voiture . La vérité se lisait en lettres de feu lorsque M’man_Grisson a repris le Paradise Club , déclara Fenner en s' asseyant dans sa voiture et en faisant signe à Brennan de prendre le volant . Nous aurions dû deviner comment elle s' était procuré les fonds nécessaires . Elle a acheté le fonds avec la rançon Blandish ! Brennan , qui s' apprêtait à démarrer , marqua un temps d' arrêt . Je voudrais bien savoir comment vous en arrivez à cette conclusion ! s' exclama _t _il . Élémentaire , mon cher Brennan . M' man a laissé entendre que c' était Schulberg qui lui avait avancé l' argent . Or , Schulberg est un receleur d' argent volé . Il a dû leur racheter la rançon . Avant de se faire descendre , Johnny m' a avoué que Grisson et sa bande étaient chez lui en même temps que Riley . Grisson aura appris que Riley avait enlevé la fille Blandish . Il s' est dit que le seul endroit où Riley pouvait emmener la jeune fille , c' était chez Johnny . Il y est allé avec sa bande , a descendu Riley et ses deux complices , et il a embarqué la gosse . Blandish a versé la rançon à Grisson en croyant avoir affaire à Riley . Tout s' enchaîne . Aussitôt la rançon payée , M' man rachète le Paradise Club . Quelle magnifique couverture ! Tout le monde accuse Riley , et la bande est peinarde . Vous avez une preuve de ce que vous avancez ? demanda Brennan . En admettant que mes gars déterrent Riley et les deux autres , ça ne prouvera pas que c' est Grisson qui les a descendus . Maintenant que Johnny est mort , nous n' avons aucun moyen de le prouver . C' est exact . Il va falloir dégoter une preuve . Pas question de s' embarquer là_dedans sans biscuit . Vous savez ce que je crois ? Qu' est_ce_que vous croyez , Superman ? demanda Brennan d' un ton sarcastique . Il conduisait vite , et la voiture filait comme le vent sur la grand_route . Je crois que la petite Blandish est au Paradise Club , déclara Fenner . Comme Brennan , stupéfait , se tournait vers lui , il hurla : Regardez où vous allez ! Brennan freina brutalement et rangea la voiture sur le bord de la route . Qu' est_ce_que vous insinuez ? Vous vous souvenez que Doyle nous a parlé d' une chambre , au premier étage du Club , dont la porte est toujours fermée à clef ? Je parie que c' est là qu' elle est . On ne va pas tarder à le savoir , assura Brennan en redémarrant . Vous croyez ? dit Fenner d' un ton pensif . Le_Club est une véritable forteresse . Ça va prendre du temps , d' entrer là_dedans , en force . Lorsque nous réussirons à y pénétrer , nous trouverons la petite morte , à moins qu' ils ne l' aient emmenée ailleurs . Blandish veut la retrouver vivante . Si nous voulons l' en tirer saine et sauve , il va falloir agir avec la plus extrême prudence . Il faut faire travailler nos méninges , Brennan . D' accord , faisons travailler nos méninges . Qu' est_ce_que ça donne ? Je n' en sais rien , dit Fenner en allumant une cigarette . Laissez _moi le temps d' y réfléchir . Pendant la demi_heure qui suivit , Brennan continua à conduire à tombeau ouvert , tandis_que Fenner s' efforçait d' extraire des idées valables de son crâne douloureux . Au moment où Brennan ralentissait pour traverser un village , Fenner déclara : On va coffrer Anna Borg . Elle sait que Grisson a rencontré Riley chez Johnny . C' est notre seul témoin , et il ne faut pas qu' elle se fasse effacer . Non seulement c' est notre seul témoin , mais elle est tout le temps fourrée au Club . Elle sait peut_être que la petite Blandish y est . Peut_être ignore _t _elle que la bande Grisson a assassiné Riley ? En le lui apprenant , nous avons une petite chance de l' amener à les donner . Brennan s' arrêta devant un drugstore . Je vais mettre la machine en route , annonça _t _il . Fenner le regarda s' enfermer dans une cabine téléphonique et consulta sa montre . Il était six heures passées , et ils étaient encore à trois heures de route de Kansas_City . Il se demanda si Miss Blandish était vraiment au Club . Dans l' affirmative , ça faisait plus de trois mois qu' elle était aux mains de la bande . Fenner fit la grimace . Quelle vie avait _elle menée , pendant ces trois mois ? Il songea à Slim Grisson et hocha la tête . Brennan revint et remonta en voiture . J' ai donné l' ordre qu' on arrête Anna Borg , annonça _t _il , et deux hommes vont surveiller le Club . Fenner émit un grognement indistinct . Grouillons _nous , dit _il . Brennan démarra , sortit du village , et enfonça l' accélérateur au plancher . III Rocco sortit de chez lui un peu après cinq heures et se dirigea d' un pas vif vers le boulevard . Après le départ de Maisey , il s' était reposé une heure sur son vaste lit . La femme mystérieuse dont lui avait parlé Maisey l' intriguait et il avait décidé de faire une petite enquête . Il savait que Slim , Flynn et Woppy ne rentreraient pas avant neuf heures , et il y avait peu de chance pour qu' Eddie Schultz fût au Club à cinq heures de l' après_midi . Il ne restait donc plus dans la place que M’man_Grisson et Doc Williams . Il lui faudrait faire preuve de prudence , mais en cas de besoin , il pourrait venir à bout de Doc . M' man l' inquiétait davantage , mais avec un peu de chance , il réussirait à l' éviter . Ce jour _là était un samedi , et l' entrepôt voisin du Club était fermé . Maisey lui avait dit qu' on pouvait accéder au Club en passant par l' entrepôt , et c' était cette entrée dérobée qu' il se proposait de découvrir . L' immeuble contigu à l' entrepôt était un hôtel de troisième ordre dont Rocco connaissait le propriétaire , un Grec adipeux du nom de Nick Papolos . Il alla le trouver et lui dit , avec un clin d' oeil complice , qu' il aimerait monter sur le toit de l' hôtel pour admirer le panorama . Nick le regarda avec curiosité , haussa les épaules et lui répondit de faire comme chez lui . Mais je veux pas avoir d' ennuis , hein ? dit le Grec . Rocco lui tapota le bras . Tu me connais , Nick . T' auras aucun ennui . Il prit l' ascenseur et monta au dernier étage ; il ouvrit un vasistas et grimpa sur le toit en terrasse . De là , il était facile de pénétrer dans l' entrepôt . Il lui fallut vingt minutes de recherches attentives pour découvrir la porte secrète qui conduisait à l' intérieur du Club , mais il lui suffit de quelques secondes pour en forcer la serrure et l' ouvrir . Revolver au poing , le coeur battant , il s' engagea dans un couloir obscur qui aboutissait à une deuxième porte fermée à clef . Il l' ouvrit sans difficulté et se trouva dans une vaste pièce bien meublée . Un gros poste de télévision lui faisait face . De l' autre côté de la pièce , il y avait une autre porte , et Rocco mit un bon moment à se décider . Il finit par s' en approcher sur la pointe des pieds et colla son oreille au panneau . N' entendant rien , il l' ouvrit et découvrit la somptueuse chambre à coucher . Miss Blandish était assise au bord du lit ; elle regardait le plancher d' un oeil éteint . Elle portait une robe de cotonnade blanche que Slim lui avait offerte . Une cigarette se consumait lentement entre ses longs doigts fuselés . Rocco l' observa attentivement . Il n' avait jamais vu une femme d' une telle beauté . Ses traits lui parurent vaguement familiers ; il eut bientôt la certitude qu' il l' avait déjà vue quelque part . Il entra sans bruit dans la pièce . Miss Blandish ne leva pas les yeux . Elle laissa tomber sa cigarette sur le tapis et l' écrasa distraitement sous son pied . Bonjour , dit doucement Rocco . Qu' est_ce_que vous faites là ? Le lourd regard de la droguée se tourna vers lui . Allez _vous _en , s' il vous plaît , dit _elle . Ses pupilles , réduites à deux minuscules têtes d' épingles , renseignèrent éloquemment Rocco . Comment vous appelez _vous , mon chou ? demanda _t _il . Comment je m' appelle ? Elle fronça les sourcils . Je ne sais pas . Allez _vous _en , s' il vous plaît . Il ne serait pas content , s' il vous trouvait ici . Rocco se demandait où il avait déjà vu cette fille . Il contempla ses cheveux d' or roux et l' émotion le fit tressaillir . Il revit en pensée toutes les photos que les journaux avaient publiées de cette fille . Cette rouquine inerte , assise au bord du lit , c' était la fille de John Blandish ! Comment foutre se trouvait _elle entre les mains de la bande Grisson ? Il était dans un tel état d' excitation qu' il pouvait à peine respirer . Quelle magnifique occasion de régler ses comptes ! Et pardessus le marché , il y avait une récompense de quinze mille dollars à la clef ! Vous vous appelez Blandish , n' est _ce pas ? demanda _t _il en essayant de maîtriser le tremblement de sa voix . Vous avez été enlevée il y a quatre mois . Vous avez oublié ? Blandish ? répéta _t _elle . Ce n' est pas mon nom . Mais si , c' est votre nom . Ça va vous revenir . Venez , mon chou , on va aller faire une petite promenade , tous les deux . Je ne vous connais pas . Allez _vous _en , je vous en prie . Rocco posa sa main sur le bras de la jeune fille , mais elle eut un mouvement de recul et prit un air terrorisé . Ne me touchez pas ! Sa voix perçante fit transpirer Rocco . Doc Williams ou M’man_Grisson pouvaient survenir d' un instant à l' autre , mais il tenait absolument à emmener la jeune fille chez lui . Il fut tenté de l' assommer d' un coup de poing et de l' emporter sur son dos , mais il se rendit compte que c' était irréalisable en plein jour . Allons , venez , fit _il d' un ton plus sec . Slim vous attend . Il m' a dit d' aller vous chercher . C' était une idée géniale . Miss Blandish se leva immédiatement et n' opposa aucune résistance à Rocco , qui la fit sortir du salon et la conduisit dans le passage qui menait à l' entrepôt . Elle marchait comme un automate . Il la fit sortir de l' entrepôt , suivre la ruelle de derrière , et monter dans un taxi ; alors , Rocco respira plus librement . Le chauffeur regarda Miss Blandish avec curiosité . Rocco lui donna l' adresse de son appartement . Pendant que ces événements se déroulaient , M' man Grisson parlait avec Flynn au téléphone . L' affaire est dans le sac , disait Flynn . On est sur le chemin du retour . Ça a marché comme sur des roulettes . Tous les deux ? demanda M’man . Ouais , tous les deux . Parfait , je vous attends . M' man raccrocha . La porte du bureau s' ouvrit et Eddie Schultz fit son entrée . Il avait une ecchymose livide au menton . M' man lui adressa un regard venimeux . Toi et tes bonnes femmes ! grogna _t _elle . Cette traînée a failli foutre toute notre combine en l' air ! Eddie s' assit . Il alluma une cigarette et se tripota la mâchoire . C' était pas la faute d' Anna . Qu' est _ce qui s' est passé ? Grâce à moi , c' est réglé . Flynn vient de m' appeler . Ils ont rectifié Johnny et ce salopard de Fenner . C' était pas la faute d' Anna , répéta Eddie . Tout ce qu' elle a dit à ce type … Je veux plus la voir au Club , déclara M’man . Ici , y a pas de place pour ceux qui savent pas tenir leur langue . Eddie fut sur le point d' ouvrir la bouche , mais la lueur meurtrière qui brillait dans les yeux de M’man l' en dissuada . Il se rappelait qu' Anna lui avait demandé qui était la fille qui habitait dans la chambre de Slim . S' il lui disait qu' elle était interdite de séjour au Club , elle pourrait devenir mauvaise et , qui sait ? se mettre à bavarder à propos de la fille . D' autre part , s' il en avertissait M’man , elle donnerait à Flynn l' ordre d' effacer Anna . A son expression , M' man comprit que quelque chose le tourmentait . À quoi tu penses ? lui demanda _t _elle en le regardant dans les yeux . Dites , M' man , on a beau dire que le crime ne paie pas , nous , jusqu' ici , on s' en tire drôlement bien . On a le Club , du fric à pas savoir quoi en foutre , et personne nous soupçonne . Mais combien de temps ça va durer ? Il a suffi qu' Anna ouvre son bec pour que la combine manque de nous péter au nez . Il a fallu descendre Johnny et ce journaliste . On est redevenus peinards , mais jusqu' à quand , M' man ? M' man , qui savait très bien où Eddie voulait en venir , s' agita d' un air énervé . On frappa à la porte et Doc entra . Il était très rouge , et M’man comprit qu' il avait encore bu . Comment ça s' est passé ? demanda _t _il en s' asseyant à côté d' elle . C' est liquidé , répondit M’man . Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles . Jusqu' à la prochaine fois , dit Eddie . Pourquoi ne pas voir les choses en face , M' man ? Tant que la môme sera là , on sera assis sur un volcan . T' as la prétention de me dire ce que j' ai à faire ? rugit M’man en le regardant d' un air furieux . J' essaie , M' man , répondit Eddie . Sans la fille Blandish , on serait parés et on ne risquerait absolument rien . Pourquoi qu' on a été obligés de descendre Johnny ? Parce qu' on avait la trouille que les flics s' amènent et trouvent la môme . Si elle n' était pas là , on aurait pu les laisser entrer et nous payer leur tronche . Doc tira son mouchoir et essuya son visage en sueur . Il a raison , M' man , dit _il . Tant qu' elle est ici , nous sommes vulnérables . M' man se leva et se mit à arpenter la pièce . Les deux hommes ne la quittaient pas des yeux . Elle pourrait pas avoir une crise cardiaque ? demanda Eddie à Doc . Slim saura jamais que vous vous en êtes mêlés . Eddie touchait au fond du problème . Il le savait , M' man et Doc avaient une peur terrible de Slim . M' man se figea et regarda fixement Doc . Je pourrais lui faire une piqûre , suggéra Doc en implorant M’man du regard . C' est pas que ça me tente , M' man , mais c' est absolument impossible de la garder ici plus longtemps . M' man hésita . Slim le saurait ? Il n' aurait aucune preuve , répondit Doc . Elle s' endormirait et ne se réveillerait pas . Il … la trouverait morte . M' man regarda la pendulette posée sur son bureau . Il sera rentré dans deux heures … Elle hésita et regarda alternativement Eddie et Doc . Il le faut , M' man , dit Eddie . M' man s' assit et crispa ses énormes poings . Oui , il le faut . Elle se tourna vers Doc . Allez _y , Doc . Quand ce sera fait , allez vous balader et rentrez tard . Slim la trouvera telle quelle . Je lui dirai que je ne suis pas montée chez elle de la journée . Eddie , ne te montre pas , toi non plus . Eddie respira un grand coup . Tout allait s' arranger . Quand Miss Blandish serait morte , Anna pourrait revenir au Club . Doc , le visage ruisselant de sueur , terrifié , n' arrivait pas à se décider . Grouillez _vous , lui dit M’man . Le plus tôt sera le mieux . Restez pas à glander comme un vieux schnock . Il fallait bien que ça arrive un jour ou l' autre . Allez _y Doc se leva lentement et sortit de la pièce . Et toi , fous le camp , dit M’man à Eddie . Je veux pas te revoir ici avant dix heures du soir . Va au ciné , fais ce que tu veux , mais qu' on ne te voie pas . D' accord , M' man . Eddie se dirigea vers la porte , mais s' arrêta en chemin . Dites , M' man , quand elle ne sera plus là … Anna pourra revenir travailler au Club ? Oui , elle pourra . M' man se dirigea lentement vers son fauteuil et s' y laissa choir . Eddie l' observait . Va falloir que je trouve une autre fille pour Slim , dit _elle . C' est qu' il y a pris goût , aux filles . Eddie fit la grimace . Ça va être coton . Un sourire cynique plissa le visage de M’man . Je trouverai , déclara _telle . Avec du fric , y a rien d' impossible . Eddie sortit . Doc Williams montait l' escalier . Eddie n' aurait pas voulu être à sa place . Il avait pitié de Miss Blandish . Elle n' avait vraiment pas eu de pot , la pauvre gosse . En traversant la cour pour regagner sa voiture , il songea qu' il valait encore mieux pour elle qu' elle soit morte . Il s' installa au volant . Il y avait un film qui le tentait . Il allait aller le voir , et ensuite il irait chercher Anna et l' emmènerait dîner . Tandis qu' il s' éloignait , deux inspecteurs de police , conformément aux ordres de Brennan , vinrent se poster de façon à surveiller l' entrée du Club sans être vus . IV Debout au pied de l' escalier , Slim regardait M’man . Flynn et Woppy se tenaient derrière lui , à sa droite . Il y avait , sur les traits de M’man , une expression que Flynn n' y avait encore jamais vue . L' idée que M’man était vieille ne lui était encore jamais venue , mais en la regardant , il comprit brusquement que c' était une très vieille femme , et cette révélation lui causa un choc . Slim comprit qu' un événement grave était survenu . Lui non plus n' avait jamais vu cette expression abattue , cet air vaincu , sur le visage sanguin de sa mère . Qu' est_ce_que t' as ? lui demanda _t _il . Pourquoi que tu fais cette gueule _là ? M' man ne répondit pas . Une de ses grandes mains était posée sur la rampe et la serrait avec une telle force que les jointures étaient toutes blanches . Dis quelque chose , quoi ! beugla Slim . Qu' est _ce qui t' arrive ? Quand il saura , se disait M’man , il me tuera . Si seulement Eddie était là ! Eddie est le seul qui ait assez de cran pour lui tenir tête . Flynn ne bougera pas . Il regardera Slim m' assassiner sans lever le petit doigt . Elle se surprit à dire , d' une voix froide et monocorde : La môme s' est tirée . Slim se pétrifia . Il se pencha en avant , scruta le visage de sa mère , et ses lèvres minces se retroussèrent en découvrant ses dents jaunes . Tu mens , déclara _t _il . Tu lui as fait quelque chose , hein ? Elle est partie , dit M’man . Je suis montée dans sa chambre il y a deux heures … elle n' y était plus . Slim s' élança dans l' escalier . M' man le regarda s' approcher . Lorsqu' il arriva à son niveau , elle ouvrit de grands yeux . Vieille salope , grinça Slim . T' essaie de me foutre les jetons , hein ? Seulement , je suis pas facile à impressionner . Si tu l' as touchée , je te tuerai . Je t' avais prévenue … si quelqu’un y touche , il aura affaire à moi . Elle est partie , répéta M’man . Slim la dépassa et prit le couloir . Il poussa la porte et pénétra dans le salon . Il jeta un coup d' oeil circulaire et entra dans la chambre à coucher . M' man attendit . Son visage défait était luisant de sueur . Elle entendit Slim passer d' une pièce dans l' autre . Comment qu' elle a pu se tailler , M' man ? demanda Flynn . M' man baissa les yeux sur lui et vit qu' il était terrifié . J' en sais rien . J' y suis allée et elle était partie . Où est passé Doc ? bredouilla Woppy . Il a mis les voiles , répondit M’man . Vous aussi , vous feriez mieux de foutre le camp . On est lessivés . On est au bout du rouleau . À l' heure qu' il est , les flics doivent l' avoir récupérée . S' ils la tenaient , objecta Flynn , ils seraient déjà là . Il s' engagea dans l' escalier au moment où Slim sortait dans le couloir , son couteau à la main ; ses yeux jaunes étincelaient . Flynn s' arrêta sur une marche , les yeux fixés sur Slim qui s' approchait lentement et silencieusement de M’man . Tu l' as tuée , hein ? dit Slim . T' as toujours voulu te débarrasser d' elle . Bon , eh ben , tu l' as tuée . Maintenant , c' est toi qui vas trinquer . Je vais te tuer . Je ne l' ai pas touchée , déclara M’man , aussi immobile qu' une statue . On l' a emmenée . Elle était incapable de s' en aller toute seule . D' accord , Slim … vas _y , tue _moi , si c' est ça que tu veux . La petite est déjà partie … comme ça , je ne serai plus là non plus . Tu te défendras peut_être mieux sans nous . Elle décela aussitôt une lueur d' incertitude dans les yeux étincelants de Slim . Vas _y , reprit _elle . Mais réfléchis où ça te mènera . Pense à ta situation , quand tu seras tout seul . T' as toujours eu envie d' être le grand caïd , hein , Slim ? Seulement , attention … tu ne pourras plus jamais faire confiance à personne . Faudra te cacher … tu seras forcé de trouver une planque … Elle le regarda dans les yeux . Où tu te planqueras , Slim ? La lame scintillante qui la menaçait vacilla . Slim hésitait . Il eut brusquement l' air perdu , son regard se détacha de M’man pour se poser sur Flynn , puis revint à M’man . Qu' est_ce_qu' on va faire , M' man ? demanda _t _il . Faut la retrouver ! M' man respira profondément . Il s' en était fallu d' un cheveu . Elle n' osait toujours pas bouger . Soudain , un coup violent ébranla la porte du Club et ils tournèrent tous la tête . La main de Flynn se posa sur la crosse de son revolver . Doc Williams , tout essoufflé , escalada les trois marches du porche . Il avait le visage rouge , congestionné . Il aperçut Slim , debout à côté de M’man , son couteau à la main , M' man raide comme une statue , Woppy adossé au mur , et Flynn , son revolver à moitié sorti de son étui . Il s' approcha de l' escalier d' un pas titubant . C' est Rocco qui l' a ! annonça _t _il . Vous entendez , M' man ? C' est cette petite ordure de Rital qui l' a enlevée ! Slim descendit l' escalier en bousculant si violemment Flynn sur son passage qu' il faillit le faire tomber . Il empoigna Doc par son plastron de chemise et le secoua comme un prunier . Où il est ? rugit _il . Comment vous savez qu' il l' a ? M' man descendit pesamment les marches . Elle attrapa Slim par le poignet et le tira en arrière . Fous _lui la paix , ordonna _t _elle . Puis , se tournant vers Doc : Racontez . Vous êtes sûr qu' elle est avec Rocco ? Doc s' essuya le visage . Donnez _moi un verre , dit _il et il alla s' asseoir sur un des canapés du vestibule . M' man fit un signe à Woppy , qui se rua vers le bar . Quand je vous ai quittée , M' man , dit Doc , j' étais prêt à me tirer . Je me sentais mal foutu et j' avais besoin de boire un coup . Je suis allé au petit bar du coin … Woppy lui glissa dans la main un gobelet à demi plein de whisky , qu' il but avidement . Il reposa le verre vide par terre . Accouchez , bon Dieu ! rugit Slim . Je me suis mis à discuter le coup avec le barman . Il m' a demandé qui était la rouquine qu' il avait vue monter dans un taxi avec Rocco . Comme un abruti , je suis resté assis à picoler et à bavarder pendant une heure avant de comprendre . Je suis revenu tout droit , M' man … Ça se tient , non ? Rocco et une rousse … c' est le moyen qu' il a trouvé pour nous rendre la monnaie de notre pièce . Slim fonça vers la porte . Attends ! cria M’man . Tu ne vas pas te précipiter comme ça … Mais Slim ne se retourna même pas . Il descendit les trois marches , ouvrit la porte d' une secousses , et sortit dans la cour obscure . Suis _le , ordonna M’man à Flynn . Toi aussi , Woppy . Qu' il aille se faire foutre , répliqua Flynn . Moi , je mets les bouts , j' en ai ma claque . Refilez _moi un peu de pognon , M' man , je laisse tomber . Et puis quoi encore ? rugit M’man . Où irais _tu , pauvre cloche ? T' auras pas un rond de moi ! Suis _le , je te dis , et toi aussi , Woppy ! Flynn hésita , puis , en jurant entre ses dents , fit un signe de tête à Woppy et gagna la porte . Ils s' esbignèrent . M' man posa la main sur l' épaule de Doc . Je ne m' attendais pas à vous revoir , Doc , dit _elle . Et maintenant , qu' est_ce_que vous allez faire ? Doc était un peu éméché . Qu' est_ce_que vous voulez que je fasse ? Je voulais me sauver , M' man , mais j' ai brusquement compris que je n' avais nulle part où aller . Slim va ramener la petite , et tout recommencera comme avant . Il ne la tient pas encore , dit M’man . Restez avec moi , Doc . Je trouverai un moyen de nous sortir de cette salade . Restez avec moi . V Miss Blandish gisait sur le vaste divan de Rocco et regardait le plafond de ses yeux vides . En toute autre occasion , Rocco aurait estimé que la présence dans sa chambre d' une femme aussi belle était inespérée , mais en ce moment , il était affolé , et un mannequin de vitrine lui aurait fait autant d' effet que cette rouquine aux longues jambes . Lorsqu' il avait enfin réussi à convaincre Miss Blandish d' entrer chez lui , Rocco s' était dit qu' il s' agissait de faire preuve d' astuce . Appeler les flics ne lui rapporterait rien . Il fallait toucher Blandish directement . C' était son seul espoir de palper les quinze mille dollars . S' il s' adressait aux flics , ils trouveraient le moyen de lui rafler la récompense . Il avait déjà consulté l' annuaire , mais Blandish n' y figurait pas . Il avait appelé les renseignements , mais on n' avait pas pu - ou pas voulu - lui communiquer le numéro . Quand on est millionnaire , on n' a pas son nom dans l' annuaire . C' était un détail auquel Rocco n' avait pas songé . À présent qu' il avait téléphoné sans succès aux principaux clubs et restaurants de la ville pour demander Blandish , il commençait à être inquiet . S' il ne réussissait pas à trouver rapidement Blandish , les choses pourraient se gâter . La pensée de Slim ne le quittait pas . Slim n' avait aucun moyen de deviner qu' il avait enlevé la fille Blandish , mais on ne sait jamais , si par hasard il était au courant , Rocco n' en avait plus pour longtemps . Il avait essayé de réveiller la mémoire de la jeune fille en lui montrant de vieux journaux qui relataient le kidnapping en long et en large . Pendant qu' il téléphonait , elle les avait feuilletés distraitement , mais elle n' établissait manifestement aucun rapprochement entre elle_même et les photographies et les articles . Il l' observa . Elle continuait à contempler le plafond de ses yeux de droguée . Oh ! mon chou ! fit Rocco qui se rendait compte qu' ils étaient là depuis plus de deux heures . Faites un effort . Comment je peux toucher votre papa ? J' ai appelé tous les numéros qui me sont venus à l' esprit , mais j' arrive pas à mettre la main dessus . Elle remua ses longues jambes sans détacher son regard du plafond . Elle semblait inconsciente de la présence de Rocco . Exaspéré , celui_ci s' approcha d' elle et posa la main sur son bras . Hé ! Réveillez _vous ! Le contact de sa main amena une réaction qui flanqua la frousse à Rocco . Miss Blandish s' écarta d' un bond et se tassa contre le mur , les yeux dilatés d' épouvante . Ça va , ça va , dit Rocco d' un ton apaisant . Faut pas avoir peur de moi . Vous m' écoutez ? J' essaie de trouver votre papa . Quel est son numéro de téléphone ? Miss Blandish se recroquevilla pour échapper à son contact . Laissez _moi , chuchota _t _elle . Ne me touchez pas ! Rocco s' efforça de dominer la panique qui le gagnait . Si je trouve pas votre papa , dit _il , on va avoir des ennuis , tous les deux . Vous comprenez pas ? Slim va s' amener ici . Comment je peux toucher votre papa ? Brusquement , elle bondit du lit et se rua vers la porte . Elle avait posé la main sur la poignée lorsque Rocco la rattrapa . Allez _vous _en , glapit _elle . Laissez _moi partir ! Rocco , en nage , la repoussa sur le lit . Il y posa ses genoux et plaqua une main sur sa bouche . Bouclez _la ! bredouilla _t _il . Vous avez envie que Slim vous retrouve ? Elle cessa de se débattre , et , pour la première fois depuis deux heures , son regard s' anima . Rocco ôta sa main . Oui , je veux voir Slim , déclara _t _elle . Je veux qu' il vienne ! Vous ne savez pas ce que vous dites , affirma Rocco en la regardant avec stupeur . Vous ne voulez pas retourner chez vous ? Qu' est ce qui vous prend ? Elle secoua négativement la tête . Je n' ai pas de chez moi . Je n' ai personne . Je veux Slim . Rocco se leva . J' appelle les flics , dit _il . J' en ai marre . Il se dirigea vers le téléphone en se disant que ce serait évidemment terrible s' ils l' empêchaient de toucher la récompense ; mais il fallait absolument qu' ils s' amènent avant Slim . Il commença à composer le numéro , Miss Blandish bondit , empoigna le fil du téléphone et l' arracha du mur . Pendant un bon moment , Rocco , la main crispée sur le combiné désormais inutile , regarda fixement Miss Blandish . Il en avait froid dans le dos . Espèce de dingue ! gronda _t _il . À quoi ça rime , tout ça ? Elle s' éloigna à reculons . Il faudra lui dire que c' est vous qui m' avez emmenée , dit _elle en se tordant les mains . Vous lui direz , hein , que je ne voulais pas vous accompagner ? Mais … vous … vous … Rocco ne trouvait plus ses mots . Qu' est _ce qui vous prend , bon Dieu ? J' essaie de vous aider . Vous ne voulez donc pas échapper à Slim ? Elle s' appuya au mur et se mit à sangloter . Je ne peux pas lui échapper . Il restera avec moi jusqu' à la fin de mes jours . Vous êtes folle ! cria Rocco . Je vais aller chercher les flics . Elle se coula le long du mur et gagna la porte , à laquelle elle s' adossa . Non ! Il faut que vous l' attendiez ! hurla _t _elle d' une voix stridente . Il faut que vous lui disiez que vous m' avez emmenée de force ! Exaspéré , Rocco l' empoigna par le bras , l' écarta brutalement de la porte et la fit choir sur le lit . Comme il se retournait pour sortir , Miss Blandish se releva , empoigna un lourd cendrier de verre posé sur la table de chevet et le lui lança à la tête . Il le prit sur la tempe et tomba à quatre pattes , étourdi . Miss Blandish s' adossa au mur et le regarda . Rocco essaya de se relever , mais il roula sur le flanc . Il se prit la tête à deux mains en gémissant . Un bruit de serrure fit tourner la tête de Miss Blandish . C' était la porte de la salle de bain qui s' ouvrait . Miss Blandish se roidit . La porte s' ouvrit toute grande et Slim entra dans le studio . Il était monté par l' escalier de secours et s' était introduit dans l' appartement par la fenêtre de la salle de bain . Ses yeux jaunes étincelants se posèrent d’abord sur Miss Blandish , puis sur Rocco qui gisait sur le sol . Bien qu' à demi inconscient , Rocco sentit venir le danger . Son instinct l' avertit que sa vie ne tenait plus qu' à un fil . Il roula sur le dos et tendit les mains , dans un geste futile de défense . Slim s' avança . Il souriait . Miss Blandish aperçut le couteau luisant qu' il tenait à la main et se détourna en fermant les yeux . Elle entendit Rocco gémir . Les bruits qui suivirent la firent tomber à genoux , et elle se boucha les oreilles . Le bruit sourd de chacun des coups de couteau s' enfonçant dans le corps de Rocco l' agitait d' un frisson . VI Depuis deux interminables heures , Anna Borg était enfermée dans une cellule isolée , au sous_sol du Commissariat central . Elle était épuisée et terrifiée . Pendant la première heure , elle avait protesté , hurlé et tempêté , mais personne n' était venu . Elle avait l' impression d' être emmurée vivante , et ses nerfs lâchaient . Elle se demandait sans cesse la raison de son arrestation et de son incarcération . Eddie parti s' expliquer avec M’man au sujet de Johnny , Anna avait décidé de tout laisser tomber . Elle en avait pardessus la tête d' Eddie et du Paradise Club . Elle entendit démarrer sa voiture et jeta aussitôt quelques vêtements dans une valise , empocha l' argent qu' Eddie conservait à la maison pour les cas d' urgence , et sauta dans un taxi qui la conduisit à la gare . Elle comptait aller à New_York . Elle trouverait toujours à s' y employer dans un boui_boui ou un autre , en attendant mieux . Tout lui paraissait préférable à la vie qu' elle menait avec Eddie ; elle n' avait aucune perspective d' avenir , et elle risquait fort de se laisser embringuer dans une sale histoire , à cause de M’man_Grisson et de son dégénéré de fils . Mais au moment où elle payait son taxi , deux grands types surgirent de nulle part et la coincèrent . L’un d' eux lui colla un insigne sous le nez . Anna Borg ? Vous pouvez pas dire Miss , non ? protesta Anna en foudroyant du regard les deux détectives . Mais en dépit de son agressivité , elle était loin d' être rassurée . Est_ce_que ces macaques allaient l' arrêter ? Le commissaire principal veut vous parler , mon chou , dit l’un des inspecteurs . Ça ne vous prendra pas longtemps . Une voiture de police vint se ranger le long du trottoir . Les passants s' arrêtaient et observaient la scène avec intérêt . J' ai un train à prendre , déclara _t _elle d' un ton acerbe . Dites à cette face de lune d' aller se faire voir . Une large main se posa sur son bras . Allons , mon chou , fit le policier d' un ton persuasif . Vous ne courez pas après les ennuis , pas vrai ? Ce ne sera pas long . Elle hésita un instant , mais comme les deux policiers la serraient de près , elle monta dans la voiture . Vous me le paierez , tous les deux , menaça _t _elle . Mon avocat s' occupera de vous ! Vous allez vous retrouver en uniforme et sur le bitume en moins de deux , moi , je vous le dis ! Le plus âgé des deux inspecteurs ricana . Faites pas l' enfant , mon chou . Du calme ! Anna l' injuria , puis elle se réfugia dans un silence boudeur . La panique la gagnait . Auraient _ils réussi à l' impliquer dans le meurtre d' Alvin Heinie . Le jour où elle avait découvert qu' Heinie habitait le même hôtel qu' elle et que c' était lui qui avait mouchardé Riley lui semblait tellement lointain ! Une flambée de fureur irraisonnée l' avait poussée dans là chambre d' Heinie , et elle l' avait abattu lorsqu' il lui avait ouvert sa porte . Depuis , elle n' avait cessé de regretter son geste , mais elle était certaine de n' être pas soupçonnée . À présent , elle commençait à en être moins sûre . Au Commissariat central , elle demanda à parler à son avocat , mais l' inspecteur de garde se contenta de la regarder d' un air excédé et de faire signe à une gardienne au visage rébarbatif . Celle_ci l' empoigna par le bras et la traîna , malgré ses cris et ses protestations , dans une cellule . La porte claqua sur elle et la clef tourna dans la serrure . Au bout de deux heures , Anna finit par se calmer . Lorsque la serrure grinça de nouveau et que la porte s' ouvrit , elle sauta sur ses pieds avec anxiété . La gardienne lui fit signe de la suivre . Amenez _vous , le capitaine va vous recevoir . Je vous fiche mon billet qu' on me le paiera ! fit Anna , sans grande conviction . La gardienne lui fit monter l' escalier et traverser la salle de garde , et la conduisit dans le bureau de Brennan . Anna s' arrêta pile sur le seuil en apercevant Fenner , assis sur l' appui de la fenêtre . Brennan était assis derrière sa table de travail et deux inspecteurs s' adossaient nonchalamment au mur . Elle écarquilla les yeux et regarda Fenner avec stupeur . La gardienne la poussa sans douceur et Anna fit quelques pas chancelants . La porte se referma derrière elle . Je vous garantis que cette petite plaisanterie va vous coûter cher ! lança _t _elle à Brennan . Je veux voir mon avocat ! Asseyez _vous , Anna , fit Brennan d' un ton placide . J' ai à vous parler . Qui c' est qui vous a permis de m' appeler Anna ? Miss Borg , si ça vous fait rien . Assieds _toi et boucle _la ! gronda l’un des inspecteurs . Espèce de gorille ! glapit Anna , mais elle s' assit et regarda alternativement Brennan et Fenner avec inquiétude . Nous avons de bonnes raisons de croire que Miss Blandish , la jeune fille enlevée il y a quatre mois , est séquestrée au Paradise Club , exposa Brennan . Anna parut suffoquée . Non , mais vous êtes tombé sur la tête ? Tout le monde sait que c' est Frankie Riley qui l' a kidnappée . À quoi ça rime , ce vanne ? C' est également ce que nous supposions , répondit Brennan , mais nous savons maintenant que c' est faux . La bande Grisson a repris la jeune fille à Riley . Nous sommes pratiquement certains qu' elle se trouve actuellement au Club . C' est un coup monté contre Eddie , hein ? fit Anna d' un air soupçonneux . Comptez pas sur moi pour vous donner un coup de main , flicard . J' ai jamais entendu parler d' aucun kidnapping . L' heure tourne , Brennan , intervint Fenner . Faites _lui donc voir nos preuves à conviction . Si ça ne la fait pas changer d' avis , c' est qu' elle n' en changera jamais . Brennan acquiesça et fit signe à un des inspecteurs , qui s' approcha d' Anna . Venez , mon chou , je vais vous montrer quelque chose . Anna regarda Brennan avec inquiétude . Je veux mon avocat . Vous n' avez pas le droit … Causez donc pas tant et amenez _vous , dit l' inspecteur . Anna se leva et sortit du bureau avec le policier . Fenner et Brennan se regardèrent . J' ai l' impression qu' elle ne sait rien , dit Brennan . Nous sommes peut_être en train de perdre notre temps . On peut toujours essayer , répondit Fenner en allumant une cigarette . Ils attendirent . Au bout d' une dizaine de minutes , la porte se rouvrit ; l' inspecteur ramenait Anna . Il la soutenait . Le visage de la jeune femme était livide et ses yeux avaient une expression horrifiée . Elle s' effondra sur une chaise et enfouit son visage dans ses mains . Vous avez pu l' identifier ? lui demanda Brennan . C' est bien Riley ? Elle frissonna . Bande de salopards ! Comment avez _vous pu me faire ça ? Fenner s' approcha d' elle . Il n' est pas beau à voir , hein ? C' est la bande Grisson qui l' a mis dans cet état _là . Nous les avons retrouvés tous les trois : Riley , Bailey , et le vieux Sam . M' man Grisson avait bien goupillé son coup , et Eddie a dû bien rigoler lorsque vous vous êtes imaginée que Riley vous avait plaquée . Riley a passé pour le responsable , alors qu' il était mort et enterré . Et l' argent de la rançon ? Vous en avez vu la couleur ? Je parie que non . Tout ce que ça vous a rapporté , c' est votre petit numéro d' effeuillage au Club et les parties de jambes en l' air avec Eddie . Eh bien , voilà l' occasion d' égaliser la marque . Qu' est_ce_que vous en dites , mon petit ? Laissez _moi ! hurla Anna . Je ne sais rien ! Un peu de bon sens , dit Fenner . Jusqu' ici , on ne vous reproche rien … arrangez _vous pour que ça continue . Si vous êtes gentille avec nous , on sera gentils avec vous . Maintenant , écoutez _moi bien . Nous voulons savoir si la petite est au Club . Nous le pensons , mais il nous faut une certitude . Elle est au premier , dans la chambre fermée à clef , n' est _ce pas ? Blême et tremblante , Anna le dévisagea avec fureur . Débrouillez _vous tout seul ! Essayez de vous mettre à la place de cette jeune fille ! fit Brennan en se penchant vers elle . Ça vous plairait , d' être enfermée avec un dégénéré comme Grisson ? Allons , Anna , si vous savez quelque chose , dites _le . Il y a une récompense de quinze mille dollars à la clef , et je veillerai à ce que vous la touchiez . Allez vous faire foutre ! J' ai jamais affranchi un flic , et c' est pas aujourd’hui que je vais commencer . Puis _je parler en tête_à_tête avec cette jeune personne pendant cinq minutes ? demanda Fenner . Brennan hésita , mais finit par se lever . Le temps pressait . Il sortit de la pièce en faisant signe aux deux inspecteurs de le suivre . Anna défia Fenner du regard . Gaspillez pas votre salive , j' ai rien à vous dire . Je crois que si , répliqua Fenner . Moi , en tout cas , j' ai quelque chose à vous dire . J' ai fait une petite enquête sur votre compte , Anna . Brennan ignore que vous habitiez le Palace Hôtel , la nuit où Heinie s' est fait descendre . Il ne sait pas que vous possédez un automatique calibre 25 , mais il sait qu' Heinie a été abattu avec un 25 . Si je le lui racontais , il n' en aurait pas pour longtemps à additionner deux et deux , et à vous coller une inculpation de meurtre sur le dos . Vous aviez le mobile , l' occasion et l' arme . Vous m' aidez , et je la boucle , sinon , je dis à Brennan que vous étiez à l' hôtel ce soir _là et je vous laisse vous dépatouiller . Anna détourna son regard . Qu' est_ce_que vous décidez ? demanda Fenner . Nous perdons du temps . La petite Blandish est au Club ? Anna hésitait . Elle finit par déclarer : J' en sais rien , mais y a une fille dans cette pièce . Je l' ai pas vue et je sais pas si c' est la fille Blandish . Fenner ouvrit la porte et appela Brennan . Elle a changé d' avis , annonça _t _il . Elle sait qu' il y a une femme dans la chambre fermée à clef , mais elle ne l' a jamais vue . Comment savez _vous qu' il y a une femme dans cette pièce , si vous ne l' avez pas vue ? demanda Brennan . J' ai entendu les gars en discuter , répondit Anna d' une voix morne . J' ai vu M’man y monter le linge que ramenait la blanchisseuse . J' ai vu Slim y entrer avec des paquets achetés dans des magasins de mode . Et maintenant , réfléchissez bien , dit Brennan . Comment pénétrer dans le Club et parvenir à cette jeune fille avant qu' elle n' attrape un mauvais coup ? Anna haussa les épaules . Ça , j' en sais rien . C' est pas moi qui dirige votre foutue police . C' est votre boulot , ça . Pendant les heures d' ouverture du Club , est _il possible de le prendre d' assaut ? demanda Fenner . Absolument impossible . Ils ont pris toutes leurs précautions de ce côté _là . Tous les membres du Club sont connus et on n' ouvre jamais la porte avant de savoir à qui on a affaire . Et il n' y a pas d' autre entrée ? J' en connais pas . Fenner croisa le regard de Brennan et haussa les épaules . Bon , fit Brennan . Il ouvrit la porte et appela la gardienne . Conduisez cette jeune fille dans le bureau de Doyle , et surveillez _la . Hé ! s' exclama Anna en bondissant de son siège . Vous n' allez pas me garder ! Écoutez … Vous resterez ici tant que nous n' aurons pas récupéré la jeune fille , décréta Brennan . Emmenez _la . On l' entraîna en dépit de ses protestations véhémentes . Ses hurlements s' éteignirent ; Brennan constata : Elle ne nous a strictement rien appris . Si . Il y a effectivement une femme dans la chambre fermée à clef , rétorqua Fenner , et qui voulez _vous que ce soit , sinon la petite Blandish ? Mais comment allons _nous la sortir de là ? Si nous décidons d' entrer en force , dit Brennan , il faut commencer par nous assurer qu' il n' y aura pas de clients . La première chose à faire , c' est d' encercler la baraque et d' empêcher les gens d' y pénétrer . Le_Club ouvre vers dix heures . Il consulta sa montre . Il n' est pas encore huit heures . Si nous pouvions mettre la main sur un des gars de la bande Grisson , nous arriverions peut_être à le faire parler . Cette porte d' acier n' est peut_être pas la seule voie d' accès . Il décrocha son téléphone . Allô , Doyle ? Il me faut un des truands de la bande Grisson , et vite … Non , n' importe lequel . Coffrez _les tous si vous pouvez , mais il m' en faut au moins un immédiatement … D' accord . Il raccrocha . Si un de ces salopards traîne en ville , on le pincera . Je ne vois guère autre chose à faire en attendant . Il faudrait mettre Blandish au courant , suggéra Fenner . Après tout , c' est sa fille . Brennan hésita , puis finit par acquiescer . Il désigna le téléphone . D' accord . Allez _y VII Eddie Schultz se rendit compte qu' il n' était pas aussi endurci qu' il se plaisait à le croire . Le film était passionnant , mais il n' arrivait pas à s' y intéresser . Il ne cessait de penser à Miss Blandish . Elle devait être morte , à présent . Qu' est_ce_que M’man allait faire du corps ? Une corvée de plus en perspective pour Eddie et Flynn . Comment réagirait Slim ? Eddie n' aurait pas voulu être à la place de M’man pour tout l' or du monde . Brusquement , l' obscurité de la salle de cinéma lui devint insupportable . Il se leva , bouscula les trois spectateurs qui le séparaient du couloir et sortit de la salle . Il était huit heures trois minutes . Eddie éprouva le besoin de boire un bon coup . Il traversa la rue , entra dans le bar et commanda un double scotch . Puis il s' enferma dans la cabine téléphonique et composa le numéro de son appartement . Il allait proposer à Anna de venir le rejoindre dans ce bar , et ils iraient dîner ensemble . Il en avait assez , de la solitude . Personne ne répondit , ce qui l' irrita . D' habitude , Anna ne sortait jamais avant neuf heures . Où était _elle allée ? Il retourna au bar , expédia son verre , paya et sortit . Il décida de faire un saut chez lui en voiture . Peut_être Anna ne s' était _elle absentée que pour quelques minutes et serait _elle de retour . Arrivé devant chez lui , il gara sa voiture et pénétra dans le hall . Le concierge , un grand Nègre costaud , assis dans sa loge , était plongé dans les pronostics hippiques . Salut , Frisé , dit Eddie en s' arrêtant devant la loge . T' as vu sortir Miss Borg ? Pour sûr , monsieur Schultz . Elle est partie dix minutes après vous . Il lança à Eddie un coup d' oeil furtif et intrigué . Même qu' elle portait une valise . Eddie fronça les sourcils . Merci , Frisé . Il prit l' ascenseur , monta chez lui , ouvrit sa porte et entra . Il se dirigea tout droit vers la chambre à coucher . Les portes du placard étaient béantes , et il vit au premier coup d' oeil que la_plupart_des vêtements d' Anna avaient disparu . Il jura entre ses dents . Alors , elle s' était tirée ! Allait _il avertir M’man ? Il hésita . Il fallait pourtant qu' elle soit prévenue . Il se dirigeait vers le téléphone lorsque la sonnette de la porte d' entrée retentit . Qui était _ce ? se demanda _t _il avec inquiétude . Il glissa une main sous son veston et la referma sur la crosse de son automatique . Il s' approcha de la porte . Qu' est_ce_que c' est ? cria _t _il . C' est un message de Miss Borg , monsieur Schultz , répondit la voix du concierge . Eddie se hâta de tourner la poignée de la porte , qui s' ouvrit et le repoussa violemment . Il recula en vacillant . Il n' eut pas le temps de recouvrer son équilibre : deux malabars s' étaient introduits dans l' appartement et le menaçaient de leurs revolvers . T' excite pas , Schultz , dit l’un d' eux . Pas de gestes inconsidérés . Le concierge , qui ouvrait de grands yeux , jeta un coup d' oeil et s' éclipsa en toute hâte . Eddie affronta les policiers . Une sensation de froid désagréable l' assaillit au creux de l' estomac . Vous n' avez rien contre moi , fit _il . Qu' est _ce qui vous prend d' entrer chez moi comme dans un moulin ? Un des malabars passa derrière lui et le soulagea de son automatique . T' as un permis de port d' arme , Schultz ? Eddie ne répondit pas . Amène _toi sans faire d' histoires . Si tu cherches du suif , t' en auras tant que t' en voudras , mais à quoi ça t' avancera ? J' irai pas avec vous , grogna Eddie . Vous avez rien à me reprocher . Toujours la même rengaine , dit le policier . Allez , viens . Eddie hésita , mais finit par se laisser pousser dans l' ascenseur . Ils montèrent dans une voiture de police garée devant l' immeuble et , dix minutes plus tard , Eddie se trouvait devant Brennan et Fenner , dans le bureau de Brennan . Qu' est_ce_que c' est que cette salade ? fanfaronna Eddie . Vous avez pas le droit de m' amener ici . Je veux parler à mon avocat . Montrez _lui les preuves à conviction , dit Brennan , et ramenez _le . Eddie sortit avec les deux inspecteurs en haussant les épaules , mais il était beaucoup moins rassuré qu' il ne voulait le paraître . Pourquoi avaient _ils arrêté Anna ? Qu' est_ce_qu' elle savait , au juste ? Avait _elle parlé ? Cinq minutes plus tard , il était de retour , blanc comme un linge et tremblant comme une feuille . Nous savons que c' est toi et tes copains qui avez descendu ces types , déclara Brennan . Johnny a parlé , avant de se faire buter . Nous savons que c' est toi et tes copains qui avez enlevé la petite Blandish . Tu as encore une chance de sauver ta peau d' hareng , Schultz . Nous voulons sortir la petite du Club . Dis _nous comment on y entre , et je t' éviterai la chambre à gaz . Tu tireras dix ou quinze ans , mais tu sauveras ta peau . D' accord ? Je sais pas de quoi vous parlez , flicard , répondit Eddie , dont le visage ruisselait de sueur . J' ai pas enlevé la fille … j' ai pas rectifié ces types … Je veux mon avocat . Je n' ai pas le temps de discuter avec toi , Schultz , dit Brennan . Ton seul espoir , c' est de te mettre à table , et tu ferais bien de t' y mettre tout de suite , sinon tu vas regretter d' être né . Puisque je vous dis que je sais rien ! Je veux mon avocat . Brennan décrocha le téléphone . Envoyez _moi immédiatement O’Flagherty et Doogan , dit _il . Il raccrocha et expliqua à Eddie : Ces deux gars _là se sont fait salement amocher par des arsouillés de ton espèce . O' Flagherty a passé quatre mois à l' hôpital , et Doogan a perdu un oeil . Nous les avons gardés , ils n' auraient pas su quoi faire dans le civil , mais ils ne sont plus bons à grand_chose pour le service actif . Ils ont quand même leur utilité . Ils haïssent les gangsters . Il m' arrive de tomber sur un coriace dans ton genre , qui refuse de collaborer . Je le confie à ces deux gars _là , et ça les fait bicher . Je ne cherche pas à savoir ce qu' ils lui font , mais invariablement , il se met à table quand il a passé deux heures - ou même moins - en leur compagnie . Quand il revient ici pousser sa chansonnette , il est toujours dans un état pitoyable , mais ça ne me dérange pas , parce_que mes gaillards aussi étaient dans un état pitoyable lorsque nous les avons retrouvés , le jour où les gangsters se sont fait la main sur eux . Eddie avait entendu parler d' O’Flagherty et de Doogan . Des copains à lui avaient passé les deux policiers à tabac , et , à l' époque , cette nouvelle l' avait rempli d' aise ; mais à l' idée d' avoir affaire à ces deux gorilles , il était terrifié . Vous pouvez pas me faire ça ! s' exclama _t _il en reculant et en s' arrêtant le dos au mur . J' ai des relations ! Si on me touche , je vous fais casser ! Brennan eut un sourire meurtrier . Vous dites tous la même chose , bande de fumiers … N' empêche que je suis toujours là . La porte s' ouvrit brusquement et deux hommes entrèrent dans le bureau . Ils avaient des gabarits de poids lourds professionnels . Ils portaient des sweatshirts et des pantalons d' uniforme . En contemplant les muscles énormes qui roulaient sous leurs tricots , et leurs gueules de brutes impitoyables , Eddie eut une sueur froide . Ils s' arrêtèrent près de la porte et le regardèrent . Doogan , dont l' orbite rose et vide semblait dévisager Eddie , serra ses poings monstrueux . O' Flagherty , le visage couturé de cicatrices , le nez écrasé , lança à Brennan un coup d' oeil plein d' espoir . Mes enfants , dit Brennan , je vous présente Eddie Schultz . Nous savons qu' il a trempé dans l' enlèvement de la fille Blandish . Il prétend que , dans la police , nous sommes tous des mauviettes , et que personne ne sera capable de le faire parler . Vous voulez essayer ? O' Flagherty sourit et découvrit ses dents cassées . Il regarda Eddie de l' air d' un tigre qui contemple une chèvre bien dodue . Et comment , capitaine , qu' on aimerait essayer ! Il a pas l' air tellement coriace . Doogan s' approcha d' Eddie . Alors , mon mignon , t' es un dur ? lui demanda _t _il en le foudroyant de son oeil unique . Sa main droite fendit l' air et s' abattit sur le visage d' Eddie comme un marteau_pilon . Eddie fut catapulté à l' autre bout de la pièce et atterrit à quatre pattes , la tête bourdonnante , le visage en feu . Eh ! là ! Pas dans mon bureau ! protesta Brennan . Je ne tiens pas à ce qu' il y ait du sang partout . Emmenez _le ! Eddie se remit péniblement debout . Ses nerfs lâchèrent lorsque Doogan et O’Flagherty l' encadrèrent . Arrêtez _les ! cria _t _il . Je vais parler ! Les laissez pas me toucher ! Une minute , les enfants , dit Brennan en se levant . Les deux policiers s' écartèrent en regardant Eddie d' un air à la fois surpris et déçu . Je vais parler , répéta Eddie , en posant une main sur sa joue tuméfiée . Les laissez pas me toucher . Ça , alors , c' est une surprise ! s' exclama Brennan . Ça va , les enfants , attendez _le dans le couloir . Si j' ai l' impression qu' il a besoin d' encouragements , je vous appelle . Doogan s' essuya le nez d' un revers de main , en signe de mépris . Je peux y filer encore un gnon , capitaine ? Rien qu' un ? implora _t _il en serrant les poings . Pas pour l' instant , répondit Brennan . Tout à l' heure peut_être . Les deux policiers sortirent à contrecoeur . Assieds _toi , dit Brennan . Eddie s' écroula sur une chaise , en face du capitaine . La petite Blandish est au Club ? demanda Brennan . Eddie se passa la langue sur les lèvres . Ça tient toujours , votre proposition , capitaine ? Vous vous arrangez pour que je passe pas à la chambre à gaz ? Ça tient toujours . Elle y est ? Ouais . Comment peut _on entrer ? Eddie hésita une seconde , puis se jeta à l' eau . Elle est morte , capitaine . J' ai rien pu faire pour l' empêcher . C' est M’man … Elle a obligé Doc à la liquider . Fenner et Brennan sautèrent sur leurs pieds . Est_ce_que tu mens , par hasard ? demanda Brennan d' une voix glaciale . Je vous dis que j' y suis pour rien , bredouilla Eddie . M' man a toujours voulu se débarrasser d' elle , mais Slim en pinçait pour elle . Quand on a appris que ce type _là ( montrant Fenner ) allait chez Johnny , M' man a ordonné à Slim et aux autres de descendre le vieux . Comme Slim était plus là , M' man a décidé de rectifier la gosse . J' ai essayé de l' en empêcher , mais quand M’man s' est fourré une idée dans la tête , c' est macache pour l' en faire démordre . Elle a dit à Doc de lui faire une piquouse . Brennan tourna les yeux vers Fenner , qui eut un geste d' impuissance . Depuis le début de l' enquête , il s' attendait à apprendre la mort de Miss Blandish , et la nouvelle ne le surprenait pas . En dehors de la porte d' acier , y a _t _il un autre moyen de pénétrer dans le Club ? demanda Brennan . Par l' entrepôt d' à côté , répondit Eddie . Y a une porte dans le mur , à gauche en entrant . Brennan appela Doogan . Colle _moi ce coco _là au placard , dit _il lorsque Doogan entra , mais ne le secoue pas , compris ? Doogan empoigna Eddie par un bras et le fit sortir . C' est peut_être mieux comme ça , dit Fenner . Son père lui_même la souhaitait morte . Il vaut mieux que je le prévienne . Oui … Elle va le payer , la vieille salope . Vous nous accompagnez ? J' appelle Blandish et je vous rejoins . Tandis que Fenner décrochait le téléphone , Brennan sortit en trombe et hurla ses ordres au sergent de l' équipe de choc . CHAPITRE V I Miss BLANDISH s' adossa au mur en se mordant les poings . Elle aurait voulu hurler , mais elle ne pouvait pas . Elle regardait d' un oeil horrifié la forme prostrée de Rocco , sur le tapis de haute lice . Le sang coulait de ses nombreuses blessures et dégoulinait en serpentant sur le sol . Slim , debout au_dessus de lui , haletait : son couteau plein de sang semblait prêt à s' échapper de ses doigts gourds . Il se pencha et nettoya la lame en l' essuyant sur le veston du mort . Il t' embêtera plus , déclara _t _il en souriant à Miss Blandish . Tant que je serai là , personne t' embêtera . Il s' approcha de la fenêtre , et regarda dans la rue . La circulation était intense , et le flot des piétons qui rentraient chez eux , leur journée finie , encombrait les trottoirs . Slim comprit qu' il n' était pas question de se montrer dehors avec la jeune fille . Elle risquait trop d' être reconnue . Il se demanda ce que M’man ferait à sa place . Il jeta un coup d' oeil sur Rocco ; il lui vint brusquement une idée dont il se félicita . Il allait montrer à M’man qu' elle n' était pas le seul cerveau de la bande . Il gagna la penderie et en tira un des complets de Rocco . Il trouva également une chemise et une cravate , et lança le tout sur le lit . Mets ça , ordonna _t _il à Miss Blandish . Faut que je me débrouille pour te ramener chez nous . Vas _y , enfile ce costard . Miss Blandish secoua la tête en signe de refus et battit en retraite . Slim la poussa impatiemment vers le divan . Fais ce que je te dis ! fit _il en lui pinçant le bras . Enfile ça ! Terrifiée , elle retira sa petite robe de cotonnade en la faisant passer pardessus sa tête et la laissa choir à terre . Puis elle se hâta d' empoigner la chemise , consciente que Slim ne la quittait pas des yeux . Leurs regards se croisèrent . Dans celui de Slim brillait une lueur qu' elle connaissait bien ; elle recula en serrant la chemise contre elle . Non … je vous en prie … Slim s' avança lentement et lui arracha la chemise . Il avait les lèvres serrées , la respiration haletante et le regard fixe . Frissonnante , Miss Blandish se laissa pousser sur le divan sans résister . Sur la cheminée , la pendule faisait entendre son tic_tac affairé , et la grande aiguille se déplaçait lentement sur le cadran enluminé . Une grosse mouche bleue bourdonnait avec entrain sur la tache de sang qui souillait le veston de Rocco . Dans la rue , les voitures freinaient , s' arrêtaient , repartaient en faisant grincer leurs vitesses , s' arrêtaient de nouveau . Miss Blandish poussa un brusque cri perçant . Le temps passa et , dans le studio , les ombres s' allongèrent . Dans l' appartement du dessous , on brancha la télévision . Une voix impersonnelle se mit à expliquer à tue_tête la façon de faire cuire un gâteau , et son verbiage tonitruant finit par réveiller Slim , qui ouvrit lentement les yeux . Il tourna la tête pour regarder Miss Blandish , étendue sur le dos à côté de lui . Elle contemplait le plafond . Tu l' entends , cette cloche ? dit Slim . On dirait qu' y a rien de plus important au monde que sa saloperie de gâteau . Il leva la tête pour regarder la pendule . Il était huit heures vingt . Il en fut surpris . Il ne croyait pas avoir dormi aussi longtemps . Il se leva . La circulation s' était ralentie . L' heure de la sortie des bureaux était passée . Faut qu' on se taille , dit _il . M' man doit se demander où on est passés . Allez , poupée , enfile ce costard . La jeune fille se leva ; elle se mouvait comme une somnambule . Elle mit la chemise et le complet de Rocco . Le noeud de cravate lui donna du mal . Slim , assis au bord du lit , la regardait faire avec un air de satisfaction infantile . C' est pas commode , hein ? Moi aussi , j' avais du mal à mettre ma cravate , mais on s' y fait . T' es drôlement chouette , en garçon . Il jeta un coup d' oeil au cadavre de Rocco . Dans le temps , il était jockey . J' ai jamais pu encadrer les mecs qui perdent leur temps avec les bourrins . il le poussa du pied . Il a eu ce qu' il méritait . Miss Blandish était habillée . Le costume de Rocco lui allait parfaitement , et Slim la regarda en hochant la tête d' un air approbateur . Tu fais un bath garçon , déclara _t _il . Il fouilla dans la penderie et en tira un des chapeaux de Rocco . Mets ça , et cache tes beaux cheveux dessous . On va te prendre pour mon petit frère . Sans plus bouger qu' un mannequin sans vie , elle laissa Slim la coiffer du chapeau . Chaque fois que ses doigts chauds et moites touchaient sa peau , elle tressaillait imperceptiblement . Bon , fit Slim , allons _y Il la poussa dans la salle de bain , se pencha à la fenêtre , et examina minutieusement la cour . Il s' assura qu' elle était déserte , aida la jeune fille à enjamber la fenêtre pour passer sur l' escalier de secours . Il la prit par le bras et la fit descendre rapidement . Un homme mit le nez à sa fenêtre au moment où ils atteignaient le dernier palier . Il était gros , vieux et chauve . Qu' est_ce_que vous foutez là , tous les deux ? demanda _t _il . Slim tourna la tête vers lui et le vieux battit précipitamment en retraite , terrifié par son visage blafard et décharné , sa bouche molle , ses yeux jaunes étincelants , et les longues mèches grasses qui pendaient sous son chapeau . Slim avait garé la Buick au bout du passage . Il y poussa Miss Blandish , fit le tour de la voiture et s' installa au volant . Avant de démarrer , il sortit du casier à gants le 45 qu' il y gardait en permanence . Il glissa le revolver sous sa cuisse droite , démarra et déboucha sur le boulevard . Il approchait du Club lorsque le mugissement d' une sirène de police l' alerta . Il regarda dans son rétroviseur ; les voitures qui le suivaient se rangeaient sur la droite pour dégager le milieu de la chaussée . Trois voitures de police arrivaient à toute allure . Slim serra également à droite , et les trois voitures le doublèrent en trombe . Il les suivit . Vaguement inquiet , il se demanda où elles allaient . Quelques instants plus tard , il se rendit brusquement compte qu' elles ralentissaient et s' arrêtaient devant la cour du Paradise Club . Affolé , Slim lança la Buick dans une rue latérale . Une voiture qui s' apprêtait à le doubler freina dans un hurlement de pneus . Il se rangea le long du trottoir et regarda derrière lui ; une douzaine de policiers jaillirent des voitures et traversèrent la cour au pas de course , en direction du Club . Son front se couvrit de sueur . Que faire ? Où aller ? Il lança un coup d' oeil à Miss Blandish ; l' air absent , elle regardait droit devant elle . Sans M’man , sans la porte d' acier et les volets blindés du Club , Slim se sentit perdu , terrifié . Son cerveau atrophié essayait désespérément de faire face à la situation . Hé ! là ! Il se retourna . Un flic examinait l' intérieur de la voiture ; son regard passa de Slim à Miss Blandish . Slim le reconnut . C' était l' agent de ronde du quartier , un grand vachard d' irlandais qui ne ratait jamais une occasion de chercher des crosses à la bande Grisson . Descendez , dit le flic en tendant la main vers son étui à revolver . En un éclair , Slim dégagea le 45 caché sous sa cuisse , le souleva et tira . La balle atteignit l' agent en pleine poitrine et l' abattit sur le trottoir . Miss Blandish hurla . Slim sursauta et la gifla d' un revers de main . Le coup l' atteignit sur la bouche et la rejeta brutalement contre le dossier du siège . Plusieurs passants se jetèrent à plat ventre . Jurant comme un possédé , Slim lança son revolver sur la banquette et démarra . On l' interpella ; il accéléra à fond . La peur le rendait frénétique . Il n' avait qu' une idée : sortir de la ville . Une fois sur la route , il allait faire donner toute sa puissance à la Buick . Au moment où Slim abattait l' agent , Fenner et Brennan descendaient d' une voiture de police qui venait de se ranger le long du trottoir . En entendant la détonation , les deux hommes se figèrent . Ils virent la Buick s' éloigner à toute vitesse en se faufilant entre les autres voitures . Fenner courut vers le policier abattu , tandis_que Brennan faisait signe à trois motards de prendre la Buick en chasse . Ils se lancèrent à ses trousses dans un rugissement de moteurs . Brennan rejoignit Fenner , qui secoua la tête . Il a foutu le camp , dit _il . Qui ça pouvait _il bien être ? Un des truands de la bande Grisson , répondit Brennan d' un air farouche . Venez , on va s' occuper des autres . Ce salopard n' ira pas loin . Les policiers continuaient à arriver . La rue se peuplait d' une foule de badauds . À l' intérieur du Club , M' man Grisson observait le monde extérieur par une des meurtrières ménagées dans les volets d' acier qui fermaient la fenêtre de son bureau . Flynn regardait par une autre meurtrière . Woppy se faisait tout petit contre le mur . Doc Williams était assis près du bureau de M’man . Il tenait un verre à demi plein de whisky pur . Son visage luisait de sueur et ses yeux étaient vitreux . M' man se retourna lentement et regarda Doc , puis Woppy . Flynn s' écarta de la fenêtre et tourna ses yeux vers M’man . Eh bien , ce coup _ci , ça y est , fit M’man d' une voix dure et glaciale . On est au bout de notre rouleau . J' ai pas besoin de vous dire ce qui nous attend . Flynn avait gardé son calme . Ses petits yeux méchants remuaient sans cesse , mais il ne semblait pas avoir peur . Woppy , lui , paraissait prêt à tourner de l' oeil . Il roulait des yeux terrorisés . Doc but une gorgée de whisky et haussa les épaules . Il était trop soûl pour éprouver le moindre sentiment . M' man traversa lentement la pièce , ouvrit un placard et en sortit une mitraillette Thompson . Faites ce qui vous plaira , les gars , dit _elle . Moi , j' ai mon idée . La flicaille ne m' aura pas vivante . Ça me fera vachement plaisir d' emmener quelques_uns de ces fumiers avec moi . Flynn s' approcha et prit une mitraillette dans le placard . Je reste avec vous , M' man , dit _il . Va y avoir du sang et pas plus tard que tout de suite . Des coups sourds ébranlèrent la porte d' acier . Une voix amplifiée par un haut_parleur tonitrua : Sortez de là ! Les mains en l' air ! Il va leur falloir un moment pour entrer , dit M’man . Elle alla s' asseoir derrière son bureau , sur lequel elle posa la Thompson , braquée sur la porte . Bon . Vous autres , laissez _moi . Je suis chez moi , ici , et c' est ici que je veux mourir . Planquez _vous ailleurs . Allez , du vent ! Et si on les laissait entrer ? suggéra Doc . Il finit son whisky et posa le verre vide sur le bureau . Nous sommes riches , M' man . On pourra s' offrir les meilleurs avocats . On a encore une chance de s' en tirer . M' man eut un sourire méprisant . Vous croyez ça ? Pauvre andouille ! Vieux soûlard ! Faites , si c' est votre idée . Trouvez _vous un avocat , et vous verrez où ça vous mènera . Moi , je sais à quoi m' en tenir . Sortez d' ici et laissez _moi seule . Flynn avait déjà quitté la pièce . Il traversa la salle de restaurant obscure , courut vers l' escalier . Des coups violents ébranlèrent la porte d' acier ; il s' arrêta dans le vestibule . Il jeta un coup d' oeil autour de lui et se glissa derrière le comptoir qui interdisait l' accès de l' escalier . Il y posa sa Thompson et attendit ; son coeur battait , ses lèvres minces se retroussaient en un mauvais rictus . Woppy fit irruption dans le vestibule , tel un lapin poursuivi par un renard . Il fonçait sur la porte d' entrée . Fais pas ça , beugla Flynn , ou je te fous les tripes à l' air ! Woppy pivota sur ses talons et regarda Flynn d' un air épouvanté . Faut que je sorte d' ici ! hurla _t _il . J' veux pas me faire tuer ! J' veux m' en aller ! Tu peux plus aller nulle part , déclara Flynn . Ton avenir , il est derrière toi . Arrive ici . Un revolver aboya derrière Flynn et le visage de Woppy se mua brusquement en un magma écarlate . Il tomba la tête la première et roula sur lui_même en grillant l' air de ses doigts . Flynn s' accroupit et se retourna . Au_dessus de lui , sur le palier du premier , deux flics venaient d' apparaître , revolver au poing . Il appuya sur la détente de la Thompson et comprit que les policiers avaient réussi à s' introduire dans le Club en passant par l' entrepôt ; à présent , la partie était jouée . Le martèlement de la Thompson fit entendre son message de mort . Les deux flics parurent se dissoudre sous la rafale de plomb . Puis une autre mitraillette se mit à cracher , au premier . Flynn s' aplatit pour éviter une giclée qui lui frôla la tête . Ruisselant de sueur , le sourire aux lèvres , il se dit que c' était la meilleure façon de mourir : tuer et se faire tuer . Il pivota , leva le canon de son arme et risqua un oeil hors de son abri . La Thompson du premier étage rugit . Quatre balles lui firent sauter le sommet du crâne . Il tirait encore lorsqu' il s' écroula sur la moquette , dans une flaque de sang mêlée de matière cervicale . Quatre policiers s' avancèrent prudemment sur le palier et examinèrent le vestibule . Brennan les rejoignit . Il ne reste plus que Doc , la vieille et Slim , annonça Brennan à Fenner qui arrivait . L’un d' entre eux s' est enfui dans la Buick , lui rappela Fenner . Ça pourrait être Slim . Brennan se risqua à découvert , mit les mains en porte_voix et cria : Hé ! vous autres ! Sortez de là ! Vous êtes cuits ! Amenez _vous , les mains en l' air ! Doc Williams se leva tant bien que mal . Eh bien , M' man , ce coup _ci , on est vraiment au bout du rouleau , comme vous le disiez tout à l' heure . Je ne suis pas un homme d' action . Je me rends . Assise derrière son bureau , ses grandes mains posées sur la mitraillette , M' man sourit en montrant ses dents jaunes . Comme vous voudrez . Vous aurez droit à la perpète , ou peut_être même à la chambre à gaz … Vaudrait mieux en finir rapidement . Je ne suis pas un homme d' action , répéta Doc . Adieu , M' man . Ça se présentait pourtant bien , hein ? Mais rappelez _vous , depuis le début , j' ai toujours dit que je n' aimais pas le kidnapping . Vous voyez ce que ça nous a rapporté . Sortez , là_dedans ! gueula Brennan . C' est la dernière fois que je vous le dis ! Sortez , sinon c' est nous qui entrons ! Adieu , Doc , dit M’man . Sortez lentement , les mains en l' air . Ces gars _là seraient trop contents de vous flinguer . Doc se retourna et se dirigea lentement vers la porte . Il l' ouvrit et s' arrêta sur le seuil . Je sors , cria _t _il . Ne tirez pas . M' man eut un sourire méprisant . Elle leva la Thompson et la pointa sur le dos de Doc . Doc s' avança dans la salle de restaurant à peine éclairée . M' man appuya sur la détente . La mitraillette cracha une courte rafale qui catapulta Doc . Il s' effondra . Il mourut avant d' avoir touché terre . Vaut mieux que tu sois mort , pauvre vieux schnock , murmura M’man en se levant . Elle prit sa mitraillette à deux mains , marcha silencieusement et calmement vers la porte , où elle s' arrêta . Venez me chercher ! hurla _t _elle . Amenez _vous , bande de foies blancs ! Venez me chercher ! II Slim , penché en avant , se cramponnait à son volant . Le regard fixe et tendu , il avalait l' avenue à une vitesse folle et s' éloignait du centre . Sa bouche molle pendait et son visage maculé et blafard luisait de sueur . Dans son dos retentissaient les sirènes des motards lancés à ses trousses . Plus qu' un kilomètre , et ce serait l' autoroute . S' il y parvenait , le moteur gonflé de la Buick lui permettrait de distancer ses poursuivants . Une voiture déboucha à vive allure d' une rue adjacente . La collision semblait inévitable . Miss Blandish poussa un cri et se cacha le visage entre ses mains . Slim eut un rictus et appuya à fond sur l' accélérateur , tandis_que l' autre conducteur freinait désespérément . La Buick passa de justesse . Cent mètres plus loin , il rencontra un croisement important et les feux passèrent au rouge au moment où la Buick arrivait en grondant . Slim appuya sur l' avertisseur . Les motards , voyant qu' il ne s' arrêtait pas , déclenchèrent leurs sirènes pour dégager la route . La Buick déboucha au croisement à toute allure . Les autres voitures s' arrêtèrent pile . Mais un des conducteurs manqua de réflexe . La Buick emboutit l' aile et pulvérisa son phare . Slim jura et manoeuvra furieusement son volant pour redresser la Buick . Il poursuivit son chemin . Brusquement , il fut sur l' autoroute . Il se détendit un peu , écrasa le champignon . La grosse voiture fit un bond en avant . La nuit tombait . Dans quelques minutes , il ferait noir . Le hululement des sirènes l' énervait ; cependant , maintenant qu' il pouvait faire donner toute sa vitesse à la voiture , il était à peu près sûr qu' on ne le rattraperait plus . Il jeta un coup d' oeil dans le rétroviseur . À deux cents mètres derrière lui , deux des motards , courbés sur leur guidon , ne le lâchaient pas . Le troisième avait disparu . Slim aperçut un éclair lumineux , suivi d' un choc sur la carrosserie . Un des flics lui tirait dessus . Slim jura entre ses dents . Plaque _toi au plancher , dit _il à Miss Blandish . Allons … fais ce que je te dis ! Toute tremblante , elle se laissa glisser de la banquette et s' accroupit sur le plancher de la voiture . Slim alluma ses phares . Les sirènes des motards avaient au moins l' avantage de dégager la route . Les voitures se dirigeant vers la ville ralentissaient et se rangeaient sur le bas_côté . Il jeta un nouveau coup d' oeil dans le rétroviseur . Un des flics avait perdu du terrain , mais l' autre ne décollait pas . Slim leva le pied . La Buick perdit de la vitesse . Dans le rétroviseur , il vit le dernier motard approcher . Il l' attendit ; un mauvais sourire lui vint . Le policier remonta le long de la voiture et cria quelques mots que le bruit de la moto rendit indistincts . Slim ricana et donna un brusque coup de volant . Le flanc de la voiture heurta la moto et il se cramponna au volant pour éviter l' embardée . Du coin de l' oeil , il vit la moto traverser la chaussée en diagonale , à toute vitesse . Elle percuta le fossé et disparut dans un nuage de poussière . Slim redressa la Buick et accéléra . La voiture fonça dans la nuit tombante . Le bruit des sirènes s' était éteint et il put réfléchir à la conduite à tenir . Il songea qu' il était un fugitif . Aucun abri ne s' offrait à lui . La jeune fille allait le gêner considérablement , mais il n' envisagea pas une seconde de s' en débarrasser . Il consulta la jauge d' essence : le réservoir était à peu près plein . Mais où aller ? Il ne connaissait personne qui puisse lui offrir une planque . Il tendit le bras et toucha Miss Blandish à l' épaule . Tu peux te rasseoir , y a plus de danger . Miss Blandish se hissa sur la banquette , à côté de lui . Elle se rencogna contre la portière et porta son regard , à travers le pare_brise , sur la large route qui se déroulait à l' infini devant la voiture . Il y avait maintenant quinze heures qu' elle n' avait pas pris de drogue et ses idées s' éclaircissaient peu à peu . Elle s' efforçait de se rappeler pourquoi elle se trouvait dans cette voiture qui fonçait dans la nuit . Elle revoyait confusément l' image d' un petit homme brun au veston ensanglanté . Ils vont nous cavaler après , dit Slim . Ils vont nous traquer . Toi et moi , on est dans le bain , ensemble , jusqu' au bout . On peut pas se planquer . Miss Blandish ne comprit pas le sens des mots , mais le ton de la voix lui donna le frisson . Slim haussa les épaules . Il était habitué au silence de la jeune fille , mais , à cet instant , il aurait bien voulu qu' elle lui réponde . Si seulement elle avait pu l' aider ! La police n' allait pas tarder à établir des barrages , et la route nationale deviendrait dangereuse . Il allait falloir l' abandonner , et s' enfoncer dans la campagne . Si seulement M’man avait été là ! Elle aurait su quoi faire . Quelques kilomètres plus loin , il arrivèrent à un croisement , et Slim quitta l' autoroute . Il suivit une route secondaire pendant un certain temps ; à un croisement , il aperçut un chemin de terre . Quittant la route goudronnée , il lança la Buick sur le chemin tortueux et accidenté , et pénétra bientôt dans une région boisée . Il faisait maintenant nuit noire , et Slim remarqua qu' il avait faim . Au bout de quelques kilomètres , il aperçut les lumières d' une ferme . Il ralentit , et voyant que le portail était ouvert , il engagea la Buick dans le sentier creusé d' ornières qui menait à la ferme . Je vais chercher quelque chose à bouffer , annonça _t _il . Attends _moi dans la bagnole . Il posa sa main chaude et moite sur le poignet de Miss Blandish . Te sauve pas , mon chou . Maintenant , faut plus qu' on se quitte , tous les deux . Reste là et ne bouge pas . Il arrêta la voiture et descendit . Il sortit son revolver , s' avança silencieusement vers la fenêtre éclairée et jeta un coup d' oeil à l' intérieur . Trois personnes étaient assises autour de la table : un gros homme d' une cinquantaine d' années , en blue jean et chemise à carreaux , une femme au visage mince qui était probablement son épouse , et une jolie blonde dans les vingt ans qui devait être sa fille . Ils étaient en train de dîner , et la vue des plats étalés sur la table mit l' eau à la bouche de Slim . Il s' approcha de la porte , empoigna le bouton et tourna lentement . La porte céda . Il l' ouvrit toute grande . Les trois dîneurs levèrent la tête . La frayeur qui se peignit aussitôt sur leurs visages le fit sourire . Ses yeux jaunes étincelèrent ; il leur montra son revolver . Bougez pas et je vous ferai pas de bobo , annonça _t _il . Il entra dans la pièce , l' homme se leva à moitié mais se rassit immédiatement lorsque Slim tourna son arme vers lui . Je prends ça , déclara Slim en raflant un pâté de viande entamé . Vous avez le téléphone ? L' homme tourna la tête vers l' appareil posé sur une table , le long du mur . Slim s' en approcha en reculant , posa le pâté et arracha le fil du mur . Pas besoin de vous affoler , dit _il . Oubliez que vous m' avez vu . Il se tourna vers la jeune fille et l' examina . Elle était à peu près de la taille de Miss Blandish . Vous , là ! Il braqua le revolver sur elle . Donnez _moi votre robe . Grouillez _vous ! La jeune fille devint blanche comme un linge . Elle regarda son père . Y en a un qu' a envie de se faire descendre ? aboya Slim . Fais ce qu' il te dit , conseilla l' homme . La jeune fille se leva , fit glisser sa fermeture Éclair et retira sa robe . Elle tremblait tellement qu' elle tenait à peine sur ses jambes . Lancez _la _moi , ordonna Slim . Ce qu' elle fit . Il attrapa la robe au vol et la fourra sous son bras . Et vous excitez pas , hein ? fit Slim . Il prit le pâté , regagna la porte à reculons et disparut dans la nuit . Il courut à la Buick . Lorsqu' il posa la robe sur ses genoux , Miss Blandish se rétracta . C' est pour toi , dit _il . Il posa doucement le pâté entre eux deux et démarra . Elle t' ira sûrement . Quand on sera un peu plus loin , tu la mettras . J' en ai marre de te voir dans le costard de ce minable . Deux kilomètres plus loin , il arrêta la voiture . Il scruta les ténèbres derrière eux , mais il ne vit aucun phare suspect et ne décela aucun bruit inquiétant . Allons _y , on bouffe , décréta _t _il . Ça sent rudement bon , ce truc _là . Il détacha un morceau de pâté avec ses doigts sales et se mit à manger . Miss Blandish s' était assise le plus loin possible de lui . Vas _y ! fit _il d' un ton impatient . C' est bon . Non . Il haussa les épaules et continua à bâfrer . Il termina son repas en cinq minutes et jeta le plat vide par la portière . Ça va mieux . Il essuya ses doigts gras sur la jambe de son pantalon . Mets _la , cette robe . Allons … grouille _toi ! Je ne veux pas . Il l' empoigna par la nuque et la secoua . Fais ce que je te dis ! glapit _il d' une voix que la colère rendait suraiguë . Mets cette robe ! Sans relâcher sa prise , il la força à descendre de voiture . Tu veux que je t' arrache tes frusques ? Non . Il la lâcha . Alors , magne _toi ! À la lueur du plafonnier de la Buick , il la regarda retirer le complet de Rocco et enfiler la robe . Il ramassa le complet , le lança à l' arrière de la voiture , et fit brutalement rasseoir Miss Blandish . Elle baissa la tête et enfouit son visage dans ses mains . Elle tremblait . Tout son corps réclamait maintenant impérieusement le bienheureux engourdissement que lui procurait la drogue régulièrement administrée par Doc . Les images floues qui l' avaient hantée pendant les quatre derniers mois se précisaient petit à petit . Slim l' observait avec inquiétude . Il devinait ce qui se passait en elle . En prison , il avait vu des camés en proie au manque piquer des crises terribles . Si seulement il pouvait en toucher un mot à M’man ! Elle le conseillerait . Puis une pensée déplaisante lui vint . Qu' est _ce qui était arrivé à M’man ? Est_ce_qu' elle s' en était tirée ? Avait _elle été coincée dans le Club ? Depuis toujours , il la croyait indestructible . Il ne pouvait imaginer qu' une tuile vraiment grave pût jamais lui arriver . Le chemin de terre déboucha brusquement sur une départementale , et Slim se retrouva sur une route fréquentée . Ça l' inquiéta . Il n' y avait pas beaucoup de circulation , mais il doublait de temps en temps un camion ou une voiture , et la Buick risquait d' être reconnue . Un peu après , il arriva devant une petite station_service qui s' élevait à l' embranchement d' un nouveau chemin de terre . Il y engagea la voiture et s' arrêta . Par la vitre arrière , il observa le poste d' essence . Dans le bureau éclairé , un homme assis lisait son journal . Cette station devait avoir le téléphone . Il voulait avoir des nouvelles de M’man . À qui en demander ? Le nom de Pete Cosmos lui vint à l' esprit . Cosmos avait toujours été très copain avec Eddie Schultz . Il saurait peut_être quelque chose . Je vais téléphoner , dit _il à Miss Blandish . Attends _moi ici … compris ? Tu m' attends dans la bagnole . Elle ne bougea pas ; elle était pliée en deux , la tête dans ses mains . Elle tremblait violemment . Il comprit que , dans l' état où elle était , elle ne pouvait tenir debout , ni , à plus forte raison , se sauver . Il descendit de voiture , glissa le 45 dans sa ceinture et gagna rapidement le poste d' essence . Il entra dans le bureau . Le pompiste , un gros type costaud , leva les yeux lorsqu' il poussa la porte . À la vue de Slim , la surprise et l' inquiétude se peignirent sur ses traits . Il se leva . J' ai un coup de fil à donner , mon pote , lui dit Slim . Pas d' objection ? Slim fit peur au pompiste . Allez _y , répondit _il . Vous voulez aussi de l' essence ? Non … juste le téléphone . Il s' approcha de la table . Du balai , mon pote . L' homme sortit du bureau et alla se promener du côté des pompes . Son regard inquiet passait de Slim qu' il surveillait par la fenêtre , à la longue route obscure , sur laquelle il guettait l' arrivée problématique d' une voiture . Il fallut plusieurs minutes à Slim pour trouver le numéro du Cosmos Club dans l' annuaire . Il n' avait pas l' habitude de s' en servir ; il finit par trouver le numéro ; il était en nage et jurait comme un forcené . Pete répondit lui_même au téléphone . C' est Grisson , Pete , annonça Slim . Dis _moi vite ce qui se passe . La catastrophe , répondit Pete , qui se remit de la surprise que lui causait la voix de Slim . Ils ont coffré Eddie . Ça a drôlement bardé , au Club . Woppy , Flynn et Doc se sont fait descendre pendant la bagarre . L' estomac de Slim se noua . Des gouttes de sueur glacée dégoulinèrent de son front sur ses mains . Je me fous pas mal de ces lavettes , gronda _t _il . Qu' est _ce qui est arrivé à M’man ? Il y eut un silence à l' autre bout du fil . Slim entendait le swing endiablé de l' orchestre du Cosmos Club et la respiration haletante de Pete . Réveille _toi , beugla _t _il . Qu' est _ce qui est arrivé à M’man ? Elle est morte , Slim . Désolé , mon vieux . Tu peux être fier d' elle . Elle a descendu quatre flics avant de se faire avoir . Elle s' est battue comme un homme ! Un flot de bile monta à la bouche de Slim . Ses genoux fléchirent . Il lâcha le combiné , qui tomba sur le sol . M' man était morte ! Il ne pouvait le croire . Il se sentit brusquement abandonné , sans défense , pris au piège . Il se roidit en entendant approcher une moto et jeta un coup d' oeil par la fenêtre . Un motard de la milice ralentit en passant devant le poste d' essence ; il se dirigeait vers la Buick . Slim bondit à la porte et l' ouvrit . Le milicien s' arrêta à côté de la Buick , descendit de sa machine , et s' accouda à la portière . Slim tira son 45 . À la vue du revolver , le pompiste , que Slim avait oublié , poussa brusquement un cri d' avertissement . Le milicien se redressa et jeta un coup d' oeil autour de lui . Il voulut sortir son revolver , mais c' était trop tard . Slim visait et appuyait sur la détente . Dans le silence de la nuit , le 45 fit un bruit assourdissant . Le milicien s' écroula et entraîna la moto dans sa chute … Slim fit volte_face en ricanant , mais le pompiste avait disparu . Après un instant d' hésitation , Slim courut à la Buick . Il enjamba le corps du milicien et monta en voiture au moment où Miss Blandish ouvrait sa portière et s' apprêtait à descendre . Slim l' empoigna par le bras et la tira en arrière . Il se pencha pardessus elle et claqua la portière . Tiens _toi tranquille ! beugla _t _il d' une voix tremblante de rage et de peur . Il démarra et se lança sur le chemin de terre , en direction des bois . Le pompiste sortit de derrière un fût d' huile . Il courut vers le milicien , se pencha sur lui , puis il fit demi_tour et , toujours courant , se précipita dans son bureau et empoigna le téléphone . III Brennan et Fenner étaient penchés sur une carte à grande échelle étalée sur une table , dans la salle des transmissions du Commissariat central , lorsqu' un agent s' approcha d' eux . M Blandish vous demande , capitaine . Brennan eut un geste d' impatience . Je vais m' occuper de lui , dit Fenner . Il sortit de la pièce et suivit l' agent qui le conduisit à une salle d' attente . John Blandish , debout devant la fenêtre , contemplait la ville illuminée . Il se retourna en entendant entrer Fenner . On m' a transmis votre message , dit _il d' un ton brusque . Qu' est _ce qui se passe ? Nous sommes à peu près certains que votre fille est vivante , répondit Fenner en s' approchant de lui . Elle était séquestrée au Paradise Club depuis trois mois . Nous avons pénétré dans le Club il y a moins d' une heure , et nous y avons trouvé des preuves qu' on l' y gardait prisonnière . Quelles preuves ? Un appartement … une porte verrouillée … des vêtements féminins … Alors , où est _elle ? Grisson l' a fait sortir du Club juste avant l' attaque . Elle était habillée en homme . On nous a signalé un peu plus tard que Grisson avait attaqué une ferme et emporté une robe de femme . Depuis , nous avons perdu sa trace , mais nous avons une idée approximative de la direction qu' il a prise . Il ne peut plus nous échapper . Toutes les routes sont barrées . Dès qu' il fera jour , nous le ferons rechercher par la voie aérienne . Ce n' est plus qu' une question de temps . Blandish se détourna et regarda par la fenêtre . Vivante … après tout ce temps … murmura _t _il . J' espérais pour elle qu' elle était morte . Fenner ne répondit pas . Il y eut un long silence , puis Blandish demanda sans se retourner : Vous avez autre chose à me dire ? Fenner hésita à répondre et Blandish se retourna . Son regard était glacé . Ne me cachez rien , dit _il âprement . Vous avez encore quelque chose à m' apprendre ? Ils la droguaient , dit Fenner , et Grisson vivait avec elle . Cet homme est un cas pathologique . Elle aura besoin de soins particuliers lorsque nous la retrouverons , monsieur Blandish . J' en ai parlé au médecin de la police . Il veut l' examiner avant qu' on lui permette de renouer avec son passé . Je vous explique ça très mal . Il vaudrait peut_être mieux que vous lui parliez directement . Selon lui , il serait préférable que vous ne soyez pas présent lorsqu' on va la récupérer . Vous feriez mieux d' attendre chez vous que nous vous la ramenions . Sa liberté va la bouleverser , et il lui faudra quelques heures pour s' y retrouver . Il vaudrait mieux qu' elle en fasse l' expérience parmi des étrangers . Autre chose … Grisson ne se rendra pas . Il va falloir l' abattre . Ça ne va pas être commode , à cause de la présence de votre fille . Vous comprenez … Ça va , ça va , coupa impatiemment Blandish . J' ai compris . Je l' attendrai à la maison . Il se dirigea vers la porte , mais s' arrêta en chemin et revint sur ses pas . Il paraît que c' est vous qui avez découvert la piste qui aboutit à l' homme que vous pourchassez . Je n' oublie pas notre marché . Dès que ma fille sera de retour , vous toucherez votre argent . Je ne bougerai pas de chez moi . Arrangez _vous pour me tenir au courant des recherches , et prévenez _moi lorsqu' on aura retrouvé ma fille . Comptez sur moi , monsieur Blandish . Blandish fit un signe d' assentiment et sortit . Fenner hocha la tête et attendit quelques secondes avant de retourner dans la salle des transmissions , pour laisser à Blandish le temps de s' éloigner . Il raconta leur conversation à Brennan , et le commissaire l' approuva . Vous avez bien fait . Nous venons d' avoir des nouvelles de ce salopard . Il posa un doigt sur la carte . Il y a dix minutes , voici où il se trouvait avec la gosse . Il a grièvement blessé un milicien qui avait repéré la petite , et qui lui a même parlé . Ils se sont enfuis , mais nous connaissons leur direction . Nous avons resserré le cordon et demandé l' aide de l' armée . Ça ne sera plus très long . J' ai persuadé les émetteurs de radio et de télévision locaux d' interrompre leur programme pour demander à tous les habitants de la région d' essayer de repérer la voiture . Fenner s' assit sur le coin de la table . Il était surpris du peu d' effet que lui produisait la perspective de toucher trente mille dollars . Il ne pouvait détourner ses pensées de Miss Blandish et du traitement qu' avait dû lui infliger Grisson . C' est un fameux petit boulot qui vous attend , une fois que vous aurez coincé cette vermine , dit _il . La petite est avec lui et vous aurez du mal à le descendre . Eh bien , quand on l' aura coincé , il sera toujours temps que je me casse la tête à ce sujet , répondit Brennan . Un agent apporta du café , et Brennan en prit une tasse . Et Anna Borg , vous la gardez ? demanda Fenner en prenant une tasse sur le plateau . Tant que je n' aurai pas Grisson . Après , je la relâche . Nous n' avons rien contre elle . N' empêche qu' on a drôlement nettoyé la bande Grisson . Pouah ! Cette vieille femme ! Je m' en souviendrai jusqu' à la fin de mes jours . J' ai cru qu' on n' arriverait jamais à la descendre . Elle avait cinq balles dans le corps et elle a continué à tirer jusqu' à épuisement de son chargeur . Heureusement que Slim n' est pas de la même trempe . Je suis sûr que quand il se verra perdu il se dégonflera . C' est là_dessus que je compte . Fenner s' assit et posa les pieds sur la table . Cette gosse me hante , déclara _t _il , les sourcils froncés . C' est effroyable , ce qui lui est arrivé . Vous vous rendez compte ? Enfermée avec ce dégénéré pendant quatre mois ! Ouais … Brennan finit son café . mais la drogue qu' ils lui refilaient a dû en faire un zombie . C' est surtout maintenant que j' ai pitié d' elle . Les effets de la drogue doivent commencer à se dissiper . Après une expérience comme celle_là , je doute qu' elle redevienne absolument normale . Son père est du même avis , dit Fenner . Je l' ai compris en lui parlant . Il vaudrait mieux pour elle qu' elle soit morte . Les deux hommes continuèrent à bavarder dans la salle bourdonnante d' activité . Le temps passa . À minuit vingt , un des agents qui écoutaient le flot ininterrompu de renseignements transmis par les postes à ondes courtes se mit brusquement à griffonner sur un bloc et tendit le message à Brennan . Ils ont retrouvé la voiture de Grisson , annonça Brennan . Il l' a abandonnée à Pin Hill . On dirait qu' il a gagné les bois . Il se pencha sur la carte . Fenner se leva d' un bond et s' approcha . Ils étudièrent la carte . Oui … tout le coin est boisé , et il y a deux fermes dans les parages . Il se tourna vers un de ses hommes . Tâchez de savoir si ces deux fermes ont le téléphone . Si oui , appelez _les et prévenez les propriétaires que Grisson se dirige peut_être vers leurs baraques . L' agent empoigna un téléphone et composa le numéro des renseignements . Un moment plus tard , il annonça : La ferme des Hammond n' a pas le téléphone : c' est la plus éloignée . Les Waite ont le téléphone . Appelez Waite et prévenez _le . Si on y filait tout de suite ? demanda Fenner . J' en ai des fourmis dans les jambes , de rester assis sans rien faire . J' ai près_de deux cents hommes à cet endroit , répondit Brennan . À quoi servirions _nous ? Dès que je saurai où il s' est planqué , on y fonce . Mais ils durent attendre cinq heures du matin et le lever du jour pour que l' appel tant attendu leur parvienne . On a repéré Grisson à la ferme Waite , capitaine , annonça précipitamment l' agent . Il y a dix minutes , Waite a vu Grisson sortir d' une de ses granges pour chercher de l' eau . Il n' y a aucun doute : il s' agit bien de Grisson . Et la gosse ? demanda Brennan en s' approchant . Passez _moi ce téléphone . Il prit le combiné . Capitaine Brennan à l' appareil . Je vous écoute . Sergent Donaghue , capitaine , répondit une voix . Aucune trace de la jeune fille jusqu' ici . Nous avons complètement encerclé la ferme . Il ne peut pas s' échapper . On va le chercher ? Attendez _moi , dit Brennan . Abattez _le s' il essaie de fuir , sinon , ne vous montrez pas et attendez mon arrivée . Je serai là dans une heure . Il raccrocha brutalement et se tourna vers l' agent . Alertez l' hélicoptère , je pars . Il lança un coup d' oeil à Fenner . Vous venez avec moi ? Essayez seulement de m' en empêcher , répliqua Fenner , qui fut le premier à sortir . IV Slim se réveilla en sursaut et fut immédiatement sur le quivive . Son revolver jaillit dans sa main tandis_qu' il se redressait . Un pâle rayon de soleil , passant par une des nombreuses fissures des murs de la grange , le fit cligner des yeux . Pendant un instant , il se demanda où il était , puis il se rappela le long cheminement à travers bois , dans le noir , la vision des lumières de la ferme et l' arrivée dans cette grange . Trop fatigué pour aller plus loin , il avait eu du mal à y faire pénétrer Miss Blandish . Elle était dans un tel état d' épuisement qu' elle pouvait à peine marcher . Il l' avait hissée au grenier et poussée sur le plancher couvert de paille . Il avait ensuite fermé la trappe et il y avait tiré une lourde balle de paille . Il avait mis un certain temps à s' endormir . Il se dressa , tout courbatu d' avoir dormi à même le sol ; il avait faim et soif . Il regarda sa montre : il était près_de cinq heures du matin . Ils allaient peut_être être obligés de passer la journée dans ce grenier . Il leur fallait de l' eau . Il jeta un coup d' oeil sur Miss Blandish endormie , repoussa la balle de paille , souleva la trappe , et descendit rapidement l' échelle . Il s' approcha de la porte , revolver en main , et observa la ferme qui s' élevait à cinquante mètres de là . Rien ne bougeait . Des rideaux de tulle grisâtres voilaient les fenêtres . Slim resta plusieurs minutes aux aguets . Persuadé que personne n' était encore réveillé , il se glissa prudemment au_dehors . Le vieux Waite et ses deux fils , embusqués derrière leurs rideaux de tulle , avaient fait le guet toute la nuit ; ils se figèrent à la vue de la longue silhouette mince en costume noir tout fripé qui sortait de leur grange , revolver au poing . C' est lui , chuchota Waite . Appelle les flics , Harry . Grouille _toi ! Slim avait empoigné un seau ; il gagna la citerne . Il remplit son seau d' eau et rentra rapidement dans la grange , ignorant que l' alarme était donnée et que des voitures bourrées de policiers armés jusqu' aux dents fonçaient déjà sur la ferme isolée . Il monta le seau au grenier et referma la trappe . Il aurait bien voulu trouver de quoi manger . Il avait faim . Il but un peu d' eau et se recoucha . Il se mit à contempler le toit de la grange et s' efforça de prendre une décision . Il regrettait d' avoir abandonné la voiture , mais , sur le moment , ça lui avait paru la seule solution logique , puisque tout le monde recherchait cette Buick . Mais les huit kilomètres à pied qu' il avait parcourus à travers bois l' avaient fait réfléchir ; il avait absolument besoin d' une voiture . Il y avait peut_être , dans cette ferme , un véhicule dont il pourrait s' emparer . Il se demanda combien de personnes y habitaient . Si ces gens allaient aux champs , il pourrait la voler , cette voiture . Il ferma les yeux . Une heure s' écoula lentement . La panique le gagnait insidieusement . Il se demanda quel effet ça faisait de mourir . Qu' est_ce_qu' il lui arriverait quand il serait mort ? Ça dépassait son entendement . Il n' arrivait pas à croire à l' anéantissement pur et simple . Il était persuadé qu' il se passait quelque chose , mais quoi ? Il entendit remuer Miss Blandish et se dressa sur un coude . La jeune fille marmonnait des mots indistincts en émergeant du sommeil . Tandis qu' elle ouvrait les yeux , il entendit au loin , sans y prêter autrement attention , un bruit d' avion . Leurs regards se croisèrent . Les yeux de Miss Blandish s' agrandirent , elle eut un mouvement de recul et porta une main à sa bouche . Fais pas de bruit , grogna Slim , instinctivement certain qu' elle allait hurler . Tu m' entends ? Fais pas de bruit ! Je te toucherai pas … Reste tranquille . Elle le dévisagea sans bouger , tandis_que le bruit de l' avion se rapprochait ; l' appareil parut survoler le toit de la grange . Le coeur de Slim s' arrêta de battre . Il comprit soudain la signification de ce bruit . Il sauta sur ses pieds , repoussa la balle de paille et souleva la trappe . Il fit signe à la jeune fille de ne pas bouger , descendit rapidement l' échelle , courut à la porte et regarda au_dehors . Un hélicoptère , portant l' étoile blanche de l' armée de l' air , se posait dans le champ , derrière la ferme . Il comprit immédiatement que sa cachette était découverte , et son revolver surgit dans sa main . Il ferma la porte de la grange et glissa la lourde barre dans ses crochets . Par une fente entre deux planches , il observa la cour de la ferme . Ce n' était pas une ferme très bien tenue , il y régnait un certain désordre . Deux vieux tracteurs , une charrette et un gros camion encombraient la cour ; ils constituaient d' excellents abris pour qui voulait s' approcher de la grange . Tout à coup , il aperçut un policier en uniforme . L' homme jaillit silencieusement de derrière le camion et disparut derrière un des tracteurs . Ce fut si rapide que Slim n' eut pas le temps de viser , et il comprit parfaitement que c' était la fin . Derrière la ferme , Brennan et Fenner descendirent de l' hélicoptère . Un gros sergent joufflu de la police et un fringant lieutenant de l' armée les accueillirent . Il n' est pas encore sorti de son trou , capitaine , annonça le sergent Donaghue . Nous le tenons . La ferme est encerclée . Voici le lieutenant Hardy . Brennan serra la main du lieutenant . Où est _il planqué , exactement ? demanda _t _il . Par ici , capitaine , dit Donaghue . Les quatre hommes traversèrent le champ et gagnèrent la ferme . Brennan nota avec satisfaction des hommes bien dissimulés , à plat ventre dans l' herbe , fusil en main ; ils encerclaient le périmètre de la ferme . À partir d' ici , faut faire attention , capitaine , avertit Donaghue en s' arrêtant au coin du bâtiment principal . Il se faufila le long du mur ; ils aperçurent la grange , à cinquante mètres devant eux ) il est là_dedans . Brennan étudia le terrain . Les trente premiers mètres offraient d' excellents abris , mais les vingt derniers étaient complètement à découvert . Vous ne savez pas s' il a une mitraillette , sergent ? Non , capitaine . S' il en a une , il risque de faire du dégât . Et la jeune fille ? Elle n' a toujours pas donné signe de vie ? Non , capitaine . Je vais parler à Grisson . Vous avez un camion à haut_parleur ? Il arrive , capitaine . Les quatre hommes regagnèrent la ferme . Quelques minutes plus tard , le camion à haut_parleur arriva en cahotant dans le champ et s' arrêta à côté d' eux . Brennan empoigna le microphone . Vous pouvez placer quelques_uns de vos hommes derrière ces deux tracteurs et ce camion , lieutenant ? Bien sûr , répondit Hardy . Je voulais le faire plus tôt , mais Donaghue m' a dit d' attendre . Il se tourna vers un de ses subordonnés et lui donna des ordres . Défense de tirer , dit Brennan . Si la petite est là_dedans , nous ne devons prendre aucun risque . Compris , capitaine . Dix soldats débouchèrent silencieusement du coin de la maison . Ils se couchèrent à plat ventre et se mirent à ramper vers les tracteurs et le camion . Slim , qui suait à grosses gouttes et tremblait comme une feuille , les aperçut au moment où ils passaient à découvert . La vue des uniformes kaki , des casques d' acier et des mousquetons le rendit malade de frousse . Il leva son revolver et essaya d' ajuster un des soldats , mais son arme était secouée de soubresauts , et il tira au jugé , fou de terreur et bredouillant de rage impuissante . La poussière vola à un mètre du soldat le plus proche , qui sauta sur ses pieds et , plié en deux , disparut d' un bond derrière le camion . Les autres soldats foncèrent également vers leurs objectifs et disparurent à sa vue . Brennan poussa un grognement . S' il avait une Thompson , il s' en servirait , dit _il au lieutenant . Reste à savoir combien il lui reste de balles . Je m' en vais lui parler . Il approcha le microphone de sa bouche . Hé ! Grisson ! Vous êtes cerné . Sortez , les mains en l' air ! Grisson ? vous n' avez aucune chance de vous en tirer ! Sortez de là ! La grosse voix métallique retentit dans l' air frais du matin . Slim l' écouta ; ses lèvres molles et humides se tordirent en une moue hideuse . Si seulement il avait eu une Thompson ! Il se traita de tous les noms pour s' être laissé prendre au piège aussi bêtement . Il pensa à M’man . Pete avait dit qu' elle s' était battue comme un homme . Lui aussi , il allait se battre comme un homme . Il regarda son revolver : plus que cinq balles ! Eh bien , cinq de ces salauds y passeraient avec lui . Ils ne l' auraient pas vivant . Dans le grenier , Miss Blandish entendit d’abord le coup de feu , puis la voix métallique , et elle comprit que l' instant qu' elle n' avait cessé d' appréhender confusément depuis quatre mois approchait . Elle allait recouvrer la liberté , et c' est alors que son aventure deviendrait véritablement un enfer . Elle rampa jusqu' à la trappe et observa ce qui se passait dans la grange . Slim lui tournait le dos . Il surveillait la cour par une fente de la porte . Son maigre dos noir était tendu , sa main crispée sur son revolver . Elle l' entendit grommeler entre ses dents . Dehors , tout était maintenant silencieux . Slim sentit le regard insistant de Miss Blandish posé sur sa nuque et se retourna lentement . Ils se regardèrent , lui debout près de la porte , ruisselant de sueur et secoué de tremblements , elle à plat ventre sur le plancher du grenier , la tête et les épaules encadrées par la trappe , les yeux baissés vers lui . Ils se contemplèrent longuement . Le visage de Slim luisait dans la pénombre . Ses lèvres se retroussèrent et il injuria Miss Blandish . Affolé et terrifié , il lui jeta à la ligure les obscénités les plus immondes . Elle l' écouta sans broncher , en espérant qu' il allait finir par la tuer . De toute la force de ses pensées , elle essaya de l' inciter à lever son arme et à lui loger une balle dans le corps , mais il se contenta de l' injurier en la transperçant de ses yeux jaunes et brillants de fièvre . Un bruit à l' extérieur le fit pivoter . Il aperçut un mouvement derrière la charrette et tira . La détonation se répercuta dans le silence ; un petit nuage de poussière s' envola , ainsi que des éclats de bois arrachés au flanc de la charrette . Une fois de plus , la puissante voix métallique lui ordonna de se rendre . Grisson ! Nous vous attendons ! Vous ne pouvez pas nous échapper ! Sortez de là , les mains en l' air ! La panique le submergea . Ses jambes fléchirent . Son visage maigre de bête sauvage se crispa comme celui d' un enfant qui va pleurer . Il tomba à genoux et lâcha son revolver . Miss Blandish l' observait . Elle crut d’abord qu' il avait été touché , mais lorsqu' il commença à geindre tout bas , elle s' éloigna de la trappe et enfouit son visage dans ses mains . Brennan , qui avait hâte d' en finir , donna des ordres à ses hommes . Plusieurs soldats accompagnés de deux policiers , allèrent se placer derrière la charrette . S' en servant comme d' un rempart mobile , ils se mirent à la pousser à travers la cour , en direction de la porte de la grange . Slim vit la charrette approcher . Il se releva en titubant et ramassa son revolver . Complètement affolé de désespoir , il souleva la barre de fermeture , ouvrit la porte et se rua au_dehors . Il se dressa dans le chaud soleil , le visage convulsé de terreur et déchargea aveuglément son arme sur la charrette qui s' avançait . Deux mitraillettes ouvrirent le feu . La chemise blanche immaculée de Slim se couvrit brusquement de sang . Son revolver glissa de ses doigts et tomba à terre . La fusillade s' arrêta aussi brusquement qu' elle avait commencé . Brennan et Fenner le regardèrent s' écrouler . Ses jambes maigres s' agitèrent convulsivement pendant quelques instants . On aurait dit un serpent à l' agonie . Son dos se cambra , ses mains griffèrent la poussière , il se tendit comme un arc , puis s' affaissa . Les deux hommes traversèrent la cour , revolver au poing . Avant de l' avoir atteint , Fenner sut que Slim était mort . Il s' arrêta un instant près de lui . Les yeux jaunes le regardaient sans le voir . Le petit visage livide tourné vers lui avait un air inoffensif et stupéfait . La bouche molle pendait , grande ouverte . Fenner se détourna avec un grognement de dégoût . Liquidé , dit Brennan . Bon débarras . Oui , acquiesça Fenner . Il respira un bon coup et gagna lentement la grange . V Miss Blandish était descendue du grenier . En entendant les deux brèves rafales de mitraillette , elle avait compris que Grisson était mort . Complètement désemparée , elle alla se réfugier dans le coin le plus sombre de la grange et s' assit sur un tonneau retourné , le plus loin possible de ces voix d' hommes qui retentissaient au_dehors . Elle redoutait le moment tout proche où elle devrait sortir en pleine lumière et affronter les regards curieux de ses libérateurs . Fenner ne l' aperçut pas tout de suite . Il s' arrêta sur le pas de la porte et fouilla la grange des yeux , mais il ne découvrit Miss Blandish que lorsqu' il se fut accoutumé à la pénombre . À son attitude roidie , il sut à quel point cet instant lui était pénible . Il entra dans la grange et s' arrêta à quelques mètres de la jeune fille . Bonjour , fit _il d' une voix tranquille . Je m' appelle Dave Fenner . Votre père m' a demandé de vous ramener chez vous lorsque vous y serez disposée , mais rien ne presse . Vous êtes libre , à présent . Dites _moi ce que vous voulez faire et je m' en occuperai . Il la vit se détendre légèrement . Il se garda bien de s' approcher davantage . Elle lui faisait penser à un petit animal traqué , terrifié , prêt à paniquer au moindre geste imprévu . À mon avis , le mieux , ce serait peut_être que je vous conduise dans un hôtel tranquille , pour que vous puissiez vous reposer un peu , reprit Fenner . Vous pourriez vous changer , et ensuite , si vous en avez envie , je vous reconduirai chez vous . Je vous ai retenu une chambre dans un hôtel , pas loin d' ici . Personne ne vous y dérangera . Les journalistes ne sont pas au courant de ce qui s' est passé . On ne vous ennuiera pas . Vous pourrez entrer par la porte de derrière et monter directement dans votre chambre . Ça vous plairait ? Elle le regarda intensément pendant quelques secondes , puis murmura : Oui . Il y a un docteur dehors , continua Fenner . C' est un très chic type . Il aimerait faire votre connaissance . Je peux vous l' amener ? Elle se contracta immédiatement et ses yeux se dilatèrent d' effroi . Je ne veux pas de docteur ! fit _elle violemment . Pourquoi voulez _vous que je voie un docteur ? Je ne veux voir personne ! Entendu , dit Fenner . Rien ne vous oblige à voir des gens , si vous n' en avez pas envie . Vous voulez bien que je vous conduise à cet hôtel ? Elle le regarda de nouveau intensément , hésita un instant , puis finit par acquiescer . Je vais chercher une voiture , dit Fenner . Attendez _moi là , et surtout , ne vous inquiétez pas . Vous ne verrez personne et personne ne vous ennuiera . Il sortit de la grange et rejoignit Brennan qui l' attendait . Une foule de soldats et de policiers regardaient la grange avec curiosité . Le vieux Waite et ses deux fils , plantés sur le seuil de leur ferme , observaient la scène en ouvrant des yeux ronds . Quatre soldats portaient le corps de Grisson à un camion . Fenner s' approcha de Brennan ; le médecin de la police vint les rejoindre , suivi d' une infirmière . Elle est au bord de la crise de nerfs , fit Fenner . Elle ne veut voir personne et refuse d' être examinée par un docteur . L' idée d' aller dans un hôtel lui plaît , mais il faut que ce soit moi qui l' y conduise . Le médecin haussa les épaules . D' accord , dit _il . Elle est certainement très éprouvée . Il vaut mieux la laisser faire à sa guise . Je vais partir en avant et retenir une chambre à l' hôtel Bonham . Quand elle se sera habituée à la liberté , je la verrai . Si vous emmeniez l' infirmière ? J' aimerais bien , répondit Fenner , mais je doute qu' elle l' accepte . Elle a réagi violemment lorsque je lui ai suggéré de vous voir . D' accord . Je pars . L' infirmière restera à l' hôtel , au cas où vous auriez besoin d' elle . Le temps que vous arriviez , j' aurai tout arrangé . Il ne faut absolument pas que les journalistes puissent rapprocher . Dès que cette histoire va transpirer , il va y avoir une invasion . Je veillerai à ce qu' ils ne l' approchent pas , fit sombrement Brennan . Le médecin de la police s' éloigna rapidement . Pouvez _vous éloigner tous ces hommes et amener une voiture devant la porte de la grange ? demanda Fenner . Je m' en occupe , répondit Brennan . Retournez auprès d' elle et ne la quittez pas . Fenner attendit que Brennan eût renvoyé soldats et policiers pour rentrer dans la grange . Miss Blandish était toujours assise sur son tonneau . Elle leva les yeux lorsque Fenner s' approcha d' elle . Tout est arrangé , lui dit _il en sortant son paquet de cigarettes . Vous n' avez pas à vous tracasser . Il lui offrit une cigarette . Elle la prit après un instant d' hésitation et accepta du feu . Votre père a jugé préférable de vous attendre à la maison … Il alluma une cigarette pour lui _même ) … mais si vous voulez le voir , je peux le faire venir . La terreur réapparut brusquement dans ses yeux . Je ne veux pas le voir , murmura _t _elle sans regarder Fenner . Je veux rester seule . Entendu . Quand vous aurez envie de le voir , il viendra . Il s' assit sur une balle de paille , à quelques mètres d' elle . Vous vous demandez probablement qui je suis , reprit _il en sachant pertinemment qu' elle ne se demandait rien de semblable . Mais il fallait à tout prix donner à la situation une apparence aussi ordinaire que possible . De mon métier , je suis détective privé . Votre père est venu me trouver … Il continua à deviser familièrement en observant discrètement Miss Blandish . Elle ne manifesta d’abord aucun intérêt , mais lorsqu' il lui parla du temps où il était journaliste , de Paula , et de certaines affaires dont il s' était occupé , il la vit se détendre , et , au bout de vingt minutes de bavardage ininterrompu , elle l' écoutait . Il finit par juger que le médecin de la police avait eu le temps de retenir une chambre à l' hôtel . Eh bien , dit Fenner , je ne veux pas vous ennuyer plus longtemps avec mes histoires personnelles . Je crois que maintenant , nous pouvons y aller . Ne vous inquiétez pas , il n' y a personne au_dehors . Vous êtes prête à partir ? Une fois de plus , il vit ses yeux s' emplir d' épouvante , mais il se leva et ouvrit toute grande la porte de la grange , devant laquelle une Oldsmobile était garée . Il n' y avait personne en vue . Tout va bien , annonça _t _il sans regarder Miss Blandish . Allons _y Il ouvrit la portière de droite , qu' il laissa ouverte , puis s' installa au volant . Il attendit . Au bout de quelques minutes , Miss Blandish s' approcha peureusement du portail . Fenner évita de la regarder . Elle vint s' asseoir dans la voiture et claqua la portière . Fenner suivit le sentier défoncé de la ferme et emprunta le chemin de terre . Miss Blandish était assise à l' autre bout de la banquette ; ses grands yeux vides regardaient droit devant elle . Il leur fallut près_de trois quarts d' heure pour atteindre l' hôtel de Pin Hill . Fenner , qui connaissait l' établissement , en fit le tour et gagna la porte de service . Il n' y avait personne aux alentours . Il s' arrêta et descendit de voiture . Attendez _moi là , j' en ai pour deux secondes . Il gagna rapidement le hall , où le médecin l' attendait . Chambre 860 , annonça celui_ci en tendant une clef à Fenner . C' est au dernier étage . L' infirmière lui a apporté quelques vêtements . Comment va _t _elle ? Fenner haussa les épaules . Elle ne dit pas grand_chose . Elle est terriblement nerveuse , mais elle semble quand même m' avoir accepté . Ne vous montrez pas , docteur . Je vais la conduire à sa chambre . Tâchez de la faire consentir à me recevoir , dit le médecin . Il faut absolument que je la voie le plus vite possible . D' accord . Je verrai ce que je peux faire . Fenner retourna à la voiture . Miss Blandish y était toujours assise ; parfaitement immobile , elle regardait ses mains . Elle leva vivement les yeux lorsque Fenner s' approcha d' elle . Tout est prêt , annonça _t _il . Personne ne vous ennuiera . Elle descendit de voiture et ils entrèrent ensemble dans le hall de l' hôtel . Ils prirent l' ascenseur . En arrivant au dernier étage , elle déclara brusquement : J' ai entendu la fusillade . Il est mort , n' est _ce pas ? Oui , répondit Fenner , pris au dépourvu . Il ne faut plus penser à lui . Tout ça , c' est fini . Ils n' ajoutèrent pas un mot . Il la conduisit , le long du couloir désert , à la chambre 860 , ouvrit la porte et s' effaça . Elle entra . Le médecin avait bien fait les choses . La pièce était pleine de fleurs . Il y avait une table roulante chargée de plats froids et de boissons variées . La fenêtre était grande ouverte et le soleil dessinait des motifs lumineux sur le tapis bleu . Miss Blandish se dirigea lentement vers un grand vase de roses . Elle s' arrêta devant et toucha du bout des doigts les boutons d' un rouge sombre . Fenner referma la porte . Le docteur Heath aimerait faire votre connaissance , dit _il . Vous voulez bien ? Elle tourna les yeux vers lui ; il s' aperçut avec soulagement que le désarroi en avait disparu . Je ne veux voir personne pour l' instant , répondit _elle . Il ne peut rien pour moi . Vous savez ce que je ferais , si j' étais à votre place ? fit Fenner d' une voix posée . Je prendrais une bonne douche et je me changerais . Vous trouverez d’autres vêtements dans le placard . Il ouvrit la penderie et en tira les vêtements qu' avait apportés l' infirmière . Il les tendit à Miss Blandish . Allez prendre une douche . Je vous attends ici et j' empêche les gens d' entrer . D' accord ? Elle lui jeta un regard inquisiteur . Elle paraissait intriguée . Vous vous conduisez toujours de cette façon _là avec les gens ? demanda _t _elle . Je n' en ai pas souvent l' occasion , répondit Fenner en souriant . Allez prendre votre douche . Elle entra dans la salle de bain et referma la porte à clef derrière elle . Fenner s' approcha de la fenêtre et regarda les voitures qui passaient lentement dans la rue , tout en bas . On aurait dit des jouets . Devant l' entrée de l' hôtel , un groupe d' hommes , dont plusieurs portaient des appareils de photo et des flashes , discutaient avec les trois policiers qui gardaient la porte . Ainsi , la nouvelle avait transpiré . Les difficultés allaient commencer . D' ici peu , la ville grouillerait de journalistes . Fenner se retourna et alla ouvrir la porte du couloir . Trois policiers flânaient sur le palier . Brennan s' était engagé à tenir la presse à distance et il tenait sa promesse , mais tôt ou tard , lorsque la jeune fille sortirait de l' hôtel , les journalistes lui tomberaient dessus comme une horde de chacals . Un quart d' heure plus tard , la porte de la salle de bain se rouvrit et Miss Blandish en sortit . Elle avait mis la robe à fleurs apportée par l' infirmière , qui lui allait très bien . Fenner songea qu' il n' avait jamais vu une femme aussi ravissante . Je parie que vous vous sentez mieux à présent , pas vrai ? dit _il . Elle s' approcha de la fenêtre avant qu' il ait pu l' en empêcher et regarda au_dehors . Elle recula vivement et se tourna vers lui avec un regard terrifié . Tout va bien , fit _il d' un ton apaisant . Vous n' avez pas besoin de vous inquiéter . Ils ne monteront pas ici . Allons , installez _vous dans ce fauteuil et détendez _vous . Vous voulez manger quelque chose ? Non . Elle s' assit et cacha son visage dans ses mains . Fenner , embarrassé , l' observa un bon moment . Soudain , elle dit d' une voix désespérée : Mais qu' est_ce_que je vais devenir ? N' y pensez pas pour l' instant , fit doucement Fenner . Vous verrez que ça s' arrangera . Les gens oublient vite . Pendant trois ou quatre jours , ils ne vont parler que de ça , et puis ils penseront à autre chose . L' épreuve que vous venez de traverser est une nouvelle toute fraîche , mais elle ne sera bientôt plus d' actualité , et , d' ici quelque temps , vous_même finirez par l' oublier . Vous êtes jeune … vous avez toute votre vie devant vous . Il parlait pour parler , car il fallait à tout prix dire quelque chose , mais il ne croyait pas à ce qu' il disait , et il était certain qu' elle n' y croyait pas non plus . Vous avez dit qu' il était mort , mais ce n' est pas vrai . Elle frissonna . Maintenant , il vit en moi . Elle eut un geste d' impuissance . Je ne sais pas ce que décidera mon père . Au début , je me disais que c' était impossible , que ça ne pouvait pas m' arriver , à moi , mais maintenant , je sais que c' est vrai . Mais qu' est_ce_que je vais devenir ? Le front de Fenner se couvrit d' une sueur froide . C' était une complication qu' il n' avait pas prévue , dont il n' avait même jamais envisagé la possibilité : la situation le dépassait complètement . Et si j' envoyais chercher votre père ? proposa _t _il d' un air embarrassé . Jamais vous ne vous en sortirez toute seule . Laissez _moi l' appeler . Elle refusa d' un signe de tête . Non . Elle leva les yeux . On aurait dit deux trous percés dans un linge blanc . Il ne pourrait rien pour moi . Il serait bouleversé , voilà tout , affreusement gêné . Il faudrait que j' arrive à m' en sortir toute seule , mais l' ennui , c' est que je n' étais pas préparée à affronter les situations graves . Je n' ai jamais eu à me battre . Jusqu' à cette histoire , toute ma vie n' a été qu' une longue partie de plaisir . Je n' ai jamais eu aucun sens des valeurs . C' est l' occasion ou jamais de montrer ce dont je suis capable , n' est _ce pas ? Mais , j' ai l' impression que c' est un piège et non une épreuve , et je ne sais pas si je serai de taille à m' en sortir . J' ai honte de moi . Je n' ai aucun fonds , aucun caractère , aucune foi . Il y a d es gens qui peuvent lutter parce_qu' ils croient en Dieu . Je n ai jamais cru en rien , sinon à me payer du bon temps . Elle serra et desserra ses petits poings , et releva la tête . Son sourire figé navrait Fenner . Il vaudrait peut_être mieux que je voie ce docteur . Il me donnera quelque chose . Ensuite , comme vous le dites , d' ici quelques jours , je serai capable de regarder les ch oses en face . Elle détourna les yeux , et poursuivit comme pour elle_même . Voyez comme je suis lâche . Il faut que je m' appuie sur les autres . Je n' ai pas le courage de m' en sortir seule . C' est parce_qu' on m' a appris à toujours compter sur les autres . Mais c est ma faute . Je ne critique personne , que moi . Je vais le chercher , dit Fenner . N e soyez pas aussi dure pour vous_même . A près c e que vous avez traversé , c est naturel que vous ayez besoin d' un coup de main , au début . Ça s' arrangera très bien . Le tout , c est que vous teniez le coup pendant les quelques jours à venir . Le sourire de Miss Blandish devint une grimace . Pouvez _vous vous dépêcher , s' il vous plaît ? demanda _t _elle poliment . J' ai besoin de … quelque chose . Il saura quoi me donner . Ça fait des mois que je n arrête pas de me droguer . Je vais le chercher , répéta Fenner en se dirigeant rapidement vers la porte . Il laissa la porte grande ouverte , s' avança dans le couloir et héla un des policiers . Hé , vous ! Allez chercher le toubib , voulez _vous ! Et au trot ! La porte claqua derrière lui et il pivota sur ses talons . Il entendit la clef tourner dans la serrure . Une terreur irraisonnée s' empara de lui ; il frappa sur le panneau à coups redoublés , mais Miss Blandish n' ouvrit pas . Il recula de quelques pas , se jeta sur la porte , l' épaule en avant ; mais la porte résista . Les deux agents arrivaient en courant . Défoncez cette porte ! rugit Fenner , le visage baigné de sueur . Grouillez _vous ! Comme la porte s' ouvrait sous le poids conjugué des deux hommes , Fenner entendit un petit cri plaintif et lointain . Dans la rue , tout en bas , des clameurs s' élevèrent et les voitures s' arrêtèrent brutalement dans un gémissement de pneus . Désemparé , Fenner se figea sur le seuil de la porte et contempla la chambre vide . **** *Cs_Chinetoques_ I Fenner ouvrit un oeil comme Paula Dolan passait d' aguichantes rondeurs et une tête ébouriffée dans l' entrebâillement de la porte de son bureau . Il la fixa d' un regard vague , puis se tassa dans un fauteuil . Ses grands pieds reposaient sur le buvard immaculé et son fauteuil rotatif était dangereusement incliné à 45 Va _t' en , Dizzy , grogna _t _il . Je ferai joujou avec toi plus tard . Pour l' instant , je réfléchis … Un supplément de rondeurs s' infiltra dans la pièce . Paula entra tout entière . Elle s' approcha du bureau . Réveille _toi , Morphée , dit _elle . Une cliente t' attend à côté . Dis _lui de s' en aller , marmonna Fenner . Dis _lui que nous sommes retirés des affaires . Bon Dieu ! J' ai besoin quand même de dormir , une fois de temps en temps ! A quoi te sert ton lit ? demanda _t _elle avec impatience . Ne me pose pas de questions pareilles , marmotta _t _il en se pelotonnant obstinément dans son fauteuil . Allons debout , Dave , implora _t _elle . C' est une fleur exotique . Et elle m' a tout l' air d' avoir des ennuis à te faire partager . Fenner rouvrit un oeil . Quelle allure elle a ? C' est peut_être une quêteuse pour les bonnes oeuvres ? Paula s' assit sur le coin du bureau . Parfois , je me demande pourquoi tu as mis une plaque sur ta porte . Tu ne tiens pas à avoir de clients ? Fenner secoua la tête . Pas quand je peux faire autrement , dit _il . Nous nageons dans le fric en ce moment , pas vrai ? Alors , laissons _nous vivre . Tu vas rater quelque chose d' intéressant . Mais si ça ne te dit rien … Paula se laissa glisser du bureau . Hé ! Attends une minute , Dizzy , fit _il . Il redressa son fauteuil et remonta son chapeau sur son front . C' est vraiment une fleur exotique ? Paula fit un signe affirmatif . Et j' ai idée qu' elle est dans les embêtements jusqu' au cou . Okay , okay . Amène _la , amène _la … Paula ouvrit la porte et dit : Voulez _vous entrer ? Merci , répondit une voix . Une jeune femme entra et passa devant Paula , fixant Fenner d' un immense regard gris_bleu . Un rien plus grande que la moyenne . L' allure souple . Les jambes souples . Les mains fines et les pieds étroits . Très droite dans sa démarche . Sous un tout petit chapeau , des cheveux noir corbeau . Un costume tailleur de coupe très sobre . L' aspect très jeune . L' air d' avoir très peur de quelque chose . Paula l' encouragea d' un sourire et sortit en refermant doucement la porte . Fenner retira ses pieds de dessus son bureau et se leva . Asseyez _vous , fit _il . Et dites _moi en quoi je puis vous être utile . Il lui montra le grand fauteuil . Elle secoua la tête . Je préfère rester debout , dit _elle en haletant légèrement . Je ne resterai probablement pas longtemps . Fenner se rassit . Comme vous voudrez , dit _il d' un ton apaisant . Vous êtes ici chez vous . Ils se dévisagèrent pendant une bonne minute . Puis Fenner reprit : Vous feriez mieux de vous asseoir . Vous avez sûrement beaucoup de choses à me dire . Et vous avez l' air très fatiguée . Il se rendait bien compte que ce n' était pas de lui qu' elle avait peur , mais de quelque chose qu' il ignorait . Ses yeux avaient une lueur inquiète . Et elle tenait son buste aux seins haut plantés comme si elle s' apprêtait à bondir vers la porte . Elle secoua de nouveau la tête . Je voudrais que vous retrouviez ma soeur , dit _elle d' une voix angoissée . Je suis terriblement tourmentée à cause de ma soeur . Qu' est_ce_que ça coûtera ? Je veux dire : quel est votre tarif ? Fenner loucha vers l' encrier posé près de sa main . Ne vous tracassez pas pour ça . Détendez _vous . Et dites _moi toute votre histoire . Je voudrais d’abord savoir qui vous êtes . Le téléphone grelotta . L' effet , sur la jeune femme , fut extraordinaire : elle s' éloigna de l' appareil , de deux ou trois pas rapides . Et ses yeux s' agrandirent et s' assombrirent . Fenner lui sourit de façon rassurante . Ça me fait le même effet quand ça sonne au moment où je m' endors . Ça me donne des palpitations . Il décrocha le récepteur . Elle , tout près de la porte , le fixait avec intensité . Permettez ? fit _il . Allo ? Il y avait beaucoup de friture sur la ligne . Une voix d' homme dit d' un ton des plus suaves : Fenner ? Ouais . D' un instant à l' autre , Fenner , une jeune fille viendra vous voir . Je voudrais que vous la reteniez jusqu' à ce que j' arrive chez vous . Je suis en route maintenant . Vous me comprenez ? Fenner fit à la jeune fille un clin d' oeil rassurant et dit dans l' appareil : Je ne comprends pas . Alors je répète , dit la voix . Ecoutez_moi bien . Une jeune fille va venir vous voir au sujet d' une histoire de soeur disparue . Gardez _la chez vous jusqu' à ce que je sois là . Cette personne souffre de troubles mentaux . Elle s' est enfuie d' une maison de repos , hier , et je sais qu' elle est en route pour votre bureau . Retenez _la . C' est tout . Fenner tira son chapeau sur son nez . Qui diable êtes _vous ? demanda _t _il . L' appareil grésilla de plus belle . Je vous l' expliquerai tout à l' heure . Vous serez dédommagé largement de votre peine . Okay , dit Fenner . Je vous attends . Il vous a dit que j' étais folle ? La main qui ne tenait pas le sac se crispa le long de sa jupe . Fenner raccrocha et fit un signe affirmatif . Elle ferma les yeux une seconde . Puis ses paupières aux longs cils se relevèrent d' un coup , comme celles d' une poupée qu' on assoit brusquement . Et c' est difficile de ne pas le croire , n' est _ce pas ? fit _elle d' un ton angoissé . Brusquement , elle posa son sac sur le bureau , retira ses gants , puis sa jaquette . Fenner restait immobile , la main encore posée sur l' appareil téléphonique , la regardant . Elle eut comme un sanglot , puis , avec des doigts tremblants , commença de déboutonner son chemisier . Fenner s' agita , et dit , gêné : C' est inutile , vous savez . Votre affaire m' intéresse , sans supplément . De nouveau , elle eut comme un sanglot et tourna le dos à Fenner . Puis elle retira son chemisier . La main de Fenner glissa vers la sonnerie de son bureau . Cette souris était peut_être loufoque et capable de le faire arrêter pour tentative de viol . Mais il sursauta soudain . Et sa main n' appuya pas sur la sonnette . Le dos de la jeune femme n' était qu' une plaie et les fines zébrures rouges formaient un dessin bizarre et terrifiant . La jeune fille remit son chemisier et le boutonna . Puis elle passa sa jaquette . Après quoi , elle se retourna vers Fenner . Ses yeux paraissaient encore plus immenses qu' auparavant . Et maintenant , vous me croirez si je vous dis que j' ai des raisons de tout craindre . Fenner secoua la tête . Vous n' aviez pas besoin de faire ça . Vous êtes venue pour me demander secours . Ça suffit . Vous n' avez plus à avoir peur . Elle restait debout , torturant sa lèvre inférieure avec des dents étincelantes . Puis elle ouvrit son sac et en sortit un paquet de billets qu' elle posa sur le bureau . Est _ce suffisant pour retenir vos services ? Fenner toucha la liasse d' un doigt épais . Sans compter les billets il ne pouvait pas être absolument certain , mais il était prêt à parier qu' il y avait là au moins six sacs ( 1 ) . Il se leva vivement , rafla les billets , alla vers la porte . Ne bougez pas , dit _il à la jeune femme . Puis il entra dans le bureau extérieur , où Paula était assise devant une machine à écrire , les mains sur ses genoux , le regard interrogateur . Attrape ton chapeau en vitesse , dit Fenner . Et emmène _moi cette petite à l' Hôtel Baltimore . Prends _lui une chambre et dis _lui de s' y enfermer à clé . Prends cette liasse . Quand tu en auras fini avec elle , tu iras fourrer ces billets à la banque . Tâche de savoir tout ce que tu pourras sur elle . Dis _lui que je la protégerai . Sors _lui le boniment du Vous _êtes _en _de _bonnes_mains . Sers _lui du sirop à tour de bras . Elle a les grelots . Elle a des embêtements graves . Et elle est encore assez jeune pour avoir besoin d' une mère . Fenner revint dans son bureau . Comment vous appelez _vous ? demanda _t _il . La jeune fille frappa ses paumes l’une contre l' autre . Emmenez _moi d' ici ! supplia _t _elle . Six mille dollars . Fenner posa sa large main sur son bras . Je vous expédie avec ma secrétaire . Elle s' occupera de vous . Un type va venir ici qui s' intéresse beaucoup à vous . Moi , je m' occuperai de lui . Comment vous appelez _vous ? Marian Daley , répondit _elle , la gorge serrée . Où vais _je aller en sortant d' ici ? Paula entra , enfilant ses gants . Partez avec Mlle Dolan . Sortez par la porte de derrière . Tout ira bien , maintenant . N' ayez plus peur de rien . Marian Daley lui fit un timide sourire : Je suis contente d' être venue vous trouver . C' est que , voyez _vous , j' ai de graves ennuis … Et j' ai peur pour ma soeur aussi . Qu' est_ce_qu' elle peut bien avoir à faire avec douze Chinois ? Je ne peux fichtre pas vous le dire , fit Fenner en dégonflant ses joues . Puis en la conduisant à la porte du bureau , il ajouta : Elle aime peut_être les Chinois . Il y a des gens comme ça . Ne vous tracassez pas jusqu' à ce que j' aille vous voir ce soir . Il sortit et les fit entrer dans un ascenseur . Quand la cage eut plongé dans le vide , il regagna son bureau et referma doucement la porte . Il alla ensuite à un tiroir du meuble et en sortit un automatique qu' il fourra dans son veston . Une idée , comme ça . Puis , il s' assit de nouveau , remit ses pieds sur le buvard et ferma les yeux . Il resta ainsi pendant une dizaine de minutes , remuant dans son cerveau des idées et des théories . Trois choses l' intriguaient : Les six mille dollars , les marques sur le dos de la jeune fille et les douze Chinois . Pourquoi tout ce pognon payé d' avance ? Pourquoi ne pas lui avoir dit simplement que quelqu’un la battait - au lieu de se déshabiller devant lui ? Pourquoi lui avoir dit douze Chinois au lieu de dire : Qu' est_ce_qu' elle peut bien avoir à faire avec des Chinois ? Pourquoi douze ? Il se déplaça sur son fauteuil . Et puis il y avait ce type qui l' avait appelé au téléphone . Est_ce_qu' après tout elle ne sortirait pas vraiment de chez les dingues ? Il en doutait . Elle avait très peur , mais elle avait l' air assez normale . Il rouvrit les yeux et regarda la petite pendulette chromée posée sur le bureau . Les deux jeunes femmes étaient parties depuis douze minutes . Combien de temps faudrait _il au gars en question pour faire son apparition ? Tout en réfléchissant , Fenner eut l' impression qu' il ne se concentrait pas comme il l' eut dû . La moitié de son cerveau écoutait quelqu’un siffloter dehors , dans le couloir . Il s' agita avec irritation dans son fauteuil et ramena son esprit au problème immédiat . Qui était Marian Daley ? De toute façon , une môme de la haute . Une gosse de riche . Ses vêtements avaient dû coûter chéro . Fenner se prit à souhaiter que le zèbre du corridor cessât de siffler . Qu' est_ce_que c' était , cet air _là ? Il écouta . Puis , machinalement , il se mit à fredonner tout bas , en même temps que le siffleur , les accents nostalgiques de Chloe . La musique triste de cet air l' envoûtait . Et soudain il eut une espèce de frisson . Parce que le gars qui sifflait ne bougeait pas de place . Le sifflotement assourdi , mais pénétrant , conservait le même degré de force . Comme si le siffleur était debout près de la porte extérieure , et sifflait pour Fenner . Il retira ses pieds de dessus son bureau . Tout doucement . Il se leva . La musique triste flottait toujours sans s' interrompre . Fenner tâta , sous son veston , la crosse de son automatique . Quoiqu' il n' y eût qu' une entrée officielle dans son bureau - par le bureau extérieur de Paula Dolan - il y avait une sortie dans son propre bureau qui restait toujours fermée . Cette porte menait vers une sortie de derrière l' immeuble . C' était de par là que venait le sifflotement . Il s' avança vers la porte et tourna doucement la clef dans la serrure , en évitant que sa tête ne fasse ombre sur la vitre dépolie du panneau . Comme il tournait sans bruit la poignée de la porte et commençait à l' entrouvrir , le sifflotement s' interrompit brusquement . Il sortit dans le couloir et regarda . Personne . Se déplaçant avec rapidité , il alla sur le palier et se pencha . La cage de l' escalier était vide . Se retournant , il fila le long du corridor jusqu' à l' autre escalier . Même solitude . Tirant son chapeau sur son nez , il resta immobile , l' oreille à l' affût . Faiblement , lui parvenaient le grondement de la circulation de la rue , le gémissement des ascenseurs de l' immeuble filant entre les étages . Il revint lentement dans son bureau et resta planté devant la porte ouverte , les nerfs tendus . Comme il entrait et refermait la porte ; le sifflotement reprit . Les yeux de Fenner eurent une sorte d' éclair glacé . Il sortit son automatique , pénétra dans le bureau de Paula et s' arrêta pile sur le seuil , en grognant . Un personnage de petite taille , en costume noir râpé , était pelotonné dans l’un des fauteuils rembourrés destinés aux visiteurs . Son chapeau était tiré si bas sur son nez que Fenner ne pouvait distinguer le visage . Mais , rien qu' à le regarder , il savait bien que l' homme était mort . Il remit l' automatique dans sa poche de derrière , et s' approcha . Il contempla les petites mains osseuses et jaunes qui pendaient mollement . Puis il se pencha sur l' homme et lui retira son chapeau . Il n' était pas beau à voir . C' était bien un Chinois . On lui avait tranché la gorge d' une oreille à l' autre . Et ensuite on avait recousu la blessure . Très soigneusement . Malgré cela , c' était une vision de cauchemar . Fenner s' épongea le visage avec son mouchoir . Charmante soirée , murmura _t _il à part lui . Tandis qu' il restait là sans savoir au juste quoi foutre , le téléphone sonna . Il alla décrocher . C' était Paula . Elle paraissait surexcitée . Elle a filé , Dave ! Nous sommes arrivées ensemble au Baltimore , et puis elle s' est volatilisée . Fenner dégonfla ses joues . Tu veux dire que quelqu’un l' a enlevée ? Non . Elle m' a simplement filé entre les doigts . J' étais en train de l' inscrire pour une chambre , à la réception , et en tournant la tête , je l' ai vue qui galopait vers la sortie . Le temps d' atteindre la rue , elle s' était transformée en courant d' air … Et le pognon ? demanda Fenner . Envolé aussi ? Non . Il est à la banque . Mais je ne sais pas quoi faire . Je dois rentrer ? Fenner regarda le Chinois . Reste au Baltimore et fais _toi servir à déjeuner . Je viendrai t' y retrouver quand j' aurai fini . Pour l' instant , j' ai un client … Mais la jeune fille , Daye ? Tu ferais mieux de venir tout de suite . Fenner était d' humeur irritable . C' est moi qui commande ou quoi ? Plus je fais attendre le gars que j' ai là , plus il se refroidit . Et ce n' est pas de fureur , je te prie de le croire … Il raccrocha et se redressa . Puis il retourna voir son Chinois dans l' autre pièce et le contempla sans émotion . En route , Léonce , dit _il . On va faire une petite virée tous les deux . Paula était encore assise dans le hall du Baltimore à 3 heures de l' après_midi . Elle commençait à être assez énervée . A 3 heures et quart , Fenner arriva , le visage renfrogné . Ses yeux avaient un reflet dur et glacé . Il ne s' arrêta qu' une seconde auprès de Paula . Le temps de prendre lui_même le manteau qu' elle avait posé sur un fauteuil près d' elle : Amène _toi , lui dit _il . J' ai des tas de choses à te raconter . Ils entrèrent tous les deux au bar qui se trouvait à peu près vide et Fenner la conduisit à une table tout au bout de la pièce , face à l' entrée . Est_ce_que tu te sers de whisky comme parfum ? lui demanda _t _il en s' asseyant . C' est malin , fit _elle . Qu' est_ce_que tu voulais que je fasse d' autre en t' attendant ? Que je récite des prières ? Ça fait plus de trois heures que je poireaute . J' ai des crampes dans l' arrière_train . Ne dis pas arrière_train , c' est vulgaire , ma chère . Il appela un garçon et commanda deux doubles _whiskies , plus une bouteille de gingerale . Quand le garçon eut apporté les consommations et fut reparti , Fenner versa les deux Scotch dans le même verre . Et , dans le verre devenu vide , il versa le gingerale . Puis il le tendit à Paula . Je tiens à ce que tu soignes ton teint , fit _il . Et , d' un trait , il lampa la moitié des quatre whiskies . Paula fit un signe affirmatif . Ça s' est passé comme je te l' ai dit au téléphone . Je suis allé à la Réception pour lui retenir une chambre . Elle était debout derrière moi . J' ai retiré mon gant pour signer sur le registre . Et puis , brusquement , je me suis sentie comme qui dirait délaissée . Je me suis retournée . La môme était déjà sur le trottoir . Elle était seule et elle fonçait . Le temps que je passe la porte à tambour , elle avait disparu , ça m' a fichu un sale coup , Dave . Et ce qui m' embête le plus , c' est que j' avais tout cet argent sur moi . C' était de la folie de m' en charger , Dave . Fermer eut un ricanement sans gaîté . Au contraire , ma poupée . Tu ne sais pas à quel point c' était génial de t' expédier avec toute cette galette . Mais continue ton histoire . Alors je suis retournée à l' hôtel . J' ai demandé une enveloppe au caissier pour y mettre le fric et je la lui ai donnée à garder . Après quoi je suis ressortie et j' ai exploré le voisinage . Sans résultat . Après ça , je t' ai donné le coup de fil . Fenner hocha la tête . Okay . Du moment que tu es sûre qu' elle a filé sans que personne l' y oblige , laissons tomber pour l' instant . J' en suis absolument certaine , Dave ! Bon . Eh ben , moi , je vais te dire quelque chose . Ce bizenesse est salement louche . Quelqu’un a collé un Chinois mort dans ton bureau , après ton départ . Et ce quelqu’un a rencardé les flics . Paula se redressa brusquement . Un Chinois mort ? Fenner eut un sourire sans gaîté . Ouais , le Chinetoque avait la gorge tranchée et avait trépassé depuis déjà pas mal de temps . Sa présence aurait été difficile à expliquer . Dès que je l' ai vu , je me suis demandé ce que ça voulait dire . Ou bien c' était un avertissement , ou bien on voulait me le coller sur les reins . Bref , je ne tenais pas à me faire fabriquer . Alors j' ai embarqué l' oiseau en vitesse et j' ai été le fourrer dans un bureau vide , au bout du corridor . Et tu parles que j' ai eu raison . C' était bien monté . J' étais à peine revenu dans mon bureau , que s' amènent trois poulets du genre pas commode . Ils étaient à la recherche du Chinetoque . Moi , je me boyautais tout seul … Mais qu' est_ce_que ça signifie ? dit Paula éberluée . Suppose qu' ils l' aient trouvé dans le bureau ? Ils m' auraient emmené au Poste Central et m' y auraient retenu . Ils cherchaient probablement à me retirer de la circulation assez longtemps pour pouvoir rattraper la môme Daley . Les flics se sont radoucis quand ils n' ont pas trouvé de motif à ouvrir leurs grandes gueules . Mais ils ont fouillé les deux pièces de fond en comble . Tu vois que c' est une veine que tu aies emporté les six sacs . S' ils les avaient trouvés chez moi , ça aurait compliqué les choses … Mais qu' est_ce_que tout ça veut dire ? répéta Paula . Comment veux _tu que je le sache ? C' est assez amusant , mais ça n' a pas beaucoup de sens pour l' instant . Qu' as _tu tiré de Mlle Daley ? Paula secoua la tête . Elle n' a rien voulu savoir . Je lui ai posé les questions habituelles , mais elle me répondait , à chaque coup , qu' elle ne parlerait qu' à toi . Fenner vida la dernière goutte de son verre et écrasa son mégot dans le cendrier . Alors notre enquête tourne court , fit _il . Nous nous retrouvons avec six sacs de mieux et rien à faire pour les gagner ! Mais tu ne vas pas laisser ça là , Dave ? Pourquoi pas ? C' est elle qui m' a versé le fric , pas vrai ? Et quand je m' arrange à ce qu' elle puisse m' expliquer son affaire en paix , elle se taille . Pourquoi est_ce_que je me tracasserais ? Si elle a besoin d’autres conseils , elle s' arrangera bien à me contacter … Un homme âgé , à la figure très maigre - tout nez et tout menton - entra au bar et s' assit non loin d' eux . Paula le regarda avec curiosité . Elle se dit en voyant ses yeux rougis que cet homme avait dû pleurer . Fenner interrompit ses pensées . Qu' est_ce_que tu penses de la môme Dalev ? demanda _t _il tout à trac . Paula savait ce qu' il cherchait à savoir . Elle a l' air assez cultivée . Ses vêtements sortaient d' une grande maison et ont dû coûter chaud . Elle avait peur de quelque chose . Je pourrais essayer de deviner son âge , mais je me tromperais probablement . Je dirais dans les vingt_quatre . Elle peut en avoir six de plus ou de moins . Ou bien c' est une brave fille ou bien c' est une actrice de premier ordre . Son maquillage était discret . Et elle a certainement vécu pas mal au soleil . Elle était timide … Fenner l' interrompit d' un geste . C' est ce que j' attendais que tu me dises . C' est vrai qu' elle avait l' air timide . Alors pourquoi s' est _elle déshabillée devant moi pour me montrer que quelqu’un l' avait frappée ? Paula posa son verre et regarda Fenner avec de grands yeux . On en apprend tous les jours , fit _elle . Oh , tu sauras tout , petit à petit … lui dit Fenner en faisant signe au garçon . Tu ne sais pas non plus qu' un zèbre m' a téléphoné pendant que la môme Daley était avec moi . Et il m' a raconté que la petite était toquée , pendant qu' elle faisait son numéro de déshabillage . Tu comprends , c' est ça qui me chiffonne . Ça ne va pas du tout avec son genre . Elle a retiré sa jaquette , son chemisier et elle est restée là dans mon bureau , en soutien_gorge . Ça ne tient pas debout , cette histoire . Quelqu’un l' avait battue ? Et comment ! Au point que les marques sur son dos avaient l' air d' avoir été faites au rouge à lèvres . Paula réfléchit un moment . Elle avait peut_être peur que tu la prennes pour une piquée . Et elle s' est dit que le meilleur moyen de te convaincre , c' était de te montrer ça . Fenner acquiesça de la tête . Ce que tu dis là est juste . Mais ça me chiffonne quand même . Pendant que le serveur lui préparait un autre whisky soda , Paula jeta de nouveau un coup d' oeil dans la direction du vieil homme . Ne regarde pas tout de suite , dit _elle . Mais il y a là_bas un type qui m' a l' air de s' intéresser beaucoup à toi . Et après ? dit _il d' un ton agacé , si ma tête lui plaît , à cet homme ? Ça n' est sûrement pas ça . Il doit se dire que tu as une bouille à faire du cinéma . Le vieux monsieur se leva brusquement et vint à leur table . Il resta debout devant eux , l' air indécis . Et il avait l' air si triste que Paula lui fit un sourire d' encouragement . Il s' adressa à Fenner : Excusez _moi . Vous ne seriez pas monsieur Fenner ? Exact , répondit Fenner sans enthousiasme . Je m' appelle Lindsay , Andrew Lindsay . J' aurais voulu vous demander votre aide , monsieur Fenner . Fenner s' agita sur son fauteuil . Enchanté , monsieur Lindsay . Mais je regrette de ne rien pouvoir faire pour vous . Lindsay parut déconcerté . Il se tourna vers Paula , puis ses yeux revinrent à Fenner . Asseyez _vous donc , monsieur Lindsay , lui dit Paula . Fenner décocha à sa secrétaire un regard meurtrier qu' elle résolut de ne pas voir . Lindsay hésita , puis s' assit . Paula reprit , en faisant un tel étalage d' amabilité , que Fenner en fut gêné : M Fenner est toujours très pris , monsieur Lindsay , mais je ne l' ai jamais vu se désintéresser de quelqu’un qui avait besoin de lui . La petite garce , pensa Fenner . Elle va prendre une borne fessée quand nous serons seuls . Mais il ne put faire autrement que de dire à Lindsay : Bien sûr , bien sûr . Qu' est _ce qui vous tracasse ? Monsieur Fenner , j' ai lu , comme tout le monde , les détails de l' affaire Blandish … comment vous avez retrouvé cette jeune fille qui avait été kidnappée . C' est la même chose qui vient de m' arriver . Ma fille a disparu depuis hier … Deux larmes glissèrent sur les joues maigres . Fenner détourna les yeux . Monsieur Fenner , reprit le vieillard , je vous demande d' aider à la retrouver . Elle est tout ce que j' ai au monde . Et Dieu seul sait ce qui a pu lui arriver … Fenner vida son verre et le claqua sur la table . Avez _vous prévenu la police ? demanda _t _il avec brusquerie . Lindsay fit un signe affirmatif . Fenner reprit : Le kidnapping est du ressort de la Cour Fédérale . Donc ce sont les G _Men du Bureau Fédéral d' Investigation qui vont entrer en campagne pour vous . Je ne peux pas faire mieux que le B_F_I Soyez patient . Ils retrouveront votre fille . Mais , monsieur Fenner … Fenner secoua la tête et se leva . Je regrette , mais je ne peux pas m' en mêler . Le visage de Lindsay eut comme une moue de désespoir . Il saisit la manche de Fenner . Je vous en supplie , monsieur Fenner . Faites cela pour moi . Vous ne le regretterez pas . Je ne regarderai pas au prix . Vous pouvez retrouver ma petite fille plus vite que quiconque . Je sais que vous le pouvez . Faites _le , monsieur Fenner … Le regard de Fenner restait glacé . Doucement , mais fermement , il dégagea sa manche de la main du vieillard . N' insistez pas , monsieur Lindsay , fit _il . Quand j' ai dit non , c' est non . Pour l' instant , je suis sur une affaire qui me tracasse terriblement . Je suis désolé d' apprendre que votre fille s' est attiré des ennuis , mais je n' y peux rien . Le B_F_I est de taille à s' occuper à la fois de votre fille et de cinq cents autres . Moi , je ne peux pas m' en occuper . Je regrette . Puis Fenner fit un bref signe de tête à Paula et sortit du bar . Lindsay se mit à pleurer tout doucement . Paula lui tapota le bras avec compassion , puis elle quitta le bar à son tour . Fenner l' attendait dan le hall . Il lui dit d' un ton féroce : Tu ne vas pas te mettre à faire du sentiment ? Nous ne sommes pas l'  Paula le regarda de travers . Ce pauvre vieux a perdu sa fille , ça ne te touche donc pas ? Oh ! tu me fais mal ! Retournons au bureau . Nous avons du travail . Il y a des moments où je te trouve gentil , rétorqua Paula , mais pour l' instant , je t' échangerais sans regrets contre une sale odeur et une pièce en plomb . Ils s' en allaient vers la sortie lorsqu' un jeune homme , qui était enfoui dans l’un des immenses fauteuils , déplia son grand corps et vint à eux . Je suis Grossett , du bureau du District Attorney . Je voudrais vous parler . Je suis occupé en ce moment , mon vieux , grommela Fenner . Passez à mon bureau demain , quand je serai sorti . Grossett montra du geste deux gigantesques flics en civil qui barraient la sortie à Fenner . Puis il dit , avec une courtoisie affectée : Nous pouvons parler ici ou à mon bureau . Fenner ricana : Un coup de force ? dit _il . C' est bon , causons ici . Mais faites vite ! J' ai oublié quelque chose au bar , dit Paula . Je reviens tout de suite . Elle les quitta et rentra dans le salon _bar . Lindsay y était encore . Elle s' installa près de lui . Je suis revenue pour excuser M Fenner , dit _plie avec douceur . Il ne faut pas lui en vouloir de sa brusquerie . Il est sur une affaire qui le tracasse beaucoup , ça l' énerve . Mais c' est un très brave garçon . Lindsay la regarda d' un air découragé . Sans doute n' aurais _je pas dû lui demander cela , dit _il . Mais ma petite fille est tout pour moi … Paula ouvrit son sac et en sortit un calepin plat . Donnez _moi les détails , dit _elle . Je ne peux rien vous promettre , mais j' arriverai peut_être à le persuader . Les yeux tristes du vieillard s' éclairèrent d' un peu d' espoir . Que voulez _vous savoir au juste … demanda _t _il . Dans le hall , Fenner suivit Grossett dans un coin tranquille et ils s' assirent . Fenner se tenait sur ses gardes . Grossett était onctueux , un rien trop onctueux . Il ouvrit un porte_cigarettes en or et le présenta à Fenner . Puis il alluma les deux cigarettes avec un briquet en or . Vous ne vous refusez rien , vous autres ! dit sèchement Fenner . Grossett croisa les jambes , exhibant des chaussettes à carreaux noirs et blancs . Nous n' avons jamais eu affaire à vous , je crois , dit _il . J' ai vérifié votre licence de détective privé et votre dossier . C' est vous qui vous êtes fait tant de fric avec l' affaire Blandish . Un démarrage foudroyant . Vous étiez nouveau dans le métier … et dans la purée . Ça vous a permis de quitter votre Kansas natal et d' ouvrir un bureau ici . C' est bien ça , n' est _ce pas ? Fenner fumait placidement . Jusqu' ici , c' est exact , fit _il . Grossett reprit , doucereux : Vous êtes à New_York depuis six mois . Il n' apparaît pas que vous ayez fait grand_chose pendant cette période . Fenner bâilla . Je suis difficile , répondit _il laconiquement . Ce matin , on nous a passé un tuyau assez troublant à votre sujet . Fenner ricana . Ah oui ? fit _il . Tellement troublant que vous avez chargé vos poulets de m' embarquer . Et qu' ils sont repartis bredouilles . Grossett sourit . Mais depuis , nous avons fait fouiller tout l' immeuble , dit _il . Et nous avons trouvé un Chinois mort dans un bureau vide voisin du vôtre . Un Chinois assassiné . Fenner leva les sourcils . Qu' est_ce_qu' il vous faut de plus ? Vous voulez que je vous trouve son assassin ? Le tuyau qu' on nous a passé ce matin concernait un Chinois mort qui aurait dû se trouver dans votre bureau . C' est pas de chance ! On a cru le fourrer chez moi , et on s' est gourré , je suppose . Grossett écrasa son mégot dans le cendrier . Ecoutez_moi , Fenner , dit _il . Pourquoi nous disputer , vous et moi ? Je joue cartes sur table . Le Chinetoque était mort depuis trente_six heures . Cette communication qu' on nous a faite sentait la combine à plein nez , mais il fallait bien qu' on vérifie . Quoi qu' il en soit , le Chinois nous intéresse maintenant . Si vous nous disiez ce que vous pensez de cette histoire ? Fenner se gratta le nez . Mon petit vieux , après un discours comme celui_là , je ne sais pas ce qui me retient de m' engager dans l' Armée du Salut . Si je savais la moindre chose , je vous la dirais . Mais je n' ai jamais eu de Chinetoque dans mon bureau . Je n' ai jamais jeté le moindre coup d' oeil sur le vôtre et j' espère bien ne jamais en avoir l' occasion . Grossett regarda Fenner pensivement . On m' avait prévenu que vous étiez comme ça , dit _il d' un ton maussade . Paraît que vous aimez travailler tout seul et en douce . Et vous nous refilez le paquet tout emballé et pesé . Parfait . Si vous tenez à jouer la partie de cette façon , allez _y . Si nous pouvons vous aider , nous le ferons . Mais si vous vous attirez des embêtements , nous vous sauterons sur le poil avec une telle vélocité que vous croirez recevoir le Chrysler Building sur le coin de la tronche . Fenner sourit et se leva . Si vous avez fini , dit _il , je voudrais bien m' en aller . Parce que j' ai du boulot qui m' attend . Grossett inclina la tête . Ne vous éloignez pas trop , Fenner , dit _il . On se reverra avant peu . Il fit un signe à ses deux bulldogs et ils s' en allèrent tous les trois . Paula sortit du bar et rattrapa Fenner qui se dirigeait vers la sortie . D' où viens _tu , toi ? demanda _t _il . Ecoute , Dave . J' ai parlé à M Lindsay . J' ai le rapport détaillé de la disparition de sa fille . Tu devrais y jeter un coup d' oeil . Fenner la considéra d' un oeil impassible . Tu portes ta cotte de mailles ? demanda _t _il . Depuis quand t' intéresses _tu à ce que je porte ? Quand nous serons rentrés au bureau , j' ai la ferme intention d' en mettre la solidité à l' épreuve , ma petite fille . Quand j' en aurai fini avec toi , on croira que tu as avalé un manche à balai … En attendant , plus un mot sur Lindsay et sa fille . Ça ne m' intéresse pas , ça ne m' a jamais intéressé et ça ne m' intéressera jamais . J' ai la cervelle surchargée , figure _toi . Ça ne m' étonne qu' à moitié . On ne met pas grand_chose dans un petit pois , répliqua froidement Paula en lui emboîtant le pas . De retour au bureau , Fenner s' assit , alluma une cigarette et cria : Amène _toi , Dizzy . Elle se coula dans la pièce et s' assit contre le coude de Fenner son bloc de sténo sur les genoux . Fenner secoua la tête . Je n' ai rien à te dicter , fit _il . Je veux seulement que tu me tiennes compagnie . Paula croisa ses mains sur ses genoux . O_K , dit _elle . Je te donne la réplique . Fenner resta silencieux un moment . Evidemment , dit _il , j' aurais une piste si je remettais ce pognon aux flics pour qu' ils en retrouvent l' origine , mais ce serait les mettre dans le coup . Grossett se tracasse au sujet du Chinois . Il va me faire surveiller . Tout ce que je ferai va être épluché par ce zèbre . Et alors ? Il te retrouverait peut_être la petite si tu le laissais faire . Fenner secoua la tête . Je continue à me fier à mon instinct . Et mon instinct me dit qu' il vaut mieux que les flics restent en dehors de tout ça . Paula regarda la pendulette . Il était presque 5 heures . J' ai du travail à faire , dit _elle . Tu n' arriveras à rien aujourd’hui . Fenner dit d' un ton agacé : Reste là , reste là ! Tu es toujours à mon service , que je sache ! Paula s' installa plus confortablement . Elle savait que lorsqu' il était de cette humeur _là , il valait mieux ne pas le contrarier . Si cette souris ne revient plus , l' affaire foire d' elle_même . Je n' ai rien pour me guider . Je ne sais pas d' où elle sort . Tout ce que je sais , c' est qu' elle a une soeur qui s' intéresse à douze Chinois . Si le Chinetoque mort est l’un de ceux_là , il n' en reste plus que onze pour l' intéresser . Pourquoi m' a _t _elle remis tout ce fric pour se débiner tout de suite après ? Peut_être a _t _elle vu quelqu’un qu' elle connaissait , dit à mi_voix Paula . Elle aura eu peur et a pu perdre la tête . Fenner pesa cette suggestion . As _tu vu quelqu’un qui aurait pu lui faire cet effet _là ? Paula secoua négativement la tête . Tu sais comment est le hall de l' Hôtel Baltimore à cette heure _là , dit _elle . Fenner se leva et arpenta le tapis aux couleurs chatoyantes , les mains dans les poches , préoccupé . Tu as peut_être raison . Et si c' est le cas , il faut rester de garde au téléphone pour le cas où elle rappellerait . Et si elle nous appelle , il faudra que je le sache illico . Paula émit un grognement de protestation . Ouais , dit Fenner . Rentre chez toi , emballe quelques bricoles et reviens ici . Tu dormiras très bien sur le divan . Paula se leva et dit : Et toi , tu vas rentrer bien au chaud dans ton grand lit , si je comprends bien … T' occupe pas de ça . Je te dirai où tu pourras me joindre . Paula mit son chapeau et son manteau . Si le veilleur de nuit s' aperçoit que je dors ici , il va s' imaginer des choses . T' en fais pas . Ils savent que j' ai des goûts bizarres . Ça ne fera pas scandale . Elle partit en claquant la porte . Fenner rigola , décrocha le téléphone et composa un numéro . Bureau du District Attorney ? Passez _moi Grossett . Dites _lui que c' est Fenner qui le demande . Grossett vint sur la ligne à travers un barrage de grésillements . Allo , Fenner . Vous êtes décidé à parler ? Fenner sourit dans l' appareil . Pas encore , mon petit vieux , dit _il . C' est vous que je voudrais faire parler . Le Chinetoque que vous avez trouvé … est_ce_que vous n' avez rien glané sur lui qui pourrait nous guider un peu ? Grossett se mit à rire . Eh ben , merde ! Vous ne manquez pas d' un certain culot , Fenner . Vous n' attendez tout de même pas que je vous communique des tuyaux ? Fenner répondit sérieusement : Ecoutez , Grossett , cette affaire n' a pas encore commencé . J' ai idée que quand elle va démarrer , ça fera un boucan du tonnerre ; je voudrais l' arrêter , pendant qu' il en est encore temps . Je vous préviens , Fenner , si . vous nous faites des cachotteries , gare à la tuile . S' il arrive quelque chose que j' aurais pu empêcher et que j' apprenne que vous étiez au courant , ça vous coûtera cher . Fenner s' agita impatiemment dans son fauteuil . Laissez tomber , tête de mule ! Vous savez parfaitement que je suis dans mon droit en couvrant mon client . Si vous voulez être régul et me refiler le tuyau que je vous demande , je vous le rendrai avec les intérêts au cas où les choses viendraient à se gâter . Ça vous va ? Vous êtes un roublard , Fenner , dit Grossett d' un ton dubitatif . Enfin … ce que je sais ne servira pas à grand_chose . Nous n' avons rien trouvé . Comment l' ont _ils amené là ? Assez facilement . Ils l' ont mis dans un grand panier à linge , ils l' ont amené par l' entrée de service et fourré dans le monte_charge . Après quoi ils l' ont déballé dans un bureau vide avant de le coller chez vous . Dans un bureau vide , point à la ligne , corrigea Fenner . Ils ne l' ont pas collé chez moi . Grossett fit dans l' appareil un bruit semblable à de la toile qu' on déchire . Personne n' a vu les types qui l' ont apporté ? Non . Eh bien , merci , mon petit pote . Je vous revaudrai ça un jour . Rien d' autre ? Rien qui vous ait paru bizarre ? Des tas de choses me paraissent bizarres . Mais je ne sais pas quoi en tirer . Le type a eu la gorge tranchée et on la lui a recousue ! Bizarre ! Et puis , il a des marques sur le dos comme si quelqu’un l' avait fouetté avec un chat à neuf queues . Ça aussi , c' est bizarre . Fenner se raidit . Comment , comment , on l' avait fouetté ? Oui , il est couvert de zébrures . Ça vous dit quelque chose ? Pas encore . Mais ça peut servir . Et Fenner raccrocha . Il resta plusieurs minutes immobile , fixant le téléphone , le visage inexpressif , le regard légèrement intrigué . Deux heures plus tard , Paula le trouva affalé dans son fauteuil , les pieds sur le bureau , le veston couvert de cendre de cigarette et avec , dans , les yeux , le même regard spéculatif . Elle posa sa petite valise sur le canapé et retira son manteau et son chapeau . Du nouveau ? fit _elle . Fenner secoua la tête . S' il y avait pas le Chinago , je dirais qu' on est des petits vernis et je laisserais tomber . Six sacs à ne rien faire , c' est du gâteau . Il faut que ces gars _là aient eu vachement besoin de me mettre hors de course pour avoir couru le risque de trimbaler le macchabée jusqu' à mon bureau . Paula ouvrit sa valise et en sortit un livre . J' ai dîné , dit _elle en s' asseyant . Je suis prête à prendre ma faction . Tu peux filer maintenant , si tu en as , envie . Fenner se leva . Okay , dit _il . Je reviendrai tout à l' heure . Si elle téléphone , dis _lui que je veux absolument la voir . Qu' elle te donne son adresse et endors _la encore un peu . Je tiens absolument à la revoir de près , c' te sauterelle ! C' est bien ce que je craignais , murmura Paula . Mais Fenner atteignit la porte sans l' entendre . Sur le palier , deux hommes attendaient . Epaule contre épaule . Habillés de façon identique . De noir . Feutres noirs , chemises blanches , cravates hurlantes . Mexicains , Espagnols ? Fenner ne savait pas au juste . Chacun d' eux avait la main droite dans la poche du veston très ajusté . On aurait pu les prendre pour un tandem de music_hall , mais en voyant leurs yeux , on se mettait à penser à des serpents et à des choses qui marchent sans pattes . Voulez me voir ? demanda Fenner . Il savait , sans avoir besoin de se l' entendre dire , que deux automatiques étaient pointés vers son ventre . Les bosses des vestons étaient suffisamment éloquentes . Ouais , répondit le plus petit . On est entrés te dire bonjour en passant . Fenner rentra dans son bureau . Paula ouvrit doucement le tiroir du bureau et mit la main sur l' automatique de Fenner . Laisse ça , dit le petit . Il parlait entre ses dents et savait se faire persuasif . Paula se cala dans le fauteuil et croisa ses mains sur ses genoux . Le petit type retourna dans le bureau de Paula et l' inspecta du regard . Il avait l' air intrigué . Il ouvrit un grand placard où Paula rangeait la papeterie et regarda à l' intérieur . Puis il poussa un grognement . Si vous avez cinq minutes , dit Fenner on pourrait vous préparer à souper et à coucher . J' aimerais que vous vous sentiez tout à fait chez vous . Le plus petit prit un lourd cendrier qui était à portée de sa main et le regarda pensivement , puis il le plaqua de toutes ses forces contre la figure de Fenner qui n' eut pas le temps d' esquiver . Les arêtes aiguës de l' objet en verre massif lui firent une entaille profonde dans le haut de la joue . L' autre tira de sa poche un revolver au mufle court et le colla dans les reins de Paula . Il le lui rentra avec une telle force qu' elle poussa un cri . Si t' as le malheur de vouloir faire le zouave , fit le petit , je répands les tripes de ta tordue sur le tapis . Fenner tira sa pochette et se tamponna le visage . Le sang coulait le long de sa main , tachant sa manchette . On se retrouvera peut_être un jour , dit _il entre ses dents . Colle _toi au mur , dit le petit . Je veux examiner ta baraque . Et grouille ! Sans ça , je t' en file un autre ! Soudain , Fenner se rendit compte qu' il avait affaire à des Cubains . Du genre qu' on rencontre dans tous les ports côtiers si l' on descend assez bas dans le Sud . Il restait appuyé au mur , les mains levées à hauteur des épaules . Il était dans une telle rage qu' il aurait tenté sa chance si Paula n' avait pas été là . Mais il sentait que ces deux _là étaient un peu trop coriaces pour qu' il coure le risque . Le petit Cubain tâta Fenner du haut en bas . Puis il dit : Ote ton veston et donne _le _moi . Fenner le lui lança . Le Cubain s' assit sur le bord du bureau et tâta les coutures avec le plus grand soin . Il prit le porte_billets de Fenner , l' ouvrit et en vérifia le contenu . Puis il laissa tomber le veston par terre . Il revint à Fenner et le tâta de nouveau . Son haleine puait l' ail et les doigts de Fenner se crispaient de l' envie d' attraper le type à la gorge , et de serrer … Le Cubain se recula et grogna . Puis il tourna la tête vers Paula et dit : Toi , là_bas , viens ici . Paula pinça les lèvres , mais elle se leva et fit un pas en avant . Ne posez pas vos sales pattes sur moi , dit _elle calmement . Le Cubain dit quelque chose à l' autre en espagnol . Et l' autre fit un signe de tête à Fenner . Amène _toi ! commanda _t _il . Fenner traversa la pièce . Comme il passait près du plus petit des Cubains , celui_ci lui assena derrière la tête un coup de crosse de revolver . Fenner tomba sur les genoux , étourdi , puis sur les mains . Le Cubain lui donna un violent coup de son soulier à bout carré , juste au_dessus du col , sous l' oreille , dans la partie molle du cou . Fenner roula sur le côté . Paula ouvrit la bouche pour hurler , mais l' autre Cubain lui enfonça le canon de son automatique dans le bas du ventre . En force . Au lieu de hurler , elle s' étrangla de douleur et ses genoux flanchèrent . Le Cubain l' attrapa sous les aisselles et la maintint droite . Le petit saisit sa robe par le bas et la lui retourna par_dessus la tête , lui immobilisant les bras et l' étouffant . Puis il la fouilla , déchirant les vêtements qui le gênaient , et roulant le porte_jarretelles jusque sur les genoux de Paula . Ne trouvant pas ce qu' il cherchait , il frappa rageusement les seins de Paula d' un coup de sa paume ouverte . L' autre Cubain la jeta sur le divan et s' assit sur le coin de la table . Le petit type fouilla rapidement la pièce . Il faisait cela de façon méticuleuse , sans désordre , en spécialiste de ce genre de travail . Puis il retourna dans l' autre pièce et la fouilla également . Fenner l' entendait remuer à côté , mais il n' arrivait pas à faire fonctionner ses muscles . Il essaya de se relever , mais vainement . Un brouillard rouge de douleur et de rage flottait devant ses yeux comme un rideau . C' est seulement quand ils furent partis en claquant la porte qu' il réussit à s' arracher du sol . Il s' appuya lourdement au bureau et jeta autour de lui ses yeux hagards . Paula était ratatinée sur le divan . Elle avait réussi à dégager sa tête de sa robe et elle pleurait de rage . Ne me regarde pas ! cria _t _elle . Ne me regarde pas , bon Dieu ! En vacillant , il gagna l' autre pièce et se dirigea vers le petit lavabo . Il baigna son visage longuement . Quand il eut fini , l' eau était toute rouge . Puis , d' un pas plus assuré , il gagna le placard et en sortit une bouteille de Scotch et deux verres . Il but longuement . Sa tête lui faisait un mal de chien . Le whisky le brûlait , mais le remettait d' aplomb . Il remplit aux trois quarts l' autre verre et l' emporta dans son bureau . Paula s' était rajustée . Elle avait roulé en boule et jeté ses sous_vêtements déchirés dans un coin . Elle pleurait toujours , sans bruit . Fenner posa le verre sur le coin du bureau , près d' elle . Ecluse_moi ça , petit , fit _il . C' est ce qu' il te faut . Elle le regarda . Puis , elle regarda le verre et le rafla d' un geste brusque . Ses yeux étincelaient dans son visage livide . Elle jeta le whisky à la figure de Fenner . Fenner resta immobile . Puis il prit son mouchoir taché de sang et le passa sur son visage . Paula mit sa tête dans ses mains et se remit à pleurer , pour de bon , cette fois . Fenner s' assit derrière son bureau , enleva son col trempé de whisky et le jeta dans la corbeille à papiers . Puis il s' essuya soigneusement le cou avec le mouchoir . Ils restèrent ainsi pendant plusieurs minutes , le silence troublé seulement par les sanglots âpres de Paula . Fenner était en morceaux : son crâne menaçait d' éclater . Sa joue le lançait et la plaque violacée de son cou , avivée par le whisky , le brûlait cruellement . Il prit son étui à cigarettes et en choisit une avec des doigts tremblants . Paula cessa de pleurer . Alors , tu te prends pour un dur , dit _elle , la tête toujours cachée dans ses mains . Tu te prends pour quelqu’un et tu laisses deux gangsters à la manque entrer ici et nous faire ça ! Mais bon Dieu , Dave ! Tu baisses ! Tu te ramollis , tu te dégonfles … Tu as vu où cet immonde salaud a posé ses mains crasseuses , dis , Belle au Bois Dormant ? Je me suis attelée avec toi , parce_que je te croyais capable de te défendre et de me défendre , mais je me suis trompée . Maintenant , tu te laisses vivre et tu es dégonflé . Dégonflé ! Tu m' entends , Dave ? Tu n' es plus à la hauteur , Dave ! Tu as laissé ces deux types sortir d' ici comme ils y étaient entrés et après tu as sauté sur la bouteille … Okay , Dave Fenner , c' est fini nous deux . Je plaque . Et quand je voudrai qu' un type m' arrache mes vêtements , je te passerai un coup de fil pour te demander de venir tenir la chandelle ! Elle se mit à frapper du poing les coussins du divan , puis se reprit à sangloter . Oh , Dave … Dave , dit _elle . Comment as _tu pu les laisser me faire ça ? Tu as raison , mon chou . Je suis resté trop longtemps inoccupé . Il se leva et prit son chapeau . Ne me laisse pas tomber maintenant , Dizzy , reprit _il . Repose _toi un jour ou deux . Ferme le bureau . Moi , j' ai à faire … Il ouvrit le tiroir de son bureau et y prit son automatique . Il le fourra dans sa ceinture et ajusta les pans de son veston pour cacher la crosse . Puis il tira son chapeau sur son nez et sortit . Une heure plus tard , douché , frictionné , rhabillé correctement , Fenner fit signe à un taxi . L' adresse qu' il donna au chauffeur était quelque part dans le centre . Tandis que son taxi filait à travers la circulation intense de la soirée , Fenner restait figé , l' air absent . Mais ses poings serrés posés sur ses genoux trahissaient les sentiments qui l' agitaient . Le taxi vira dans la Septième Avenue et plongea dans une petite rue bruyante . Un peu plus loin , il stoppa et Fenner descendit . Il jeta un dollar au chauffeur et se fraya un chemin à travers la chaussée en s' efforçant d' éviter les groupes de gosses batailleurs qui roulaient jusque dans ses jambes . Il grimpa un haut escalier aux marches usées et sonna à une porte . Au bout d' une ou deux minutes , une vieille femme d' aspect peu engageant , vint ouvrir . Elle l' examina en louchant . Ike est là ? demanda _t _il brièvement . Qui le demande ? répondit _elle . Fenner . La vieille femme retira la chaîne de la porte et ouvrit . Attention en montant , dit _elle , Ike est à cran , ce soir . Fenner l' écarta et grimpa l' escalier sombre . Des odeurs de cuisine rance et de crasse lui firent faire la grimace . Au premier étage , il frappa du poing à une porte … Il entendit un murmure de voix , puis ce fut le silence total . La porte s' entrouvrit doucement . Un jeune gars , mince mais musclé , au menton pointu comme un groin , parut et l' examina de la tête aux pieds . Ouais ? fit le type . Je veux voir Ike . Je m' appelle Fenner . Le jeune gars referma la porte . Fenner l' entendit prononcer quelques mots , après quoi il rouvrit la porte et fit signe à Fenner d' entrer . Ike Bush était assis à une table en compagnie de quatre individus . Ils faisaient un poker . Fenner entra et vint se planter derrière Ike Bush . Les autres lui jetèrent un regard soupçonneux , mais continuèrent de jouer . Bush fixait ses cartes pensivement . C' était un grand et gros homme au visage sanguin et empâté et aux sourcils broussailleux . Dans ses doigts épais , les cartes ne paraissaient pas plus grandes que des dominos . Fenner le regarda jouer pendant quelques minutes . Puis il se pencha et glissa dans l' oreille de Bush : Tu vas prendre une déculottée phénoménale … Bush se replongea dans son jeu , se racla la gorge et cracha par terre . Puis il jeta ses cartes d' un air dégoûté , repoussa sa chaise , se leva et entraîna Fenner à l' autre bout de la pièce . Qu' est_ce_que tu veux ? grogna _t _il . Deux Cubains , répondit Fenner . Vêtus de noir , tous les deux . Feutres mous noirs , chemises blanches , cravates gueulardes . Souliers noirs à bouts carrés . Deux petits fumiers . Armés tous les deux . Ike secoua la tête . Connais pas , dit _il . Sont pas de par ici . Fenner lui jeta un regard glacial . Alors renseigne _toi , fit _il . Et vite . J' ai un compte à régler avec eux . Tout de suite . Ike haussa les épaules . Qu' est_ce_qu' ils t' ont fait ? J' ai ma partie de poker … Fenner tourna légèrement la tête et montra l' entaille sanglante de sa joue . Ces deux petites ordures sont venues chez moi et m' ont fait ça . Ils ont déshabillé Paula … et se sont taillés . Les yeux de Bush s' écarquillèrent . Attends , dit _il . Il alla décrocher un téléphone posé sur une table dans un coin . Après une longue conversation à voix basse , il raccrocha et fit signe à Fenner qui vint le rejoindre . Tu les as trouvés ? Oui , fit _il en essuyant la sueur de son visage au dos de son énorme main . Ils sont en ville depuis cinq jours . Personne n' est foutu de savoir qui ils sont ni d' où ils viennent . On ne sait pas non plus dans quelle combine ils sont , mais ils ont l' air d' avoir du fric . Ils ont une boîte du côté de Brooklyn . Je t' ai écrit l' adresse sur ce papier . Paraît que c' est une maison meublée qu' ils ont louée … Fenner prit le papier que lui tendait Ike . Tu vas te donner de l' exercice , Dave ? demanda Bush . Veux _tu un ou deux de mes bonshommes ? Fenner montra ses dents en un sourire sans gaîté . Je m' en tirerai , dit _il laconiquement . Ike attrapa une bouteille noire dépourvue d' étiquette et regarda Fenner d' un n air interrogateur . Un coup avant de partir ? demanda _t _il . Fenner secoua la tête . Puis , après une tape amicale sur l' épaule d' Ike Bush , il fourra le papier dans sa poche et sortit . Dans la rue , le taxi était au même endroit qu' à son arrivée . Le chauffeur se pencha en le voyant déboucher de l' escalier et lui dit avec un sourire : J' ai pensé que c' était pas chez vous ici . Alors j' ai attendu . Où on va ? Fenner ouvrit la portière . T' es fichu d' aller loin , petit , dit _il . Tu suis un cours de détective par correspondance ? L' autre répondit sérieusement : Les affaires ne gazent pas fort en ce moment , patron . Pour se défendre , faut travailler des méninges un peu . Où allons _nous ? De l' autre côté du pont de Brooklyn ! Après j' irai à pied . Le taxi démarra en vitesse en direction des feux de la Septième Avenue . Quelqu’un vous a chahuté , patron ? demanda le chauffeur avec curiosité . Non , grogna Fenner . C' est ma tante Fanny qui s' est aiguisé les dents sur ma fiole . Coriace , la vieille , hein ? dit le chauffeur , mais après ça , il la boucla . Il faisait presque nuit quand ils traversèrent le pont de Brooklyn . Arrivé de l' autre côté , Fenner paya son taxi et entra dans le bar le plus proche . Il commanda un club _sandwich et trois doigts de whisky . Tout en expédiant le sandwich , il se fit indiquer son chemin par la serveuse . Elle se donna beaucoup de mal pour chercher sur un plan et le montra à Fenner . Il but encore un whisky , paya et sortit . Dix minutes de marche rapide l' amenèrent à l' endroit en question . Et il put trouver la maison sans avoir eu à interroger personne et sans s' être trompé . Il descendit la rue examinant chaque coin d' ombre avec méfiance avant de revenir sur ses pas pour examiner la maison , une petite bâtisse à deux étages plantée à un coin de rue et entourée d' une petite haie qui en cachait l' entrée . Aucune fenêtre n' était éclairée de l' intérieur . Fenner poussa la grille et franchit la petite allée cimentée , le regard à l' affût . Evitant l' entrée principale et son perron , il contourna la bâtisse . Pas de lumière derrière non plus . Une fenêtre à guillotine étant légèrement levée , il y passa le bras et sa petite lampe de poche éclaira la pièce . Elle était complètement vide . Il mit quelques secondes à remonter à fond le panneau de la fenêtre et à sauter dans la pièce sur la pointe des pieds . Doucement , il fit jouer le bouton de la porte , l' ouvrit et se trouva dans un vestibule . Le rayon de sa lampe éclaira un tapis et une grande desserte . L' escalier était devant lui . Il se tint immobile un instant , l' oreille aux aguets , mais aucun bruit ne lui parvint , sauf le murmure étouffé et lointain de la circulation . Il grimpa l' escalier , son automatique à la main . Les coins de sa bouche tombaient légèrement et les muscles de son visage étaient rigides . Sur le palier , il s' arrêta de nouveau et prêta l' oreille . Une odeur désagréable , vaguement familière , le frappa . Il fronça les narines , se demandant ce que ça pouvait être . Il y avait trois portes devant lui . Il choisit celle du milieu . Tournant lentement le bouton , il poussa doucement . L' odeur était plus forte , maintenant . Elle lui rappelait une odeur de boucherie . Avec précaution , il entra et referma la porte derrière lui . Puis sa torche éclaira le commutateur et il alluma . Son regard fit le tour de la pièce . C' était une chambre à coucher très luxueusement meublée . Elle était vide . Ne laissant rien au hasard , il tourna la clef dans la serrure pour prévenir toute attaque de ce côté _là . Puis il reprit son examen . C' était une chambre de femme , avec une coiffeuse dans un coin . Fenner ouvrit la garde_robe . Un seul vêtement s' y trouvait pendu . C' était le costume tailleur que portait Marian Daley quand elle était venue le voir . Fenner alla vers une commode et ouvrit le tiroir du haut . Il y trouva le petit chapeau mignon qu' il lui avait vu . Dans un autre tiroir , il trouva des sous_vêtements roulés en boule , une ceinture , des bas , des souliers . Il prit tous ces objets et les jeta sur le lit . Il alla vers la coiffeuse et ouvrit d' un coup sec le petit tiroir placé sous le miroir . Le sac à main de la jeune femme était dedans . Il l' en sortit , non sans difficulté , le prit et alla s' asseoir sur le lit ; pensivement , il tapota le sac dans sa paume ouverte , son regard absent fixant le tapis . Tout cela ne lui disait rien qui vaille . Il ouvrit le sac et en répandit le contenu sur le lit . Les petites bricoles habituelles formaient un petit tas assez attendrissant . Il le remua du doigt , mais n' y trouva rien . Alors , reprenant le sac , il en déchira la doublure d' un coup sec . Tout au fond , ou bien dissimulé là volontairement , ou bien tombé là par hasard , il y avait un bout de papier . Il l' étala et l' examina . C' était une lettre rédigée sur une feuille simple dans une large écriture négligée . Key_West . Chère Marian , Ne te tracasse pas . Noolen a promis de m' aider . Pio ne sait rien encore . Je crois que tout se passera bien , maintenant . La lettre n' était pas signée . Fenner replia soigneusement le papier , et le mit dans son porte_cigarettes . Il resta assis sur le lit , réfléchissant … Key_West ( 1 ) et les deux Cubains . Les choses commençaient à prendre corps . Il se leva et fouilla soigneusement toute la pièce , mais ne trouva rien d' autre . Alors il éteignit la lumière , rouvrit la porte et se retrouva sur le palier . Il se glissa dans la pièce de gauche . Sa torche lui révéla une salle de bains assez spacieuse . Il s' assura que les rideaux étaient clos et tendit le bras vers l' interrupteur . L' odeur qui régnait là dedans lui soulevait le coeur . Il savait , maintenant , ce que c' était et il dut se raidir pour se forcer à allumer . Avec un soin exagéré , il tourna le bouton et la lumière l' éblouit . Récif corallien au large de la Floride . La pièce avait l' air d' un abattoir à la fin d' une journée de travail . La baignoire était couverte d' un drap de lit ensanglanté . La cloison était rouge . Le carrelage alentour était rouge . Une table près de la baignoire était recouverte d' un linge trempé de sang sous lequel il y avait quelque chose . Fenner restait immobile , inspectant du regard toute la pièce . Son visage était livide et tiré . Il fit un pas vers la table - très lentement . Puis glissant le canon de son automatique sous le linge , il le souleva . Un bras de femme , blanc et frêle , sauvagement haché à l' épaule , vacilla sur la table et roula à ses pieds . Fenner se sentit inondé d' une sueur froide . Avec effort , il avala le flot de salive qui lui emplissait la bouche . Il examina soigneusement le bras , sans oser le toucher . La main était étroite et longue , les ongles soignés . Ses doigts tremblaient un peu lorsqu' il alluma une cigarette . Il en aspira longuement la fumée , s' efforçant de la rejeter lentement par les narines pour tâcha d' effacer l' horrible odeur de mort . Puis il alla vers la baignoire et retourna le drap . Fenner était coriace . Il avait fait les chiens écrasés dans le journalisme , et les morts accidentelles ou brutales ne l' impressionnaient plus beaucoup . Le crime n' était devenu pour lui , à la longue , qu' un sujet de chronique avec un beau titre . Mais , cette fois _ci , il était secoué . D' autant plus secoué qu' il avait connu la jeune femme . Elle était sa cliente . Quelques heures plus tôt , elle avait été vivante devant lui . Chez lui . Ce qu' il avait vu dans la baignoire ne lui laissait plus aucun doute . Les zébrures révélatrices ornaient toujours le corps meurtri . Fenner laissa retomber le drap et sortit de la pièce . Il referma doucement la porte et s' y adossa . Il aurait donné cher pour un verre d' alcool . Il resta là , l' esprit vide , jusqu' à ce que le choc se fût atténué . Puis s' essuya le visage avec son mouchoir et gagna le palier . Il fallait que Grossett sache . Qu' il coince ces Cubains immédiatement … Mais une pensée l' arrêta brusquement . Les jambes et un bras manquaient au cadavre . La tête également . Un chargement assez encombrant pour deux hommes s' ils ne veulent pas qu' on les remarque … Pas d' erreur , c' était ça . Ils étaient en train de la transporter ailleurs , morceau par morceau . Et ils allaient revenir chercher le reste … Les yeux de Fenner se rétrécirent . Il lui suffisait d' attendre leur retour . Et là , il leur réglerait leur compte . Avant d' avoir pu décider s' il allait téléphoner à Grossett ou simplement attendre et prendre l' affaire à son compte , il entendit une voiture stopper devant la maison et une portière claquer . Il revint silencieusement dans la chambre à coucher et se plaça derrière la porte qu' il laissa entr’ouverte . Son automatique glissa dans sa main . Il entendit la porte du perron s' ouvrir et se refermer . Puis la lumière s' alluma dans le vestibule . Il sortit de la chambre , courbé en deux et jeta un coup d' oeil à travers les barreaux de la rampe . Les deux Cubains étaient plantés dans le hall , figés , aux aguets . Fenner ne fit pas un mouvement . Les Cubains portaient chacun une grande valise . Il les vit échanger un regard . Puis le plus petit des deux murmura quelque chose à l' autre qui posa sa valise et grimpa l' escalier . Il escaladait les marches à une telle allure que Fenner n' eut pas le temps de se dissimuler . Le Cubain l' aperçut au moment où il arrivait dans la courbe de l' escalier et sa main plongea dans son veston . Fenner ricana , découvrant ses dents , et lui tira trois balles dans le ventre . Les coups de feu tonnèrent dans le silence . Le Cubain exhala une espèce de sanglot et se courba en deux en tenant son ventre à deux mains . Fenner bondit en avant , catapultant le Cubain de côté . Puis il plongea dans l' escalier , comme d' un tremplin . Le petit Cubain n' eut pas la possibilité de s' écarter . Le tonnerre imprévu des coups de feu l' avait paralysé et bien que sa main eût cherché inconsciemment dans son veston , il fut incapable de remuer les pieds . Les quatre_vingt_quinze kilos de muscles et d' os de Fenner percutèrent sur lui comme un obus . Et ils s' écrasèrent ensemble sur le sol , le Cubain dessous . A peine avait _il eu le temps d' esquisser un hurlement strident d' épouvante que Fenner était sur lui . L' espace d' une seconde ou deux , Fenner fut presque assommé lui_même . Son revolver avait sauté de sa main dans sa chute , et comme il se mettait à quatre pattes pour se relever , il eut vaguement conscience d' élancements douloureux dans les bras . Le Cubain ne bougeait toujours pas . Fenner se mit debout avec précaution et le remua du pied . L' angle bizarre que faisait la tête du type l' éclaira . Il lui avait broyé le cou . Il se mit à genoux et fouilla les poches du Cubain , mais n' y trouva rien d' intéressant . Il ouvrit une des valises . Elle était vide . Les tâches de sang souillant la doublure lui confirmèrent ce qu' il avait supposé . Il ramassa son automatique et remonta l' escalier pour jeter un coup d' oeil sur l' autre Cubain . Lui aussi était mort . Comme de la tête de porc . Ratatiné dans un coin . Avec un rictus de chien enragé qui découvrait ses gencives . Fenner le fouilla aussi , mais sans résultat . Alors il redescendit rapidement . Il voulait se tirer de là en vitesse . Il éteignit la lumière du vestibule , ouvrit la grande porte et sortit dans la nuit . La voiture était toujours devant la porte . Vide . Fenner n' y toucha pas . Il remonta la rue , en se tenant dans l' ombre . Et il ne se détendit qu' en retrouvant la foule de Sulton Street . Là , il sauta dans un taxi . En arrivant à l' immeuble de son bureau , il avait mis au point un plan de campagne . Il prit l' ascenseur jusqu' au troisième et se hâta le long du corridor menant à son bureau . Il vit , par la porte vitrée , qu' il y avait de la lumière . La main sur la crosse de son automatique , il ouvrit la porte et entra . Paula était assise dans un fauteuil , devant le téléphone . Elle sursauta en l' entendant entrer . Elle s' était endormie . Pourquoi n' es _tu pas rentrée chez toi ? demanda Fenner brièvement . Paula eut un mouvement de la tête vers le téléphone . Elle aurait pu nous appeler , dit _elle doucement . Fenner s' assit près d' elle , lourdement . Ecrasé de fatigue . Dave , dit _elle , je suis désolée de ce que je t' ai … Laisse tomber , dit Fenner , en lui tapotant amicalement la main . Tu avais raison de m' incendier . Pour l' instant , il se passe des choses . Ces deux Cubains ont rattrapé la petite et l' ont tuée . Ensuite ils l' ont découpée . Je les ai coincés en train de transporter les morceaux . Ils sont morts . Je les ai tués tous les deux … Ne m' interromps pas . Laisse _moi te raconter ça très vite . Je ne veux pas mettre les flics dans le coup . C' est une affaire strictement entre moi et celui qui a commencé ce bizenesse . Les deux fumiers d' aujourd’hui ne sont que du fretin . Il y a mieux . Lis ça . Il lui tendit la lettre trouvée dans le sac de Marian . Elle la lut . Son visage s' était légèrement altéré , mais elle gardait son calme . Key_West ? interrogea _t _elle . Oui , répondit Fenner . Ça te dit quelque chose ? Paula eut une moue dubitative . La môme voulait retrouver sa soeur . Et elle nous a dit qu' elle ne savait pas où elle se trouvait . Pourquoi ne m' a _t _elle par parlé de Key_West ? Tu vois ce que je veux dire , mon petit ? Ça m' a tout l' air d' un coup monté . Y a queq' chose de très louche dans cette histoire . Qui est Pio ? demanda Paula , en relisant la lettre . Et qui est Noolen ? Fenner secoua la tête . Son regard s' était durci . Je n' en sais rien , mon petit , dit _il . Mais je vais aller y voir . J' ai les six mille dollars de cette fille . Je dépenserai tout s' il le faut , mais j' éclaircirai , l' affaire . Il décrocha le téléphone et composa un numéro . En attendant d' être branché , il dit : Ike va avoir à en mettre un coup pour gagner un peu de cette galette que je lui file … Une friture sur le fil . Fenner demanda : Ike ? Dites _lui que c' est Fenner … Dites _lui de ne pas faire le con … Dites _lui que s' il ne vient pas tout de suite , je vais venir lui faire avaler ses dents . Il attendit encore un moment , son pied droit cognant nerveusement le pied de son fauteuil . Puis le grognement d' Ike Bush vint sur le fil . Ça va , ça va ! … dit Fenner . Tu nous les brises avec ton poker ! S' agit de queq' chose d' ultra_urgent . Je veux le nom de quelqu’un que je puisse contacter à Key_West . Faudrait qu' il soit en cheville avec les gars qu' ont du poids là_bas . Key_West ? grogna Ike . Je ne connais personne à Key_West . Fenner découvrait ses dents . Alors démerde _toi pour trouver quelqu’un qui connaisse le milieu . Rappelle _toi . J' attends ici . Ça urge . Il claqua le récepteur sur l' appareil . T' y vas ? demanda Paula . Il fit un signe affirmatif . C' est loin , dit _il . Mais j' ai idée que ça se terminera là_bas . Je me trompe peut_être , mais je veux y aller voir . Paula se leva . Est_ce_que je pars avec toi ? Non , mon petit . S' il se passe des choses … je te ferai venir . Tu as mieux à faire ici , pour l' instant . Faudra t' occuper de Grossett . Dis _lui que je suis parti en voyage pour quelques jours , mais que tu ne sais pas où … Je vais chez toi te préparer une valise . Fenner acquiesça . Oui , vas _y . Quand elle fut partie , il sortit l' horaire des Pan _American Airways . Il y avait un avion pour la Floride à minuit trente . Il regarda sa montre . Onze heures cinq . Si Ike le rappelait vite , il pourrait juste l' attraper . Il s' assit à son bureau et alluma une cigarette . Il dut attendre vingt minutes que le téléphone se décide à sonner . Il arracha le récepteur . Le gars qu' il te faut , dit la voix d' Ike , c' est un nommé Buck Nightingale . Il a son doigt un peu dans tous les gâteaux , là_bas . Vas _y mollo avec lui , il a le caractère fragile . Moi aussi , dit Fenner … Alors arrange tout ça pour moi , Ike . Préviens _le que Dave Ross arrive par le prochain avion et qu' il a besoin de recommandations . Fabrique _moi un pedigree de premier choix . Je vais dire à Paula de te poster un chèque de cinq cents jetons pour ta peine . D' accord , d' accord , répondit Ike d' une voix de miel . Je vais t' arranger ça . Et il raccrocha . Fenner appela un autre numéro . Paula ? Fais vite , avec ma valise . J' attrape l' avion de minuit trente . Tu me retrouveras à l' aérodrome . Fais vinaigre , ma cocotte . Il ouvrit un tiroir , en tira un carnet de chèques et en signa cinq en blanc . Il mit son chapeau et s' attarda à regarder pensivement autour de lui . Puis il éteignit la lumière et sortit en claquant la porte . II Fenner arriva à Key_West vers neuf heures . Il s' inscrivit dans l' hôtel le plus proche , prit un bain froid et se coucha . Puis il s' endormit , bercé par le ronronnement d' un ventilateur électrique placé juste au_dessus de sa tête . Il dormit deux heures , puis le téléphone le réveilla comme il l' avait demandé . Bonjour , fit le téléphone . Et Fenner commanda un jus d' orange et des toasts . Et dit à la voix frêle à l' autre bout du fil qu' on lui monte une bouteille de scotch . En attendant , il s' offrit une douche glacée . Il était onze heures et demie quand il quitta son hôtel et descendit le Roosevelt Boulevard . Tout en marchant , il pensait à la chaleur . Il se dit que s' il devait rester longtemps dans ce patelin , il lui faudrait trouver quelque chose contre ça . Il avisa un policeman et alla lui demander s' il connaissait Buck Nightingale . Le flic le regarda avec stupéfaction . Vous êtes nouveau ici ? fit _il . Non , répondit Fenner . Je suis le plus ancien habitant de ce bled . C' est pourquoi je suis venu vous trouver . Je voulais savoir si vous , vous étiez au courant . Puis il continua son chemin en se disant que s' il ne se surveillait pas un peu , la chaleur lui ferait faire des bêtises . Il sentait que ça commençait déjà à le travailler . Il apprit où habitait Nightingale en posant la question à un chauffeur de taxi . Il eut à la fois le renseignement et une démonstration de politesse . Il remercia le chauffeur , mais gâcha tout en ne prenant pas le taxi . Le gars lui dit qu' il lui ferait faire le tour de la ville pour un quart de dollar . Fenner répondit qu' il aimait mieux marcher . Et il poursuivit son chemin en fermant les oreilles aux reparties du chauffeur . Il n' avait pas envie de se battre , il faisait beaucoup trop chaud . Quand il arriva à Flagler Avenue , ses pieds commençaient à lui faire mal . Il avait l' impression de marcher sur une plaque de tôle chauffée à blanc . Il capitula et fit signe à un taxi . Une fois installé , il se déchaussa pour donner un peu d' air à ses pieds . Mais il avait à peine enlevé ses souliers que le taxi freina devant une petite boutique . C' est ici , patron , dit le chauffeur avec un signe de tête . Fenner remit péniblement ses souliers . Sa main poisseuse collait à l' étoffe quand il mit la main dans sa poche . Il donna un quart de dollar au chauffeur et descendit . La boutique était d' aspect très propre et les glaces de la devanture étincelaient . Dans la vitrine de droite , il y avait un petit cercueil blanc . Le fond était tapissé de lourds rideaux noirs . Il y avait une carte posée sur un petit chevalet , à côté du cercueil . Fenner la lut . Elle disait : NOUS NOUS OCCUPERONS DE VOTRE PETIT SI DIEU NE LUI PRÊTE PAS VIE Fenner trouva que c' était d' un goût excellent . Il plia voir l' autre vitrine . Elle était également drapée de noir . Et sur un socle blanc , il y avait une urne d' argent . Une autre carte , portant l' inscription : Tu es né poussière et tu retourneras en poussière l' impressionna vivement . Il se recula un peu afin_de pouvoir lire l' enseigne au_dessus de la boutique : B NIGHTINGALE POMPES FUNEBRES . Eh bien , eh bien , murmura Fenner . Ça m' a l' air d' une sacrée boîte ! Il entra dans la boutique . Un timbre électrique grelotta et ne s' arrêta que lorsqu' il eut refermé la porte . L' intérieur de la boutique était encore plus impressionnant . Un comptoir bas , drapé de velours blanc et pourpre , coupait la pièce en deux . Il y avait d' immenses fauteuils de cuir noir sur un tapis ultraviolet . Et des casiers de verre contenaient des cercueils miniature faits des matières les plus diverses , depuis l' or jusqu' au sapin . Sur la droite , un crucifix de deux mètres de haut , admirablement éclairé par des projecteurs masqués . La statue faisait tellement vivant que Fenner sursauta . Il eut l' impression d' être entré dans une église . Une femme entra silencieusement , de derrière un rideau . Elle était vêtue d' une robe noire très collante , avec col et manchettes blancs . Elle était blonde . Sa bouche , large et charnue , faisait comme une blessure sanglante dans son visage . A cause du rouge à lèvres . Elle regarda Fenner et sa bouche esquissa un sourire . Fenner la trouva fort intéressante . Elle dit d' une voix grave et solennelle : Puis _je quelque chose pour vous , Monsieur ? Ces boîtes sont à vendre ? demanda _t _il avec un geste du pouce vers les cercueils miniature . Elle cligna des paupières . Mais oui , répondit _elle . Ce ne sont que des modèles , vous savez ; mais est _ce vraiment l' objet de votre visite ? Fenner secoua négativement la tête : Non , simple curiosité . Elle l' observa d' un air dubitatif . Nightingale est là ? demanda Fenner . C' est lui personnellement que vous tenez à voir ? Bien sûr , mignonne . Sans ça , je ne l' aurais pas demandé . Dites _lui que c' est Ross . Je vais voir , dit _elle . En ce moment , il est très occupé . Fenner la regarda disparaître derrière la tapisserie . Il trouva que sa silhouette , vue de dos , ne manquait pas de charme . Elle revint au bout d' un court moment et lui dit : Voulez _vous monter ? Il grimpa derrière elle un petit escalier . Son parfum lui plut et il le lui dit . Elle tourna la tête et sourit par_dessus son épaule . Elle avait de belles dents étincelantes . Qu' est_ce_que je dois faire maintenant ? Je suis censée rougir ? Il secoua gravement la tête . Quand je trouve une femme épatante , j' aime bien qu' elle le sache , fit _il . Elle lui montra une porte . C' est là qu' il est , dit _elle . Puis après un court silence , elle ajouta : Vous me plaisez . J' aime vos yeux . Après quoi , elle redescendit les marches en tapotant d' une main ses mèches blondes . Fenner tripota sa cravate . Beau petit lot , se dit _il . Il tourna le bouton de la porte et entra . La pièce était de toute évidence un atelier . Quatre cercueils étaient posés sur des tréteaux . Nightingale s' affairait à visser une plaque de cuivre sur l’un d' eux . Nightingale était un petit homme brun . Il portait des lunettes d' acier à verres très épais . Sa peau était très blanche . Il cligna vers Fenner deux grands yeux délavés derrière leurs carreaux . C' est moi Ross , dit Fenner . Nightingale continua de visser sa plaque . Vous avez demandé à me voir ? dit _il . Dave Ross , répéta Fenner debout près de la porte . Je croyais que vous m' attendiez . Nightingale posa son tournevis et le regarda . C' est ma foi juste , dit _il comme s' il se rappelait soudain . C' est ma foi juste . Montons causer là_haut . Fenner le suivit hors de l' atelier et le long d' un autre petit escalier . Nightingale le fit entrer dans une pièce spacieuse et fraîche . Deux grandes fenêtres ouvraient sur un petit balcon d' où on apercevait le golfe du Mexique . Assieds _toi , dit Nightingale . Et enlève ton veston si ça te chante . Fenner ôta son veston , roula les manches de sa chemise et s' assit devant la fenêtre . Tu as soif ? demanda Nightingale . J' comprends ! Une fois les verres remplis , Nightingale s' installa confortablement . Fenner se torturait le crâne pour chercher une ouverture . Il savait qu' il fallait d’abord tâter le terrain , car il ignorait jusqu' à quel point il pouvait compter sur ce petit homme . Inutile d' éveiller ses soupçons . Tu me prends en charge jusqu' où ? demanda _t _il . Nightingale tripota son verre avec ses gros doigts . Il paraissait un peu surpris . Jusqu' au bout , répondit _il enfin . C' est ce que tu attends de moi , je suppose ? Fenner s' étira : Je voudrais me mettre en cheville avec les gars d' ici . New_York est devenu un peu trop malsain pour moi . Je peux le faire , dit Nightingale avec simplicité . Crotti a dit que t' étais un type régul et m' a demandé de t' aider . Crotti a été très chic pour moi ; je suis content de pouvoir lui rendre la pareille . Fenner pensa que Crotti devait être le zèbre que Ike avait contacté . Peut_être que cinq sacs ajouteraient à ton affection pour Crotti ? proposa _t _il . Nightingale eut l' air peiné . Je ne veux pas de ton argent , dit _il simplement . Crotti m' a dit : Aide ce gars _là et moi , ça me suffit . Fenner se tortilla sur sa chaise , très frappé de voir que le petit homme était sincère . Eh ben parfait , dit _il . Sans offense . Là d' où je viens , les gens ont une autre façon de voir les choses . Je peux te donner des introductions , dit Nightingale . Mais qu' est_ce_que tu veux , au juste ? Fenner aurait bien voulu le savoir lui_même . Il biaisa . J' aurais voulu me faire un peu de fric , dit _il . Du sérieux . Tu as peut_être un ami qui pourrait m' employer ? Crotti me dit que t' as une sacrée réputation . Paraît que t' as pas mal d' encoches à ton revolver . Fenner essaya de prendre un air modeste et maudit l' imagination d' Ike Bush . Je me défends , dit _il négligemment . Peut_être que Carlos pourrait t' utiliser . Fenner donna un coup de sonde . J' avais pensé , dit _il , que ça serait peut_être intéressant de travailler avec Noolen . Les yeux pâles de Nightingale étincelèrent . Noolen ? Noolen , c' est l' arrière_train d' un canasson . Sans blague ? Carlos le fait manger dans sa main , le Noolen . Rien à chiper avec un toquard comme lui . Fenner en conclut que Noolen n' était qu' une cloche . Cependant il persista . Tu m' épates , dit _il . On m' avait dit que Noolen était un caïd , dans le coin . Nightingale étira son cou . Et , se raclant la gorge avec une lenteur calculée , il cracha par terre . Conneries fit _il . Oui est Carlos ? Nightingale retrouva sa bonne humeur . Ça ! dit _il , c' est le gars qu' il te faut ! Avec Pio , tu iras loin . Fenner s' envoya une lampée de whisky . C' est comme ça qu' il s' appelle … Pio Carlos ? Nightingale acquiesça du chef . Et il tient tout ce patelin dans sa pogne . Il étendit sa main carrée et courte et refermant ses doigts musculeux , serra le poing . Comme ça ! fit _il . Comprends _tu ? Fenner inclina la tête . Okay , dit _il . Je me laisserai guider par toi . Nightingale se leva et posa son verre sur la table . J' ai un petit boulot à finir à l' atelier ; après ça , on sortira et je te présenterai aux copains . En attendant , repose _toi ici . Il fait trop chaud pour se baguenauder dehors . Quand Nightingale se fut éclipsé , Fenner ferma les yeux pour réfléchir . Ça s' amorçait plus rapidement qu' il ne l' avait espéré . Il lui faudrait jouer serré , dorénavant . Il sentit un léger courant d' air et ouvrit les yeux . La blonde était dans la pièce et fermait doucement la porte . Elle tourna la clef dans la serrure . Bon Dieu ! pensa Fenner . Elle va me sauter dessus ! Il balança ses pieds de dessus le fauteuil que venait de quitter Nightingale et se leva . Ne bougez pas , dit _elle en s' approchant de lui . J' ai à vous parler . Fenner se rassit . Comment vous appelez _vous , mon petit loup ? demanda _t _il pour gagner du temps . Robbins . Curly ( Bouclettes ) pour les intimes . Joli nom . Et alors ? Qu' est _ce qui vous tracasse ? Elle s' assit et se croisa les jambes . Fenner vit un bout de cuisse nue au_dessus des bas . Chouettes molletons ! pensa _t _il . Suivez mon conseil , dit _elle à voix basse . Rentrez chez vous . Les gangsters d' importation ne font pas long feu ici . Fenner leva les sourcils . Qu' est _ce qui vous a dit que j' étais un gangster ? Je n' ai pas besoin qu' on me le dise . Vous êtes venu ici pour tout chambarder , pas vrai ? Mais ça ne marchera pas . Parce que les truands d' ici n' aiment pas la concurrence étrangère . Ils feront du hachis de votre viande si vous restez . Fenner fut très touché . Vous êtes une gentille petite fille , mais je suis venu ici pour y gagner mon boeuf et j' y reste . Elle poussa un soupir . Je pensais bien que vous le prendriez comme ça . Elle se leva . Si vous étiez raisonnable , vous feriez vos paquets tout de suite . En tout cas , ouvrez l' oeil ! Moi , je n' ai confiance en aucun d' eux . Surtout pas en Nightingale . Il a l' air d' une demi_portion , mais méfiez _vous de lui . C' est un tueur … Alors , surveillez _le . Fenner se leva . Okay , mon petit , dit _il . Je le surveillerai . Et maintenant , vous feriez mieux de les mettre avant qu' il ne vous trouve ici . Il la reconduisit à la porte . Je vous dis ça parce_que vous êtes mignon tout plein , fit _elle . Je n' aime pas voir un grand gars comme vous foncer tête baissée dans les embêtements . Fenner sourit . Et , balançant la main , il lui appliqua une claque amicale sur les fesses . Ne vous cassez pas le bonnet pour moi , dit _il . Elle leva son visage vers lui ; alors , comme il la trouvait pas mal du tout , il l' embrassa . Elle noua ses bras autour du cou de Fenner et se cramponna à lui , ses cuisses tout contre les siennes . Ils restèrent ainsi enlacés quelques minutes . Puis Fenner la repoussa doucement . Elle restait immobile à le regarder , le souffle un peu saccadé . Et son visage s' empourpra soudain . Je dois être complètement folle , dit _elle . Fenner passa son doigt à l' intérieur de son col . Moi aussi , je dois être un peu piqué , si on va par là , dit _il . Allez , ouste , mignonne , avant qu' on ne commence à faire des blagues . Barre , on se reverra à l' église . Elle sortit sans bruit et referma la porte . Fenner tira son mouchoir et s' épongea pensivement le front : J' ai comme une idée que ce boulot va me plaire , dit _il à voix haute . Ouais , ça pourrait devenir intéressant ; et là_dessus , il alla se rasseoir devant la fenêtre ouverte . Nightingale le guidait à travers la foule qui encombrait le hall de l' Hôtel Flager . Il ne s' embête pas , le gars ! dit Fenner . Nightingale s' arrêta devant un ascenseur et appuya sur le bouton d' appel . A qui le dis _tu ! fit _il . Je t' avais prévenu . C' est avec Pio qu' il faut être . Fenner contemplait les dessins compliqués des grilles en fer forgé . J' suis pour , dit _il . L' ascenseur s' amena . Ils y entrèrent . Nightingale appuya sur le bouton du cinquième . Et la cage s' élança en flèche . Et maintenant , c' est moi qui tiens le crachoir , dit Nightingale au moment où l' ascenseur s' arrêtait . Ça ne rendra peut_être pas , mais je vais essayer . Fenner grogna son assentiment et suivit le petit homme le long du couloir . Il s' arrêta devant le N°47 et frappa trois coups rapides suivis de deux coups espacés . Signal convenu et tout … fit admirativement Fenner . La porte s' ouvrit et un Cubain de courte taille , en complet noir , les examina sans bienveillance . Fenner fit la bouche en cul de poule comme pour siffler , mais n' émit aucun son . On nous attend , dit à mi_voix Nightingale au Cubain . L' autre les laissa entrer . Tandis qu' il fermait la porte derrière eux , Fenner remarqua que la poche revolver du type faisait une bosse . Ils se trouvaient maintenant dans un vaste hall sur lequel ouvraient trois portes . Les copains sont là ? demanda Nightingale . Le Cubain inclina la tête . Puis il alla s' asseoir dans un fauteuil près de la porte et se plongea dans un journal . En ce qui le concernait , les deux hommes n' étaient pas là . Nightingale entra dans la pièce du milieu . Quatre individus se prélassaient à travers la pièce . Ils étaient tous en bras de chemise et tous fumaient . Deux d' entre eux lisaient des journaux , un autre écoutait la radio , le quatrième nettoyait son pétard . Ils jetèrent tous un coup d' oeil rapide sur Nightingale et leurs regards inexpressifs se concentrèrent sur Fenner . L' homme à l' automatique se leva lentement . Qui est _ce ? demanda _t _il . Il parlait à travers ses dents serrées . Il portait un complet blanc , une chemise noire et une cravate blanche . Ses cheveux noirs et raides étaient coupés très courts . Ses yeux , d' un vert tirant sur le jaune , étaient froids , soupçonneux . Je vous présente Ross , dit Nightingale , de New_York . Crotti le connait . Il est régul . Puis se tournant vers Fenner : Présente Reiger . Fenner eut un sourire polaire à l' adresse de Reiger . Ce gars _là avait une tête qui ne lui revenait pas . Reiger fit un petit signe de tête : Chanté , fit _il . T' es là pour longtemps ? Fenner fit un geste de la main vers les autres : C' est des amis à toi ou bien ils sont là pour meubler la pièce ? Les yeux de Reiger étincelèrent . Je t' ai demandé si t' étais là pour longtemps ? fit _il . Fenner le regarda de travers . J' avais entendu . Qu' est_ce_que ça peut bien te foutre ? Nightingale posa sa main sur la manche de Fenner . Il ne dit rien , mais c' était un geste d' avertissement . Reiger essaya de soutenir le regard de Fenner , mais perdit le match et haussa les épaules . C' est Kane la Châtaigne qui est près de la radio , dit _il . Borg , là_bas . Miller , ici . Les trois nommés inclinèrent la tête vers Fenner . Sans le moindre enthousiasme . Fenner était tout à fait à l' aise . Très heureux , dit _il . Je ne vous demande pas de m' offrir à boire . La maison est peut_être au régime ? Reiger se tourna rageusement vers Nightingale . Qu' est_ce_que c' est ? Où as _tu été pêcher cette grande gueule ? Miller , un type corpulent au teint huileux , affligé d' une calvitie précoce , fit : Dans une poubelle , faut croire . Fenner s' avança rapidement vers lui et le gifla à deux reprises sur la bouche . Un revolver vola dans la main de Nightingale . Pas d' histoires ! Pas d' histoires ! Je vous en supplie ! fit _il . Fenner ne s' attendait pas à ce qu' ils se soucient de Nightingale . C' est pourtant ce qui arriva . Ils se figèrent tous sur place . Reiger lui_même avait l' air un peu verdâtre . Laisse _le tranquille , viens ici , dit Nightingale à Fenner . Et sa voix avait quelque chose de si froidement menaçant que Fenner en eut un petit frisson dans le dos . Curly ne s' était pas trompée , le gars était un tueur . Fenner s' écarta de Miller et mit ses mains dans ses poches . Je ne veux pas de ça , dit Nightingale . Quand je vous amène ici un copain , je veux qu' on le traite comme il faut . Bande de saligauds , ça me ferait plaisir de prendre vos mesures pour une redingote en sapin . Fenner se mit à rire . Tu cumules , si je comprends bien . Tu les butes et tu les enterres ? Nightingale rengaina son feu et les autres respirèrent . Reiger dit , avec un petit sourire forcé : C' est cette foutue chaleur qui vous démolit . Puis il alla ouvrir un placard et prépara à boire - pour tout le monde . Fenner s' assit à côté de Reiger . Il jugea que celui_là était le plus dangereux de la bande et que c' était sur lui qu' il devait se concentrer . C' est vrai que cette chaleur vous esquinte , dit _il calmement , en lui jetant un regard méfiant . J' en arrive à me dégoûter moi_même . J' ai rien dit , fit _il . Maintenant que t' es là , fais comme chez toi . Fenner appuya son nez sur le rebord du verre et dit : Carlos est là ? Reiger écarquilla les yeux . Carlos n' a pas le temps de recevoir des visiteurs . Je lui dirai que t' es venu . Fenner vida son verre et se leva . Nightingale fit mine de se lever aussi , mais Fenner l' arrêta du geste . Puis , regardant chacun des hommes à tour de rôle , il dit : Eh ben , j' suis content d' être passé . Je croyais trouver des gens avec un peu de ressort , mais je vois que je me suis trompé . Vous n' êtes bons à rien pour moi . Vous vous figurez avoir ce patelin dans votre poche et vous êtes feignants et tout en couenne . Vous vous prenez pour des caïds , mais à moi , vous me faites l' effet d' une bande de demi_sels . Je crois bien que je vais aller voir Noolen . Paraît qu' c' est un toquard , un croupion de canasson . Parfait , alors moi , j' en ferai un crack . Ce sera plus drôle que de perdre mon temps avec des gars comme vous . Reiger glissa sa main dans son veston . Mais déjà Nightingale braquait son revolver sur lui ... Laisse tomber ! dit _il . Les quatre hommes restèrent immobiles . Leurs visages rageurs donnaient à Fenner envie de rigoler . C' est moi qui leur ai dit de venir , dit Nightingale . Si on ne lui plaît pas , laissons _le partir . Les amis , de Crotti sont mes amis . J' passerai te voir un de ces jours , dit Fenner à Nightingale . Puis il sortit de la pièce , passa devant le Cubain qui ne daigna pas le regarder et prit l' ascenseur jusqu' au rez_de_chaussée . Le portier n' avait pas l' air trop gourde . Fenner lui demanda s' il savait où perchait Noolen . Le bonhomme lui répondit qu' il avait un bureau près de Duvai Street . Et il lui appela un taxi . Le bureau de Noolen était situé au_dessus d' une boutique . Et Fenner dut monter d' interminables marches avant d' atteindre une porte au panneau en verre dépoli . Quand il fut entré , une secrétaire aux formes plates , qui avait l' air de mal encaisser les coups répétés de la trentaine , lui lança un coup d' oeil soupçonneux par_dessus sa machine à écrire . Fenner lui fit un petit sourire . Parce qu' il se dit qu' elle ne devait pas en récolter bien souvent . Noolen est là ? demanda _t _il . Il est occupé . C' est pour qui ? Ross . Dave Ross . Dites _lui que je n' ai rien à lui vendre . Et que j' ai besoin de le voir tout de suite . Elle se leva et gagna une porte derrière elle . Fenner la laissa prendre un peu d' avance , puis en deux enjambées , il la rejoignit et entra dans la pièce avec elle . Noolen était un homme d' une quarantaine d' années , brun , bedonnant . Double menton et nez en bec d' aigle . Des paupières lourdes sur un regard fuyant . Il regarda d’abord Fenner , puis la femme . Qui est _ce ? aboya _t _il . La femme se retourna brusquement , stupéfaite Attendez dehors , dit _elle à Fenner . Sans se soucier d' elle , il avança jusqu' au large bureau . Il remarqua des tâches de graisse sur le veston de Noolen . Il remarqua les ongles et les mains douteuses . Nightingale l' avait bien dit : Noolen était le croupion d' un canasson . Je m' appelle Ross , dit Fenner . Comment va ? Noolen fit un signe de tête à la femme qui sortit en claquant la porte . Qu' est_ce_que vous voulez ? demanda _t _il en se renfrognant . Fenner s' appuya au bureau et se pencha vers l' autre : Je suis venu chercher une combine dans ce bled . J' ai vu Carlos . Il ne veut rien savoir . Tu es le second sur ma liste . Et voilà . Qui t' envoie ? interrogea Noolen . Crotti . Noolen contemplait ses ongles endeuillés . Alors Carlos n' a pas voulu t' embaucher ? Qu' est_ce_qu' il lui prend ? Il y avait une nuance de sarcasme dans sa voix . Carlos ne m' a pas vu . J' ai été reçu par son troupeau de polichinelles . Ça m' a suffi , j' avais mal au ventre rien qu' à les voir . J' ai mis les bouts tout de suite . Pourquoi t' adresser à moi ? Fenner fit un large sourire . Parce qu' ils m' ont dit que t' étais un croupion de canasson . Je me suis dit qu' il y avait peut _êt' moyen de remédier à ça . Une faible rougeur envahit lentement le visage de Noolen . Ils ont dit ça , hein ? Oui . A nous deux , on pourrait se payer cinq minutes de rigolade avec ces cocos _là ! Ce qui veut dire ? Fenner accrocha une chaise du bout de son pied , l' attira et s' assit . Puis il se pencha sur le bureau et prit un mince cigare verdâtre dans une boîte . Il l' alluma sans se presser . Noolen le regardait faire , le regard tendu , brillant . Faut voir les choses comme ceci … dit Fenner en étirant ses jambes . A ma façon . Je viens de chez Crotti . Je cherche le moyen de me faire du fric sans trop transpirer , comme vous tous . Crotti m' a dit : Carlos ou Noolen . Les gars de Carlos sont trop occupés à plastronner pour s' intéresser à moi . Je ne peux même pas arriver jusqu' à Carlos . Toi … j' entre et je te trouve assis sur ton cul avec une sauterelle qu' a les nénés en perte de vitesse . Alors je me dis : Pourquoi Crotti m' a _t _il parlé de Noolen ? Peut_être que t' as été quelqu’un dans le temps , et que Crotti n' est plus à la page . Ou peut_être que t' es vraiment quelqu’un , et que tout ça n' est qu' une couverture . Tout bien pesé , j' ai idée qu' on pourrait faire du chemin ensemble … Noolen haussa les épaules et secoua la tête . Pas pour l' instant , dit _il . D' ailleurs , je ne connais pas Crotti . Jamais entendu parler de lui . Et je ne crois pas que tu viennes de sa part . Ce que je crois , c' est que t' es un pilleur de machines à sous , en train d' essayer de se faire embaucher à coups de bluff . Je n' ai pas besoin de toi et j' espère n' avoir jamais besoin de toi . Fenner se leva , s' étira et bâilla . Parfait , dit _il . Ça va me permettre de prendre un peu de repos . Quand tu auras réfléchi à ce que je t' ai dit , tu me trouveras à l' Hôtel Haworth . Et si , tu connais Nightingale , renseigne _toi auprès de lui . Il te dira que je me défends assez bien . Il fit un signe de tête à Noolen et s' en alla . Puis il rentra en taxi à son hôtel et se fit servir un steak au restaurant . Pendant qu' il mangeait , Nightingale entra dans la salle et vint s' asseoir à sa table . Tu en as marre de fabriquer des cercueils ? lui dit Fenner , la bouche pleine . Ou bien est_ce_que les affaires vont mal ? Nightingale avait l' air préoccupé . C' était pas une chose à faire de te tirer comme ça , dit _il . Ah non ? Eh bien , moi , j' aime pas êt' reçu comme un chien dans un jeu de quilles . Ne te trompe pas . Reiger n' est pas un dégonflé . Faut pas s' y prendre comme ça avec lui … Ah non ? Je t' écoute . Nightingale commanda du pain noir , du fromage , et un verre de lait . Quand il fut servi , il reprit : Tu m' as mis dans une sale situation . Fenner posa son couteau et sa fourchette et dit en souriant au petit homme . Tu me plais , Nightingale . Tu es le seul qui m' ait donné un coup de main , jusqu' ici . Ne me perds pas de vue , je pourrais t' être utile . Nightingale guigna Fenner à travers ses lunettes . Un rayon de soleil , perçant les volets , fit scintiller les verres . Tu pourrais me faire beaucoup de mal aussi , rétorqua _t _il froidement . Fenner se remit à mastiquer . Quel_Bon de foutu patelin ! fit _il . Quand ils eurent terminé leur repas , Fenner se leva sans plus attendre . Alors , vieux , dit _il , je te laisse . A un de ces jours . On pourra peut_être causer plus utilement , suggéra Nightingale . Fenner ôta son chapeau et se passa les doigts dans les cheveux : J' sais pas trop , fit _il ; j' sais pas trop . En attendant , je vais aller piquer un roupillon . Ce bled m' esquinte . Il regagna son hôtel , monta dans sa chambre et s' étendit sur son lit . A peine eut _il fermé les yeux qu' il sombra dans le sommeil . Le téléphone le réveilla . Un sursaut l' assit sur le lit . Il consulta sa montre , vit qu' il avait dormi deux heures et se saisit de l' appareil . Une voix dit : Amène _toi à l' Hôtel Flagler immédiatement . Le patron veut te voir . Fenner plissa ses yeux : Dis à ton patron que je suis venu ce matin . Et que je vais jamais deux fois au même endroit . Puis il raccrocha . Il s' étendit de nouveau sur son lit et ferma les yeux . Il gisait là depuis une minute quand de nouveau la sonnerie retentit . La même voix fit : Tu ferais mieux de venir . Carlos n' aime pas qu' on le fasse attendre . Dis à Carlos qu' il vienne ici , s' il veut me voir . Ou alors qu' il aille jouer au cerceau . Et il reposa le récepteur avec un soin exagéré . Il ne se donna pas la peine de décrocher quand la sonnerie se déclencha pour la troisième fois . Il alla dans sa petite salle de bains et se plongea le visage dans l' eau froide . Puis il s' ingurgita une rasade de whisky , mit son veston et son chapeau et descendit . Il faisait un soleil torride . L' air était à peine respirable . Le hall de l' hôtel était complètement désert . Fenner alla s' asseoir dans un fauteuil près de l' entrée . Il posa son chapeau par terre et regarda la rue à travers les vitres . Il se rendait compte qu' il n' irait pas bien loin dans cette affaire _là à moins de mettre la main sur la soeur de Marian Daley . Il se demanda si les flics avaient découvert les deux Cubains et les restes de Marian . Et il se demanda ce que Paula pouvait bien faire en ce moment . D' où il était assis , il voyait en enfilade la rue brûlante et déserte . Soudain , une grosse conduite intérieure s' amena en trombe et s' arrêta brutalement devant l' hôtel . Fenner se tassa confortablement dans son fauteuil d' osier , ramassa son chapeau , s' en coiffa et l' enfonça sur son nez . Il y avait quatre hommes dans la voiture . Trois d' entre eux descendirent , laissant le quatrième au volant . Fenner reconnut Reiger et Miller , mais pas le troisième . Ils entrèrent rapidement dans le hall et clignèrent des yeux en scrutant la pénombre . Reiger distingua Fenner presque tout de suite et s' avança vers lui . Fenner leva les yeux sur lui et , avec un petit signe de tête , lui dit d' un ton dégagé : Tu cherches quelqu’un ? L' employé de la réception est allé faire un tour . Carlos veut te voir . Amène _toi . Fenner secoua la tête : Il fait trop chaud . Dis _lui que ça sera pour un autre jour . Les deux autres vinrent se poster près d' eux . Ils avaient l' air mauvais . Tu viens sur tes pattes ? demanda Reiger à mi_voix . Ou bien faut _il qu' on te porte ? Fenner se leva lentement . Si c' est comme ça … fit _il . Et il les suivit jusqu' à leur voiture . Il savait que Reiger mourait d' envie de le brûler et d' ailleurs , ça ne l' aurait avancé en rien de faire plus d' histoires . Il voulait voir Carlos , mais il voulait leur faire croire qu' il n' y tenait pas tellement . Le trajet rapide jusqu' à l' Hôtel Flagler se passa dans un silence général . Fenner était assis entre Reiger et Miller . L' autre , qu' on appelait Bugsey , était assis à côté du chauffeur . Ils se casèrent tous les quatre dans le petit ascenseur et se rendirent à l' appartement n° 47 . Si vous aviez été réguliers ce matin , dit Fenner en entrant , ça vous aurait évité une petite promenade en pleine chaleur . Sans répondre , Reiger traversa la pièce , frappa à l’une des portes , et entra , suivi de Fenner et de Bugsey . Carlos était étendu sur un divan , devant une large baie ouverte . Il était vêtu d' un pyjama de soie crème à grandes fleurs rouges et un foulard de soie blanche autour du cou , noué à la façon impeccable des cravates de chasse . Ses pieds nus étaient chaussés de babouches en cuir rouge . Il fumait une cigarette de marihuana et le gros bracelet d' or de sa montre luisait à son poignet . Carlos était jeune . Entre vingt et vingt_cinq . Il' avait un teint de vieux parchemin et des lèvres très rouges , des lèvres minces comme une feuille de papier , et rouges comme les bords d' une blessure . Absolument comme si on lui avait tranché la gorge avec un rasoir et remonté la plaie au_dessus de son menton . Son nez était petit , avec de larges narines . Ses grands yeux bordés de longs cils noirs n' avaient aucune expression . Des yeux comme du verre passé au noir de fumée . Ses oreilles étaient aplaties contre sa tête et ses cheveux noirs , brillants et ondulés , lui dégageaient largement le front au_dessus des tempes . Au premier abord , on aurait pu prendre Carlos pour un très beau garçon . Mais en examinant plus attentivement cette bouche cruelle et ces oreilles sans lobes , on n' était plus tellement sûr . Et puis , quand on arrivait aux yeux , alors on comprenait qu' il était redoutable . Dave Ross , dit Reiger à Carlos . Puis il sortit de la pièce , en emmenant Bugsey . Fenner fit un signe de tête à Carlos et s' assit , assez loin pour ne pas être gêné par l' odeur écoeurante de la cigarette de marihuana . Carlos le fixa de ses yeux ternes . Puis il dit d' une voix rauque et désagréable à entendre : Qu' est_ce_que tu veux ? Je suis venu te voir ce matin , répondit Fenner . Mais tes types m' ont dit que tu étais occupé … ou je ne sais quoi … Je n' ai pas l' habitude qu' on me traite comme ça , alors je suis rentré dans mes bois . Et maintenant , je ne suis plus du tout sûr d' avoir envie de te causer . Carlos fit glisser ses jambes hors du sofa et s' assit . Je suis prudent , dit _il . Il le faut . Quand j' ai appris que tu étais venu , j' ai appelé Crotti sur l' inter . Je voulais en savoir un peu plus sur toi d’abord . C' est raisonnable … Pas vrai ? Bien sûr . Les yeux de Fenner se rétrécirent . Crotti dit que tu es régulier . Alors ? demanda Fenner avec un haussement d' épaules . Je peux t' utiliser . Mais montre _moi d’abord que tu es le genre de type qui me convient . Alors donne _moi l' entrée libre . T' es peut_être pas le genre de type qui me convient non plus . Carlos sourit . D' un sourire dépourvu de gaieté . Tu m' as l' air d' avoir drôlement confiance en toi , dit _il . Ce n' est pas un mal , d' ailleurs . Fenner se leva . Je me défends , dit _il sèchement . Alors , ça donne quoi ? Carlos se mit debout aussi . Va bavarder avec mes bonshommes dehors , dit _il . Ensuite , nous irons au quai . J' ai un petit boulot à faire là_bas . Ça t' intéressera . Tu me mets sur ta feuille de paye ? demanda Fenner . Qu' est_ce_que tu penses de cent dollars par semaine jusqu' à ce qu' on soit un peu faits l’un à l' autre ? proposa Carlos . Vaudra mieux qu' on se fasse vite , dit Fenner sans la moindre trace d' humour . Parce que pour moi , c' est moins que des haricots . Et il sortit , refermant la porte derrière lui . Une heure plus tard , Fenner , Carlos , Reiger et Bugsey pénétrèrent dans une crémerie pleine de consommateurs . Des regards curieux suivirent leur petit groupe qui , traversant la salle , sortit dans le fond par une petite porte masquée d' un rideau . Fenner s' était aperçu que Bugsey ne demandait qu' à fraterniser avec lui . C' était un homme de petite taille , trapu , mais qui commençait à s' empâter . Une face ronde de lune , des tout petits yeux rieurs et des lèvres comme des saucisses . Reiger , lui , vomissait Fenner et ils le savaient tous les deux . Aussi marchait _il en avant avec Carlos , tandis_que Fenner suivait avec Bugsey . Ils longèrent un corridor sombre et silencieux et descendirent une volée d' escalier . Au bas des marches , il y avait une porte que Carlos ouvrit avec une clef . Ils entrèrent . La pièce était vaste . Et Fenner remarqua que pour pousser la porte , Bugsey dut en mettre un coup . Cette porte était extra_massive et elle se rabattit avec un bruit sourd . A part deux points lumineux au fond , la pièce était plongée dans le noir . Carlos et Reiger se dirigèrent vers la lumière et Fenner , immobile , attendit en regardant Bugsey d' un oeil interrogateur . Bugsey fronça la bouche : C' est son bureau , souffla _t _il à voix basse . Qu' est_ce_que nous sommes supposés lire , toi et moi ? demanda Fenner . Regarder ce qui va se passer ? Bugsey opina . Carlos s' assit à une grande table sous l’une des ampoules . Amène _le , dit _il à Reiger . Reiger s' enfonça dans l' obscurité . Fenner l' entendit ouvrir une porte . Puis il revint en traînant un homme derrière lui . Il le tenait par le revers de sa veste , comme un sac de charbon . Sans même le regarder , sans même avoir l' air de savoir ce qu' il faisait , il le traîna jusqu' à une chaise toute proche de Carlos et le jeta dessus . Fenner s' avança un peu . L' homme était un Chinois . Il était vêtu d' un complet noir minable . Et il restait assis sans bouger , tassé sur sa chaise , les bras croisés , les mains cachées sous les aisselles . Presque courbé en deux . Fenner regarda Bugsey qui fronça de nouveau les lèvres , mais sans rien dire , cette fois _ci . Reiger revint au Chinois et lui arracha son chapeau . Puis empoignant la natte roulée , il tira en arrière pour relever la tête de l' homme . Fenner fit un léger mouvement en avant , puis s' arrêta . Le visage du Chinois luisait sous la lumière vive . La peau en était tellement tendue qu' il ressemblait à un crâne . Ses lèvres retroussées découvraient ses dents . Et ses yeux n' étaient que deux poches d' ombre . Carlos s' adressa à l' homme : Tu vas l' écrire , maintenant , cette lettre ? Le Chinois resta silencieux . Reiger tira brutalement sur la natte , en avant , puis en arrière , secouant la tête de l' homme à chaque coup . Carlos sourit . Une sacrée tête de lard , hein , Reiger ? dit _il . Puis il ouvrit un tiroir et en sortit un objet qu' il posa sur la table . Mets sa main sur la table , dit _il à Reiger . Reiger attrapa le poignet squelettique du Chinois et tira . L' homme s' efforçait de maintenir ses mains sous ses aisselles . Désespérément . Il y eut un long silence pendant que Reiger luttait contre l' autre . Pouce par pouce , Fenner pouvait voir la main sortir de son sanctuaire . Des gouttes de sueur commencèrent à perler sur le visage du Chinois , tandis_qu' un gémissement , bas et continu , sortait d' entre ses dents . Bon Dieu ! dit Fenner à Bugsey . Qu' est _ce qui se passe ? Bugsey fit un petit geste de la main , mais ne dit rien . Il fixait le groupe comme médusé . La main , maigre comme une griffe , se montrait peu à peu . Puis , avec une grimace cruelle , Reiger réussit à l' appliquer sur la table . D' où il était , Fenner pouvait voir les chiffons sanglants qui enveloppaient chaque doigt . Carlos poussa un bloc de papier camelote , une petite bouteille d' encre et un pinceau vers le Chinois . Ecris ! dit _il brièvement . Le Chinois ne répondit rien , ne bougea pas . Carlos regarda Reiger . De sa main libre , Reiger arracha les chiffons . Fenner eut le souffle coupé . Les doigts de l' homme étaient informes . Des tronçons déchiquetés , écrasés , sanguinolents . Grands dieux ! s' exclama _t _il . Carlos sursauta et regarda dans sa direction . Viens ici , dit _il . Je veux que tu voies ça . Je vois très bien d' où je suis , répondit Fenner calmement . Carlos haussa les épaules . Puis il ramassa l' objet qu' il avait sorti du tiroir et , d' un air détaché , le fixa sur l’un des doigts du Chinois . L' homme ne fit aucun effort pour retirer sa main . Il restait assis , sans plus bouger , tassé , gémissant comme un chien qui souffre . Reiger maintenait le poignet sur la table . Je commence à en avoir plein le dos de toi , dit Carlos . Veux _tu écrire cette lettre , oui ou non ? Le Chinois ne répondit rien . Alors Carlos tourna brutalement la vis _papillon du petit étau , écrasant la chair sanguinolente . Puis , levant le bras du Chinois , Reiger le rabattit , à toute volée , sur la table , plusieurs fois de suite . Fenner tourna lentement le dos à la scène et empoigna le bras de Bugsey . Si tu ne m' expliques pas ce que ça signifie , fit _il d' une voix rauque , je m' en vais l' arrêter . Le visage de Bugsey était verdâtre . Le Chinois a trois fils dans son pays , dit _il . Carlos veut qu' il les fasse venir pour les épingler dans son racket . Ils représentent quatre sacs par tête pour lui . Du fond , une exclamation leur parvint . Fenner tourna la tête . Le Chinois était en train d' écrire . Debout près de lui , Carlos surveillait de ses yeux ternes le tracé du pinceau sur la feuille . Quand il eut terminé sa lettre , le Chinois se renversa sur sa chaise . Et Fenner entendit sa voix faible et cassée qui priait : Enlevez ça … Enlevez ça … Enlevez ça ! Le petit étau pendait toujours à son doigt . Bien sûr qu' on va te l' enlever , dit Carlos . Tu n' aurais pas dû être si têtu , espèce de crétin ! Il se saisit de l' étau et d' un coup brutal , l' arracha . Fenner sentit son estomac se soulever et détourna les yeux . Le Chinois poussa un petit cri aigu et tomba en avant sur les genoux . D' un air dégoûté , Carlos jeta le petit étau sur la table , où il glissa en laissant une tramée rouge sur le bois blanc . Puis , sans regarder personne , Carlos sortit un petit automatique . Il fit un pas rapide vers le Chinois , posa le canon de l' arme sur la nuque de l' homme et appuya sur la gâchette . La détonation fit un vacarme énorme dans l' immense pièce silencieuse . Carlos rempocha son arme et vint à la table . Il y prit la lettre , la plia soigneusement et la mit dans son portefeuille . Tu diras à Nightingale d' emballer le Chinetoque , dit _il à Reiger . Puis il alla vers Fenner , s' arrêta devant lui , le regarda sous le nez . Alors , demanda _t _il . Tu aimes mon genre de racket ? Fenner avait des démangeaisons dans les paumes . Mais il répondit très calmement : Tu as sans doute une raison . Mais , sur le moment , j' ai trouvé que c' était un petit peu raide … Carlos éclata de rire . Remontons . Je t' expliquerai ça là_haut . Par contraste avec cette cave sinistre , la salle du café fit sur Fenner l' impression d' être un vrai Paradis . Il s' assit à une petite table dans un coin et aspira vivement trois bonnes goulées d' air chaud . Carlos prit place en face de lui . Les laissant seuls , Bugsey et Reiger s' éclipsèrent dans la rue . Carlos sortit une blague à tabac et roula une cigarette d' un tabac jaune marron et fibreux . Une mulâtresse aux yeux énormes leur apporta deux petites tasses d' un café noir extrêmement fort . Lorsqu' elle se fut éloignée , Carlos se pencha vers Fenner . Tu connais le truc , maintenant . Si ça ne te plaît pas , dis _le . Il est encore temps de partir . Si ça te botte , je t' expliquerai les finesses . Seulement … une fois que je t' aurai mis dans le bain , tu ne pourras plus te débiner . Tu piges ? Et il lui décocha un sourire glacé . Fenner opina et répondit : Je pige . Ça colle . Prends ton temps . Un gars qui en sait trop long sur mes affaires a des chances d' avoir des pépins s' il décide de laisser tomber tout d' un coup . Te casse pas le bonnet . Si ça tourne mal , ça sera pour mes pieds . Carlos but une gorgée de café , tout en inspectant la salle de son regard morne . Puis brusquement , il dit : Sur la côte Ouest , il y a une très grosse demande de main_d’oeuvre chinoise à bon marché . Et quand je dis bon marché , je veux dire bon marché . Les autorités fédérales considèrent les Chinetoques comme indésirables . Alors elles ne les laissent pas entrer . Fichue manière de faire les choses . Il y a la demande et les gars qui en ont besoin ne peuvent pas les obtenir . Alors , c' est ça ma combine . Moi , je les leur procure . J' importe du Chinois … Fenner hocha la tête . Tu veux dire en contrebande . Bien sûr . Et c' est facile . Sur cette côte _ci , il y a des tas d' endroits pour les entrer . Les garde_côtes ne me dérangent pas . Quelquefois , je loupe un coup , mais dans l' ensemble je m' en tire . Fenner se gratta la tête . Mais il n' y a pas de fric dans ce truc _là ? Carlos grimaça un sourire en montrant ses dents . Tu ne saisis pas très bien les finesses , répondit _il . Réfléchis un peu . D’abord , les Chinetoques ne rêvent que de venir ici . J' ai un type à la Havane qui les contacte . Les bonshommes le paient pour qu' il les fasse traverser le golfe en contrebande . Et ils sont tellement enragés de passion pour les U_S qu' ils allongent de cinq cents à mille dollars par tête de pipe . Nous chargeons douze Chinetoques à chaque voyage . Une fois que ces zigotos sont sur l’un de mes bateaux et qu' ils ont craché le fric , ils deviennent ma propriété . Je m' arrange pour les faire parvenir sur la côte Ouest . Et un bon Chinago , ça va chercher dans les cinq cents dollars , au moins . Fenner plissa son front . Puis il demanda : Tu veux dire que les Chinois paient pour entrer et quand ils y sont , tu les vends ? Carlos opina . Exactement , dit _il . Une combine qui rapporte deux fois . C' est un drôle de bizenesse . Jai transbordé cinquante Chinetoques cette semaine . L’un dans l' autre , ça me fait trente mille dollars pour lie travail de ma semaine . Fenner était suffoqué . Bon Dieu ! dit _il enfin . Mais pourquoi est_ce_que ces zèbres _là ne gueulent pas ? Qu' est_ce_qu' ils deviennent ensuite ? Ils ne peuvent pas gueuler ! Ils n' ont pas le droit d' être ici . S' ils allaient me dénoncer aux roussins , ça serait d’abord la prison … et l' expulsion , ensuite . Je les envoie sur la côte vers le Nord . Ils sont nourris , un point c' est tout . Ils font tous les boulots : les restaurants , les blanchisseries … Pourquoi obligeais _tu le vieux à écrire cette lettre ? Carlos le regarda un instant en silence . Puis il fit : Je me déboutonne , on dirait , hein ? Fenner soutint son regard . Pas d' histoires ! Te fais pas de bile pour ce que tu me racontes . Le vieux a trois fils , en Chine . Et moi , j' en ai jamais assez ici . Alors je l' ai amené à leur écrire de venir . Tu vois le genre : la vie épatante qu' il mène ici et le fric fou qu' il gagne . Ils viendront . Les Chinetoques ne demandent qu' à y croire … Fenner recula sa chaise . Et moi qu' est_ce_que je fais , là dedans ? Ça t' amuserait peut_être de traverser le détroit et de me ramener un cargo ? J' organise une petite croisière dans un jour ou deux . Fenner fit oui de la tête . Ça m' ira tout à fait , répondit _il . Je viendrai tous les jours aux nouvelles . Ton hôtel est un peu trop luxueux pour mon goût . Ça m' intimide . Je préfère rester au Haworth pour l' instant . Carlos haussa les épaules . Comme tu voudras , dit _il . Bugsey se tiendra en contact avec toi . Fenner repoussa sa chaise et se leva . Entendu , dit _il . Puis il sortit de l' établissement , laissant Carlos seul à sa table . Dès qu' il fut dans la rue , Bugsey se matérialisa soudain derrière lui . Fenner tourna la tête , le vit et s' arrêta . Bugsey le rejoignit . Ils repartirent ensemble . Foutue combine , dis donc , fit Fenner . Bugsey hocha la tête affirmativement . Oui , si t' es une huile , répliqua _t _il sans enthousiasme . Mais pour moi , c' est des haricots … Pensivement Fenner lui jeta un regard en coin . Ça ne te rapporte rien ? demanda _t _il . Si ! Oh , si ! dit Bugsey précipitamment . Je ne me plains pas . Ils se promenèrent le long des quais . Fenner trouvait que Bugsey avait l' air bonasse . Et cela lui donna à réfléchir . Qu' est_ce_que tu palpes ? lui demanda _t _il soudain . Cent dollars , dit Bugsey . C' est du mouron . Bien sûr . Mais les temps sont durs … Fenner en convint . En suivant les quais , ils regardaient le va_et_vient des bateaux . Soudain , Fenner s' arrêta . Il venait de remarquer une grande et luxueuse chaloupe à moteur amarrée à proximité de la jetée . Joli bateau ! dit _il . Bugsey cligna des yeux pour bien voir . Et comment ! fit _il . Ça me plairait d' avoir une baille comme ça . Fenner le regarda avec curiosité . Qu' est_ce_que tu foutrais d' un machin pareil ? Bugsey poussa un gros soupir . Moi ? fit _il . J' y embarquerais une cargaison de poupées . Pour une petite balade en mer . Et arrivés au milieu du détroit , faudrait que chacune me fasse une faveur . Ou sans ça qu' elle rentre à la nage . Voilà ce que j' en foutrais ! Mais Fenner ne l' écoutait plus . Il contemplait une jeune fille qui venait de sortir de la grande cabine . Ses cheveux étaient d' or rouge . Elle avait les seins hauts , de longues jambes , de longs pieds minces . Elle portait un long pantalon blanc , des sandales rouges et un chandail à col roulé rouge également . Un chatouillement d' émoi saisi Fenner . Il savait qui elle était . La ressemblance ne pouvait tromper . Il venait de trébucher sur la soeur de Marian Daley . A son tour , Bugsey la vit . Il poussa un petit sifflement . Bon_Dieu ! fit _il . Tu parles d' un chopin ! Tu la connais ? demanda Fenner . Moi ? Tu veux rigoler . Est_ce_que je resterais planté là , si je la connaissais ? Il avait l' air d' un chien affamé . Il reprit : Tu crois que c' est du vrai , les Roberts ou bien c' est un truc qu' elle a ramené de Paris ? Fenner ne l' entendit pas . Il lisait le nom du bateau , à la poupe : Nancy W Puis , reprenant sa marche , il dit à Bugsey : Ça me coupe mes moyens de t' avoir avec moi . Si j' étais seul , j' aurais déjà levé la mignonne . Bugsey ricana . Tu n' irais pas loin , dit _il . Une môme comme ça , c' est du gratin . Elle n' a pas de temps à perdre avec des fauchés . Fenner l' entraîna vers un bar : Peut_être bien . Mais je vais quand même tenter le coup . Il y a un beau bateau , là en face , dit Fenner au garçon venu prendre leur commande . Le garçon regarda vaguement par la porte ouverte et fit oui de la tête . Qu' est_ce_que vous prenez ? Fenner commanda deux gins et quand le garçon revint , il enchaîna : A qui est _il ? Le garçon se gratta le crâne : Quel bateau est _ce ? Nancy W . J' crois bien , que c' est un beau bateau . Il est à Thayler . C' est un gars qui est bourré de fric . Faut être bourré de fric pour grimper une poupée comme celle_là , soupira Bugsey . Thayler ? dit Fenner . Qu' est_ce_qu' il fait , ce mec _là ? Le barman haussa les épaules . Il claque son fric , c' est tout . Un de ces gars qui viennent au monde avec des dollars plein leurs poches , probablement . Il habite par ici ? Avec une embarcation pareille , il n' a pas besoin d' une maison , dans ce bled , répondit le barman . Fenner siffla la moitié de son verre : Et la souris , qui est _ce ? Le barman rigola : J' peux pas me les rappeler toutes . Ce gars _là a dû passer un marché avec la municipalité pour les essayer les unes après les autres . Bon boulot , fit Bugsey . Peut_être qu' il aurait besoin d' un coup de main ? Un type comme ça , où est_ce_qu' on le rencontre ? demanda Fenner . Lui ? Il traîne partout . Il fréquente beaucoup le Casino de Noolen . Fenner regarda Bugsey . Ah ? fit _il . Noolen a un casino ? Bugsey ricana . Noolen , c' est un croupion de canasson ! dit _il . J' finirai par le croire , dit Fenner . Puis il vida son verre et mettant son bras sous celui de Bugsey , il l' entraîna dans le soleil . Le Casino Noolen était voisin de la maison d' Ernest_Hemingway , au coin des rues Oliva et Whitehead . Fenner fit arrêter son taxi pour jeter un coup d' oeil à la demeure d' Hemingway , puis poursuivit son chemin vers le casino . Ce casino était situé au fond d' un jardin , avec une entrée imposante desservie par une allée semi_circulaire . Le style des bâtiments avait une certaine distinction . La soirée était étouffante , pleine du bruit et des odeurs du port . Fenner fit arrêter son taxi derrière l’une des nombreuses voitures qui déchargeaient des visiteurs , paya et escalada les larges marches de pierre du perron . Les portes étaient grandes ouvertes et il aperçut un vestibule brillamment éclairé . Deux hommes debout près de la porte le dévisagèrent d' un regard dur . Il pensa que ce devaient être des gardes _du _corps de Noolen . Il traversa le vestibule et entra dans une pièce très vaste où se trouvaient deux tables de jeu en pleine action . Il déambula autour , dans l' espoir de découvrir la jeune fille du bateau . Il n' était dans la salle de jeu que depuis cinq minutes lorsqu' un minuscule Cubain en habit vint à lui . M Ross ? demanda _t _il avec déférence . Et alors ? répondit Fenner . Voudriez _vous venir jusqu' au bureau , s' il vous plaît ? Fenner sourit . Je suis ici pour me distraire , dit _il . Qu' est_ce_que j' irais faire dans votre bureau ? Les deux hommes de la grande porte traversèrent la foule et vinrent discrètement encadrer Fenner . Ils arboraient un sourire qui n' atteignait pas leurs yeux . Vous feriez mieux de venir , fit le Cubain très doucement . Fenner haussa les épaules et suivit le petit homme qui le mena dans un petit bureau , à gauche . Noolen s' y trouvait . Il marchait de long en large , la tête penchée , un gros cigare entre les dents . Il s' arrêta et leva les yeux sur Fenner . Le Cubain referma la porte au nez des deux chiens de garde . Fenner trouva que Noolen avait meilleure apparence . Il avait l' air plus propre et son smoking lui allait bien . Qu' est_ce_que tu fais ici ce soir ? demanda Noolen . Je croyais que c' était un lieu public , dit Fenner . Qu' est _ce qui te chiffonne ? Nous n' acceptons pas la bande à Carlos ici . Fenner se mit à rire et alla s' asseoir dans un grand fauteuil de cuir . Ne fais pas le ballot , dit _il . Noolen restait crispé et immobile . Va _t' en d' ici , gronda _t _il . Et n' y reviens pas . Fenner fit un geste de la main , et dit : Renvoie ton ouistiti . J' ai à te parler . Noolen hésita , puis fit signe au Cubain qui sortit . Ça te mènera à quoi , de faire le méchant avec Carlos ? demanda Fenner en étirant ses grandes jambes . Tâche donc de comprendre . Quel jeu joues _tu ? demanda Noolen . Il y a quelque chose en toi qui ne me revient pas . Je ne vois pas … dit Fenner avec le plus grand sérieux . Mais crois _moi . Si mon flair ne me trompe pas , je ferai des sacrés changements dans ce patelin . Et alors , j' aurai peut_être besoin de toi . Je n' aime pas Carlos . Et son racket me dégoûte . Je crois que je vais le démolir . Noolen ricana . Tu es cinglé , dit _il . Carlos est assez fort pour te pulvériser . Fenner hocha la tête . C' est l' impression que ça fait , dit _il . Mais c' est le contraire qui se produira . Ça te plairait de voir disparaître ce coco _là ? Noolen hésita un instant , puis il secoua la tête . Bien sûr , avoua _t _il . Mais je ne verrai pas ça de mon vivant . Fenner contemplait pensivement le bout de ses souliers . As _tu des hommes de main , si j' en avais besoin ? demanda _t _il . Noolen vint s' asseoir près de lui . Oui , fit _il . Mais ils ne sont pas de la classe de ceux de Carlos . Ils n' auraient pas l' estomac de se lancer là dedans . Fenner sourit . Je leur préparerai le boulot , dit _il . Quand tes oiseaux verront que Carlos commence à déraper , ils se laisseront bien emmener à la bagarre . Noolen croisa les mains et s' absorba dans ses pensées . Il y eut un long silence . Puis il dit : Tu joues un jeu de combinard . Et si j' en touchais un mot à Carlos ? Fenner haussa les épaules . Pourquoi irais _tu faire ça ? dit _il . Tu as tout à gagner à rester tranquillement assis sur ton cul en attendant que je déblaie le village . Okay . Alors , fonce . Moi , je ne m' en mêlerai que lorsque je verrai que la chose a bien démarré . Mais surtout ne t' avise pas de vouloir mettre les pieds dans mes plates_bandes . Fais un geste qui me déplaît et je te tombe dessus . Fenner se leva . Ne te tracasse pas pour ça jusqu' à nouvel ordre , dit _il . On trouvera le temps pour ça plus tard … Noolen lui jeta un regard soupçonneux . Je n' ai pas confiance en toi , Ross , dit _il . On lie sait jamais exactement ce que tes paroles veulent dire . Oui c' est , le gars Thayler ? demanda brusquement Fenner . Thayler ? Qu' est_ce_que tu as à voir avec lui . Les yeux de Noolen s' étaient soudainement animés . Vu son bateau cet après_midi . Fameuse barque . Appris qu' il venait souvent ici . Pensé que ça serait peut_être intéressant de le connaître . Noolen se leva et alla ouvrir la porte . Il est là en ce moment , dit _il . Fenner le suivit dans le hall . Montre _le _moi , dit _il . Je veux faire sa connaissance . Noolen traversa la foule en regardant à droite et à gauche : C' est le type qui est assis là_bas , à la troisième , à côté de la blonde . Fenner vit la jeune fille . Sous les lumières douces , ses cheveux avaient une teinte admirable . Ses yeux étaient deux lacs d' ombre et ses lèvres luisaient par instants . Elle portait une robe noire qui lui allait trop bien . Qui est cette môme ? demanda négligemment Fenner . Gloria Leadler . Un beau morceau , hein ? Mais ce qu' elle a de mieux est sous la table … Le visage de Noolen s' était empourpré ; ses yeux étaient humides . Fenner le regarda avec curiosité . Si tu veux faire la connaissance de Thayler , reprit Noolen , tu devras attendre qu' il ait fini de jouer . On ne peut pas interrompre sa partie . D' accord . Et cette Gloria Leadler , qui est _ce ? Noolen tourna la tête et dévisagea Fenner . Qu' est _ce qui t' excite à ce point _là ? dit _il . Il y a bien de quoi l' être ! Quel coup d' oeil ! répondit Fenner . Noolen ricana . Je te laisse pour l' instant , dit _il . J' ai des choses à faire . Fenner le regarda s' éloigner en se demandant ce qui le prenait . Puis il alla s' installer à un petit bar à l' autre bout de la pièce . Il commanda un whisky _gingembre et s' adossa au comptoir . D' où il était , il pouvait juste apercevoir la tête et les épaules de Gloria . Il observa Thayler . Grand et fort , le teint très bronzé de soleil , des cheveux noirs drus et courts . Des yeux bleu clair et un long nez mince complétaient son aspect de beau garçon . Quand Fenner regarda de nouveau Gloria , il s' aperçut qu' elle le regardait aussi . Fenner la considéra pensivement , s' émerveillant de cette ressemblance extraordinaire . Si cette môme _là n' était pas la soeur de Marian Daley - alors c' est que lui_même était un polichinelle . Thayler se pencha légèrement vers elle pour lui dire quelques mots et elle sursauta . Fenner n' aurait pas pu en jurer , mais il eut soudain l' impression qu' elle lui avait souri . Peut_être n' était _ce qu' un jeu des lumières . Il la regarda avec intensité , mais elle ne regarda plus de son côté . Puis , au bout de quelques minutes , il la vit parler à Thayler et se lever . Thayler n' eut pas l' air content . Il posa la main sur le poignet de la jeune femme , mais elle secoua la tête , lui rit au nez et quitta la table . Thayler la regarda partir , puis se remit à jouer . Elle vint au bar . Deux autres hommes s' y trouvaient , ainsi que le petit directeur cubain . Quand elle fut près de lui , Fenner parla . C' est un vice de boire seul , dit _il . Vous ne voudriez pas me tenir compagnie ? Sans le regarder , elle ouvrit son petit sac et en sortit un billet de dix dollars . J' aime le vice , dit elle . Et elle commanda un gin_fizz . Elle lui tournait presque le dos . Il ne pouvait voir que le lobe de son oreille et la ferme ligne de son menton . Miss Leadler , dit _il , je voudrais vous parler . A moi ? dit _elle en se tournant vers lui . Et elle le fixa d' un regard qui l' embarrassa . Il avait l' impression qu' elle le voyait nu . Jamais personne ne lui avait causé gêne pareille en le regardant . Je m' appelle Ross . J' habite au Haworth . Je voudrais … Il s' interrompit . Thayler arrivait vers eux à longues enjambées , les traits crispés . Pour l' amour de Dieu ! dit _il à Gloria . Tu ne peux pas simplement te contenter de boire ? Gloria lui rit au nez et répondit d' une voix claire : Je le trouve magnifique . Incroyablement magnifique ! Thayler eut un regard gêné vers Fenner . Tais _toi , Gloria , dit _il à mi_voix . C' est le plus merveilleux animal que j' aie jamais vu , reprit _elle . Regarde ses bras . Regarde leurs dimensions . Regarde son cou et cette façon de tenir la tête . Fenner sortit son mouchoir pour essuyer ses paumes moites . Puis il vida son verre . Le Cubain le regardait d' un air de mépris . Ne fais pas semblant de t' extasier sur ses bras ou son cou , lança Thayler d' une voix féroce . Je sais bien ce que tu cherches . Invite _le à boire , continua _t _elle . Il est si beau . Et sais _tu ce qu' il m' a dit ? Il m' a dit : C' est un vice de boire seul . Elle tourna la tête et sourit à Fenner . Thayler regarda Fenner et lui dit : Fous le camp d' ici , ballot ! Gloria poussait des petits gloussements . Sois plus gentil , fit _elle . On ne parle pas comme ça à un si beau garçon . Il ne sait plus où se fourrer . Doucement , le gigolpince ! dit Fenner . T' es un peu trop sucré pour faire la grosse voix . Thayler eut un mouvement vers lui , mais le Cubain se glissa entre eux . A voix basse , il dit quelques mots à Thayler . Cramoisi de colère contenue , Thayler regarda Fenner par_dessus la tête du Cubain , puis il se détourna , saisit le poignet de Gloria et entraîna la jeune femme hors de la salle . Elle a le feu au train , on dirait ? demanda Fenner au Cubain qui se détourna en répondant : Vous feriez mieux de vous en aller aussi . Fenner resta pensif un moment . Puis il fit claquer ses doigts et sortit . En trombe . Il traversa le vestibule et descendit les marches . Un taxi surgit aussitôt dans l' allée , Fenner sauta dedans et dit au chauffeur : Au port . A toute allure . Quoique le taxi eût roulé très vite , Thayler était déjà remonté à bord du Nancy . W quand Fenner y parvint . Il vit la lumière s' allumer dans la cabine au moment où il réglait sa course au chauffeur . Il jeta un rapide coup d' oeil à droite et à gauche , sur les quais déserts . Puis il courut le long de la jetée où était amarré le bateau . Et il grimpa à bord . Sans bruit , il atteignit la cabine . En s' étendant à plat ventre , il pouvait voir par le panneau vitré entr’ouvert . Debout au milieu de la pièce , Gloria frictionnait son poignet , en regardant Thayler adossé à la porte . Il est grand temps qu' on s' explique ! J' en ai assez d' être le jobard ! La voix de Thayler arrivait distinctement aux oreilles de Fenner . Gloria lui tourna le dos . Quand je serai sortie d' ici , dit _elle d' une voix mal assurée , je ne veux plus jamais te revoir ! Thayler alla vers une desserte et se servit un verre . Ses mains tremblaient tellement que le whisky coula à côté , sur la surface brillante du meuble . Je t' ai pourtant passé des tas de choses , dit _il . Mais c' est toujours pareil . Je sais bien que tu es comme ça , mais tu pourrais essayer . C' est ça qui me met hors de moi , tu n' essaies même pas ! Gloria tournait en rond dans la cabine . Elle rappelait à Fenner un fauve en cage . Ça me fait de la peine pour toi ! Elle pivota brusquement : Tu es maboul ! Est_ce_que tu crois que ça me fait quelque chose , ta peine ! La peine de quelqu’un ne veut jamais rien dire , pour toi . Tu n' as pas l' ombre d' un sentiment ! Si , j' en ai ! Pas de cet ordre _là , en tout cas ! Thayler serrait tellement son verre que Fenner voyait ses phalanges devenir livides . Maintenant , c' est fini , poursuivit _il . Je ne veux plus de toi . Je ne veux pas d' une autre séance comme celle de ce soir … Gloria , soudain , se mit à rire : C' est moi qui ne veux plus de toi , dit _elle . C' est moi qui en ai par_dessus la tête . Veux _tu que je te dise pourquoi ? Tu me l' as déjà dit . Je le sais par coeur . Non , tu ne le sais pas , reprit _elle méchamment . C' est parce_que tu ne vaux rien . J' ai attendu … attendu … j' espérais que tu te ferais à moi , parce_que tu as l' air d' être capable . Mais tu es une lavette . Tu n' y connais rien . Tu ne sais pas comment t' y prendre . Tu crois savoir , voilà tout ! Thayler posa soigneusement son verre . Il marcha vers elle , le visage blême , et posa les mains sur ses épaules : Avoue que c' est un ignoble mensonge ! Elle repoussa ses mains . Tu veux croire que c' est un mensonge , hein ? Tu essaies de sauver un petit bout de ton pauvre orgueil , hein ? Thayler revint jusqu' à elle . Et , saisissant le bord du décolleté de sa robe , la déchira jusqu' à la ceinture . Elle leva les mains sur sa poitrine . Qu' est_ce_que tu vas me faire ? dit _elle d' une voix rauque . Tu vas encore me battre ? C' est tout ce que tu sais faire . Tu ne peux pas prendre une femme comme n' importe quel homme . Il faut que tu fasses d’autres choses … Fenner repoussa son chapeau sur son front et se pencha un peu plus . Immobile , Thayler regardait Gloria . Fenner le voyait trembler . Puis il l' entendit aire , d' une voix basse et saccadée : J' ai envie de te tuer pour ce que tu viens de me dire . Elle secoua la tête . Essaye plutôt de me faire l' amour , dit _elle . Thayler serra les poings et fit un pas vers elle . Fous le camp ! hurla _t _il . Fous le camp ! Elle porta ses mains à sa ceinture , défit une agrafe et laissa tomber sa robe à ses pieds . Puis s' en fut vers le large divan qui occupait tout un coin de la pièce . Là , elle s' assit , croisa les jambes , détacha ses bas et les ôta . Prouve _moi que j' ai tort , dit _elle avec un rire de gorge . Quittant son observatoire , Fenner se remit debout . Eh ben mon colon ! murmura _t _il d' une voix étranglée . Il quitta le bateau et regagna son hôtel . III Fenner était dans l' atelier de Nightingale , en train de regarder le petit homme peindre une de ses boîtes , lorsque Reiger y entra . Il y a du boulot pour toi , lui dit Reiger . Je viendrai te chercher ici à huit heures . Fenner alluma une cigarette . Quel boulot ? Tu verras . Ecoute_moi , Reiger . C' est pas le bon moyen avec moi . On me traite d' égal à égal - ou alors je vous dis merde . Quel boulot ? Reiger gratta sa joue avec l' ongle de son pouce et dit : Il nous arrive un chargement de Chinetoques . On les transborde ici cette nuit . Okay , dit Fenner . Je serai ici tout à l' heure . Reiger sortit . Il est cordial , celui_là ! dit Fenner à Nightingale . J' ai l' impression qu' on n' a pas trouvé le joint , lui et moi ! Nightingale avait l' air contrarié . Il secoua la tête . Tu t' y prends mal avec lui , dit _il . C' est un salopard . Garde _le à l' oeil . Fenner tambourinait sur le couvercle d' un des cercueils . Je l' aurai à l' oeil , dit _il . Puis il fit un signe de tête à Nightingale et sortit de l' atelier . En bas , assise devant un bureau , Curly tenait un livre de comptabilité . Elle leva la tête quand Fenner passa près d' elle . Il stoppa . Jour , mignonnette , lui dit _il . Joli petit museau que tu portes , ce matin . Elle ouvrit de grands yeux étonnés . Oh , ce que vous êtes gentil , dit _elle . Ça n' est pas souvent qu' on me sert ce genre de gâterie ! Ça ne fait rien . La surprise est meilleure quand ça arrive . Elle le regarda pensivement , en suçotant son porte_plume : Vous êtes dans le bizenesse , maintenant ? Fenner fit oui d' un signe de tête . Vous avez vu Pio ? Oui . Ce qu' il est joli ! dit _elle avec un soupir . C' est pas comme ça que je le vois . Tu n' en penses pas grand bien , Curly ? Est_ce_que ça compte , ce que je pense ? demanda _t _elle avec amertume . Fenner s' assit sur un coin du bureau . Ecoute , mignonne , ne le prends pas de cette façon . Il compte pour toi , Carlos ? Aucun homme ne compte pour moi ? dit _elle . Mêlez _vous de vos affaires … Mais Fenner lisait dans ses yeux ce qu' elle ne disait pas . Il se leva et sourit . Bien sûr , bien sûr , fit _il . Si je te demandais ça , c' est parce_que j' espérais que tu mettrais peut_être ta jolie tête bouclée sur mon épaule . Et que ta m' aurais raconté tous tes chagrins . Je n' ai pas de chagrins , dit _elle sèchement . Fenner lui sourit de nouveau et sortit dans la rue . Alors c' est comme ça , songeait _il . Curly est mordue pour Carlos , et ça ne rend pas . Pas de chance de s' amouracher d' un petit salaud comme Carlos . Il continua sa promenade à travers les rues étroites , revenant de temps en temps sur ses pas , entrant occasionnellement dans un bar prendre un coup sur le zinc - l' oeil sans cesse aux aguets pour voir s' il était filé ou non . Lorsqu' il fut certain que c' était non , il s' enfonça vers le centre de la ville . Lorsqu' il atteignit le building de l' Administration Fédérale , il traînailla un peu alentour , surveillant attentivement la rue . Puis il plongea brusquement dans le bâtiment et prit l' ascenseur vers les services du Bureau Fédéral d' Investigations . L' Agent en charge s' appelait Hosskiss . Il se leva et , de derrière son bureau , tendit à Fenner une main moite . Fenner se laissa tomber lourdement dans le fauteuil en face et sortit de sa poche des papiers qu' il tendit à Hosskiss . Je suis Fenner , dit _il . Voilà ma licence de détective privé . Je suis ici pour le compte d' une cliente . Et je voudrais vous communiquer certains faits . Hosskiss examina les papiers , les sourcils froncés . Puis il dit enfin : Fenner ? C' est vous le gars qui avez démoli le gang dans l' affaire Blandish ? Fenner fit oui de la tête . C' était du beau boulot , reprit Hosskiss en souriant . Je connaissais Brennan . Il m' a tout raconté en détail , à l' époque . Ma foi , je serai heureux de vous aider si je peux . Je ne peux pas vous exposer tous les faits , dit Fenner . Je recherche une jeune fille . D' une façon ou d' une autre , Carlos est mêlé à l' affaire . Alors je me suis procuré une introduction auprès de Carlos . Une introduction fabriquée , naturellement . Et maintenant je fais partie de sa bande . Je voulais que vous le sachiez afin_de ne pas me télescoper contre vos gars quand on se bagarrera . Cette nuit , je dois aller en mer avec Reiger ramasser un chargement de Chinetoques . On partira aux environs de huit heures . J' ai pensé que ça pourrait vous intéresser . Hosskiss gonfla ses joues . Bon_Dieu ! fit _il . Vous n' avez pas l' air de vous rendre compte où vous mettez vos pieds . Si Carlos apprend que vous êtes venu ici , vous êtes bon comme la romaine . Ce salaud _là est le plus dangereux de tous , sur la côte . Fenner haussa les épaules . Je le sais bien , dit _il . J' ai fait très attention . Je suis à peu près certain que personne ne m' a vu entrer ici . Mais pourquoi ne foutez _vous pas ce gang en l' air , vous autres ? Pas de preuves . Nous connaissons son jeu , mais nous n' avons jamais pu le prendre sur le fait , Nos avions et nos bateaux surveillent la côte , mais il glisse chaque fois au travers . Une fois , nous l' avons coincé sur l' eau , mais il n' y avait rien à bord . Ce sont des dégourdis . Je parierais qu' ils ont balancé les Chinois par_dessus bord dès qu' ils ont vu notre canot avancer sur eux . Fenner se gratta la tête . Si vous nous coincez cette nuit , dit _il , il faudra que vous vous arrangiez pour me laisser en dehors de tout ça . C' est Reiger que je voudrais voir mettre en cage . Mais il ne faudrait pas que ça m' empêche de continuer mon enquête personnelle . Je vous arrangerai ça , dit Hosskiss . Vous ne pourriez pas me dire ce que c' est que votre affaire ? Pas pour l' instant , répondit Fenner . Mais j' aurai peut_être besoin de votre aide pour le coup de balai final . Tout ce que je vous demande maintenant , c' est de sortir mon épingle du jeu , s' il y a du pétard . Il se leva . Hosskiss et lui se serrèrent la main . Vous ne savez pas quelle direction vous prendrez ce soir ? Fenner secoua la tête . Non , dit _il . Il faudra que vous vous débrouilliez pour nous trouver . Nous vous trouverons , mon vieux , dit Hosskiss . Le détroit va pulluler , cette nuit . Fenner revint au port et y retrouva Bugsey . De là , ils allèrent ensemble au Flagler Hôtel . Quand ils entrèrent dans l' appartement n° 47 , Carlos s' y trouvait seul . Il les salua de la tête et dit à Bugsey : Va dehors te reposer . Bugsey eut l' air surpris mais sortit sans rien dire . Carlos dévisagea Fenner un moment et dit : Qu' est_ce_que tu es allé faire chez Noolen , l' autre nuit ? Je travaille avec tes bonshommes , répondit Fenner , mais je ne suis pas obligé de m' amuser avec eux . Pas vrai ? Tu n' as pas joué , reprit Carlos . Tu es allé dans le bureau de Noolen . Pourquoi ? Fenner réfléchit à toute allure . Carlos restait debout , figé , la main près de l' ouverture de son veston . J' y suis allé pour jouer , dit Fenner . Mais Noolen m' a fait appeler pour m' inviter à filer . Il m' a dit qu' il ne voulait personne de ta bande dans sa taule . Tu as essayé de parler avec la Leadler , reprit Carlos . Pourquoi ? Et pourquoi pas ? Fenner jugea que le terrain devenait dangereux . Il reprit : N' importe quel gars essaierait de faire une poule comme elle . Elle était seule à ce moment _là , alors j' ai pensé qu' on pouvait faire connaissance . Qui c' est , cette poupée _là ? Tu la connais ? Carlos battit des paupières . Mêle _toi de ce qui te regarde , dit _il sèchement . Je n' aime pas tes façons , Ross . Ces deux histoires que tu me racontes , ça t' es venu trop facilement . Je crois que je vais te surveiller . Fenner haussa les épaules . Tu perds ton sang_froid , dit _il d' un ton méprisant . T' as peur de Noolen , par hasard ? Carlos désigna la porte du menton . Tu peux disposer , dit _il . Et il tourna le dos à Fenner . Fenner sortit , tout pensif . Carlos n' était pas aussi jobard qu' il l' avait cru . Fenner allait devoir jouer ses cartes avec précaution . Dans le hall de l' hôtel , il dit à Bugsey : Attends _moi un instant . Je veux téléphoner à mon hôtel pour dire que je ne serai pas là ce soir . Il s' enferma dans une cabine et appela le numéro de Noolen . Bugsey attendait dehors , mais il parla quand même à voix basse : Noolen ? Ici Ross . Ecoute_moi . Carlos a une antenne dans ta maison de jeu . Il sait que toi et moi nous avons causé . Et il sait aussi d’autres choses . Ton gérant , le Cubain , il y a longtemps qu' il est chez toi ? Deux mois . La voix de Noolen trahissait l' inquiétude . Il reprit : Je vais faire le nécessaire . Oui , dit Fenner . Je te conseille de te débarrasser du gars en vitesse . C' est urgent . Et il raccrocha . Dehors , il prit le bras de Bugsey et lui dit : On va se payer un peu de bon temps . Paraît que j' aurai un boulot pénible cette nuit , d' après ce que vient de me dire Carlos . Moi , j' ai rancart avec une môme , cette nuit , dit Bugsey sur le ton de la confidence . Il ferma ses petits yeux et poussa un soupir de satisfaction anticipée . Fenner arriva chez Nightingale deux minutes avant huit heures . Reiger et Miller étaient déjà là . Miller était en train de graisser une mitraillette . Je sens qu' il va pleuvoir , dit Fenner . Reiger grogna son approbation . Miller dit d' une voix faussement amicale : La pluie , c' est ce qu' il nous faut . As _tu un pétard ? dit Nightingale à Fenner à voix basse . Fenner fit non de la tête . Nightingale ouvrit un tiroir et en sortit un gros automatique . Reiger leva brusquement la tête et dit : Il n' en a pas besoin . Nightingale fit le sourd . Il tendit l' automatique à Fenner . Reiger se déchaîna : Je te dis qu' il n' en a pas besoin , fit _il en se levant . Fenner le regarda froidement et lui dit : Tu te feras une raison . Ils s' affrontèrent du regard , un instant . Puis Reiger haussa les épaules et se rassit . Nightingale eut un sourire étrangement doux : Tu as renoncé à porter un feu ? demanda _t _il à Fenner . On dit pourtant que tu es le roi de la gâchette . Fenner soupesa l' automatique dans sa main . Je me défends , dit _il simplement . Miller regarda sa montre qui paraissait ridiculement petite sur son poignet de lutteur . C' est l' heure , dit _il . Allons _y . Il enveloppa la mitraillette dans son imperméable et ramassa son chapeau . Reiger se dirigea vers la porte : Méfie _toi de ces deux oiseaux , dit Nightingale à voix basse à Fenner . Une grosse conduite intérieure était rangée devant la boutique de Nightingale . Reiger prit le volant . Fenner et Miller s' installèrent au fond . Fenner salua Nightingale de la main quand la voiture démarra . Derrière Nightingale , il aperçut Curly , ou du moins , la forme imprécise de son visage et de ses cheveux . Carlos ne vient jamais dans ces excursions ? demanda _t _il à Miller . Pourquoi viendrait _il ? répondit Miller brièvement . Reiger piqua vers le sud . Tu aimes bien poser des questions , fit _il à Fenner par_dessus son épaule . Le reste du trajet s' effectua dans le silence . Arrivés au port , ils parquèrent la voiture et marchèrent rapidement le long des quais . Bugsey et un énorme nègre les attendaient près d' un bateau de quinze mètres de long . Dès que le nègre les vit , il monta à bord et disparut dans la cabine du moteur . Bugsey resta près du câble d' amarrage . Tandis que Miller grimpait à bord , Reiger dit à Fenner : Tu n' auras rien à faire jusqu' à ce qu' on nous accoste . A ce moment _là , tu les examineras un à un . Aucun Chinnoque ne doit avoir de revolver . La méthode la plus sûre , c' est de les faire mettre à poil quand ils montent à bord . Ça prend du temps , mais c' est plus sûr . Si l’un d' eux a un pétard , prends _le _lui . S' il a l' air de regimber , bute _le . Ensuite , Miller te les prendra et les fourrera dans la cabine d' avant . Bon , dit Fenner . Et il suivit Reiger à bord . Bugsey détacha l' amarre et la lança à Reiger . Il fit au revoir de la main à Fenner et lui cria : Bon voyage . Le nègre mit les moteurs en marche et le bateau commença à vibrer légèrement . Miller était descendu dans la cabine de pilotage et tenait la barre . En route ! cria Reiger . Et le bateau laissa un sillage d' écume derrière lui . Reiger alla vers le puissant petit projecteur placé sur le pont avant . Il s' accroupit à côté et alluma une cigarette . Son dos était raide et rébarbatif ; aussi Fenner , le laissant seul , descendit dans la cabine du pilote auprès de Miller et s' y installa confortablement . A quelle heure ramasserons _nous les zèbres ? demanda _t _il . Vers dix heures , je pense . Au moment où le bateau atteignait la pleine mer , il fit soudain très frais et une pluie fine se mit à tomber . Il n' y avait pas de lune et la visibilité était mauvaise . Fenner frissonna légèrement et alluma une cigarette . Il faut du temps pour s' habituer à ces promenades de nuit , dit Miller . Si tu as froid , va dans la cabine des moteurs . Il y fait meilleur qu' ici . Fenner resta auprès de Miller quelques instants encore , puis il suivit son conseil . En sortant , il vit que Reiger était toujours assis derrière le projecteur . Immobile . Le bateau commença de danser dans la vague . Fenner découvrit qu' il n' avait plus aucun plaisir à fumer . Le nègre ne parlait pas . De temps à autre , il roulait ses gros yeux vers Fenner , mais il n' ouvrit pas la bouche . Au bout d' un certain temps , Miller appela et Fenner le rejoignit . Il lui montra du doigt un point au large . Très loin . On y distinguait , par intermittence , des signaux lumineux . Miller changea de cap . Le bateau piqua droit sur les signaux . Ça doit être notre bonhomme , dit _il . Brusquement , le projecteur de Reiger s' alluma , puis s' éteignit presque immédiatement . Fenner tendit l' oreille , il venait d' entendre , très faiblement , le bourdonnement d' un moteur d' avion . Il sourit dans l' obscurité . Miller l' entendit aussi . Un avion qui s' amène ! hurla _t _il à Reiger . Reiger se leva et scruta le ciel bouché . Puis , précipitamment , il éteignit ses feux de position et le bateau poursuivit sa course en pleines ténèbres . Ces salauds de gardes_côtes , ils me font mal au ventre ! dit Miller avec fureur . Le bourdonnement de l' avion continua quelques minutes , puis s' éteignit . De nouveau , Reiger fit de brefs signaux avec son projecteur . En face , l' autre projecteur signalisait sans interruption et se rapprochait de plus en plus . Miller tendit à Fenner une torche électrique . Va à l' avant , lui dit _il . Nous sommes presque arrivés . Fenner prit la torche et sortit de la cabine . Il sentit le bateau rouler en ralentissant . De l' avant , Reiger hurla : Stop ! Presque aussitôt , les moteurs s' éteignirent . Reiger se dirigea vers Fenner , marchant avec précaution à cause du roulis et du tangage . Sors ton pétard , aboya _t _il . Et surveille les cocos . Je te les passerai . Assure _toi qu' ils ne sont pas armés . Ensuite , passe _les à Miller . Lui_même tenait sa mitraillette à la main . Ils essayaient tous les deux d' y voir dans la nuit d' encre . Puis , brusquement , Reiger alluma une petite torche . Il avait entendu un grincement d' avirons tout proche . Un petit canot arrivait vers eux en dansant sur la houle . Fenner distingua quatre hommes tassés au fond et deux rameurs . Alors Reiger éteignit sa torche . Ouvre tes esgourdes pour guetter cet avion , dit _il à Fenner . Quand le canot eut accosté , Reiger ralluma sa torche . Un Chinois maigre , décharné , monta à bord . J' en ai quatre ici , dit _il à Reiger . J' amènerai le restant en quatre fois . Et le spécial ? Je l' ai amené , je l' ai amené . Je l' apporterai en dernier . Okay . Commençons , dit Reiger à Fenner . Fenner se recula un peu et attendit . Les Chinois montèrent à bord un par un . Reiger les comptait , n' en laissant passer qu' un à la fois et attendant que Fenner l' ait passé à Miller qui les conduisait toujours un par un dans la cabine avant . Tous ces Chinois identiquement vêtus d' une chemise et d' une culotte aux genoux . Comme des moutons , ils observaient passivement le rite imposé : Fenner les tâtait pour s' assurer qu' ils n' étaient pas armés , puis il les passait à Miller . Les différents transbordements prirent un certain temps . Puis vint le moment où le Chinois décharné qui s' était tenu à la droite de Reiger pendant toute l' opération , dit : Voilà , tout y est . Je vais aller chercher le spécial . Reiger demanda à Miller : Tu les as bien bouclés ? Il sembla à Fenner qu' il y avait un peu de gêne dans sa voix . J' ai la clef dans ma poche , répondit Miller . Fenner se demanda ce que pouvait bien être ce spécial . Il sentait une espèce de tension entre Miller et Reiger . L' oreille tendue , ils attendirent tous les trois le retour du canot . Au léger éclaboussement des rames sur l' eau , Reiger alluma sa torche . Les autres maintinrent le canot bord à bord , à la gaffe . Le Chinois décharné remonta près d' eux . Puis il se pencha vers le canot et l' autre rameur lui tendit quelque chose . Le Chinois se redressa . Le spécial était à bord . Ne t' occupe pas de ça , dit Reiger à Fenner . Fenner braqua sa torche sur le spécial . Puis il poussa un grognement . Le spécial était une fillette . C' était bien ce qu' il avait supposé . Une Chinoise de treize ou quatorze ans . Jolie et fine . Elle avait l' air d' avoir froid et d' avoir peur . Comme les autres , elle était habillée d' une chemise et d' une culotte . Reiger poussa un juron et d' un coup rapide fit tomber la torche des mains de Fenner . Ne te mêle pas de ça ! gronda _t _il entre ses dents . Miller , mets _la à l' abri … Reiger se tourna vers le Chinois . Celui_ci lui remit un paquet enveloppé de toile huilée , puis , après une courbette , il redescendit dans sa chaloupe et disparut dans la nuit . Ça peut nous mener loin , ce racket _là , grinça Fenner . Ah oui ? dit Reiger . Tu fais dans ton froc ? Il me semble que j' avais le droit de savoir que vous faisiez le trafic des femmes . C' est pas un truc qui passe facilement . Qu' est_ce_que tu crois ? Une mousmé , ça vaut autant que dix Chinetoques , quand on peut se la procurer . Alors , boucle _là , tu veux ? Fenner ne répliqua rien . Il laissa Reiger , passa dans la cabine de pilotage et resta immobile dans l' obscurité . Songeur . Etait_ce là la réponse à l' énigme ? Ils avaient ramassé douze Chinetoques et une souris . Etait_ce là ce que la soeur de Marian voulait laisser entendre ? Ou bien n' était _ce là qu' une coïncidence ? Il ne savait pas . Prends la barre pour le retour , Reiger ! hurla la voix de Miller . J' en ai marre . D' accord ! répondit Reiger . Dis au nègre de mettre en route . Le bateau frémit lorsque les moteurs démarrèrent . Fenner s' assit sur le pont , le dos contre le toit de la cabine de pilotage , fouillant l' obscurité du regard , l' oreille tendue dans l' espoir d' entendre le bruit d' un canot de patrouille . Ross ! hurla tout à coup la voix de Reiger . Ross ! où es _tu fourré ? Fenner descendit dans la cabine . Qu' est_ce_qu' il y a ? dit _il . T' as peur dans le noir ? Ecoute , gros malin . Si tu laissais un peu tomber les vannes ? Je veux que tu ailles dans la cabine des Chinetoques pour les enchaîner les uns aux autres . Les chaînes sont là_bas , dans le coin . Fenner regarda le tas de menottes réunies ensemble par des chaînes rouillées . Pourquoi faire ? demanda _t _il . Tu ne devines pas ? On est forcé de prendre des précautions . Si un canot de patrouille nous coince , on balance les ouistitis par_dessus bord . Enchaînés comme ça , ils coulent tout de suite . Vous pensez à tout , vous autres , dit Fenner . Mais il prit la barre des mains de Reiger . Fais _le toi_même , dit _il . Ça n' est pas mon rayon . Reiger le regarda fixement à la faible lueur de la lampe de navigation . Puis il dit : Je n' ai pas l' impression que tu nous seras utile à grand_chose . Puis il ramassa les chaînes , escalada les quelques marches et sortit dans la nuit . Fenner fit une légère grimace . Il ne voyait pas très bien comment il pourrait continuer à jouer son rôle . Pas très longtemps , en tout cas . D' ailleurs , il avait l' impression qu' il possédait , maintenant , à peu près toutes les informations qu' il avait souhaitées . Le reste dépendrait de ce que Gloria Leadler voudrait bien lui dire . S' il obtenait d' elle ce qu' il désirait encore savoir , alors il n' aurait plus qu' a frapper . Et à tout balayer . Le bruit assourdi d' une détonation lui parvint . Il écouta , fouilla l' immensité du regard . Il ne vit rien , n' entendit plus rien et , au bout de quelques minutes , Reiger revint . Fenner lui jeta un coup d' oeil au moment où il lui reprenait la barre . Le visage de Reiger était dur , mauvais . Des embêtements ? demanda Fenner . Reiger ricana . Ils n' aiment pas les chaînes , dit _il . J' ai dû tirer dans la patte d' un de ces salauds pour qu' ils se calment . La pluie ne tombait plus . Pourtant Fenner se sentait glacé . Va dire à Miller qu' il aille surveiller la souris , dit soudain Reiger . Elle avait l' air calme tout à l' heure , mais si elle commence à pleurnicher et si les autres l' entendent , ça fera un foin du diable sur ce rafiot . Je ne pige pas , dit Fenner . Reiger rigola un bon coup . Les douze Chinetoques , là en bas , ils n' ont pas touché une femme depuis six semaines . S' ils savaient qu' il y en a une à bord , ils deviendraient enragés . Bon dieu ! J' ai vu ça une fois . J' étais parti en mer avec un cornichon qui devait m' aider à m' occuper de la cargaison . On a chargé quelques Chinetoques et une petite mulâtresse . Le couillon a laissé les Chinetoques apercevoir la petite . Ça a déclenché quelque chose d' inouï . J' ai dû en descendre deux à coups de pétard , et en matraquer deux autres . J' ai jamais rien vu de pareil . La môme a eu tellement peur qu' elle s' est balancée dans la flotte . Fenner grogna . Le cornichon m' a payé ça , reprit Reiger . Quand les deux que j' avais assommés ont repris connaissance , je l' ai fourré dans leur cabine , après lui avoir attaché les mains … Reiger rugit de rire un instant et conclut : C' était tordant de voir ce qu' ils lui ont fait , au cornichon . Qu' est_ce_qu' il a dégusté ! Ils te le feront peut_être à toi un jour , dit Fenner . Et il sortit de la cabine pour aller voir Miller et la petite . Quand il arriva , il eut un instant le souffle coupé . D' une main , Miller maintenait la petite Chinoise sur le plancher . De son autre main ouverte , il la giflait avec force . La chemise de la petite était en lambeaux . Elle était nue jusqu' à la ceinture . Elle se débattait silencieusement . Le sang coulait de son nez et de ses lèvres . Fenner fit un pas en avant et attrapa Miller par son col . Il le souleva de dessus la petite et l' écarta . Et quand il l' eut traîné assez loin , il lui lança un formidable coup de pied qui l' envoya valser à l' autre bout de la cabine . La fillette restait affalée sur le côté , les genoux repliés sur le ventre , les bras protégeant la tête . Miller s' assit lentement . Son énorme face blême luisait sous la faible lumière de la lampe . Il cligna des yeux vers Fenner . Fous le camp d' ici et laisse _moi tranquille ! dit _il d' une voix épaisse . Fenner ne répondit rien . Il restait immobile , les bras ballants . Miller chercha la petite des yeux et se traîna vers elle , à genoux . Fenner avança . Son coup de pied atteignit Miller rudement au milieu des côtes . Miller s' affala en avant . Son souffle sortait de sa bouche ouverte , rauque et haletant . Mais ses yeux ne quittaient pas la fillette . Et il se remit à ramper vers elle , une main pressée contre ses côtes . Fenner sortit son automatique . Arrête _toi ! hurla _t _il . Tu m' entends ? Arrête _toi ! Miller n' entendait même pas . Une de ses mains attrapa la cheville de la gamine . Et il la tira pour l' amener vers lui . Fenner s' approcha et écrasa le poignet de Miller sous son talon . Miller ne lâcha pas prise . Il attira la petite plus près et empoigna la cuisse frêle . Livide , Fenner saisit son automatique par le canon . Et il se mit à frapper Miller à coups de crosse , entre les épaules . Il ne voulait pas démolir Miller tout à fait . On pouvait avoir besoin de lui pour piloter le bateau . Mais il fallait quand même mettre fin à cela . Miller secoua ses épaules et rua de côté . Puis , glissant la main sous le menton de la fillette , lui rejeta la tête en arrière . Fenner aspira un grand coup d' air , puis il frappa Miller sur le crâne . L' autre se raidit , puis s' avachit et bascula en avant sur la petite . Il tenta encore de se relever , comme s' il voulait forcer ses muscles . Et son front heurta le plancher avec un bruit sourd . Fenner rempocha son automatique . Puis il l' entraîna loin de la fillette . Et le tirant par le bras , il le sortit de la cabine . Qu' est _ce qui se passe là_bas ? hurla la voix de Reiger . Fenner ne répondit pas . Il lâcha Miller contre le plat_bord et retourna à la cabine . La petite avait de nouveau remonté ses genoux jusqu' à son menton . Au bord de ses lèvres , des petites bulles rouges continuaient à crever sous son souffle . Fenner se mit à genoux et lui passa son bras sous la tête . Elle se raidit , puis lui lança son poing dans la figure . Fenner la lâcha et se releva . Il saisit une couverture sur la couchette et la jeta sur le petit corps nu . Elle continuait de le regarder avec des yeux terrifiés . De la tête , il lui fit un signe rassurant . Puis il sortit de la cabine , dont il ferma la porte à clef . Et il mit la clef dans sa poche . Miller avait réussi à s' asseoir sur le pont et tenait sa tête dans ses mains . On pouvait l' entendre dévider , à mi_voix , un chapelet d' obscénités . Fenner ne le regarda même pas . Il se rendit tout droit à la cabine de pilotage . Qu' est _ce qui se passe ? lui demanda Reiger . Fenner luttait pour garder une voix calme . Ce fumier de Miller essayait de s' envoyer la petite , dit _il . Je l' ai assommé . Reiger haussa les épaules . Elle y passera tôt ou tard , dit _il . Alors , pourquoi pas commencer tout de suite ? Fenner ne répondit pas . Il regardait une lueur minuscule qui se déplaçait au loin , à tribord . Puis , tout aussitôt , il détourna les yeux afin_que Reiger ne le remarquât pas . Il se demandait si ça n' était pas un canot des patrouilles côtières . Miller , qui avait réussi à se mettre debout , aperçut aussi ce feu en . mer et hurla un avertissement . Reiger regarda et vit à son tour . Les gardes_côtes , dit _il . Ils ne nous repéreront peut_être pas . Le bateau courait toujours sans feu de position ni lumière . Mais la lune était sortie de la couronne de nuages et le sillage d' écume était très visible maintenant . Fenner fixait la lumière lointaine . Il la vit faire un virage et venir dans leur direction . Ils nous ont vus , dit _il d' une voix calme . Reiger hurla : Miller ! Puis il donna la vitesse maxima . Miller entra en chancelant dans la cabine , une lueur de meurtre dans ses yeux à la vue de Fenner . Mais Reiger aboya : Prends la barre . Je sors l' arsenal . Peut_être que ces gars _là vont plus vite que nous . Miller prit la barre . Reiger et Fenner sortirent . Le clair de lune inondait maintenant la mer . Fenner vit distinctement le bateau chasseur . Et il était rapide . On pouvait en juger rien qu' à la façon dont sa proue émergeait hors de l' eau . Il va nous avoir , dit _il à Reiger . Reiger alla à la cabine des moteurs et cria quelque chose . Le nègre lui tendit deux mitraillettes Thompson . Il en passa une à Fenner et se mit à plat ventre sur le pont . Allons _y ! dit _il . Arrose _les sans arrêt . Tire de l' avant . Fenner s' aplatit aussi . Puis il déclencha deux rafales , en prenant bien soin que ses balles passent au_dessus de l' autre bateau . Aussitôt après , il entendit cracher l' arme de Reiger . Et , de l' endroit où il se trouvait , Fenner pouvait voir voler les éclats de bois arrachés à la proue . Fenner baissa la tête dès que le bateau chasseur répondit . Il voyait les longs éclairs jaunâtres et il entendait le bruit sec et sourd des balles qui s' enfonçaient dans la coque . Le bateau chasseur servait un feu si nourri qu' il était impossible à Reiger et à Fenner de lever la tête pour tirer . Miller , qui surveillait la scène à l' abri de la cabine , hurla : Fais quelque chose ! Ils seront sur nous dans quelques secondes . Reiger leva la tête une fraction de seconde et vit que le chasseur n' était plus qu' à environ deux mètres . Il s' aplatit aussitôt sous une rafale de balles . Fenner tourna la tête vers Reiger qui lui cria au même instant : Je vais leur coller la migraine ! Et Fenner le vit lancer en plein milieu de l' autre bateau un petit objet qu' on eût pris pour une balle de jeu . Il y eut un éclair aveuglant et une explosion violente , et immédiatement , le bateau chasseur perdit de sa vitesse . Pousse tant que tu peux ! hurla Reiger à Miller . Puis il s' assit pour voir le garde_côte dévoré par les flammes . Il se leva et vint retrouver Fenner . C' est la première fois qu' on essaie ce truc _là , dit _il . Carlos a des idées sensationnelles . Si on n' avait pas eu ce petit ananas , les Chinetoques seraient en train de nourrir les poissons . Et la balade se serait soldée par une perte . Fenner poussa un grognement . Il ne pouvait pas détacher son regard du bateau qui brûlait et qui , bientôt , ne fut plus , dans le lointain , qu' un minuscule reflet rougeâtre . Il se releva . Reiger , qui l' avait précédé à l' avant , lui montra d' un geste du bras une lumière verte qui faisait des signaux à distance . Et Miller changea légèrement la course du bateau . C' est le gars qui prend livraison de la marchandise , cria Reiger à Fenner . Ça a marché comme sur des roulettes … Fenner regarda se rapprocher la lueur verte . Et il se dit qu' il était temps de se mettre au boulot . Il avait assez joué avec Carlos . Il était juste 2 heures du matin quand Fenner regagna son hôtel . Avant même de tourner le commutateur , il sut que quelqu’un était là . Il n' entendait aucun bruit , mais il savait qu' il n' était pas seul . Il sortit son automatique et , brusquement , alluma . Des vêtements de femme , jetés en tas sur le tapis au pied de son lit , lui tirèrent l' oeil : une robe noire , une poignée de dentelles et de crêpe de Chine , une paire de chaussures . Dans le lit , Gloria Leadler s' assit brusquement . Deux bras nus maintenaient le drap contre son corps . Quand elle vit qui c' était , elle s' étendit de nouveau et , les bras hors des draps , elle arrangea ses cheveux d' or sur l' oreiller . Fenner rempocha son arme . La seule pensée qui lui vint fut qu' il était très fatigué et qu' il devrait refaire son lit tout à l' heure . L' idée de coucher dans les mêmes draps que cette femme ne lui plaisait pas . A demi endormie , Gloria lui sourit . Fenner alluma la lampe de chevet et examina la chambre . Sur le tapis , il remarqua deux petites tâches rouges qui ne s' y trouvaient pas dans l' après_midi . Il alla vers l' endroit où Gloria avait laissé ses souliers et leur jeta un coup d' oeil . Le cuir clair était taché aussi . Ces tâches étaient sûrement du sang , mais il ne voulut pas les examiner de plus près , afin_que Gloria ne sache pas tout de suite qu' il les avait remarquées . Soudain , Gloria gloussa . Je suis dans une situation terriblement dangereuse , dit _elle . Pas vrai ? Je veux dire que vous pourriez … Fenner approcha une chaise du lit et s' y assit . Qu' est _ce qui peut vous faire croire que j' en aurais envie ? répondit _il . Elle gloussa de nouveau . Tout le monde en a envie , dit _elle . Ah ? fit _il . C' est bien possible . Mais pourquoi êtes _vous venue ici ? Mais c' est vous ! L' autre soir , vous vouliez me parler . Et vous avez dit le Haworth . Alors je suis venue et j' ai attendu . Puis je me suis fatiguée d' attendre . Alors je me suis couchée . Je pensais que vous ne rentriez pas de la nuit . A quelle heure êtes _vous arrivée ? Neuf heures . J' ai attendu jusqu' à il heures . Puis je me suis couchée . On vous a vue entrer ? Elle fit non de la tête . Fenner eut l' impression qu' elle avait légèrement pâli . Elle s' agita dans le lit . Il devinait la longue ligne de ses jambes sous le drap fin . Elle semblait avoir perdu de son assurance de tout à l' heure . Vous me faites l' effet d' un policier qui pose des questions , dit _elle . Fenner lui fit un sourire glacé . C' est pour vous donner de l' entraînement , ma jolie . Vous n' avez probablement pas d' alibi , hein ? Gloria s' assit , d' un bond . Qu' est _ce … qu' est_ce_que vous dites ? Fenner secoua la tête . Cachez _vous , dit _il . Cachez _vous … Vous êtes trop grande pour vous montrer comme ça . Elle ramena le drap sur elle , mais ne s' étendit point . Qu' est_ce_que vous voulez dire - alibi ? reprit _elle . Il alla ramasser un des souliers de la jeune femme et l' examina avec attention . La semelle était recouverte de sang séché . Il jeta le soulier sur les genoux de Gloria qui poussa un cri horrifié et le rejeta loin d' elle . Puis elle se renversa dans le lit , cacha son visage dans ses mains et se mit à pleurer . Fenner alla à un placard , en sortit une bouteille de whisky et s' en versa un verre . Il alluma une cigarette , enleva son chapeau et son veston . Il faisait terriblement chaud et lourd dans cette chambre . Il alla à la fenêtre , regarda pensivement dans la rue sombre et déserte , puis se retournant , il dit : Vous feriez mieux de me dire ce qui est arrivé . Je ne sais pas du tout , répondit _elle . Il revint vers le lit et se rassit sur la chaise . Alors dépêchez _vous de filer d' ici , dit _il . Je ne veux pas être mêlé à une histoire de meurtre . Je l' ai trouvé , dit _elle avec des sanglots . Il était étendu par terre . Quelqu’un a tiré sur lui . Fenner passa ses doigts dans ses cheveux . Qui ça ? demanda _t _il doucement . Harry - Thayler - l' homme avec qui je vivais . Fenner retourna des pensées dans sa tête pendant quelques minutes . Puis demanda finalement : Où est _il ? Gloria ôta ses mains de son visage . Et Fenner se rendit compte - avec un petit choc de surprise - qu' elle n' avait absolument pas pleuré . Elle jouait la comédie . Sur son bateau , répondit _elle . Quand l' avez _vous découvert ? Juste avant de venir ici . Fenner se frotta les yeux . Puis il se leva , remit son veston et son chapeau . Attendez _moi , dit _il . Je vais jeter un coup d' oeil là_bas . Je viens avec vous , dit _elle . Fenner secoua la tête . Restez en dehors de tout ça . Attendez _moi . A mon retour , j' aurai à vous parler . Il sortit et se rendit à pied jusqu' au port . Il repéra le Nancy W , grimpa à bord et alla directement à la cabine principale . Elle était plongée dans l' obscurité et il chercha en vain le commutatateur . Il alluma sa torche , mais ne put découvrir Thayler . Il fouilla tout le bateau . Il ne trouva rien . Une petite cabine _chambre à coucher , à l' avant , le retint un instant . Il y découvrit plusieurs fouets . Après avoir masqué le hublot , il avait allumé dans la cabine . A en juger par les vêtements éparpillés , il estima que c' était là que dormait Thayler . Il fouilla soigneusement tous les tiroirs d' une petite commode . La seule chose vraiment étonnant qu' il y trouva fut une petite photo de Curly Robbins , datant - autant qu' il put en juger - de quelques années . Il prit la photo et la mit dans son portefeuille . Puis il éteignit la lumière et sortit . Il revint dans la grande cabine et examina le tapis . Ce ne fut qu' en regardant de tout près qu' il se rendit compte qu' une petite surface du tapis avait été lavée récemment . Il se remit debout et se gratta la tête . Il était convaincu , maintenant , que Thayler n' était plus à bord . Thayler était _il mort ? Pouvait _il se fier à ce que Gloria lui avait raconté ? Si Thayler avait été tué , qui donc avait enlevé le corps et lavé le tapis ? Etait_ce Gloria qui l' avait tué ? La dernière fois qu' il avait vu ces deux _là ensemble , ils n' avaient évidemment pas l' air d' être très copains . Merde ! dit _il tout haut , avec exaspération . Puis il sortit de la cabine . En remettant le pied sur la petite jetée , il remarqua une grosse conduite intérieure arrêtée tous feux éteints un peu plus avant sur le quai . Il lui lança un coup d' oeil rapide , puis se jeta à plat ventre sur la jetée . Au même instant , une détonation étouffée lui parvint . Quelqu’un dans la voiture venait de le manquer de peu . Toujours à plat ventre , il sortit son automatique . Mais il entendit la voiture démarrer , les pneus chuinter sur la route sablée et il la vit disparaître dans un tournant des quais . Fenner se releva et s' épousseta . Les choses commençaient à se compliquer singulièrement . Il revint à pied au Haworth en se faufilant dans l' ombre et en empruntant les ruelles . Gloria était toujours dans son lit . Son visage était un peu tiré , et le sourire qu' elle lui fit était plutôt une pauvre grimace . Fenner s' assit de nouveau près d' elle et lui demanda brusquement : C' était dans la grande cabine que vous l' avez trouvé ? Oui , dit _elle . Fenner inclina la tête , comme s' il s' attendait à cette réponse . Ils l' ont emporté , dit _il . Je me demande pourquoi , parce_que s' ils avaient eu besoin d' un coupable , vous étiez tout indiquée . Alors ? Ou bien vous l' avez tué et vous l' avez balancé par_dessus bord . Ou bien vous ne l' avez pas tué et l' assassin est revenu - pour une raison ou pour une autre - et l' a emporté . Mais peut_être l' avez _vous balancé pardessus bord ? Gloria montra ses beaux bras graciles et dit : Croyez _vous vraiment que j' aurais pu ? Il était très grand . Fenner se remémora le petit escalier presque perpendiculaire qui menait à la cabine . Et il secoua la tête . C' est vrai , dit _il . Vous n' auriez pas pu . Son visage reprit quelques couleurs et elle eut l' air moins harassée . S' ils ont caché son cadavre , personne ne saura qu' il est mort , n' est _ce pas ? demanda _t _elle . Fenner bâilla . Bien sûr . Elle se pelotonna dans le lit et , tirant sur l' oreiller : Je suis douillettement installée , non ? fit _elle , avec une nouvelle lueur flirteuse dans les yeux . Ces drôles de trucs que j' ai trouvés dans la cabine de Thayler . Est_ce_qu' il s' en servait sur vous ? demanda Fenner doucement . Je ne sais pas , bredouilla _t _elle . Je ne le connaissais pas encore très bien … Elle était complètement enfouie sous les draps , maintenant . Il ne pouvait même pas voir son visage . Où est votre soeur Marian ? dit brusquement Fenner . Elle sursauta , si bien qu' on aurait pu croire qu' elle avait reçue une décharge électrique . Fenner se pencha , sur elle et tira le drap qui cachait son visage . Elle le regarda d' un oeil effrayé . Où est votre soeur ? répéta _t _il . Qu' est_ce_que vous savez de ma soeur ? Comment la connaissez _vous ? Fenner se rassit et dit : Vous vous ressemblez comme deux gouttes d' eau . Je n' ai jamais vu pareille ressemblance ! Il fouilla dans ses poches et en sortit la lettre qu' il avait trouvée dans le sac de Marian , et la tendit à Gloria . Lisez ça , dit _il . Elle lut sans paraître comprendre , puis secoua la tête . Je ne comprends pas , dit _elle . Qui est Pio ? Et qui est Noolen ? Fenner alla prendre un bloc de papier à lettres , un crayon et revint vers le lit . Copiez _moi cette lettre , dit _il . Au moment qu' elle commençait de s' asseoir , il dit brusquement : Attendez ! Il alla prendre sa veste de pyjama dans un placard et la lui lança . Puis il passa dans la salle de bains . Quand il revint , elle avait mis la veste , et était en train d' en remonter les grandes manches en en roulant les poignets . Pourquoi voulez _vous que je copie ça ? demanda _t _elle . Allez _y . Faites _le ! dit _il brièvement . Elle lit la copie demandée et la tendit à Fenner . Il compara les deux écritures . Elles ne se ressemblaient en aucune façon . Il jeta le bloc sur la table et se mit à marcher dans la chambre , de long en large . Elle le surveillait avec inquiétude . Vous avez bien une soeur , n' est _ce pas ? dit _il enfin . Elle hésita une seconde . Oui , dit _elle . Mais nous ne nous sommes pas vues depuis très longtemps . Depuis combien de temps ? Pourquoi ? Quatre ou cinq ans . Je ne sais plus au juste . Marian et moi ne nous entendions pas très bien . Elle avait ses idées sur la façon dont j' aurais dû faire ma vie . Nous ne nous sommes pas disputées . Mais elle n' approuvait pas mes idées . Alors , nous nous sommes séparées à la mort de notre père . Vous mentez ! dit Fenner d' une voix douce . Si vous ne vous étiez pas vues depuis si longtemps , pourquoi serait _elle venue me trouver avec angoisse parce_que vous aviez disparu ? Les joues de Gloria s' empourprèrent . Je ne savais pas qu' elle était allée vous trouver , dit _elle . Mais , d' ailleurs , qui êtes _vous ? Je ne sais rien de vous . Rien . Ne vous inquiétez pas de ça . Quand avez _vous vu Marian pour la dernière fois ? Gloria fit une moue boudeuse . C' était pendant que j' étais à New_York avec Harry . Nous nous sommes rencontrées par hasard . Il y a une quinzaine de jours . Marian a voulu que je vienne chez elle . J' ai accepté parce_qu' elle insistait beaucoup . Harry m' accompagnait . C' était gênant parce_que Marian ne voulait pas admettre Harry . Alors je ne l' ai plus revue . Et nous sommes repartis pour la Floride peu de temps après . Fenner vint s' asseoir au bout du lit . Ou bien vous me servez un tas de bobards , dit _il , ou bien il y a quelque chose qui m' échappe dans tout ça . Gloria secoua vigoureusement la tête . Je ne mens pas , dit _elle . Pourquoi mentirais _je ? Avez _vous dit quelque chose à votre soeur à propos de douze Chinois ? Douze Chinois ? Pourquoi lui aurais _je parlé de douze Chinois ? Arrêtez tous vos Pourquoi ? , dit Fenner avec fureur . Ça m' embrouille . Autant qu' il pouvait en juger , il n' était pas plus avancé maintenant qu' il avait retrouvé la soeur de Marian . Il réfléchit un moment et demanda : Pourquoi Leadler ? Pourquoi pas Daley ? Leadler est le nom de mon mari , dit _elle . J' ai divorcé il y a un an . Fenner poussa un grognement . Où est votre mari ? Je l' ignore . Pourquoi ? Fenner ne répondit pas . Au bout d' un moment , il dit doucement : Votre soeur a été assassinée la semaine dernière . Dans une maison de Brooklyn . Il y eut un long silence . Puis Gloria dit : Je n' en crois rien . Et son regard scrutait le visage de Fenner . Fenner haussa les épaules . Vous n' êtes pas obligée de me croire , dit _il . Mais elle a quand même été assassinée . Moi , j' aimais bien cette petite . Elle était venue me demander secours . Et je me suis promis de rayer le gars qui l' a tuée . Gloria attrapa la manche du veston de Fenner , s' accrocha à l' étoffe et secoua le grand corps puissant . Marian est morte ? dit _elle . Vous me dites ça comme ça , tout calmement ! Vous n' avez pas de coeur . Marian … Marian … Fenner lui saisit le poignet et l' arracha de sa manche . La ferme ! dit _il . Vous jouez mal le rôle . Vous vous foutez éperdument de ce qui est arrivé à Marian ! Gloria le regarda un instant , désarçonnée . Elle eut un gloussement , puis porta la main à sa bouche pour l' étouffer . J' ai eu tort de faire ça , dit _elle . Elle se renversa dans le lit et enfonça sa tête dans l' oreiller . Elle était secouée de fou rire . Cette pauvre Marian ! réussit _elle à dire quand même . Soudain , Fenner eut une idée . Il se pencha sur Gloria , lui appuya une main sur la tête et , de son autre main , releva la veste du pyjama jusqu' au cou de la jeune femme . De nombreuses meurtrissures étaient visibles sur la peau nacrée . Pourtant , aucune n' était aussi marquée que les zébrures sanglantes qui rayaient le dos de Marian Daley . Il rabattit la veste du pyjama et reprit sa place au pied du lit . Gloria pivota sur elle_même et se redressa , l' oeil brillant . Pourquoi … pourquoi avez _vous fait ça ? demanda _t _elle . Fenner ne répondit pas à cette question directement . Savez _vous que votre soeur avait aussi des marques de coups sur le dos . Vous en savez des choses ! Nous n' y pouvons rien . Nous sommes comme ça toutes les deux … Fenner vit , cette fois _ci , les larmes couler sur les joues de la jeune femme . Il se leva et alla vers la fenêtre . Il commençait à se sentir très las . Terriblement las . Je vous reverrai demain , dit _il brusquement . Et il sortit de la chambre . Le bruit de ses sanglots le poursuivit dans l' escalier . Si rien ne se produit bientôt , se dit _il , je deviendrai sûrement cinglé … Et il alla trouver le veilleur de nuit pour se faire donner une seconde chambre . A travers les jalousies , le soleil étincelant projetait des ombres semblables à des barreaux de prison sur le lit de Fenner . Il remua faiblement pendant qu' en bas , la grande horloge sonnait dix heures . Au huitième coup , il poussa un grognement et ouvrit les yeux . Il se sentait encore très las et il avait mal à la tête . Il referma les yeux à cause des rayons de soleil et , pendant que son esprit luttait contre le sommeil qui continuait à peser sur lui , il eut soudain l' impression qu' un parfum flottait dans la pièce et qu' un poids reposait à l' extrémité de son lit . Il poussa un second grognement , auquel répondit un gloussement de Gloria . Il la regarda à travers ses paupières mi_closes . Et malgré sa mauvaise humeur , il ne put s' empêcher de penser qu' elle était ravissante . Elle était assise au bout du lit , adossée au panneau , ses longues jambes repliées et tenues par ses doigts entrelacés , le menton posé sur ses genoux , ses grands yeux fixés sur le visage de Fenner . Quand vous dormez , dit _elle , vous avez l' air très bon et vous êtes beau . N' est _ce pas merveilleux ? Fenner réussit à s' asseoir dans son lit . Il passa la main dans ses cheveux . Il était brisé . Ça ne vous ennuierait pas de me laisser seul ? dit _il . Je vous préviendrai quand j' aurai envie de vous voir . Par principe , je n' aime pas de femme dans ma chambre à coucher . Je suis vieux jeu et un peu bégueule . Gloria gloussa encore une fois . Vous êtes mignon comme tout , dit _elle . Fenner grogna . Maintenant qu' il était assis , la tête lui faisait encore plus mal . Allez _vous _en , dit _il . Débinez _vous . Foutez le camp … Gloria ouvrit tout grands ses bras . Ses yeux , incroyablement bleus , pétillèrent . Regardez _moi , dit _elle . Je suis sans défense . Vous pourriez faire de moi ce que vous voudriez … Allez _vous me foutre la paix ? demanda _t _il rudement . Gloria se laissa glisser à bas du lit . Elle était drôle à voir dans le pyjama de Fenner . Elle avait l' air d' être dans un sac . Vous avez l' air d' un épouvantail que le chat aurait traîné jusqu' ici , fit _il d' un ton grossier . Allez vous habiller . Nous prendrons le petit déjeuner ensemble et on parlera encore un peu . Bien sûr , dit Gloria . Et déboutonnant sa veste de pyjama , elle l' enleva et la jeta à travers la chambre . Hé ! arrêtez ! s' exclama Fenner . Son buste avait la splendeur d' un marbre antique et la douceur lustrée d' une perle . Ravissant , dit Fenner . Tout à fait ravissant . Une autre fois , peut_être . Mais j' ai surtout envie d' une tasse de café noir très fort . Moi , je ne suis pas du matin . Gloria gloussa et se mit à danser à travers la chambre . Fenner pensa à part lui , qu' il n' avait jamais rien vu d' aussi beau , ni d' aussi corrompu . Elle lui rit presque sous le nez . Je vous plais ? Fenner s' accouda sur son oreiller . Remettez votre gentil pyjama , dit _il . Il y en a marre de cette séance . Le doute passa dans les yeux de la jeune femme , comme un nuage sur la lune . Son regard se ternit . Elle vint s' asseoir sur le lit , tout près de Fenner . Puis , d' une voix soudain devenue rauque , elle demanda : Qu' est_ce_que j' ai ? Je suis tellement affreuse que vous n' avez pas envie de moi ? Vous n' êtes pas affreuse , dit _il . Mais , pour moi , ce genre de chose compte sans doute beaucoup plus que pour vous . Alors , remontez dans votre chambre et habillez _vous . Les yeux de Gloria perdirent toute vie . Elle enfila lentement la veste du pyjama , puis elle quitta la chambre en laissant la porte grande ouverte . Fenner sortit de son lit et ferma la porte d' un coup de pied . Puis il alla se mettre sous la douche froide . Foutue manière de commencer la journée ! songea _t _il . Deux tasses de café fort le remirent d' aplomb . Il s' habilla et monta retrouver Gloria dans sa chambre . Elle était habillée . Sa robe du soir , noire , était saugrenue sous le soleil . Elle était assise devant la fenêtre et regardait dans la rue . Fenner entra et referma la porte doucement . Alors ? dit _il . Qu' est_ce_que vous comptez faire ? Elle se tourna vers lui et sourit . Il fut saisi par la nouvelle expression de son visage . Ses grands yeux étaient limpides et purs , candides et affectueux . Qu' est_ce_que je peux faire ? demanda _t _elle . Il s' adossa au mur et la contempla pensivement . Vous êtes vraiment difficile à comprendre , dit _il enfin . Je m' attendais encore à une nouvelle attaque . Je suis content de voir que je me trompais . Elle pivota sur sa chaise , le dos à la fenêtre . Je vous trouve toujours à mon goût , dit _elle . Puis elle ajouta : Et j' ai l' impression que ça ne fera qu' aller en augmentant . Le regard de Fenner quitta le beau visage et se posa machinalement sur une grosse conduite intérieure noire qui venait de s' arrêter au bord du trottoir d' en face . Il avait déjà vu cette voiture quelque part . Au même instant , un bras d' homme se tendit par la portière au store baissé . Le soleil étincela sur le canon d' un automatique . Le geste fut si rapide que les réflexes de Fenner en furent paralysés . Il entendit un fttt ... léger , en même temps que le cri de Gloria , un petit cri , doux et rauque . Puis ses genoux plièrent . Et elle tomba sans qu' il ait eu le temps de bouger . Là conduite intérieure démarra en trombe . Et tout s' était passé avec une telle rapidité que personne , dans la rue , ne parut avoir rien remarqué . Fenner se pencha à la fenêtre . La voiture , dans un virage foudroyant , disparut dans une rue voisine . Il s' agenouilla près de Gloria , la retourna et sentit quelque chose d' humide sous ses doigts , juste au_dessus de la hanche . Gloria était livide , mais elle respirait . Fenner attrapa un coussin et le lui mit sous la tête . Puis il courut dans la salle de bains , s' empara d' une carafe d' eau et saisit une petite trousse de pansements qu' il emportait toujours avec lui . Quand il revint dans la chambre , Gloria le regarda , les yeux élargis d' effroi . Je ne sens rien , dit _elle . Est_ce_que c' est grave ? Fenner s' agenouilla . Ne vous frappez pas , dit _il . Nous allons regarder ça . Il ouvrit sa trousse et choisit un scalpel . Je suis obligé de tailler dans la robe . Et il commença de fendre la soie , délicatement . Je suis heureuse que vous vous soyez trouvé là , dit _elle . Et elle se mit à pleurer , doucement . Fenner découpait maintenant la gaine élastique . Ne vous laissez pas aller comme ça , dit _il . C' est le choc qui vous a fait basculer . Il examina la blessure et eut un large sourire . Eh ben , dit _il , ça n' est qu' un tout petit bobo . Juste une griffe sur le côté . J' ai bien cru que j' allais mourir , fit Gloria . Moi aussi , dit Fenner . Il pansa la plaie avec l' adresse d' un infirmier . Puis il se releva et dit : Mais c' était quand même du bon boulot . Du travail de virtuose . Ça me fait mal , maintenant , gémit Gloria d' une toute petite voix . Forcément . Il va falloir garder le lit deux ou trois jours . Ça vous empêchera peut_être de faire des sottises … Il la regardait avec un sourire railleur . Puis il redevint grave et dit : Je vais vous ramener chez vous . Où habitez _vous ? Elle détourna les yeux , eut un petit gloussement qui se termina sur une note brève de souffrance et dit en portant la main au côté . Je n' ai pas de maison . Où habitiez _vous avant de vous mettre avec Thayler ? Elle lui jeta un coup d' oeil aigu , puis détourna son regard . Je ne me suis jamais mise avec Thayler . Fenner s' agenouilla près d' elle . Vous êtes une foutue petite menteuse , dit _il . Cette nuit , vous m' avez dit que vous faisiez ensemble un voyage à New_York , Thayler et vous . Avant ça , vous m' avez dit que vous ne le connaissiez pas très bien . Et maintenant , vous me dites que vous n' avez jamais vécu avec lui . Est_ce_que vous allez vous décider à ne plus me raconter de bobards ? Je parierais que vous êtes détective , dit _elle , nerveuse . Fenner poussa un grognement menaçant . Ecoutez , Poulette , fit _il . Vous ne pouvez pas rester pour la vie sur le plancher de ma chambre . Il faut que je vous dépose quelque part . Alors , dites _moi où vous habitez . Ou bien j' appelle une ambulance . Je veux rester ici , dit _elle . Fenner lui fit un sourire glacé . Je vais quand même pas vous servir d' infirmière ? J' ai d’autres boulots sur les bras . Je serai plus en sûreté ici , dit _elle . Fenner réfléchit un instant . Je comprends ! dit _il . Il se remit debout , se pencha sur elle et la souleva très doucement . Puis il l' assit dans un fauteuil . Elle mordait ses lèvres pour ne pas crier . Il prit à nouveau un scalpel et fendit la robe jusqu' en bas . Le petit cache_sexe blanc apparut , maculé d' un côté . Quelle horreur , dit _elle en blêmissant . Attention , commanda Fenner en la faisant lever . Enlevez votre pantalon . Ce n' est plus comme si on ne se connaissait pas ! Elle appuya son visage contre celui de Fenner et lui mordilla l' oreille . Vous êtes mignon , chuchota _t _elle dans son oreille . Il rejeta la tête en arrière . Vingt dieux ! Assez ! Quand elle se fut débarrassée du cache_sexe , il la fit asseoir , essuya le sang sur sa hanche , puis il la porta sur le lit et rabattit le drap . Il se sentit soulagé après l' avoir bordée . Sur l' oreiller , la tête d' or rouge faisait très jeune et sans défense maintenant . Je voudrais vous dire quelque chose tout bas , dit _elle . Trouvez autre chose . C' est vieux comme le monde . Elle tendit les bras d' un geste d' enfant . S' il vous plaît … Il pencha la tête vers elle . Elle l' embrassa . Mais c' était un baiser plein de fraîcheur qui plut à Fenner . Il se redressa et remit ses cheveux en place . Maintenant , reposez _vous , dit _il . Je vais m' occuper du reste . Il ramassa les vêtements lacérés et les linges sanglants , les porta dans la salle de bains , puis il descendit à la Direction . Le gérant de l' hôtel le regarda d' un air un peu bizarre et Fenner se sentit légèrement embarrassé . La jeune femme qui est là_haut a eu un petit accident , dit _il . Il faut qu' elle reste au lit pour l' instant . Je voudrais que vous envoyiez quelqu’un lui acheter des vêtements de nuit et tout ce dont elle pourrait avoir besoin d' autre . Vous mettrez ça sur ma note . Le gérant avait l' air ennuyé . Ce n' est pas très régulier . Bien sûr que ça n' est pas très régulier , dit Fenner . Mais ça n' est pas irrégulier au point d' en faire un plat … alors , passez la main . Puis il entra dans une des cabines téléphoniques et forma un numéro . Une voix rauque coula le long du fil . Bugsey ? demanda Fenner . Ecoute , Bugsey . J' ai un boulot pour toi . Oui … un boulot sur mesure . Amène _toi à ma carrée et prends ton flingue … Ensuite , il alla au bar et commanda deux doigts de whisky . Il avait besoin d' un peu d' alcool pour se remettre d' aplomb , après cette alerte … Pendant qu' il attendait Bugsey , il se rappela soudain quelque chose . Il sortit son portefeuille et le considéra en fronçant les sourcils . Ça , c' est bizarre , dit _il à mi_voix . Son argent et ses papiers étaient rangés tous ensemble , dans la poche droite . Et il était certain qu' hier , comme d' habitude , il y en avait un peu dans chaque poche . Il vérifia ses papiers les uns après les autres et compta son argent . Autant qu' il pouvait se rappeler , il ne manquait absolument rien . Puis il se souvint d' autre chose . Tiens … tiens , fit _il , tout songeur : La photo de Curly n' y était plus . Il remit son portefeuille dans sa poche et commanda un autre whisky . A moins que quelqu’un - quelqu’un d' autre que Gloria - ne soit entré dans sa chambre pendant qu' il dormait , il n' aurait pas à chercher bien loin cette photo . Mais maintenant , il ne pourrait plus passer pour Dave Ross . Que ce fût elle ou quelqu’un d' autre , on avait vu sa licence de détective privé … Il alluma une cigarette en attendant Bugsey . Ce serait perdre un temps précieux que d' essayer d' interroger Gloria , tout de suite . Elle prétendrait se sentir mal et ça serait la fin de tout . Bugsey entra dans le bar avec , sur son visage , l' air du chien auquel on montre un os . Il portait un costume élimé et taché , un feutre graisseux . Mais il arborait une fleur rouge à la boutonnière . Bugsey regarda la rangée de bouteilles avec un sourire ravi et expectatif . Fenner lui commanda un énorme pot de bière et l' emmena à l' autre bout de la salle . Ecoute , p' tite tête , dit Fenner . Ça te plairait de travailler pour moi ? Bugsey écarquilla ses petits yeux . Je ne pige pas , dit _il . J' ai un petit boulot qui pourrait te convenir . Rien de sensationnel . Mais ça vaut quand même cinquante dollars . Et puis si ça gaze bien , entre nous , je pourrais te mettre sur ma feuille de paye . Seulement , bien sûr , c' est bonsoir Carlos . Tu ne travailles plus pour Carlos ? Fenner secoua la tête . Non , dit _il . Je n' aime pas ça . C' est trop toquard . Bugsey se gratta la tête . Carlos ne va pas être content , dit _il d' un air inquiet . T' en fais pas pour Carlos , dit Fenner . Moi , quand ça ne m' amuse plus de jouer , je laisse choir . Et qu' est_ce_que je fais pour gagner cinquante dollars ? demanda Bugsey avec enthousiasme . Un chic petit boulot . Et pas cassant . Tu te rappelles la môme du Nancy WP Avec les belles guibolles et la façade maison ? Bugsey passa sa langue sur ses lèvres . Si je me rappelle , dit _il . Beau petit lot . Elle est là_haut en ce moment . Dans mon lit . Bugsey , qui était en train de vider sa bière , s' étrangla à moitié et inonda sa cravate . Dans ton lit ? dit _il avec stupeur . Fenner fit oui de la tête . Quel type ! fit Bugsey . Il était presque foudroyé d' admiration . Qu' est_ce_que ça a dû te coûter comme pognon ! reprit _il . Fenner secoua la tête de nouveau . Rien du tout , fit _il . J' ai même dû me battre pour passer à travers , mais elle s' en ressent pour moi . Bugsey s' absorba un instant dans des pensées . Puis il demanda soudain dans un murmure timide et rauque : Quand elle … tu comprends … est_ce_qu' elle mord ? Fenner pensa qu' il était grand temps de s' occuper de choses plus urgentes . Il répondit : T' occupe pas des détails , mon pote . Ce qui est important , c' est qu' un mec a canardé la gosse . Et qu' il lui a enlevé un bout de bifteck . Il peut revenir pour essayer de faire mieux . Alors je voudrais que tu t' installes ici avec un pétard . Pour qu' il ne revienne pas . Et tu donnes cinquante dollars pour un boulot comme ça ? dit Bugsey d' une voix étranglée . Fenner fut stupéfait . C' est pas assez ? dit _il . Je l' aurais accepté pour rien . Peut_être qu' elle s' en ressentira pour moi aussi … Fenner se leva . Okay , dit _il . Montons . Je vais te présenter . Seulement , ne te fais pas d' idées . Tu resteras assis sur le palier . Une môme comme ça n' a pas de temps à perdre avec un fauché . C' est pas ça que tu m' as dit l' autre jour ? Un peu déconfit , Bugsey suivit Fenner jusqu' à la chambre . Fenner frappa et entra . Gloria était étendue dans une chemise de nuit en satin rose ornée d' un monceau de rubans et de fanfreluches . Elle rit en voyant Fenner s' immobiliser pour la contempler . Ce n' est pas une merveille ? dit _elle . Vous l' avez choisie vous_même ? Fenner fit non de la tête . Je vous amène un garde _du _corps , dit _il . Il s' appelle Bugsey . Il montera la garde devant votre porte . Pour vous protéger des vieux cochons . Gloria inspecta Bugsey d' un oeil surpris . Il en a l' air lui_même , dit _elle . Entrez , Bugsey . Venez dire bonjour à la jolie dame . Oooh ! dit Bugsey . Il restait planté dans l' ouverture de la porte , bouche bée . Fenner prit un fauteuil et le porta dans le couloir , devant la porte . Puis il dit à Gloria d' une voix brève : Ce gars _là va travailler à l' extérieur . C' est pour ça que je l' ai embauché . Il poussa Bugsey hors de la chambre et fit un signe de tête à Gloria . J' ai un petit boulot à faire , dit _il . Après quoi je reviendrai vous voir , pour causer . Restez tranquille . Puis sans lui laisser le temps de répondre , il referma la porte . Ouvre l' oeil , dit _il à Bugsey . Et ne mets pas les pieds dans cette chambre . Pas d' entourloupettes . Compris ? Bugsey secoua la tête . Je ne pourrais rien essayer avec une môme comme celle_là , dit _il . Pff … Elle me fait chavirer … Chavire dans le couloir et tu resteras mon chouchou , répondit Fenner en s' en allant . Après avoir quitté l' hôtel , Fenner s' enferma dans une cabine téléphonique , demanda le Bâtiment Fédéral et obtint Hosskiss après quelques instants . C' est vous le gars qui a balancé une bombe dans l’un de mes bateaux ? dit Hosskiss d' une voix rageuse . Ne vous tracassez pas de ça ; répondit Fenner . D' ailleurs , vos bonshommes l' ont bien cherché . Ils ne sont pas à la page . Le Carlos , il a des idées plus modernes que les vôtres . Un de ces jours il se servira de gaz asphyxiants . Hosskiss gronda , mais Fenner l' interrompit . Je voudrais savoir à qui appartient une grosse conduite intérieure noire dont la plaque d' immatriculation porte trois C et deux 7 dans son numéro . Pourriez _vous m' avoir ce renseignement en vitesse ? Vous feriez mieux de venir ici , dit Hosskiss . Il y à des tas de choses dont je veux vous parler . Je joue trop serré pour l' instant , répondit Fenner . Je ne viendrai pas chez vous . Un peu plus tard . On prendra rendez_vous quelque part . A qui est cette voiture ? Ne quittez pas , dit Hosskiss . A travers la vitre sale de la cabine , Fenner surveillait le trafic de la rue . Hosskiss revint au bout du fil , après quelques minutes : Je crois que j' ai trouvé votre voiture , dit _il . Ce serait celle de Harry Thayler . C' est possible ? Fenner fronça les sourcils et son regard se glaça . Ma foi , dit _il après un court silence , ça se pourrait bien . Il y en a d’autres qui y ressemblent . Mais c' est celle de Thayler qui me paraît la bonne . Il y eut encore un silence , puis Fenner dit : Ecoutez_moi , Hosskiss . Si je vous apporte Carlos et sa bande sur un plat , feriez _vous un boulot pour moi ? Hosskiss acquiesça . Alors , dégotez tous les renseignements possibles sur Thayler et sur une poupée qui s' appelle Gloria Leadler , et tout ce que vous trouverez sur sa soeur Marian Daley . Après ça , il y a Noolen . Je veux toute son histoire aussi . En plus , si possible , j' aimerais avoir des tuyaux sur Leadler , le mari de la môme Gloria . Quand vous aurez tout ça , je voudrais une petite fiche sur une mignonne qui s' appelle Curly Robbins et qui travaille à l' entreprise des Pompes Funèbres Nightingale . Quels rapports il y a pu avoir entre elle et Thayler . Hosskiss se déchaîna au bout du fil : Dites _donc ! fit _il . C' est un foutu boulot ! Ça va coûter un argent fou , toutes ces recherches ! Fenner lança un ricanement furieux . Eh bon dieu ! A quoi sert toute votre fameuse organisation si vous n' êtes pas fichus de faire un petit travail aussi simple . Trouvez _moi tout ça , et je vous ferai cadeau de Carlos et peut_être que je ferai don d' un petit billet de cinq cents dollars à votre Amicale ou à votre Club de Pêcheurs à la ligne . Okay , dit Hosskiss . Je m' en occupe . Mais ça va prendre du temps . Bien sûr que ça va prendre du temps Je veux toute la sauce … pas une petite cuillerée … depuis les actes de naissance jusqu' à ce jour … D' accord . Maintenant , parlons un peu de cette histoire de bombes , reprit Hosskiss avec force . Mais Fenner raccrocha et sortit de la cabine en épongeant ses mains moites . Tout en marchant vers Duval Street , il s' absorbait dans des réflexions . Ainsi donc , la grosse conduite intérieure noire appartenait à Thayler … Ça ouvrait des horizons … Il y avait quelque chose de truqué , dans toute cette histoire … La môme Gloria jouait un jeu bizarre … Connaissait _elle Carlos ? Fenner l' avait prise , une fois , en flagrant délit de mensonge . Alors ? Pourquoi ne mentirait _elle pas encore ? Sa soeur avait dit : Qu' est_ce_qu' elle peut bien avoir à faire avec douze Chinois ? Gloria avait donc dû parler des Chinois . Et si Gloria n' avait pas écrit la lettre - il ne croyait pas que c' était elle - qui l' avait écrite ? Cette lettre lui avait évidemment été destinée pour le mettre sur la trace de ce bizenesse … Donc , la personne qui l' avait écrite souhaitait qu' il en trouve la solution … L' écriture était féminine . Et il n' y avait actuellement qu' une seule autre femme dans l' affaire : Curly . Etait_ce elle qui l' avait écrite ? Ou alors - et cette idée ébranla tellement Fenner qu' il s' arrêta pile , en plein milieu de la chaussée : N' avait _elle pas été écrite par Marian elle_même ? Il en était là de ses réflexions quand il arriva devant la boutique de Nightingale . La sonnerie de la porte grelotta quand il ouvrit . Et de derrière le rideau du fond , Carlos surgit soudain . L' âcre odeur du marihuana imprégnait ses vêtements . Et ses yeux n' étaient que deux morceaux de verre noirs et ternes dans son visage blême . Fenner fut un instant interloqué . Puis , du ton de la plaisanterie il demanda : Tu viens te choisir une boîte ? Carlos resta glacé . Tu as besoin de quelque chose ? Fenner fit quelques pas autour des vitrines , les plains dans les poches . Puis il répondit : Je viens tailler une petite bavette avec Nightingale . Moi je l' aime bien . C' est un bon gars . Puis , après un court silence , il ajouta : On ne te voit pas souvent chez lui ! Tu viens pincer les fesses à Curly ? Carlos s' appuya à l’un des comptoirs . L' atmosphère se chargea d' électricité . Il dit d' une voix aigre : Miller dit que tu t' es battu avec lui sur le bateau . Je ne veux pas de ça dans ma bande . Fenner haussa ses sourcils . Sans blague ? fit _il . C' est bien dommage . Parce que chaque fois que je verrai Miller essayer de s' envoyer une pépée en ma présence , je lui casserai la gueule - je veux dire , si ça n' a pas l' air de plaire à la mignonne . Carlos cligna ses paupières , toisant Fenner . Reiger dit que tu n' as pas servi à grand_chose l' autre nuit . Fenner secoua la tête . Encore dommage … Mais ça ne m' étonne pas , fit _il . On ne s' entend pas très bien , lui et moi . Carlos examinait ses ongles , pensivement . Il dit enfin : Alors , ça serait peut_être aussi bien que tu cesses de travailler pour moi pendant quelque temps . Fenner fit un pas vers lui . D' accord , répondit _il . Ça me va tout à fait . Carlos tordit sa bouche . C' était sa façon de sourire . Peut_être que tu devrais te choisir une boîte . C' est agréable de savoir que vos voeux seront exaucés après votre mort ! Fenner était tout près de lui maintenant . Tu veux dire qu' il pourrait m' arriver quelque chose ? Un accident ? Carlos haussa les épaules . Tu sais pas mal de choses , déjà … Ce n' est pas que ce serait très utile aux flics … J' ai changé de bureau … Et tu ne sais pas où le bateau a ramassé et déchargé les Chinetoques … Mais enfin , tu sais quand même quelque chose … Fenner le considéra avec un petit sourire . Puis il dit : Si j' étais toi , je n' essaierais pas ça . Non . Sincèrement . Ça serait une gaffe … Carlos ajusta sa cravate , puis , tournant brusquement le dos à Fenner , il lui lança par_dessus son épaule : Je me fous un peu de ce que tu penses ! Et il se dirigea vers le fond de la boutique . Fenner le rattrapa , lui saisit le col , d' une main , et le fit pivoter vers lui , de l' autre . Pour te faire comprendre où nous en sommes , cornichon , dit _il ; et il lui envoya son poing sur la joue . Il n' avait pas frappé très fort , juste assez pour jeter Carlos sur le sol . Il resta par terre , appuyé sur ses deux coudes . Une meurtrissure apparaissait sur sa peau molle et blanche . Un sifflement passa entre ses dents serrées . Fenner pensa à un serpent . Maintenant , tu es fixé , dit Fenner . Je ne permets à personne de me parler de ma mort . Je n' aime pas ça . Si tu as envie de m' avoir , faudra bien que tu essaies , mais je te fais une promesse ; si tu me rates , je te trouverai . N' importe où tu seras . C' est pas tes polichinelles qui pourront se mettre en travers . Et quand j' aurai mis le grappin sur toi , je te casserai l' échiné avant de te faire la peau . Carlos se remit debout lentement . En remontant à sa joue , sa main tremblait comme l' aile d' un papillon . Débine , dit Fenner . Rentre chez toi , va boire un coup de flotte . T' en as besoin . Sans un mot , Carlos sortit et referma la porte de la boutique . C' était pas une chose à faire , dit Nightingale . Depuis combien de temps le petit homme était _il là ? Fenner ne l' avait pas vu entrer dans la pièce . Le reflet du jour cachait ses yeux derrière ses lunettes , mais Fenner voyait des gouttes de sueur sur son visage . Pourquoi n' as _tu pas ramassé ce porc , demanda Fenner , si tu l' aimes tant que ça … Je ne l' aime pas tant que ça . Mais c' était quand même pas une chose à faire . Ah ! laisse tomber , dit Fenner . Il était temps que quelqu’un aplatisse un peu le nez de ce gars _là . Il se prend pour un bon Dieu à roulettes . Il l' est , dit Nightingale . Jusqu' à quel point es _tu embringué avec lui ? Nightingale eut un geste expressif : il pivota sur lui_même en montrant du doigt toute sa boutique : Tout ça est à lui , dit _il . Moi , je ne suis que sa façade . Fenner poussa un grognement . Alors , tu tues pour son compte parce_que tu ne peux rien faire d' autre ? Nightingale fit oui de la tête . Eh oui , fit _il . Il faut bien vivre . Et Curly ? Qu' est_ce_qu' elle fait dans tout ça ? Les yeux myopes cillèrent derrière leurs verres . T' occupe pas d' elle , dit _il brièvement . Elle a le pépin pour Carlos , dit Fenner . Nightingale fit deux pas en avant et lança son poing gauche à toute volée . Il atteignit Fenner au menton . Mais le coup était sans poids . Fenner n' en fut même pas ébranlé . Laisse tomber , dit Fenner . T' es pas de ma catégorie . Nightingale allait balancer un second coup , mais il changea son geste et plongea la main dans son veston . Fenner lui enfonça son poing dans les côtes . Nightingale tomba sur les genoux , puis roula sur le côté avec un soupir et sortit Son automatique . Fenner fit un pas en avant et lui marcha sur le poignet . L' automatique tomba sur le parquet . Puis Fenner s' agenouilla , attrapa Nightingale par le col de son veston et le tourna vers lui . Je t' ai dit de laisser tomber , fit _il . Et il secoua le petit homme rudement . Puis il ajouta : Si tu ne veux pas me croire , tu croiras peut_être quelqu’un d' autre , mais je ne veux pas me bagarrer avec toi pour une poule ! Nightingale eut un rictus et allait parler . Mais il vit quelque chose , par_dessus l' épaule de Fenner , qui changea sa colère en alarme . Fenner vit un homme debout derrière lui . Du moins , il vit la miniature de cet homme dans le verre des lunettes de Nightingale . Il vit un bras se lever . Il essaya de se retourner . Mais dans sa tête , quelque chose éclata . Et il bascula en avant , éraflant la peau de son nez sur les boutons du veston de Nightingale . IV Quand Fenner reprit connaissance , la première chose qui heurta son oeil fut la lumière d' une ampoule nue , au plafond . Puis il remarqua qu' il se trouvait dans une pièce sans fenêtres . Après quoi , emporté par le tourbillon des battements dans son crâne , il ferma les yeux de nouveau . La lumière de l' ampoule le blessait à travers ses paupières fermées . Il essaya de se tourner pour échapper à cette souffrance . C' est alors qu' il sentit qu' il ne pouvait pas bouger . Il leva le cou , afin_de se rendre compte . Mais ce seul mouvement déclencha une explosion derrière ses yeux . Et il laissa retomber sa tête . Au bout d' un instant , les battements se calmèrent ; il fit une nouvelle tentative . Il était étendu sur un vieux matelas . Ses mains étaient attachées aux montants de fer rouillés d' un lit . Ce lit était le seul meuble de la pièce . Le parquet était jonché de mégots et de cendres . La poussière était épaisse . Des pages de journaux traînaient dans les coins . Et l' âtre abritait un monceau de cendres noires , comme si quelqu’un y avait récemment brûlé des tas de papiers . C' était une horrible pièce écoeurante par son odeur d' humidité , d' abandon et de sueur éventée . Fenner reposa de nouveau la tête . Essayant de récupérer . Ne faisant aucun effort pour tenter de libérer ses mains . Plissant ses paupières pour éviter la crudité de l' ampoule . Et s' efforçant de respirer lentement et profondément . Il tendait son ouïe pour essayer de capter un son quelconque . Et , petit à petit , son sens auditif parvint à déceler des sons très légers . Des sons qui , tout d’abord , ne signifiaient rien pour son cerveau dolent , mais qu' il finit par reconnaître pour des pas , des murmures de voix et l' écrasement lointain des vagues sur . une grève . Enfin il se rendormit . Il savait que c' était la chose qu' il fallait faire . Il n' était absolument pas en état de tenter le moindre essai d' évasion . Il avait perdu tout sens du temps . Et lorsqu' il s' éveilla , il ne sut qu' une seule chose : son sommeil avait été bénéfique ! Il se sentait beaucoup mieux . La douleur dans sa tête n' était plus que légère . Et son cerveau ne roulait plus en rond dans son vélodrome crânien . Il s' éveilla parce_que , dans le couloir , quelqu’un marchait et s' approchait de sa porte . Les pas lourds résonnaient nettement sur le plancher nu . Une clef tourna dans la serrure . La porte s' ouvrit d' un coup de pied . Fenner ferma les yeux . Il estima que c' était encore trop tôt pour s' intéresser à des visiteurs . Quelqu’un marcha vers lui . Et l' ombre passa sur ses yeux quand ce quelqu’un s' interposa entre lui et l' ampoule . Il y eut un long silence . Puis un grognement . Et la lumière du plafond irrita de nouveau ses paupières . Les pas s' en allèrent vers la porte . Fenner entr’ouvrit les yeux et regarda . Le dos arqué et les jambes courtes de l' homme qui sortait ne lui apprirent rien . Mais les cheveux noirs , épais et huileux , ainsi que la peau café lui donnèrent à croire que l' homme était un Cubain . Le type sortit et referma la porte . La clef tourna dans la serrure . Fenner aspira une large goulée d' air et commença d' essayer de remuer ses mains . Les cordes qui le maintenaient étaient serrées , mais pas au point d' empêcher tout mouvement . Il tira , se tortilla en mordant sa lèvre inférieure . Sa fatigue devint telle qu' il lui sembla que l' ampoule s' obscurcissait . Il dut s' arrêter , haletant . La seule aération venait d' un petit vasistas au_dessus de la porte . L' atmosphère de la pièce était suffocante . La sueur collait la chemise de Fenner à son dos . Il remua doucement ses poignets . Il pensa : Je les ai un peu déplacés . Oui . J' ai fait quelque chose . Si seulement je n' avais plus ce foutu mal de tête … Allons _y , encore une fois . Et il recommença de tendre et de tordre ses muscles . Sa main droite , rendue visqueuse par la sueur , glissa à travers le bracelet de corde , millimètre par millimètre et il la dégagea enfin . Mais il ne put rien faire pour sa main gauche , absolument rien . Lentement il s' assit et tâta sa tête de sa main libre . Le derrière de son crâne était très sensible , mais il n' y avait pas de sang . Il tourna sur lui_même pour examiner le noeud qui fixait son poignet gauche . Ce noeud était placé sous le lit , de telle façon qu' il put seulement le tâter , mais pas le voir . Et tous ses efforts pour le desserrer un peu restèrent vains . Il s' étendit de nouveau et jura doucement entre ses dents : Qu' est_ce_que je peux faire avec une seule pogne ? pensa _t _il . Quel est le salaud qui m' a matraqué ? Carlos ? Bien sûr , il a pu rester dehors et me surveiller par la porte . Et revenir tout doucement pendant la bagarre avec Nightingale … Ou c' est peut_être quelqu’un d' autre ? Qui ? Et qu' est _ce qui va m' arriver ? Il s' assit sur le lit et posa les pieds à terre . Il se leva , titubant et sa main gauche entravée l' empêcha de se redresser complètement . Son crâne lui fit un mal atroce lorsqu' il se leva . Mais la douleur disparut et , tirant le lit à sa suite , il se traîna jusqu' à la porte , et poussa le lit contre le mur , puis il se rassit . Si je ne libère pas ma main , je suis foutu . Il n' y a pas de Bon Dieu qui tienne , il faut que j' y arrive ! De sa main libre , il travailla fiévreusement le noeud . Mais ses doigts moites glissaient sur la corde , impuissants . Un bruit de pas l' arrêta . Il se remit sur le dos et passa de nouveau son poignet libre dans l' autre lien . Il avait à peine fini que la porte s' ouvrit et que Carlos entra . Reiger et Miller s' arrêtèrent sur le seuil . Carlos marcha jusqu' au lit de Fenner et se pencha sur lui . Fenner ouvrit tout à fait les yeux . Leurs regards s' accrochèrent . Tiens , dit Carlos . Le cochon est réveillé . Reiger et Miller s' avancèrent . Fenner regarda chacun des hommes à tour de rôle . Calmement . Qu' est_ce_que ça veut dire ? demanda _t _il . Carlos tremblait légèrement . Il était drogué jusqu' à l' os . Fenner pouvait voir ses pupilles rétrécies . Nous allons faire la causette , dit Carlos . Il balança son bras et frappa de son poing fermé . Le coup atteignit Fenner juste sous le nez . En le voyant venir , Fenner avait tourné la tête , mais la force du coup en fut à peine atténuée . Ses dents craquèrent dans ses gencives . Je te devais bien ça , hein ? dit Carlos . Fenner ne répondit rien . Il savait qu' avec une seule main , il n' aurait pas grand _chance . Alors , t' es un privé ? dit Carlos . Tu nous as bien possédés . Il sortit de sa poche les papiers de Fenner , les étala sur la couverture . Il y eut un silence . Carlos s' assit sur le lit . Si les deux autres s' en allaient , Fenner pourrait attraper Carlos par le cou et lui régler son compte . Peut_être les deux autres sortiraient _ils . Il fallait attendre . Carlos se pencha et gifla Fenner deux fois , à toute volée . Fenner cligna des yeux , mais ne bougea pas , ne dit rien Carlos se rassit . Son frisson faisait cliqueter le lit contre le mur . Il avait un peu l' air d' un dément . Qu' est_ce_que tu fais ici ? demanda _t _il . Qu' est_ce_que tu essaies de découvrir ? Entre ses lèvres raidies , Fenner souffla : Je t' avais recommandé de rester tranquille . Mais nom de Dieu , c' est moi qui vais m' y mettre maintenant . Et je ne lâcherai pas avant de vous avoir cassé les reins , à toi et à ta clique ! Miller éclata d' un rire hystérique : Il est dingo ! Il est complètement sonné ! Carlos dut fourrer ses mains dans ses poches , tellement elles tremblaient . Ecoute_moi , reprit _il . Ou alors on va se mettre au boulot . Dis _nous ce que tu es venu faire ici . Vite ou bien on commence ! Fenner ricana . Tout doucement , il dégagea sa main droite du noeud . Fous _moi la paix et crois _moi , laisse _moi fiche le camp . Carlos se leva et fit signe à Reiger . Allez _y . Attaquez ! dit _il . Reiger atteignit le lit au moment précis où Fenner libérait sa main . Fenner balança sa jambe en arc _de _cercle avec la rapidité de l' éclair . Son pied atteignit Reiger juste au_dessous du genou . Reiger fauché tomba en tenant son genou à deux mains , hurlant de douleur . Fenner s' assit au moment où Miller fonçait et l' empoignait aux cheveux . Il le frappa au ventre , un peu bas , de toutes ses forces . Miller s' affala sur le plancher , tenant son gros ventre à deux mains , le visage en sueur tandis_qu' il se roulait par terre en essayant de rattraper son souffle . Carlos recula précipitamment . Il était blême de peur . Fenner se rétablit et marcha vers Carlos , entraînant le lit à sa suite . Reiger saisit l’un des pieds du lit , s' y cramponna . Fenner tira , s' efforçant d' atteindre Carlos qui , dans sa frayeur , s' écartait de la porte . Debout , vous deux ! glapit Carlos . Assommez _le . Il sortit un automatique et le pointa vers Fenner . Reste où tu es , grinça _t _il . Je te descends , si tu bouges . Fenner réussit encore à faire un pas vers lui , entraînant le lit et Reiger à sa suite . Vas _y , gronda Fenner . Tire . C' est tout ce qui peut te sauver . Miller se mit à genoux et fonça sur Fenner . Son énorme poids rejeta Fenner sur le lit où il tomba , sur son bras libre , et pendant quelques secondes , Miller put frapper autant qu' il voulut . Puis Fenner lui décrocha une ruade qui le balança loin du lit . Miller se remit sur pied et Reiger , passant derrière Fenner , l' empoigna à la gorge . Revenant à la charge , Miller recommença à frapper au corps , et bien qu' il fût assez ébranlé , ses coups portaient quand même . Fenner sentait que l' adversaire à redouter , ce n' était pas lui , mais Reiger . Reiger crochait dans sa gorge avec une poigne de fer et Fenner sentait monter l' étouffement . Alors , appuyant fermement ses pieds au sol , il banda son corps . Et d' une irrésistible détente en arrière , il fit basculer le tout : lui , le lit , et Reiger , dans un fracas formidable . Reiger le lâcha pour tenter de se dégager et de prendre du champ . Et Fenner n' était pas dans une position favorable . Il se trouvait à genoux sous le lit retourné qui reposait sur son dos , la main gauche tordue derrière lui . La seule façon de s' s' en sortir était de faire basculer le lit de nouveau . Il se releva , portant le lit sur son dos . Reiger lui lança un coup de pied qui l' atteignit au jarret et le fit basculer de nouveau . Les muscles de son bras prisonnier semblèrent prendre feu . Fou de douleur , Fenner écrasa le lit sur Reiger L’un des montants retomba sur la gorge de l' homme . Et Fenner pesa de tout son poids . Les yeux de Reiger s' exorbitèrent . Il agitait les bras frénétiquement . Fenner pesait toujours . Miller se jeta sur Fenner et se mit à marteler la tête à coup de poings . Mais Fenner ne relâcha pas son effort . Il savait que Reiger était le plus fort des trois . Le plus dangereux . Et il savait qu' il le tenait maintenant , Reiger . S' il pouvait se débarrasser de lui , il aurait sa chance avec les deux autres . Le visage de Reiger était devenu d' un violet sombre . Ses bras ne s' agitaient plus que faiblement . Carlos accourut et rejeta le lit . Reiger se mit à quatre pattes en poussant des gémissements de chien malade . Miller avait réussi à lui fendre l' arcade sourcilière et le sang qui coulait gênait beaucoup Fenner . Il tâtonna de sa main libre , trouva Miller , lui enfonça ses doigts dans le ventre , crocha dans la chair et tordit . Miller poussa une sorte de hennissement et tenta de se dégager , mais Fenner tint bon . Une poignée de ventre de Miller en main , il se souleva de nouveau et fit violemment retomber le lit sur eux deux . Carlos , debout , les regardait au travers des ressorts , mais il ne pouvait pas les atteindre . Il essaya de tirer le lit , mais Fenner le maintenait du bras gauche . Il continuait de tenir à pleine main le ventre de Miller qui se mit à hurler lugubrement et à ruer tant qu' il pouvait . Il essaya de frapper Fenner au visage . Mais Fenner se contenta de forcer encore plus la torsion et de baisser la tête . Carlos sortit en courant . Fenner l' entendit hurler des ordres en espagnol . Brusquement , Miller réussit à se soulever . Et Fenner sentit quelque chose céder . Précipitamment il lâcha sa prise . Il sut qu' il venait de l' éventrer . Le visage de Miller prit une teinte verdâtre . L' homme s' affala , comme un pantin . Il fixait Fenner d' un oeil épouvanté . Tu m' as eu , hoqueta _t _il . Et des petites bulles de salive vinrent crever au bord de ses lèvres . Fenner essaya de sourire , mais il n' y parvint pas . Il repoussa Miller , d' un coup de pied , et , lentement , retourna le lit pour ramener son bras lié à un angle plus normal . Alors , fiévreusement , il dégagea le montant du lit de son alvéole , se redressa et se dirigea vers la porte . Avec ce montant de lit suspendu à son poignet , il n' était certes pas dans une situation très brillante . Mais c' était moins mauvais qu' avant . En passant devant Reiger , accroupi le dos au mur , la gorge dans sa main , Fenner l' assomma avec le pied de lit . Reiger s' effondra de côté , en protégeant sa tête de ses bras . Fenner se trouva enfin hors de la pièce . Il avait l' impression de marcher dans de la colle . Ses pas ralentirent de plus en plus . Et , brusquement , dans le corridor , il tomba à quatre pattes . Il devait sans cesse essuyer le sang de son arcade sourcilière . Il n' y voyait plus rien . Et il avait la tête vide et mal dans la poitrine . Il resta ainsi , effondré , luttant contre l' envie terrible de se coucher sur le plancher . Il faut que tu repartes , il faut que tu repartes , disait son cerveau . En s' appuyant au mur , il réussit à se mettre debout . Et sa main laissa sur le papier jaune une trace . Il se dit : Merde , je n' y arriverai pas et s' écroula de nouveau . Puis il entendit un tumulte d' appels au rez_de_chaussée , des cris , des pas qui montaient . Il essaya de revenir dans la pièce . Dans l' escalier , il entendait les hommes monter en courant . Nom de Dieu de maudit pied de lit , fit _il en essayant encore une fois de dégager sa main . Mais c' était à croire qu' il était soudé à l' objet ! Deux petits Cubains lui tombèrent dessus , en tas , l’un d' eux le prit à la gorge , l' autre se jeta dans ses jambes . Ces sacrés petits salauds étaient costauds . Il assomma celui qui le tenait à la gorge d' un coup de pied de lit , le rejeta , puis se redressa , et , à_l’aveuglette , décrocha un coup de poing au second . Il ressentit la secousse , mais le Cubain ne céda pas . Soudain Fenner éprouva une énorme fatigue . Ce n' était plus la peine , il n' avait plus rien dans les tripes . Il essaya de frapper encore une fois , entendit Carlos hurler : Pas trop fort , quelque chose lui tomba sur la tête et il piqua du nez en avant . Dans les ténèbres , il rencontra une face , lança un coup de poing mou , puis une explosion l' éblouit et les ténèbres étouffantes se refermèrent sur lui . J' ai dû prendre une fameuse trempe . Ils pensent que je suis bien refroidi ! se dit Fenner en constatant qu' ils ne s' étaient pas donné la peine de l' attacher , cette fois _ci . Il était par terre , bras et jambes écartés . Ils avaient enlevé le lit et l' avaient balancé sur le plancher de la pièce vide . Il se donna un peu de répit , mais quand il tenta de bouger , il s' aperçut qu' il en était incapable . Qu' est_ce_que c' est que cette foutue histoire ? pensa _t _il . Il savait qu' il n' était pas attaché , il ne sentait aucun lien et pourtant , il ne pouvait pas bouger . Puis , il se rendit compte que l' ampoule brûlait toujours . Mais ses yeux étaient tellement enflés que ses paupières ne laissaient passer qu' un vague halo . Il essaya de remuer la tête . Mais une douleur fulgurante le parcourut en entier . Alors il n' essaya plus rien . Et il se rendormit . Il se réveilla parce_qu' on le bourrait de coups de pieds dans les côtes . Pas très fort , mais lourdement . Et tout son corps frémissait de douleur . Réveille _toi , fumier ! dit Reiger sans cesser les coups . Tu n' es plus flambard maintenant , hein ? Fenner rassembla ce qui lui restait de forces . Il roula sur son côté , dans la direction de la voix . Tendant ses bras à_l’aveuglette , il trouva les jambes de Reiger , les enserra et tira . Reiger poussa un grognement furieux , en essayant de garder son équilibre . Mais il bascula en arrière et atterrit avec une violence qui ébranla toute la pièce . Fenner rampa vers lui , mais Reiger le repoussa à coups de pied . Il se remit debout , le visage tordu de fureur froide . Il se pencha sur Fenner , rabattit ses bras levés , et le saisit par le devant de la chemise . Puis il le souleva et le projeta violemment sur le plancher . Fenner essaya de le frapper , mais déjà Reiger l' avait soulevé et projeté encore . Il recommença quatre fois . Epuisé , vidé , Fenner s' abandonna . Reiger le lança dans un coin comme un paquet et se redressa , en respirant bruyamment . Carlos parut sur le pas de la porte . Tu fais ça pour t' amuser ? demanda _t _il à Reiger . Il y avait un soupçon de colère dans sa voix . Reiger se tourna vers lui . Ecoute . Pio , grinça _t _il les dents serrées . Ce gars _là est trop coriace . Je suis en train de le ramollir un peu . Carlos s' avança et contempla Fenner . Puis il le remua du pied et dit à Reiger : Je ne veux pas qu' il crève maintenant . Je veux qu' il me raconte quelques petites choses d’abord . Je veux qu' il me dise pourquoi il est venu de New_York jusqu' ici . Et pourquoi il est entré chez nous . C' est pas catholique et ça ne me plaît pas . T' as raison , Pio . Tu veux qu' on le fasse parler ? Carlos examina attentivement Fenner . Il n' est pas en état d' encaisser ça pour l' instant , dit _il . On attendra un peu plus tard . Et ils quittèrent la pièce tous les deux . Fenner revint à lui peu de temps après . Il avait l' impression qu' un battant de cloche cognait dans son crâne . Et quand il ouvrit les yeux , les murs de la pièce convergèrent sur lui . Terrifié , il ferma les yeux en se cramponnant à ce qui lui restait de raison . Il ne bougea plus pendant un moment . Puis il rouvrit ses paupières . Cette fois _ci , les murs se déplacèrent plus lentement et il n' avait plus peur . Il rampa jusqu' à la porte et essaya d' ouvrir . Elle était fermée à clef . Il n' avait plus qu' une obsession : il ne leur dirait rien . On l' avait tellement cogné sur la tête qu' il avait perdu presque toute sa raison . Et il ne sentait même plus la douleur qui torturait son corps . Il faut que je sorte de là , pensa _t _il . Ils continueront jusqu' à ce qu' ils m' aient tué . Puis il se rappela ce qu' ils avaient fait au Chinois et frissonna . Je ne pourrais pas encaisser ça , pensa _t _il . Non , S' ils me font le truc de l' étau sur les doigts , je lâcherai le morceau . Puis une lueur rusée passa dans ses yeux . Il mit la main sur la boucle de sa ceinture , l' ouvrit et l' ôta . En chancelant , il se mit debout . Il dut s' appuyer au mur pour se soutenir . Avec un soin exagéré , il glissa la longue lanière de cuir dans la boucle . Puis il passa ce noeud coulant par_dessus sa tête . Et il serra . Il faut que je trouve un clou ou un crochet , ou quelque chose de ce genre _là , murmura _t _il . Il faut que j' attache le bout quelque part . Il fit le tour de la pièce , examinant les murs nus . Il ne trouva rien et s' arrêta près de la porte . Qu' est_ce_que je vais faire , alors ? … se demanda _t _il . Il resta planté là , le menton sur la poitrine , la ceinture pendante à son cou . Il refit le tour de la chambre , mais les murs étaient lisses . Pas de fenêtres , ni de clous , seule la lampe électrique hors de portée . Il se demanda si , en mettant le pied sur le bout de la ceinture , il pourrait s' étrangler , mais décida que ce serait impossible . Il se rassit sur le sol pour réfléchir . Le bourdon continuait dans son crâne et , se prenant la tête à deux mains , il se balança au rythme de la douleur . Puis il entrevit un moyen . Décidément , murmura _t _il , les idées ne me viennent plus très vite … Il se traîna jusqu' à la porte à quatre pattes . Puis il attacha la ceinture à la poignée . En me laissant tomber à plat ventre , ça marchera , dit _il . Ça prendra plus de temps . Mais si je m' obstine , je crèverai bien tout à fait . Il passa un long moment à fixer soigneusement la ceinture . Il l' attacha très court , afin_que son cou ne soit pendu qu' à quelques centimètres de la poignée . Puis , très lentement , il fit glisser ses pieds en arrière . Jusqu' à ce qu' il soit étendu , son poids supporté par ses mains . Il ne pensait pas à sa disparition . Sa seule idée était qu' il allait rouler Carlos . Il resta immobile quelques secondes . Puis brusquement , retira ses mains … La boucle de la ceinture mordit sa chair . La lanière de cuir s' imprima dans son cou . Ça marche ! pensa _t _il triomphalement . Le sang commença de battre dans sa tête . La torture de ses poumons le força presque à remettre ses mains sur le sol . Mais il ne le fit pas . Sa tête balançait au bout du cuir . La nuit s' épaississait devant ses yeux . Puis la poignée de la porte cassa . Et il retomba par terre . Il resta un moment étendu dans une sorte de stupeur , aspirant à grands coups spasmodiques l' air surchauffé . Du sang coulait goutte à goutte de son cou là où la boucle l' avait mordu . Et un écoeurant sentiment de défaite le submergeait , plus pénible encore à supporter que la douleur qui tordait tout son corps . Il défit la ceinture et resta sur le dos , les yeux sur le plafond sale . Le sang qui coulait de son cou remit sa pensée en mouvement . Son cerveau était si embrumé qu' il n' arrivait pas à former une idée . Mais il sentait confusément que s' il s' acharnait , il finirait par trouver une autre solution . Il resta encore quelque temps immobile . Puis il s' assit . La lueur rusée passa de nouveau dans ses yeux . Il reprit sa ceinture et en examina la boucle de métal . Elle avait un ardillon très pointu . Puis il jeta un coup d' oeil , de biais , sur son bras gauche . Il savait que , quelque part , y passaient des artères vitales . Il n' aurait qu' à en percer une avec l' ardillon . Et il saignerait à mort … Fameux moyen de se supprimer , murmura _t _il . Je suis idiot de ne pas y avoir pensé plus tôt . Lentement , patiemment , il chercha l' artère . Quand il pensa l' avoir trouvée , il prit la boucle et enfonça la pointe dans sa chair , qui s' enfonça sous la pression , mais la peau ne céda pas . Il pressa plus fort . Ça commençait à lui faire mal . La sueur ruisselait partout sur lui . Je n' ai peut_être plus assez de force pour réussir , pensa _t _il avec angoisse . Il mordit sa lèvre et enfonça la pointe avec un sursaut sauvage . Une goutte de sang apparut . Il pressa encore plus fort . L' artère commença à palpiter et à battre . Et brusquement le fer entra profondément . Le sang jaillit avec force . Il était tellement épuisé qu' il se renversa sur le parquet Sa tête fit un bruit sourd en heurtant les lattes . Et il s' en alla doucement . Dans un éblouissement de lumière . Une silhouette floue se précisa , au milieu d' un brouillard lumineux . Fenner regarda et se demanda vaguement si ça n' était pas Dieu le Père . C' était Curly . Elle se pencha sur lui et dit quelque chose qu' il n' entendit pas ; alors il répondit gentiment : Bonjour , mignonne ! Puis les contours de la pièce se précisèrent . Et le brouillard lumineux se dissipa . Derrière Curly , il y avait un petit homme qui ressemblait à un bouc . Très faiblement , comme s' il avait parlé de très loin , Fenner l' entendit qui disait : Ça ira bien maintenant . Qu' on ne le bouge pas d' ici . Et si vous avez besoin de moi , je reviendrai . Je voudrais boire de l' eau , dit Fenner . Et il s' abîma de nouveau dans le sommeil . Quand il se réveilla , il se sentit beaucoup mieux . Dans sa tête , le battant de cloche avait cessé son carillon . Et les murs de la chambre restaient immobiles . Curly était assise sur une chaise ; Ses paupières étaient lourdes , comme si elle tombait de sommeil . Pour l' amour de Dieu … dit Fenner . Mais Curly se leva en hâte et rajusta le drap . Ne parlez pas encore , dit _elle . Vous êtes sauvé maintenant . Mais il faut dormir . Fenner ferma les yeux et essaya de penser . En pure perte . Le lit était très doux . La douleur avait déserté son corps . Il rouvrit les yeux . Curly lui apporta de l' eau . Pas moyen d' avoir quelque chose de plus fort ? demanda _t _il . Ecoutez , grande gourde , dit _elle . Vous êtes malade , vous êtes encore à moitié cinglé à cause des coups . Alors prenez ce qu' oh vous donne et pas d' histoires . Après quelques instants de silence , Fenner demanda : Mais enfin … Où est_ce_que je suis ? Dans ma chambre , à côté de White Street . Ecoute , mignonne , dit _il . Tu veux bien éclaircir le mystère ? Comment est_ce_que je suis venu jusqu' ici ? Il est tard , dit Curly . Il faut dormir . Demain , je vous raconterai . Fenner se souleva sur son coude . Il s' apprêtait à pousser un gémissement de douleur , mais l' effort ne lui coûta rien . Il se sentait faible . Mais aucun autre mal . Il y a trop longtemps que je dors , dit _il . Je veux savoir tout de suite . Curly poussa un grand soupir . Bon , bon ! dit _elle . Vous autres durs de durs , vous me faites mal aux pieds . Fenner ne répondit rien . Il s' allongea de nouveau et attendit . Curly fronça son front et demanda : Nightingale était furieux après vous , l' autre jour . Qu' est_ce_que vous lui avez fait ? Fenner la regarda et dit : Je ne me rappelle pas . Curly renifla d' un air incrédule . Puis elle ajouta : Il m' a dit que Carlos vous avait assommé et transporté dans sa maison du quai . J' ai essayé de savoir pourquoi . Sans succès . Mais quand la colère de Nightingale s' est calmée , il a commencé à se faire de la bile . Il s' est dit que ça ne serait pas chic envers Crotti de vous laisser tomber . Alors je n' ai pas eu beaucoup de mal à le convaincre d' aller voir ce que vous deveniez . Il vous a ramené avec lui . On aurait dit qu' ils s' y s' étaient mis à plusieurs , à vous voir . Alors , il m' a envoyée chercher un docteur et m' a dit de m' occuper de vous . Fenner ne voulait pas la croire . Le petit bonhomme m' a ramené de là_bas . Et Carlos l' a laissé faire ? Curly bâilla . Carlos n' était pas là_bas . Ils étaient tous rentrés à leur hôtel . Je vois , dit Fenner . Il resta immobile et silencieux pendant quelques minutes . Puis il demanda : Quel jour sommes _nous ? Elle le lui dit . C' est toujours le mois de mai ? demanda _t _il . Elle fit un signe affirmatif . Il fit péniblement un calcul . Ça faisait quatre jours qu' il avait quitté Gloria . Ça paraissait beaucoup plus . Carlos sait que j' ai disparu ? demanda _t _il . Curly bâilla de nouveau . Bien sûr . Mais il n' a fait aucun rapprochement entre votre disparition et moi ou Nightingale . Peut_être que ça lui viendra . Parce que c' est un gars qui pense à tout . Fenner s' agita dans son lit . Puis il passa sa main dans ses cheveux , tout doucement : son crâne était très sensible . Le coco ne te portera pas dans son coeur s' il découvre ça , dit _il . Curly haussa les épaules . Bien sûr , fit _elle . Puis elle bâilla de nouveau et dit : Le lit est très large . Ça ne vous gênerait pas que je dorme un peu ? Fenner sourit . Bien sûr que non , dit _il . Fais comme chez toi . Curly soupira et sortit de la chambre . Quand elle revint , elle portait un pyjama de fin lainage rose . Vous ne me croirez peut_être pas , dit _elle . Mais j' ai toujours froid dans mon lit . Il la regarda grimper à côté de lui . Ton attirail de nuit n' est pas très romantique , hein ? Elle posa sa tête blonde sur l' oreiller . Et alors ? Et puis , au moins , la laine ne vous donnera pas d' idées . Elle bâilla et battit des paupières . Je suis fatiguée , fit _elle . C' est dur de soigner un gars comme vous . Je te crois , dit Fenner gentiment . Dors . Tu veux que je te chante une berceuse ? Flûte ! bredouilla _t _elle presque endormie déjà . Et elle s' enfonça dans le sommeil . Fenner resta immobile à l' écouter respirer calmement . Puis il essaya de réfléchir . Son esprit était encore tout embrumé et vagabondant . Alors il se laissa aller et s' endormit à son tour . Le soleil du matin l' éveilla . Il ouvrit les yeux et examina la chambre . Il se rendit compte que son esprit était clair maintenant , que son corps ne lui faisait plus mal . Quoiqu' il se sentit un peu raide , en essayant de bouger dans le lit , il était retapé . Curly s' assit lentement , clignant des yeux . Hello ! fit _elle . Comment vous sentez _vous ? Fenner lui fit un sourire . Un sourire un peu tordu , mais qui remontait à ses yeux . Puis il étendit le bras et lui toucha l' épaule . Doucement . Tu as été une chic copine , dit _il . Pourquoi as _tu fait ça ? Elle se tourna vers lui . Ne vous creusez pas le ciboulot pour comprendre , dit _elle . Je vous l' ai dit la première fois que je vous ai vu . Je vous trouve gentil . Fenner lui entoura la taille de son bras . Elle ferma les yeux et leva le visage . Fenner l' embrassa . Je ne dois pas avoir toute ma tête , dit _il . Je ne devrais pas faire ça . Pourquoi pas ? demanda _t _elle . Je ne me défends pas … Elle fut très tendre avec lui . Après quelques instants , Fenner dit , d' une voix un peu endormie : A quoi penses _tu ? Elle lui caressa le visage , gentiment . Je pense que ça n' est pas de chance de rencontrer un type comme toi … quand il est trop tard . Fenner s' écarta d' elle et dit sérieusement : Tu ne devrais pas avoir des idées comme ça . Elle se mit à rire . Mais ses yeux restèrent sérieux . Je vais te faire un petit déjeuner . Tu trouveras un rasoir dans la salle de bains . Quand il eut fini de raser sa barbe , il revint dans la chambre . Le petit déjeuner était servi . Il s' assit et dit : Bon Dieu ! Ça sent bon . La robe de chambre qu' il avait trouvée dans un placard devait appartenir à Nightingale . Elle lui arrivait aux genoux . Et elle lui étriquait les épaules . Curly lui rit au nez . Tu as une allure folle là dedans , dit _elle . Fenner engloutit le contenu de son assiette . Et Curly dut aller chercher du supplément . Ça repart bien , on dirait ? Fenner fit oui de la tête . Je me sens en pleine forme , dit _il . Et Nightingale , est_ce_qu' il tient une grande place dans ton coeur ? Elle lui versa une nouvelle tasse de café . C' est une habitude . Je suis avec lui depuis deux ou trois ans . Il est très gentil . Et je crois qu' il est assez mordu pour moi . Elle haussa les épaules et ajouta : Tu sais ce que c' est . Je ne connais personne que j' aime mieux que lui . Alors , tant qu' à faire , autant le rendre heureux . Fenner fit oui de la tête et alluma une cigarette . Et Thayler ? dit _il . Qu' est_ce_qu' il est pour toi ? Le visage de Curly se figea . Le sourire se glaça dans ses yeux . Quand on est flic , c' est pour la vie ! dit _elle avec amertume . Et se levant : Je n' ai pas de confidences à vous faire , poulet ! Fenner leva les yeux vers elle . Alors , vous savez ? dit _il . Curly commença de ramasser les couverts . Nous le savons tous , dit _elle d' une voix brève . Nightingale aussi ? Bien sûr . Mais pourtant il m' a tiré du pétrin ? Curly emporta les assiettes . Ila une dette envers Crotti , dit _elle par_dessus son épaule , en sortant . Fenner resta songeur . Quand elle revint , il dit : Ne sois pas méchante comme ça , mignonne . On pourrait faire quelque chose ensemble . Curly se pencha par_dessus la table . Son visage était dur et son regard méfiant . Ce n' est pas la peine d' essayer , vous n' avez aucune chance . Tant pis , dit Fenner . Curly était enfermée dans la salle de bains quand Nightingale arriva . Il resta un instant debout , fixant Fenner d' un oeil glacé . Merci , mon vieux , dit Fenner . Tu m' as sorti d' une foutue panade … Nightingale ne fit pas un mouvement . Il dit : Maintenant que tu es retapé , il vaut mieux que tu te trisses . Ce patelin _ci est trop petit pour Carlos et toi . Tu parles ! dit Fenner . Nightingale , toujours immobile , demanda : Qu' est_ce_qu' il y a entre toi et Crotti , roussin ? Qu' est_ce_que tout ça veut dire ? Crotti a un compte à régler avec Carlos . C' est pour lui que je travaille . Nightingale s' approcha un peu de la table . Il faut que tu mettes les bouts en vitesse , dit _il . Qu' est_ce_que tu crois que Carlos me fera s' il apprend que c' est moi qui t' ai aidé ? Les yeux de Fenner ne quittaient pas le visage de Nightingale . Je vais régler mon compte avec Carlos , dit _il . Tu ferais aussi bien de te mettre du côté gagnant . J' y suis déjà , dit Nightingale . Tu vas filer d' ici sans insister . Sans quoi , j' y veillerai , personnellement . Sa voix était calme . Sans emphase . Fenner comprit qu' il n' y avait pas à insister . Comme tu voudras , dit _il . Nightingale hésita un instant . Puis il sortit de sa poche un automatique qu' il posa sur la table . Pour te permettre de quitter la ville en sûreté . C' est parce_que Crotti a été très chic pour moi . Mais si tu es encore ici à la nuit tombante … tu feras bien de tirer le premier … si tu m' aperçois . Tu vois ce que je veux dire ? Puis il quitta la pièce , en fermant la porte doucement derrière lui . Fenner prit l' automatique et le balança un instant dans sa main Eh bien ! … murmura _t _il . Curly sortit de la salle de bains et vit le revolver . Nightingale est venu ? dit _elle . Fenner hocha la tête , d' un air absent . Ami ? demanda _t _elle . A peu près autant que toi . Curly poussa un grognement . Prêt à partir ? demanda _t _elle . Je vais cherche ! ma bagnole . Je te déposerai où tu voudras . Entendu , dit _il d' un air absent . Il réfléchit , puis annonça : Carlos va dérouiller . Tu aimerais peut_être parler tout de suite ? Curly fronça les lèvres : Flûte ! Puis elle ajouta : Tes vêtements sont dans le placard . Ils peuvent aller pour le trajet jusqu' à l' hôtel . Moi , je vais chercher mon bus . Fenner s' habilla aussi vite qu' il le put . Ses vêtements paraissaient sortir d' un télescopage sur la route , mais il ne s' en soucia pas . Quand il fut prêt , il ouvrit la porte et sortit dans le couloir . Son intention était d' aller au_devant de Curly en bas . Il marcha lentement vers l' escalier et constata qu' il n' était pas aussi retapé qu' il l' avait cru . C' était un véritable effort que de marcher , mais il continua et s' engagea sur les premières marches . Presque aussitôt , il stoppa . Curly gisait de tout son long sur le palier du dessous . Il resta pétrifié un instant . Puis il sortit l' automatique de sa poche et descendit , l' oeil aux aguets , il n' y avait personne alentour . En approchant , il distingua le manche d' un poignard planté dans son dos . Il se pencha et la tourna légèrement . Sa tête retomba en arrière , mais elle respirait encore . Ce lui fut un très gros effort que de la remonter à sa chambre . Elle était lourde . Et il tremblait de fatigue quand il la déposa sur le lit . Il attrapa le téléphone et forma le numéro de Nightingale , les yeux sur Curly . Ici , Entreprise Funéraire Nightingale , dit la voix du petit homme au bout du fil . Viens me retrouver tout de suite , dit Fenner . Ils ont eu Curly . Puis il raccrocha aussitôt et alla vers le lit . Curly ouvrit les yeux . Lorsqu' elle vit Fenner , elle lui tendit une de ses mains . Ça m' apprendra à sauver un roussin , dit _elle faiblement . Fenner n' osait pas retirer le couteau de la plaie . Mais il la soutenait de façon à ce qu' elle ne pèse pas sur le manche . Ne t' en fais pas , mon petit , dit _il . J' ai demandé du secours . Curly eut un geste qui aurait dû être un haussement d' épaules . Ça viendra trop tard , dit _elle . Et elle se mit à pleurer . C' était Carlos ? demanda Fenner . Curly ne répondit pas . Du sang tacha son menton . Donne _moi une indication , reprit Fenner . Ne fais pas la bête . Il faut qu' il paie ça . Il va penser que tu es une gourde . C' était un de ses Cubains , dit Curly . Il m' a bondi dessus avant que j' aie pu crier . Fenner vit que Curly parlait d' une voix très faible . Puis le sang commença à lui couler de la bouche . Et Fenner se rendit compte qu' elle s' en allait rapidement . Il l' entoura de son bras et retira le couteau de la plaie . Curly poussa un léger cri , puis dit : Comme ça , ça va mieux . Il l' étendit sur le lit . Je réglerai le compte pour toi . Carlos va le payer cher . Elle ricana : Bien , mon brave petit soldat , murmura _t _elle . Arrange Carlos si tu veux , mais ça ne me fera plus grand bien . Fenner se souvint d' avoir vu du whisky quelque part chez elle . Il alla ouvrir un placard , ramena une bouteille et un verre , et en versa deux doigts , pur , qu' il fit avaler à Curly . Ça la fit suffoquer un instant . Bonne idée , dit _elle d' un ton amer . Garde _moi en vie jusqu' à ce que je t' aie tout dit . Fenner lui prit les mains . Il faut qu' ils paient , dit _il . Est_ce_que Thayler marche avec Carlos ? Elle hésita un instant et bougea un peu sa tête . Puis elle dit : Il y est jusqu' au cou . Et elle ajouta d' une voix très faible : C' est un sale type . Et je ne lui dois rien . Quel est son rôle là dedans ? demanda Fenner . C' est lui qui a monté l' affaire des Chinois . Puis Curly ferma les yeux et ajouta : Ne me demande plus rien , maintenant . J' ai peur . Fenner se sentait impuissant . Le visage de Curly était maintenant couleur de cire . Et seules quelques petites bulles rouges à ses lèvres montraient qu' elle vivait encore . Elle rouvrit les yeux avec un effort et murmura : Dieu ! C' est ce qui m' est arrivé de mieux depuis des années . Avec toi , je veux dire . Puis elle referma ses paupières . On entendit quelqu’un monter l' escalier en trébuchant par instants . Fenner se précipita vers la porte . Nightingale entra , le visage ruisselant de sueur . Il passa devant Fenner et courut vers le lit . C' était trop tard . Curly venait de mourir au moment où il ouvrait la porte . Fenner quitta l' appartement . En refermant la porte du palier , il entendit une longue plainte sourde qui venait de la chambre de Curly . Le gérant du Haworth Hôtel sortit précipitamment de son bureau dès qu' il aperçut Fenner . Monsieur Ross , dit _il d' une voix tremblante d' indignation . Prenez _vous mon hôtel pour une maison de rendez_vous ? Je n' en sais rien . Si c' en est une , où sont les femmes ? dit Fenner . Les gens du service n' osent plus monter au troisième étage . Il y a une espèce de bandit installé là et qui ne laisse passer personne . Je l' ai menacé de la police , mais il dit que vous lui avez donné l' ordre de rester là . Qu' est_ce_que cela signifie ? Préparez _moi ma note , dit Fenner brièvement . Je pars . Il monta rapidement au troisième . Devant sa chambre , il ne vit pas trace de Bugsey . Il ouvrit la porte d' un coup de pied et entra . Gloria était assise dans son lit . Bugsey était assis près d' elle . Ils jouaient aux cartes . Bugsey n' était vêtu que d' un caleçon et de son chapeau . La sueur ruisselait sur son dos gras . Fenner s' immobilisa . Qu' est _ce qui se passe ? fit _il . Gloria jeta ses cartes . D' où venez _vous ? demanda _t _elle . Qu' est _ce qui vous est arrivé ? Fenner avança et referma la porte . Des tas de choses ! dit _il brièvement . Puis , se tournant vers Bugsey , il demanda : Qu' est_ce_que c' est que cette tenue ? Tu te crois dans un hammam ? Nous jouions ma chemise de nuit , dit Gloria . Je l' ai battu . Bugsey ramassa son pantalon . Tu es arrivé à temps ! dit _il fiévreusement . Cette mignonne triche tant que ça peut ! Fenner n' était pas en humeur de rire . Il commanda : Procure _toi une conduite intérieure , dit _il . Qu' elle soit parquée derrière cet immeuble dans un quart d' heure . Bugsey se débattait avec ses vêtements . Il dit à Fenner : On dirait que quelqu’un t' a fait des misères … T' en fais pas pour moi . Et grouille _toi . Bugsey enfila son veston et sortit . Pensez _vous pouvoir vous lever ? demanda _t _il à Gloria . Elle rejeta le drap et descendit du lit . Je ne suis restée dans mon lit que parce_que ça effarouchait le pauvre petit Bugsey , dit _elle . Et vous ? Qu' est _ce qui vous est arrivé ? Fenner sortit un complet neuf et se changea . Ne restez pas là la bouche ouverte ! aboya _t _il . Habillez _vous . Nous quittons cette taule immédiatement . Quand elle eut enfilé son cache_sexe et son soutien_gorge , elle revint à la charge : Vous ne voulez pas me dire où vous avez été ? Fenner était occupé à boucler ses deux valises . On m' a emmené faire une petite promenade , dit _il . Des durs . J' ai réussi à m' en débarrasser . Où allons _nous ? demanda _t _elle alors . Nous allons habiter chez Noolen . Elle secoua la tête énergiquement . Pas moi , dit _elle . Fenner boucla les courroies de ses valises . Puis il se redressa et en deux pas traversa la pièce jusqu' à elle . Il lui saisit le poignet et dit : Vous ferez ce que je vous dirai de faire . Pas chez Noolen , répéta _t _elle . Si vous ne voulez pas marcher , je vous porterai , dit _il . Il téléphona au bureau de l' hôtel et réclama sa note . En l' attendant , il arpenta la chambre . Nerveusement . Assise sur le lit , Gloria lui jetait des regards inquiet ? Qu' est_ce_que vous mijotez ? demanda _t _elle . Fenner stoppa et releva la tête . Des tas de choses , dit _il . C' est eux qui ont commencé et je vais les liquider . Je ne m' arrêterai que lorsqu' il n' y aura plus de mystère dans cette combine , quand ce cochon de Carlos m' aura réglé ses dettes . Un petit chasseur apporta la note . Fenner paya . Puis il prit ses valises d' une main , Gloria par le coude de l' autre , et ils descendirent . Ils trouvèrent Bugsey au volant d' une grosse voiture . Fenner y monta après Gloria et dit à Bugsey : Chez Noolen . Et subito . Bugsey se retourna sur son siège , comme électrisé . Noolen ? fit _il . Pourquoi Noolen ? Ecoute , Ross . Tu ne feras rien avec ce gars _là . C' est un croupion de canasson . Fenner se pencha en avant . Chez Noolen , répéta _t _il en le fixant avec intensité . Si ça ne te plaît pas , descends et je conduirai . Bugsey , la bouche ouverte , regardait Gloria et Fenner à tour de rôle . Vas _y , mon petit gars , dit Gloria . Ce monsieur _là aime qu' on lui obéisse . Ah … Bien … dit Bugsey . Et il démarra . Gloria se renfonça dans son coin et bouda . Fenner surveillait la route par_dessus les larges épaules de Bugsey . Le trajet se fit dans le plus grand silence . Il était il h 1/2 quand ils arrivèrent . Quand la voiture pénétra dans la petite allée circulaire , Gloria dit : Je ne veux pas entrer là dedans ! - mais plutôt comme une protestation que comme un refus . Fenner ouvrit la portière et descendit devant le perron du Casino . Venez tous les deux , dit _il d' une voix brève . Le bâtiment semblait désert . Un Cubain passait le vestibule à l' aspirateur électrique . Il leva la tête en les voyant avancer vers lui et resta bouche bée , les yeux fixés sur Gloria qui lui fit une moue sévère . Noolen est là ? lui demanda Fenner . L' autre répondit qu' il allait voir . Non , dit Fenner . Bouge pas . Et il traversa le hall vers le bureau directorial . Le Cubain eut un faible eh ! mais n' insista pas . Gloria et Bugsey suivirent à distance . Fenner ouvrit la porte du bureau et la poussa . Il resta sur le seuil et regarda . Assis à son bureau , Noolen comptait une grosse liasse de gros billets . Quand il aperçut Fenner , il changea de couleur . Et il glissa précipitamment la liasse dans un tiroir . Fenner s' avança . Je ne viens pas embarquer ton pognon , dit _il . Je viens tenir un conseil de guerre . Il tourna la tête et dit à Gloria et à Bugsey qui étaient restés dehors : Entrez , vous autres . Et fermez la porte . Noolen restait immobile derrière son bureau . Quand Gloria entra , il tira sur son col pour se donner un peu d' air . Elle ne le regarda pas et alla s' installer dans un fauteuil à l' autre bout de la pièce . Bugsey ferma la porte et s' y adossa . Lui non plus ne regarda pas Noolen . Une atmosphère de malaise régnait . Enfin Noolen parla : Qu' est_ce_que tout ça veut dire ? fit _il . Fenner prit un des gros cigares dans la boîte et l' alluma avec beaucoup de soin . Tu ne manques pas de culot , Ross ! reprit Noolen . Je t' ai déjà dit que je refuse de m' intéresser à tes affaires et à tes projets . Gloria parla d' une voix plate et impersonnelle : Il ne s' appelle pas Ross . C' est Fenner . Un détective privé , avec licence . Fenner tourna la tête vers elle . Mais elle était en train de lisser sa jupe et elle ne le regarda pas . Bugsey eut une espèce de hoquet . Et ses petits yeux s' exorbitèrent . Noolen était en train de se choisir un cigare . Il laissa retomber sa main . Si tu étais un peu plus vivant , dit Fenner , tu le saurais depuis longtemps . Noolen eut un geste de la main . Fous _le moi le camp d' ici , dit _il d' une voix qui s' étranglait . Les détectives me font vomir . Nous avons un boulot à faire ensemble , dit Fenner . Toi et moi seulement . La rousse n' a rien à voir là dedans . Fous le camp ! répéta Noolen . Sans faire aucun effort , Fenner lui envoya son poing sur la mâchoire . Noolen aurait basculé en arrière si ses grosses cuisses , coincées sous le bureau , ne l' avaient empêché de tomber . Fenner s' éloigna de trois ou quatre pas afin_de les avoir tous les trois sous son regard . La main de Bugsey se dirigea vers sa poche . Son visage reflétait l' indécision , la stupéfaction . Laisse _ça , dit Fenner . Sinon , je vais t' administrer une paire de claques . Bugsey retira sa main et la porta à sa tête qu' il se mit à gratter énergiquement . Je crois que je vais me débiner , dit _il . Si tu étais un peu malin , tu resterais , dit Fenner . Parce que Carlos aura peut_être envie de savoir pourquoi tu copinais avec un flic . Bugsey verdit un peu . Je ne savais pas que tu étais flic , dit _il dignement . Fenner lança un grand rire et dit : Va raconter ça à Carlos . Bugsey hésita , puis s' adossa de nouveau au mur . Fenner regarda Noolen qui , tassé dans son fauteuil , se frottait la mâchoire . Alors , Noolen ? dit Fenner . On va peut_être pouvoir parler un peu sérieusement ? Noolen ne réagit pas . Il était dompté . Voilà mon plan , dit Fenner . Toi et moi , nous allons nettoyer Carlos et sa bande . Bugsey ici présent peut choisir : se joindre à nous ou bien retourner chez Carlos . Je m' en bats l' oeil . S' il retourne chez Carlos , il aura des tas de choses à expliquer . S' il reste , il se fera cinq cents dollars par semaine jusqu' à ce que le boulot soit terminé . Le visage de Bugsey s' éclaira . Pour ce prix _là , je marche , dit _il . Fenner sortit de son portefeuille une liasse et la lança à Bugsey . Voilà déjà un acompte , dit _il . Noolen écoutait et regardait . Fenner vint se rasseoir sur le coin du bureau . Ça ne te plairait pas d' être le roi de ce patelin ? lui dit Fenner . C' est ce que tu seras si tu travailles avec moi . Comment ? demanda l' autre d' une voix enrouée . Nous aurons ton petit groupe d' hommes de main , dit Fenner . Et il y aura moi et Bugsey . On rendra la vie intenable à Carlos . On coulera ses bateaux . On sabotera son organisation et on lui fera la chasse avec des mitraillettes . Noolen secoua la tête . Je n' ai jamais travaillé avec les flics , dit _il . Te ne commencerai pas maintenant . Tu ne comprends pas , dit Fenner . Il y a quatre jours , Carlos m' a eu dans sa maison du quai . Et il m' a fait des tas de caresses , mais j' ai pu en sortir . Alors , j' en fais une affaire personnelle . Je n' invite pas les flics . Noolen secoua la tête de nouveau . Je ne joue pas , dit _il . Fenner lança un grand rire et dit : Bon . On trouvera bien moyen de te faire jouer . Il se leva et dit à Bugsey : Et toi ? Moi , je joue , dit Bugsey . Fenner fit un signe de tête à Gloria et lui dit : Alors , venez , mignonne . Nous allons faire le boulot , vous , moi et Bugsey jusqu' à ce que le dégonflé ici présent veuille bien se battre . Gloria se leva . Je ne joue pas non plus , dit _elle . Fenner montra les dents . Quelle honte ! dit _il . Mais vous n' êtes pas Noolen et vous faites ce qu' on vous dit . Laisse _la tranquille ! dit Noolen . Fenner fit comme s' il n' entendait pas . Allons _y , dit _il . Il prit Gloria par le bras et l' entraîna dehors . Dans la rue , Fenner s' immobilisa . Nous habiterons chez vous , dit _il à Gloria . Nous allons y aller maintenant . Gloria secoua la tête . Je vous ai déjà dit que je n' avais pas de chez moi , dit _elle . Fenner sourit . Alors , nous irons simplement à l' endroit où vous gardez vos vêtements , dit _il . Vous ne pouvez pas vous balader toute la journée en robe du soir … Gloria hésita . Puis elle dit : Ecoutez_moi . Vraiment , je ne veux pas être mêlée aux histoires de Carlos . Laissez _moi , je vous en prie . Fenner la poussa dans la voiture . C' est trop tard pour renâcler , mignonne , dit _il d' une voix glacée . Je ne veux pas que les gens vous tirent dessus . Alors vous ne me quitterez pas pour l' instant . Elle poussa un gros soupir et dit , résignée : Okay . J' ai une petite maison vers Sponge Pier . Fenner fit un signe de tête à Bugsey et dit : Sponge Pier . Vite ! Bugsey grimpa dans la voiture et Fenner l' y suivit . Il s' assit près de Gloria , ses valises entre les genoux . On va bientôt se payer une pinte de bon sang dans cette taule , fit _il . Peut_être que je gagnerai , peut_être que non , mais , quoi qu' il arrive , c' est Carlos qui dérouillera le premier . Vous ne pouvez pas le voir , ce bonhomme , hein ? demanda Gloria . Fenner regarda au loin , d' un oeil glacé . Vous parlez ! commenta _t _il brièvement . Un demi_mile au delà de Sponge Pier , ils dénichèrent le petit bungalow entièrement enfoui dans un petit bois de palmiers . Bugsey roula à travers les allées du petit jardin exotique et rangea la voiture devant la porte . Une vaste pergola , protégée du soleil par des stores , verts , entourait complètement la maison . Et chaque fenêtre était garnie de jalousies vertes . Ils descendirent de voiture . Gloria dit à Bugsey : Le garage est derrière . Vous avez une voiture ? demanda Fenner . Oui . Ça vous dérange ? répondit _elle . Fenner regarda Bugsey et dit : Ramène cette voiture chez le loueur . Nous emploierons la sienne . Nous n' avons pas les moyens de faire des extravagances . Surtout ne me demandez pas si je suis d' accord , dit Gloria . Fenner jeta un coup d' oeil sur la maison . Il y a du personnel ici ? demanda _t _il . Une femme de charge qui s' occupe de tout . Parfait . Bugsey lui donnera un coup de main . Et à Bugsey : Ramène la bagnole et reviens . O_K C' est toi qui paies la note , dit Bugsey . Et il démarra . Fenner suivit Gloria dans le bungalow . C' était une jolie demeure . Une Espagnole de petite taille surgit de quelque part . Gloria lui fit un petit salut de la main et dit : Je vous amène M Fenner . Il restera ici un petit bout de temps . Voulez _vous préparer à déjeuner ? La femme sortit en lançant à Fenner un rapide regard qui lui déplut quelque peu . Gloria ouvrit une porte sur la gauche du hall . Entrez ici et reposez _vous . Je vais me changer . Fenner s' assit sur un des divans et alluma une cigarette . L' Espagnole revint et prépara le couvert du déjeuner . Du fond de son divan , Fenner suggéra : Quand vous aurez fini , apportez _moi donc un verre . Mais elle n' eut pas l' air de l' entendre et il ne tenta plus de parler . Au bout d' un moment , Gloria réapparut . Elle portait une robe de soie blanche et des sandales de daim blanc . Ses cheveux d' or rouge étaient retenus derrière ses oreilles par un ruban écarlate . Ses lèvres étaient très rouges et ses yeux pétillaient . Je vous plais ? demanda _t _elle en pivotant comme un mannequin . Oui , ça peut aller , dit _il en se levant . Fenner sourit en coin . Elle n' allait pas tarder à monter une bonne scène , pensa _t _il . Les cocktails étaient mordants à souhait . En se mettant à table , Fenner se sentait bien . Le repas se passa en silence . Il sentait le regard de Gloria posé sur lui , mais chaque fois qu' il levait les yeux , il se dérobait . Ils bavardèrent de choses sans importance . Après le déjeuner , quand l' Espagnole eut débarrassé la table , Fenner retourna s' asseoir sur le divan . Gloria s' agita dans la grande pièce . Et Fenner la suivait des yeux parce_qu' elle était vraiment ravissante à voir . Soudain , elle dit : Venez . Je vais vous faire visiter ma maison . Fenner s' accouda sur un coussin . Première station chambre à coucher ? demanda _t _il , les yeux mi_clos . Elle alla vers la porte . Venez . Il y avait une note pressante dans sa voix . Fenner se leva et la suivit dans le vestibule . Puis dans une autre grande pièce . Une pièce nue au plancher ciré , meublée seulement de quelques tapis et d' un très grand lit divan . Au fond de la pièce , deux portes ouvertes donnaient sur un cabinet de toilette et une salle de bains . Elle s' effaça pour laisser passer Fenner . Puis , elle ferma la porte derrière lui . Et il l' entendit tourner doucement la clef dans la serrure . Il alla jeter un coup d' oeil dans le cabinet de toilette et la salle de bains , pendant qu' elle attendait au milieu de la grande chambre . Joli , fit _il en revenant à elle . Il l' entendit respirer , mais ne la regarda pas et poursuivit son inspection . Puis , soudain , il déclara : Parlons un peu . Elle se laissa tomber de tout son long sur le lit et croisa ses mains sous sa nuque . Fenner , impassible , posa les yeux sur elle . Thayler est le gars qui patronne Carlos . Il a été marié à Curly Robbins , la secrétaire de Nightingale . Carlos vient juste de la tuer . Vous viviez avec Thayler . Vous connaissiez son racket ? Asseyez _vous , dit Gloria . Je vous répondrai . Il s' assit tout près d' elle . Alors ? fit _il . Donnez _moi votre main . Il mit sa main dans la sienne . Vous saviez tout ça ? reprit _il . Elle serrait sa main avec force . Oui , dit _elle . Je le savais . Fenner restait immobile . Contre sa main , il sentait la chaleur du corps magnifique . Vous saviez qu' il était marié à Curly … Elle avait les yeux fermés et se mordait les lèvres . Non , dit _elle . Mais vous connaissiez Carlos et ses méthodes ? Oui . Elle déplaça sa main . Il retira la sienne . Alors elle s' assit . Fermer remarqua l' éclat soudainement sauvage de ses yeux . Brusquement , elle lui jeta ses bras autour du cou et l' attira violemment vers elle . Mais avant que ses lèvres aient pu toucher sa bouche , Fenner la repoussa . Laisse tomber ! dit _il brutalement en se levant . Ces trucs _là , ça ne marche pas avec moi . Et il sortit de la chambre en laissant la porte ouverte . Dans le hall , il croisa Bugsey qui arrivait du dehors . Il ne lui dit pas un mot et sortit dans le jardin . Bugsey le regarda , l' air stupéfait . Puis il vit la porte de la chambre encore ouverte et s' arrêta , fasciné . Gloria était couchée sur le côté , sa jupe blanche chiffonnée et relevée très haut sur ses longues jambes . Bugsey se frotta le menton , battant des paupières , un regard incrédule dans ses petits yeux , quand il la vit se lever et se déshabiller . Alors il entra et ferma la porte . V Vers le soir , Fenner revint au bungalow . Bugsey , assis devant le perron , faisait des dessins sur le gravier avec une petite branche . Est_ce_qu' elle t' a mordu ? lui demanda Fenner . Bugsey sursauta . Mais avant qu' il ait pu répondre . Fenner avait pénétré dans la maison . Il alla droit à la chambre de Gloria . Elle était assise dans un fauteuil devant la fenêtre , vêtue d' une robe de voile vert . Elle se tourna vers lui et lui dit brutalement : Filez ! Filez ! Fenner referma la porte et s' avança . J' ai une petite histoire à vous raconter , dit _il . Le Bureau Fédéral d' Investigations a fait quelques recherches pour moi et je suis allé là_bas pour y jeter un coup d' oeil . C' est du gâteau ! Gloria était rigide dans son fauteuil . Qu' est_ce_que vous voulez dire ? fit _elle . Fenner s' assit sur le lit . Je vais vous dire … , poursuivit _il tranquillement . Il y a des suppositions , des recoupements , des faits , mais l' ensemble n' est pas mauvais . L' histoire commence dans une ville de l' Illinois . Le maire de l' endroit s' offre une jeune et jolie épouse . Ça serait parfait si la jeune épouse n' avait pas des goûts dispendieux . Elle se met à dépenser le fric . En beaucoup moins de temps que son époux ne met à le gagner . Le gars s' appelle Leadler . Et il fricotait dans la politique . Vous l' avez épousé pour vous sortir d' une minable tournée de caf’conc' . Mais , pour continuer à vous payer des cache_sexe en soie , Leadler a dû puiser dans la caisse municipale . Après quoi , vous avez mis les bouts ensemble pour la Floride . Gloria croisa ses mains sur ses genoux . Vous ne pouvez rien contre moi , dit _elle . Fenner secoua la tête . Rassurez _vous . Je n' y pense pas ! Je n' ai aucune intention de vous toucher . Mais laissez _moi continuer . Deuxième acte : Vous et Leadler , vous vous séparez . J' ignore pourquoi . Mais comme à ce moment _là Thayler entre en scène , j' en conclus que vous lui avez préféré un homme plus jeune et plus riche . Bon . Vous perdez Leadler de vue . Et vous partez en croisière avec Thayler . Là vous vous apercevez que Thayler est un gars qui aime fouetter les gens . C' est sa petite perversion à lui . Mais comme après tout , vous n' êtes pas exactement un ange , vous le laissez vous traiter à sa façon . Avant ça , il était marié à Curly Robbins . Seulement elle , elle n' approuvait pas les conceptions sentimentales de Thayler . C' est Thayler qui absorbe les Chinetoques que Carlos fait entrer en contrebande . Il verse tant par tête de pipe à Carlos et revend les Fils du Ciel sur la côte comme des esclaves . Mais Curly était au courant de ce trafic . Ça pouvait devenir dangereux pour Thayler de la laisser se baguenauder sans surveillance . Alors il lui a trouvé un emploi chez Nightingale qui fait des petits boulots pour Carlos . Elle était bien payée , n' avait pas grand_chose à faire et Nightingale l' avait à l' oeil . Vous vouliez divorcer d' avec Leadler pour épouser Thayler , parce_qu' il ne vous avait jamais dit qu' il était marié . Mais vous n' arriviez pas à remettre la main sur Leadler . Or , un jour que votre bateau était à l' ancre à Key_West et que vous alliez passer la soirée au Casino , vous retrouvez en Noolen votre cher époux si longtemps disparu . La vie est drôle , quand même , vous ne trouvez pas ? Gloria mâchonnait sa lèvre inférieure . Vous vous prenez pour une intelligence , hein ? dit _elle d' un ton furieux . Noolen - ou Leadler - si vous préférez , ne fait pas énormément d' argent avec son Casino . Alors il est tout prêt à vous accorder le divorce si vous lui graissez la patte . Donc il vous faut de la galette , mais Thayler ne veut pas les lâcher . Pour l' instant , c' est donc à abandonner . Ce n' est pas que vous éprouviez une grande passion pour Thayler . C' est surtout son pognon que vous aimez . Ce gars _là ruisselle de fric , c' est un fait . Et la seule façon pour vous d' être sûre de ne pas en manquer , c' est d' épouser le gars . Le Bureau Fédéral a trouvé trace d' une intrigue que vous auriez eue en même temps avec un Chinois qui faisait partie du personnel Thayler_Carlos . Vous vous cachiez , mais pas assez bien . Et le Chinetoque a disparu de la circulation il y a environ deux mois . Peut_être que Thayler s' était aperçu de quelque chose et qu' il a passé la consigne à Carlos ? Je n' en sais rien . Mais le Fils du Ciel a disparu complètement . Qu' est _ce qui lui est arrivé , mignonne ? Gloria cacha sa tête dans ses mains et se mit à pleurer . Calmez _vous , ma douce , reprit Fenner . Ça n' est peut_être pas important . C' est alors que surgit votre soeur . Elle vient me voir à mon bureau . Mais ce qui est curieux , c' est que les gars du Bureau Fédéral n' ont rien pu me dire sur elle . Ils n' ont pas pu remonter plus loin que l' époque où vous charmiez les spectateurs de province au music_hall . Ça laisserait supposer que votre soeur était plus sage que vous et qu' elle n' avait pas d' histoires . Pourquoi est _elle venue me trouver ? Comment était _elle au courant des Chinois , de Noolen et de Carlos ? Je ne peux pas l' expliquer pour l' instant . Je découvrirai ça un de ces jours . En ce qui me concerne , c' est à cause de votre soeur que je suis descendu jusqu' ici . Alors voilà comment je vois la situation : Noolen a peur de Thayler et de Carlos . Et je peux comprendre ça maintenant . Il ne veut pas qu' on sache qu' il est Leadler et je parie que vous l' avez dit à Thayler . Ou si vous ne l' avez pas fait , Noolen en est quand même persuadé . Mais ça ne colle plus très fort entre vous et Thayler . Vous vous disputez à chaque instant . Et puis … peut_être bien que vous apprenez qu' il est marié . Alors vous le descendez d' un coup de revolver . Ensuite , comme après ça vous avez les grelots , vous galopez jusque chez moi . Ma bobine vous plaît . Et vous cherchez quelqu’un avec qui vous mettre . Et vous me choisissez . Seulement , il se trouve que vous n' avez pas tué Thayler . Quand j' ai été jusqu' au bateau l' autre nuit , il était dans sa voiture , tout près des quais . Et il a failli me descendre . Et puis après c' est sur vous qu' il essaie . Pourquoi fait _il ça ? Parce qu' il sait que vous lui avez barboté quelque chose sur le bateau , après votre séance de tir . Est_ce_que je me trompe ? Gloria cessa de sangloter . C' est tout ce que vous savez ? Fenner haussa les épaules . C' est déjà un bon commencement , dit _il . Gloria retomba dans son silence . Fenner reprit la parole . Thayler est fichu pour vous maintenant , dit _il . On pourrait lui donner la chasse , vous et moi . Moi , j' ai décidé d' écraser Carlos et son racket . Autant nous débarrasser de Thayler en même temps . Qu' en pensez _vous ? Gloria hésitait à répondre . Enfin elle dit : Il faut que je réfléchisse . Laissez _moi . J' ai besoin de remettre mes idées en place . Fenner se leva . Je vais attendre dans l' autre pièce , dit _il . Mais ne me faites pas poireauter trop longtemps . Il alla jusqu' à la porte et s' arrêta . Qu' est_ce_que votre soeur était pour vous ? demanda _t _il . tout à coup . Gloria détourna son regard . Absolument rien , dit _elle . Je la détestais . Elle était méchante , mesquine , et ne cherchait qu' à faire du mal aux autres . Fenner leva ses sourcils . Je ne vous crois pas beaucoup en général , dit _il . Mais ça , c' est peut_être vrai . Vous ne la pleurez pas , hein ? Absolument pas , dit _elle férocement . Elle n' a eu que ce qu' elle méritait . Fenner restait immobile près de la porte . Il réfléchissait . Puis il dit très lentement : Ça me fait penser à quelque chose . Vous étiez à New_York , Thayler et vous , au moment où Marian est morte . Vous étiez presque comme deux jumelles . Alors … supposons que Thayler ait été mordu pour elle . Supposons qu' il l' ait fait venir dans cette maison et qu' il ait essayé ses tours sur elle . Elle avait été rouée de coups quand elle est venue à mon bureau . Supposons que vous les ayez surpris ensemble et que vous l' ayez tuée . Et supposons que Thayler ait chargé ses deux Cubains de la découper et de se débarrasser des morceaux . Est_ce_que ces deux salauds _là ne travaillaient pas pour lui ? Oh ! Allez _vous _en , dit Gloria . Vous me voyez encore plus mauvaise que je ne suis . Mais Fenner était secoué par cette idée qu' il venait d' avoir . Il revint au milieu de la chambre . C' est pas comme ça que ça s' est passé ? dit _il . Allons , soyez franche . Avez _vous tué Marian Daley ? Gloria lui rit au nez . Vous êtes complètement piqué , dit _elle . Bien sûr que non , je ne l' ai pas tuée . Fenner se gratta la tête . Evidemment , dit _il , ça n' expliquerait pas le gars qui m' a téléphoné qu' elle était cinglée . Et ça n' explique pas non plus le Chinetoque dans mon bureau . Mais quand même … il y a quelque chose là dedans . Il resta debout devant elle un long moment . Puis il sortit de la pièce , laissant Gloria polir ses ongles sur le tissu soyeux qui recouvrait sa hanche . Fenner alla s' asseoir au salon . Il se sentait vaguement trépidant au fond de lui_même . Il avait l' impression très nette qu' il approchait de la solution du mystère . Il vint au dressoir et se versa un verre de whisky . Bugsey entra en flânant . T' en as un pour moi ? Sers _toi , répondit Fenner avec un geste de la tête , en se rasseyant . Bugsey remplit son verre et regarda la boisson . Il but un long trait , claqua les lèvres . Fenner lui lança un coup d' oeil sans parler . Le regard errant , Bugsey lança d' une voix hésitante : Elle n' est pas gentille , hein ? Qui ça ? Fenner pensait à autre chose . Elle , là_bas . Bugsey désigna la chambre du menton . Elle a quelque chose … elle doit avoir quelque chose , on dirait … Qu' est_ce_que tu racontes ? Fenner aurait voulu qu' il s' en aille . Oh ! rien … Bugsey vida son verre , lança un regard furtif à Fenner , et s' en versa un autre . La prochaine fois que tu sors , emmène _moi avec toi . Je ne me sens pas tranquille tout seul avec elle … Fenner le regarda , surpris : Je croyais que tu avais envie de te l' envoyer ? Les petits yeux de Bugsey s' élargirent . C' est vrai … mais j' aime pas ses façons … Fenner fronça le sourcil . Ecoute , mon pote . Tu ne veux pas aller faire un tour . J' ai des tas de choses en tête et tes tribulations amoureuses me causent des distractions … Bugsey siffla son verre . Bon , bon , fit _il d' un ton d' excuse . Je crois que je vais faire un petit roupillon . Cette souris m' a vidé … Et il sortit . Etendu sur le divan devant la fenêtre , son verre à la main , Fenner fixait sans les voir les hautes palmes vertes . Il resta ainsi un long moment . Hosskiss , le gars du Bureau Fédéral , s' était donné beaucoup de mal pour l' aider . Il lui avait même promis d' essayer d' obtenir des informations sur Marian Daley . Noolen n' avait rien à craindre tant qu' il ne retournerait pas en Illinois . Ici , en Floride , on ne pouvait pas le poursuivre . Mais Fenner se demandait s' il n' y aurait pas moyen de bluffer Noolen . Il se promit d' essayer pour voir ce que ça donnerait . Il était toujours là quand Gloria vint le rejoindre , au crépuscule . Elle s' assit près de lui . Alors ? dit Fenner . Vous avez réfléchi ? Oui . Il y eut une longue pause . Vous vous demandez ce que vous allez devenir , n' est _ce pas ? dit Fenner . Vous vous dites que si Thayler est liquidé , il faudra que vous cherchiez un autre homme pour vous entretenir . Le regard de Gloria se durcit . Vous pensez toujours à tout , dit _elle . Ne vous emballez pas . Ça m' a préoccupé aussi . Mais Thayler est déjà sur le toboggan … Alors il vaut mieux en avoir fini avec lui . Mais vous n' avez pas besoin de vous tourmenter . Regardez _vous dans une glace . Une môme comme vous ne crève jamais de faim . Gloria eut un petit rire . Vous êtes mignon , dit _elle . Je voudrais bien vous détester , mais vous êtes trop mignon . Vous ne faites jamais la cour aux femmes ? Restons _en aux affaires , dit Fenner . Ne vous occupez pas de ma vie privée . Je suis en plein boulot en ce moment . Et je ne joue jamais en travaillant . Gloria poussa un soupir . Je suis sûre que c' est un bobard , dit _elle . Fenner haussa les épaules . Parlons un peu de Thayler , dit _il . Vous lui avez barboté quelque chose ? Gloria fit la moue . Qu' est _ce qui vous fait supposer ça ? dit _elle . Ma présence . Pourquoi aurait _il essayé de vous tuer , sinon pour vous empêcher de parler ? Gloria alla à un buffet et ouvrit une boîte à biscuits . Elle en sortit un petit portefeuille qu' elle lança à Fenner . Voilà ce que je lui ai pris , dit _elle . Fenner ouvrit le portefeuille et en sortit de nombreux papiers . Il alluma une cigarette et se plongea dans un examen attentif . Tout d’abord , Gloria resta près de lui à le regarder faire . Puis , lorsqu' elle le vit si absorbé , elle se leva et sortit dans le jardin . Elle y resta une dizaine de minutes . Quand elle vint retrouver Fenner , il lui dit , sans lever les yeux de ses paperasses : Faites _nous préparer à dîner , mignonne . J' ai du boulot cette nuit ! Elle sortit pour donner les ordres . Quand elle revint , Fenner était toujours assis au même endroit . Mais le portefeuille et les papiers n' étaient plus visibles . Eh bien ? fit _elle . Fenner la regarda . Ses yeux étaient glacés . Il demanda : Quelqu’un de la bande sait _il que vous avez cette maison ? Elle secoua la tête . Absolument personne , dit _elle . Fenner fronça les sourcils . Vous n' allez pas me dire que vous avez monté une taule comme celle_ci toute seule ? Il ne sut pas si elle avait pâli ou si c' était un jeu de lumière . Elle répondit calmement : Je voulais avoir un endroit où me retirer quand j' en aurais par_dessus la tête de tout ça . Alors j' ai économisé et j' ai acheté cette maison . Personne ne la connaît . Fenner poussa un grognement . Vous savez ce qu' il y a dans ce portefeuille ? J' ai regardé , mais ça ne m' a rien dit . Non ? Eh bien , ça veut dire quelque chose pour Thayler . Il y a quatre reçus de Carlos pour des sommes versées . Il y a deux reconnaissances de dettes lignées de Noolen , pour de grosses sommes . Et il y a les plans de cinq coins de la côte où ils débarquent les Chinetoques . Gloria haussa les épaules . Je ne peux pas encaisser ça à ma banque , dit _elle avec indifférence . Fenner sourit et se leva . Moi , je peux à la mienne , dit _il . Donnez _moi une grande enveloppe , mignonne . Elle lui montra du doigt un petit secrétaire dans un coin . Servez _vous , dit _elle . Il enferma tous les papiers dans une enveloppe . Puis il griffonna quelque mots sur une feuille qu' il y joignit . Et il adressa le tout à Miss Paula Doran , Bureau 1156 , Roosevelt Building , New_York . Gloria qui lisait par_dessus son épaule lui demanda d' un air soupçonneux : Oui est cette fille ? La poulette qui gère mes affaires là_bas . Pourquoi lui envoyez _vous ces papiers ? Parce que c' est comme ça que je veux jouer mon jeu , mignonne . Si je voulais , je n' aurais qu' à remettre ces papiers à Hosskiss , le gars du Bureau Fédéral . Ça lui suffirait pour démarrer . Seulement … Carlos n' a pas été gentil avec moi . Alors , je vais être méchant avec lui . Peut_être qu' il me descendra avant que j' aie pu le descendre et alors ces paperasses seraient remises aux flics par ma secrétaire . Vous saisissez ? Gloria haussa les épaules . Les hommes sont stupides , dit _elle . Quand ils ne font pas de bêtises pour une femme , ils font des bêtises par amour_propre . J' adore voir un type se jeter tout seul dans la bagarre contre toute une bande pour régler un compte . C' est comme au cinéma . Fenner se leva . Qu' est _ce qui vous dit que je serai seul ? fit _il . Il sortit sur le perron et ajouta : Je vais mettre cette lettre à la poste et je reviens tout de suite . On dînera après . Après avoir posté sa lettre , il alla au guichet des télégrammes et rédigea le câble suivant qui alerta quelque peu l' employé : Dolan . Bureau 1156 Roosevelt Building . New_York . Prière me faire connaître résultat enquête Grossett sur meurtre Marian Daley . Urgent . D_F Puis il rentra au bungalow d' un pas rapide . Gloria avait préparé des cocktails et l' attendait dans le salon . Je suis très pressé , dit Fenner . On boira ça en mangeant . Gloria sonna la domestique . Où allez _vous ? demanda _t _elle . Fenner sourit et dit gentiment : Je m' en vais voir votre mari . Il est grand temps qu' il perde sa timidité et qu' il se décide à m' aider . Gloria haussa les épaules . Un type comme ça ne vous servira pas à grand_chose ... Pendant le repas , Fenner resta silencieux . Quand ils eurent fini , il se leva : Ecoutez_moi , mignonne , c' est sérieux . Il ne faut pas bouger d' ici tant que je n' ai pas liquidé la bande , en aucun cas . Vous en savez trop long et vous avez mis Thayler dans une situation délicate . Le premier qui vous verra vous tranchera la gorge immédiatement . Alors , pas de blague ! Compris ? Gloria ouvrait la bouche pour protester , mais Fenner l' arrêta du geste . Ne faites pas l' enfant . Ça ne durera pas longtemps . Après , vous pourrez vous mettre en quête d' un cornichon farci , sans risquer de vous faire bigorner au premier tournant . Gloria haussa les épaules , mais dit quand même : Comme vous voudrez . Et elle s' installa sur le divan tandis_que Fenner sortait par la cuisine . Bugsey finissait juste de dîner et lançait des regards incendiaires à l' Espagnole qui n' y prêtait aucune attention . Je sors , dit Fenner . Peut_être que je rentrerai cette nuit . Ou peut_être que non . Bugsey se leva pesamment . J' emporte un pétard ? Fenner secoua la tête . Tu restes ici , dit _il . Ton boulot , c' est de protéger Miss Leadler . Ne te couche pas . Et ouvre l' oeil . On peut essayer de la brûler . Bugsey se dandinait d' un pied sur l' autre , l' air embarrassé . Cette poupée n' a pas besoin d' être protégée , dit _il . C' est mézigue qui a besoin de protection . Fenner s' impatienta . De quoi te plains _tu ? fit _il . Tu réclames toujours un troupeau de poulettes . Elle en vaut vingt à elle toute seule . Et avant que Bugsey ait rien pu répondre , Fenner sortit en claquant la porte . Je croyais t' avoir dit de ne pas remettre les pieds ici , dit Noolen . Fenner jeta deux feuilles de papier sur le bureau . Reluque _moi ça ! fit _il . Noolen ramassa les papiers , y jeta un bref coup d' oeil et se raidit sur son siège . Il regarda Fenner d' un air alarmé . Tu ferais bien de les brûler , dit Fenner . Noolen avait déjà l' allumette en main . Et tous deux restèrent silencieux jusqu' à ce que la dernière parcelle de cendre fût tombée . C' est une fameuse économie , hein , Leadler ! dit Fenner . Noolen devint livide . Ne m' appelle pas comme ça , vingt dieux ! dit _il . Fenner ne broncha pas . Il demanda d' une voix calme : Pourquoi Thayler t' a _t _il prêté dix mille dollars ? Comment as _tu ces papiers ? Oh … je les ai trouvés . J' ai pensé que ça t' encouragerait peut_être à jouer avec moi si tu n' avais plus de dettes envers Thayler . Noolen faisait des yeux mauvais . C' est Gloria qui a parlé , fit _il . Sa voix sonnait fielleuse et menaçante . Fenner secoua la tête . C' est les flics qui m' ont donné le tuyau . Il faut te décider , mon vieux . Si tu ne veux pas me donner un coup de main , je te renvoie en Illinois . Ils seront sûrement heureux de te revoir là_bas … Noolen se tassa dans un fauteuil . Puis il dit : Explique un peu ce que tu mijotes . Fenner regarda ses ongles pensivement . Je veux déclencher une petite guerre , dit _il . En premier lieu , je veux dérouiller la bande à Carlos , couler ses bateaux et puis faire la peau à Carlos . Après ça on s' occupera de Thayler . Noolen réfléchit un moment en silence . C' est une bande de coriaces . Ça ne va pas être facile . Fenner eut un rire sans joie . On adoptera la tactique des troupes de choc , dit _il . On va les faire tourner en rond . Tu as des hommes de main ? Des gars capables d' affronter Carlos ? Noolen fit oui de la tête . Il dit : Je connais quelques bonshommes qui s' y mettraient si on les rémunérait convenablement . Okay , dit Fenner . Ça sera à toi de les rémunérer convenablement . Je viens de te sauver dix mille dollars . Ils te serviront pour ça . Pourquoi Thayler t' avait _il prêté ce pognon ? Noolen détourna son regard . Fenner se pencha vers lui : Ecoute , espèce de salopard , si tu ne me dis pas la vérité , je lâche les chiens . Tu es tellement froussard qu' il te faut une ceinture de sauvetage dans ta baignoire ! Allez , à table , trouillard ! Noolen recula son fauteuil . Thayler m' a versé le fric pour que je refuse de divorcer , dit _il . Ces temps derniers , il gueulait pour que je le lui rende . Fenner ricana . Quel beau tas d' ordures vous faites à vous tous , dit _il . Puis il se leva du coin du bureau et dit : Montre _moi tes zèbres ! Je n' ai pas dit que je marchais … Si tu continues , je te casse la gueule , dit Fenner . Mets _toi dans le crâne que je n' ai rien à voir avec les flics . Je me fous complètement de votre patelin . Ce que je veux , c' est démolir Carlos et sa bande . Pour mon plaisir personnel . Après ça , je me débinerai . Et ça sera ton affaire à ce moment _là de te faire couronner caïd . Noolen se leva . Si c' est comme ça , dit _il , je vais voir ce que je peux faire . Mais tu ne m' empêcheras pas de croire que ce projet a un peu trop d' envergure . Ils sortirent ensemble . En quatre minutes , la voiture de Noolen les amena devant un bar de Duval Street . Noolen entra , suivi de Fenner . Le barman fit un signe de tête à Noolen . Ils allèrent vers une salle au fond . C' était une grande pièce , avec un billard au milieu , éclairée par deux lampes à abat_jour vert . Cinq hommes jouaient . L' atmosphère de la salle était épaisse de fumée . Les hommes levèrent la tête et dévisagèrent les arrivants . Puis l’un d' eux , déposant une queue de billard , quitta la salle . J' ai à vous parler , les gars , dit Noolen . A travers la fumée , ils vinrent vers lui , le visage fermé , le regard en alerte . Noolen montra Fenner du pouce . C' est Fenner , dit _il . Il a des projets sur la bande à Carlos . Il pense qu' il est grand temps pour nous de les virer de ce patelin . Ils dévisagèrent tous Fenner . Puis l’un d' eux , un grand maigre , avec des yeux humides et sans couleur et un menton fuyant dit : Ouais ? C' est une idée épatante . Ça nous vaudra un bel enterrement ! Présente _moi tes copains , dit Fenner à Noolen d' une voix paisible . Lui , c' est Schaife , dit Noolen en montrant l' homme qui venait de parler . La chemise verte , c' est Scalfoni . Celui assis sur le billard , c' est Karaerinski . Et le gars qui louche , c' est Alex Mick . Fenner pensa , à part lui , que c' était là un bel échantillonnage de fripouilles . Il les salua d' un signe de tête . Allons _nous asseoir au fond , dit _il . Vous buvez quelque chose ? Ils s' assirent à une table et restèrent silencieux jusqu' à ce que le barman eût apporté les boissons . C' est moi qui vous invite , dit Fenner . Mais c' est Noolen qui paiera l' addition . Scalfoni , un petit Italien maigrichon , dit : J' ai rancart avec un jupon tout à l' heure . Alors expliquons _nous tout de suite . Les autres grognèrent leur assentiment . Fenner prit la parole . Il y a trop longtemps que Carlos est l' empereur de cette ville , dit _il . Nous allons lui rendre la vie tellement emmerdante qu' il faudra bien qu' il les mette . Je voudrais qu' on s' y mette tous ensemble . C' est pas un pique_nique . C' est la guerre ouverte . Combien ça serait payé ? demanda Schaife . Fenner regarda Noolen . Ça , dit _il , c' est ton rayon . Noolen réfléchit un moment . Puis il dit : Deux mille dollars à chacun . Et une bonne petite planque quand je serai en selle . Kamerinski tira pensivement le bout de son nez . Vous reprendrez la combine à Carlos ? demanda _t _il . Noolen secoua la tête négativement . J' ai un racket meilleur que le sien , dit _il . Fiez _vous à moi . Kamerinski regarda Schaife . Deux sacs , c' est pas énorme , dit _il . Mais ça me plairait de posséder la bande à Carlos si je peux m' en sortir . Allez _y pour trois , suggéra Schaife . Noolen secoua la tête . Impossible , dit _il brièvement . Deux suffisent . Il y eut un moment de silence . Puis Alex , le louchon , déclara : Ça me va . Les autres hésitèrent , puis acceptèrent aussi . Allons , pensa Fenner , jusque_là , ça va ! Nous aurons besoin d' un bateau , dit _il . L’un de vous autres n' aurait pas un canot à moteur ? Kamerinski dit qu' il en avait un . Bon , dit Fenner . Il y a un coin juste au nord de Key_Largo qui s' appelle Black Caesar Rock . C' est là que Carlos parque ses bateaux . Et c' est là que Thayler fait l' échange et prend les Chinetoques pour le restant du trajet . Ce serait peut_être intéressant d' aller faire une virée de ce côté . Scalfoni dressa son buste court sur sa chaise . J' ai justement ce qu' il faut pour ces gars _là , dit _il avec un froid sourire . Qu' est_ce_que vous diriez que j' emporte un petit chargement de bombes ? Le regard de Fenner se promena vaguement de l’un à l' autre . Puis une lueur glacée brilla soudain dans ses yeux . Des bombes ? fit _il . Mais oui ; c' est une idée épatante . Noolen fit une grimace embarrassée . Les flics vont faire un foin du diable si on s' en sert ! Fenner secoua la tête et dit : Les flics s' en ficheront si on s' en sert contre Carlos . Et je vous garantis qu' ils illumineront quand nous les aurons débarrassés de ce gars _là . Scalfoni se leva et dit d' une voix pleine d' ardeur : Alors , quand démarrons _nous ? Le plus tôt possible , dit Fenner . Dès que le bateau sera prêt et que vous aurez de l' artillerie plein vos poches . Scalfoni hésita un instant . Puis il haussa les épaules . Tant pis pour la petite qui m' attend , dit _il . L' occasion est trop belle de rigoler un peu … Où est ton bateau ? demanda Fenner à Kemerinski . Dans le port . Juste en face de l' hôtel San_Francisco . Okay . Retrouvez _moi là_bas , tous les quatre , dans une heure ? Ils dirent que c' était d' accord . Et Fenner quitta le bar en compagnie de Noolen . Dès qu' ils furent dans la rue , Fenner dit à son compagnon : Si j' étais toi j' irais demander protection aux flics . Si Carlos pense que tu es mêlé à cette histoire , il se rattrapera peut_être sur le Casino . Ne te montre pas avant que ça soit fini . Dis à la police que tu voudrais quelques gars de chez eux dans ton établissement parce_que tu t' attends à du grabuge . Noolen n' avait pas l' air très rassuré . Il dit qu' il suivrait le conseil et il disparut dans l' obscurité . Fenner se dirigea vers le port en choisissant des ruelles . Il marchait vite , son chapeau sur le nez , fouillant des yeux les coins sombres avant de les aborder . Il ne tenait pas à rencontrer des gars de Carlos pour l' instant . Carlos devait être à sa recherche et Fenner se dit que les prochaines vingt quatre heures seraient sûrement plus intéressantes que celles qui venaient de s' écouler . En approchant du bord de mer par la Plage _aux _Nègres , il aperçut devant lui une voiture arrêtée sous un lampadaire . Il l' inspecta d' un coup d' oeil aigu . Et sans savoir au juste pourquoi , il ralentit le pas . Dans cette rue noire et déserte , cette voiture isolée , éclairée seulement de ses feux de position , avait une apparence un peu saugrenue . Brusquement , Fenner se jeta dans une encoignure . Il venait de voir bouger le petit rideau de la lucarne arrière . Il n' y avait pas de vent et il eut l' impression désagréable que quelqu’un guettait son arrivée le long de la rue . Le bruit d' un démarreur lui parvint dans le silence . Puis la voiture commença à s' éloigner lentement . Fenner resta dans son encoignure jusqu' à ce que le feu arrière eût disparu un tournant de la route . Puis il descendit de nouveau sur le trottoir . Il se frottait le menton pensivement , mais ne reprit pas sa marche . L' oreille tendue , il entendit , au loin , le ronronnement d' un moteur qui approchait . Fenner eut un sourire glacé . La manoeuvre était claire . La voiture n' était partie que pour tourner un peu plus loin . Elle revenait , et vite . S' aplatissant contre l' angle de briques , il sortit son automatique , ouvrit le cran de sûreté et tint l' arme en l' air , le canon pointé vers les étoiles . La voiture entrait dans le virage . Sa vitesse s' accéléra . Elle n' avait toujours que ses feux de position et au moment où elle passa devant Fenner , un jaillissement d' éclairs crépita à l' autre portière . Fenner entendit les balles s' écraser dans l' angle qui l' avait caché un moment auparavant . Et il se félicita d' avoir traversé la route . Les gars y allaient à coups de mitraillette . Il fit feu trois fois au moment où la voiture passait devant lui . Et il entendit le bruit du verre pulvérisé quand le pare_brise vola en éclats . La voiture fit une embardée , grimpa sur le trottoir et alla s' écraser devant la devanture d' une boutique . Quittant sa cachette , Fenner remonta vers la voiture en courant , la dépassa et se jeta dans une petite allée sombre . Il mit un genou à terre et , passant légèrement sa tête à l' angle , regarda la rue . Trois hommes se précipitèrent hors de la voiture . En l’un d' eux , il crut reconnaître Reiger . Ils couraient se mettre à l' abri . Fenner visa l' homme du milieu et appuya sur la gâchette . l' homme chancela , essaya de reprendre l' équilibre , puis s' affala sur la chaussée , la face contre terre . Les deux autres s' étaient réfugiés dans des embrasures de portes et ils se mirent à tirer vers l' entrée de l' allée , l’un avec un automatique , l' autre avec une mitraillette . Fenner ne s' inquiéta pas de l' homme à l' automatique . Mais la mitraillette l' empoisonnait . Les balles grignotaient l' angle du mur . Et il dut quitter l' entrée , parce_que les éclats de ciment rendaient sa position dangereuse . Puis il se rappela soudain la nuit en mer avec Reiger et il recula encore un peu plus pour le cas où les gars d' en face lui balanceraient des bombes . Il entendit quelqu’un l' interpeller : Vous feriez mieux de vous abriter ici , dit la voix . Il vit une porte ouverte , sur sa gauche , et une silhouette debout sur le seuil . Fermez cette porte , hurla Fenner . Planquez _vous ! C' était une femme . Elle parlait sans la moindre émotion . Voulez _vous que je téléphone aux flics ? dit _elle . Fenner se glissa jusqu' à elle . Débinez _vous , frangine , dit _il . C' est une séance privée . Restez à l' intérieur . Vous allez vous faire bigorner . Il finissait à peine de parler qu' un éclair les aveugla et qu' une explosion violente souffla l' entrée de l' allée . La déflagration projeta Fenner en avant . Et la femme et lui culbutèrent avec fracas dans l' étroit vestibule de la maison . Avant même de se relever , Fenner referma la porte d' un coup de pied magistral . Ces salauds _là se servent de bombes , dit _il . La femme dit d' une voix un peu tremblante : La bicoque n' en supportera pas une deuxième . Elle va s' écrouler sur nous . Fenner se releva péniblement . Laissez _moi entrer dans une pièce de devant , dit _il . Et , dans l' obscurité , il avança vers ce qu' il croyait être une porte . Mais il trébucha sur la femme qui était encore assise par terre . Elle lui entoura les jambes de ses bras et dit d' une voix brève : Ça suffit . Si vous les canardez de ma fenêtre , ils vous balanceront une autre bombe . Alors , laissez _moi filer , répondit Fenner avec une fureur sauvage dans la voix . Au même instant , un bruit croissant de sirènes pénétra jusque dans la maison . Les flics ! dit la femme . Elle lâcha les jambes de Fenner et se mit debout . Vous avez une allumette ? demanda _t _elle . Fenner donna du feu et elle lui prit la flamme des doigts . Puis elle alla vers un bec papillon fixé au mur et l' alluma . Le gaz sifflait dans le bec . C' était une femme entre deux âges , petite , corpulente , avec un menton volontaire et des yeux très décidés . Vous m' avez sûrement sauvé , dit _il . Si j' étais resté à l' entrée de l' allée quand la bombe a explosé , je serais maintenant collé au mur , comme une affiche … Il fit un sourire et ajouta : Et maintenant , je vais me débiner avant que les flics ne commencent à fouiner . La sirène hurla tout près . Et l' on entendit le grincement des freins sur la route . Vous feriez mieux de rester ici , dit la femme . C' est trop tard pour filer maintenant . Fenner hésita . Il consulta sa montre et vit qu' il avait une marge de quarante minutes avant son rendez_vous sur le port . Il fit oui d' un signe de tête . Vous me rappelez une petite copine que j' avais , dit _il . Elle passait son temps à me tirer du pétrin . Une lueur amusée , puis mélancolique , passa dans les yeux de la femme . Ah oui ? fit _elle . Vous , vous me rappelez mon homme quand il avait votre âge . Il était fort , vif et coriace . C' était un fameux compagnon . Et un brave homme . Fenner poussa un grognement de compréhension . La femme reprit : Allez vous asseoir dans la cuisine . Les flics seront ici dans une minute . Je les connais tous , ceux de par ici . Je m' arrangerai avec eux . Okay , dit Fenner . Il alla dans la cuisine et alluma la lampe à pétrole . Puis il ferma la porte et s' assit dans un grand fauteuil . La pièce était pauvre , mais bien tenue . La natte , sur le sol , usée . Au mur pendaient trois lithos , à sujet religieux et deux carapaces de tortues de mer , de chaque côté de l' âtre . Il entendit parler de l' autre côté , mais il ne put entendre ce qui se disait . Alors il se mit à penser à Reiger et à la bande . C' étaient vraiment des durs . Sa tête était encore vibrante du vacarme de l' explosion . Puis soudain il sortit son portefeuille et en tira cinq billets de dix dollars . Il se leva et alla les poser sur le dressoir , sous une assiette . Il sentait confusément que la femme ne voudrait pas accepter d' argent . Mais , à en juger par l' aspect de cet intérieur , elle ne devait pas rouler sur l' or . Au bout de quelques minutes , elle entra et lui fit un signe de tête rassurant . Ils sont partis , dit _elle . Fenner se leva de son fauteuil . Vous avez été épatante , dit _il . Et maintenant , je file . Elle l' arrêta d' un geste . Une minute ! fit _elle . Ce n' était pas le gang à Carlos ? Fenner la regarda pensivement . Qu' est_ce_que vous savez de cette bande _là ? demanda _t _il . Le regard de la femme se glaça . J' en sais plus que beaucoup d’autres , dit _elle . C' est à cause de ces salopards que mon Tim n' est plus de ce monde … Oui , dit Fenner . C' était eux . Qu' est _ce qui est arrivé à votre homme ? Elle restait debout , immobile . Comme une statue massive de granit . Mon Tim était un gars loyal et franc , dit _elle en regardant Fenner bien en face . Il n' était pas riche , mais il se défendait . Il avait un bateau à lui et il emmenait des touristes pêcher dans le golfe . Et un jour , Carlos a voulu que Tim lui transporte des Chinois dans son bateau . Il payait bien , mais Tim n' a pas voulu marcher . C' est comme ça qu' il était , mon Tim . Et il était costaud . Et il n' avait pas froid aux yeux . Il a dit non à Carlos . Carlos n' aime pas qu' on lui dise non . Alors il a tué mon homme . C' est pas tellement dur pour celui qui est tué . C' est plus dur pour celle qui reste . Tim n' a pas souffert . Il a été tué sur le coup . Mais moi je n' oublie pas vite . A la longue , je finirai bien par mourir en dedans et ça deviendra peut_être plus facile à ce moment _là . Mais , en attendant , je voudrais bien pouvoir lui mettre la main dessus , à ce Carlos … Fenner se leva et s' approcha d' elle . Puis il lui dit très doucement : Carlos paiera pour tout ça . Ça ne vous servirait à rien de le tuer . Remettez _vous _en à moi . On a rendez_vous tous les deux . La femme ne répondit rien . Puis , brusquement , elle enfonça un coin de son tablier dans sa bouche et son visage se contracta . Puis , montrant brusquement la porte à Fenner , elle tomba à genoux sur la natte rapiécée tandis_qu' il sortait . En arrivant sur le port , Fenner trouva Schaife devant l' hôtel San_Francisco . Ils y entrèrent et sifflèrent rapidement deux whiskies au bar , puis ils se dirigèrent vers les quais d' embarcations moyennes . Schaife montrait le chemin . J' ai amené deux mitraillettes et des munitions en masse , dit _il à Fenner . Scalfoni a apporté un sac plein de bombes . Dieu sait si elles exploseront ! Il les a fabriquées lui_même . Et depuis qu' il s' est amusé à ça , il meurt d' envie de les essayer sur quelqu’un . Il aura une belle occasion ce soir , dit Fenner . Le bateau de Kamerinski était de bonne taille . Alex et Scalfoni attendaient en fumant . Fenner monta à bord au moment où Kamerinski émergeait de la cabine du moteur . Il sourit à Fenner et dit : Tout est prêt . On pourra démarrer quand tu voudras . Alors , allons _y , dit Fenner . On n' a rien qui nous retient . Kamerinski redescendit dans sa cabine et mit le moteur en marche . Le bateau commença de trembler . Et Schaife poussa contre la jetée pour le faire décoller . On débarquera sur le côté du village , dit Fenner . Et on traversera à pied . Faudra peut_être se débiner en vitesse après . Ce vieux rafiot , c' est pas la foudre , grogna Kamerinski , en dirigeant habilement son bateau entre les bouées lumineuses , vers la haute mer . J' ai les bombes , dit Scalfoni . J' ai idée qu' on va bien se marrer . Fenner retira son chapeau et se gratta la tête pensivement . Ils ont des bombes aussi , dit _il . Ils m' en ont jeté une il y a une heure . La mâchoire inférieure de Scalfoni se décrocha . Elle a fonctionné ? demanda _t _il . Et comment ! dit Fenner . Elle a démoli une maison . J' espère que les tiennes sont aussi bonnes . J' ai idée qu' on en aura besoin . Nom de Dieu ! dit Scalfoni . Et il alla jeter un coup d' oeil sur son sac à bombes . Au bout d' un petit quart d' heure à peine , Fenner repéra des lumières dans le lointain . Il les montra du doigt à Kamerinski qui approuva de la tête . C' est Black Caesar , dit _il . Fenner quitta la cabine du pilote et alla à l' avant où les trois autres étaient assis , épiant les lumières . Mettons _nous bien d' accord sur nos rôles , dit Fenner . On est venu là pour bouziller les bateaux de Carlos . Il faut faire ça très vite et avec le moins d' embêtements possibles . Toi , Scalfoni , tu portes tes bombes . Schaife et moi , nous aurons chacun une mitraillette . Alex nous couvrira avec un pétard . Kamerinski gardera le bateau . Ça va ? Ils grognèrent leur assentiment . Dès que le bateau entra dans le petit port naturel , Schaife décrocha les deux mitraillettes et en tendit une à Fenner . Scalfoni sortit de la cabine , un sac noir à la main . Ne me serrez pas de trop près , les gars , dit _il . Ces ananas sont chatouilleux … Ils éclatèrent tous de rire . Tu peux être sûr qu' un gars d' en face flanquera un pruneau dans ton sac , dit Alex . Ça nous évitera la peine d' aller à ton enterrement . Le bateau fit un demi_cercle et vint frôler le mur de la jetée au moment où Kamerinski coupait l' allumage . Le moteur s' assoupit avec un léger frémissement . Schaife sauta sur la jetée et Alex lui lança l' amarre . Puis il maintint le bateau contre le mur jusqu' à ce que les autres aient sauté aussi . Kamerinski tendit le sac de bombes à Scalfoni , avec le même geste doux et tendre que s' il s' agissait d' Un nouveau_né . Ouvre l' oeil et l' oreille , lui dit Fenner . Dès que tu entendras les bombes , mets le moteur en marche . Faudra peut_être mettre les bouts à toute allure . Okay , dit Kamerinski . Et soyez prudents , les gars . Ils se dirigèrent vers le village . La route qui y menait était étroite et défoncée , parsemée de grosses pierres . Scalfoni trébucha . Une pluie de jurons s' abattit sur sa tête . Sacré foutu pignouf ! dit Alex . Regarde un peu où tu fous tes panards . Vous en faites pas ! dit Scalfoni . A vous entendre , on pourrait croire que ces pilules sont dangereuses . Peut_être bien qu' elles n' exploseront pas du tout . Prenons les rues du pourtour , dit Fenner . Vous deux , marchez devant , dit _il à Schaife et Alex . Scalfoni et moi , on suivra . Vaut mieux pas attirer l' attention . La nuit était très chaude . Le clair de lune était lumineux . Fenner et . Schaife portaient leur mitraillette sous le bras , enveloppée dans un morceau de serpillière . Ils longèrent le village et traversèrent l' île par de petites places et de sombres ruelles . Les quelques pêcheurs qu' ils rencontrèrent leur jetèrent des coups d' oeil curieux , mais ils n' étaient que des silhouettes imprécises . Après avoir grimpé une pente très raide , ils retrouvèrent la mer . Elle scintillait à plusieurs centaines de pieds au_dessous d' eux . Je crois que nous y sommes , dit Fenner . Au pied de la hauteur , on apercevait une grande baraque en bois , une longue jetée en béton et six grands canots à moteur amarrés à des anneaux scellés au mur . Deux lumières brillaient à travers deux fenêtres de la baraque et par la porte entrouverte passait un rais lumineux qui se reflétait sur l' eau huileuse . Ils restèrent un instant immobiles , à contempler le mouillage . Puis Fenner dit : Sors tes bombes , Scalfoni , et donne _nous _en deux à chacun . Tu garderas le restant pour toi . Nous attaquerons la baraque d’abord . Quand nous l' aurons neutralisée , ce sera le tour des bateaux . Il faut les couler tous les six . Scalfoni ouvrit son sac et en sortit deux bombes qu' il tendit à Fenner . Elles étaient faites d' un court morceau de tuyau . Quand Scalfoni eut distribué ses bouts de plomberie , Fenner donna ses dernières instructions : Schaife et moi , dit _il , on s' occupe de la baraque . Toi , Scalfoni , descends aux bateaux . Alex reste ici pour épauler celui qui serait en difficulté . Scalfoni entr’ouvrit sa chemise et la bourra de bombes . Si tu te casses la figure en descendant , dit Fenner avec un sourire , t' arriveras au ciel en tout petits morceaux . Scalfoni hocha la tête . Et comment ! fit _il . J' ose plus respirer . Fenner tenait ses deux bombes dans la main gauche et sa mitraillette de la droite . Allons _y , jeunes gens ! dit _il . Précautionneusement , Schaife et Fenner se mirent à descendre la pente . Passe sur la droite , dit Fenner . Moi , je prends la gauche . Et surtout pas de canardage sans nécessité . Schaife ricana . Ça sera sûrement nécessaire , dit _il . A mi_chemin sur la pente , ils stoppèrent . Un homme venait de sortir de la baraque et marchait le long du mur de béton où étaient amarrés les bateaux . Ça complique les choses , dit Fenner . L' homme était maintenant immobile et regardait vers le large . Fenner reprit sa descente prudente . Reste où tu es quelques instants , souffla _t _il à Schaife . Si on descend en même temps , il pourrait nous entendre . Il reprit sa marche silencieuse . L' homme lui tournait le dos et ne bougeait toujours pas . Fenner atteignit le bord de l' eau et se redressa . Il mit les deux bombes à l' intérieur de sa chemise . Et il fixait l' homme avec une telle concentration qu' il ne frissonna même pas au contact du métal sur sa peau . Tenant sa mitraillette en position , il avança doucement le long du petit quai . Mais , alors qu' il n' était plus qu' à une dizaine de mètres de l' homme , son pied heurta un galet qui roula et tomba dans l' eau avec un plouf retentissant . Fenner s' immobilisa , le doigt sur la gâchette . L' homme regarda par_dessus son épaule , vit Fenner et pivota . Bouge pas ! dit Fenner en braquant sa mitraillette . Au clair de lune , il vit que le type était cubain . Il distinguait le blanc de ses yeux exorbités . Le Cubain frissonnait sous le choc de la surprise . Puis il se laissa tomber sur les genoux et mit la main dans son veston . Fenner lança un juron et appuya sur la gâchette . Il servit une courte rafale . Le Cubain bascula , portant les mains à sa poitrine , puis il roula et tomba dans l' eau . Prompt comme la foudre , Fenner plongea derrière deux grands fûts d' essence tout proches , un dixième de seconde avant que , de la baraque , une mitrailleuse n' ouvrît le feu sur lui . Il entendait les balles tambouriner sur les fûts . Et une forte odeur d' essence qui flotta soudain lui apprit que les fûts étaient percés . La mitrailleuse continuait de cracher et la tornade de balles était si violente que Fenner jugea plus prudent de s' aplatir , le visage dans le sable . Il s' attendait à chaque seconde à sentir un projectile lui trouer la peau . Il glissa sa main dans sa chemise et en sortit les deux bombes , en balança une dans sa main et la jeta par_dessus le fût dans la direction de la cabine . Il l' entendit heurter quelque chose et tomber sur le sol . Parfait , les bombes _maison de Scalfoni , pensa _t _il . La mitrailleuse s' était tué . Et le silence qui suivit son tac_tac rageur était presque pénible . Il passa légèrement la tête sur le côté du fût et jeta un coup d' oeil prudent . Les lumières de la cabine étaient maintenant éteintes et la porte fermée . Il chercha sa deuxième bombe à_tâtons , la trouva et la lança contre la porte de la cabine . Au moment même où sa main se levait , la mitrailleuse se réveilla . Il n' eut que le temps de s' aplatir . La bombe heurta la porte et un rideau de feu broya les ténèbres , suivi d' une formidable détonation . Des éclats de bois et de briques sifflèrent dans l' air , au_dessus de Fenner . Et la conflagration fut si puissante que sa tête oscilla dans une espèce de vertige . Après cela , il révisa son jugement précédent sur les bombes de Scalfoni . La mitrailleuse s' était tue . Regardant de nouveau sur le côté du fût d' essence , Fenner vit que la porte pendait par l’un de ses gonds . La bâtisse était noircie de fumée , craquelée dans tous les sens . Pendant qu' il regardait , deux autres violentes explosions retentirent à l' arrière de _la baraque . C' était sûrement Schaife qui faisait son petit boulot . Appuyant sa mitraillette sur le fût , Fenner envoya une rafale dans la baraque et s' abrita de nouveau . De la baraque , on lui répondit par quelques coups éparpillés . Fenner répliqua par une demi_rafale . Et puis ce fut le silence . En levant les yeux , Fenner pouvait tout juste distinguer la silhouette de Scalfoni qui descendait précautionneusement la pente , un bras serré contre la poitrine . Sa position était très dangereuse . Mais Fenner imaginait son sourire triomphant . Quelqu’un avait dû l' apercevoir de la baraque , car un fusil automatique se mit à tirer . Mais Scalfoni ne perdit pas la tête . Sortant une bombe de sa chemise , il la lança sur la baraque . Les yeux de Fenner suivirent la bombe dans son vol , puis il s' aplatit dans le sable . Il eut la sensation horrible qu' elle allait atterrir sur sa tête . La bombe frappa la cabine , et explosa avec un bruit crissant . Une lueur éblouissante monta vers le ciel . Et le toit de la baraque prit feu . Scalfoni continua sa descente sans plus attirer d' attaque . Arrivé en bas , il courut , courbé en deux et vint rejoindre Fenner derrière son fût d' essence . Vingt dieux ! fit _il tout trépidant d' excitation . Elles marchent bien , mes bombes ! Quelle nuit ! Je n' aurais pas voulu manquer ça pour toutes les poupées du monde ! Ouvrons l' oeil , dit Fenner . Ils vont sortir . Laisse _moi leur en envoyer encore une , dit Scalfoni . Rien qu' une . Pour les décider . Bien sûr , dit Fenner . Amuse _toi un peu . Scalfoni balança la bombe dans la porte ouverte . Et l' explosion qui suivit fut si violente que Fenner et lui en furent secoués derrière leur abri . Quelques instants plus tard , quelqu’un cria , de la baraque : Je suis fini … Je sors … N' en jetez plus … N' en jetez plus ! Fenner ne bougea pas et hurla : Sors avec les pognes en l' air ! Un homme sortit en chancelant de la baraque en flammes . Son visage et ses mains étaient lacérés par des éclats de verre et ses vêtements n' étaient plus que des lambeaux . Il resta un instant sur place devant les flammes et Fenner reconnut Miller . Alors il sortit de derrière son fût , avec un sourire de dogue . Schaife arriva en courant , tout excité . Y en a _t _il d’autres dedans ? demanda _t _il à Miller qui répondit : Les autres sont morts … Ne me touchez pas , m' sieu . Fenner s' avança et saisit Miller par ce qui restait de sa chemise . Je croyais en avoir fini avec ta viande l' autre jour , lui dit _il méchamment . Les genoux de Miller plièrent sous lui quand il reconnut Fenner . Pour l' amour de Dieu ! balbutia _t _il . Ne commence pas ! Fenner le gifla , de sa main libre , à toute volée . Oui est là dedans encore ? demanda _t _il . Allons ! Chante , beau merle ! Miller tremblait et frissonnait . Il n' y a plus personne , gémit _il . Ils sont tous morts ! Alex arriva en courant . Fenner lui dit : Occupe _toi de cet oiseau _là . Ne lui fais pas de mal , il a eu déjà des tas d' émotions cette nuit . Tu crois ? dit Alex . Et il balança son poing dans la figure de Miller qui fit han ! et s' effondra . Puis Alex commença de soigner Miller à coups de bottes dans les côtes . Hé ! dit Fenner . Ne l' abîme pas trop . J' ai besoin de lui parler , à ce fumier ! Compris , dit Alex . Je vais le mettre dans le bon état d' esprit . Et il continua de lui botter les côtes . Fenner les laissa et suivit le petit quai jusqu' aux bateaux . Scalfoni était là , qui attendait les ordres . Saborde _les , dit Fenner . Gardes _en un . On fera le tour de l' île pour retrouver Kamerinski . Ça nous évitera la marche . Il alla retrouver Miller qui s' était remis debout et implorait Alex de l' épargner . Fenner dit à Alex d' aller aider Scalfoni . Puis il entreprit Miller . J' avais prévenu ton fumier de petit patron , lui dit _il . Et ça n' est que le commencement . Où est Thayler ? Miller ne répondit rien . La tête abaissée sur sa vaste poitrine , il poussait des espèces de sanglots étranglés . Fenner lui enfonça le canon de la mitraillette dans les côtes et répéta : Où est Thayler ? Parle , pourriture , ou je t' étripe ! Il ne vient pas ici , dit Miller . Je ne sais pas où il est , je vous le jure ! Fenner eut un rictus de mauvais augure . On en reparlera tout à l' heure , dit _il . Scalfoni arrivait en courant . Les rafiots sont en train de se remplir , dit _il à Fenner . Et si je balançais quelques bombes pour que ça soit plus sûr ? Pourquoi pas ? dit Fenner . Quelques instants plus tard , le tonnerre des explosions déchira le silence du petit port et des nuages épais de fumée noire flottèrent au_dessus de l' eau calme . Amène _toi , pourriture , dit Fenner à Miller . On t' emmène faire une virée . Il dut pousser le gros homme devant lui du bout de sa mitraillette . Miller était si terrifié qu' il pouvait à peine marcher . Il balbutiait sans arrêt des supplications : Ne me descendez pas , m' sieu ! Je veux vivre , m' sieu ! Je ne veux pas mourir , m' sieu ! Les autres les attendaient déjà dans le bateau . Quand ils furent tous installés , Schaife mit le moteur en marche et dit : Bon sang ! J' ai jamais passé une nuit aussi bath que celle_là . J' espérais pas qu' on s' en sortirait comme ça . Fenner fouilla ses poches pour une cigarette et l' alluma : La vraie rigolade va commencer quand Carlos apprendra la chose , dit _il . J' avais bien dit que la tactique de choc nous réussirait . Mais maintenant que Carlos sait à qui il a affaire , ça ne sera plus si facile . Ils firent le tour de l' île et hélèrent Kamerinski qui mit son bateau en marche et les rejoignit hors du port . Ils montèrent dans son canot , Alex traînant le gros Miller . Scalfoni fut le dernier à passer , après avoir ouvert les vannes . En rejoignant les autres , il dit : Ça fait mal au coeur de couler ces beaux bateaux . J' en aurais bien gardé un pour moi … J' y ai bien pensé , dit Fenner . Mais Carlos a une bande assez nombreuse ; il aurait trouvé le moyen de les reprendre . On ne pouvait pas faire autre chose . Tout en guidant son bateau , Kamerinski demanda des détails . J' ai entendu le raffut que vous avez fait , dit _il joyeusement . Tout le village était sur les dents . Ils ont bien deviné ce qui se passait . Mais aucun n' a eu l' estomac d' aller assister à la rigolade . Amène _nous la pourriture dans la cabine , dit Fenner à Alex . Je veux lui faire un brin de causette . Alex alla chercher Miller et le fit descendre dans la cabine brillamment éclairée . Miller frissonnait , fixant Fenner avec des yeux injectés de sang . Tu n' as qu' une seule chance de survivre , grand serin , lui dit Fenner . C' est de manger le morceau . Où est Thayler ? Miller secoua la tête . Je ne sais pas , murmura _t _il . Je jure que je ne sais pas . Fenner regarda Alex et dit : Il ne sait pas … Le poing d' Alex vint comme la foudre . Le gros homme alla heurter du dos la paroi de la cabine . Et il couvrit son visage de ses mains . Où est Thayler ? Je jure que je ne sais pas . Si je le savais , je le dirais . Je ne le sais pas . Aussi vrai que Dieu … Alex vint à lui et lui écarta les mains de la figure . Du sang coulait de son nez . Et sa lèvre supérieure était fendue , laissant voir une longue dent jaune . Alex le frappa de nouveau , à toute volée . Les genoux de Miller fléchirent . Il glissa le long du mur et tomba assis . Où est Thayer ? demanda Fenner froidement . Miller sanglota et murmura des protestations . Okay , dit Fenner . A moi maintenant . Il sortit son automatique , puis il alla à Miller et se pencha sur lui . Lève _toi , dit _il durement . Je ne veux pas salir cette cabine . Viens sur le pont . Les yeux exorbités , Miller fixait le canon de l' automatique . Puis , soudain , épuisé de terreur , il dit d' une voix basse , unie , sans timbre : Il est à la maison de la môme Leadler . Fenner restait accroupi , immobile , pétrifié . Comment a _t _il eu l' adresse ? dit _il enfin . Miller appuya sa tête contre le mur . Le sang continuait de couler de son nez Ses yeux ne quittaient pas l' orifice de l' automatique . Bugsey lui a téléphoné , murmura _t _il . Bugsey ? Ouais . Fenner respira un grand coup d' air . Lentement . Comment sais _tu ça ? La peur qui étreignait Miller s' était usée d' elle_même , le laissant calme , du calme de la mort . Il répondit d' une voix machinale : J' allais partir là_bas quand vous êtes arrivés . Thayler venait de me téléphoner . Il m' a dit que Bugsey lui avait lancé un coup de fil pour lui donner la cachette de Leadler . Il m' a dit d' aller le retrouver là_bas . Et qu' il avait dit à Nightingale de venir aussi . Fermer se releva et dit à Kamerinski , d' une voix brève : Pousse le rafiot au maximum . Il faut rentrer de toute urgence . Il ne peut pas faire plus , dit Kamerinski . Tout va sauter … Eh bien , fais tout sauter ! dit Fenner . Il faut qu' on marche plus vite . Quand le bateau entra dans le port de Key_West et glissa tout contre le quai , Fenner dit à Alex : Tu vas conduire Miller chez Noolen . Dis _lui de le cacher jusqu' à ce que je vienne le chercher pour le livrer aux flics . Foutre ! dit Alex . Ça serait tellement plus simple de le buter ici et de le balancer dans le jus . Pas vrai ? L' oeil de Fenner fulgura . Fais comme je te dis , fit _il . Schaife était déjà en train d' amarrer le bateau . Ils montèrent sur le quai , en groupe . En mettant le pied sur le quai , Fenner vit la conduite intérieure parquée dans l' ombre . Il hurla : Aplatissez _vous ! Vite ! Et lui même se jeta à plat ventre sur les pavés . L’une des portières de la voiture se mit à cracher des éclairs et des balles . Fenner , qui avait son automatique au poing , fit feu trois fois . Les autres s' étaient jetés par terre ; Miller excepté . Apparemment , il n' avait plus de réflexes . De la voiture , une tornade de balles lui lacéra la poitrine . Et il s' affaissa sans bruit sur les dalles . Tout d' un coup , Scafoni se dressa , courut vers la voiture et lança sa dernière bombe . En même temps , il porta la main à sa gorge et s' effondra comme une masse . La bombe tomba trop court . Mais la terrible explosion souleva la voiture et la coucha sur le côté . Fenner , hurlant comme un fou , se mit debout et traversa la route en tirant . Trois hommes rampèrent hors de la voiture . L’un d' eux tenait une mitraillette . Tous trois semblaient estourbis par la secousse . Fenner fit feu sur l' homme à la mitraillette qui bascula sur son nez , d' un seul coup . Schaife fonça sur l’un des deux hommes qui restaient . Il le télescopa et ils s' abattirent ensemble . A coups de crosse d' automatique , Schaife lui défonça la tête . Le seul homme qui restait pivota et tira à bout portant sur Fenner dont la joue fut zébrée d' une raie sanglante . Mais il ne sentit même pas qu' il avait été touché . Il tira à son tour et abattit l' homme . Au même moment , une autre voiture arriva en trombe et vira sur le quai . En même temps qu' elle virait , ses occupants ouvrirent le feu en rafales . Ça , c' est le bouquet ! pensa Fenner . Il zigzagua derrière la voiture retournée . Des balles écaillaient le sol à ses pieds . Schaife qui tentait de se mettre à l' abri poussa soudain un cri d' agonie et tournoya sur lui_même . Une autre rafale venant de la voiture l' acheva . A l' abri de la voiture retournée , Fenner tira quatre balles sur l' autre limousine . Puis il regarda s' il restait des vivants parmi ses hommes . Alex et Kamerinski avaient regagné le bateau . Et au moment où il les vit , Kamerinski ouvrait le feu sur les arrivants avec sa mitraillette . La nuit était ponctuée d' éclairs et de détonations . Fenner pensa qu' il était grand temps de disparaître . Il fallait , à tout prix , qu' il se rende au bungalow . Il pouvait sans remords laisser Alex et Kamerinski . Où ils étaient , ils pouvaient tenir tête à un régiment de tueurs . Fenner attendit un moment favorable . Puis , gardant la voiture retournée entre lui et la ligne de tir , il recula et plongea dans une ruelle proche . Il entendit dans le lointain des sifflets de police et s' éloigna rapidement dans la direction opposée . Son temps était trop précieux pour qu' il risque de se faire harponner par les flics . Il rejoignit la grande rue et aperçut un taxi en maraude . Il courut , le rattrapa et sauta dedans . En donnant l' adresse du bungalow , il ajouta : A toute allure , mon pote . Et je dis bien : à toute allure ! Le taxi démarra en trombe . Non sans que le chauffeur ait demandé à Fenner : Qu' est _ce qui se passe dans les environs , patron ? On dirait que c' est une bataille en règle … Et comment ! dit Fenner . Tout ce qu' il y a de plus en règle . Le chauffeur sortit sa tête par la vitre et cracha . Je suis content d' aller ailleurs . Le quartier m' a l' air malsain pour les passants , en ce moment . Fenner ne laissa pas le taxi aller jusqu' au bungalow . Il le fit arrêter à un coin proche . Puis il courut vers l' habitation . On apercevait des lumières dans les pièces de devant . Et quand Fenner remonta la petite allée circulaire de l' entrée , il vit quelqu’un passer la porte du perron . Il plongea la main dans son veston et sortit son automatique . Mais il l' y remit presque aussitôt . Parce que c' était un jeune garçon qui venait vers lui . Un petit télégraphiste , qui s' arrêta en voyant Fenner . Vous n' êtes pas monsieur D Fenner ? demanda _t _il . Si , mon gars , répondit Fenner . Un télégramme pour moi ? Le gosse le lui tendit , en même temps que le carnet à signer . Pendant que Fenner y griffonnait ses initiales , le petit lui dit : J' ai sonné un bout de temps . Il y a des lumières partout , mais il n' y a personne . Fenner lui donna un pourboire et répondit : C' est pour tromper les cambrioleurs , fiston . Puis il fourra le télégramme dans sa poche , monta le perron et entra dans le bungalow . Le hall était vide . Mais dans le salon , Bugsey était étendu sur le tapis . Une flaque de sang noirci auréolait sa tête . Ses petits yeux porcins , à moitié clos , regardaient Fenner sans le voir . Et un rictus de frayeur figée laissait voir ses dents jaunes . Fenner resta immobile un instant , tendant l' oreille . Le silence était total . Son automatique en main , il laissa le cadavre de Bugsey à sa solitude et retourna dans le hall . Il écouta encore , un instant . Puis il entra dans la chambre à coucher . Thayler était assis dans le petit fauteuil , un air d' intense surprise sur le visage . Un filet de sang séché allait de sa bouche à sa chemise . Ses yeux étaient fixes et sans regard . Tiens … tiens … dit Fenner à voix haute . Puis son regard fit le tour de la chambre . Il était facile de voir ce qui s' était passé . Thayler devait être assis face à la porte . Peut_être parlait _il à Gloria . Puis quelqu’un qu' il connaissait était entré . Thayler , voyant qui c' était , ne s' en était pas ému . Et puis ce quelqu’un lui avait tiré une balle dans la poitrine . Fenner alla vers lui et toucha sa main . Elle était encore un peu tiède . Fenner entendit soudain le grincement d' une chaise qu' on repousserait en se levant . Le son venait de la cuisine . Fenner ne bougea pas . Il écoutait intensément . La chaise grinça encore . Puis , tenant son automatique contre sa hanche , il avança sans le moindre bruit et entra dans la cuisine . Nightingale était debout , cramponné au dossier d' une chaise . Il braquait un automatique vers la porte , mais quand il reconnut Fenner , sa main retomba mollement à son côté . Blessé ? demanda Fenner . C' est la façon dont Nightingale se tenait debout qui lui fit poser cette question . Je les ai toutes prises dans le ventre , dit Nightingale lentement . Il essaya de tourner autour de la chaise pour s' asseoir . Mais quand Fenner voulut l' aider , il dit un peu fiévreusement : Ne me touche pas … Fenner s' immobilisa et le regarda manoeuvrer péniblement . Quand il se fut enfin assis , la sueur ruisselait sur son visage . Repose _toi , dit Fenner . Je vais aller chercher un toubib . Nightingale secoua la tête pour dire non . J' ai à te parler , dit _il précipitamment . Aucun toubib ne me fera un ventre neuf . Il se pencha lentement en avant , pressant ses avant_bras contre son ventre . Qu' est _ce qui est arrivé ? J' ai descendu Thayler . Et le salaud de Bugsey m' a eu . Je croyais pouvoir me fier à lui . Il m' a logé cinq pruneaux avant que je puisse rien faire . Puis je l' ai arrangé aussi . Pourquoi tuer Thayler ? demanda Fenner . Nightingale fixa d' un regard morne le plancher à ses pieds . Quand il parla enfin , ce fut d' un ton à la fois âpre et désespéré : Ils m' ont tué Curly , dit _il . Alors , leur compte était bon . Je voulais avoir Carlos aussi . Mais je ne pourrai pas maintenant … C' est parce_que vous m' avez tiré d' affaire tous les deux qu' ils l' ont tuée ? Ouais . Mais Thayler mijotait ça depuis longtemps . Elle en savait trop sur lui . Elle et moi nous en savions trop . Nous savions tout sur toi . Une petite flaque rouge commençait à se former sous la chaise de Nightingale . Fenner voyait le sang tomber goutte à goutte , lentement , comme l' eau d' un robinet qui fuit . Cette putain de Gloria , c' est elle qui est à l' origine de tout ça , reprit Nightingale . Elle et son Chinois . Quel Chinois ? demanda doucement Fenner . Chang . Le mec qu' ils ont fourré dans ton bureau . Tu étais au courant de ça ? Nightingale fit oui en fermant ses paupières . Il pressa plus fort sur son ventre . Ce n' est qu' ainsi et en se penchant très en avant qu' il résistait encore . Finalement , il reprit d' une voix faible et étranglée : Oui . J' étais au courant de ça . Carlos savait que Chang couchait avec Gloria . Le Chinetoque faisait des petits boulots pour lui . Quand Thayler a emmené Gloria à New_York , Chang les a suivis . Carlos le faisait surveiller par deux de ses Cubains . Ils ont découvert la combine . Et ils ont buté le Chinetoque . Et c' est Thayler qui l' a fait transporter à ton bureau . Fenner restait figé , immobile , réfléchissant : Pourquoi ça ? Pourquoi chez moi , grands dieux ? Nightingale aperçut soudain la petite mare de sang à ses pieds . C' est le mien ? murmura _t _il . Je n' aurais pas cru que j' en avais tant que ça … Fenner reprit avec insistance . Dis _moi pourquoi . Ça rimait à quoi ? Nightingale secoua la tête . Je ne sais pas , dit _il . Y avait quelque chose d' obscur là_dessous . Il parlait de plus en plus lentement , peinant pour prononcer clairement chaque mot . Il continua : Il s' est produit quelque chose de bizarre à New_York pendant ce voyage . Quelque chose qui a déclenché tout ça … Gloria avait le pépin pour Chang ? Fenner pensait qu' il voyait enfin sa clef du mystère . Nightingale frissonna , mais il ne voulait pas lâcher . La douleur rongeait ses entrailles , la mort approchait à grands pas . Mais il ne voulait pas montrer qu' il souffrait . Il voulait prouver à Fenner qu' il savait encaisser sans broncher . Elle était de folle de lui , répondit _il . C' était le seul homme qu' elle ait jamais rencontré qui pouvait lui donner ce qu' elle cherchait … Tu sais ce qu' elle cherchait … Ce Chinetoque pouvait lui donner ça chaque fois qu' elle en avait envie . Et elle en a envie tout le temps . Pour ça , elle avait besoin du Chinetoque . Et pour le fric , elle avait besoin de Thayler . Elle avait trouvé la bonne combine … Nightingale se tut . Il commençait à vaciller sur sa chaise . Où est _elle ? Elle s' est taillée quand le bigornage a commencé . D' ailleurs Thayler l' aurait descendue si je n' étais arrivé si tôt . Je regrette … maintenant … de ne pas avoir attendu … un peu … avant d' entrer … Fenner bondit trop tard . Nightingale roula sur le sol . Il s' agenouilla près de lui et lui souleva la tête . Crotti est un brave gars , murmura Nightingale faiblement . Dis _lui ce que j' ai fait pour toi … Il saura … que j' ai payé ma dette … Il dévisagea Fenner à travers ses verres épais . Il essaya de dire quelque chose , mais n' y parvint point . Je le lui dirai , murmura Fenner tout près du visage blême . Tu as été un chic type pour moi . Nightingale retrouva un peu de voix . Il souffla : Mets _toi … sur Carlos … maintenant , murmura _t _il . Il a une planque … derrière chez Whiskey Joe … Il fit un sourire à Fenner . Puis ses traits se tendirent … Et ce fut la fin . Fenner reposa doucement la tête sur le carrelage et se releva . Il sortit son mouchoir , s' épongea le front et s' absorba dans ses pensées , le regard perdu . Plus que Carlos , pensa _t _il à voix haute . Et j' en aurai fini peut_être avec ce mic _mac . En fourrant son mouchoir dans sa poche , il y trouva le télégramme . Il le tira , déchira l' enveloppe et lut : Empreintes digitales de la femme morte prise pour Marian Daley ont révélé que cadavre était celui de la fille kidnappée de Andrew Lindsay - stop . Suggère que Marian fourrait avoir autre identité que celle prétendue . Paula … Fenner chiffonna le télégramme machinalement et en fit une boulette qu' il fourra dans sa poche . Alors , c' était ça , murmura _t _il . Maintenant , je sais où j' en suis … On liquide et on s' en va … Il eut un dernier regard pour Nightingale . Puis il quitta le bungalow . Où était Gloria ? Maintenant que Thayler était mort , elle n' avait plus de port d' attache . Je la trouverai sans doute chez Noolen , pensa Fenner . Elle est peut_être allée ailleurs , bien sûr . Mais ça vaut la peine d' essayer . Quand une souris voit trois hommes se mitrailler sous ses yeux et qu' elle risque la même mort chaque seconde , elle ne doit pas s' amuser à tirer des plans . Elle a dû se précipiter chez le seul type qu' elle connaît bien . Chez Noolen . Parce qu' enfin , il était quand même son mari … Fenner rejoignit la grand_rue et sauta dans un taxi . En arrivant au Casino , il vit deux agents de police près de l' entrée . Et ça le fit sourire . Noolen était un homme prudent . Les deux flics lui jetèrent un coup d' oeil aigu tandis_qu' il escaladait le perron en trois enjambées . La grande salle était maintenant vide de ses joueurs . Un seul lustre restait allumé . Et deux Cubains en manches de chemise recouvraient les ; tables de housses . Ils voulurent arrêter Fenner dans sa course vers le bureau directorial , mais il les ignora . Et il entra chez Noolen en coup de vent . Quand la porte s' ouvrit brutalement , Noolen Kamerinski et Alex sursautèrent . Mais quand ils virent que c' était Fenner , ils se détendirent . Ils étaient assis autour du grand bureau de Noolen , devant une bouteille et des verres . Un cigare dans le bec , chacun . Fenner referma la porte et s' avança . Noolen lui jeta un regard noir : Alors , tu es content ? dit _il à Fenner d' un ton amer . Schaife et Scalfoni , butés . Et ces deux _ci qui n' y ont échappé que tout juste . C' est ta façon de régler Carlos ? Fenner n' était pas d' humeur à déblatérer avec Noolen . Il posa ses mains à plat sur le bureau et lui parla nez à nez : Boucle _la , ballot ! lui dit _il . Qu' est_ce_que tu as à geindre ? Schaife et Scalfoni bigornés ? Et alors ? Tu crois qu' on fait la guerre sans victimes ? On a coulé leurs bateaux . On a brûlé leur base . Thayler est mort , Nightingale est mort , Miller est mort , Bugsey est mort . Et six ou sept autres de la bande . C' est pas un bon dividende ? Noolen le regardait , pétrifié . Thayler ? balbutia _t _il . Sa voix n' était qu' un murmure . Fenner confirma d' un signe de tête . Ça ne laisse plus que Carlos et Reiger . Et ces deux _là … je me les réserve et la bande sera liquidée … Kamerinski dit : Il sait de quoi il parle ! Moi , je file le train . Alex approuva d' un hochement de tête et grogna . Okay , dit Fenner . Alors qu' est_ce_qu' on attend ? Où se trouve la boîte à Whiskey Joe ? Du côté de la Plage _aux _Nègres . Fenner se tourna vers Noolen . Je me mets aux trousses de Carlos , dit _il . Quand j' en reviendrai , j' aurai à te parler . Attends _moi . Maintenant , c' est la fin finale . Il se retourna vers les deux autres . Prenez chacun une mitraillette . On va chez Whiskey Joe . Carlos y est . Alex sortit . Rien que nous trois , fit Kamerinski un peu mal à l' aise . Fenner secoua la tête . Même pas , dit _il . J' y vais . Vous deux , vous n' interviendrez que plus tard pour nettoyer la pagaille . Fenner sortit avec Kamerinski . Alex les attendait dans la voiture , deux mitraillettes sur les genoux . Kamerinski prit le volant et démarra . Vous gardez les mitraillettes , dit Fenner . Vous attendrez dehors et quand vous entendrez que ça commence à pétarader , vous vous amènerez et vous tirerez dans le tas . Et ne vous arrêtez que quand il n' y aura plus rien . Compris ? J' ai jamais passé une nuit aussi magnifique ! dit Alex d' un air extasié . La puissante bagnole dévalait Duval Street . Cette grande rue de Key_West traverse l' île d' un bout à l' autre . Il était très tard et ils ne rencontrèrent pas d’autres voitures . Finalement , ils coupèrent à angle droit et descendirent vers le sud . Après quelques minutes , au bout de South Street , Kamerinski coupa l' allumage et stoppa . La taule à Whiskey est au bout de la rue , dit _il . Tout près de la plage . Fenner descendit de la voiture et prit la direction indiquée . Les deux autres le suivaient , la mitraillette sous leur veston . La planque à Carlos est derrière , dit Fenner . Voyez _vous où ça peut être ? Il y a un entrepôt de marchandises derrière . C' est peut_être ça , suggéra Alex . Allons voir , fit Fenner . Le bar de Whiskey Joe venait de fermer pour la nuit . Ça n' était qu' une baraque en bois , dans le noir . C' est au bout de la ruelle , dit Alex à voix basse . Restez ici , dit Fenner . Je vais jeter un coup d' oeil . Je reviens tout de suite . Il s' engagea dans la petite allée noire qui empestait . Il marchait rapidement et sans faire aucun bruit . Au bout de l' allée , il y avait une espèce de petit rond_point qu' il contourna sur la droite derrière chez Whiskey Joe et il découvrit un grand bâtiment carré , à toit plat , silhouette massive et noire sur le ciel étoilé . Il s' approcha du bâtiment et trouva une porte qu' il essaya d' ouvrir tout doucement . Elle était verrouillée . Il tourna autour de la bâtisse à la recherche d' une fenêtre . Il n' y en avait pas une seule . Sur le côté sud du bâtiment , il vit une échelle de fer encastrée dans le béton du mur . Elle montait vers le toit . Il revint rapidement vers les deux hommes qui attendaient à l' entrée de l' allée . Je crois que j' ai trouvé la taule , dit _il . Elle n' a qu' une seule porte . Et pas une seule fenêtre . Alors ça sera tout simple . Vous allez vous coller devant cette porte , à plat ventre , pour qu' on ne vous voie pas . Et faites marcher vos moulins à café dès que vous verrez quelqu’un sortir . Il vit la bouche de Kamerinski se fendre d' une oreille à l' autre . Je grimpe sur le toît , reprit Fenner et je vous expédie les zèbres . Faites pas de blagues et barrez _vous dès que c' est fini . Je me débrouillerai tout seul . Les deux hommes poussèrent un grognement pour indiquer qu' ils avaient pigé . Et Fenner repartit le long de la petite allée . Il commença d' escalader l' échelle de fer , tâtant prudemment chaque échelon avant d' y confier son poids . Il en compta quarante avant d' arriver sur le toit plat . Et quand sa tête dépassa la balustrade , il vit une verrière carrée éclairée , au milieu du toit . Il n' ignorait pas qu' il lui fallait marcher avec les précautions les plus grandes . Le plus léger bruit serait entendu par les gens en_dessous . Avant de s' engager sur le toit , il marcha le long de la balustrade , vers le côté où étaient Alex et Kamerinski . Il se pencha et les vit couchés dans un fossé juste en face la porte . Ils l' aperçurent et lui firent un signe de la main . Il leur répondit . Puis il passa de la balustrade sur le toit proprement dit . Son automatique en main , il avança , centimètre par centimètre , vers la verrière . Cela lui prit beaucoup de temps , mais il le fit sans le moindre bruit . Repoussant son chapeau sur la nuque , il se pencha et regarda dans la pièce . Carlos était là . Reiger était là . Et un autre homme qu' il ne connaissait pas . Ils n' étaient qu' à deux mètres de lui . La pièce était très basse , comme un grenier , et Fenner en fut si surpris qu' il se rejeta brusquement en arrière . Carlos fumait , étendu sur un lit . Dans un fauteuil contre un mur , la tête renversée contre le mur et ballottante , Reiger dormait . L' autre homme dormait aussi , étendu par terre . Fenner examina les montants métalliques qui encadraient chaque vitre de la verrière . Il tâta leur épaisseur et essaya , du pouce , leur résistance . Ils n' avaient pas de corps . Alors il se redressa et posa soigneusement le pied droit au milieu de la verrière . Il respira profondément un bon coup , calmement et pesa de tout son poids . Les morceaux de la verrière et lui_même arrivèrent en bas en même temps . Il atterrit sur ses pieds et sortit son revolver . Carlos resta pétrifié sur son lit , sa cigarette dansant fébrilement à ses lèvres . Sur le plancher , l' homme réveillé en sursaut plongea sa main dans son veston , d' un geste mécanique . Ce réflexe ensommeillé lui coûta la vie . La balle de Fenner l' atteignit entre les deux yeux . Reiger et Carlos s' étaient figés comme deux statues . Ils fixaient Fenner d' un oeil pétrifié . C' est toi que je viens voir , dit Fenner à Carlos . La cendre de la cigarette de Carlos tomba sur sa poitrine . Il regarda follement vers Reiger , puis vers Fenner . Donne _moi ma chance , dit _il d' une voix enrouée . Ta gueule ! dit Fenner . Il y a longtemps que j' attends . Maintenant , vous allez récolter . Ce n' est pas moi qui ferai le boulot . Réglez ça entre vous ... Battez _vous . Celui qui gagne sortira de la turne . Je ne le toucherai pas . Vous savez que je tiens toujours ma parole . Choisissez , ou bien je vous descends tous les deux . Reiger se reprit tout à coup . Si je le descends , tu ne me toucheras pas ? Carlos s' aplatit contre son mur , comme s' il voulait y pénétrer . Et il hurla : Reiger ! Ne fais pas ça . Je suis ton chef , tu entends ! Tu n' as pas le droit de me toucher ! Mais Reiger se leva lentement de son fauteuil . Un rictus déformait ses traits . Attends ! dit Fenner . Mets _toi d’abord en face du mur , les pognes en l' air . Reiger lui jeta un regard furieux . Fenner vint à lui et lui enfonça rudement le canon de son automatique dans les côtes . Reiger leva les bras et se retourna . Fenner le fouilla et lui enleva l' automatique qu' il avait dans une poche . Puis il se recula et dit : Reste là et bouge pas ! Il alla ensuite vers Carlos , l' attrapa par sa chemise et l' arracha du lit . Une fouille rapide . Carlos n' avait pas d' arme . Fenner s' écarta et alla s' adosser au mur , près de la porte . Qu' est_ce_que vous attendez ? Il n' y en a pas un qui veut rentrer chez lui ? Carlos se mit à apostropher Reiger en hurlant . Mais il lut , sur le visage de l' autre , qu' il ne lui restait plus qu' à se battre . Implacable , Reiger , les mains basses , le mufle tendu , commença à marcher sur Carlos à pas lents . Carlos tournait en cercle autour de la pièce en déversant à voix basse un flot ininterrompu de jurons . Mais la pièce était trop petite pour que ce jeu pût durer longtemps . Brusquement , Reiger fonça . Et , de ses deux bras , il enserra la taille de Carlos . Carlos hurla de terreur et tenta de se dégager en frappant Reiger à la tête . Reiger , agrippé à Carlos , lui bourrait les côtes de coups qui sonnaient creux . Leur groupe tournait autour de la pièce , tanguant et roulant . Puis le talon de Carlos se prit dans la natte et il tomba en arrière , entraînant Reiger par_dessus lui . Reiger l' attrapa par les deux oreilles et lui martela la tête contre le sol . Il tourna la tête vers Fenner et dit , avec un rire de hyène essoufflée : Je le tiens , maintenant , le salaud ! Bon Dieu ! Je le tiens bien . Carlos dégagea ses mains , les leva , planta deux doigts crochus dans les yeux de Reiger et tira , les enfonça une autre fois et tira de nouveau . Un son inhumain sortit de la poitrine de Reiger et creva sur ses lèvres . Il s' arracha à Carlos . Une main sur les yeux , il tituba à travers la pièce , en battant l' air de son autre bras . Carlos se remit debout , secoua la tête et attendit Reiger . Et quand Reiger passa , il lui fit un croche_pied . L' autre tomba sur la figure , gémissant et ruant dans le vide . Carlos avait oublié Fenner . Il ne voyait plus que Reiger . Il avança d' un pas et se laissa tomber à genoux sur son dos . Puis il lui entoura la gorge de ses doigts rougis et il se mit à le tirer en arrière . Reiger se débattait , frappant le sol avec ses mains , les yeux hors de la tête . Ça vient ! Ça vient ! éructa sauvagement Carlos . Et il eut un sursaut de force qui jeta tout son poids en arrière . Une espèce de gargouillement sortit de la bouche de Reiger . Vainement , il essaya d' atteindre les mains de Carlos . Puis il s' effondra et quelque chose se rompit avec un bruit faible . Le sang coula de sa bouche … Carlos lâcha sa prise et se releva en tremblant . Toujours adossé au mur , Fenner pointa son automatique sur Carlos et dit : Tu as de la veine . Débine _toi avant que je change d' idée … Barre _toi , espèce de … Carlos fit deux pas chancelants vers la porte et l' ouvrit . Fenner l' entendit descendre les marches . Puis un bruit de la serrure . Fenner , la tête penchée de côté , écoutait . Et dans la nuit , deux mitraillettes tirèrent une longue rafale . Et puis ce fut le silence . Fenner rempocha son automatique et chercha une cigarette . Je peux dire que j' en ai plus que marre de ce patelin . Vivement New_York ! Et un petit voyage avec Paula ! se dit _il . Il se hissa sur le toit et redescendit l' échelle de fer . Avant d' être arrivé au sol , il entendit le bruit d' une voiture qui démarrait . C' étaient Alex et Kamerinski qui rangeaient leurs outils . Il fit le tour du bâtiment et examina Carlos . Fenner ne laissait jamais rien au hasard . Il ne doutait pas que les deux compères avaient fait du bon boulot , mais il voulait quand même en être tout à fait sûr . Ils avaient fait du bon boulot . De la main , il épousseta ses vêtements , puis partit dans la direction de la boîte de Noolen . Noolen bondit dans son fauteuil quand Fenner entra . Alors ? demanda _t _il anxieusement . Alors quoi ? dit Fenner . Qu' est_ce_que tu te figures ? Ils ne sont plus que de la viande froide . Tous les deux . Où est Gloria ? Noolen s' épongea le visage avec son mouchoir . Morts ? Tous les deux ? balbutia _t _il . Il ne pouvait pas le croire . Où est Gloria ? répéta Fenner avec impatience . Noolen posa ses mains tremblantes sur la table . Pourquoi ? demanda _t _il . Une lueur menaçante et glacée brilla dans les yeux de Fenner . Où est _elle , tonnerre de Dieu ! gronda _t _il . Noolen fit un signe de tête . Là_haut , dit _il . Mais laisse _là en dehors de ça , Fenner . Je vais m' en occuper maintenant . Fenner ricana et lança : Sans blague ? Tu marches dans sa comédie du repentir ? Noolen rougit légèrement . Garde tes plaisanteries pour toi , dit _il … Après tout , c' est ma femme . Grands dieux , dit Fenner . Il n' y a pas plus fou qu' un vieux fou … Il haussa les épaules et ajouta : Une poule de première , cette Gloria ! Elle n' a pas été longue à retrouver un coffre_fort vivant pour remplacer le coffre_fort mort … Arrête tes vacheries , Fenner . Je n' aime pas ça . Fenner marcha vers la porte . En tout cas , je veux la voir , dit _il . Où est _elle ? Noolen secoua la tête . Tu ne la verras pas , dit _il . Si tu commences quelque chose ici , tu t' attireras des tas d' embêtements . Fenner lança un grand rire . Alors , si c' est comme ça , j' y renonce dit _il . Mais , tu sais ce que je vais faire . Je reviendrai dans une heure . Avec les flics et un mandat d' amener contre elle . Noolen ricana . Tu n' as rien contre cette fille , dit _il . Pas grand_chose , bien sûr , dit Fenner . Complicité dans un meurtre . C' est pas bien grave , pour vous autres . Les mains grasses de Noolen se crispèrent nerveusement . Et son visage bouffi devint verdâtre . Qu' est_ce_que c' est que cette histoire ? balbutia _t _il . Fenner ouvrit la porte . Tu le sauras en temps voulu , dit _il . Je n' ai pas le temps de folâtrer avec toi . Que je la voie ici ou au balcon , tu parles si je m' en balance . Le visage de Noolen luisait de sueur sous la lampe . La porte au fond , au premier , dit _il . Je ne serai pas long , dit Fenner . Toi , tu restes ici . Il sortit et referma la porte . Gloria sauta en l' air quand Fenner entra . Elle blêmit et sa bouche ne fut plus qu' un O majuscule dans son visage . Fenner ferma la porte et s' y adossa . N' ôtez pas vos bas , dit _il lentement . Je ne viens que pour une petite causette . C' est tout . Elle retomba dans son fauteuil . Pas maintenant , dit _elle d' une voix lasse . Il est tard … Je veux dormir … Je suis fatiguée … Je lui avais dit de ne laisser monter personne . Fenner choisit un fauteuil loin d' elle et s' y assit . Il repoussa son chapeau en arrière , pêcha des cigarettes et lui en offrit une . Allez _vous _en ! dit _elle . Sortez d' ici . Je ne veux pas … La ferme ! coupa Fenner . Il alluma une cigarette et en aspira quelques bouffées . Vous et moi , on va causer , reprit _il . Moi d’abord et vous ensuite . Elle bondit hors de son fauteuil et courut vers la , porte . Mais Fenner l' intercepta , attrapa un poignet et la fit pivoter vers lui . Elle lança sa main libre vers les yeux de Fenner , les doigts repliés comme des griffes . Fenner esquiva , saisit l' autre poignet , les réunit dans sa large main et la gifla de sa main libre . Quatre marques rouges apparurent sur la joue de Gloria . Oh ! fit _elle . Il la lâcha en la repoussant rudement . Asseyez _vous , dit _il . Et bouclez _la . Elle s' assit et porta la main à sa joue . Vous me paierez ça , dit _elle . C' est pas sûr , mignonne . En tout cas , je vais vous raconter tout de suite une histoire amusante . L' histoire d' une méchante petite fille et d' un gentil Chinois . Vous allez rire aux larmes . Taisez _vous ! cria _t _elle . Je sais ce que vous allez dire . Je ne veux pas écouter . Fenner bâilla et s' étira dans son fauteuil . Puis il raconta : Il y avait une fois un Chinois qui s' appelait Chang . Il était tout pour vous , parce_que vous êtes une de ces malheureuses créatures affamées et Chang seulement pouvait vous rassasier . Alors , quand Carlos a fait tuer Chang , votre vie s' est arrêtée . Plus rien ne comptait pour vous que de vous venger de Carlos . Carlos qui vous avait enlevé la seule chose qui donnait un goût à votre vie . Est_ce_que je me trompé ? Gloria couvrit sa figure de ses mains et frissonna . C' est vrai , murmura _t _elle . Thayler et vous , vous êtes allés faire un petit voyage à New_York . Et comme vous ne pouviez pas vous passer de Chang , même pour quelques jours , il y est allé avec vous . Et vous le voyiez quand Thayler était occupé ailleurs . Carlos avait envoyé deux de ses Cubains là_bas . Et ils ont découvert Chang . Et ils l' ont tué . Est_ce_que je me trompe ? Gloria répondit d' une voix lointaine et morne . Ils sont venus une nuit où j' étais avec lui , dit _elle . L’un d' eux m' a tenue pendant que l' autre lui tranchait la gorge . Ils lui ont dit qu' ils me tueraient aussi s' il résistait . Alors il est resté étendu sur le lit et il s' est laissé trancher la gorge . Et il m' a même souri pendant qu' ils l' égorgeaient . Dieu ! Je ne pourrai jamais oublier l' instant où le Cubain s' est penché sur lui . Et la terreur , et la souffrance qu' il y avait dans son regard pendant qu' on le faisait mourir . Je ne pouvais rien faire . Mais je me suis juré d' avoir Carlos . De détruire tout ce qu' il avait fait . Fenner bâilla de nouveau . Il était écrasé de fatigue . Vous n' êtes pas très gentille , dit _il . Je ne peux pas ressentir de pitié pour vous . Parce que vous ne pensez qu' à vous . Si vous aviez été un peu bien , vous auriez pu vous venger vous_même , au risque , évidemment , d' y laisser votre peau . Mais vous n' avez pas l' estomac pour ça . Vous ne vouliez pas perdre ce que vous possédiez déjà . Vous vouliez détruire Carlos , mais que ça ne vous empêche pas de garder Thayler … et sa galette . Gloria commença à pleurer . Fenner continua : Et pendant que tout ça se passait , Thayler avait trouvé un nouveau joujou . Thayler était un fripouillard , lui aussi . Il a connu une jeune fille du nom de Lindsay . Il l' avait rencontrée à une réception quelconque sans doute . Elle lui a plu . Et il a su la persuader de venir dans l' hôtel particulier que vous aviez loué . Il savait que vous n' y seriez pas à cette heure _là . La suite n' est pas difficile à deviner . Il s' est amusé sur elle avec son fouet … Est_ce_que je me trompe ? Gloria continua de sangloter . Fenner , très las , reprit : Seulement , il y a été un peu fort , n' est _ce pas ? Elle en est morte … Et quand vous êtes rentrée à la maison après que Chang ait été tué , vous avez trouvé Thayler dans les transes , avec un cadavre sur les bras . Est_ce_que je me trompe ? Gloria commença à se balancer d' avant en arrière sur son fauteuil . Agitée de sanglots , elle se tamponnait le visage avec son mouchoir . Oui , dit _elle . Vous savez tout . Maintenant , à votre tour . Allez _y . Dites _moi pourquoi vous êtes venue me trouver ? demanda Fenner . Parce que j' avais entendu parler de vous . J' ai pensé trouver une chance de sauver Harry et en même temps de commencer à me venger de Carlos . J' avais entendu dire que vous étiez fort . Que rien ne vous arrêtait jamais . Alors je me suis procurée une perruque noire . Je me suis habillée de vêtements sobres . Et je suis venue vous trouver … J' avais obtenu de Thayler qu' il me remette dix mille dollars . Je vous en ai remis six mille , parce_que j' étais sûre que comme ça , après ma disparition en tant que Marian Daley , vous vous sentiriez moralement obligé de suivre l' affaire pour retrouver votre cliente . C' est moi qui ai fabriqué la lettre qui vous donnait les indications indispensables . Puis , quand votre secrétaire m' a accompagnée à l' hôtel , j' ai attendu le moment favorable , et je me suis sauvée . C' était la fin de Marian Daley . Puis je suis repartie à Key_West avec Harry . Je n' avais plus qu' à attendre que vous y arriviez vous_même . Fenner resta pensif un instant . Puis il dit : Vous avez parlé de douze Chinois dans cette lettre parce_que c' est par douzaines qu' on expédie les Chinetoques de Cuba . Et vous vous êtes dit que je serais assez fortiche pour deviner que c' était ça le racket de Carlos . Et vous avez combiné avec Thayler de faire découper la môme Lindsey en morceaux , puis de faire déposer son cadavre quelque part où je pourrais le trouver , sans bras , sans jambes et sans tête , afin_que je croie que c' était le cadavre de Marian Daley . Et comme Marian Daley n' a jamais existé , Thayler ne pouvait pas être poursuivi pour le meurtre d' une personne inexistante . C' est pour ça que vous avez tenté de créer une identité entre Marian et le cadavre . Vous vous êtes fait fustiger par Thayler . Et quand vous êtes arrivée chez moi , il m' a téléphoné pour vous procurer l' excuse de vous déshabiller devant moi . Il fallait faire vite , n' est _pas ? Parce que , sans ça , l' autopsie risquait de prouver que ça ne pouvait pas être votre cadavre , à cause de l' heure de la mort . Et ensuite , il fallait gagner du temps pour donner à Thayler la marge nécessaire pour le découpage et la mise en scène . Alors , pour retarder mes recherches assez longtemps , un jour ou deux , Thayler a chargé ses Cubains de fourrer Chang dans mon bureau et il a prévenu les flics pour qu' ils le trouvent chez moi et qu' ils me gardent à leur disposition , le temps d' enquêter . Et ça , c' est quelque chose que Thayler a fait sans vous le dire . Seulement , son truc n' a ; pas gazé . J' ai été trop rapide pour lui . Je me suis débarrassé en vitesse du cadavre de Chang . Puis j' ai trouvé moyen de savoir où perchaient les Cubains . J' ai filé là_bas . Et je les ai butés tous les deux avant qu' ils aient pu se débarrasser d' une main et d' un bras de la pauvre môme . Ce qui a permis de l' identifier depuis . Mais , dites _moi , où devais _je trouver le corps mutilé ? Gloria était maintenant comme une chiffe . Elle avait cessé de pleurer . Elle répondit , d' une voix sans timbre : Thayler avait dit aux Cubains de déposer le corps et les vêtements dans une malle à la gare de Grand Central . Et puis il devait s' arranger à ce que vous ayez le tuyau . J' avais laissé Harry s' occuper de ça . Et il l' a fait tout de travers . Fenner s' enfonça dans son fauteuil et contempla le plafond . Pensivement . Tout ça était loufoque , dit _il . Si vous étiez venue me voir tout simplement et que vous m' ayez raconté les trucs de Carlos , je serais parti en chasse après lui , de la même façon . Parce qu' un gars qui traite les gens comme il le faisait mérite ce qui lui est arrivé … Gloria s' assit toute droite dans son fauteuil . Vous parlez comme s' il était mort , dit _elle , haletante . Fenner la regarda d' un oeil froid . Oui , dit _il . Carlos est mort . Vous êtes une petite veinarde . Vous dégottez toujours un imbécile pour faire vos sales petites besognes . Mais à part ça , ça m' a fait plaisir de voir ce gars _là lâcher la rampe … Gloria eut un long soupir un peu frissonnant . Puis elle ouvrit la bouche . Mais Fenner se leva et l' arrêta du geste . Le type qui a tué la fille de Lindsay est mort , dit _il . Et vous , vous êtes encore ma cliente pour l' instant . L' affaire Lindsay , c' est un boulot pour les flics . A eux de se débrouiller là dedans . Peut_être bien qu' ils découvriront que c' est Thayler qui a fait le coup . Et peut_être bien qu' ils découvriront que vous avez trempé dedans . Mais moi , je ne leur dirai rien . Moi , j' en ai fini avec ce bizenesse . Vous pouvez vous recoller avec Noolen si vous voulez . Et aussi fort que vous voudrez . Je ne vous aime pas , mignonne . Et je n' aime pas Noolen . Ce qui peut vous arriver , ça me laisse froid . Et il vous arrivera sûrement quelque chose . Parce qu' une môme balancée comme vous n' a pas beaucoup de chances de mourir vieille … Fenner marcha vers la porte et sortit sans se retourner . Noolen était debout dans le hall , les yeux levés vers l' escalier , tandis_qu' il descendait . Il ne le regarda même pas . Dans le jardin , il aspira une grande bouffée d' air frais . L' aube était toute proche . **** *Cs_Eva_ Il passa les grilles et sortit dans la rue . Pensivement , il pinça le bout de son nez et tira dessus . Puis , à grandes enjambées , il partit dans la direction de l' aérodrome . I Avant de vous raconter l' histoire de mes relations avec Eva , il faut d’abord que je vous parle un peu de moi_même ainsi que des événements qui ont amené notre première rencontre . S' il ne s' était pas produit un changement extraordinaire dans ma vie au moment où j' étais résigné à accepter l' existence médiocre d' expéditionnaire dans une fabrique de conserves , je ne l' aurais jamais rencontrée et , par conséquent , je n' aurais pas été entraîné dans une aventure qui , finalement , a gâché ma vie . Bien qu' il y ait maintenant plus de deux ans que je n' ai vu Eva , il me suffit de penser à elle pour éprouver encore ce désir insatiable et ce besoin de la dominer qui m' ont enchaîné à elle à une époque où j' aurais dû consacrer toute mon attention et toute mon énergie à mon travail . Peu importe mon métier actuel . Personne ne me connaît dans ce petit port du Pacifique où je suis arrivé il y a près_de deux ans lorsque j' eus enfin compris ma folie et l' inanité de la chimère que je poursuivais . Il n' est plus question du présent ni de l' avenir , mais seulement du passé . Quel que soit mon désir de vous présenter Eva sans plus attendre , il est nécessaire , comme je l' ai déjà dit , de vous donner quelques détails sur moi_même . Je m' appelle Clive Thurston . Vous avez peut_être entendu parler de moi : je passais pour être l' auteur de Rain Check , cette pièce qui a eu tant de succès . Et , bien qu' en fait je n' en sois pas l' auteur , j' ai tout de même écrit trois romans qui , dans leur genre , ont eu aussi leur succès . Avant la mise en scène de Rain Check au théâtre , je n' étais rien . J' habitais un logement meublé à Long_Beach près de l' usine où je travaillais et , jusqu' au jour où John Coulson est venu habiter la maison , j' ai mené une existence terne et sans ambitions , comme des centaines de milliers de jeunes gens qui continueront à faire dans vingt ans le même travail qu' ils font maintenant . Pour solitaire et monotone qu' elle fut , j' acceptais cependant cette vie avec une résignation apathique . Je ne voyais aucune possibilité d' échapper à la routine qui consistait à me lever le matin , à aller travailler , à faire des repas bon marché , à me demander si je pouvais ou non me payer ceci ou cela et à voir une femme de temps en temps quand j' avais assez d' argent . Il en fut ainsi jusqu' à ma rencontre avec John Coulson . Encore n' est_ce_qu' après sa mort que j' ai entrevu ma chance et que je l' ai saisie . John Coulson se savait condamné . Depuis trois ans , il luttait contre la tuberculose , mais ses forces étaient épuisées . Comme un animal qui se cache pour mourir , il avait rompu avec ses amis et avec ses relations et il était venu habiter dans ce misérable meublé de Long_Beach . Je ne sais trop ce qui m' attira vers lui ; de son côté , il se montra assez désireux de partager ma compagnie . C' est peut_être parce_qu' il écrivait . J' ai eu moi aussi pendant longtemps l' envie d' écrire , mais cela demandait trop de travail et je me suis découragé . J' étais convaincu que si je pouvais seulement débuter , le talent que je sentais en moi me vaudrait gloire et fortune . Il est probable que je n' étais pas le seul dans ce cas et que , comme mes semblables , je manquais surtout de volonté . Un jour , John Coulson me confia qu' il avait écrit une pièce qu' il considérait comme ce qu' il avait fait de mieux . Je l' écoutais toujours avec plaisir et j' appris ainsi quantité de choses intéressantes et surprenantes sur la technique du théâtre et sur ce que peut rapporter une pièce à succès . Deux jours avant de mourir , il me demanda d' envoyer sa pièce à son agent littéraire ; il était déjà hors d' état de se lever et ne pouvait plus faire grand_chose par lui_même . Je ne vivrai probablement pas assez longtemps pour la voir jouer , me dit _il songeur en regardant fixement la fenêtre . Dieu sait qui en profitera ? Enfin l' agence s' arrangera . Ça peut sembler drôle , Thurston , mais je n' ai personne à qui laisser quoi que ce soit . Je regrette de ne pas avoir d' enfants ; tant de travail aurait au moins servi à quelque chose … Je lui demandai négligemment si son agent s' attendait à recevoir la pièce . Non , me dit _il , personne en dehors de vous ne sait même que je l' ai écrite . Le lendemain était un samedi ; il y avait des jeux nautiques à Alamitos et je me rendis à la plage pour voir les régates comme des milliers d' autres touristes en week_end . Ce n' est pas que j' aimais me mêler à la foule , mais Coulson baissait visiblement et j' avais besoin d' échapper à l' ambiance de mort qui envahissait la maison . J' arrivai au port au moment où les petits yachts se préparaient pour la course principale de la journée ; les concurrents s' affairaient . Parmi tous les bateaux , j' en remarquai un particulièrement : une ravissante petite coque aux voiles rouges et aux lignes effilées . Il y avait deux hommes à bord : l’un , auquel je ne jetai qu' un coup d' oeil rapide , était un quelconque matelot mais l' autre était visiblement le propriétaire . Il portait un impeccable costume de flanelle blanche , des chaussures de daim et un gros bracelet_montre en or qui attira mon attention ; sa grosse figure charnue avait cette expression d' arrogance qui n' appartient qu' aux riches et aux puissants ; il se tenait près de la barre , un cigare entre les dents , surveillant le matelot qui mettait la main aux derniers préparatifs . Je me demandais qui il était et finalement décidai que ce devait être un producteur de cinéma ou quelque magnat du pétrole . Après l' avoir contemplé pendant quelques minutes , je commençais à m' éloigner lorsque le bruit d' une chute et un cri d' alarme me firent me retourner . Le matelot avait glissé et gisait sur le quai avec une jambe cassée . Ce banal accident devait transformer ma vie . Ayant quelque habitude du maniement d' un bateau , je m' offris à remplacer le matelot et c' est ainsi que je partageai l' honneur de remporter la Coupe d' Or avec le propriétaire du yacht . Celui_ci ne se présenta qu' après la course ; lorsqu' il me dit son nom , je ne me rendis pas immédiatement compte de la chance qui m' arrivait . A cette époque , Robert Rowan était un des hommes les plus puissants dans le monde du théâtre ; il possédait plusieurs salles et avait à son actif une longue suite de succès . Il se montra heureux comme un enfant d' avoir gagné la coupe ; il me donna sa carte et me promit solennellement de faire n' importe quoi pour me rendre service . Vous commencez sans doute à entrevoir la tentation qui se présentait à moi . En rentrant , je trouvai Coulson dans le coma ; le lendemain il était mort . Sa pièce était restée sur ma table ; je n' hésitai pas longtemps . Coulson avait dit et répété qu' il n' avait pas d' héritiers . Quelques minutes suffirent pour venir à bout de ma mauvaise conscience ; après quoi , j' ouvris le paquet et lus la pièce . Sans connaître grand_chose à l' art dramatique , je compris cependant qu' il s' agissait d' une oeuvre de premier ordre . Je demeurai longtemps assis à examiner les risques d' être découvert et conclus qu' il n' y en avait aucun . Alors , avant d' aller me coucher , je changeai la page de titre et la couverture : au lieu de Boomerang par John Coulson , j' écrivis Rain Check par Clive Thurston et adressai le manuscrit à Rowan . Il s' écoula presque un an avant que Rain Check paraisse à la scène et quand tout fut enfin prêt , le manuscrit avait subi de nombreux changements parce_que Rowan imposait ses idées personnelles dans tous les spectacles qu' il finançait . Mais j' en étais déjà arrivé à considérer la pièce comme étant de moi et lorsqu' elle fut enfin jouée et qu' elle remporta un succès immédiat , je me sentis sincèrement fier de mon oeuvre . C' est une sensation exaltante que d' entrer dans une salle pleine de monde , de se voir présenté à des gens et de lire sur leur visage qu' on n' est pas un inconnu pour eux . C' est du moins ce que je ressentis et cela ne fit que croître lorsque je commençai à toucher de fortes sommes d' argent , alors que jusque_là il m' avait fallu me débrouiller avec quarante dollars par semaine . Lorsque j' eus la certitude que la pièce était partie pour une longue série de représentations , je quittai New_York pour Hollywood . J' estimais que ma nouvelle réputation devait me valoir des offres intéressantes , peut_être même me permettre de devenir un des premiers écrivains spécialisés dans le cinéma et comme je touchais à présent près_de deux mille dollars par semaine , je n' hésitai pas à prendre un appartement du côté du boulevard Sunset . Une fois installé , je décidai de battre le fer pendant qu' il était chaud et après beaucoup de réflexion et de tentatives , j' entrepris d' écrire un roman . C' était l' histoire d' un homme qui avait été blessé à la guerre et qui ne pouvait plus faire l' amour . J' avais connu un cas de ce genre qui m' avait fortement impressionné et je parvins assez bien à exprimer dans mon livre les sentiments que j' avais éprouvés . Bien entendu , ma renommée me rendit service , mais tout compte fait , mon bouquin n' était pas mal réussi . Il s' en vendit quatre_vingt_dix_sept mille exemplaires et la demande continuait encore lorsque parut mon deuxième roman . Il était moins bon , mais il se vendit tout de même . C' était la première fois que j' écrivais une oeuvre d' imagination et j' éprouvai de grandes difficultés . Mon troisième roman était basé sur la vie d' un ménage que je connaissais intimement ; la femme s' était conduite d' une façon abominable et j' avais assisté au dénouement avec beaucoup d' émotion . Je n' eus qu' à m' asseoir devant ma machine à écrire ; le roman s' écrivit tout seul et , dès sa parution , ce fut un succès . Après cela , je ne doutai plus d' avoir du génie . Je me dis que j' aurais parfaitement réussi même sans la pièce de John Coulson ; je m' étonnais d' avoir pu gâcher stupidement tant d' années de ma vie dans un bureau au lieu d' écrire et de gagner beaucoup d' argent . Quelques mois plus tard , je décidai d' écrire une pièce de théâtre . On avait cessé de donner Rain Check à New_York , on la jouait maintenant en tournées et elle faisait encore d' excellentes recettes , mais je savais qu' avant peu celles_ci diminueraient et je ne voulais pas réduire mon train de vie . En outre , mes amis ne cessaient de me demander quand j' allais écrire de nouveau pour le théâtre et mes excuses répétées commençaient à paraître un peu minces . Lorsque je me mis au travail , je n' avais aucune idée susceptible de faire un sujet de pièce . Je m' acharnai à en trouver une ; j' en parlais autour de moi , mais à Hollywood , personne ne donne une idée pour rien . Je continuai à chercher et à me torturer l' esprit , mais rien ne vint , de sorte que finalement j' envoyai mon projet au diable et décidai d' écrire un nouveau roman . Je m' y attelai avec acharnement jusqu' à la fin , puis l' envoyai à mon éditeur . Quinze jours plus tard , mon éditeur m' invita à déjeuner . Il n' y alla pas par quatre chemins et me dit crûment que mon bouquin ne valait rien . Il n' eut aucune peine à me convaincre ; je le savais . C' est bon , lui dis _je , n' en parlons plus . J' ai voulu aller trop vite et j' ai été constamment interrompu , mais dans un mois ou deux , je vous donnerai autre chose qui vous satisfera . Il me fallait un endroit où je puisse travailler tranquillement . Je me dis que si je pouvais me dégager de la foule qui absorbait mon temps et trouver un endroit calme où reposer mes nerfs , il me serait facile d' écrire un autre roman à succès ou même une bonne pièce de théâtre . J' en étais arrivé à être si sûr de moi que j' étais convaincu qu' il me suffirait d' un cadre favorable pour faire quelque chose de bien . Au bout de peu de temps , je finis par trouver un endroit qui me parut idéal à tous les points de vue . Les Trois Points étaient un chalet à un seul étage situé à quelques centaines de mètres en retrait de la route qui mène au lac du Grand Ours . Il y avait un grand balcon avec une vue magnifique sur la montagne . Le chalet était luxueusement meublé et doté de tous les perfectionnements imaginables , y compris un groupe électrogène . Je m' empressai de le louer pour tout l' été . J' avais espéré qu' une fois installé au Trois Points , je serais sauvé , mais il n' en fut rien . Je me levais vers neuf heures , je m' asseyais sur la terrasse avec un pot de café très fort à portée de la main et ma machine à écrire devant moi ; je contemplais le paysage sans aboutir à rien . Je passais la matinée à fumer , à rêver , j' écrivais quelques lignes que je déchirais ensuite . L' après_midi , je partais en voiture pour Los_Angeles où je flânais en bavardant avec des écrivains et en regardant les stars du cinéma . Le soir , je faisais encore un essai , je m' énervais et je finissais par aller me coucher . C' est à cette époque de ma carrière où la plus légère influence pouvait se traduire par une réussite ou par un échec qu' Eva est entrée dans ma vie . Son emprise sur moi devint si forte qu' elle m' attira comme un aimant géant attirerait une épingle . Elle n' a jamais su toute l' étendue de son pouvoir et si elle l' avait connue , elle s' en serait souciée comme d' une guigne ; son indifférence méprisante est ce qui m' a été le plus dur à supporter . Toutes les fois que j' étais avec elle , je me sentais irrésistiblement poussé à la plier sous ma volonté , à briser sa force de résistance . Cette lutte devint bientôt pour moi une véritable obsession . Mais il suffit . Le décor est maintenant planté et je puis commencer mon histoire . Il y a longtemps que je veux l' écrire ; j' ai déjà essayé bien souvent sans succès . Peut_être réussirai _je cette fois . Peut_être aussi que ce livre - si jamais il paraît - tombera entre les mains d' Eva . Je me l' imagine couchée , une cigarette aux doigts , en train de lire ce que j' aurai écrit . Etant donné que sa vie est peuplée de tant d' hommes inconnus et qui ne peuvent être pour elle que des ombres , elle a probablement oublié la_plupart , sinon toutes les choses que nous avons faites ensemble . Cela l' amusera peut_être de revivre certaines phases de nos relations ; cela peut aussi renforcer son orgueil et sa confiance en elle_même . Elle saura au moins , lorsqu' elle arrivera à la fin , que je la connais mieux qu' elle ne le croit et qu' en lui arrachant un peu de son maquillage je me suis moi_même mis à nu . Et lorsqu' elle sera arrivée à la dernière page , je la vois rejetant le livre négligemment avec cet air méprisant et buté que je connais si bien . II Au poste d' essence de San_Bernardino , on me prévint qu' un orage s' annonçait . Le commis en blouse blanche me conseilla de passer la nuit sur place mais je refusai . A peine engagé dans la montagne , le vent s' éleva , je continuai à rouler . Un mille plus loin , les étoiles disparurent et une pluie torrentielle se mit à tomber , formant un véritable mur de brouillard et d' eau . A travers le triangle clair dessiné par l' essuie_glace , je n' apercevais que la pluie sur le capot et quelques mètres de route luisante éclairée par les phares . Avec le bruit du vent , j' avais l' impression d' être enfermé dans un grand tambour sur lequel un fou se serait amusé à frapper ; j' entendais autour de moi des arbres s' abattre , des glissements de rocher et par dessus le tout , le vacarme de l' eau contre les roues . Mon visage , éclairé par la lampe jaune du tableau de bord , se reflétait dans les glaces des portières rendues opaques par la pluie . Je faillis quitter la route ; la montagne était à ma gauche et le précipice à ma droite . Mon coeur battait tandis_que je me cramponnais au volant et que j' appuyais du pied sur l' accélérateur . Le vent était si violent que la voiture avançait avec peine ; l' aiguille de l' indicateur oscillait entre dix et quinze milles à l' heure ; c' était le maximum de ce que je pouvais faire donner au moteur . Au détour du virage suivant , j' aperçus deux hommes debout au milieu de la route ; ils portaient des lanternes dont la lueur faisait briller leurs caoutchoucs . L’un d' eux s' approcha et je ralentis pour l' écouter . Eh bien vrai , monsieur Thurston ! Vous voilà en route pour les Trois Points ? Je reconnus l' homme qui me parlait . Hello , Tom . Croyez _vous que j' y arriverai ? Je ne dis pas non , mais ce sera dur . Vous feriez peut_être mieux de faire demi_tour . Son visage fouetté par la pluie et le vent avait la couleur de la viande crue . J' aime mieux essayer d' avancer , dis _je en appuyant sur l' accélérateur . Est_ce_que la route est praticable ? Une Packard est passée ici , il y a deux heures et elle n' est pas revenue . La route est peut_être possible , mais vous ferez bien de faire attention ; là_haut , le vent sera terrible . Si une Packard peut passer , je peux en faire autant . Là_dessus , je relevai la glace et repartis . Je franchis le virage suivant et abordai la côte en serrant au plus près le flanc de la montagne ; un peu plus loin , j' atteignis l' étroit chemin qui mène au lac du Grand Ours . La forêt s' arrêtait brusquement au pied de ce chemin et sauf quelques rochers épars , la piste était entièrement à découvert jusqu' au lac . Aussitôt quitté l' abri des arbres , le vent assaillit la voiture ; je la sentis osciller . Les roues de droite se soulevèrent de plusieurs centimètres et retombèrent avec un bruit sourd . Je jurai à haute voix . Si c' était arrivé dans le virage , j' aurais été précipité dans la vallée . Je passai en seconde et ralentis encore l' allure . Par deux fois un coup de vent arrêta pile la voiture ; à chaque fois le moteur cala et je dus faire très vite pour ne pas rouler en arrière . Lorsque j' atteignis le haut de la côte , j' avais les nerfs en pelote . Je ne pouvais voir la route qu' en me penchant en dehors de la fenêtre , et c' est plutôt au hasard qu' à mon adresse que je dus de me sortir du virage suivant tant la voiture était cahotée , soulevée par les rafales . L' obstacle franchi , je me trouvai à l' abri ; la pluie continuait à tambouriner sur le toit , mais j' étais rassuré : je savais que maintenant la route descendait et qu' elle était protégée du vent . Il ne restait plus que quelques milles à faire pour arriver aux Trois Points ; néanmoins je continuai à rouler avec précaution . Heureusement , car brusquement surgit sous mes phares une voiture arrêtée que je n' évitai que par un violent coup de freins . Les roues patinèrent , et pendant quelques secondes j' eus la sensation désagréable de quitter la route , puis mon pare_chocs heurta l' arrière de l' autre voiture et je fus projeté contre mon volant . Tout en maudissant l' imbécile qui avait abandonné son véhicule au milieu de la route sans même un feu de position , je montai sur mon marchepied pour chercher ma lampe électrique à l' intérieur . La pluie tombait sur moi comme une douche et , avant de mettre pied à terre , je dirigeai la lumière vers le sol pour voir où j' allais marcher : l' eau atteignait les moyeux de mes roues . Un coup d' oeil sur l' autre voiture suffit pour me faire comprendre pourquoi on l' avait laissée dans cette position : les roues avant baignaient dans l' eau qui avait probablement noyé le distributeur . Je ne m' expliquais pas comment il pouvait y avoir une mare de cette profondeur sur une route en pente accentuée . Avec précaution , j' entrai dans l' eau qui me montait jusqu' aux mollets ; à chaque pas une boue gluante aspirait mes souliers . Mon chapeau , ramolli par la pluie , me glaçait le front ; je l' arrachai avec un geste d' impatience et le lançai au loin . Parvenu à la Packard , je jetai un coup d' oeil à l' intérieur ; elle était vide . J' atteignis l' avant en suivant le marchepied et , à la lueur de ma lampe , je vis qu' il n' y avait plus de route : un amas de rocs , de troncs d' arbres et de boue formait barrage . Il ne me restait plus qu' à aller à pied . Je retournai à ma voiture , sortis la plus légère de mes valises , fermai les portes à clef et traversai la mare en pataugeant jusqu' à l' éboulis . Une fois sorti de l' eau , je retrouvai la route qui , autant qu' on pouvait en juger , était libre . En dix minutes j' atteignis la barrière blanche des Trois Points . Le salon était allumé . Je pensai tout de suite au conducteur de la Packard et me demandai , non sans quelque agacement , comment il avait pu pénétrer dans le chalet . J' avançai avec précaution , essayant d' apercevoir mon visiteur avant de me montrer . Arrivé sous le balcon , je posai ma valise et enlevai mon blouson trempé que je jetai sur un banc ; puis je m' approchai doucement de la fenêtre . Celui ou ceux qui s' étaient introduits chez moi avaient allumé un feu qui brûlait gaiement dans la cheminée . La pièce était vide , mais tandis_que je me tenais là , hésitant , un homme entra ; il sortait de la cuisine et portait une bouteille de mon meilleur whisky avec deux verres et un siphon . Je l' examinai avec attention : il était petit , mais la poitrine et les épaules étaient larges ; il avait de vilains petits yeux bleus et les plus longs bras que j' aie jamais vus sauf chez un orang_outang . Il me déplut au premier coup d' oeil . Il se planta debout devant le feu et , après avoir versé deux larges rasades de whisky , il posa l’un des verres sur la cheminée et porta l' autre à ses lèvres . Il goûta le whisky en connaisseur qui se méfie un peu d' une marque nouvelle pour lui ; je le vis se rincer la bouche avec la première gorgée , pencher la tête en examinant son verre , puis , apparemment satisfait , avaler le tout d' un trait . Après quoi , il remplit de nouveau son verre et s' assit dans le fauteuil près du feu en prenant soin de placer la bouteille sur la table à portée de sa main . Il devait avoir un peu plus de quarante ans et ne paraissait pas le genre de type à posséder une Packard . Son costume manquait de fraîcheur et , à en juger par sa chemise et sa cravate , il devait aimer les choses voyantes . Je n' éprouvais aucun plaisir à l' idée de passer la nuit en sa compagnie . Ce deuxième verre qu' il avait posé sur la cheminée m' intriguait ; aucun doute , cela voulait dire que mon visiteur était accompagné . J' eus un instant l' idée de rester à ma place jusqu' à ce que le second personnage se montrât , mais le vent et mes vêtements trempés me firent changer d' avis . Je ramassai ma valise et fis le tour jusqu' à la porte d' entrée : elle était fermée à clef . Je pris mon trousseau , ouvris sans bruit et entrai dans le vestibule . Je posai ma valise et , comme je me demandais si j' irais tout droit au salon pour me faire connaître ou si je commencerais par aller prendre un bain , l' homme apparut à la porte du salon . En me voyant , il parut surpris et mécontent . Qu' est_ce_que vous voulez ? me dit _il d' une voix commune et rauque . Bonsoir , fis _je en l' examinant de la tête aux pieds . J' espère que je ne vous dérange pas , mais il se trouve que je suis ici chez moi . J' avais compté qu' il allait se dégonfler d' un seul coup ; au lieu de cela , il devint encore plus agressif . Ses vilains petits yeux me jetèrent un mauvais regard et deux veines se gonflèrent sur ses tempes . Quoi ? C' est à vous ce chalet ? Je fis un signe de tête affirmatif . Mais ne vous dérangez pas pour moi . Prenez donc quelque chose ; vous trouverez du whisky dans la cuisine . Je cours prendre un bain et je reviens tout de suite . Et sans plus prêter d' attention à son air ahuri , je montai dans ma chambre et refermai la porte . C' est alors que la colère me prit pour tout de bon . Le parquet était jonché de vêtements de femme : une robe de soie noire , du linge , des bas , et un peu plus loin , devant la porte de la salle de bains , une paire de souliers de daim noir tout crottés . Sur le lit , une valise en peau de porc , ouverte , et un tas de vêtements dispersés ; une robe de chambre bleue à manches courtes était étalée sur une chaise devant le radiateur électrique . Je restai un instant debout à contempler ce désordre , furieux au_delà de toute expression , et je me disposais à entrer dans la salle de bains avec l' intention de dire deux mots à l' occupant lorsque la porte de la chambre s' ouvrit et l' homme entra . Je me tournai violemment vers lui . Qu' est_ce_que c' est que tout ça , demandai _je en lui montrant les vêtements sur le sol et le lit encombré . Vous croyez _vous à l' hôtel ? Allons , ne vous fâchez pas , dit _il en tripotant sa cravate d' un air embarrassé . La maison était vide et … Bon , bon , ça va , fis _je en m' efforçant de me dominer . Après tout il n' y avait pas lieu de faire tant d' histoires ; j' aurais très bien pu ne pas rentrer ce soir chez moi . En tout cas , repris _je , je vois que vous savez prendre vos aises . Je suis trempé et de mauvaise humeur , excusez _moi . Je vais prendre l' autre salle de bains . Je passai devant lui et me dirigeai vers la chambre d' amis . Je vais vous préparer quelque chose à boire , me cria _t _il . Pas mal comme toupet , ça ! Cet inconnu m' offrant mon propre whisky ! Pas mal du tout vraiment . Je claquai la porte derrière moi et me débarrassai de mes vêtements mouillés . Après un bon bain chaud , je me sentis mieux , et une fois rasé je me retrouvai dans un état suffisamment normal pour me demander quelle allure pouvait bien avoir la femme . Si elle ressemblait le moins du monde au bonhomme d' en bas , quelle charmante soirée en perspective ! Je mis un costume de tweed gris , me coiffai soigneusement et jetai un coup d' oeil dans la glace . Je fais jeune pour quarante ans ; la_plupart_des gens ne m' en donnent pas plus de trente_trois ou trente_quatre et j' avoue que ça me fait plaisir . J' examinai ma mâchoire carrée , ma figure mince , la fossette de mon menton et me déclarai satisfait . Je suis grand , un peu maigre peut_être , mais mon costume m' allait admirablement ; je pouvais parfaitement passer pour un auteur dramatique et un romancier distingué bien qu' aucun journal n' eût encore parlé de moi en ces termes . En arrivant à la porte du salon , je fis halte . La voix de l' homme me parvenait confusément , mais je ne distinguais pas ses paroles . Redressant les épaules , je me composai le visage froid et indifférent que je réserve aux journalistes en quête d' interview , tournai le bouton et entrai . III La femme , mince et brune , était assise sur ses talons devant le feu ; elle portait la robe de chambre à manches courtes que j' avais vue sur une chaise là_haut . Bien qu' elle m' eût certainement entendu entrer , elle ne se retourna pas . Elle avait les mains tendues vers le feu et je vis qu' elle portait une alliance ; je remarquai aussi qu' elle avait les épaules plutôt plus larges que les hanches ; c' est une chose qui me plaît chez une femme . Il m' était indifférent qu' elle n' eût pas remarqué mon entrée et je me moquais bien qu' elle portât ou non une alliance , mais la robe de chambre , ça alors , non ! D’abord aucune femme n' est agréable à voir dans ce genre de vêtement et puis , même sans savoir qui j' étais , elle aurait pu au moins s' habiller . Il ne me vint pas un instant à l' idée qu' elle pouvait n' avoir aucun désir de plaire parce_que je la jugeais d' après les autres femmes que je connaissais ; toutes auraient cent fois préféré se montrer nues plutôt qu' en robe de chambre . J' étais très gâté par les femmes ; il ne pouvait guère en être autrement étant donné ma réputation , mon physique et mon argent . Au début , j' avais pris plaisir à leurs attentions , tout en sachant fort bien qu' elles se conduisaient avec moi comme elles l' auraient fait avec n' importe quel autre célibataire en vue d' Hollywood ; ce qui les attirait , c' était mon argent , mon nom , mes réceptions . Tout , en somme , sauf moi_même . Presque toutes les femmes me plaisaient - à la condition d' avoir un certain genre . J' avais besoin pour ma réputation d' être entouré de jolies filles bien habillées ; leur présence me stimulait , me distrayait et me donnait confiance en moi_même ; j' aimais les avoir autour de moi comme d’autres aiment à s' entourer de beaux tableaux . Mais depuis quelque temps elles m' assommaient . Je m' étais aperçu que nos rapports se réduisaient à une sorte de manoeuvre stratégique où chacun des adversaires se montrait également habile , elles à obtenir le maximum de distractions , d' attentions et de cadeaux , et moi à me procurer quelques heures d' un enchantement sans lendemain . La seule exception était Carol . Nous nous étions connus à New_York à l' époque où j' attendais que l' on monte Rain Check ; elle était alors la secrétaire de Robert Rowan . Je lui avais plu et , ma foi , ce fut réciproque . C' est elle qui m' avait encouragé à venir à Hollywood où elle avait un poste de scénariste à l' International Pictures Co . Je ne me crois pas capable d' aimer une femme longtemps . C' est peut_être dommage . Il est certain que ce que je considère comme une existence insipide aux côtés d' une femme toujours la même doit présenter par ailleurs de notables avantages . Sinon pourquoi tant de gens se marieraient _ils ? Mais j' ai l' impression qu' il me manque quelque chose puisque je n' éprouve pas les mêmes sentiments que le premier venu . Il fut un temps - avant mon arrivée à Hollywood - où je songeais sérieusement à épouser Carol ; je me plaisais en sa compagnie et je la trouvais plus intelligente que toutes les autres . Mais Carol était très occupée au studio et nous ne nous voyions que rarement pendant la journée . J' avais un tas de femmes sur les bras et tout mon temps était pris la nuit comme le jour . Carol me taquinait au sujet de ces femmes , mais sans paraître y attacher d' importance . Cependant , un certain soir où j' étais un peu gris , je lui avais déclaré que je l' aimais et elle s' était trahie . Peut_être était _elle aussi un peu grise , mais je ne le crois pas . Pendant une quinzaine de jours , j' eus le sentiment d' agir comme un malpropre chaque fois que je sortais avec une autre femme , et puis bientôt je n' y pensai plus . Sans doute m' étais _je habitué à l' idée d' être aimé de Carol , comme je m' habitue à presque tout à la longue . J' avais beau trouver mes amies assommantes , je n' admettais pas la plus petite dérogation aux règles que j' avais fixées : la première était que toute femme invitée au chalet devait être impeccablement habillée et aussi chic qu' il est possible de l' être lorsque l' argent ne compte pas . On comprendra donc combien je me sentis froissé en voyant que cette femme s' était contentée de passer une robe de chambre . Tandis que je la regardais , l' homme était occupé à préparer à boire ; il vint vers moi et me tendit un whisky_soda . Il avait l' air un peu soûl et , maintenant qu' il était en pleine lumière , je m' aperçus qu' il n' était pas rasé . Mon nom c' est Barrow , me dit _il en me soufflant à la figure une haleine chargée . Je suis bien un peu gêné d' être entré chez vous comme ça , mais je ne pouvais pas faire autrement . Il se tenait debout près de moi ; son corps épais me cachait la femme accroupie devant le feu . Je ne faisais aucune attention à lui ; il aurait pu tomber mort à mes pieds sans que je le remarque . Je reculai de quelques pas pour essayer de voir la femme : elle restait là comme si elle ignorait ma présence et , chose curieuse , cette affectation d' indifférence ne me déplut pas . Barrow me donna une petite tape sur le bras ; je cessai de regarder la femme et fixai mon attention sur lui . Comme il recommençait à s' excuser de son intrusion , je lui dis un peu sèchement de ne pas insister et que j' en aurais fait autant à sa place . Puis , à mon tour , je me présentai à voix basse pour que la femme ne puisse pas m' entendre . Si elle avait envie de m' épater , je voulais garder l' incognito et savourer son dépit lorsqu' elle apprendrait qui était l' homme qu' elle affectait d' ignorer . Je dus répéter mon nom par deux fois avant qu' il le saisisse et , même alors , je vis que cela ne lui disait rien . J' allai jusqu' à ajouter Thurston le romancier , mais manifestement , il n' avait jamais entendu parler de moi . C' était un de ces stupides ignorants qui ne connaissent rien , ni personne ; à partir de cet instant tout fut fini entre nous . Enchanté , me dit _il gravement en me serrant la main . C' est très chic de votre part de ne pas faire d' histoires ; il y en a qui m' auraient mis dehors à coups de botte . Rien n' aurait pu m' être plus agréable , mais je lui répondis hypocritement que c' était tout naturel . Dites donc , ajoutai _je en regardant du côté de la cheminée , est_ce_que votre femme est gelée ou sourde_muette , ou bien simplement intimidée ? Il suivit mon regard et son visage vulgaire et rougeaud se durcit . Mon vieux , là , vous me coincez un peu , me dit _il à l' oreille . C' est pas ma femme et elle est à cran ; elle s' est fait tremper et une poule comme ça n' aime pas être mouillée . Ah ! très bien . J' éprouvais tout à coup un grand dégoût ; néanmoins , je poursuivis : Ça ne fait rien , présentez _moi . Et j' allai me placer près de la femme . Elle tourna la tête , regarda mes pieds et brusquement remonta jusqu' à ma figure . Bonsoir ! fis _je en souriant . Bonsoir ! fit _elle , et elle se remit à contempler le feu . Je ne fis qu' entrevoir son visage en forme de coeur , une bouche serrée , un menton volontaire et des yeux inquiétants . Mais cela suffit . J' eus le souffle coupé comme lorsqu' on est en haut d' une montagne et je savais ce que cela voulait dire . Jolie ? Non . Elle aurait été presque laide sans cette espèce de magnétisme qui me bouleversait . Et puis non , ce n' était même pas du magnétisme : je sentis instinctivement que , derrière son masque , elle cachait une nature foncièrement mauvaise et en quelque sorte animale . Il suffisait de la regarder pour éprouver un choc électrique . Je me dis qu' après tout la soirée ne s' annonçait pas si mal ; elle promettait même d' être extrêmement intéressante . Vous ne voulez pas boire quelque chose ? demandai _je en espérant qu' elle me regarderait de nouveau mais elle ne bougea pas . J' ai déjà un verre , dit _elle en montrant du doigt celui qui était à côté d' elle . Barrow s' approcha de nous . Je vous présente Eva … euh , Eva … Marlow , dit la femme , une main crispée sur ses genoux . C' est ça , dit vivement Barrow . Moi , vous savez , les noms … Il me regarda , et je compris qu' il avait déjà oublié le mien . Un homme qui n' était même pas capable de se rappeler le nom de sa maîtresse … vous voyez le genre . Ainsi , vous vous êtes fait tremper , dis _je en riant . Elle leva les yeux sur moi . Je ne suis pas de ceux qui se fient à leur première impression , mais je sentis tout de suite que c' était une révoltée ; je devinai qu' elle avait un caractère sauvage , violent , indomptable . Malgré sa minceur , tout son être - ses yeux , sa façon de se tenir - son expression révélait la force . Deux rides profondes entre les sourcils contribuaient à lui donner un air dur et témoignaient d' un passé douloureux . J' éprouvai un furieux désir de la connaître mieux . C' est vrai que j' étais bien mouillée , dit _elle en riant à son tour . Son rire me surprit ; il était agréable et contagieux . Lorsqu' elle riait , son visage changeait , ses rides disparaissaient et elle avait l' air plus jeune . Il était difficile de deviner son âge ; dans les trente_cinq ou peut_être trente_huit , ou seulement trente_trois , mais quand elle riait , elle en paraissait vingt_cinq . Barrow avait l' air mal à l' aise et nous observait avec suspicion . Il n' avait pas tort ; en écoutant bien , il aurait pu entendre travailler mes glandes . Moi aussi , je me suis fait tremper , dis _je en m' asseyant dans un fauteuil auprès d' elle . Si j' avais su que le temps resterait aussi mauvais , j' aurais passé la nuit à San_Bernardino . Mais à présent je ne regrette rien . Venez _vous de loin ? Il y eut un silence et Eva se remit à contempler le feu . Barrow tournait son verre entre ses gros doigts ; on pouvait presque l' entendre réfléchir . De Los_Angeles , dit _il enfin . Tiens ? Je circule beaucoup dans Los_Angeles , dis _je en m' adressant à Eva . Comment se fait _il que je ne vous aie jamais vue ? Elle me dévisagea pendant une seconde , puis se détourna vivement . Je ne sais pas , dit _elle . Son regard n' avait rien d' encourageant . Généralement , quand je m' occupe d' une femme , j' obtiens au moins une réaction ; mais là , pas la moindre . Ce n' était pas pour me calmer ; je n' en eus que plus envie de continuer , mais qui j' étais . Autrement , pensais _je , ce serait vraiment trop facile . Barrow dut se douter de mes intentions , car il vida son verre d' un trait et posa la main sur l' épaule d' Eva . Vous feriez mieux d' aller vous coucher , lui dit _il d' un ton de commandement . Je me dis : Si elle est ce que je pense , elle va l' envoyer promener . Mais elle n' en fit rien . Elle dit simplement Bien et se redressa sur les genoux . Vous n' allez pas partir si tôt , dis _je . Vous devez avoir faim tous les deux . Il y a dans la glacière des choses qui ne demandent qu' à être mangées . Hein ? Qu' en dites _vous ? Barrow surveillait Eva d' un oeil inquiet de propriétaire . Nous avons dîné en route , à Glendora . Il vaut mieux qu' elle aille se coucher … elle doit être fatiguée . Je le regardai en riant , mais il ne voulait rien savoir . Il contemplait son verre vide et les veines de ses tempes battaient . Eva se leva : elle était encore plus petite et plus mince que je ne l' avais cru ; sa tête m' arrivait tout juste à l' épaule . Où vais _je coucher ? dit _elle . Gardez donc la chambre où vous êtes ; je prendrai celle d' amis . Mais si vous n' avez pas vraiment envie de vous coucher tout de suite , vous me feriez plaisir en restant . Non , j' aime mieux monter . Elle était déjà près de la porte . Je vais voir si elle n' a besoin de rien , dis _je en courant après elle avant que Barrow ait pu bouger . Elle était dans la chambre , debout près du radiateur , les mains jointes derrière la nuque . Elle s' étira , bâilla , et lorsqu' elle m' aperçut sur le seuil de la porte , elle plissa les lèvres et ses yeux prirent une expression sournoise . Avez _vous tout ce qu' il vous faut ? demandai _je en souriant . Vous ne voulez vraiment rien manger ? Elle se mit à rire . Je devinais qu' elle se moquait de moi et qu' elle savait parfaitement pourquoi je me montrais si empressé . Tant mieux , d' ailleurs , les préliminaires seraient plus vite franchis . Non , merci … je n' ai besoin de rien . Bon , mais surtout , ne vous gênez pas . C' est la première fois que je reçois une femme au chalet ; alors , vous comprenez … Je compris immédiatement que j' avais fait une sottise . Son sourire disparut pour faire place à une expression froide et moqueuse . Ah ! vraiment ? Elle se dirigea vers le lit , sortit de son sac une chemise de soie rose et la lança négligemment sur une chaise . Elle savait que je mentais et son expression disait assez clairement qu' elle ne s' attendait pas à autre chose de ma part . J' en fus irrité . Cela vous paraît donc si difficile à croire ? dis _je en avançant dans la chambre . Elle ramassa le linge qui traînait sur le lit et l' empila dans la valise qu' elle posa à terre . Quoi donc ? dit _elle en se dirigeant vers la coiffeuse . Que je ne reçois jamais de femmes ici . Qu' est_ce_que vous voulez que ça me fasse ? Naturellement , elle avait raison , mais son indifférence m' énervait . Evidemment , dis _je , en marquant le coup . Elle arrangea ses cheveux d' un air détaché et s' examina attentivement dans la glace comme si elle avait oublié ma présence . Voulez _vous me donner vos vêtements ? Je les mettrai à sécher dans la cuisine . Non , c' est inutile . Elle se détourna brusquement de la glace et se serra dans sa robe de chambre . Les deux plis entre ses sourcils étaient froncés ; elle était presque laide et cependant elle m' attirait . Elle eut un regard vers la porte , puis vers moi , et ce n' est que lorsqu' elle eut répété deux fois ce manège que je compris qu' elle me priait de sortir . C' était nouveau pour moi et assez désagréable . Si cela ne vous fait rien , je désire me coucher , dit _elle en me tournant le dos . Pas question de reconnaissance , de remerciements , ni d' excuses pour avoir pris possession de ma chambre . Elle me mettait froidement à la porte . Eh bien , bonne nuit , dis _je , un peu surpris de me sentir mal à l' aise et désarçonné . J' eus encore un moment d' hésitation , mais elle avait commencé à se peigner et je sentis de nouveau qu' elle m' avait oublié . Je la laissai donc . Lorsque je rentrai au salon , Barrow était en train de se servir à boire . Il trébucha lourdement en regagnant son fauteuil . Une fois assis , il me regarda en clignant les yeux comme pour s' éclaircir la vue . N' essayez pas de lui faire du plat , dit _il en frappant du poing le bras du fauteuil . Tâchez de vous tenir tranquille . Compris ? C' est à moi que vous parlez ? fis _je , indigné de tant d' audace . Laissez _la tranquille , marmonna _t _il . Elle est à moi pour la nuit . Je sais bien ce que vous cherchez , mais je vais vous dire quelque chose … il s' était penché en avant et pointait un doigt gras vers moi ) , je l' ai payée . Cent dollars , vous m' entendez ? Je l' ai achetée ; n' essayez pas de piétiner mes plates_bandes . Je ne pouvais le croire . Allons donc , on n' achète pas une femme comme ça … surtout un pauvre purotin comme vous . Quoi ? Qu' est_ce_que vous dites ? Il renversa une partie de son whisky sur le tapis ; ses vilains petits yeux larmoyaient . Je dis que vous ne pouvez pas vous payer une femme comme celle_là parce_que vous n' êtes qu' un pauvre purotin . Ça va vous coûter cher , dit _il , et les veines de ses tempes se mirent à battre . Rien qu' en vous voyant , j' ai compris que ça irait mal . Vous n' allez pas essayer de me la prendre , hein ? Pourquoi pas ? Vous n' espérez tout de même pas m' en empêcher , non ? Mais puisque je vous dis que je l' ai payée , nom de Dieu ! s' écria _t _il en frappant de nouveau sur le bras du fauteuil . Vous ne comprenez donc pas ce que ça veut dire ? Elle est à moi pour la nuit . Pouvez pas vous conduire correctement ? Je n' arrivais toujours pas à le croire . Eh bien , appelons _la , dis _je en lui riant au nez . Après tout , cent dollars , ce n' est pas beaucoup . J' en donnerais peut_être davantage . Il s' arracha de son fauteuil . Il était soûl , mais ses épaules étaient solides et massives ; s' il m' attaquait à_l’improviste , il pouvait me faire du mal . Je reculai . Allons , ne vous emballez pas , dis _je tout en évitant de le laisser s' approcher trop près . Pas la peine de se battre ; il n' y a qu' à la faire venir … Elle m' a eu de cent dollars , gronda _t _il d' une voix rauque de colère . Et j' ai attendu ça pendant deux mois . La première fois que je lui ai offert de l' emmener , elle a accepté et quand je suis allé la chercher , sa garce de bonniche m' a dit qu' elle était sortie . Quatre fois elle m' a fait le même coup et chaque fois je savais qu' elle rigolait derrière sa fenêtre . Mais j' avais envie d' elle . Je suis une poire , moi , vous comprenez ? A chaque coup , j' augmentais la somme ; à cent dollars , elle a marché et tout allait bien jusqu' au moment où vous êtes arrivé . Mais maintenant rien ne m' arrêtera , ni vous ni aucun autre singe de votre espèce . Il commençait à me dégoûter . Je ne croyais qu' à moitié à son histoire , mais ce dont j' étais sûr , c' est qu' il fallait qu' il parte . Je l' avais assez vu . Je sortis de mon portefeuille un billet de cent dollars que je lançai à ses pieds . A la réflexion , j' ajoutai encore un billet de dix dollars . Allez , ouste , fis _je . Voilà votre argent avec les intérêts par_dessus le marché . Foutez le camp de chez moi , foutez _le _camp ! Il regarda fixement l' argent et pâlit , puis il se racla la gorge comme s' il allait étouffer . Lorsqu' il releva la tête , je compris que la bagarre était inévitable . Je n' avais aucune envie de me battre avec lui , mais si ça lui faisait plaisir , il allait être servi . Il se traîna vers moi , ses grands bras en avant comme pour me saisir , et une fois près de moi , il fit le geste de m' agripper . Au lieu de l' éviter , je marchai sur lui et lui envoyai mon poing en pleine figure . La grosse chevalière que je porte au petit doigt lui déchira la joue . Il se recula en poussant un grognement et je le frappai sur le nez ; il tomba sur les genoux et sur les mains . Alors je fis un pas en avant et , visant soigneusement , je lui lançai un coup de pied juste sous le menton ; sa tête rebondit en arrière et il s' effondra sur le tapis . Il avait son compte et je n' avais même pas été touché . Eva , debout sur le pas de la porte , nous regardait avec des yeux agrandis par la surprise . Je lui fis un petit sourire . Tout va bien , dis _je en me soufflant sur les doigts . Retournez vous coucher , il va partir dans un instant . Vous n' aviez pas besoin de lui donner un coup de pied , dit _elle froidement . C' est vrai , je n' aurais pas dû . J' ai dû perdre la tête . Maintenant , faites _moi le plaisir de vous en aller . Elle sortit sans insister et j' entendis la porte de sa chambre se refermer . Barrow se releva lentement , se passa les mains sur la figure et contempla d' un air hébété le sang qui coulait sur sa manchette . Assis sur le bord de la table , je l' observais . D' ici au lac du Grand Ours , vous avez deux milles à faire à pied . La route est droite , vous ne pouvez pas vous tromper , vous n' avez qu' à descendre la côte . Il y a un hôtel un peu avant d' arriver au lac , vous pourrez coucher là . Maintenant filez . Il fit une chose surprenante ; il se cacha la figure dans ses mains et se mit à pleurer . Un lâche , quoi . Allez , levez _vous et foutez le camp , dis _je , vous me dégoûtez . Il se redressa et gagna la porte , un bras devant ses yeux , en pleurnichant comme un gamin qui s' est fait mal . Je ramassai les billets et les fourrai dans sa poche . Croyez _moi si vous le pouvez : il me dit merci . C' était vraiment un type répugnant . Je le conduisis jusqu' à la porte , lui remis son sac qui était resté dans le vestibule et le poussai sous la pluie . Je n' aime pas les types de votre genre , tâchez de ne pas vous retrouver sur mon chemin , lui dis _je en guise d' adieu . Je le suivis des yeux un moment , puis il disparut dans l' obscurité . J' avais terriblement soif , mais , avant tout , il y avait une chose que je voulais savoir . Aussi montai _je tout droit à ma chambre . Eva était debout près de la coiffeuse , les bras serrés sur sa poitrine , les yeux méfiants . Il est parti , dis _je sans entrer . Je lui ai rendu les cent dollars que vous lui deviez , et il m' a positivement remercié . Elle ne fit pas un geste , ne dit pas un mot . Elle restait immobile comme un fauve pris au piège . Il vous fait pitié ? Elle serra les lèvres avec une expression de mépris . Moi , avoir pitié d' un homme ? Sans blague ! J' étais fixé ; inutile de me faire des illusions . Je savais maintenant que Barrow avait dit vrai ; on n' invente pas une histoire comme celle de la bonniche et du marchandage . J' avais essayé de me persuader qu' il mentait , mais cette fois j' étais sûr qu' il avait dit la vérité . Ainsi , elle se donnait à n' importe qui ! Qui l' aurait cru à la voir ? Et elle n' avait fait aucune attention à moi - une femme comme elle , méprisée de tout le monde , avait eu l' audace de ne pas même me remarquer . J' eus soudain envie de la faire souffrir comme jamais je n' avais fait souffrir quelqu’un dans ma vie . Il m' a dit qu' il t' avait achetée , dis _je en m' avançant et en fermant la porte derrière moi . Sais _tu que tu es très trompeuse ? Je n' aurais pas cru que tu étais à vendre . Eh bien , voilà , je t' ai rachetée pour cent dollars et ne te figure pas que tu en auras davantage parce_que , pour moi , tu ne vaux pas un sou de plus . Elle ne broncha pas ; on eût dit que son visage était de bois . Seuls ses yeux étaient devenus plus noirs et ses narines avaient pâli . Elle s' appuyait contre la coiffeuse , jouant de sa petite main blanche avec un lourd cendrier de bronze qui traînait là . Je m' approchai . Inutile de me regarder comme ça , tu ne me fais pas peur , tu sais . Allons , viens me montrer un peu ce que tu sais faire . Au moment précis où j' allais la saisir , elle attrapa le cendrier d' un geste prompt et me l' écrasa sur la tête . IV Il est bien vrai que la_plupart_des hommes mènent une existence double ; l’une publique , normale , et une autre qui reste habituellement secrète . Naturellement la société ne peut juger un homme que d' après son existence publique , mais qu' une imprudence vienne à révéler sa vie secrète , l' opinion se retourne aussitôt contre lui et généralement il se voit mis à l' index . C' est pourtant bien toujours le même homme ; la seule différence est qu' il se trouve découvert . Nombreux sont ceux qui ont réussi à tromper le monde et qui ont passé toute leur vie pour d' aimables et respectables compagnons simplement parce_qu' ils ont su cacher leurs turpitudes . Au point où nous en sommes de mon histoire , vous me considérez probablement comme un individu parfaitement déplaisant . Vous me jugez sans doute immoral , malhonnête , vaniteux et sot . C' est le résultat de mon absolue franchise beaucoup plus que la preuve de votre discernement . Si nous nous rencontrions dans le monde , si nous nous liions d' amitié , vous me trouveriez aussi agréable que n' importe lequel de vos autres amis parce_que je m' efforcerais de me montrer sous mon meilleur jour . Si j' insiste sur ce point , c' est afin_que vous ne vous étonniez pas que Carol ait pu m' aimer . Je ne voudrais pas que vous la jugiez mal parce_qu' elle m' aimait . Carol ne connaissait de moi que ce que je voulais bien lui en montrer ; ce n' est que vers la fin de nos relations qu' elle finit par voir mes défauts parce_que les circonstances devinrent si difficiles qu' il me fut impossible de les dissimuler plus longtemps . Mais jusqu' à ce moment _là , je l' avais trompée aussi complètement que certains d' entre vous trompent ceux qui les aiment . C' est parce_que Carol se montrait toujours si compréhensive et si indulgente que deux jours après ma rencontre avec Eva aux Trois Points , je me rendis à Hollywood pour aller la voir . Le garage de San_Bernardino avait pris soin de ma voiture , comme aussi de la Packard . En descendant la côte qui part du lac du Grand Ours , je tombai sur une équipe qui réparait la route : le contremaître qui me connaissait fit poser des planches sur le sol détrempé et les hommes y firent passer la voiture non sans mal . J' arrivai chez Carol vers sept heures . Frances , sa femme de chambre , me dit qu' elle venait de rentrer du studio et qu' elle était en train de changer de robe . Mais entrez donc , monsieur Thurston , me dit _elle avec un grand sourire , Miss Carol sera prête dans un instant . Elle m' introduisit dans le salon où je me promenai de long en large pendant que Frances me préparait un whisky_soda . Elle était toujours aux petits soins pour moi et Carol prétendait qu' elle m' accordait une considération toute particulière . Je m' assis pour mieux examiner la pièce : elle était bien meublée , avec un canapé et des fauteuils de cuir gris pâle et des rideaux mauves . Chaque fois que je vois cette pièce , elle me plaît davantage , dis _je en prenant le verre que me tendait Frances . Il faut que je demande à Miss Rae de me donner des idées pour mon installation . Carol entra juste à ce moment . Elle portait une sorte de déshabillé mousseux avec une large ceinture rouge ; ses cheveux lui tombaient sur les épaules . Je me fis la réflexion qu' elle n' était vraiment pas mal . Ce n' était pas une beauté - du moins suivant les canons d' Hollywood . Elle me rappelait un peu Katherine Hepburn ; même taille , même genre de corps avec juste ce qu' il faut de rondeurs bien réparties . Elle avait le teint pâle et le visage un peu osseux ; ce qu' elle avait de mieux , c' étaient ses yeux : grands , vivants et pétillants d' intelligence . Tiens , Clive ! dit _elle d' un ton joyeux en traversant la pièce . Elle tenait à la main un fume_cigarette d' au moins vingt_cinq centimètres de long ; c' était sa seule excentricité et je dois dire qu' elle s' en servait fort adroitement pour faire valoir la finesse de ses mains et de ses poignets . Où étiez _vous donc ces derniers temps ? Mais , qu' est _ce qui vous est arrivé ? ajouta _t _elle en apercevant la plaie que j' avais au front . Je me suis battu avec une femme sauvage , dis _je en lui prenant les mains et en lui adressant un sourire . Ça ne m' étonne pas . Puis , voyant l' écorchure que je m' étais faite à la main en frappant Barrow : Elle devait être joliment sauvage en effet . Vous pouvez le dire , répondis _je en la conduisant vers le canapé . Pour la sauvagerie , elle n' a pas sa pareille dans toute la Californie . Je suis venu tout exprès des Trois Points pour vous raconter ça . Carol s' installa sur le canapé , les jambes repliées sous elle . Donnez _moi un whisky_soda , Frances , je sens que M Thurston va me faire frémir . Mais ses yeux avaient perdu un peu de leur gaieté . Jamais de la vie , dis _je ; je pense seulement que ça va vous amuser et c' est tout . Dites _moi , repris _je en m' asseyant près d' elle et en lui prenant la main , avez _vous beaucoup travaillé aujourd’hui ? Vos yeux sont un peu cernés ; cela vous va bien , d' ailleurs , mais est _ce dû aux larmes ou à la fatigue , ou bien vous êtes _vous décidée à faire la noce ? J' ai beaucoup travaillé , répondit Carol avec un soupir . Je n' ai pas le temps de faire la noce et je crois que je ne saurais pas la faire . Je ne sais rien faire de ce qui ne m' intéresse pas . Maintenant , reprit _elle après que Frances nous eut laissés seuls , parlez _moi de votre femme sauvage . En êtes _vous amoureux ? Croyez _vous donc que je tombe amoureux de toutes les femmes que je rencontre ? Vous savez bien que c' est vous que j' aime . C' est vrai , dit _elle en me caressant la main , il ne faut pas que je l' oublie , mais comme vous êtes resté trois jours loin de moi , je me demandais si vous ne m' aviez pas laissée tomber . C' est bien vrai que vous n' êtes pas amoureux d' elle ? Bien sûr que non , ne dites donc pas de bêtises , répondis _je un peu agacé . Puis , me renversant sur les coussins , je racontai l' histoire de l' orage et ma rencontre avec Barrow et Eva , sans cependant donner tous les détails . Et ensuite ? demanda Carol , comme je m' étais interrompu pour tâter ma bosse . Qu' a _t _elle fait après vous avoir assommé ? Vous a _t _elle pansé ou a _t _elle filé en emportant votre portefeuille ? Elle a filé sans le portefeuille . Elle n' a rien emporté du tout … ce n' est pas son genre . Ne vous y trompez pas , Carol , ce n' est pas une fille ordinaire . Naturellement , murmura Carol avec un sourire . Elle a dû se rhabiller pendant que j' étais évanoui , repris _je sans marquer le coup , et puis elle a dû s' en aller en plein orage … Il pleuvait à torrents . Carol m' examina un instant avec attention . Vous savez , Clive , que même une fille de ce genre peut avoir sa fierté , et vous vous étiez conduit avec elle d' une façon assez dégoûtante . Je ne suis pas éloignée de l' approuver , ça vous servira de leçon … Et le bonhomme , qui cela pouvait _il être , à votre avis ? Je n' en ai pas la moindre idée . L' air d' un voyageur de commerce , enfin le genre de poire capable de payer une fille pour l' emmener en balade . Tous les hommes n' ont pas votre séduction , dit Carol en me lançant un regard malicieux , et ce pauvre type était peut_être de ceux qui n' intéressent pas les femmes . J' espère que votre sauvagesse aura été gentille avec lui . Ça m' étonnerait ; ça ne doit pas être son genre . Mais vous_même , vous avez été plutôt dur avec lui . Barrow ? Oh ! il m' écoeurait . Tout ce que je désirais , c' était qu' il s' en aille ; seulement il était soûl et il voulait se battre . Je n' avais pas parlé à Carol des cent dix dollars ; elle n' aurait pas compris . Est_ce_que vous n' aviez pas surtout envie de vous débarrasser de lui pour rester en tête à tête avec la dame ? J' éprouvai une soudaine irritation à me voir si vite découvert . Je vous assure , Carol , répliquai _je vivement , que ce genre de femme ne m' intéresse en aucune façon . Vous êtes ridicule . Alors , excusez _moi , dit _elle en se dirigeant vers la fenêtre . Ah ! reprit _elle après un silence , Peter Tennett doit venir tout à l' heure . Dînerez _vous avec nous ? Non , pas ce soir , je suis pris . Vous l' attendez ? Je regrettais déjà d' avoir parlé d' Eva . J' étais parfaitement libre pour le dîner , mais j' avais un plan et je voulais pouvoir disposer de ma soirée . Je connaissais bien Peter Tennett . C' était le seul des amis de Carol auprès de qui j' éprouvais un sentiment d' infériorité . C' était un type épatant et nous nous entendions très bien , mais il avait trop de qualités pour mon goût . A la fois producteur , metteur en scène et dialoguiste , il avait toujours réussi dans toutes ses entreprises ; on aurait dit qu' il disposait d' une baguette magique . Rien que de penser à ce qu' il pouvait gagner par an me rendait malade . Vous ne pouvez vraiment pas venir avec nous ? reprit Carol d' un ton engageant . Vous devriez fréquenter davantage Peter , il pourrait vous être utile . Depuis quelque temps , Carol ne cessait de me parler de gens qui auraient pu m' être utiles . Cela m' agaçait . En quoi diable pourrait _il me rendre service ? dis _je avec un rire un peu forcé . Croyez _moi , Carol , je me débrouille très bien tout seul . Alors , excusez _moi encore une fois , dit _elle sans se retourner . Décidément ce soir je n' ai pas la main heureuse . C' est de ma faute , dis _je en allant vers elle . J' ai encore un peu mal à la tête et je suis énervé . Qu' allez _vous faire , Clive ? Moi ? mais je vais aller dîner . Mon éditeur … Ce n' est pas ce que je voulais dire . A quoi travaillez _vous en ce moment ? Voilà déjà deux mois que vous êtes aux Trois Points . Que se passe _t _il ? C' était le sujet que je tenais particulièrement à éviter avec elle . Oh ! j' écris un roman , dis _je d' un air négligent . Mon plan est presque au point et je vais m' y mettre sérieusement la semaine prochaine . Ne prenez pas cet air inquiet , ajoutai _je en souriant avec assurance . Il était extraordinairement difficile de mentir à Carol . Je suis très contente que vous écriviez un roman , me dit _elle avec un regard attristé , mais j' aurais préféré une pièce . Vous savez , Clive , un roman , ça ne paie pas . Ça dépend , dis _je . Il y a les droits d' auteur , les droits d' adaptation au cinéma … et puis le Collier’s Magazine me le prendra peut_être . Ils ont donné cinquante mille dollars à Imgram pour son dernier bouquin . Oui , mais c' est un chef_d’oeuvre . Le mien aussi sera un chef_d’oeuvre , dis _je ( mais les mots sonnaient faux ) ; j' écrirai une pièce un peu plus tard , je tiens un bon sujet , et je ne veux pas le laisser perdre . Je craignais qu' elle ne me demandât quel était ce sujet car j' aurais été bien incapable de le lui dire , mais Peter arriva juste à ce moment et pour une fois , je lui fus reconnaissant de son intrusion . Peter était un des rares Anglais qui eussent réussi à Hollywood . Il continuait à se faire habiller à Londres et la coupe anglaise faisait ressortir ses épaules larges et ses hanches minces . Son visage brun et réfléchi s' éclaira en apercevant Carol . Pas encore prête ? dit _il en lui serrant la main . Vous êtes tout de même ravissante . Pas trop fatiguée pour sortir ce soir ? Jamais de la vie , dit Carol en souriant . Peter se tourna vers moi . Comment va , mon vieux ? N' est _ce pas qu' elle est délicieuse ? Je répondis affirmativement et notai son regard interrogateur lorsqu' il aperçut mon front tuméfié . Donnez _lui à boire pendant que je vais m' habiller , me dit Carol . Puis se tournant vers Peter : Il fait la tête , il ne veut pas dîner avec nous . Oh ! mais il le faut , mon vieux . L' occasion est trop belle , n' est _ce pas , Carol ? Elle secoua la tête comme si elle n' y pouvait rien . Il dit qu' il dîne avec son éditeur … Je n' en crois rien , mais j' essaie d' avoir du tact et d' avoir l' air de le croire . Regardez la bosse qu' il a au front … Il s' est battu avec une sauvagesse . Elle se tourna vers moi : Racontez _lui ça , Clive … Il trouvera peut_être que c' est une idée de film . Peter me devança pour ouvrir la porte à Carol . Prenez votre temps , lui dit _il , ce soir je ne suis pas pressé . Mais moi , j' ai faim , répondit _elle ; il ne faut pas arriver en retard . Et elle sortit en courant . Peter s' approcha du petit bar où j' étais en train de me verser un second verre . Alors , me dit _il , vous vous êtes bagarré ? Vous paraissez en avoir pris un bon coup . Ce n' est rien . Qu' est_ce_que vous prenez ? Un peu de whisky . Il s' appuya contre le bar et sortit une cigarette d' un étui en or massif . Carol vous a annoncé la nouvelle ? Non , quelle nouvelle ? fis _je en poussant la bouteille vers lui . Il parut surpris . Drôle de fille … c' est curieux … Et il alluma sa cigarette . J' éprouvai comme un brusque coup de pompe . Quelle nouvelle ? répétai _je en écarquillant les yeux . On lui a confié l' adaptation du plus grand succès de l' année , le bouquin d' Imgram . Ça été décidé ce matin . Je renversai une partie de mon verre sur le plateau du bar . Rien ne pouvait me vexer plus que cette nouvelle . Au fond , je savais bien que j' aurais été incapable de faire ce travail , c' était trop fort pour moi , mais apprendre qu' on avait choisi une gosse comme Carol ! C' était un coup . Mais c' est magnifique ! m' écriai _je en tâchant de paraître ravi . J' ai lu le roman dans le Collier’s Magazine , c' est un grand machin . Est _ce vous qui allez le mettre en scène ? Oui ; c' est plein de situations originales ; il y a longtemps que je cherchais une histoire comme celle_là . Naturellement , j' avais pensé à Carol pour le scénario , mais je ne pensais pas que Gold accepterait . Et voilà que juste au moment où je réfléchissais au moyen de le convaincre , il m' appelle pour m' annoncer que c' est elle qu' il a choisie . Je quittai le bar en emportant mon verre et allai m' asseoir sur le canapé . J' avais besoin d' être assis . Ça représente gros ? Peter eut un mouvement d' épaules . Eh bien , d’abord , une augmentation d' appointements … et puis la notoriété … et enfin un beau lancement si elle réussit . Mais je suis tranquille , elle réussira , elle a beaucoup de talent . Je commençais à penser que tout le monde avait du talent sauf moi . Peter vint s' asseoir dans un fauteuil à mes côtés ; on aurait dit qu' il devinait à quel point j' étais secoué . A quoi travaillez _vous en ce moment ? A un roman ; rien qui puisse vous intéresser . Il m' agaçait avec sa sollicitude . Dommage , j' aimerais beaucoup tourner quelque chose de vous . Il allongea ses longues jambes . Depuis longtemps , je voulais vous en parler . Ça ne vous dirait rien de travailler pour Gold ? Je pourrais vous présenter . Je me demandai si ce n' était pas une idée de Carol . A quoi bon , mon cher ! Vous me connaissez , je suis incapable de produire pour les autres . Et d' après ce que me dit Carol , ce n' est pas drôle de travailler chez vous . Peut_être ; mais c' est très bien payé , répondit Peter en prenant le verre que je lui tendais . Pensez _y et ne tardez pas trop . Le public a la mémoire courte et Hollywood oublie encore plus vite . Il avait dit cela sans me regarder , mais j' eus l' impression qu' il avait eu l' intention de me donner un avertissement . J' allumai une cigarette pour réfléchir . S' il y a une chose qu' on ne va pas raconter à ses confrères ni aux cinéastes d' Hollywood , c' est qu' on est vidé ; ils s' en aperçoivent assez vite tout seuls . Je savais parfaitement que si je retournais aux Trois Points , il en serait exactement comme depuis deux jours , c’est_à_dire que je ne ferais que penser à Eva . En somme , depuis le moment où je m' étais retrouvé étendu par terre dans le chalet désert , je n' avais pas cessé de penser à elle . J' avais bien essayé de l' écarter de mon esprit , mais sans succès : elle était là , dans ma chambre ou à côté de moi sous la véranda ; elle surgissait de la feuille de papier blanc que j' avais glissée dans ma machine à écrire . C' en était arrivé au point qu' il fallait que je parle d' elle avec quelqu’un et c' est pourquoi j' étais venu voir Carol à Hollywood , mais je m' aperçus tout de suite qu' il était impossible de lui parler précisément de ce qui me tenait le plus à coeur . Impossible également d' en parler à Peter . Comment expliquer ce que j' éprouvais pour Eva ? Ils m' auraient pris pour un fou . Après tout , ne l' étais _je pas ? J' avais le choix entre vingt femmes , toutes jolies et élégantes , j' avais Carol qui m' aimait et que j' aimais beaucoup aussi , et ça ne me suffisait pas ! Il avait fallu que j' aille m' amouracher d' une prostituée . Amouracher n' est pas exactement le mot . La veille au soir , installé sur mon balcon avec une bouteille de whisky près de moi , j' avais essayé d' y voir clair . La vérité c' est qu' Eva avait excité mon amour_propre ; sa glaciale indifférence était pour moi comme un défi . Il me semblait qu' elle vivait dans une espèce de forteresse qu' il me fallait prendre d' assaut et démanteler . Lorsque j' en étais arrivé à cette conclusion , j' étais déjà pas mal soûl , mais ma résolution était prise ; je ferais sa conquête . Toutes les femmes avec lesquelles je m' étais amusé jusque_là avaient été trop faciles ; il me fallait un obstacle autrement dur et Eva ferait l' affaire . L' idée qu' elle ne serait pas commode à avoir m' excitait . Ce serait un combat où tous les coups seraient permis ; elle n' avait rien de commun avec les pauvres petites innocentes que je pouvais entortiller sans effort . Sans le vouloir , elle m' avait lancé un défi que j' allais relever et le résultat final ne faisait pour moi aucun doute . Pas plus que je ne m' inquiétais de savoir ce qui arriverait après que je l' aurais conquise de force ; il serait temps de s' occuper de cela plus tard . L' entrée de Carol me tira brusquement de mes pensées . Elle avait mis une robe du soir d' un bleu très pâle par_dessus laquelle elle portait un court manteau d' hermine . Pourquoi ne m' aviez _vous rien dit ? fis _je en me levant . Je suis très heureux et très fier de vous , ma petite Carol . Elle m' examina d' un regard scrutateur . Epatant , n' est _ce pas , Clive ? Dînerez _vous avec nous , maintenant ? Il faut fêter cela . C' était tentant , mais j' avais quelque chose de plus pressé à faire . Je tâcherai de vous rejoindre plus tard . Où dînerez _vous ? Au Brown Derby , dit Peter . A quelle heure viendrez _vous ? Je ne sais pas , mais si vous ne me voyez pas , je vous retrouverai ici après le dîner . Convenu ? Carol me prit la main . Il le faut bien , dit _elle , mais faites tout votre possible pour nous rejoindre , n' est _ce pas ? Eh bien , partons , dit Peter . Venez _vous de notre côté ? J' expliquai que j' avais rendez_vous avec mon éditeur à huit heures et qu' il n' était que sept heures et demie . Cela ne vous fait rien si je reste ici encore un moment ? J' aimerais finir mon verre et donner quelques coups de téléphone . Très bien . Venez , Peter , les affaires sont les affaires . Alors à tout à l' heure ? Rentrez _vous aux Trois Points ce soir ? Probablement . S' il est trop tard , j' irai à l' hôtel , mais je veux me mettre au travail de bonne heure demain . Lorsqu' ils furent partis , je me versai un autre whisky et consultai l' annuaire des téléphones ; il y avait une ribambelle de Marlow . Enfin , avec un frisson de plaisir , je trouvai son adresse : Avenue Laurel _Canyon . Où diable cela pouvait _il se trouver ? Pendant quelques secondes , je restai là , hésitant ; puis je saisis le récepteur et formai le numéro . J' écoutai le ronronnement de l' appareil et lorsque j' entendis décrocher , mon sang ne fit qu' un tour . Une voix de femme - pas celle d' Eva - fit : Allô . Miss Marlow ? Qui parle ? Le ton était méfiant . Mon nom ne lui dira rien , dis _je avec un ricanement . Il y eut un silence , puis la femme reprit : Miss Marlow demande ce que vous lui voulez . Dites _lui de ne pas faire tant de manières . On m' a chargé d' une communication pour elle . Nouveau silence , puis la voix d' Eva : Allô . Puis _je venir vous voir ? dis _je en parlant très bas pour déguiser ma voix . Maintenant ? Dans une demi_heure . Hum … Oui , si vous voulez . Est_ce_que je vous connais ? Drôle de conversation ! pensai _je . Vous me connaîtrez avant peu , dis _je en riant . Elle eut aussi un petit rire - un rire très agréable au téléphone . Eh bien , venez , dit _elle en raccrochant . Ce ne fut pas plus difficile que ça . V Je m' arrêtai au coin de Santa_Monica et de Melrose pour demander à un agent où se trouvait l' avenue Laurel _Canyon . Après avoir posé un pied sur le marchepied et repoussé sa casquette en arrière , il me dit qu' il pensait que ce devait être l’une des petites rues qui relient le boulevard d' Hollywood au boulevard Sunset et il me donna des indications détaillées sur la manière de m' y rendre . Je finis par la découvrir après avoir erré dans un dédale de boutiques , de tavernes et de maisonnettes . C' était une rue étroite , partiellement bâtie de chalets et de bicoques de banlieue plus ou moins cachés par des haies et des buissons . Je la parcourus lentement jusqu' à ce que je visse le numéro d' Eva sur une petite barrière blanche . Là , je m' arrêtai et descendis de voiture . La rue était déserte , la maison discrète ; une fois la barrière franchie , le visiteur se trouvait caché par la haie . Je descendis l' allée qui aboutissait à la porte d' entrée , laquelle était à son tour dissimulée par une sorte de terrasse . Les fenêtres de chaque côté de la porte étaient garnies de rideaux de mousseline crème . Avant d' atteindre la porte , il fallait descendre plusieurs marches de bois . Le heurtoir de la porte était fait d' un gros anneau retenu par un corps de femme nue ; une assez jolie pièce que j' examinai un instant avant de frapper . Puis , le coeur battant , j' attendis . Presque aussitôt , j' entendis le déclic d' un commutateur et la porte s' ouvrit . Une grande et forte femme , presque aussi grande que moi , se tenait sur le seuil , barrant l' entrée . Elle resta dans l' ombre tandis_que la lumière du globe électrique m' inondait ; je sentis qu' elle me fouillait du regard ; puis , apparemment rassurée , elle s' effaça . Bonsoir , monsieur . Vous avez rendez_vous ? En passant devant elle pour entrer dans le vestibule , je l' examinai : elle devait avoir une quarantaine d' années , sa figure était rouge et anguleuse , menton pointu , nez pointu , de petits yeux brillants . Son sourire avait juste la note voulue d' amabilité et de servilité . Bonsoir . Miss Marlow est là ? Je me sentais extrêmement gêné et énervé . Il m' était odieux que cette femme me vît là et qu' elle sût ce que je venais faire dans cette affreuse petite maison . Par ici , monsieur , s' il vous plaît . Elle ouvrit une porte dans le vestibule . J' avais la bouche sèche et les tempes battantes . La pièce était petite : en face de moi , une coiffeuse avec une glace biseautée , par terre une épaisse carpette blanche ; à gauche de la coiffeuse , une petite commode sur laquelle étaient posés plusieurs petits animaux de verre . Sur la droite , une armoire bon marché peinte en blanc ; le reste de l' espace était occupé par un lit _divan recouvert d' un couvre_pied rose . Eva était debout près de la cheminée sans feu . A côté d' elle se trouvait un petit fauteuil et une table de nuit avec une lampe électrique et quelques livres . Elle portait toujours son peignoir bleu à manches courtes ; son visage était de bois sous son maquillage de parade . Nous nous regardâmes . Bonsoir , fis _je en souriant . Bonsoir . Son visage resta impassible et elle ne fit pas un geste . L' accueil était froid et plein de méfiance . Je restais debout à la regarder , un peu embarrassé , surpris qu' elle ne parût pas étonnée de me revoir , agacé par sa robe de chambre . Mais malgré l' ambiance hostile , mon sang courait fiévreusement dans mes veines . Comme on se retrouve ! dis _je , faute de mieux . Vous n' êtes pas un peu étonnée de me voir ? Non , dit _elle en secouant la tête ; j' avais reconnu votre voix . Pensez _vous ! Quelle blague ! Si . Elle fit une moue . D' ailleurs , je vous attendais . Je dus montrer ma surprise car , soudain , elle se mit à rire . Notre gêne s' atténua sensiblement . Pourquoi m' attendiez _vous ? Qu' est_ce_que cela peut vous faire ? dit _elle en détournant la tête . Mais si , ça m' intéresse , insistai _je en la contournant pour aller m' asseoir dans le fauteuil . Je lui tendis mon étui à cigarettes . Elle leva les sourcils , mais en prit une . Merci . Elle parut hésiter une seconde , puis vint s' asseoir sur le lit , près de moi . Je pris une cigarette , tendis mon briquet et pendant qu' elle se penchait sur la flamme , je répétai ma question : Dites _moi pourquoi vous m' attendiez . Non . Elle chassa la fumée par les narines et regarda autour d' elle d' un air gêné . Elle était sur la défensive , nerveuse , inquiète . Je l' examinai pendant un instant . Dès qu' elle sentit mon regard sur son visage , elle se retourna et me dévisagea . Et alors ? fit _elle vivement . Vous avez tort de vous maquiller comme ça . Ça ne vous va pas . Instantanément , elle se leva et alla se regarder dans le miroir de la cheminée . Pourquoi ? Je ne suis pas bien comme ça ? Bien sûr que si , mais vous seriez bien mieux sans tout ce barbouillage . Vous n' en avez pas besoin . Elle continuait à s' examiner dans la glace . Je serais trop moche , dit _elle comme pour elle_même . Puis elle se tourna vers moi , les sourcils froncés . Est_ce_qu' on vous a déjà dit que vous aviez un type intéressant ? dis _je avant qu' elle ait pu placer un mot . Vous avez plus de caractère que la_plupart_des femmes . Sa bouche se durcit et elle revint s' asseoir . Je l' avais surprise , mais elle avait déjà repris son expression fermée . C' est pour me dire ça que vous êtes venu ? Pourquoi pas ? dis _je en souriant . J' aime assez faire des compliments à une femme . Elle jeta sa cendre dans la cheminée d' un geste agacé . Il était clair qu' elle ne savait que penser de moi et que tant que je pourrais continuer à l' intriguer , je garderais le dessus . Vous n' avez pas l' intention de vous excuser pour ceci ? dis _je en montrant la plaie sur mon front . Sa réponse fut exactement celle que j' attendais : Pourquoi ? Vous l' aviez cherché . C' est possible , dis _je en riant ; une autre fois , je serai plus prudent . Ça ne me déplaît pas qu' une femme ait du cran ; je regrette la façon dont je me suis conduit , mais j' avais envie de voir votre réaction … Seulement , ajoutai _je toujours en riant , je ne m' attendais pas à la sentir aussi durement . Elle me regarda d' un air de doute , puis elle sourit . C' est vrai qu' il y a des fois où je deviens sauvage … mais vous l' aviez mérité . Est _ce votre manière habituelle de traiter les hommes ? Quelle manière ? En leur broyant le crâne . Quelquefois , dit _elle en se mettant à rire . Sans rancune ? Sans rancune . Je l' observais mollement assise , la tête penchée en avant , les épaules remontées . De nouveau , elle eut un sursaut dès qu' elle sentit mon regard . Ne restez pas là à me regarder , me dit _elle d' un ton irrité . Pourquoi êtes _vous venu ? Ça me plaît de vous regarder , répondis _je en m' étalant bien à l' aise dans le fauteuil . Est_ce_qu' on ne peut pas causer ? Ça vous surprend ? Elle fronça les sourcils . Evidemment , elle se demandait si j' étais en train de lui faire perdre son temps ou si j' étais venu à titre de client . Il était visible qu' elle avait peine à se contenir . C' est pour causer que vous êtes venu ? dit _elle avec un regard aussitôt détourné . Il me semble que vous perdez votre temps . Pas du tout . Vous m' intéressez et j' aime bavarder avec une jolie femme . Elle leva les yeux au plafond comme excédée . Oh ! ils disent tous la même chose ! fit _elle d' un ton exaspéré . La réflexion me déplut . Si ça ne vous fait rien , je préfère ne pas être confondu avec la foule , dis _je assez sèchement . Elle parut surprise . Dites donc , vous ne vous prenez pas pour n' importe qui , on dirait ? Et pourquoi donc ? Qui aura bonne opinion de moi si je ne donne pas l' exemple ? C' était mon tour d' être agacé . Moi , j' ai horreur des vaniteux . Etes_vous bien sûre de ne pas l' être un peu aussi ? De quoi pourrais _je l' être ? dit _elle en levant les épaules . Seriez _vous par hasard une de ces femmes qui souffrent d' un complexe d' infériorité ? Vous en connaissez beaucoup ? Pas mal . Est _ce votre cas ? Elle se mit à fixer la cheminée d' un air rêveur . C' est possible . Puis , avec un regard soupçonneux : Ça vous étonne ? Oui , parce_que vous n' avez aucune raison . Qu' en savez _vous ? A ce moment , je la sentis intriguée : elle avait envie de savoir ce que je pensais d' elle . Vous devez le savoir mieux que personne si vous êtes franche avec vous_même . Moi , la première impression que vous m' avez faite … et puis , non , je ne le dirai pas . Si , je veux savoir . Dites . Je l' examinai comme pour évaluer avec précision ses qualités et ses défauts . Elle me regardait , mal à l' aise , mais curieuse . J' avais tant pensé à elle depuis deux jours que ma première impression était déjà loin . Eh bien , dis _je comme à regret , si vous y tenez … mais vous n' allez pas me croire … Oh ! pas tant d' histoires . Allons , dites . Eh bien , voilà . Je pense que vous êtes une femme douée d' une grande personnalité , excessivement indépendante , de caractère violent avec une forte volonté , beaucoup de charme et , chose curieuse , une grande délicatesse de sentiments . Elle me lança un regard soupçonneux . A combien de femmes avez _vous déjà dit ça ? Mais , au fond , elle était flattée . A très peu , je dirais même à aucune . Sauf vous , je n' ai jamais rencontré de femme réunissant tant de qualités . Il est vrai que je vous connais encore très peu et que je me trompe peut_être complètement … ce n' est qu' une première impression . Vous me trouvez vraiment bien ? Cette fois , elle ne plaisantait plus . Bien sûr ; serais _je ici , sans cela ? Pourtant je ne suis pas jolie . Elle retourna se regarder dans la glace . Je me trouve affreuse . Pas du tout , vous avez du caractère , ce qui vaut beaucoup mieux qu' une beauté banale . Il y a en vous quelque chose d' extraordinaire , une sorte de magnétisme … Elle croisa les bras sur sa petite poitrine plate . Et moi je pense que vous n' êtes qu' un sacré menteur , dit _elle avec un regard rageur . Vous ne vous figurez pas que je coupe dans vos boniments , non ? Qu' est_ce_que vous cherchez ? Je n' ai pas l' habitude qu' on se paie ma tête . Allons , calmez _vous , dis _je en riant . Au fond , je vous plains ; c' est votre complexe d' infériorité qui vous poursuit . N' en parlons plus … Mais peut_être qu' un jour vous me croirez . Je me penchai pour examiner les livres qui traînaient sur la table de nuit : quelques numéros de Détective , un exemplaire assez abîmé de En avoir ou pas , d' Hemingway , et La_Vie nocturne des Dieux , de Thorne Smith - curieux mélange . Vous lisez beaucoup ? demandai _je pour changer de sujet . Quand je peux trouver un bon livre . Avez _vous lu Des anges en manteaux de fourrure ? C' était le titre de mon premier roman . Oui … fit _elle en allant vers la coiffeuse ; ça ne m' a pas beaucoup plus . Ah ! fis _je déçu . Et pourquoi ? Je ne sais pas … mais ça ne m' a pas plu . Elle remit sa houppe en place après s' être poudrée , se regarda dans la glace et revint près de la cheminée ; elle était agitée , nerveuse et commençait à en avoir assez . Mais , enfin , il y a une raison . Est_ce_que ça vous a paru ennuyeux ? Je ne me rappelle plus . Je lis si vite que je ne me souviens jamais de ce que j' ai lu . Ah ! oui … bref , ça ne vous a rien dit . J' étais agacé qu' elle eût oublié mon livre . Même si elle ne l' aimait pas il m' aurait été agréable d' en parler avec elle et de connaître son opinion . Je commençais à comprendre qu' il serait difficile d' avoir avec elle une conversation normale : le choix des sujets resterait très limité tant que nous ne serions pas devenus intimes - mais cela ne tarderait pas . Jusque_là , il faudrait s' en tenir aux généralités . Elle me regarda d' un air indécis pendant un moment , puis elle vint se rasseoir sur le lit . Et , alors ? dit _elle brusquement . Qu' est_ce_qu' on fait ? Parlez _moi un peu de vous . Elle eut un haussement d' épaules et fit une petite grimace . Il n' y a rien à raconter . Mais si , sûrement , dis _je en me penchant pour prendre sa main . Etes_vous mariée ou est _ce pour la frime ? demandai _je en faisant tourner l' alliance sur son doigt . Je suis mariée . Comment est _il ? Gentil ? dis _je un peu surpris . Mmm … mm … , fit _elle en retirant sa main . Très gentil ? Oui … très gentil . Elle détourna son regard . Et où est _il ? Ça ne vous regarde pas . Bon , bon , ne vous fâchez pas , dis _je en riant . C' est vrai que vous êtes impressionnante quand vous êtes en colère . Pourquoi avez _vous ces deux rides au_dessus du nez ? D' un bond , elle fut devant la glace . C' est affreux , n' est _ce pas ? dit _elle en essayant de les effacer du bout des doigts . Je regardai la pendule de la cheminée : il y avait exactement un quart d' heure que j' étais là . Vous ne devriez pas froncer si souvent vos sourcils , dis _je en me levant . Tâchez de vous détendre un peu . Je m' avançai vers elle . A ce moment son regard jusqu' alors intrigué et un peu inquiet prit une expression rassurée et légèrement goguenarde . Elle dénoua la ceinture de sa robe de chambre et ses doigts minces se portèrent vers l' unique bouton qui la maintenait fermée . Il faut que je parte , dis _je avec un coup d' oeil vers la pendule . L' inquiétude reparut dans ses yeux , ses mains retombèrent . Je me félicitai de ma manoeuvre : tant que je me conduirais autrement que les autres hommes qui venaient la voir , j' étais sûr de l' intriguer et de retenir son attention . J' aimerais vous reparler de vous quand vous aurez le temps , dis _je en lui souriant ; peut_être pourrais _je vous aider à surmonter ce fameux complexe . En passant devant la commode , je glissai deux billets de dix dollars entre les petits animaux de verre . Je la vis jeter un rapide coup d' oeil vers l' argent et détourner aussitôt la tête . Elle n' avait plus son air maussade . Peut _on vous voir autrement qu' avec cette robe de chambre ? demandai _je sur le pas de la porte . Ça se peut . Il m' arrive de m' habiller autrement . Eh bien , il faudra me faire ce plaisir un de ces jours . Et surtout , la prochaine fois que je viendrai , ne vous maquillez pas comme ça ; ça ne vous va pas . Allons , au revoir . Elle s' approcha de moi . Merci pour le … cadeau , dit _elle en souriant . C' est tout naturel . A propos , je m' appelle Clive . Puis _je vous téléphoner bientôt ? Clive ? J' en connais déjà un . Depuis un quart d' heure , j' avais complètement oublié qu' elle appartenait à qui voulait et sa réflexion me donna un choc . Eh bien , tant pis . Mais que voulez _vous , c' est mon nom . Comment arranger ça ? Elle sentit mon agacement . J' ai besoin de savoir qui vient me voir , dit _elle , comme pour s' excuser . Ça se comprend , dis _je d' un ton sarcastique . Préférez _vous Clarence , ou Lancelot , ou Archibald ? Elle eut un petit rire et m' examina avec attention . Non , je reconnaîtrai votre voix . Au revoir , Clive . Entendu , à bientôt . Elle appela : Marty … La grande femme osseuse sortit d' une pièce voisine et se tint debout , les mains croisées , un vague sourire sur les lèvres . Je vous téléphonerai avant peu , dis _je en suivant la femme dans le vestibule . Arrivé à ma voiture , je me retournai pour regarder la maison ; tout était éteint . Dans la nuit tombante , elle ressemblait à toutes les autres bicoques qui garnissent les petites rues d' Hollywood . Je mis le moteur en marche et me dirigeai vers un bar du côté de Vine Street , à deux pas du Brown Derby . Je me sentais tout à coup vidé ; j' avais besoin de boire quelque chose . Le barman m' accueillit avec un large sourire ; sous la lumière électrique , ses dents brillaient comme les touches d' un piano . Bonsoir , monsieur , me dit _il en étalant ses larges mains sur le comptoir . Qu' est_ce_que vous prenez ce soir ? Je commandai un whisky sec que j' emportai à une table un peu plus loin . Je m' étalai dans un fauteuil , goûtai mon whisky et allumai une cigarette . En somme , je venais de passer là un quart d' heure intéressant bien qu' un peu cher . J' avais gagné la première manche : Eva était intriguée et certainement intéressée . J' aurais aimé entendre ce qu' elle avait dit à Marty après mon départ . Elle était assez fine pour deviner que je jouais un peu , mais je n' avais rien laissé échapper qui pût l' éclairer davantage . En lui parlant d' elle , au lieu de parler de moi , j' avais excité sa curiosité ; ça devait la changer des autres hommes de sa connaissance … Intéressant ce complexe d' infériorité … Dû probablement à la crainte de l' avenir … S' il lui fallait compter sur son métier pour vivre , cela expliquait son souci d' être belle . Elle n' était plus toute jeune , pas vieille bien sûr , mais en lui supposant trente_trois ans ( et , à mon avis , elle en avait davantage ) , c' est l' âge où , dans ce métier _là , une femme doit commencer à s' inquiéter . Je vidai mon verre et allumai une autre cigarette . Ce geste vint rompre la chaîne de mes pensées et me porta presque malgré moi à faire mon examen de conscience . De toute évidence , un changement s' était produit en moi . Quelques jours plus tôt , j' aurais considéré comme invraisemblable la seule idée de fréquenter une prostituée . J' ai même méprisé les hommes qui le faisaient ; tout ce micmac me répugnait . Et cependant , je venais de passer un quart d' heure avec l’une d' elles et je l' avais traitée exactement comme une de mes meilleures amies . J' avais même laissé ma voiture stationner devant sa maison qui devait être connue de tout le quartier et enfin j' avais payé pour obtenir quoi ? la faveur d' une conversation dépourvue de tout intérêt ! Maintenant que j' étais loin d' elle , l' aventure me paraissait si ridicule que j' étais obligé de me chercher une excuse . Je m' affirmai qu' Eva était différente des autres prostituées que j' avais connues ; elle n' avait pas cet air à la fois quémandeur , dur , vorace et sans scrupules des filles de joie . Par contre , en matière de beauté et d' éducation , elle n' existait même pas en comparaison des autres femmes de ma connaissance . Je voulais bien admettre qu' elle m' intéressait par ce qu' il y avait en elle de pervers , mais ce n' était pas une raison pour aller risquer ma situation sociale ; il devait y avoir quelque chose de plus profond . La vérité , c' est que c' était mon propre complexe d' infériorité qui jouait . Malgré mes succès passés , je savais que je finirais par échouer ; j' étais vidé , à bout de souffle . J' avais beau m' en défendre vis_à_vis de moi_même , ce secret lancinant avait fini par ronger ma confiance en moi , au point qu' à certains moments , j' étais torturé par le sentiment accablant de mon impuissance . Pour mon malheur , je m' étais trouvé mêlé à des gens de talent et je savais qu' à côté d' eux je n' étais que poussière . Eva , qui n' avait jamais connu de succès , qui n' était douée d' aucun talent , qui était en marge de la société , était la seule femme que je pouvais dominer sans crainte . Malgré son pouvoir sur les hommes , malgré sa force de volonté , malgré sa glaciale indifférence , elle était à vendre . Tant que j' aurais de l' argent je serais son maître . Voilà pourquoi j' avais besoin d' une femme qui me fût aussi inférieure moralement et socialement si je voulais sauver ce qui me restait de confiance en moi_même . Plus je réfléchis à tout cela , plus il m' apparut clairement qu' il me faudrait abandonner les Trois Points . Il fallait que je voie Eva très souvent et la distance compliquerait trop les choses . Je liquiderais donc le chalet . J' écrasai le bout de ma cigarette , entrai dans la cabine téléphonique et appelai mon appartement . Voix de Russell : Ici , l' appartement de M Thurston . Je lui dis que je rentrerais tard et que je coucherais chez moi : il ne manifesta aucune surprise . Bien qu' il n' eût jamais été valet de chambre avant d' entrer à mon service , il avait pris remarquablement vite le ton et les manières des gens de grande maison . Carol prétendait que c' était à force de voir jouer les majordomes au cinéma . En tout cas , Russell faisait l' envie de beaucoup de mes amis et plus d' un avait essayé de me le souffler . Je ne sais pas à quelle heure je rentrerai , lui dis _je , mais il y a une chose que je voudrais que vous fassiez . Vous trouverez quelque part un exemplaire de mon livre Des fleurs pour Madame ; faites _le parvenir immédiatement par porteur à Miss Marlow . Sans carte ni rien qui puisse indiquer d' où cela vient . Prenez l' adresse . Je compte sur vous ? Il m' assura que ce serait fait et il me sembla reconnaître dans sa voix une note de réprobation . Il aimait beaucoup Carol et se montrait hostile à toutes mes autres relations féminines . Je raccrochai avant qu' il ait pu exprimer une opinion . Puis , je quittai le bar et me dirigeai à pied vers le Brown Derby . VI Je trouvai Carol et Peter installés à une table assez loin de l' orchestre . Il y avait avec eux un grand bonhomme fortement charpenté qui portait un smoking impeccable ; il avait une longue figure jaune avec un nez aplati , sa lèvre inférieure était épaisse et débordante , et ses cheveux gris fer donnaient l' impression d' une crinière ; on aurait dit un lion . Peter m' aperçut comme je me faufilais entre les tables et se leva pour me faire signe . Eh ! fit _il d' un air à la fois surpris et joyeux , vous voilà tout de même ! Carol , regardez qui vient là . Avez _vous dîné ? Non , dis _je en souriant à Carol . Puis _je me joindre à vous ? Comment donc ! Trop heureuse de vous avoir . Peter me toucha le bras . Je crois que vous ne connaissez pas Rex_Gold , dit _il . Il se tourna vers l' homme_lion qui n' avait pas levé les yeux de son assiette : Je vous présente Clive Thurston , l' écrivain . C' était donc là le fameux Rex Gold . Comme tout le monde à Hollywood , j' avais beaucoup entendu parler de lui et je savais que c' était le plus grand magnat du cinéma . Enchanté de vous connaître , monsieur Gold . Comme à regret , il s' arrêta de manger son potage et se souleva à demi pour me tendre une main molle . Asseyez _vous , monsieur Thurston , dit _il en me gratifiant d' un regard perçant de ses yeux fauves . Je crois que vous aimerez cette crème de homard . Garçon ! apportez du potage pour monsieur ! Pendant que le garçon m' apportait une chaise , je clignai de l' oeil à Carol . Vous voyez bien que je ne peux pas me passer de vous , lui dis _je tout bas . Votre éditeur n' est pas venu ? J' ai préféré lui téléphoner : il n' y a rien d' urgent et c' est remis à demain . J' avais trop envie de fêter votre succès , dis _je en serrant sa main sous la table . Gold , les yeux fixés sur son assiette , continuait à enfourner cuillerée après cuillerée de potage . Manifestement , il n' aimait pas manger et parler à la fois . Je me suis demandé si vous n' alliez pas voir votre sauvagesse et si ce n' était pas pour elle que vous me délaissiez , me dit Carol tout bas avec un regard moqueur . Vous savez bien que vous passez avant tout le monde , répondis _je en m' efforçant d' avoir l' air sincère . Carol avait vraiment une façon déroutante de deviner la vérité pour tout ce qui me concernait . Qu' est_ce_que vous chuchotez tous les deux ? fit Peter . C' est un secret , répondit vivement Carol . Ne soyez pas indiscret . Gold finit sa soupe et reposa brusquement la cuiller , puis il se retourna d' un air farouche : Eh bien , où est le potage de M Thurston et qu' y a _t _il après ? cria _t _il au garçon qui accourait . Lorsqu' il fut assuré qu' on ne nous avait pas oubliés , il se tourna vers Carol : Venez _vous au club ce soir ? J' y passerai un moment , dit _elle , mais je ne resterai pas tard . J' ai beaucoup à faire demain . Le garçon apporta mon potage . Il ne faut jamais penser au lendemain , dit Gold en regardant mon assiette si fixement que j' eus l' impression qu' il allait la prendre et l' avaler ; il faut savoir mener de front le travail et la distraction . J' ai besoin de mes sept heures de sommeil , surtout en ce moment , dit Carol . Ça me fait penser , dit Gold à Peter en plissant ses grosses lèvres , qu' Imgram vient me voir au bureau demain matin et je voudrais que vous le voyiez . Entendu , dit Peter . Va _t _il vouloir s' occuper de la mise en scène ? Non . S' il fait des histoires , prévenez _moi . Gold se tourna brusquement vers moi . Avez _vous déjà travaillé pour l' écran , monsieur Thurston ? N … non … pas encore , répondis _je . Mais j' ai plusieurs idées que j' ai l' intention de mettre au point dès que j' aurai le temps . Des idées ? Lesquelles ? Il s' accouda sur la table , la tête projetée en avant . Quelque chose que je pourrais utiliser ? Je fouillai désespérément ma mémoire à la recherche d' un vieux thème à lui proposer , mais je ne trouvai rien . J' essayai de bluffer : C' est bien possible , dis _je ; si cela vous intéresse , je vous en montrerai quelques_unes . Vous me montrerez quoi ? Eh bien , des notes … des projets … Je m' énervais et le sang me montait à la tête . Il regarda Carol avec des yeux vides ; elle émiettait distraitement un morceau de pain et ne leva pas la tête . Des projets ? reprit _il . Qu' est_ce_que vous voulez que j' en fasse ? Ce qu' il me faut , c' est un sujet , une histoire . Vous êtes écrivain , c' est votre métier . Ce que je vous demande , c' est de me raconter un sujet … maintenant , tout de suite . Puisque vous dites que vous avez des idées , eh bien , allez _y . Je regrettais de m' être assis à cette table . Je sentais que Peter me regardait avec attention ; Carol continuait à émietter son pain , mais elle était devenue un peu rouge . Gold me regardait toujours en caressant sa lourde mâchoire , d' une main molle . Non , pas ici , dis _je . Si ça vous intéresse , je pourrais aller vous voir … Juste à ce moment , une armée de garçons s' abattit sur nous pour servir la suite . Gold cessa de s' occuper de moi et se mit à les houspiller . Il exigeait que tout fût parfait et allait jusqu' à vérifier la température des assiettes . Pendant plusieurs minutes , ce fut un remue_ménage autour de la table . Enfin Gold obtint ce qu' il voulait et il se mit à manger , gloutonnement , comme s' il avait jeûné pendant plusieurs jours . Peter saisit mon regard ahuri et sourit faiblement . Il semblait tout à fait inutile d' essayer de causer pendant que Gold mangeait ; ni Carol , ni Peter ne firent aucun effort pour ranimer la conversation et je me résignai à suivre leur exemple . Le repas continua en silence . Quelque chose me disait que Gold n' aborderait plus le sujet et je m' en voulais un peu d' avoir laissé échapper l' occasion , mais puisque je n' avais rien à lui raconter , je devais m' estimer heureux d' avoir été interrompu . Aussitôt qu' il eut fini , Gold repoussa son assiette d' un geste impatient et sortit un cure_dent de sa poche ; puis , tout en se curant les dents d' un air absorbé , il se mit à examiner la salle . Avez _vous lu le livre de Clive , Des anges en manteaux de fourrure ? demanda Carol tout à coup . Gold fronça les sourcils . Vous devriez savoir que je ne lis jamais rien , dit _il sèchement . Vous devriez le lire . Le roman n' est pas fait pour l' écran , mais le sujet pourrait servir . Je n' avais pas pensé à cela . Je me tournai vivement vers Carol , mais elle fit exprès de ne pas le remarquer . Quel sujet ? Une lueur d' intérêt parut sur son visage jaune . Pourquoi les hommes préfèrent les courtisanes . J' étais abasourdi ; il n' était pas question de cela dans mon livre . Est _ce vrai ? demanda Peter . Naturellement , dit Gold en faisant claquer son cure_dent . Ils préfèrent les courtisanes parce_que les femmes comme il faut sont assommantes . Carol secoua la tête . Je ne le crois pas , dit _elle . Et vous , Peter ? Pour moi , je ne savais que dire ; j' étais pris de court . Puis , je pensais à Eva … et à Carol . Eva était sans aucun doute une courtisane . Autant Carol était sûre , sincère , honnête et d' une moralité indiscutable , autant il était peu probable qu' Eva eût même une idée de ce qui était moral ou non . Comment les comparer ? Pourquoi avais _je délaissé Carol , pourquoi avais _je été jusqu' à lui mentir pour aller chez Eva ? Répondre à cette question , c' était répondre à Carol . Les courtisanes , dis _je lentement , possèdent certaines qualités qui manquent aux femmes honnêtes et qui attirent les hommes . Ce ne sont d' ailleurs pas nécessairement des qualités recommandables . Les hommes résistent moins bien que les femmes à leurs instincts et c' est pourquoi tant que les femmes garderont cette supériorité , les hommes courront après les courtisanes . Mais ce n' est jamais qu' une passade … Vous savez très bien que ce n' est pas vrai , Clive , dit Carol d' un ton sec . Je la regardai avec attention , il y avait dans ses yeux une expression que je n' y avais encore jamais vue ; elle était blessée , fâchée et agressive . Personnellement , je serais assez de l' avis de M Thurston , dit Gold d' un ton conciliant . Il sortit un gros cigare et l' examina soigneusement . L' instinct masculin c' est quelque chose qui compte … Mais qui n' a rien à voir là_dedans , interrompit Carol . Je vais vous dire , moi , pourquoi les hommes préfèrent les courtisanes . Je parle naturellement de cette catégorie d' hommes qui , aussitôt lâchés , se conduisent comme des animaux ; je n' ai rien à dire contre les rares autres qui ont des principes et qui s' y conforment . Ma chère Carol , protestai _je ( car ceci ressemblait fort à une attaque personnelle ) , vous devriez monter en chaire . Elle y serait charmante , dit Gold en tendant son cigare au garçon pour le faire percer . Laissez _la parler . C' est la vanité qui pousse les hommes vers les courtisanes , reprit Carol en s' adressant à moi . Elles ont généralement un certain chic , elles font de l' effet et les hommes aiment à être vus avec elles parce_qu' ils croient que leurs amis les envient … Pauvres serins ! Les courtisanes sont rarement intelligentes , elles n' en ont d' ailleurs pas besoin : il leur suffit d' avoir une jolie figure , des jambes bien faites , de belles robes , et … beaucoup de complaisance . Ainsi , selon vous , les hommes se sentiraient mieux à l' aise avec des femmes bêtes ? demanda Gold . Vous le savez très bien , mon cher . Inutile de nous raconter des histoires ; vous ne valez pas mieux que les autres . La figure de Gold s' éclaira d' un sourire assez doux . Continuez , dit _il , videz votre sac . Je trouve dégoûtant de voir des hommes s' afficher avec des femmes de cette espèce . Pour la_plupart d' entre eux il n' y a que la beauté et la toilette qui comptent . A Hollywood , une femme qui n' est pas jolie n' a aucune chance , c' est une honte ! Ne sortez pas du sujet , il est question des courtisanes , dit Peter qui paraissait très intéressé . Si vous voulez . Eh bien , les hommes n' aiment pas que les femmes leur soient supérieures : les courtisanes sont foncièrement paresseuses et n' ont pas le temps de faire autre chose que ce qu' elles font . Elles ne parlent que d' elles_mêmes , de leurs ennuis et , naturellement , de leur beauté . Les hommes aiment ça : il n' est plus question de concurrence . Ils peuvent se prendre pour de grands hommes pendant que ces filles les considèrent probablement comme des raseurs . Mais qu' importe ? Tout ce qu' elles cherchent , c' est à s' amuser à leurs dépens . Très intéressant , dit Gold , mais dans tout cela je ne vois pas une idée de film . Cela pourrait être une critique des hommes , dit Carol . Le titre est excellent , même si l' intrigue ne vaut rien pour l' écran . Demandez à Clive de vous écrire une bonne satire bien féroce contre les hommes et pensez au succès que cela aura auprès des femmes … après tout , elles forment la majorité de notre public . Qu' en dites _vous ? me demanda Gold . Je regardai Carol sans rien dire . Non seulement elle venait de me donner une idée , mais elle avait réveillé mon imagination endormie depuis si longtemps . Maintenant , je savais ce que j' allais faire - ça m' était venu tout d' un coup - j' allais écrire l' histoire d' Eva et en faire un film . Epatant , dis _je très excité . Oui , oui , je me sens capable de faire ça . Carol me regarda et se mordit la lèvre . Nos regards se croisèrent et je sentis qu' elle m' avait deviné . Détournant vivement les yeux , je dis à Gold : Comme le dit Carol , le titre est bon et le sujet … Vous permettez que je me sauve ? dit Carol brusquement en repoussant sa chaise . J' ai une affreuse migraine … je la sentais venir depuis le commencement du dîner … Peter fut debout à côté d' elle avant que j' aie pu faire un geste . Vous avez trop travaillé , dit _il . RG { 1 vous excusera … n' est _ce pas ? Les yeux jaunes avaient repris leur expression ensommeillée . Allez vous coucher , dit _il un peu sèchement , M Thurston et moi nous restons . Reconduisez _la , Peter . Je me levai : C' est moi qui la reconduirai , dis _je un peu agacé et vaguement inquiet . Venez , Carol . Elle secoua la tête . Restez avec M Gold , dit _elle sans me regarder . Accompagnez _moi , Peter . Comme elle se retournait , je posai la main sur son bras . Qu' est _ce qui ne va pas ? dis _je en essayant de paraître calme . Ai _je dit quelque chose qui … Oh ! laissez _moi partir et tâchez de comprendre , Clive , me dit _elle en me regardant dans les yeux . Ça y est , pensai _je ; elle sait tout ; je ne peux rien lui cacher , elle lit en moi comme dans un livre ouvert . Il y eut un silence gêné ; Gold contemplait ses mains grasses en fronçant les sourcils , Peter tenait la cape de Carol et attendait . Eh bien , si c' est comme ça … dis _je , et je fus surpris de la dureté de ma voix . Oui , fit _elle avec un sourire forcé , c' est comme ça . Bonsoir , Clive . Bonsoir . Peter salua de la main : A tout à l' heure au club , RG Et ils partirent . Gold semblait réfléchir en examinant la cendre de son cigare . Je me rassis . Les femmes sont bizarres , hein ? dit _il . Vous êtes très bien ensemble , n' est _ce pas ? Nous nous connaissons depuis pas mal de temps , répondis _je . Je n' avais pas l' intention de parler de Carol avec quelqu’un que je voyais pour la première fois . Il pinça les lèvres et rabaissa les sourcils . Son idée est bonne . Une satire sur les hommes … Des anges en manteaux de fourrure … Ça ferait recette … Comment verriez _vous ça ? Il faudrait camper un type de grue , dis _je en me renversant sur ma chaise et en pensant à Eva sans pouvoir écarter complètement Carol de mon esprit . Et puis montrer les hommes qui lui passent par les mains , le pouvoir qu' elle exerce sur eux … et pour finir sa rédemption . Et qui serait le rédempteur ? Un homme … Quelqu’un de plus fort qu' elle . Gold secoua la tête . C' est faux du point de vue psychologique , Carol pourrait vous le dire . Si votre personnage est une vraie grue , elle ne peut être sauvée que par une autre femme . Ce n' est pas mon avis , dis _je en m' entêtant . Ce pourrait parfaitement être un homme . Si on peut rendre une femme amoureuse , je suis convaincu qu' elle n' a plus de défense et qu' on peut en faire ce que l' on veut . Il secoua la cendre de son cigare sur une assiette . Nous ne devons pas la voir de la même façon , dit _il . Décrivez _moi votre type de grue . Je vais vous en décrire une à laquelle je pense ; c' est la seule qui m' intéresse parce_que je la connais . Elle existe , je peux l' étudier . Allez _y . Cette femme _là ne vit que des hommes ; elle a beaucoup d' expérience et un égoïsme féroce . Les hommes ne comptent pour elle que dans la mesure où ils lui donnent de l' argent . J' écrasai le bout de ma cigarette dans le cendrier . Voilà mon type de grue . Intéressant , fit Gold , mais trop difficile . Vous n' y connaissez rien : une femme comme celle_là serait incapable de tomber amoureuse , elle ne saurait même plus ce que c' est que l' amour . Il leva les yeux et me regarda fixement . Vous dites que vous en connaissez une ? Je l' ai rencontrée . Je ne peux pas encore dire que je la connais , mais je vais m' y mettre . Une expérience en somme ? Je ne tenais pas à lui en dire trop ; il aurait pu en parler à Carol . Simplement dans un but littéraire , dis _je d' un ton indifférent . Dans mon métier , on est obligé de fréquenter des gens de toute sorte . Ou … i ( Il se mit à tirer sur son cigare . Dites _moi , vous n' avez pas l' intention d' essayer de la rendre amoureuse de vous ? J' ai autre chose à faire , dis _je assez sèchement . Ne prenez pas mes paroles de travers , dit _il en agitant les mains . Mais vous avez dit que vous vous serviriez de cette femme comme modèle et aussi que si vous arriviez à vous faire aimer d' elle vous pourriez en faire n' importe quoi . C' est bien ça , n' est _ce pas ? J' acquiesçai d' un signe de tête . Alors , comment pouvez _vous être sûr d' avoir raison , sinon en faisant l' expérience vous_même ? Moi , je prétends que votre modèle est incapable d' aimer et c' est un raisonnement qui tient debout , tandis_que vous ne faites que de la théorie . Je reculai ma chaise . Je venais de voir le piège qu' il me tendait : il fallait ou que je rétracte ou que j' avoue mes projets . Attendez , ne dites rien , dit Gold . Laissez _moi parler d’abord . Il vaut toujours mieux voir clair avant de s' engager . Nous allons prendre un cognac , c' est exactement ce qu' il faut pour accompagner une conversation de ce genre . L' ordre donné au sommelier , il rentra la tête dans les épaules et s' accouda sur la table . Ça m' intéresse , dit _il . J' aime le titre Des anges en manteaux de fourrure , et l' idée d' une satire sur les hommes me plaît . Il y a assez longtemps que je n' ai pas sorti un film psychologique , mais c' est bon , ça plaît aux femmes , et , comme le dit Carol , notre public est surtout composé de femmes . Il sortit un étui de sa poche . Un cigare , monsieur Thurston ? Je n' en avais pas réellement envie , mais je l' acceptai en me disant que Gold n' offrait sans doute pas des cigares à tout le monde . Ils me coûtent cinq dollars pièce , dit _il . On les fabrique exprès pour moi ; je suis sûr que vous le trouverez bon . On apporta le cognac , il le huma . Parfait , dit _il avec un soupir en prenant le verre dans ses mains pour le chauffer . Je pris tout mon temps pour couper soigneusement mon cigare et pour l' allumer ; il était doux , moelleux , savoureux . Ce qui m' intéresserait , reprit Gold , c' est une histoire vraie . J' aime assez votre idée de prendre pour modèle quelqu’un que vous connaissez ; ce sera plus vivant . Vous n' aurez qu' à bien saisir la ressemblance et à l' exprimer sur le papier . Mais je voudrais vous voir aller encore plus loin , je voudrais que vous vous mettiez dans la peau de votre sauveur , que vous preniez effectivement sa place . Franchement , monsieur Gold … Laissez _moi finir . Il se peut que les choses ne s' arrangent pas comme vous le pensez , mais ça ne fait rien , le résultat sera psychologiquement vrai . Vous avez de l' expérience , vous avez dû avoir beaucoup de succès féminins ; ne trouvez _vous pas que cette femme serait un adversaire digne de vous ? Pourquoi ne pas la rendre amoureuse de vous ? Ce serait extrêmement intéressant . Je ne répondis pas . Il était en train de suggérer exactement ce que je me promettais de faire . Néanmoins , la pensée de Carol me gênait . Je suis disposé à acheter une histoire comme celle_là , poursuivit Gold tranquillement . De toute manière , ça en vaudrait la peine . Bien entendu l' aventure resterait strictement entre nous deux et la femme en question ; personne n' en saurait rien . Nous nous regardâmes et je vis qu' il comprenait que j' étais gêné à cause de Carol . J' avoue y avoir pensé un moment , dis _je , mais il y a quelque risque à fréquenter intimement une femme d' aussi mauvaise réputation . Un sourire fugitif passa dans ses yeux et j' eus l' impression désagréable qu' il lisait en moi . Alors , c' est entendu ? dit _il en levant les sourcils . Oui , à titre d' expérience professionnelle , dis _je . Seulement , je ne voudrais pas perdre mon temps sans quelque compensation . Résumez _moi l' idée en quelques mots . Eh bien , voilà , fis _je au bout d' un instant . Ce sera l' histoire d' une fille de joie qui exploite les hommes . Je m' arrangerai pour que l' Association des Vieilles Demoiselles ne puisse pas pousser les hauts cris . Ce qu' il faut bien montrer , c' est qu' elle reçoit de l' argent et des cadeaux des hommes qui ont envie d' elle . Puis survient dans sa vie un type d' homme entièrement différent et le drame commence . Au début , il fait comme les autres et il s' éprend d' elle , mais bientôt il se rend compte de ce qu' elle est et il décide de la battre à son propre jeu . Il y parvient . Alors , dégoûté , il la quitte et disparaît . Je verrais assez bien un couple dans le genre de Scarlett O’Hara et Rhett Butler . Et vous croyez vraiment que ça peut se passer comme ça ? dit Gold jouant l' incrédulité . Mais , certainement . C' est une question de volonté . Moi , je ne le crois pas . Pas avec la femme que vous m' avez décrite , en tout cas . On peut toujours essayer . Comme vous le dites , ça donnera de toute façon un scénario intéressant . Gold réfléchit . Oui , c' est possible . Entendu , je marche . Deux mille dollars pour le scénario et si ça me plaît vous aurez cinquante mille dollars pour les dialogues complets . Vous pourrez vous faire aider par le studio si vous voulez , c' est votre affaire . J' avais du mal à cacher mon émotion . Vous voudrez bien me confirmer cela par écrit ? Certainement . Je dirai au bureau qu' on se mette en rapport avec vous . Comme délai , je vous demande trois mois . Si je ne réussis pas en trois mois , il sera inutile de perdre davantage de temps . Convenu , trois mois . Ce sera intéressant . Quelque chose de pris sur le vif . Vous allez vous lancer dans une aventure amusante . Il appela le garçon . Maintenant il faut que j' aille au club . Venez _vous avec moi , monsieur Thurston ? Merci , mais j' aime autant pas . Vous m' avez donné beaucoup à réfléchir et il faut que je dresse mes batteries . Il signa l' addition , distribua les pourboires et se leva . Bonsoir , me dit _il ; on vous écrira au bureau dans deux ou trois jours . Et il partit , tête baissée , les mains profondément enfouies dans ses poches . Des têtes se tournèrent vers lui , plusieurs hommes assis à une table près de la porte lui firent des signes ; il sortit sans regarder personne . Je saisis mon verre . A ta santé , Eva , et aux cinquante mille dollars , me dis _je en moi_même . VII Pendant deux semaines il me fut impossible de rencontrer Carol . Je téléphonais tous les jours , matin et soir , on me répondait chaque fois qu' elle était au studio , ou chez M Gold . Cherchait _elle à m' éviter ou bien était _elle absorbée par son travail , je l' ignorais et je ne m' en serais pas autrement soucié si je ne m' étais pas rappelé la façon dont elle m' avait quitté l' autre soir . Il lui arrivait souvent de disparaître pendant toute une semaine quand elle avait du travail , mais cette fois _ci , j' étais inquiet ; j' avais conscience de l' avoir blessée et de lui avoir fait de la peine . En général , le meilleur moyen d' apaiser une femme en colère est de la laisser seule , mais Carol ne ressemblait pas aux autres femmes et il fallait la traiter autrement . J' aurais voulu m' expliquer avec elle , l' assurer qu' il n' y avait pas de quoi être fâchée , mais je n' étais pas très sûr de la convaincre . Naturellement , j' aurais pu aller la voir au studio , mais je préférais lui parler au téléphone sans qu' elle puisse me voir . Comme je l' ai déjà dit , il était très difficile de lui mentir et si je voulais la persuader qu' il n' y avait rien entre Eva et moi , il fallait prendre beaucoup de précautions . C' est pourquoi je continuai à lui téléphoner et à lui laisser des messages plutôt que d' aller au studio . Je m' étais installé dans mon appartement , au grand déplaisir de Russell qui comptait me voir rester aux Trois Points pendant encore au moins un mois . Je pensais beaucoup à Eva . Trois jours après notre entrevue , j' allai en voiture avenue Laurel _Canyon et passai devant sa maison . Je ne m' arrêtai pas parce_qu' elle n' était pas éclairée , mais j' éprouvai un étrange plaisir rien qu' à la revoir . Le quatrième jour , tout de suite après le déjeuner , je l' appelai au téléphone . Ce fut Marty , la bonne , qui répondit : elle voulait savoir qui téléphonait . C' est M Clive , dis _je après un moment d' hésitation . Je regrette beaucoup , dit _elle . Miss Marlow est occupée ; puis _je lui faire une commission ? Non , je rappellerai . Ce ne sera pas long . Je lui dirai que vous avez téléphoné . Je remerciai en faisant une grimace . Pourquoi ? Comme si je ne savais pas quel métier elle faisait ! Je ne retéléphonai pas ce jour _là et passai la journée sans pouvoir travailler . Je pensai à Gold et essayai de mettre sur le papier le plan du scénario dont nous avions parlé . Rien à faire . Impossible d' avancer tant que je ne connaîtrais pas mieux Eva . Russell dut me trouver insupportable ; il avait l' habitude de me voir sortir toute la journée et d' être libre dans l' appartement . Or , je ne faisais qu' errer entre ma chambre , le salon et mon bureau . J' avais rendez_vous le soir avec Clare Jacoby , la chanteuse , et bien que je ne fusse guère d' humeur à écouter son bavardage , je ne pus éviter de m' y rendre . Je rentrai chez moi peu après minuit , soûl et de mauvaise humeur . Russell m' attendait ; je l' envoyai se coucher dès qu' il m' eut servi un whisky . Puis j' appelai Eva . J' écoutai longtemps le ronronnement de l' appareil ; pas de réponse . Je raccrochai rageusement et allai me déshabiller . Une fois en pyjama et en robe de chambre , je retournai au salon pour téléphoner ; il était une heure moins vingt . Allô ? Allô , vous_même . Au son de sa voix , je sentis ma bouche devenir sèche . Il est très tard , vous savez , Clive . Elle avait bien dit qu' elle reconnaîtrait ma voix , mais je ne l' avais pas crue . Un bon point pour elle . Comment ça va ? Très bien . J' attendis , pensant qu' elle allait ajouter quelque chose , mais la ligne restait silencieuse . Par la suite , je pus constater que les communications téléphoniques avec Eva marchaient souvent très mal ; cela expliquait sa façon de ne dire que des choses non compromettantes et de s' en tenir aux monosyllabes . Allô , repris _je au bout d' un moment . Etes_vous toujours là ? Oui . Sa voix paraissait lointaine et sans timbre . Je croyais qu' on nous avait coupés . Le livre que je vous ai envoyé vous a _t _il plu ? Un long silence , puis un bruit de voix comme si elle parlait à quelqu’un . Qu' est_ce_que c' était ? demandai _je . Je ne peux pas vous répondre maintenant , je suis occupée . Une rage folle me saisit . Bon Dieu ! m' écriai _je , vous travaillez donc nuit et jour ! Mais elle avait déjà raccroché . Le tic_tac de la pendule me parut résonner étrangement fort tandis_que je restais dans mon fauteuil , les mains crispées sur l' appareil . Je demeurai ainsi si longtemps , qu' on m' appela du central pour me prier de raccrocher . Après l' avoir fait , je finis mon verre et éteignis toutes les lumières sauf une ; puis je me pelotonnai dans mon fauteuil et allumai une cigarette . Je restai là près d' une heure à réfléchir : il faisait déjà presque jour quand je commençai à comprendre qu' Eva promettait de me donner plus de fil à retordre que je ne me l' étais figuré . Et mon contrat avec Gold ! Depuis quatre jours je n' avais pas fait un pas . La façon dont elle avait raccroché montrait bien que je ne représentais encore rien pour elle . Pas même un mot d' excuse : Je ne peux pas vous répondre , je suis occupée , voilà , c' est tout ! Je serrai les poings . Je n' oserais pas traiter ainsi même un domestique , pensai _je . Malgré ma colère , son indifférence ne me donnait que plus envie de la revoir . Pendant ces deux semaines où je n' avais pas vu Carol , j' étais allé trois fois chez Eva . Inutile de m' étendre sur ces visites qui s' étaient passées pratiquement comme la première : nous avions échangé , d' un air gêné , quelques propos insignifiants , et je l' avais quittée au bout d' un quart d' heure sans oublier de laisser deux billets de vingt dollars sur la commode . En dépit de mes efforts pour gagner sa confiance , elle était restée figée et méfiante ; je me rendais compte que pour arriver à quelque chose , il me faudrait employer des méthodes plus directes . Finalement , j' arrêtai mon plan . Le lendemain matin j' entrai dans la salle à manger où m' attendait Russell prêt à servir le petit déjeuner . Je voyais bien que ma situation vis_à_vis de Carol le tourmentait , cela se devinait à ses regards chargés de reproches . Téléphonez donc à Miss Carol , lui dis _je en jetant un coup d' oeil sur mon courrier . Si elle est chez elle , je lui dirai un mot . Je parcourus les titres des journaux ; rien d' intéressant . Russell murmura quelque chose dans l' appareil , puis secoua la tête et raccrocha . Elle est sortie , me dit _il d' un air consterné . Pourquoi monsieur n' irait _il pas jusqu' aux studios ? Je n' ai pas le temps , dis _je sèchement . Et en outre qu' est_ce_que ça peut vous faire ? Il poussa les toasts vers moi . Miss Carol est une gentille personne et je n' aime pas la voir maltraitée , monsieur . Je le regardai avec résignation . Cela faisait deux ans qu' il était à mon service : je l' avais trouvé dans un bar à Los_Angeles le soir même de mon arrivée ; je cherchais un appartement mieux situé que le mien et il me sembla que Russell , malgré ses vêtements élimés , ferait un valet de chambre idéal . Avec ses cinquante ans , ses cheveux tout blancs , son visage gras et rose , sa démarche digne , il faisait penser à un évêque anglais . Je lui payai un verre et l' écoutai me raconter sa pitoyable histoire : il avait été employé pendant plusieurs années dans un bureau à New_York et puis , brusquement , l' affaire avait fait faillite et on l' avait renvoyé . Grand amateur de cinéma , il était venu à Hollywood dans l' espoir de jouer de petits rôles - tout au moins des rôles de majordome ou de maître d' hôtel stylé - et il avait fait le tour de toutes les agences . Naturellement il n' avait rien trouvé et il en était à son dernier dollar . Une impulsion me fit lui offrir d' entrer à mon service ; il accepta d' emblée . Je reconnus vite qu' il faisait son travail à la perfection et une fois convenablement habillé , il devint de loin le plus décoratif des domestiques d' Hollywood . Son seul défaut était sa manie de se mêler de mes affaires . Il m' arrivait parfois de suivre ses conseils - sans le lui avouer - mais j' avais toutes les raisons de penser qu' il était très au courant de mes affaires et même de ma vie privée . Ainsi , selon vous , je ne traite pas Miss Carol comme je le devrais ? dis _je en beurrant mon toast pour éviter son regard . Non , monsieur . Je pense que vous devriez aller la voir et qu' elle mérite plus d' égards que vos autres amies . Vous fourrez encore une fois votre nez dans ce qui ne vous regarde pas . Miss Carol est très occupée en ce moment et elle n' a pas le temps de sortir . D' ailleurs , je ne la néglige pas ; rappelez _vous que depuis deux semaines je lui téléphone deux fois par jour . Tout ce que je puis vous dire , monsieur , c' est qu' elle vous évite et que vous ne devriez pas le permettre . Et moi je pense , Russell , que vous devriez aller faire ma chambre , dis _je froidement . Je n' ai plus besoin de rien pour le moment . C' est Miss Marlow , c' est une professionnelle , n' est _ce pas , monsieur ? Qu' est_ce_que vous en savez ? lui dis _je stupéfait . Son visage prit une expression presque pieuse . En qualité de serviteur d' un gentleman , dit _il non sans quelque emphase , il est de mon devoir de connaître la vie . Si je puis me le permettre , je dirai que son nom seul est une indication assez claire . Ah ! vraiment ? fis _je en m' efforçant de garder mon sérieux . Et puis après ? Ses sourcils blancs remontèrent tout en haut de son front . Je ne puis que vous mettre en garde , monsieur Clive . Ce genre de femmes n' a jamais fait de bien à personne et , si j' ose dire , toute relation suivie avec elles ne peut qu' entraîner de graves dangers . Bon , ça suffit , allez à votre travail , dis _je , trouvant que cette conversation avait assez duré . Mes rapports avec Miss Marlow n' ont d' autre but que de me documenter en vue d' un film de cinéma que M Gold m' a commandé . C' est bien étonnant , monsieur . J' avais toujours pris M Gold pour un homme avisé et il ne viendrait à l' esprit d' aucune personne sensée de faire un film sur un pareil sujet . Avec votre permission , monsieur , je vais aller faire votre chambre . Je le regardai sortir de son allure digne et me mis à réfléchir . A première vue , Russell avait raison ; pourtant Gold s' était formellement engagé . Je cherchai dans mon courrier s' il y avait une lettre du studio . Non . Peut_être était _ce encore un peu tôt . J' allai m' asseoir à mon bureau pour vérifier mon compte en banque et fus surpris de le trouver si diminué . Avec quelque hésitation je jetai les factures au panier . Tant pis , on verra plus tard . Puis j' appelai Merle Bensinger , mon agent littéraire , au téléphone : Dites donc , Merle , dis _je dès qu' elle fut au bout du fil , qu' est _ce qui se passe pour Rain Check ? Je n' ai rien reçu cette semaine . J' allais justement vous écrire à ce sujet , Clive . Merle avait une voix claire et métallique qui m' impressionnait toujours un peu ) . La troupe est en congé pour huit jours . Ils ne l' ont pas volé , les pauvres : voilà vingt semaines qu' ils jouent sans arrêt . Et alors moi , je n' ai qu' à mourir de faim pendant qu' ils se gobergent , dis _je furieux . Pas d’autres rentrées ? Et mes bouquins ? Vous savez bien , Clive , qu' il n' y a rien à attendre avant septembre . Ce n' est qu' en septembre qu' on règle les comptes chez Sellick . Oui , je sais , je sais , dis _je impatiemment . En tout cas , Merle , si de ce côté vous ne pouvez rien , écoutez au moins ce qui m' arrive : Gold m' a offert un contrat . Je lui ai présenté un scénario , il y a quinze jours , et il m' en offre cinquante mille dollars . Mais c' est magnifique ! s' écria _t _elle d' une voix encore plus métallique . Voulez _vous que je m' en occupe ? Je pense que cela vaut mieux , oui , dis _je sans grande conviction . Les dix pour cent qu' elle touchait représentaient pour moi une perte de cinq mille dollars , mais Merle connaissait son métier et elle saurait me défendre si Gold essayait de me rouler . Oui , occupez _vous _en ; je vous enverrai la correspondance dès que je l' aurai reçue . Et le nouveau roman , avance _t _il ? On verra ça plus tard . Pour le moment , je pense à Gold . Mais , Clive ! Sellick compte sur votre nouveau roman pour la fin du mois ! Eh bien , il attendra . Je vous dis que je n' ai pas le temps . Il y eut un silence , puis elle reprit : Est _il commencé au moins ? Non . Que Sellick aille au diable , si ça lui plaît . Ce qui m' intéresse , ce sont les cinquante mille dollars de Gold . Je vais être obligée d' avertir M Sellick . Il va être déçu . Vous savez qu' il a commencé sa publicité , Clive ? Avertissez le pape si vous voulez , je m' en fiche éperdument , mais pour l' amour de Dieu , Merle , ne me cassez pas les oreilles avec Sellick , dis _je d' un ton sec . Je commençais à m' énerver . Vous ne trouvez pas que l' offre de Gold est plus intéressante ? Au point de vue argent , certainement , dit _elle lentement . Seulement , il y a quelque temps que vous n' avez rien écrit et il faut penser à votre réputation . Ne vous inquiétez pas , je m' en charge . Elle parut se rappeler tout à coup quelque chose : Oh ! Clive , j' ai reçu une offre du Digest ; ils demandent un article sur les femmes d' Hollywood . Trois mille dollars pour quinze cents mots . Voulez _vous le faire ? Il était assez rare que Merle m' offrît quelque chose ; sa proposition me plut . Certainement , dis _je . Pour quand ? Pourriez _vous me le donner aujourd’hui ? Leur lettre remonte déjà à quelques jours et ça devient urgent . Voilà qui était déjà moins bien . La vérité était qu' elle avait dû le proposer à d’autres et jusqu' ici _sans succès . Bien entendu . Je vous l' enverrai par Russell demain matin de bonne heure . Au revoir . Russell entra juste à ce moment pour desservir . J' ai un article à faire pour le Digest , lui dis _je . Est_ce_que j' ai des rendez_vous aujourd’hui ? Russell était toujours ravi quand je lui posais cette question . Vous avez donné rendez_vous à Miss Selby pour trois heures , monsieur , et ce soir vous devez dîner avec M et Mme Henry Wilbur . Bien . Pour Miss Selby , aucune importance : c' est une petite raseuse ; vous lui direz que j' ai dû m' absenter . L' après_midi devrait me suffire si on ne me dérange pas . Je dînerai avec les Wilbur . Je le laissai tournailler dans la pièce et montai m' habiller . Lorsque j' eus fini , il était midi : c' était l' heure d' appeler Eva . La sonnerie retentit longtemps avant qu' elle répondît . Enfin , j' entendis sa voix ensommeillée . Allô , bonjour , est_ce_que je vous réveille ? Oui , Clive , je dormais comme un plomb . Alors , excusez _moi , mais vous savez l' heure ? Vous n' avez pas honte ? Vous devriez savoir que je ne me lève jamais avant midi . Tiens ! elle prononçait des phrases entières , c' était déjà un progrès . Je pris mon souffle . Eva , est_ce_que ça vous ferait plaisir de passer un week_end avec moi ? Un long silence , puis : Si ça vous fait tant de plaisir … d' une voix molle et indifférente . Nous pourrions aller au théâtre . Que diriez _vous de cette semaine ? Si vous voulez . Elle aurait pu montrer un peu plus d' enthousiasme , pensai _je avec colère . Parfait , dis _je tout haut en dissimulant ma déception , où voulez _vous dîner ? Où vous voudrez . Un silence , et elle reprit : Mais pas … Suivit une liste de restaurants et d' hôtels qui me laissa complètement éberlué . Mais en dehors de ceux_là , il ne reste rien , protestai _je . Pourquoi pas le Brown Derby , par exemple ? Non , pas là , dit _elle . Ni aucun des autres que je viens de citer . Bon , très bien , dis _je , comprenant qu' en insistant je n' aboutirais qu' à un refus . Je vous enverrai un mot . Alors , c' est entendu pour samedi ? Oui , fit _elle en raccrochant avant que j' aie pu exprimer ma joie . VIII En tournant le coin de l' avenue Beverly et du boulevard Fairfax , j' aperçus un grand rassemblement ; une foule de gens et de voitures encombrait la chaussée . Pensant qu' un accident venait d' arriver , je me rangeai le long du trottoir et attendis ; mais la foule ne cessait d' augmenter . En marmonnant un juron , je sautai de la voiture pour voir ce qui se passait . Un petit roadster était planté en travers de la chaussée , son pare_chocs complètement tordu . Quatre hommes poussaient sur le trottoir une grosse Packard noire avec un phare écrasé , de nombreuses égratignures et un pneu à plat . Peter Tennett était debout au milieu d' un groupe d' hommes qui gesticulaient . L' air ennuyé et furieux , il discutait avec un homme d' un certain âge . Bonjour , Peter , fis _je en jouant des coudes à travers la foule . Puis _je vous aider ? En me voyant , son visage s' éclaira . Vous avez votre voiture , Clive ? Oui . Elle est rangée là_bas . Qu' est _ce qui s' est passé ? De la main , il désigna la Packard . Je venais de démarrer quand ce monsieur est venu se jeter en plein dans mes roues . Le monsieur âgé marmonna quelques mots où il était question de freins ; il était pâle et paraissait très ému . Sur ce , on entendit le beuglement de la sirène de la police et une voiture vint s' arrêter près de nous . Un gros agent au visage rouge en sortit et se fraya un passage parmi les spectateurs . Tout de suite il reconnut Peter . Qu' est _ce qui se passe , monsieur Tennett ? Je me suis fait tamponner , dit Peter , mais je ne veux pas d' histoires . Si ce monsieur ne réclame rien , la question est réglée en ce qui me concerne . L' agent regarda le vieux monsieur d' un oeil sévère . Eh bien , si M Tennett est d' accord , autant pour moi , dit _il . Et vous ? D' accord aussi , dit le monsieur en s' éloignant . Peter regarda sa montre . Voulez _vous faire le nécessaire , chef ? Je suis déjà en retard pour le studio . OK monsieur Tennett . Je vais téléphoner pour vous au garage . Peter le remercia et vint me rejoindre . Ça ne vous dérange pas trop de me conduire au studio ? Avec plaisir , dis _je . Vous n' avez rien ? Vous en êtes sûr ? Non , moi , ça va , dit Peter en riant . Mais c' est ce pauvre vieux qui ne va pas ; j' espère que quelqu’un s' occupe de lui . J' entendis une jeune fille dire à la petite blonde qui était près d' elle : C' est Peter Tennett , le cinéaste . Je le regardai en souriant , mais lui n' avait rien entendu . Pendant que nous roulions vers le studio , Peter me dit : Qu' est_ce_que vous êtes devenu , Clive ? Voilà des jours que je ne vous ai vu . J' ai traîné à droite et à gauche , dis _je . Comment marche le film ? Il leva les bras en l' air . On va enfin s' y mettre sérieusement . Les premières semaines sont toujours les pires ; il est encore trop tôt pour savoir ce que ça donnera . Il salua de la main Corrine Moreland , la star , qui passait dans un roadster crème . Je voulais vous téléphoner , Clive ; je suis rudement content que vous travailliez pour RG Ah ! il vous l' a dit ? Il m' a dit qu' il vous avait demandé d' étudier l' idée de Carol , mais sans me donner de détails , je me demande pourquoi . J' y travaille en ce moment , dis _je en esquivant la question . Je ne peux pas vous en dire davantage parce_que c' est encore assez vague dans mon esprit . Mais est _ce vraiment sérieux ? Généralement Gold me parle toujours de ses projets et cette fois il fait le mystérieux . Dès que ça prendra tournure , je vous en parlerai , dis _je . Je ralentis devant la grille du studio . Le gardien vint ouvrir et salua Peter à notre passage . C' est bien vrai que je ne vous écarte pas de votre chemin ? me demanda Peter tandis_que nous roulions presque au pas dans la grande allée bordée de palmiers qui mène aux ateliers . Si ça ne vous fait rien , je vais vous laisser ici , dis _je en freinant . J' ai un travail fou , et … Je m' arrêtai parce_que Carol venait de surgir à côté de nous . Bonjour , fis _je en souriant et en la saluant chapeau bas . Elle portait une chemisette brune et un pantalon brique ; ses cheveux étaient entortillés dans un turban couleur de flamme . Elle était nette , chic et pittoresque . Bonjour , Clive ? Est _ce moi que vous veniez voir ? Il le fallait bien , dis _je en descendant de voiture . Savez _vous que je vous ai téléphoné deux fois par jour ? Peter nous interrompit : Je vous laisse tous les deux . Merci de votre aide , Clive , et il disparut dans le grand bâtiment vitré où se trouvent les bureaux . Carol glissa vivement sa main dans la mienne . Excusez _moi , Clive , j' ai été très fâchée contre vous . Je le sais , dis _je tout en pensant qu' elle était vraiment charmante . C' est ma faute . Allons quelque part où nous puissions causer . Vous m' avez beaucoup manqué . Vous aussi , dit _elle en passant son bras sous le mien . Venez dans mon bureau , nous y serons tranquilles . Comme nous nous dirigions vers les bâtiments , un groom arriva en courant : Miss Rae , dit _il d' une voix essoufflée , M Highams vous demande tout de suite . Carol fit un geste d' impatience . Oh ! Clive , quelle scie ! mais venez avec moi , je veux vous présenter à M Highams . Je ne bougeai pas . Non , Carol , je ne ferais que vous gêner , vous avez à faire … Elle me tira par le bras . C' est le moment pour vous de faire la connaissance des grands chefs , me dit _elle sévèrement . Jerry Highams est quelqu’un d' important , c' est le directeur de la production , il faut que vous le connaissiez . Je me laissai faire et la suivis dans un dédale de couloirs jusqu' à une porte en acajou sur laquelle l' inscription Jerry Highams était peinte en caractères élégants . Carol entra sans frapper . Peter était assis dans un fauteuil , tenant sur ses genoux une serviette bourrée de papiers . Près de la fenêtre se trouvait un homme grand et fort avec des cheveux jaune paille et un sweater jaune plein de cendres . Je remarquai ses yeux bleu ardoise vifs , malicieux et pénétrants . Jerry , voici M Thurston , l' auteur des Anges en manteaux de fourrure et de Rain Check , dit Carol . Il me jeta un bref coup d' oeil si perçant qu' il me sembla qu' il voyait jusqu' au fond de mon crâne . Il sortit une main de la poche de son pantalon et s' avança vers moi . J' ai déjà entendu parler de vous , dit _il en me serrant la main ; RG m' a dit que vous étiez en train d' écrire quelque chose pour lui . Gold semblait parler beaucoup de moi . Je me demandai s' il fallait m' en réjouir ou non . Asseyez _vous et prenez une cigarette , reprit Highams en me désignant une chaise . Quel est le sujet de votre scénario ? Gold n' a rien voulu me dire . Demandez à Carol , dis _je . Après tout l' idée vient d' elle . Est _ce vrai , Carol ? Disons plutôt que c' est moi qui ai suggéré que Clive écrive une satire sur les hommes et qu' il se serve de son titre , Des anges en manteaux de fourrure . Highams se tourna de nouveau vers moi : Et c' est cela que vous allez faire ? Quelque chose comme ça , oui . Eh bien , ce n' est pas si mal , dit _il en lançant un regard interrogateur à Peter . L' idée est bonne , dit Peter en posant sa serviette sur le bureau . Et si Clive traite ça dans le genre de Trop tôt pour le Paradis , ça peut être formidable . Alors , pourquoi RG fait _il tant de mystères ? demanda Highams . Parce que , pour une fois , il veut vous damer le pion , dit Carol en riant . C' est bien possible , dit Highams en se caressant le menton . Ecoutez_moi , mon ami , reprit _il en pointant son index vers moi , il faut que vous compreniez bien comment ça se passe . Ce n' est pas Gold qui va tourner votre film , c' est Peter et moi ; par conséquent , montrez _moi votre scénario avant de le montrer à Gold . Je vous aiderai autant que je le pourrai ; je sais ce que nous sommes capables de faire ou de ne pas faire , tandis_que lui n' en sait rien . Et si un scénario ne lui plaît pas , il n' y a plus à y revenir . Montrez _le _moi d’abord , et nous vous le mettrons au point . Vous tenez une bonne idée , ne la gâchez pas et n' écoutez pas ce que peut dire Gold . Entendu ? Entendu . Je sentais que je pouvais me fier à lui : il était sincère , et s' il promettait de m' aider , j' étais sûr qu' il le ferait sans arrière_pensée . On frappa à la porte et en réponse à l' entrez de Highams , un petit bonhomme maigre et mal ficelé apparut sur le seuil . Suis _je en retard ? dit _il en regardant Highams d' un air inquiet . Entrez donc , dit Highams en s' avançant vers lui . Non , vous n' êtes pas en retard . Je vous présente Clive Thurston . Thurston , M Imgram . J' avais du mal à croire que ce petit homme insignifiant pût être l' auteur de Terre stérile , le roman que tous les cinéastes s' étaient disputé et que Gold s' était , disait _on , finalement adjugé pour deux cent cinquante mille dollars . Je me levai et tendis la main . Enchanté de vous connaître , monsieur Imgram , dis _je en examinant sa figure pâle et nerveuse . Il avait de gros yeux bleus saillants , le front large et de rares cheveux gris . Il me jeta un regard distrait , sourit et se retourna vers Highams : M Gold a certainement tort , dit _il avec une sorte de nervosité . J' y ai réfléchi toute la matinée : Hélène ne peut pas être amoureuse de Cansing ; ce serait ridicule ! Comment pourrait _elle aimer un type aussi compliqué ? C' est flatter bassement le goût du public pour les films qui finissent bien . Ne vous tracassez pas , dit Highams d' un ton conciliant . J' en parlerai à RG Est_ce_que vous n' aviez pas une idée à ce sujet ? demanda _t _il en s' adressant à Carol . Imgram s' avança vers elle d' un élan . Je suis sûr que vous m' approuvez , dit _il . Jusqu' ici , vous avez toujours été de mon avis . Ne croyez _vous pas que c' est tout à fait impossible … Bien sûr , dit Carol d' une voix douce . Le thème de votre roman est d' un caractère si élevé que je crois que nous pourrons garder la fin telle qu' elle est . Vous ne croyez pas . Peter ? Si , mais vous savez ce que RG pense de ce genre de fin , répondit Peter d' un air embarrassé . Je me sentais tout à fait à l' écart . Ecoutez , dis _je , je vais vous laisser … Imgram se retourna aussitôt vers moi . Excusez _moi , dit _il , mais tout cela est si nouveau pour moi que je ne puis m' empêcher de me faire du souci . Ne partez surtout pas à cause de moi ; vous pourriez peut_être nous aider . Voici ce dont il s' agit … Je l' arrêtai . J' avais déjà assez de préoccupations sans aller encore m' occuper des soucis d' Imgram . Non , dis _je , je n' ai pas de temps à perdre et je m' y connais encore beaucoup moins que vous . Quand vous reverrai _je ? demandai _je en me tournant vers Carol . Vous ne pouvez vraiment pas rester ? dit _elle d' un air déçu . Vous avez à travailler et moi aussi , dis _je . Mais prenons rendez_vous . Les trois hommes nous regardaient . Je voyais bien que Carol eût voulu me voir rester , mais j' en avais assez de les voir s' occuper exclusivement d' Imgram . Voyons , dit _elle , nous sommes jeudi . Voulez _vous demain soir ? Ce soir , j' ai encore du travail . Convenu , dis _je . Je fis un signe de tête à Highams , serrai la main d' Imgram et agitai la main dans la direction de Peter . Ne vous inquiétez pas , dis _je à Imgram , vous êtes entre de bonnes mains . Je tâchai de ne pas prendre un ton protecteur , mais j' y réussis assez mal . C' était peut_être son costume râpé qui me donnait un sentiment de supériorité . Carol m' accompagna jusqu' à la voiture . Il est si naïf et si sincère que j' ai pitié de lui , me dit _elle . Elle m' amusait avec sa mine sérieuse . Imgram ? Vous pouvez garder votre pitié ; il a eu Gold d' un quart de million de dollars , je crois . Elle eut un geste comme pour protester . RG dit qu' il n' a pas d' idées , mais il en est plein , dit _elle . Et des idées magnifiques ! Seulement Gold ne les comprend pas , il ne cesse de le tarabuster . Je suis sûre que si on le laissait tranquille , il ferait un plus beau film que tout ce que Peter et Jerry ont jamais fait . Drôle de petit bonhomme , hein ? Je l' aime bien , c' est un si brave homme . C' est déjà quelque chose , dis _je froidement . Vous avez remarqué son costume ? Ce n' est pas ça qui compte , Clive , dit _elle en rougissant un peu . Faites _en donc à votre tête , dis _je en appuyant brutalement sur le démarreur . Et ne vous fatiguez pas trop ; je viendrai demain vers huit heures . Clive ! Elle sauta sur le marchepied . Qu' est_ce_que vous avez convenu avec Gold ? Il m' a demandé un scénario , dis _je négligemment ; je vous raconterai ça demain . Sur la vie de cette femme ? Quelle femme ? dis _je en me tortillant sur mon siège . J' ai tout de suite compris que j' avais eu tort de parler de cette idée , dit _elle d' une voix étouffée . Au fond , vous ne cherchez qu' une excuse pour la voir , n' est _ce pas , Clive ? Je vous connais si bien ! Vous avez beau prétendre qu' il s' agit d' une étude de moeurs , c' est beaucoup plus compliqué que cela . Au moins , faites attention , Clive ; je ne peux pas vous en empêcher , mais , je vous en prie , soyez prudent . Je ne sais même pas de quoi vous voulez parler … commençai _je , mais elle leva la main : Chut , taisez _vous … , et elle partit en courant . Je rentrai lentement ; lorsque j' arrivai , l' horloge du garage marquait trois heures et demie . J' étais tourmenté ; malgré mon assurance , je sentais bien que je jouais un jeu dangereux . Je tenais beaucoup à Carol . Si elle n' avait pas voulu absolument travailler , si elle avait pu me consacrer un peu plus de temps , je n' aurais probablement pas cherché ailleurs . Mais j' avais trop de loisirs , il me fallait une distraction . Je me dis que je ferais mieux de ne plus penser à Eva . Quelle blague ! Même si je l' avais voulu - et ce n' était pas le cas - je ne l' aurais pas oubliée aussi facilement que cela . Une fois chez moi , je lançai mon chapeau sur la première chaise venue et entrai dans mon bureau . J' y trouvai une lettre de l' International Pictures Co que je lus soigneusement . Parfaitement correcte . Tout au plus pouvais _je m' étonner de l' insistance de Gold à vouloir que notre entente restât confidentielle ; mais cela pouvait être aussi bien dans mon propre intérêt que dans le sien . La lettre confirmait qu' il me donnerait cinquante mille dollars pour un scénario complet intitulé Des anges en manteaux de fourrure , à la condition que le thème fût conforme à ce dont nous étions convenus et après acceptation définitive de sa part . J' envoyai la lettre avec un mot à Merle Bensinger , puis je me mis en devoir d' écrire l' article pour le Digest . A première vue , les femmes d' Hollywood représentaient un sujet facile , mais , peu habitué à écrire des articles , je me mis au travail sans assurance ni enthousiasme . J' allumai une cigarette pour réfléchir , sans parvenir à concentrer mon attention . Carol me trottait par la tête : la facilité avec laquelle elle lisait en moi m' effrayait ; je ne voulais pas la perdre et pourtant je savais que c' était ce qui arriverait si je n' y prenais pas garde . Puis la pensée d' Eva vint chasser Carol de mon esprit : je songeai au week_end en perspective . Où l' emmener ? Comment se conduirait _elle ? Comment serait _elle habillée ? Et pourquoi cette crainte de se montrer en public ? Si quelqu’un devait redouter cela , ce serait plutôt moi . Je pris un journal , parcourus la liste des spectacles et décidai que nous irions au théâtre ; après quelque hésitation , il me parut que le mieux serait d' aller voir jouer Ma soeur Hélène . Un coup d' oeil à la pendule m' apprit qu' il était cinq heures et quart : je lâchai précipitamment le journal et glissai une feuille blanche dans la machine à écrire . Je tapai le titre : Femmes d' Hollywood , par Clive Thurston , en haut de la page , puis me renversai , les yeux fixés sur le clavier . Je ne savais pas comment débuter , j' aurais voulu commencer par quelque chose de fin et de spirituel , mais mon cerveau était complètement vide . Inquiétude : Eva s' habillerait _elle de façon voyante et aurait _elle un peu trop l' air de ce qu' elle était ? et si nous rencontrions Carol ? Je n' avais jamais vu Eva habillée et j' ignorais ses goûts . Je conclus qu' il me faudrait dénicher un petit restaurant où je ne serais pas connu et où je ne risquerais pas d' être vu . J' allumai une autre cigarette et essayai de nouveau de concentrer mon attention sur mon article . A six heures , je n' avais pas encore écrit une ligne et je commençais à m' énerver . D' un geste brusque je tirai la machine vers moi et me mis à taper des mots avec l' espoir qu' ils signifieraient quelque chose . A sept heures , je ramassai les feuillets et les attachai avec une épingle sans prendre la peine de les relire . Russell vint m' annoncer que mon bain était prêt ; il jeta un coup d' oeil approbateur sur le manuscrit que je tenais à la main . Monsieur est _il content ? me dit _il d' un ton encourageant . Oui , répondis _je en gagnant la porte . Je le relirai en rentrant et vous pourrez le porter à Miss Bensinger demain matin à la première heure . Je ne rentrai de chez les Wilbur qu' à une heure et quart du matin ; la soirée avait été agréable et j' avais la tête un peu lourde à cause de tout le Champagne que j' avais bu . J' oubliai complètement l' article qui était resté sur ma table et montai tout droit me coucher . A neuf heures , Russell me réveilla . Excusez _moi de vous déranger , monsieur ; puis _je porter l' article à Miss Bensinger ? Je me redressai avec un grognement ; j' avais la tête lourde et la bouche comme pleine de sciure . M … , fis _je , j' ai oublié de le relire . Apportez _le _moi , Russell , je vais le faire tout de suite . Lorsqu' il rentra avec le manuscrit , je venais d' avaler ma première tasse de café . Le temps de donner un coup à vos chaussures et je reviens , dit _il . Je lui fis signe de se retirer et me mis à lire ce que j' avais écrit . Deux secondes plus tard , j' étais hors du lit et galopant dans l' escalier vers mon bureau . Impossible d' envoyer ça à Merle , ça ne tenait pas debout ; c' était si mauvais que je pouvais à peine croire que ce fût de moi . Je m' attelai à la machine , mais la tête me faisait mal et j' étais incapable d' aligner deux phrases . Au bout d' une demi_heure , j' étais fou furieux ; pour la quatrième fois , j' arrachai la feuille et la jetai à terre avec un juron . Russell passa la tête dans la porte . Il est dix heures passées , dit _il d' un ton d' excuse . Fichez _moi le camp ! criai _je . Allez _vous _en et , pour l' amour de Dieu , laissez _moi tranquille . Il sortit à reculons , l' air ébahi . Je me remis à taper . A onze heures ma tête menaçait d' éclater et je bouillais de colère . Le sol était jonché de papiers froissés . Rien à faire ; j' étais incapable d' écrire cet article . D' affolement , de rage et d' humiliation , je faillis attraper la machine et la lancer à terre . Là_dessus , le téléphone se mit à sonner . Quoi , qu' est_ce_que c' est ? fis _je d' un ton rogue . J' attends toujours l' article pour le Digest … commença Merle d' un ton plaintif . Eh bien , continuez à attendre ! criai _je hors de moi . Pour qui me prenez _vous ? Pensez _vous que je n' aie rien d' autre à faire qu' à m' occuper de votre c … rie d' article pour le Digest ? Qu' ils aillent se faire f … Ils n' ont qu' à l' écrire eux _mêles s' ils sont pressés ! Et je raccrochai . IX Ce soir _là , je n' allai pas chez Carol ; cela ne me disait rien . Rien ne me disait depuis que j' avais envoyé promener Merle . Une fois calmé , je m' étais rendu compte de ma sottise : Merle était le meilleur agent littéraire d' Hollywood ; écrivains et stars se la disputaient ; tout le monde savait qu' elle ne s' intéressait qu' aux gens dont les salaires atteignaient au moins cinq chiffres de sorte que c' était déjà une bonne publicité que de l' avoir pour agent . Après la manière dont je lui avais répondu , il était probable qu' elle allait me laisser tomber et le moment était mal choisi . En fait , je ne pouvais pas me passer d' elle ; je lui téléphonai donc . Sa secrétaire me répondit qu' elle était absente et qu' on ne savait pas à quelle heure elle rentrerait ; le ton de sa voix dénotait une parfaite indifférence . Mauvais pour moi , cela . Alors , j' écrivis un mot à Merle pour m' excuser en mettant mon attitude sur le compte d' un lendemain de fête et en disant que j' espérais qu' elle me pardonnerait . Bref , c' est tout juste si , dans ma lettre , je ne lui baisais pas les pieds ; et je l' envoyai par porteur . Après le déjeuner , ça allait très mal . L' idée de passer à côté de trois mille dollars m' était déjà assez désagréable , mais le pis était de penser que j' étais incapable d' écrire rapidement un article tout simple . Voilà qui était plus grave et qui me disait plus sûrement que tout que je manquais des qualités d' un véritable écrivain . J' avais la gorge serrée comme si j' avais avalé un hameçon . De toute façon , je n' avais pas envie de passer la soirée avec Carol ; elle n' aurait pas manqué de faire allusion à Eva et j' avais les nerfs trop à vif pour le supporter . Je lui téléphonai pour lui raconter que j' étais appelé d' urgence à Los_Angeles pour une question d' affaires . Elle voulait que j' aille la voir le samedi , mais je trouvai un mensonge pour me défiler . Je sentis à sa voix combien elle était déçue , mais j' avais décidé de passer le week_end avec Eva et personne ne m' en empêcherait . Malgré tout , pendant qu' elle insistait , j' eus l' impression d' être un salaud . Puis , j' écrivis à Eva pour lui dire que j' irais la chercher le lendemain à six heures et demie , que nous irions au théâtre et que nous aurions toute la fin de semaine pour faire plus ample connaissance ; je joignis un billet de cent dollars en disant que c' était pour les frais d' hôtel . C' était la première fois qu' il m' arrivait de payer une femme pour sortir avec elle , et cela me déplut . Un instant , je me comparai à Barrow , mais je m' assurai qu' avant peu , Eva serait trop contente de sortir avec moi simplement pour le plaisir . C' était tout à fait autre chose . Le lendemain matin , je parcourais négligemment le journal pendant que Russell préparait le petit déjeuner : Je serai absent pour le week_end , lui dis _je comme il apportait les oeufs et le café . Je voudrais que vous alliez aux Trois Points et que vous emballiez nos affaires . Je n' y retournerai plus ; arrangez _vous avec l' agence de location . Il avança la chaise pour m' inviter à m' asseoir . C' est dommage de quitter le chalet , monsieur . Je croyais que vous vous y plaisiez . En effet , mais il faut que je fasse des économies et les Trois Points me coûtent beaucoup trop cher . Ah ! c' est donc cela , dit _il en faisant remuer ses sourcils . J' ignorais que nous eussions des difficultés d' argent , monsieur . Ce n' est pas tout à fait aussi grave que cela , dis _je pour le rassurer . Seulement il faut voir les choses en face : Rain Check ne rapporte plus que deux cents dollars par semaine et , la semaine dernière , ils ont fait relâche . Il n' y a rien à recevoir de l' éditeur avant septembre , et sur ce que je toucherai , il y aura de l' arriéré à payer . Alors , pendant quelque temps , il va falloir se restreindre . Russell parut vaguement inquiet : Ne comptez _vous pas écrire autre chose prochainement , monsieur ? Je travaille à quelque chose en ce moment , dis _je en prenant la tasse qu' il me tendait . Et quand ce sera fini , nous serons redevenus des grands seigneurs … ou à peu près . Il ne parut nullement impressionné . J' en suis très heureux , monsieur . Est_ce_que c' est une nouvelle pièce ? C' est le film dont je vous ai parlé pour M Gold . Ah ! parfaitement . Son gros visage s' assombrit . Je continuai à manger . Je n' étais pas d' humeur à écouter les objections qu' il n' aurait pas manqué de faire si je lui en avais laissé l' occasion . Après une seconde d' hésitation , il se retira . Visiblement , mon film ne lui inspirait pas confiance ; j' en fus d' autant plus agacé que je n' y croyais pas beaucoup moi_même . Je passai toute la matinée à essayer de camper la description d' Eva ; il m' apparut très vite que je ne la connaissais pas assez pour faire d' elle un portrait détaillé , mais ce n' était pas pour me décourager . Je mis mes notes dans un dossier sur lequel j' écrivis EVA ; c' était au moins un commencement . Mais je comptais bien avoir bientôt une base plus solide . Je pensai encore à Merle et je l' appelai au téléphone . Sa secrétaire me dit qu' elle s' était absentée pour le week_end . Lorsque je demandai un rendez_vous pour le lundi , elle me répondit que toute sa semaine était prise . Bien , dis _je , je rappellerai plus tard . A six heures , juste au moment où je m' apprêtais pour aller prendre Eva , Carol téléphona : Oh ! Clive , j' avais peur de vous manquer ! dit _elle d' une voix excitée . Il s' en est fallu de deux minutes , dis _je en me demandant ce qui allait venir . Il faut absolument que je vous voie , Clive . Impossible , dis _je , l' oeil fixé sur la pendule . Mais , Clive ! J' ai parlé de Rain Check à Jerry Highams , dit _elle tout d' un trait , et il dit que Bernstien cherche justement un sujet . Ils viennent chez moi tous les deux ce soir et si vous veniez vous pourriez causer avec Bernstien et l' intéresser . Jerry dit que c' est tout à fait ce qu' il lui faut et je lui ai promis que vous seriez là . Je me demandai si Carol avait deviné mes projets et si elle n' essayait pas de m' empêcher de voir Eva . Si vraiment Rain Check intéressait Bernstien , ce serait idiot de laisser passer une pareille occasion . Bernstien venait en importance immédiatement après Highams et il avait la spécialité des films un peu osés . Ecoutez , Carol , fis _je en m' efforçant de prendre un ton raisonnable , ce soir , je ne suis vraiment pas libre . Est_ce_que Bernstien ne pourrait pas me recevoir lundi ? Elle me répondit qu' il fallait absolument prendre une décision avant lundi parce_que Gold s' impatientait , et que Bernstien hésitait entre deux autres projets , mais qu' en nous y mettant tous , nous arriverions à lui faire choisir Rain Check . C' est exactement le genre qu' il lui faut , insista Carol . Il écoutera l' avis de Jerry et si vous êtes là pour lui soumettre un plan , je suis sûre qu' il marchera . Soyez raisonnable , Clive , c' est extrêmement important pour vous . Mais Eva ne l' était pas moins et si je lui manquais de parole à la dernière minute , je n' aurais peut_être plus jamais l' occasion de sortir avec elle . C' est impossible , dis _je sans même prendre la peine de dissimuler mon impatience . Je vous ai déjà dit que je devais m' absenter . Il y eut un long silence : j' entendis Carol respirer bruyamment , ce qui indiquait qu' elle aussi perdait patience . Qu' avez _vous donc de si important ? demanda _t _elle sèchement . Vous ne voulez donc plus travailler pour le cinéma ? Mais je ne fais que ça , ma jolie , dis _je . N' ai _je pas un contrat avec Gold ? Etait_ce bien sûr ? Dieu seul et Gold le savaient . Je vous en prie , Clive . Sa voix avait subitement durci . Que vont _ils penser en ne vous voyant pas ce soir ? Ça , ce n' est pas mon affaire , répliquai _je . Je n' y suis pour rien ; vous saviez bien que je n' étais pas libre . Oui , je le savais , mais je pensais que votre travail passait avant tout . C' est bon , amusez _vous bien , Clive . Et elle raccrocha . Cela faisait déjà deux femmes avec qui j' étais en mauvais termes . Je reposai brutalement le récepteur , remplis aux trois quarts un verre de whisky et avalai le tout d' un trait . Puis je saisis mon chapeau et filai vers ma voiture . Lorsque j' arrivai avenue Laurel _Canyon , le whisky commençait à faire son effet : j' étais en pleine forme . J' arrêtai devant la maison d' Eva , donnai un coup de klaxon , allumai une cigarette et attendis . J' attendis exactement une minute quinze secondes : la montre du tableau marquait six heures trente . Et Eva sortit . Elle portait un tailleur bleu marine avec une chemisette de soie blanche , pas de chapeau et sous le bras un grand sac avec ses initiales en platine . Vous penserez peut_être qu' il n' y avait rien là d' extraordinaire , mais si vous aviez vu la coupe de ce tailleur , vous l' auriez regardé comme moi avec des yeux ronds ; il était si sobre et il lui allait si parfaitement que depuis longtemps je n' avais vu de femme aussi chic . Puis , je remarquai ses jambes . A Hollywood , il y a autant de jolies jambes que de grains de sable sur la plage ; les vilaines jambes y sont aussi rares que le blond platiné naturel . Mais les jambes d' Eva avaient quelque chose de spécial : elles n' étaient pas simplement fines et bien tournées , elles avaient une personnalité à elles . Je constatai avec un petit choc d' agréable surprise que j' étais en compagnie d' une femme très chic , très soignée , d' allure impeccable . Et pas laide avec ça ; elle était soigneusement maquillée , juste assez … pas trop … et elle avait l' air gai . Bonsoir , dis _je . Etes_vous toujours aussi ponctuelle ? Elle retira sa main que j' avais prise . Suis _je bien ainsi ? J' ouvris la portière sans qu' elle parût disposée à monter . Elle restait debout à me regarder , les sourcils froncés , se mordant la lèvre de ses dents parfaites . Vous êtes simplement formidable , lui dis _je en souriant . Tout ce qu' il y a de plus chic . Votre tailleur est une merveille . Ne poussez pas , dit _elle toujours sans gracieuseté , mais les sourcils étaient défroncés . C' est du boniment . Parole d' honneur . Qu' est_ce_que vous attendez pour monter ? Si j' avais su que vous pouviez être aussi épatante , je serais venu hier . Elle monta à côté de moi . Sa jupe était si étroite qu' elle découvrit largement ses genoux lorsqu' elle s' assit . Je pris tout mon temps pour refermer la portière . Vous a _t _on déjà dit que vous aviez des yeux magnifiques ? dis _je avec un petit sourire . Allons , tenez _vous bien , Clive , fit _elle avec un petit rire étouffé , et en rabaissant vivement sa jupe . Ça ne sera pas facile , dis _je en me glissant derrière le volant . Vous trouvez vraiment que je suis bien ? Elle ouvrit son sac et se regarda longuement dans une petite glace encadrée d' émail . Je vous l' affirme , dis _je en lui offrant une cigarette . Vous pourriez sortir avec n' importe qui et aller n' importe où . Elle me regarda d' un air moqueur . Je parie que vous vous attendiez à ce que j' aie l' air d' une poule , dit _elle , manifestement satisfaite de m' avoir fait une surprise . Je l' avoue , dis _je en riant et en lui donnant du feu . Si je vous disais , dit _elle en soufflant la fumée par les narines , que je me sens horriblement nerveuse ? Pourquoi donc ? Avec moi , vous n' avez rien à craindre . Possible , mais c' est comme ça . Où m' emmenez _vous ? Dîner au Manhattan Grill et ensuite voir jouer Ma soeur Hélène . Ça vous va ? Hum … fit _elle en secouant la cendre de sa cigarette . J' espère que vous aurez une table dans le fond . Pourquoi dans le fond ? demandai _je surpris . J' aime voir les gens qui entrent , répondit _elle sans me regarder . Vous savez , Clive , je suis obligée de faire très attention , mon mari a des amis un peu partout . Je commençais à comprendre . C' est donc pour cela , dis _je , que vous ne vouliez pas aller au Brown Derby , ni dans les autres boîtes chic ? Est_ce_que votre mari s' opposerait à ce que nous sortions ensemble ? Ça ira très bien quand je lui aurai expliqué , dit _elle , mais je ne voudrais pas qu' il l' apprenne d’abord par quelqu’un d' autre . Vous pensez que ça lui serait égal s' il était au courant ? Elle ne répondit que par un hochement de tête . Eh bien , moi , repris _je , si j' étais à sa place , ça ne me serait pas du tout égal . Il a confiance en moi , dit _elle . Je comprends , dis _je , tout en pensant intérieurement que si j' avais été le mari d' Eva , je me serais méfié de chacune de ses paroles . Et comment ferez _vous pour me faire accepter par lui ? Vous ne savez même pas qui je suis . Je m' attendais à ce que vous me disiez ça , dit _elle en me regardant du coin de l' oeil . Je réfléchis une seconde . Est_ce_que vos autres amis vous disent qui ils sont ? Je ne sors jamais avec des hommes ; je vous ai dit que j' étais obligée d' être très prudente . En effet , quand on a affaire à un mari aussi peu soupçonneux … Mais enfin , où est _il , que fait _il ? Elle hésita un instant . Il est ingénieur , dit _elle ; je ne le vois que très rarement . En ce moment , il est au Brésil . Tout cela ne me plaisait qu' à moitié . Et s' il lui prenait la fantaisie de rentrer cette nuit par avion ? dis _je en plaisantant , mais tout en me disant qu' en pareil cas , je me trouverais dans une situation fort embarrassante . Oh ! non , il ne ferait pas ça , dit _elle avec beaucoup d' assurance . N' ayez pas peur , il me prévient toujours . N' empêche que je n' étais qu' à demi rassuré . On ne sait jamais , dis _je . Il pourrait vouloir vous faire une surprise . Est_ce_que ce n' est pas un jeu dangereux ? Pourquoi donc ? Croyez _vous donc que j' habite là ? Non , ça , c' est mon adresse professionnelle . J' avais pensé un instant vous emmener chez moi ce soir , mais j' ai changé d' avis . Ainsi , vous avez deux résidences ? Et où est l' autre ? A Los_Angeles , dit _elle . Mais j' étais sûr qu' elle mentait . De sorte qu' il ignore l' existence de l' avenue Laurel _Canyon ? Naturellement , voyons . Je comprends maintenant pourquoi vous êtes tenue à tant de précautions . Il me tuerait s' il apprenait la vérité , dit _elle en rentrant la tête dans les épaules . Puis brusquement elle se mit à rire . Vous en avez de bonnes , dis _je en appuyant sur l' accélérateur . Bah ! fit _elle avec un haussement d' épaules , un jour ou l' autre , il le saura . Je le dis toujours et c' est vrai . Ce jour _là , j' irai vous demander protection . Hé , là , fis _je sachant parfaitement qu' elle plaisantait ; avant de m' engager , j' aimerais bien savoir à quel genre d' homme j' aurais affaire . Il est très grand et très fort … c' est un dur , dit _elle en glissant sur son siège et en appuyant sa tête sur le dossier . Vous dites ça pour m' effrayer , dis _je en ricanant . Vous allez peut_être me raconter aussi qu' il vous bat ? Elle eut un sourire rêveur . Ça lui arrive . Je la regardai d' un air étonné . Je n' aurais pas cru que vous soyez femme à supporter ça . De lui , j' accepterais tout , sauf qu' il me trompe . Elle était incontestablement sincère et j' en éprouvai un pincement de jalousie . Je ne m' étais pas attendu à avoir un mari pour rival . Depuis combien de temps êtes _vous mariée ? Oh ! depuis longtemps , dit _elle en tournant la tête vers moi . Et puis assez de questions comme ça . Bon . Savez _vous ce qui serait épatant ? ajoutai _je pour changer de sujet . Quoi ? Un bon whisky_soda . Ça ne vous dirait rien ? Je veux bien , mais je ne bois pas beaucoup . Je ne tiens pas le coup ; avec trois whiskys , je suis paf , dit _elle avec un petit rire . Je n' en crois rien . Comme vous voudrez , c' est la vérité . Eh bien , venez , nous allons nous soûler , dis _je en tournant dans Vine Street et en arrêtant la voiture devant un petit bar tout près du Brown Derby . Elle examina la devanture d' un air hésitant . Est _ce bien , ici ? Je n' y suis jamais venue . Rassurez _vous , dis _je en l' aidant à descendre de voiture . C' est ici que je viens quand j' ai envie de voir de jolies filles . Quelles jambes ! pensais _je en la regardant . Et puis , qu' avez _vous à craindre ? repris _je . Nous n' avons rien fait de mal … du moins jusqu' à présent . Elle me suivit dans le bar qui était à moitié vide . Le garçon m' adressa un sourire . Mettez _vous là_bas , dis _je ; je vous apporte votre verre . Whisky ? Elle fit oui de la tête et alla s' installer à une table du fond . Je remarquai que plusieurs hommes la regardaient avec insistance ; l’un d' entre eux se retourna pour la voir s' asseoir . Deux doubles whiskys , dis _je au barman . Et lorsqu' il les eut servis , j' ajoutai : Et deux gingembres secs . Pendant qu' il se penchait vers la glacière , je tournai le dos à Eva et vidai le contenu de mon verre dans le sien . Si elle est paf avec trois whiskys , me dis _je , nous allons voir comment elle sera avec quatre . Puis , je versai le gingembre par moitié dans les deux verres . Voilà , dis _je en rejoignant Eva . Buvons à un délicieux week_end . Mon gingembre sans whisky avait un goût horrible . Eva regarda son verre . Qu' est_ce_que c' est que ça ? fit _elle . Du whisky avec beaucoup de gingembre . Est_ce_que ça vous plaît ? On dirait qu' il y a beaucoup de whisky . Non , c' est la couleur du gingembre ; ici , ils le font sécher au soleil . Elle avala la moitié de son verre , fit la grimace et le reposa sur la table . Il y a plus d' un seul whisky là_dedans , dit _elle . Ce n' est pas ma faute si le barman a la tremblote . Allons , encore un et nous partons . Vous voulez me soûler , dit _elle d' un air méfiant . Pensez _vous , dis _je en riant . A quoi ça m' avancerait ? Elle haussa les épaules et vida son verre sans plus insister , tandis_que j' allais au comptoir recommencer mon opération . Je voulais garder mon sang_froid , au moins pour le moment . J' observai Eva au moment où nous sortîmes : apparemment le whisky ne lui faisait aucun effet . Elle en avait absorbé huit et ne bronchait pas plus qu' une maison ! Pas mal pour une femme que trois suffisaient à rendre paf . Comment vous sentez _vous ? demandai _je en arrivant au Manhattan Grill . Très bien . Pourquoi ? répondit _elle en descendant de voiture . Pour rien , pour savoir , dis _je en la suivant dans le restaurant . Il y avait foule au bar à l' entrée . Eva s' arrêta net et se mit à dévisager les consommateurs , sourcils froncés . Je la pris par le coude et la guidai doucement à travers les tables . Ne soyez pas nerveuse , dis _je , vous voyez que tout va très bien . Non , il y a trop de monde ici . Nous traversâmes la salle et une fois installée sur la banquette contre le mur , elle parut reprendre un peu d' assurance . Excusez _moi , mais je suis toujours comme ça , dit _elle sans cesser de surveiller la salle . Il faut que je sois si prudente … Pourquoi donc , puisque vous ne venez ici qu' avec moi ? Vous m' avez bien dit que vos autres clients ne vous sortaient jamais ? Si , quelquefois , dit _elle sans réfléchir . Vous ne pensez tout de même pas que je reste seule tous les soirs . C' était le deuxième mensonge . Elle avait commencé par dire qu' elle était retournée avec trois whiskys alors que huit ne lui faisaient rien . Et ensuite , elle m' avait affirmé qu' elle ne sortait jamais avec d’autres hommes . Je me demandai si elle m' avait dit un seul mot de vrai . Nous commandâmes le dîner . Comme elle avait huit verres d' avance sur moi , je me dis que je pouvais me mettre à la rattraper . Après avoir absorbé deux cocktails bien secs , je décidai de lui révéler qui j' étais . Un peu plus tôt ou un peu plus tard , pensai _je , elle finirait bien par l' apprendre . Si nous faisions un peu connaissance ? dis _je . Vous savez que vous me connaissez très bien . Instantanément , ses yeux brillèrent de curiosité . C' est vrai ? Seriez _vous une célébrité ? Ai _je l' air d' un type célèbre ? Oh ! dites _moi . Ce n' était plus l' Eva que j' avais connue jusqu' ici ; elle était devenue naturelle , curieuse et un peu excitée . Je m' appelle , dis _je en la regardant avec attention : Clive Thurston . Ce n' était pas comme avec Barrow , je vis tout de suite que mon nom lui disait quelque chose . Pendant une seconde , elle parut incrédule , puis elle se tourna vers moi : C' est donc pour ça que vous vouliez savoir ce que je pensais des Anges en manteaux de fourrure ! s' écria _t _elle . Et moi qui vous ai dit que ça ne m' avait pas plu ! Aucune importance , dis _je . Je voulais avoir votre opinion sincère et je l' ai eue . J' ai lu votre pièce Rain Check … Jack m' y a emmenée . Mais j' étais assise derrière une colonne et je n' en ai vu que la moitié . Jack ? fis _je vivement . Mon mari . Et qu' est_ce_qu' il en a dit ? Ça lui a plu ? Oui … Puis après une hésitation : A mon tour de me présenter . Je suis Mme Pauline Hurst . Vous ne vous appelez donc pas Eva ? Si , pour vous . Bon … quoique je préfère Pauline ; ce nom _là vous va bien . Eva aussi , du reste . En moi_même , j' étais assez content de la tournure que prenaient les choses ; je n' avais pas espéré qu' elle se déboutonnerait si vite . Pour éviter de paraître vouloir fouiller dans sa vie privée , je dirigeai la conversation vers des sujets d' ordre plus général . Ce fut un dîner charmant ; elle était très amusante lorsqu' elle décrivait l’un après l' autre les gens qui nous entouraient . Elle avait l' oeil juste , surtout pour les hommes : il lui suffisait d' un détail pour deviner leur profession et leur caractère et , pour autant que je pouvais en juger , elle se trompait rarement . Après le dîner , nous nous rendîmes au théâtre . La pièce l' amusa comme je l' avais prévu . Pendant les entractes nous bûmes pas mal de verres . Après le dernier , au moment de quitter le bar , je sentis que l' on me touchait le bras ! Je me retournai : c' était Frank Imgram . Que dites _vous de la pièce ? me demanda _t _il en souriant . Je l' aurais volontiers étranglé : il n' allait pas manquer de parler à Carol de notre rencontre . Excellente , dis _je , et très bien jouée . Oui … n' est _ce pas ? fit _il en regardant Eva . Puis nous fûmes séparés par la foule . Quelqu’un que vous connaissez ? demanda Eva lorsque nous eûmes repris nos places . Oui , Imgram , l' auteur de Terre Stérile . Est_ce_que ça vous ennuie qu' il m' ait vue ? Non . Pourquoi ? Elle me regarda pendant un moment , mais n' ajouta rien . Pour moi , le dernier acte était gâché : je pensais à ce que dirait Carol . Nous eûmes la chance de sortir parmi les premiers et de ne plus revoir Imgram En passant devant le petit bar de Vine Street , je proposai à Eva de boire un dernier verre ; elle accepta sans sourciller . Nous restâmes là assez longtemps et bûmes beaucoup sans qu' Eva parût le moins du monde incommodée . Quant_à moi , je me sentais un peu soûl et je me dis qu' il était temps de m' arrêter : c' était moi qui conduisais la voiture . On prend le dernier et on s' en va , proposai _je . Un cognac ? Pour quoi faire ? Pour voir si vous tenez le coup . D' accord . Sauf que ses yeux brillaient très fort , elle semblait en parfait état . Je commandai un double cognac . Et pour vous , rien ? Non , c' est moi qui conduis . Elle avala son verre sans broncher . Nous montâmes en voiture et je conduisis lentement jusqu' à l' avenue Laurel _Canyon . Vous pouvez mettre votre voiture dans le garage : il y a de la place , dit Eva . J' eus quelque difficulté à ranger ma grosse Chrysler à côté d' un petit roadster qui était déjà garé . Eva avait ouvert la porte et m' attendait dans l' entrée . Je montai l' escalier derrière elle , ma valise à la main . Nous entrâmes dans sa chambre et elle alluma les lampes . Eh bien , voilà , nous y sommes , dit _elle d' un air un peu embarrassé . Elle restait debout , la tête complètement tournée , sans me regarder , le bras droit appuyé sur sa poitrine en un geste vaguement défensif , le coude posé dans le creux de sa main gauche . Je posai ma valise sur le lit et saisis Eva par les biceps en appuyant légèrement . Elle avait de jolis bras , mais un peu minces ; j' en faisais presque le tour avec mes doigts . Nous restâmes ainsi un instant puis je l' attirai vers moi . Pendant dix secondes elle essaya de se dégager , puis elle desserra lentement les bras et les posa sur mes épaules . X Je me réveillai parce_que j' avais très chaud et que j' étouffais . A travers les deux fenêtres en face de moi la lumière grisâtre du petit jour éclairait la chambre d' une lumière douce . Pendant un instant je me demandai où j' étais , puis j' aperçus les petits animaux en verre sur la commode et me tournai aussitôt du côté d' Eva endormie à côté de moi . Elle était couchée en chien de fusil , un bras étendu au_dessus de sa tête ; une fois ses yeux fermés , son visage reprenait toute sa jeunesse . Accoudé sur l' oreiller je la contemplais , émerveillé de son aspect presque enfantin ; le sommeil adoucissait ses traits et atténuait la saillie de son menton volontaire . Elle ressemblait plus que jamais à un petit lutin , mais je savais que cette ressemblance disparaîtrait aussitôt qu' elle ouvrirait les yeux ; c' étaient eux qui la trahissaient , ils étaient comme des fenêtres à travers lesquelles se lisaient sa révolte et les sombres secrets de sa vie . Même endormie , elle ne se détendait pas : elle remuait , elle avait des soubresauts , elle agitait les lèvres comme si elle se parlait à elle_même ; elle ouvrait et refermait constamment les doigts en geignant . Elle avait le sommeil de quelqu’un qui ne vit que sur ses nerfs , des nerfs douloureux et perpétuellement tendus . Je rabattis doucement son bras ; avec un soupir elle étendit les bras et les noua autour de moi dans une étreinte serrée . Chéri , ne t' en va pas ! Murmura _t _elle . Bien entendu , elle dormait et bien entendu ce n' était pas à moi qu' elle parlait . A qui rêvait _elle ? A son mari ou à un amant ? Mais je voulus penser que c' était à moi et je la serrai tout contre moi , sa tête sur mon épaule . Tout à coup , elle fit un bond comme un ressort qui se détend . Elle s' éveilla et s' écarta brusquement de moi ; puis elle cligna des yeux en me regardant , bâilla et retomba lourdement sur son oreiller . Bonjour ! fit _elle , quelle heure est _il ? Je regardai ma montre_bracelet ; il était cinq heures trente_cinq . Oh ! zut , dit _elle , pourquoi ne dors _tu pas ? Je me rappelai qu' il faisait trop chaud . Combien avons _nous donc de couvertures ? dis _je tout en les comptant ; il y en avait cinq en plus de l' édredon . Fallait _il que je sois soûl pour ne pas m' en être aperçu hier soir ! Tu as besoin de tout ça ? Naturellement , dit _elle en bâillant . Sans ça , j' ai froid dans mon lit . Sans blague ! dis _je en rejetant les couvertures . Clive ! fit _elle en se dressant sur le lit , je ne veux pas … je te défends ! Calme _toi , tu vas voir . Je repliai les couvertures de manière à n' en avoir plus que deux de mon côté et toutes les autres sur elle . Et comme ça , est _ce bien ? Mmmm , fit _elle en se renfonçant dans le lit avec un soupir satisfait . J' ai la tête en bouillie . Est_ce_que j' étais soûle hier soir ? Tu as fait tout ce qu' il fallait pour ça . Oui , je devais l' être , dit _elle en s' étirant voluptueusement . Dieu que je suis fatiguée ! Rendors _toi , Clive . J' avais la bouche sèche . Si seulement j' avais pu sonner Russell pour avoir une tasse de café … mais évidemment ici il n' y avait personne . Eva leva les yeux : Veux _tu du café ? Bonne idée , dis _je déjà ragaillardi . Eh bien , tu n' as qu' à le faire chauffer , Marty l' a tout préparé , dit _elle en se pelotonnant sous les couvertures . Il y avait bien longtemps que je n' avais pas fait mon café moi_même , mais j' en avais tant envie que je me levai et passai dans la pièce à côté pour atteindre la petite cuisinière . Je mis le café sur le feu et allumai une cigarette . Où est la salle de bains ? criai _je . Au_dessus et à droite . Je montai un escalier raide : il y avait trois portes sur le palier ; je les ouvris avec précaution l’une après l' autre . Sauf la salle de bains , les deux autres pièces étaient vides et poussiéreuses ; personne ne devait jamais y entrer . Je me passai de l' eau sur la figure , me recoiffai et redescendis pour trouver l' eau en train de bouillir . Le café prêt , je le posai sur un plateau tout préparé avec des tasses , du sucre et de la crème , puis je rentrai dans la chambre . Eva était assise dans le lit , une cigarette aux lèvres ; elle me regarda d' un air endormi en se grattant la tête . Je dois en avoir une tête , dit _elle . Un peu défoncée , mais ça ne te va pas mal . Ce que tu peux être menteur ! Tu verras qu' un de ces jours tu te guériras de ton complexe d' infériorité , dis _je tout en remplissant les tasses . Si le café n' est pas bon , ce ne sera pas ma faute , ajoutai _je en m' asseyant sur le lit . Après ça , je vais avoir envie de dormir , dit _elle . Alors , ne commence pas à bavarder . OK Le café était buvable et la cigarette avait déjà moins le goût de papier d' emballage . Elle se mit à regarder les étoiles par la fenêtre , et tout à coup : Dis donc , tu n' es pas en train de prendre le béguin , j' espère ? Je faillis laisser tomber ma tasse . Pourquoi diable me demandes _tu ça ? Elle me regarda , fit une moue et détourna les yeux . En tout cas , tu perds ton temps , dit _elle d' une voix dure , froide et décidée . Tu ferais mieux d' avouer que tu as la gueule de bois et que tu cherches quelqu’un sur qui passer tes nerfs . Finis ton café et dors , ça vaudra mieux . Ses yeux devinrent sombres . Tu ne pourras pas dire que je ne t' ai pas averti . Il n' y a qu' un seul homme dans ma vie , c' est Jack . Eh bien , c' est parfait , dis _je d' un ton dégagé et en finissant ma tasse . Tu y tiens donc tant que ça ? Il est tout pour moi , dit _elle avec un geste impatient . Dis _toi bien que , toi , tu n' as aucune chance . J' eus du mal à maîtriser ma colère mais je savais que dans l' humeur où elle était - et qui était si loin de celle de la veille - nous ne ferions que nous quereller sans résultat . C' est bon , c' est bon , fis _je en ôtant ma robe de chambre et en me reglissant dans le lit . Je me rappellerai que Jack est tout pour toi . Tu feras bien , fit _elle d' un ton sec . Sur quoi elle me tourna le dos et se remit en boule . J' étais dans une rage folle . Ainsi , elle avait vu clair dans mon jeu , elle avait deviné que je m' attachais à elle ! Inutile de nier , je la trouvais mystérieuse et excitante et je la voulais pour moi seul . Je savais bien que c' était de la folie mais que faire ? Peut_être ne serait _ce pas arrivé si elle avait agi différemment ; mais plus elle se montrait froide , plus j' avais envie d' elle . C' était plus qu' un simple désir sensuel ; ce que je voulais c' était briser les obstacles qu' elle mettait entre nous et la forcer à m' aimer . En pensant à son mari , j' éprouvai une jalousie féroce . Me l' avait _elle assez répété qu' il était tout pour elle ! Et pourtant elle acceptait mon argent et elle était là , couchée à côté de moi ! Elle m' avait dit : Tu perds ton temps , comme si elle avait eu affaire à un mendiant . Pouvait _on être plus vulgaire et plus lâche ? Je me tournai sur le côté et regardai sa petite tête brune sur l' oreiller ; j' aurais voulu la prendre dans mes bras . Mais même dans son sommeil - car elle s' était rendormie - elle restait froide et hostile . J' écoutais son souffle inégal et je notais chacun de ses tressaillements . Subitement , ma colère s' évanouit et fit place à une grande pitié et tandis_que je rêvais à tout ce que j' aimerais faire pour elle si seulement elle me le permettait , je m' endormis … Lorsque je me réveillai , le soleil filtrait à travers les rideaux . Eva était dans mes bras , sa tête sur mon épaule , sa bouche sur mon cou ; elle dormait paisiblement , calmée , détendue . Je la gardai contre moi pleinement heureux . Elle était si mince , si légère et si tiède ; c' était si bon de sentir son haleine sur mon cou et l' odeur de ses cheveux ! Elle dormit ainsi pendant presque une heure , puis elle remua , ouvrit les yeux et me regarda . Bonjour , fit _elle en souriant . Je caressai doucement sa figure du bout des doigts . Comme tes cheveux sentent bon ! dis _je . As _tu bien dormi ? Mmmmm … Elle bâilla longuement et reposa sa tête sur mon épaule . Et toi ? Oui . Comment va la tête ? Ça va . As _tu faim ? Veux _tu que j' aille te chercher quelque chose à manger ? Non . J' irai , moi . Reste tranquille , dit _elle en sautant à bas du lit . En chemise de nuit , elle avait l' air d' une gosse . Elle enfila sa robe de chambre , se regarda dans la glace , fit une dernière grimace et disparut . Je montai dans la salle de bains et me rasai soigneusement . Lorsque je revins elle s' était recouchée ; sur la table de nuit se trouvait le plateau avec du café et de fines tartines de pain beurré . Tu n' as pas envie que je te fasse cuire quelque chose ? me demanda _t _elle pendant que je me reglissais dans le lit . Non , merci . Mais tu sais donc faire la cuisine ? dis _je en prenant sa main dans la mienne . Naturellement . Crois _tu que je ne sache rien faire ? Elle avait la paume sèche et dure et je pouvais facilement entourer son poignet entre mon pouce et mon index . J' examinai les trois lignes nettes au creux de sa main . Tu es surtout très indépendante , dis _je ; c' est le fond de ta nature . C' est vrai . Et quoi encore ? Tu es capricieuse , emportée . Oui , j' ai un caractère terrible , je deviens folle quand je me mets en colère . Et qu' est _ce qui te met en colère ? Des tas de choses , dit _elle en posant l' assiette sur ma poitrine . Jack , par exemple ? Lui , surtout . Elle but son café en regardant rêveusement par la fenêtre . Pourquoi ? Oh ! fit _elle en pinçant les lèvres , il est jaloux de moi et moi , je suis jalouse de lui . Elle se mit à rire . On se bat . La dernière fois que nous sommes sortis ensemble , il y avait une femme qui ne cessait pas de le regarder , une petite blonde insignifiante mais assez bien faite . Je lui ai dit que si ça lui plaisait , il n' avait qu' à aller avec elle ; il m' a répondu que je n' étais qu' une gourde , mais il a continué à la regarder . Ça m' a rendue folle . Sais _tu ce que j' ai fait ? Raconte . J' ai empoigné la nappe et j' ai tout flanqué par terre . Elle reposa sa tasse et partit d' un éclat de rire . Oh ! Clive , j' aurais voulu que tu voies ça , le gâchis , le bruit … et la tête de Jack ! Alors je suis partie et je l' ai laissé là et j' étais si furieuse qu' en rentrant j' ai cassé tout ce qui m' est tombé sous la main dans le salon ! C' était épatant : j' ai flanqué par terre tout ce qu' il y avait sur la cheminée , la pendule , et les animaux de verre de Jack - tiens , c' est tout ce qu' il en reste , fit _elle en désignant la commode . Je les garde ici parce_qu' il croit qu' ils sont tous cassés . Et puis il y avait aussi deux photos … et puis enfin , tout . Elle alluma une cigarette et aspira profondément la fumée ) naturellement , il était furieux quand il est rentré . Je m' étais enfermée dans la chambre à coucher mais il a enfoncé la porte . J' ai cru qu' il allait me tuer mais il s' est contenté de faire sa valise et il est parti sans même me regarder . Et tu ne l' as pas revu depuis ? Oh ! il me connaît , dit _elle en secouant sa cendre dans la tasse vide , il sait bien que je me mets tout le temps en colère . Moi je ne peux pas souffrir les gens mous . Et toi ? Moi , j' aime une vie tranquille . Quand Jack est en rogne , lui ! Elle leva les bras au ciel en s' esclaffant . Je constatai qu' elle parlait très volontiers de son mari ; elle paraissait même enchantée de trouver quelqu’un à qui parler de lui . En lui posant de temps en temps une question , je finis par reconstituer une partie de sa vie . Je savais parfaitement qu' elle était menteuse mais il y avait certainement du vrai dans ce qu' elle me raconta . Elle était mariée depuis dix ans . Auparavant , elle avait dû mener une vie assez mouvementée . Elle avait connu Jack au cours d' une bombe , cela avait été le coup de foudre ; ils s' étaient mariés presque aussitôt . A cette époque , elle avait quelque argent . D' où le tenait _elle ? elle ne m' en dit rien , mais ce devait être une somme assez importante . Jack était ingénieur des mines et son travail l' appelait dans toutes sortes de pays lointains où sa femme ne pouvait pas le suivre . Les quatre premières années de mariage durent paraître longues et monotones à une femme aussi nerveuse et trépidante qu' Eva ; elle avait des goûts de luxe et son mari ne gagnait que peu d' argent . Au début cela n' avait pas eu d' importance puisqu' elle était indépendante et qu' elle n' avait pas besoin de l' argent de Jack : elle savait qu' il ne manquait de rien et que cette vie lui plaisait . Mais Eva était joueuse ; son mari aussi d' ailleurs ; elle jouait aux courses et lui au poker - toujours gros jeu u , mais comme il était très fort , il s' en tirait toujours avec un gain . Pendant qu' il était dans l' Ouest africain - il devait y avoir environ six ans - elle avait rencontré une bande de noceurs et s' était mise à boire et à parier de grosses sommes aux courses . Sa déveine persistante ne l' avait pas arrêtée ; elle espérait toujours se refaire . Et puis , un beau matin , elle s' était trouvée sans le sou , complètement à sec . Elle n' avait rien dit à Jack , sachant qu' il serait furieux . Bref , comme elle avait du succès auprès des hommes , le besoin d' argent l' avait amenée là où elle en était aujourd’hui . Cela durait depuis six ans et Jack croyait toujours qu' elle vivait sur ses rentes . Un jour ou l' autre il saura tout et je me demande ce qui arrivera , dit _elle en haussant les épaules d' un air résigné . Pourquoi ne changes _tu pas ? dis _je en allumant une dixième cigarette . Parce qu' il me faut de l' argent … et puis , qu' est_ce_que je ferais si j' étais seule toute la journée ? Je me trouve déjà assez seule comme ça . Tu ne connais personne ? Non … Je n' ai que Marty … Elle part tous les soirs vers sept heures et je reste toute seule jusqu' au lendemain . Pas d' amis ? Non . Et d' ailleurs , je n' en veux pas . Pas même moi ? Elle vira sur elle_même pour me regarder . Je me demande quel est ton jeu , dit _elle . A quoi penses _tu ? Si tu n' es pas amoureux de moi , qu' est_ce_que tu cherches ? Je te l' ai dit , tu me plais , tu m' intéresses et je ne demande qu' à être ton copain . Il n' y a pas de copains pour moi , dit _elle . Allons , dis _je en jetant ma cigarette et en l' attirant près de moi , ne sois donc pas si méfiante . Il y a toujours un moment où on a besoin d' un ami ; je pourrais peut_être t' aider . Elle se laissa aller contre moi . Comment ça ? Je n' ai besoin de rien . La seule chose que j' aie à craindre c' est la police , et je connais un juge qui est bien placé . Au fond , elle avait raison ; en dehors de l' argent , qu' aurais _je pu faire pour elle ? Tu pourrais tomber malade … repris _je , mais elle me rit au nez . Ça ne m' arrivera jamais et personne ne s' occuperait de moi . Quand une femme est malade , les hommes la quittent . Qu' est_ce_que tu veux qu' ils en fassent ? Tu es plutôt cynique . Tu le serais aussi si tu avais vécu comme moi . J' appuyai ma figure contre ses cheveux : Dis _moi si je te plais , Eva ? Oh ! tu n' es pas un mauvais type , dit _elle d' un ton indifférent . Qu' est_ce_que tu cherches , un compliment ? Non , dis _je en riant . Où irons _nous déjeuner ? N' importe où , ça m' est égal . Veux _tu aller au cinéma ce soir ? Si tu veux . Eh bien , entendu alors . Je regardai la pendule : il était midi passé . Je boirais bien quelque chose , tu sais . Et moi , il faut que je prenne mon bain . Elle s' écarta de moi et sortit du lit . Fais donc le lit , Clive , moi , j' ai horreur de ça . Bon , dis _je en la regardant faire des mines devant la glace . Pendant qu' elle était en haut , je restai étendu à réfléchir . Somme toute , je lui avais inspiré assez de confiance pour qu' elle me parlât d' elle . En me révélant sa vie passée , elle m' avait montré combien elle pouvait être compliquée et difficile . Rien d' étonnant à ce qu' elle fût cynique : elle ne serait pas commode à manier , surtout avec ce mari dont elle était visiblement folle . Si elle n' avait aimé personne , j' aurais pu avoir une chance , mais le lien sensuel qui existait entre elle et Jack ne m' en laissait guère . Je me rendis compte avec dépit que je n' étais pas plus avancé que la veille . Je me levai pour faire le lit , après quoi je passai dans l' autre pièce pour téléphoner au restaurant Barbecue et retenir une des tables du fond . Eva était déjà redescendue . J' ai fait couler ton bain , me cria _t _elle . Comment vais _je m' habiller ? Tu pourrais mettre une robe … mais j' aimais bien ton tailleur d' hier . Les tailleurs me vont mieux que les robes , dit _elle en me regardant prendre l' escalier ; ils m' avantagent , ajouta _t _elle en riant , les mains sur sa poitrine . Comme tu voudras , dis _je . Le reste de la journée s' écoula trop vite à mon gré . La plus parfaite confiance régnait : elle me parla de ses relations masculines sans jamais oublier Jack . Nous nous amusâmes beaucoup mais j' avais le sentiment que je ne gagnerais jamais de terrain ; il y avait toujours entre nous un mur auquel je me heurtais . Jamais elle ne voulut me dire ce qu' elle gagnait et quand je lui demandai si elle mettait de l' argent de côté , elle me répondit : Tous les lundis , je dépose à la banque la moitié de mon gain et je n' y touche jamais . Elle me dit cela avec tant d' assurance que je ne la crus pas ; je savais combien les femmes de ce genre sont négligentes et dépensières . Je ne pouvais naturellement pas la démentir mais j' aurais parié qu' elle n' avait pas un sou de côté . J' essayai de la persuader de prendre une assurance : Ce sera quelque chose pour tes vieux jours , lui dis _je . Mais ça ne l' intéressait pas ; je crois qu' elle ne m' écoutait même pas . Puisque je te dis que je fais des économies … et puis , est_ce_que ça te regarde ? Elle eut cependant un mot qui me fit plaisir . Nous avions été voir le dernier film de Bogart et nous avions pas mal bu ; en rentrant , elle s' était affalée sur le coussin de la voiture , la tête renversée sur le dossier , les yeux fermés . Marty m' avait dit que je me raserais avec toi , me dit _elle ; elle trouvait que j' étais folle de passer tout un week_end avec toi . Elle sera bien épatée d' apprendre que je ne t' ai pas fichu à la porte . Tu m' aurais fait ça à moi ? demandai _je en lui prenant la main . Bien sûr , si tu m' avais barbée . Alors , tu t' es amusée ? Mmmm … oui , beaucoup . C' était déjà quelque chose . Nous bavardâmes tard dans la nuit . Il devait y avoir longtemps qu' elle ne s' était pas abandonnée ainsi : on aurait dit qu' elle avait ouvert les portes d' une écluse , les mots coulèrent d’abord lentement et puis , de plus en plus librement . Je ne peux pas me rappeler tout ce qu' elle me dit , mais il était beaucoup question de Jack : leur vie semblait être un tissu continu de querelles sans fin et de réconciliations tumultueuses . Je crus comprendre que ses rapports avec elle étaient basés sur une sorte d' affection brutale qui satisfaisait sa nature perverse . Il pouvait la battre , à condition de ne pas la tromper ; elle ne doutait d' ailleurs pas de sa fidélité . Elle me raconta comment un soir , en rentrant , elle avait glissé et s' était foulé la cheville . Jack s' était moqué d' elle et l' avait abandonnée sur le trottoir ; il était fatigué et avait envie de dormir . Lorsqu' elle était enfin parvenue à rentrer en boitant , elle l' avait trouvé endormi , et le lendemain matin il l' avait sortie du lit pour qu' elle lui fît du café . Elle semblait ne l' en admirer que davantage . J' en restai sidéré . C' était si éloigné de mes habitudes avec les femmes que je n' arrivais pas à comprendre . Et tu supportes ça ? Tu n' aimes pas qu' on te traite gentiment ? Je sentis qu' elle levait les épaules . Vois _tu , Clive , j' ai horreur de la faiblesse . Jack est fort , il sait ce qu' il veut et rien ne l' arrête . Enfin , si ça te plaît … En parlant des hommes qui venaient la voir , elle ne prononçait jamais de nom . Sa discrétion me plut : cela m' assurait au moins qu' elle ne parlerait pas de moi . Nous continuâmes à bavarder jusqu' à l' aube . Enfin , je sombrai dans le sommeil . Eva était pelotonnée contre moi , sa tête tout près de la mienne : elle parlait toujours et je l' entendais vaguement dire qu' elle attendait prochainement le retour de Jack … Mais cette fois j' étais trop éreinté ; je m' en foutais . XI Je rentrai chez moi vers midi . Le groom de l' ascenseur me gratifia de son plus beau sourire ; celui des étrennes . Bonjour , monsieur Thurston . Avez _vous lu l' histoire de ces deux types qui ont été tués hier soir devant la Manota ? Non . Ils se bagarraient pour une poule et ils sont tombés du trottoir juste sous les roues d' un camion . Y en a un qui a la figure toute défoncée . Eh bien , ça lui changera la physionomie , dis _je en sortant de l' ascenseur et en ouvrant ma porte . Russell était dans le vestibule . Bonjour , monsieur Clive , dit _il d' un ton qui annonçait une catastrophe . Bonjour . J' allais monter dans ma chambre quand j' aperçus son regard ; je m' arrêtai net . Qu' est _ce qui ne va pas ? Miss Carol vous attend dans le salon , dit _il d' une voix chargée de reproches . Son visage , son regard , toute sa personne n' étaient que blâme . Miss Carol ? fis _je stupéfait . Qu' est_ce_qu' elle veut ? Pourquoi n' est _elle pas au studio ? Je ne sais pas , monsieur ; elle attend depuis plus d' une demi_heure . Carol était debout près de la fenêtre ; elle ne se retourna pas tout de suite bien qu' elle m' eût certainement entendu entrer . Je ne pus m' empêcher d' admirer son dos mince et sa jolie robe à carreaux rouges et blancs . Bonjour , dis _je en refermant la porte derrière moi . Elle écrasa sa cigarette dans un cendrier et pivota sur les talons . Elle m' examina avec tant d' attention que je détournai mon regard . Vous ne travaillez donc pas ce matin ? dis _je en traversant vers elle . J' avais besoin de vous voir . Ça , c' est gentil , venez vous asseoir . Rien de cassé j' espère ? Je ne sais pas encore , dit _elle en s' installant sur le divan et en allumant une autre cigarette . Je me sentis tout à coup fatigué et nullement d' humeur à écouter un sermon . Ecoutez , Carol … , mais elle leva la main pour m' interrompre . Il n' y a pas d' écoutez , Carol qui tienne . Ce n' est pas le jour , dit _elle d' un ton sec . Excusez _moi , je suis un peu nerveux ce matin . Voyons , s' il y a quelque chose qui ne va pas , dites _le _moi carrément . Je viens de rencontrer Merle Bensinger , elle est très inquiète à votre sujet . Elle a eu tort de vous parler de moi ; elle oublie que je suis son client , dis _je assez froidement . Mais c' est parce_qu' elle vous aime beaucoup , Clive . Elle croyait que nous étions fiancés . Je m' installai dans un fauteuil assez loin de Carol . Quand bien même nous serions mariés , elle n' a pas le droit de parler de mes affaires , dis _je en bredouillant presque de fureur . Elle ne m' a rien dit de vos affaires , répliqua Carol d' un ton calme . Elle m' a simplement demandé d' essayer de vous persuader de travailler . Mais , bon sang , je ne fais que ça . Si elle a peur pour ses commissions , elle n' a qu' à le dire . C' est bien , Clive , si vous le prenez comme ça … Parfaitement , je le prends comme ça . Mais comprenez donc , Carol , qu' on ne peut pas forcer un écrivain à écrire . D' ailleurs , vous le savez très bien : on est en train ou on ne l' est pas . Seulement Merle voulait que je lui fasse un imbécile d' article pour le Digest et ça ne me disait rien . Voilà pourquoi elle est furieuse . Elle ne m' a même pas dit un mot du Digest , mais ne parlons plus de Merle , parlons plutôt de Bernstien , dit _elle en croisant ses jolies chevilles . Eh bien quoi , Bernstien ? Vous savez qu' il est venu chez moi samedi ? Oui , vous me l' avez dit . J' ai fait tout ce que j' ai pu ; je lui ai lu des passages de votre pièce , j' ai même obtenu qu' il emporte le manuscrit . Quoi ? Vous lui avez remis une copie du manuscrit ? Comment vous l' êtes _vous procurée ? Oh ! il se trouvait que j' en avais une , dit _elle d' un ton impatient . Mais peu importe … j' espérais tellement … Elle s' interrompit avec un geste de lassitude . Si vous aviez été là , tout aurait marché si bien ! J' ai peur , Clive , que vous ayez laissé passer une belle occasion . Je n' en crois rien , dis _je en aspirant une longue bouffée de fumée . Si Bernstien avait eu tellement envie de tourner Rain Check , il l' aurait fait depuis longtemps ; quand il faut batailler comme ça pour convaincre un type , c' est qu' il n' est guère chaud ; il fait des tas de promesses et puis il se défile . Vous ne me ferez pas croire qu' Imgram ait dû se donner tant de mal pour vendre son bouquin à Gold ? Il n' y a rien de commun entre Rain Check et Terre stérile , dit vivement Carol , puis , voyant mon geste d' agacement , elle se reprit : Oh ! pardon , Clive , ce n' est pas ce que je voulais dire … Je voulais dire que ce sont deux choses tout à fait différentes … enfin que … Allez _y , fis _je d' un ton rogue , inutile de prendre des gants . Ce que vous voulez dire c' est que ma pièce ne tient pas debout et que si nous ne nous y mettons pas tous les trois , vous , Highams et moi , jamais Bernstien ne se donnera la peine de la lire . Elle se mordit la lèvre sans répondre . Eh bien , continuai _je , moi ça ne me convient pas . Le jour où je la céderai , ce sera parce_qu' on aura reconnu ce qu' elle vaut et sans que j' aie besoin de la crier comme un marchand de quatre saisons . Bernstien peut aller se faire f … C' est bon , Clive . Que Bernstien aille au diable , à quoi cela vous avancera _t _il ? Aurez _vous bientôt fini de vous inquiéter de moi ? Ecoutez_moi bien , Carol , quand j' aurai besoin d' aide , je vous le dirai , mais je commence à trouver qu' il y a trop de gens qui se mêlent de mes affaires . Naturellement , ajoutai _je pour ne pas la vexer , je vous remercie beaucoup , mais après tout , ça ne regarde que moi et je m' en tire assez bien . En êtes _vous bien sûr ? dit _elle en me regardant avec insistance . Voilà deux ans que vous n' avez rien écrit et que vous vivez sur votre passé . A Hollywood , cela ne suffit pas : un écrivain qui ne se renouvelle pas est fichu . Eh bien , vous verrez ce que je vais sortir avant peu . Est_ce_que Gold ne m' a pas fait une offre ? Ça semble indiquer que je ne suis pas tellement tombé . Ne crânez donc pas , Clive , dit _elle en s' animant , il n' est pas question de votre talent ; la question est de savoir quand vous allez vous mettre à travailler . Ne vous occupez pas de ça , dis _je . Pourquoi n' êtes _vous pas au studio ? Je vous croyais en plein boulot avec Imgram . C' est exact , mais il fallait que je vous voie , Clive ; on commence à jaser sur votre compte . Elle se leva et se mit à marcher de long en large . Ne sommes _nous pas fiancés ? C' était un sujet que je ne me sentais pas disposé à aborder pour l' instant . Qu' est_ce_que ça veut dire : on jase sur mon compte ? On parle de votre week_end . Oh ! Clive , comment avez _vous pu faire une chose pareille ? Etes_vous devenu fou ? Nous y voilà , pensai _je , puis tout haut : De quoi diable voulez _vous parler ? A quoi bon mentir ? Je suis au courant . Je ne pensais pas que vous en étiez encore là , vous n' êtes cependant plus un collégien ? Qu' est_ce_que ça signifie ? Que voulez _vous dire ? Oh ! Clive , dit _elle en se rasseyant , il y a des moments où vous êtes stupide et détestable . Sa voix était lasse , désabusée , affreusement triste . Vous voulez jouer à l' irrésistible , n' est _ce pas ? Au grand charmeur qui fait perdre la tête à toutes les femmes . Mais pourquoi avoir choisi celle_là ? A quoi cela vous mènera _t _il ? D' un geste nerveux je tendis le bras pour prendre une cigarette . Vous me traitez un peu durement , Carol , dis _je en dominant difficilement ma colère … et je ne suis pas d' humeur à en entendre davantage . Il vaudrait peut_être mieux que vous retourniez au studio avant que nous ne prononcions des paroles que nous regretterions plus tard . Elle demeura assise pendant quelques secondes , les mains serrées sur ses genoux et le corps tendu ; puis elle respira profondément et se détendit . Pardon , Clive , je vois que je m' y prends mal . Est_ce_que cela ne peut pas s' arranger ? Ne pouvez _vous pas vous reprendre ? Il n' est pas encore trop tard , n' est _ce pas ? Vous faites un tas d' histoires à propos de rien , dis _je en jetant ma cigarette sur le tapis . Pour l' amour de Dieu , tâchez d' être raisonnable , Carol . En tout cas , vous avez passé le week_end avec elle , dit _elle d' un ton cinglant . A _t _elle cédé à vos séductions ? Je me levai d' un bond . En voilà assez , Carol . Croyez _moi , allez _vous _en ou nous allons nous faire du mal . Rex Gold m' a demandé de l' épouser . Il y a de cela des années , j' ai reçu un coup de sabot de cheval . C' était ma faute : on m' avait prévenu qu' il était vicieux , mais je me croyais de taille à le mater . Et puis , tout à coup , il s' était cabré et je me souvenais d' être resté par terre dans la boue , tout endolori , à regarder stupidement ce cheval , comme si je n' arrivais pas à croire qu' il m' eût fait une chose pareille . C' était exactement ce que j' éprouvais maintenant . Gold ? dis _je en me rasseyant brusquement . Je n' aurais pas dû vous en parler maintenant , dit Carol en se frappant les poings . Vous allez croire que c' est du chantage … , non , j' ai eu tort . Je n' aurais jamais cru que Gold … Après tout , pourquoi ? Elle était charmante , pleine de talent ; elle ferait une femme parfaite . Qu' est_ce_que vous allez faire ? demandai _je après un long silence . Je ne sais pas , dit _elle . Depuis ce week_end , je ne sais plus . Qu' est_ce_que le week_end a à voir là_dedans ? dis _je . La question serait plutôt de savoir si vous aimez Gold ou non . Vous savez bien qu' à Hollywood la question est tout autre , dit Carol . Si j' étais sûre que nous … que vous et moi … Vous rendez_vous compte de ce que vous me forcez à dire ? Je ne répondis rien . Je vous aime , Clive , comprenez _vous ? Je voulus saisir sa main , mais elle la retira . Non , ne me touchez pas ; laissez _moi parler . J' ai supporté beaucoup de choses . Voilà deux ans que nous nous connaissons : j' ai peut_être tort de vivre dans le passé , mais je ne puis oublier le jour où vous êtes venu voir Robert Rowan . A cette époque _là , nous n' étions rien , ni l’un ni l' autre . Je vous ai aimé dès que je vous ai vu : j' admirais votre pièce , il me semblait que celui qui avait de tels sentiments ne pouvait être que bon , généreux et propre . J' ai aimé votre air timide lorsque Rowan vous parlait . Vous étiez simple et gentil , très différent des autres hommes qui venaient au bureau ; j' ai cru que vous alliez faire de grandes choses et c' est pourquoi je vous ai conseillé de venir ici , de lâcher New_York avec ses tares et ses pièges . Il fut un temps où vous n' aviez pas d' amis et où vous vous plaisiez en ma compagnie ; nous allions partout ensemble , nous ne nous quittions pas . Un jour , vous m' avez demandé de vous épouser ; j' ai accepté , et le lendemain vous aviez déjà oublié ; vous ne vous êtes même pas donné la peine de me téléphoner … Aujourd’hui même , je ne sais pas ce que je suis pour vous , mais je sais ce que vous êtes pour moi , ce qui ne veut pas dire que je veuille vous rappeler votre promesse . Je ne voudrais pas de vous à ce prix _là . J' étais très ennuyé . Je savais bien qu' il fallait prendre une décision , mais je voulais réfléchir . Jusqu' au samedi précédent , j' aimais Carol - aujourd’hui , c' était moins sûr . Il fallait pourtant que je dise quelque chose , je ne pouvais pas la laisser s' humilier ainsi devant moi ou bien alors , elle partirait et tout serait fini . Et je ne voulais pas que ce fût fini : je tenais trop à elle , elle représentait pour moi les deux plus belles années de ma vie , la compréhension , l' affection , le soutien dont j' avais besoin . Je n' osais penser à ce que serait ma vie sans elle . Lorsque vous m' avez dit que vous m' aimiez , reprit _elle , je vous ai cru sincère , probablement à cause de tout ce que vous étiez pour moi . Vous valiez beaucoup mieux quand vous étiez pauvre , Clive . On dit que le succès gâte les gens , c' est ce qui vous est arrivé . Voyez _vous , je me fais du souci pour vous parce_que je ne vois pas où vous allez . Vous n' avez fait aucun progrès ; vous croyez disposer d' une baguette magique , mais c' est faux . Personne ne l' a parce_qu' elle n' existe pas . Le seul moyen est de travailler , de n' être jamais satisfait de ce que l' on a fait et de viser toujours plus haut . Alors , seulement , on sent que l' on a quelque chose à exprimer et que ce quelque chose vaut d' être écrit . Quel magnifique discours ! dis _je agacé . Mais , parlons un peu de vous . Allez _vous épouser Gold ? Je n' en sais rien , dit _elle en fermant les yeux . Je n' en ai pas envie , mais cela présente des avantages . En êtes _vous sûre ? Gold a des idées … de l' argent … il est puissant . Il me laisserait ma liberté ; il y a encore de beaux films à faire . Vous ne comprenez pas cela , Clive , j' ai de l' ambition - pas pour moi_même - mais pour le cinéma . Gold m' écouterait , je pourrais avoir de l' influence sur lui . Il ne s' agit pas de songer à l' éducation des foules ; pensons d’abord à nous . Vous pouvez parfaitement travailler à l' amélioration du cinéma sans être obligée d' épouser Gold . Cela vous ferait vraiment de la peine ? Naturellement , voyons . Seulement , mettez _vous à ma place pour un moment . Je n' ai jamais cessé de vous aimer , je vous aime toujours mais pour l' instant je ne puis aller plus loin . Il y a quelque chose qui ne va pas : je suis devenu incapable d' écrire et à moins que ça ne s' arrange bientôt , je vais me trouver coincé . Ce ne sera pas la première fois , mais jusqu' ici j' étais seul ; je ne peux pas songer à vous entraîner dans le pétrin . Elle resta quelques secondes à regarder ses mains . C' est simplement parce_que vous avez perdu le contact avec la réalité et que vous avez passé votre temps à vous amuser . Elle s' interrompit pour ajuster soigneusement ses manchettes ; puis , brusquement : Mais , qu' est _ce qui vous a pris d' aller vous afficher avec cette femme ? La rage me saisit . C' est ce sale petit arriviste qui a été vous raconter ça ? Ça ne m' étonne pas de lui , c' est bien dans sa manière d' aller faire des cancans de concierge . Jerry Highams vous a vu aussi . Et puis après ? Highams sait très bien pourquoi je la fréquente . Vous savez que je ne vous mentirais pas , Carol : eh bien , c' est sur elle que je vais faire mon film , voilà toute l' histoire . Il faut que je retourne au studio , dit Carol en se levant . Je regrette infiniment tout ceci , Clive , mais je ne vois pas ce que nous pouvons y faire . Vous ne me croyez pas ? dis _je en me levant à mon tour . Gold m' a commandé un scénario ; comment pourrai _je l' écrire sans étudier mon modèle ? Elle secoua la tête . Je n' en sais rien , Clive , et ça n' est pas mon affaire . Je suis lasse d' avoir à vous partager avec toutes vos amies et je ne me sens pas la force de lutter avec une professionnelle . Je pense que nous ferions mieux de ne plus nous revoir jusqu' à ce que vous ayez rompu avec elle . C' est impossible ! m' écriai _je très inquiet . Voyons , il s' agit pour moi d' une occasion unique , Gold m' a offert cinquante mille dollars et je ne peux pas traiter le sujet sans me documenter auprès de cette femme . Puisque je vous dis qu' il n' y a rien d' autre entre nous ! Vous ne voulez pas me croire ? Non , dit _elle en dégageant son bras que j' avais saisi . Mais soyez tout de même prudent , Clive , ou vous allez souffrir ; ces femmes _là savent faire marcher les hommes comme vous . La colère me reprit . Merci mille fois , vous êtes vraiment trop bonne . Chaque fois que je la verrai , je penserai à vous et je ferai bien attention à moi . Le sang lui monta au visage . Vous pouvez garder pour vous vos ironies de mauvais goût . J' ai grand_peur que vous n' alliez au_devant de plus grands ennuis que vous ne le pensez . Ne vous en faites donc pas pour moi ; je n' ai rien à craindre tant que vous voudrez bien m' honorer de votre pitié , répliquai _je . Nous n' avons donc plus aucune raison de nous disputer , il vaut beaucoup mieux que nous restions en bons termes et que nous considérions tout cela comme une plaisanterie . Evidemment , vous vous y connaissez en plaisanteries de ce genre , dit _elle d' un ton acerbe . Dans ces conditions , toute discussion est terminée entre nous . Parfait , dis _je décidé à la pousser à bout comme je l' étais moi_même . Et surtout n' oubliez pas de m' inviter à votre mariage : je n' irai pas , mais invitez _moi tout de même , j' aurai la satisfaction de refuser quelque chose à Gold . Ce qui ne m' empêchera pas d' accepter ses cinquante mille dollars . Son regard était chargé de mépris ; j' eus soudain envie de lui faire du mal . Je vois d' ici le mariage , repris _je avec un sourire narquois . Ce sera très Technicolor : la mariée était ravissante , elle s' est donnée à Rex Gold pour réaliser son ambition de relever la morale des peuples en faisant de plus beaux films … Ce sera à crever de rire . C' est bien vous , ma chère , qui disiez tout à l' heure que vous ne vouliez pas lutter avec des professionnelles , n' est _ce pas ? Je ne vous souhaite qu' une chose , c' est qu' elle vous fasse beaucoup souffrir , dit Carol en pâlissant . Vous en avez besoin . Vous avez besoin d' une sévère correction et j' espère de tout mon coeur qu' elle vous la donnera . Savez _vous que vous avez de la chance d' être une femme et de vous trouver sous mon toit , sans quoi j' aurais une sérieuse envie de … De me frapper , peut_être ? Exactement , ma jolie . Adieu , Clive . Magnifique ! C' est ce que l' on appelle le drame concentré . Pas de grands mots , mais quelque chose de net , de définitif ! Ah ! vous connaissez bien votre métier et vous avez le sens du théâtre , mais n' oubliez pas vos répliques le soir de vos noces , ma bonne amie . Elle avait atteint la porte ; elle partit sans se retourner . La pièce me parut tout à coup curieusement vide . J' allai vers le dressoir , me versai un whisky , puis , sans même reposer la bouteille , un deuxième . Je recommençai quatre fois . En repassant dans le vestibule , je me sentis un peu soûl et une forte envie de pleurer . Russell descendit juste comme je mettais mon chapeau ; il me regarda d' un air triste , mais sans rien dire . Miss Carol va épouser M Rex Gold , dis _je en articulant soigneusement mes mots . Ça doit vous intéresser , vous l' amateur de potins . Vous savez qui est M Rex Gold , n' est _ce pas ? Eh bien , elle l' épouse parce_qu' elle veut faire des films éducatifs pour la classe ouvrière . Oui , repris _je en me penchant sur la balustrade , c' est comme ça . Est_ce_que vous croyez , vous , que ça vaut le sacrifice ? Moi pas . J' ai l' idée que la classe ouvrière s' en fout complètement , mais allez donc discuter avec les femmes … Si j' avais frappé Russel en pleine figure , il n' aurait pas eu l' air plus ahuri . Il essaya de parler , mais les mots ne voulaient pas sortir . Je le quittai , pris l' ascenseur et montai en voiture . Mon pauvre vieux , me dis _je , tu me fais de la peine . Et je m' en fus au Cercle littéraire où je trouvai la foule habituelle . Je serrai quelques mains et m' installai au bar . Donnez _moi un double scotch . Bien , monsieur Thurston . Avec un peu de glace ? Ecoutez_moi , mon vieux . Quand je voudrai de la glace je vous en demanderai . Je n' ai pas besoin de vos boniments . Très bien , monsieur Thurston , dit le barman dont le visage s' empourpra . Je vidai mon verre et le tendis de nouveau au barman . Encore un pareil , sans glace et sans boniments . Ne vous donnez même pas la peine de me dire qu' il fait beau . Très bien , monsieur Thurston . Si Gold refusait mon scénario , je serais bientôt comme ce pauvre type , je serais obligé de faire le premier métier qui me tomberait sous la main . Non , tout de même pas , me dis _je . J' aimerais mieux me tuer . Quand ça va trop mal , on peut toujours se tuer ; si seulement j' avais un revolver , je le ferais tout de suite ; je me mettrais le canon dans la bouche et je me ferais sauter le crâne , on ne doit rien sentir . Ce serait assez rigolo de faire ça ici . Quel sujet de conversations ! Un type comme Imgram pourrait parler de ça au lieu d' aller raconter qu' il m' avait vu au théâtre avec Eva … Je vidai mon verre à moitié . Ce qu' il y a , me dis _je à moi_même , c' est que tu es un peu soûl . Tu te plains parce_que Carol t' a laissé tomber , mais il te reste Eva . C' est vrai que Carol est une chic fille , jolie , intelligente , bonne , loyale … mais elle va épouser Rex Gold . Okay . Mais j' ai toujours Eva . Et puis , après tout , non , mais ça ne fait rien … Eva n' a pas épousé Gold … non , c' est la femme de Jack . Nom de Dieu ! fis _je au barman , j' avais oublié Jack ! Pourquoi fallait _il qu' il y eût toujours quelque salaud dans mon jeu ? Et puis , assez de Jack , il est au Brésil . Jack est au Brésil … encore un titre de chanson . J' appelai le barman . Qu' est_ce_que vous pensez de ce titre _là pour une chanson : Jack est au Brésil . Formidable , hein ? Certainement , monsieur , me dit _il avec un coup d' oeil inquiet . Un excellent titre , monsieur , pour une chanson comique . Une chanson comique ? Pas du tout . C' est une chanson triste , très triste . Je savais bien que vous n' y connaissiez rien ! Vous savez , monsieur Thurston , en matière de chansons , je … Ça va , bouclez _la . Racontez ce que vous voudrez aux gens qui ont le temps d' écouter un barman … pas à moi . Remettez _moi ça , ajoutai _je en poussant mon verre . Au même moment entraient Peter et Frank Imgram . Naturellement ! Juste comme j' étais pas mal soûl et très en rogne . Je descendis de mon tabouret . Hello , Clive , dit Peter . Qu' est_ce_que je vous offre ? Vous connaissez Frank Imgram , je crois ? Si je le connaissais ! Mais bien sûr , dis _je en reculant pour bien prendre ma distance ; c' est le fameux colporteur des potins d' Hollywood . Sur quoi , je lui plaçai un direct en plein sur la bouche . Il tomba à la renverse en gargouillant et en essayant d' introduire ses doigts dans la bouche pour retenir son dentier . Il avait beau être l' auteur de Terre stérile , il avait de fausses dents ; les miennes étaient bien à moi . Sans m' attarder pour voir ce qui allait se passer , je sortis du bar , passai dans la rue et montai en voiture . J' eus du mal à m' empêcher de revenir pour administrer une nouvelle correction à ce petit salaud ; j' étais si tendu que j' en avais des picotements dans les yeux , dans le nez et dans la nuque . Et voilà , me dis _je . Pour commencer , Merle Bensinger , ensuite Carol , la chère et douce Carol , et maintenant Frank Imgram … et sans doute aussi Peter . En voilà quatre qui vont désormais me vomir . C' était vraiment du beau travail . Pour peu que je continue , je ne tarderais pas à devenir célèbre . Je descendis le boulevard Sunset à toute allure . Qui sait si avant peu , il se trouverait encore des gens pour m' adresser la parole ? On allait probablement me radier du Cercle littéraire … Et puis après ? pensai _je , tu as toujours Eva , et je ralentis parce_que j' avais tout à coup envie de lui parler . On pouvait m' empêcher de cogner sur Imgram , mais personne ne pouvait m' empêcher de téléphoner à Eva . J' entrai dans une cabine . Je devais être plus soûl que je ne le pensais , car je dus m' y reprendre à trois fois pour former le numéro . Lorsque j' y parvins enfin , j' étais en nage et furieux . Ce fut Marty qui me répondit : Allô , Miss_Marlow ? dis _je . Qui est _ce qui parle ? Qu' est_ce_que ça pouvait bien lui f … Pourquoi Eva ne répondait _elle pas elle_même ? Se figurait _elle que j' avais envie de dire mon nom à sa bonniche qui s' empresserait de le répéter au laitier , au facteur et à tous les types avec lesquels elle se soûlait ? C' est un habitant de la Lune , dis _je . Un silence , puis la voix de Marty : Je regrette , mais Miss Marlow est sortie . Ce n' est pas vrai , dis _je . Pas à cette heure _ci . Dites _lui que je veux lui parler . De la part de qui ? De la part de M Clive , nom de Dieu ! Etes_vous contente maintenant ? Je regrette beaucoup , mais Miss Marlow est occupée . Occupée , fis _je ahuri . Mas il est à peine deux heures … Je regrette . Je lui dirai que vous l' avez appelée . Attendez , dis _je complètement retourné , est_ce_qu' il y a un type avec elle ? Je lui dirai que vous avez téléphoné , répéta Marty en raccrochant . Je lâchai le récepteur qui continua à se balancer au bout de son fil . Je souffrais le martyre . Si j' avais un revolver sur moi , me dis _je , je me ferais sauter le caisson tout de suite , ici , dans cette saloperie de cabine . Un beau fait divers : Un célèbre écrivain se suicide dans une cabine téléphonique ! Seulement , il me manquait un revolver … Je ferais bien d' en acheter un si ça devait continuer comme ça . Une fois mort , Merle Bensinger penserait que j' avais fait ça à cause d' elle , la douce et chère Carol penserait que c' était pour elle , ce petit salopard de Frank Imgram croirait que c' était à cause de lui et ils se foutraient tous dedans ! Si un jour je le faisais , ce serait pour Eva . Elle s' en moquerait probablement et il ne lui viendrait jamais à l' esprit que ce pût être à cause d' elle . Eh bien , puisque je n' avais pas de pistolet , j' irais toujours prendre une cuite , ce serait déjà ça . Ça serait même quelque chose d' assez coquet si j' arrivais à me soûler à fond : il me semblait qu' il n' y aurait jamais assez d' alcool dans le monde entier . Je remontai en voiture en me répétant : Mon pauvre vieux , tu me fais vraiment pitié . Pendant un moment , je me laissai aller à sangloter , la tête contre le volant . Cela ne m' était jamais arrivé : il est vrai que la matinée avait été plutôt mauvaise et que j' étais assez ivre . Je me demandais ce qu' Eva aurait pensé de moi si elle m' avait vu . Ce n' est pas Jack qui aurait fait ça : Jack aurait couru chez elle , il aurait enfoncé la porte à coups de botte et aurait vidé le type qui était avec elle . Puis , il l' aurait prise par les épaules et lui aurait cogné la tête contre le mur . J' ai horreur de la faiblesse , Clive . Jack est fort ; il sait ce qu' il veut et rien ne l' arrête . Moi aussi , je savais ce que je voulais , mais je ne défonçai pas la porte et je ne cognai pas la tête d' Eva contre le mur . Je me contentai d' appuyer ma tête contre le volant et de sangloter . XII Je me réveillai d' un profond sommeil pour trouver Russell en train de tirer les rideaux . Je me redressai en poussant un grognement : ma tête me faisait mal et ma langue était comme un morceau de cuir . M Tennett demande à vous voir , monsieur , dit Russell debout au pied du lit , la figure sombre . La pensée d' Imgram me revint tout à coup en mémoire . M … , fis _je en retombant sur mon oreiller . Quelle heure est _il ? Un peu plus de dix heures et demie , monsieur . Oh ! ne prenez pas cet air _là , Russell . Je suppose que vous savez ce qui s' est passé au Cercle ? Oui , monsieur , c' est très ennuyeux . Naturellement . Si seulement ma tête m' avait fait moins mal ! J' avais dû rentrer passablement soûl , je ne savais même plus comment je m' étais couché . Mais ce petit salopard n' a eu que ce qu' il mérite . M Tennett attend en bas , monsieur . Bon , dites _lui que je viens . Je ne vois pas très bien comment ça peut s' arranger . Je me traînai dans la salle de bains : la douche me fit du bien . Après m' être rasé , un bon cognac à l' eau me redonna un peu de ton ; je me retrouvai presque en forme . Peter était dans le salon . Bonjour , dis _je , en me dirigeant vers le dressoir pour me verser un second cognac . Je dormais . Excusez _moi de vous avoir fait attendre . Aucune importance . Un verre ? Il fit non de la tête . Je vins m' asseoir près de lui , sur le divan . Il y eut un silence embarrassant . Nous échangeâmes un coup d' oeil et détournâmes ensemble les yeux . Naturellement , c' est au sujet d' Imgram , dis _je . Hum … Oui . Je suppose que vous étiez soûl ? Que voulez _vous que je vous dise ? J' essayais de rester calme , mais je sentais venir la colère . Ne croyez pas que je sois venu vous faire de la morale , dit vivement Peter , bien que je sois assez surpris que vous ayez pu agir ainsi . Je suis venu vous annoncer que Gold a l' intention de vous poursuivre . De me poursuivre ? fis _je interloqué . C' était vraiment inattendu . Malheureusement , oui , dit Peter . Vous comprenez , Imgram est blessé et il ne pourra pas travailler pendant plusieurs jours . Cela va coûter de l' argent au studio et Gold est furieux . Je ressentis un petit choc de satisfaction : le petit salopard en avait pris un bon coup . Oui , je comprends , dis _je . J' ai pensé que le mieux était de venir en parler avec vous , continua Peter . Il semblait très gêné et peu fier de sa mission . Gold estime que ça va lui coûter cent mille dollars . C' est un coup de poing qui revient cher , dis _je pris soudain de terreur . Dites , il n' a tout de même pas l' intention de me demander une telle somme ? Légalement , il n' a pas le droit de vous attaquer , ce serait le rôle d' Imgram , dit Peter en s' absorbant dans la contemplation de ses chaussures impeccablement cirées . Seulement , Gold a été voir Imgram . Ah ! bon . J' avalai la moitié de mon verre ; le cognac avait déjà moins bon goût . Et alors ? Imgram va m' attaquer en paiement de cent mille dollars ? Il ne les aura pas . Non , dit Peter en détachant soigneusement la cendre de sa cigarette . Imgram n' a pas l' intention de vous poursuivre , il l' a dit à Gold . Je ne comprends plus . Moi non plus , avoua Peter . Je crois qu' à sa place , je vous aurais attaqué . Ce que vous avez fait là est assez dégoûtant , Clive . Je fis un geste évasif . Alors , quoi ? Il tend l' autre joue ? C' est à peu près ça . Quel petit salaud ! dis _je en me levant . Pourquoi ne veut _il pas me poursuivre ? Qu' est_ce_que ça peut me faire ? Vous feriez mieux de vous asseoir , Clive . Vous avez déjà fait assez de mal comme ça . Mais enfin à quoi pensez _vous ? Vous rendez_vous compte que Carol est effondrée ? Je vins me placer debout devant lui . Ecoutez , Peter , je n' ai pas de leçon à recevoir de vous . Croyez _moi , ne vous mêlez pas de ça , ni de près , ni de loin . Je ne demanderais pas mieux , dit Peter avec un geste de lassitude . Croyez _vous que ça m' amuse ? Mais vous n' avez pas l' air de vous douter de votre cas . Vous voilà en conflit avec Gold et tout ce qui touche Gold rejaillit sur le studio . Pourquoi avoir frappé Imgram ? Vous aviez peut_être mille raisons que je ne tiens pas à connaître , mais ce qui est fait est fait et voilà tout notre horaire chamboulé . De plus Carol est aux cent coups ; elle ne peut plus écrire une ligne et tout cela est de votre faute . Je vois ce que c' est , dis _je en me rasseyant . C' est sur moi que tout va retomber . Que voulez _vous que j' y fasse ? Le mieux serait que vous disparaissiez pendant quelque temps . Pourquoi n' iriez _vous pas aux Trois Points ? Je ne voudrais pas que vous tombiez sur Gold en ce moment … dans l' état d' esprit où il est . Imgram ne donnera pas suite à l' incident et nous essayons de faire comprendre à Gold qu' il devrait vous laisser tranquille . Mais pour l' instant , mon vieux , il vous en veut à mort . Si c' est vrai , pensai _je , c' est la fin de mon scénario . Je ne peux pas m' absenter en ce moment , dis _je après un instant de réflexion ; j' ai trop de travail . Mais je m' arrangerai pour ne pas le rencontrer . Espérons que ça marchera , dit Peter d' un air sombre . Il faut que j' aille au studio , nous sommes dans un gâchis épouvantable et Gold est comme un ours qui aurait une rage de dents . Soyez chic et faites le mort pendant quelque temps . Entendu , dis _je . A propos , Peter , vous savez que je travaille à un film pour Gold . Pensez _vous que cette histoire va tout démolir ? C' est possible , dit Peter en haussant les épaules . Tout dépend du temps que nous allons perdre . Si nous reprenons vite et si votre scénario est bon , tout peut s' arranger . Gold est un homme d' affaires , il ne laissera pas passer un bon sujet , mais il faut que ce soit de premier ordre . Oui , évidemment . J' accompagnai Peter jusqu' à la porte , assez inquiet et embêté . Je commençais à comprendre que je m' étais conduit comme un idiot en boxant Imgram ; cela pouvait gâcher toute ma carrière . Pouvez _vous faire quelque chose pour Carol ? demanda Peter brusquement . Je ne le pense pas . Il me regarda longuement et je me sentis tout à coup honteux . Elle vous aime , Clive , dit _il doucement , c' est une fille épatante qui mérite d' être mieux traitée . J' avais cru que c' était sérieux entre vous ; ça ne me regarde pas , mais ça me fait de la peine de la voir dans cet état . Voyant que je ne répondais rien , il resta encore un moment comme hésitant , puis haussa les épaules . Excusez _moi . J' espère qu' elle s' en remettra . Au revoir , Clive , ne vous montrez pas pendant quelque temps , je suis sûr que ça s' arrangera si vous êtes prudent . Mais oui , dis _je . Et merci de votre visite . Rentré au salon , je me versai à boire . Certes , j' aurais aimé revoir Carol , mais je redoutais la rencontre . Je l' avais blessée : qui sait si je ne mettrais pas plus de temps à la ramener en lui parlant qu' elle n' en mettrait à se calmer toute seule ? En outre , j' étais trop inquiet , non pas au sujet d' Imgram , mais de Gold ; il pouvait être terriblement dangereux . Aller le voir ? Non , Peter avait raison : mieux valait faire le mort . Furieux , je fis du regard le tour de la pièce , sachant très bien que je ne pourrais pas rester enfermé entre ces quatre murs . Je deviendrais fou : ce n' était plus comme autrefois , quand je pouvais passer mes journées à lire . Hollywood m' avait rendu agité et l' idée d' être seul , même pour quelques heures , m' était insupportable . Je consultai ma montre : il était midi moins le quart . Je pensai à Eva : elle devait être au lit en train de dormir . Voilà ce que j' allais faire : aller la voir et essayer de l' emmener déjeuner avec moi . Sitôt ma décision prise , j' éprouvai un réel soulagement . Eva me sauverait de la solitude ; tant que je l' aurais , le reste ne comptait pas . J' arrivai avenue Laurel _Canyon peu après midi , m' arrêtai devant la maison d' Eva , frappai et attendis . Elle m' ouvrit presque aussitôt et resta debout , clignant des yeux à la lumière , l' air stupéfait . Clive ! fit _elle avec un petit rire amusé , j' ai cru que c' était le laitier ! Visiblement , elle sortait du lit : ses cheveux étaient défaits et elle n' était pas maquillée . Qu' est_ce_que tu viens faire à cette heure _ci ? Allô Eva , j' ai voulu te faire une surprise . Puis _je entrer ? Elle se serra dans sa robe de chambre et bâilla . J' allais prendre mon bain . Tu aurais pu au moins téléphoner . Je la suivis dans sa chambre ; cela sentait vaguement le parfum et la sueur . Ça pue ici , hein ? dit _elle en ouvrant les fenêtres . Puis elle s' assit sur le lit et se gratta la tête . Oooh … je suis crevée . Tu n' as pas l' air d' avoir beaucoup dormi , dis _je en m' asseyant à côté d' elle . Qu' est_ce_que tu as encore fait ? Je dois avoir une sale tête , dit _elle en se renversant sur l' oreiller , mais je m' en fous . Ce matin , je me fous de tout . Moi aussi , c' est pour ça que je suis venu , dis _je en examinant sa petite figure tirée . Elle avait les yeux battus et les deux rides entre ses sourcils étaient très marquées . Viens déjeuner avec moi . Non , je n' ai pas envie de bouger . Allons , laisse _toi faire , dis _je . Nous déjeunerons de bonne heure et tu pourras rentrer aussitôt après si tu veux . Elle me regarda d' un air intrigué . Oh ! zut , dit _elle d' un ton boudeur , ça me barbe de m' habiller . Je t' assure , Clive , j' aime mieux pas . Je me penchai , lui pris les mains et l' attirai tout contre moi . Tu vas venir avec moi , dis _je fermement . Allez , habille _toi . Qu' est_ce_que tu vas mettre ? Elle se dégagea et se dirigea mollement vers le placard . Je ne sais pas , fit _elle en bâillant de nouveau . Oh ! ce que je suis vannée ! J' ouvris le placard ; il contenait une demi_douzaine de tailleurs . Pourquoi ne pas mettre une robe ? dis _je . J' aimerais te voir une fois dans quelque chose de flou et de féminin . Je sais mieux que toi ce qui me va , dit _elle en décrochant un tailleur gris . Tiens , je vais mettre celui_ci ; es _tu content ? Soit . Maintenant , dépêche _toi de prendre ton bain . Je vais fumer une cigarette en t' attendant . Je ne serai pas longue , dit _elle en sortant . Une fois seul , je fis le tour de la chambre , ouvrant les tiroirs , examinant les bibelots en verre qui me rappelèrent son mari . L' atmosphère de la pièce avait quelque chose de secret , de caché qui me fit penser aux hommes qui venaient là … des hommes qui venaient en cachette et qui seraient morts de honte si leurs amis les avaient vus entrer dans cette maison . Cette idée me poursuivait , je souffrais de devoir partager Eva . Bientôt je ne pus rester en place ; je sortis dans le couloir et criai à Eva de se dépêcher . J' arrive , dit _elle . Un peu de patience . A ce moment , la porte d' entrée s' ouvrit et Marty parut . Elle me regarda d’abord d' un air surpris , puis elle sourit . Bonjour , monsieur . Un beau temps , n' est _ce pas ? Je la détestais ; j' avais horreur de son expression à la fois servile et goguenarde . Je me demandai si Eva lui parlait de moi , si elles parlaient ensemble des hommes qui venaient ici . La présence de cette femme qui se moquait peut_être de moi derrière mon dos me fut insupportable . Dites à Miss Marlow que je l' attends dans la voiture , lui dis _je d' un ton sec en sortant . Eva me rejoignit au bout d' une demi_heure ; elle était nette et soignée , mais , en plein jour , elle me parut un peu vieillie et fatiguée . Comment me trouves _tu ? Merveilleuse . Ne mens pas , suis _je correcte ? Tu peux aller n' importe où avec n' importe qui . Sérieusement ? Bien sûr . La seule chose qui te gêne , c' est que tu as honte du métier que tu fais , c' est ce qui te donne ce sentiment d' infériorité . Seulement , tu veux mener la bonne vie . Eh bien , jusqu' ici , tu as réussi . Pourquoi t' en faire ? Elle me regarda d' un air interrogateur , parut convaincue que je disais la vérité et s' installa sur le siège . Je te remercie , dit _elle avec un petit hochement de tête . Où allons _nous ? Au Nikabob , dis _je en tournant la rue . Ça te va ? Mmmm … oui . J' ai essayé de te téléphoner hier à deux heures , mais Marty m' a dit que tu étais occupée . Elle fit la grimace , mais ne dit mot . Tu travailles donc sans arrêt ? dis _je comme pour me torturer à plaisir . Ne parlons pas de ça . Pourquoi tiens _tu toujours à revenir là_dessus ? C' est vrai , je m' excuse ; on ne doit jamais parler boutique . Tu m' intrigues , repris _je après un moment de silence , est_ce_que tu te fous vraiment de tout ? Pourquoi me demandes _tu ça ? Je te crois assez sensible au fond . Mais je ne le laisserai jamais voir , dit _elle vivement . Drôle de fille ; tu es toujours en garde , tu considères tous les gens comme des ennemis . Je voudrais que tu te détendes et que tu me prennes pour un ami . Je n' ai pas besoin d' amis , répondit _elle d' un ton agacé . D' ailleurs , je connais trop les hommes pour me fier à eux . Parce que tu ne connais que leurs plus mauvais côtés . Laisse _moi être ton ami . Non . Et puis , assez ; tu ne m' intéresseras jamais . Je te l' ai assez répété , je crois . Il y avait vraiment peu d' espoir pour moi . Je me sentis de nouveau plein de dépit et de fureur . Ne pouvais _je donc rien pour l' émouvoir , pour percer cette cuirasse d' indifférence et de froideur ? Au moins , tu es franche , dis _je . Avec toi , on sait où on en est . Je voudrais bien savoir ce que tu as derrière la tête , dit _elle en m' examinant attentivement . Qu' est_ce_que tu caches derrière cet air doux ? Qu' est_ce_que tu veux , Clive ? Toi , dis _je simplement . Tu me plais , tu m' intrigues ; j' ai envie de sentir que je tiens une place dans ta vie , c' est tout . Tu es fou ; tu dois connaître des centaines de femmes . Pourquoi te faire du souci pour moi ? Oui … pourquoi ? alors que j' avais Carol ! Pourquoi perdre mon temps à me cogner la tête contre un mur , puisqu' il devenait chaque fois plus clair qu' Eva ne voudrait jamais de moi ? Je n' en savais rien , mais il fallait que je continue , même sans espoir . Les autres femmes , je m' en fous , dis _je en arrêtant devant le Nikabob ; il n' y a que toi qui comptes . Elle fit des deux mains un geste d' impatience . Il faut que tu sois maboul , dit _elle . Combien de fois faudra _t _il que je te répète que tu ne m' intéresses pas et que tu ne m' intéresseras jamais ? Je descendis de voiture et fis le tour pour lui ouvrir la portière . Eh bien , comme ça , te voilà tranquille , dis _je . Mais alors , pourquoi sors _tu avec moi ? Elle me lança un coup d' oeil dur ; je crus un instant qu' elle allait me tourner le dos et partir . Et puis , tout à coup , elle s' esclaffa : Ben quoi , il faut bien que je vive . Je me sentis pâlir , mais je me contins et nous allâmes nous installer à une des tables du fond . Tout ce que je soupçonnais , tout ce que je me refusais cependant à croire tenait dans ces mots abominables : Il faut bien que je vive . Elle ne me tolérait que parce_que je la payais pour cela . A ses yeux , je ne différais en rien de tous les autres hommes qui venaient la voir en cachette . J' entendis qu' elle me parlait ; sa voix était dure Qu' est_ce_que tu attends pour commander ? Debout à côté de moi , le garçon me regardait d' un air étonné ; je pris le menu qu' il me tendait sans pouvoir fixer mon attention sur la carte . Enfin , je revins à moi , mais je n' éprouvais plus aucun plaisir à choisir le menu . Je me sentais vide , flasque et le coeur un peu chaviré . Eva semblait se désintéresser complètement du menu ; à chacune de mes questions , elle se bornait à répondre : Comme tu voudras , ça m' est égal . Je dis au garçon d' apporter une bouteille de whisky ; j' avais besoin de me remonter . Nous n' échangeâmes pas une parole avec Eva jusqu' à ce qu' il revînt . Mauvais départ . As _tu des nouvelles de Jack ? demandai _je brusquement pour changer de sujet . J' en reçois toutes les semaines . Comment va _t _il ? Mmmm … très bien . Quand rentre _t _il ? Mmmmm … Il restera longtemps ? Je ne sais pas … huit ou dix jours . Alors , je ne te verrai plus ? Elle secoua la tête ; elle semblait regarder dans le vide et je vis qu' elle ne m' écoutait pas . J' aimerais connaître ton mari , dis _je après un silence . Hein ? Pourquoi ? Pourquoi pas ? Il te plairait sûrement , dit _elle en s' animant . Tout le monde l' aime … mais il n' y a que moi qui le connaisse bien . Ça me met en colère de voir les gens s' empresser autour de lui . S' ils savaient la façon dont il m' a traitée … Mais ses yeux et toute sa figure disaient clairement qu' elle était prête à tout supporter de lui . Alors , quand nous présentes _tu ? Entendu , je lui en parlerai . Le garçon apporta une excellente soupe au homard à laquelle Eva toucha à peine . Tu ne manges pas ? Je n' ai pas faim . D' ailleurs , je viens de me lever . Tu regrettes d' être venue ? Non . Si ça ne m' avait pas plu , je ne serais pas venue . Tu n' es jamais plus aimable que ça ? Pour quoi faire ? Ceux à qui ça ne plaît pas n' ont qu' à me laisser . Même avec tes autres hommes ? Ils reviennent tout de même . Pourquoi veux _tu que je m' en fasse ? Evidemment . S' ils étaient tous comme moi , ils reviendraient toujours . Devant son expression mauvaise et arrogante , j' éprouvai le besoin de la blesser . Après tout , ça te regarde , dis _je ; seulement , tu ne seras pas toujours jeune ; alors , un jour , ils ne reviendront plus . Elle pinça les lèvres et haussa les épaules : Il est trop tard pour me changer ; je n' ai jamais couru après les hommes et je ne vais pas commencer maintenant . Au fond , Eva , je ne crois pas que tu sois heureuse . La vie que tu mènes n' est pas drôle . Pourquoi n' en changes _tu pas ? Vous êtes tous les mêmes , dit _elle . Ils disent tous la même chose , mais aucun ne fait jamais rien . Et puis qu' est_ce_que tu voudrais que je fasse ? Rester à la maison à me tourner les pouces ? Ce n' est pas mon genre . Jack va _t _il continuer à voyager ? Un jour , il voudra peut_être se fixer . Elle eut un regard lointain et ses yeux s' adoucirent . Nous avions pensé à tenir un hôtel … et puis … Le garçon nous apporta la suite . Dès qu' il fut parti , elle reprit brusquement : Croirais _tu que j' ai pleuré la nuit dernière ? Ça t' étonne , hein ? Pourquoi as _tu pleuré ? J' étais toute seule … J' avais eu une mauvaise journée . Tu ne peux pas savoir ce que certains types peuvent être dégoûtants . On ne peut se fier à personne , ils essaient tous de vous refaire . C' est certainement une vie très dure et sans aucune compensation , dis _je . Est_ce_qu' il n' y aurait pas un autre moyen de gagner de l' argent ? Non . Et puis j' ai tort de me plaindre , mais aujourd’hui , je suis à plat . Elle respira profondément et dit : Ah ! les hommes , ce que je peux les haïr ! Qu' est _ce qui t' est arrivé ? Non , rien . J' aime mieux ne pas en parler . On t' a maltraitée , hein ? Oui … un type qui a essayé de me refaire … Il a dû se faire sonner , dis _je , curieux d' en savoir davantage . Oui , fit _elle , les yeux brillants de colère . Et je te prie de croire qu' il ne refichera plus les pieds chez moi . Ah ! tiens , partons , ajouta _t _elle en repoussant son assiette presque intacte . J' appelai le garçon . Ecoute , Eva , dis _je , tu devrais venir déjeuner ou dîner avec moi , en copains , de temps en temps . Ça te ferait du bien , ça te permettrait de te débonder . Tu vois , moi , je te traite gentiment . Est_ce_que tes autres amis en font autant ? N … non , fit _elle après une seconde de réflexion . Alors , c' est entendu ? Elle fit d’abord la moue , puis son visage s' éclaira un peu . Entendu , Clive . Oui , ça me fera plaisir . Il me sembla que je venais de remporter une grande victoire . Eh bien , je te téléphonerai la semaine prochaine et nous sortirons ensemble . Dans la voiture , pendant que nous roulions vers l' avenue Laurel _Canyon , elle me dit : J' ai passé un bon moment , Clive ; mais quel drôle de type tu fais ! Tu trouves ? Arrivés devant chez elle , nous descendîmes tous les deux et restâmes un moment debout . Entres _tu ? me dit _elle en souriant . Non … pas aujourd’hui . Elle me regarda , surprise , souriant encore des lèvres , mais plus des yeux . Vraiment , tu ne veux pas monter ? Non , dis _je , soyons seulement copains : nous sortirons ensemble la semaine prochaine . Comme tu voudras . Et … merci pour le déjeuner . C' était l' instant crucial . Je lisais dans ses yeux qu' elle s' attendait à ce que je la paie pour le temps qu' elle avait perdu avec moi et je sentais que si je voulais poursuivre mon plan , je serais tôt ou tard obligé d' en passer par là . Et , pourtant , je ne voulais pas faire comme Harvey Barrow ; j' étais disposé à sortir avec elle , à l' écouter parler de Jack et de ses petits soucis quotidiens , mais non à lui donner aussi de l' argent . Alors , tu me téléphoneras ? C' est ça . Au revoir , Eva , et ne pleure plus . Elle me tourna le dos et rentra chez elle . Je remontai en voiture , et je venais de démarrer , lorsque je vis venir un homme que je ne reconnus pas au premier abord . Puis je remarquai ses longs bras qui lui arrivaient presque aux genoux . En le croisant , je le regardai de plus près : c' était Barrow . Je m' arrêtai un peu plus loin . Que faisait _il dans ce quartier ? Je descendis de voiture pour le guetter et le vis ralentir en passant devant la maison d' Eva . J' eus envie de l' appeler , de courir à lui , de lui écraser mon poing sur sa sale gueule … Au lieu de cela , je restai sur place à l' épier : je le vis pousser la barrière et entrer . XIII Depuis le soir où je l' avais chassé des Trois Points , je n' avais plus repensé à Barrow et il ne m' était pas venu à l' idée qu' il pût continuer à voir Eva . Il me paraissait impossible qu' il osât se représenter devant elle après la façon dont elle l' avait traité et l' humiliation que je lui avais infligée . Pourtant , il était revenu , il la revoyait , il partageait ses faveurs au même titre que moi et , par là même , me rabaissait à son propre degré de turpitude . C' est à quoi je pensais en rentrant chez moi . Russell s' avança à ma rencontre dans le couloir et il me suffit de le regarder pour savoir que j' allais avoir d’autres soucis . Miss Bensinger vous attend , monsieur . Miss Bensinger ? Depuis quand ? Elle vient d' arriver : elle a dit qu' elle avait quelque chose d' urgent à vous dire et qu' elle attendrait dix minutes . Diable ! Il fallait en effet que ce fût important et urgent pour que Merle Bensinger se fût dérangée , elle qui ne quittait presque jamais son bureau . J' allai tout droit au salon . Bonjour , Merle ! En voilà une surprise . Merle Bensinger était une grande fille solide avec des cheveux rouges . Elle portait gaillardement la quarantaine et il n' y avait pas une femme d' affaires plus avisée qu' elle dans tout Hollywood . Elle était plantée devant la cheminée et me regardait d' un air sombre . Si ma visite suffit à vous surprendre , vous ferez bien de vous servir un verre de cognac , parce_que vous allez en avoir besoin , dit _elle en s' asseyant et sans prendre la main que je lui tendais . Ecoutez , Merle , je suis désolé au sujet de l' article du Digest , mais … Il ne s' agit pas de cela , dit _elle d' un ton cassant , il y a bien d’autres choses plus graves . Elle sortit de son sac un paquet de Camel tout froissé . Comme je n' ai pas de temps à perdre , allons droit au but : est _il exact que vous ayez frappé Frank Imgram ? En supposant que ce soit vrai , qu' est_ce_que ça peut vous faire ? Il me demande ça à moi ! s' exclama _t _elle en levant les yeux au ciel . Ecoutez_le ! Il casse la figure de l' auteur le mieux payé d' Hollywood , il lui démolit son dentier et il me demande ce que ça peut me faire ! Elle me regarda d' un air féroce : Je me demande vraiment , Thurston , à quoi vos parents ont pensé en mettant au monde un imbécile de votre espèce . L' histoire du Digest n' était déjà pas mal , mais ça , alors … Allez _y , dis _je , expliquez _moi la situation . Elle ne peut pas être plus mauvaise , dit _elle en marchant vers la fenêtre . Vous vous êtes mis à dos le plus puissant et le plus dangereux magnat du cinéma , le vieux Gold . Il a juré d' avoir votre peau et il l' aura . De vous à moi , vous n' avez qu' à boucler votre valise et à filer , vous êtes brûlé à Hollywood . C' était vrai que j' avais besoin de boire quelque chose : je me versai un whisky bien tassé . Vous pourriez m' en offrir un aussi , dit Merle ; vous n' êtes pas le seul à avoir les nerfs sensibles . Après l' avoir servie , je me laissai tomber dans un fauteuil . Et mon contrat avec Gold ? dis _je . Ecoutez_le ! dit Merle sur le ton du désespoir ; il croit qu' il a un contrat ! Mais , mon pauvre ami , avec un contrat comme celui_là , je ne pourrais rien tirer d' un bébé de deux mois ! Il ne contient aucun engagement ; si votre projet ne plaît pas à Gold , il le refuse et c' est tout . Rien ne dit qu' il ne lui plaira pas , fis _je sans grande assurance . Vous ne me ferez pas croire que Gold soit assez fou pour refuser un bon scénario rien que pour le plaisir de m' embêter . Merle me jeta un regard de pitié . Mais comprenez donc que votre incartade lui coûte quelque chose comme cent billets et qu' il faudrait un sacré scénario pour lui faire oublier une perte pareille . A mon avis , il n' y a pas un seul auteur à Hollywood capable de lui faire oublier ça . Je vidai mon verre et allumai une cigarette . Alors , que dois _je faire ? Vous êtes mon conseil , que suggérez _vous ? Rien , dit _elle . Gold vous a inscrit sur sa liste noire , on n' y peut rien . Ecrivez des romans , mais pour le cinéma et le théâtre , vous êtes barré … Allons donc , fis _je , sentant monter la colère , Gold ne peut pas me faire ça . C' est de la folie … Peut_être , mais je sais ce dont il est capable ; c' est le seul type d' Hollywood contre lequel je ne puisse rien … Mais , fit _elle tout à coup en claquant des doigts , il y a quelqu’un qui pourrait y arriver . Arriver à quoi ? Expliquez _vous . A vous réconcilier avec Gold . Qui ça ? Votre amie … Carol Rae . Je me levai d' un bond . Hé là , attention … Doucement , ne vous emballez pas . Carol Rae peut tout arranger , elle et Gold sont comme ça … dit _elle en croisant deux doigts . Depuis quand ? fis _je en dominant à grand_peine le tremblement de ma voix . Vous savez bien que Gold lui a demandé de l' épouser ? Oui , mais ça ne signifie rien . Ah ! vous croyez ? Vous ne comprenez donc rien ? Voilà un homme de soixante ans qui n' a jamais été marié et qui tombe tout à coup amoureux . Un homme de cet âge _là ne tombe pas amoureux , il se précipite à la vitesse de mille kilomètres à l' heure . Une fille comme Rae pourrait faire de lui ce qu' elle voudrait … même vous réconcilier avec lui . Je respirai profondément et l' effort que je dus faire pour dompter ma rage me laissa tout moite . Merci du tuyau , Merle , j' y réfléchirai . Je l' aurais volontiers giflée , mais ce n' était pas le moment de me faire de nouveaux ennemis . Vous feriez mieux d' agir , Thurston , dit _elle en se levant . Je vous ai expliqué la marche à suivre , le reste vous regarde . A votre place , j' abandonnerais cette histoire de film et j' écrirais un roman . Déjà certains de vos créanciers sont venus me voir , je les ai évincés , mais ce ne sera pas toujours possible . J' étais si abasourdi que je ne pus dire un mot . Autre chose , reprit Merle au moment de passer la porte . On raconte que vous vous baladez avec une poule ? Je me sentis vaciller . En voilà assez pour aujourd’hui , Merle , ne fourrez pas votre museau dans mes affaires . Ainsi , c' est vrai ! s' écria _t _elle d' un ton exaspéré . Vous êtes donc fou ? Il n' y a donc pas assez de femmes séduisantes ici , à Hollywood , sans que vous alliez vous acoquiner avec une grue ? On en parle déjà trop , Thurston , et aucune réputation d' écrivain ne pourrait survivre à un scandale comme celui_là . Pour l' amour du Ciel , reprenez _vous … ou bien fini nous deux . Je me sentis pâlir . Hollywood fera bien de me foutre la paix , dis _je au comble de la fureur . Et vous aussi , Merle . Je ferai ce qui me plaira , je fréquenterai qui je voudrai et si ça ne vous plaît pas , vous savez ce qui vous reste à faire . Quelle gourde ! dit _elle , perdant patience à son tour . J' avais cru qu' à nous deux nous aurions pu gagner de l' argent , mais je me suis trompée . Tant pis pour vous . En ce qui me concerne , ça m' est égal parce_que vous êtes déjà à moitié coulé . Vous savez que je suis franche , Thurston , je dis que si vous continuez à vous montrer avec cette femme , vous êtes fichu , ratiboisé , enterré . Si vous ne pouvez pas vous passer d' elle , cachez _vous au moins . Adieu , Merle , dis _je en ouvrant la porte . Il ne manque pas d’autres vautours qui ne demanderont qu' à s' occuper de mes intérêts . Entre nous , fini . Adieu , Thurston , et surveillez vos sous , vous en aurez besoin . Une fois seul , je me mis à arpenter la pièce . Pourquoi avait _elle parlé de mes créanciers ? A ma connaissance , je ne devais aucune grosse somme . Qu' avait _elle voulu dire ? Je sonnai Russell . Avons _nous beaucoup de factures en retard , Russell ? Quelques_unes , oui , monsieur ; je pensais que vous le saviez . J' allai à mon bureau et sortis d' un tiroir un paquet de factures . Vous auriez dû surveiller cela , Russell , dis _je mécontent , je ne peux tout de même pas m' occuper de tout dans cette sacrée boîte . Mais , monsieur , je n' avais jamais vu celles_ci , dit Russell . Si je les avais vues , je … C' est bon , c' est bon , dis _je vivement , sachant parfaitement qu' il avait raison . J' avais pris l' habitude de fourrer toutes les factures dans ce tiroir en me promettant de les régler à la fin du mois , et puis je n' y avais plus pensé . Tenez , dis _je en m' asseyant , prenez un crayon et un papier et inscrivez les sommes que je vais vous dicter . Est_ce_que … est_ce_qu' il y a quelque chose qui ne va pas , monsieur ? fit Russel subitement inquiet . Faites ce que je vous dis et taisez _vous . Au bout d' un quart d' heure , je trouvai que je devais treize mille dollars à différents fournisseurs . Hum , ça ne va pas très bien , dis _je en regardant Russell . Pas bien du tout , même . Ils peuvent encore attendre , monsieur , dit Russell en se grattant le menton . Heureusement qu' il y a cette proposition de M Gold , n' est _ce pas , monsieur ? Je pensais que … On ne vous demande pas de penser , fis _je sèchement . Allez , ouste , j' ai affaire . Dès qu' il fut sorti , j' examinai mon carnet de comptes ; il me restait quinze mille dollars en banque . Si Merle avait dit vrai à propos de mes créanciers , j' allais me trouver à sec dans quelques jours . En rangeant le carnet je m' aperçus que ma main tremblait . Pour la première fois depuis mon arrivée à Hollywood , je pris peur . Jusqu' ici , tant avec les droits de Rain Check qu' avec la vente de mes romans , l' avenir m' avait paru assuré , mais cela ne pouvait pas durer indéfiniment . Ma seule ressource était de réussir le scénario de Gold . Evidemment , j' avais un train de vie coûteux : les Trois Points me restaient encore sur les bras jusqu' à la fin du mois et mon appartement me coûtait cher . Mais ce serait la dernière chose que j' abandonnerais parce_que je savais trop bien qu' aussitôt Hollywood commencerait à jaser et que ce serait la fin . A Hollywood , on ne vous juge ni d' après votre mérite ni d' après votre éducation , on ne vous juge que d' après vos revenus . Pendant trois jours , je m' attelai à mon scénario , mais au bout du troisième jour , malgré tous mes efforts , je dus reconnaître que je n' avais rien fait de bon - simplement parce_que , pour la première fois de ma vie , je sentais qu' il fallait absolument que je réussisse . Ce sentiment me causait une terreur panique qui m' empêchait de voir clair et plus j' essayais de me forcer , plus ce que j' écrivais était mauvais . Finalement , je repoussai la machine à écrire , me préparai un whisky_soda et me mis à arpenter la pièce . Un coup d' oeil à la pendule m' apprit qu' il était sept heures dix : sans presque y penser , je saisis le téléphone et appelai Eva . Allô , comment va ? Très bien , Clive , et toi ? Très bien . Dis donc , Eva , veux _tu dîner avec moi ? Puis _je passer te prendre tout de suite ? Non … impossible . Oh ! si … j' ai envie de te voir . Impossible . Mais je veux te voir , insistai _je le sang aux joues . Je te dis que non . Elle aurait pu au moins manifester quelque regret , pensai _je furieux . Tu dînes avec quelqu’un ? Oui , là , puisque tu veux tout savoir . Bon , bon . Tu ne peux pas te libérer ? Non . Je fus sur le point de raccrocher brutalement mais je pensai aux heures vides qui m' attendaient . Et après le dîner ? Oui , peut_être . Tu as tant que ça envie de me voir ? Pourquoi croyait _elle donc que j' étais là en train de me traîner à ses genoux ? Oui , dis _je ; à quelle heure ? Vers neuf heures et demie . Bien . Téléphone _moi dès que tu seras rentrée et je viendrai aussitôt . Entendu . Je lui donnai mon numéro . N' oublie pas ; j' attends ton coup de téléphone . Oui . Et elle raccrocha la première . Pas très encourageante cette conversation , mais tant pis ; j' avais besoin de la voir . Je ressemblais au type qui persiste à mordre sur une dent qui lui fait mal ; mais tout , plutôt que de passer la nuit tout seul . Russell vint m' interrompre dans mes réflexions . Il jeta un coup d' oeil sur le désordre de mon bureau et pinça les lèvres . Ça va bien , Russell , dis _je impatiemment ; ne faites pas votre tête de curé , la vie n' est déjà pas si drôle . En fait , tout va aussi mal que possible . J' en suis désolé , monsieur . Que se passe _t _il donc ? J' éprouvai soudain le besoin de me confier à quelqu’un . Asseyez _vous là , dis _je en lui indiquant un fauteuil ; il faut que je vous parle . Je préférerais rester debout , monsieur Clive , fit _il d' un ton scandalisé . Voulez _vous vous asseoir , bon Dieu ! Pardon , Russell , mais je suis à bout de nerfs et je ne pourrai pas vous parler si vous prenez vos grands airs . Très bien , monsieur Clive , dit _il en s' installant précautionneusement . Y a _t _il quelque chose que je puisse faire , monsieur ? Non , dis _je en secouant la tête et en prenant une cigarette , mais j' ai besoin de causer avec quelqu’un . Ça fait déjà un bout de temps que nous sommes ensemble , hein ? Dans une certaine mesure , votre avenir se trouve lié au mien ; si je sombre , la vie redeviendra difficile pour vous ; je ne vois pas pourquoi vous ne partageriez pas mes ennuis , tout comme vous profitez de mes succès . Il me regarda fixement sans ouvrir la bouche . Je suis dans une mauvaise passe , repris _je après un silence . Carol m' a quitté , Miss Bensinger me lâche , je ne peux pas arriver à mettre debout un scénario et j' ai des dettes . Voilà mon bilan . Qu' est_ce_que vous en dites ? Il se frotta longuement le crâne . Je me demande ce qui vous est arrivé , monsieur Clive . Voilà je ne sais combien de temps que vous n' avez rien fait . Il y a déjà quelque temps que cela me tourmente . Si j' osais , je dirais que depuis le jour où vous avez envoyé ce livre à Miss Marlow tout a été de mal en pis . Décidément elle est la tête de Turc , dis _je en me levant et en marchant de long en large . Mais vous avez tous tort ; sans elle , je ne sais pas ce que je deviendrais . Oh ! je ne peux pas le croire , monsieur , dit _il d' un air stupéfait . Elle ne vous aime pas , j' espère ? J' éclatai d' un rire faux . Rassurez _vous , Russell , je n' ai pas l' intention de l' épouser . D' ailleurs , entre nous , elle se fiche complètement de moi . Vous ne pouvez pas vous imaginer la façon dont elle me traite . J' écrasai ma cigarette et en rallumai aussitôt une autre . Ne voyez _vous pas combien je suis seul ? Ça vous étonne , et c' est cependant vrai : je n' ai personne avec qui je puisse parler à coeur ouvert ; tous ces types d' Hollywood me font suer , on ne peut rien leur dire . Si vous n' êtes pas toujours prêt à raconter une blague , ou à étaler votre argent , ils vous accueillent aussi gracieusement qu' une feuille d' impôts . Russell posa soigneusement ses mains sur ses genoux . Je ne comprends pas , monsieur . Vous avez pourtant des amis comme M Tennett par exemple . Pourquoi ne l' invitez _vous pas de temps en temps à dîner ? Peter ? Pensez _vous ? Il est comblé de tout , il ne va pas s' embarrasser d' un type comme moi … C' est comme Carol , elle aussi a réussi , et par_dessus le marché elle va épouser Gold . Joli dénouement , n' est _ce pas , que d' épouser un vieux grippe_sou comme Gold ? Il faut dire que vous ne l' avez guère encouragée , monsieur , dit Russell doucement . Je suis sûr que vous auriez pu être très heureux tous les deux , si ça n' avait pas été cette Miss Marlow … Assez sur Miss Marlow , fis _je irrité ; je vous dis que je ne peux pas me passer d' elle … La vérité , Russel , repris _je après un silence , c' est que je suis mordu . J' ai commencé par m' amuser , et puis j' ai été pris . Maintenant je l' ai dans la peau . Russell prit son air grave . Mais enfin , monsieur … Ne restez pas là comme un empaillé , criai _je . Je n' y peux rien , je vous dis que je l' ai dans la peau . Il parut réfléchir pendant un moment . Il n' y a rien là , monsieur , que d' assez ordinaire . Vous pensez bien que vous n' êtes pas le premier qui se soit laissé prendre par une femme comme Miss Marlow ; c' est déjà arrivé à d’autres et ça arrivera encore . Qu' est_ce_que vous racontez ? Qu' en savez _vous ? Je suis beaucoup plus vieux que vous , monsieur Clive , dit _il tranquillement , et je connais mieux que vous les dessous de la vie . Lorsqu' un homme tombe dans les mains de ce genre de femme , il finit toujours par le regretter . Mais , Russel , dis _je , ce n' est pas une poule ordinaire , elle n' est pas comme les autres . Enfin , bon sang , vous ne pensez tout de même pas que j' aurais été m' amouracher d' une fille de trottoir ! Malheureusement , monsieur , il n' y a pas de différence essentielle entre ces femmes _là . Elles peuvent ne pas se ressembler , avoir des méthodes différentes , mais au fond , elles sont toutes les mêmes . Ce sont des dévoyées pour lesquelles tous les moyens sont bons ; elles n' ont que du mépris pour les hommes qui leur donnent de l' argent et qui se montrent esclaves de leurs appétits . Tout pour elles est affaire d' argent ; j' ajoute que la_plupart d' entre elles sont aussi des ivrognes . On ne peut pas les comparer aux autres femmes . Je me mordis les lèvres . Vous avez peut_être raison , dis _je . Mais pourquoi une chose pareille m' est _elle arrivée à moi ? Comment cette sacrée femme a _t _elle pu me mettre le grappin dessus à ce point _là ? Est _ce bien sûr , monsieur ? Généralement , ceux qui fréquentent ces femmes _là sont des , des hommes qui souffrent d' un complexe d' infériorité . C' est peut_être votre cas . Peut_être sentez _vous obscurément qu' elle vous est inférieure , et cela vous rend _il votre confiance en vous_même ? A mon avis , vous éprouvez une sorte de pitié parce_qu' elle se rend compte qu' on ne peut pas l' aimer , qu' elle ne peut se fier à aucun homme et que demain ou dans huit jours , ses clients l' abandonneront pour une autre . Vous lui ressemblez sur plus d' un point : elle n' a pas d' avenir et vous imaginez que le vôtre est perdu ; elle vit seule au milieu d' hommes sans intérêt et sans scrupules , vous croyez vivre seul au milieu de gens qui vous sont supérieurs et qui vous dédaignent . Voilà probablement pourquoi vous pensez ne pas pouvoir vous passer d' elle . Je jetai ma cigarette . Sacré vieux singe , dis _je sans le regarder . Qui aurait cru que vous y voyiez si clair ? Il se permit un sourire respectueux . J' espère que je ne vous ai pas offensé , monsieur Clive , dit _il en s' épongeant le front avec son mouchoir . J' espère surtout , monsieur , que vous allez rompre avec cette femme , elle ne peut vous causer que des ennuis . Tandis que Miss Carol , si je puis me permettre , voilà une jeune femme bien . Pourquoi ne pas aller la voir , lui dire la vérité et lui demander de vous aider ? Je suis sûr qu' elle ne vous abandonnera pas si elle sent que vous tenez vraiment à elle . Je pensai à mon rendez_vous avec Eva ; il fallait absolument que je la voie ce soir . A quoi bon écouter Russell ? Il avait peut_être raison ; mais , même dans ce cas , pouvais _je reculer au moment même où je commençais à faire des progrès avec Eva ? J' y réfléchirai , Russell , dis _je en me levant . Pour le moment , je ne vois pas d' issue , mais cela ira peut_être mieux demain … En tout cas , merci de m' avoir écouté et merci pour vos conseils … Soyez gentil , tâchez de me trouver quelque chose à manger ; je ne sortirai qu' assez tard . Il se leva vivement et me lança un coup d' oeil pénétrant ; je vis ses lèvres se pincer et son visage s' assombrir , mais il sortit sans rien ajouter . J' éprouvai soudain pour lui une réelle affection ; il était visible qu' il se tourmentait à mon sujet et il m' était agréable de savoir qu' il existait au moins une personne qui se souciât de moi . L' heure qui suivit me parut interminable , ma nervosité augmentait de minute en minute . Après le dîner , j' écoutai la radio , l' oeil fixé sur la pendule . A neuf heures vingt_cinq , j' arrêtai le poste et essayai de lire . Dans cinq minutes , Eva allait m' appeler . Quelle victoire pour moi ! Ce serait la première fois qu' elle allait faire un geste pour nous réunir ; c' était donc qu' elle pensait tout de même à moi . Neuf heures trente_sept . Naturellement , on ne pouvait pas lui demander d' être exacte à une minute près , mais d' un instant à l' autre … Russell entra pour s' informer si je n' avais besoin de rien . Avec un geste d' impatience , je lui fis signe de s' en aller . Faut _il rentrer la voiture , monsieur ? Non , je vais sortir tout de suite . Monsieur n' a plus besoin de moi ? Je me contins difficilement . Non , parvins _je à dire posément . Bonsoir , et ne vous inquiétez pas si je rentre tard . Dès qu' il fut sorti , je faillis regarder la pendule , mais me retins à temps . Attends qu' elle t' appelle , me dis _je à moi_même . A quoi cela t' avancera _t _il de regarder l' heure ? Elle va t' appeler puisqu' elle l' a promis . Je fermai les yeux et attendis , sentant le doute , la déception , l' humiliation m' envahir lentement , irrésistiblement . J' essayai de compter : arrivé à huit cents , j' ouvris les yeux et regardai la pendule : elle marquait dix heures dix . J' allai au téléphone , formai le numéro et attendis . La sonnerie retentit longtemps , mais sans réponse . Je raccrochai . Saleté , dis _je , sacrée petite roulure . Tout en me versant un whisky et en allumant une cigarette , je sentais monter en moi une rage froide . Je l' injuriais , cherchant les mots les plus outrageants . Elle était bien toujours la même , égoïste , indifférente , sans parole ; pas un instant elle n' avait pensé à ma soirée gâchée , elle se moquait bien de ce qui pouvait m' arriver … Je retéléphonai à dix heures et demie : toujours pas de réponse . Tremblant de colère , je me mis à faire les cent pas . La garce ! Mais elle avait tort de me prendre pour une poire … je lui montrerais … Oui , mais comment ? Je ne pouvais rien contre elle , rien , absolument rien . Ah ! si jamais j' arrive à t' amener où je veux , tu me le paieras . Allons donc ! Je savais bien que je ne l' amènerais pas où je voulais , et que si nous devions nous revoir ce serait encore moi qui souffrirais , qui céderais . Après cela , je téléphonai de dix minutes en dix minutes . Tant pis si cela devait durer toute la nuit . A onze heures et demie , elle répondit : Allô ? Eva … commençai _je , mais je dus m' interrompre tant les mots s' embrouillaient dans ma tête . La rage et la tension nerveuse m' avaient épuisé . Ah ! c' est toi , Clive ? Sa voix calme , indifférente , me rendit la force de balbutier : Je t' ai attendue … Tu m' avais dit neuf heures et demie … regarde l' heure qu' il est … j' ai attendu . Ah oui ? Il y eut un silence , puis je l' entendis dire à voix basse : Bon Dieu que je suis soûle ! Ah ! tu es soûle ? criai _je . Et moi alors , tu t' en fous ? Oh ! assez , Clive , je suis fatiguée … Mais enfin , nous devions nous voir ce soir . Pourquoi as _tu fait ça ? Et pourquoi pas ? Tu en demandes trop … Je te dis que je suis fatiguée … Elle va raccrocher , me dis _je soudain pris de terreur . Attends , Eva , ne coupe pas … tu es fatiguée , bon , mais pourquoi ne pas m' avoir téléphoné ? Après notre week_end , tu aurais pu me traiter autrement … Oh ! la barbe ! Viens maintenant si tu veux , mais ne continue pas tes jérémiades . Avant que j' aie pu placer un mot , elle avait raccroché . Sans une seconde d' hésitation je saisis mon chapeau et courus à l' ascenseur . Quelques instants plus tard , je roulais vers l' avenue Laurel _Canyon ; il faisait clair de lune , les rues étaient encombrées , mais je fis le trajet en treize minutes . Elle m' ouvrit aussitôt . Ce que tu peux être assommant , Clive ! dit _elle en entrant dans la chambre . Qu' est _ce qui te prend ? Il n' y a pourtant pas longtemps que tu es venu . Je la regardai , essayant de dominer ma colère . Elle portait sa robe de chambre bleue et elle sentait fortement le whisky . Elle leva les yeux vers moi et fit la grimace . Bon Dieu , dit _elle en bâillant . Je suis crevée . Elle se laissa tomber sur le lit , la tête sur l' oreiller , les yeux dans le vide ; elle paraissait avoir du mal à fixer les objets . Elle m' inspira soudain de la répulsion : Tu es soûle , dis _je d' un ton accusateur . Il y a des chances … fit _elle en portant la main à sa tête . En tout cas , j' ai bu assez pour ça . Et pendant ce temps _là , moi j' attendais ! Tu n' as donc aucune espèce de sentiment pour moi ? D' un effort elle se redressa sur les coudes ; elle avait sa figure dure et ses yeux brillaient comme des cailloux humides . Un sentiment pour toi ? Pour qui te prends _tu ? Je t' ai prévenu , Clive , il n' y a qu' un homme qui compte pour moi , c' est Jack . Oh ! fous _moi la paix avec ton Jack ! Ah ! je voudrais que tu te voies , tu es trop drôle ! fit _elle avec un rire moqueur en se laissant retomber sur l' oreiller . Et puis , assieds _toi au lieu de rester debout raide comme la justice . Où as _tu été pendant ce temps _là ? Je n' ai pas pu me dégager , c' était un client . Et puis , est_ce_que ça te regarde ? En somme , tu m' as bel et bien oublié . Non , fit _elle avec un ricanement insolent , j' ai bien pensé à toi , mais je me suis dit que ça te ferait les pieds . Comme ça , maintenant , tu ne te figureras plus que tout t' est dû . Avec quelle joie je l' aurais battue ! Très bien , dis _je , puisque c' est ainsi , je m' en vais . Ne fais pas l' idiot , dit _elle en me passant les bras autour du cou . Reste … je veux que tu restes . Petite garce , pensai _je , c' est mon argent que tu veux . C' est égal , dis _je en m' écartant du lit , je ne croyais pas que tu me traiterais comme ça . Elle se croisa les mains derrière la tête et me regarda en ricanant . Oh ! je t' en prie , change de disque . Je t' ai prévenu de ce qui arriverait si tu en pinçais pour moi , pas vrai ? Allons , sois gentil , viens te coucher . Je m' assis sur le lit près d' elle . Tu crois vraiment que je suis amoureux de toi ? En tout cas , tu t' en fous bien , n' est _ce pas ? J' en ai plein le dos des types qui ont le béguin , dit _elle en se détournant . Je n' ai pas besoin de ça ; ils n' ont qu' à me laisser tranquille . C' est bien ce qui t' arrivera si tu es avec eux comme avec moi , et tu ne l' auras pas volé . Penses _tu ! Ils reviennent toujours et puis même s' ils ne revenaient pas , il n' en manque pas d’autres . Moi , je ne dépends de personne , tu comprends . Si tu ne dépends de personne , c' est grâce à Jack , dis _je pour la vexer , mais suppose qu' il lui arrive quelque chose ? Qu' est_ce_que tu deviendrais ? Je me tuerais . On dit ça , mais tu n' en aurais pas le courage . Crois _tu ? J' ai déjà essayé une fois : j' ai avalé une bouteille de Lysol . Tu sais ce que c' est ? Ça ne m' a pas tuée , mais pendant des mois j' ai craché le sang . Pourquoi avais _tu fait ça ? demandai _je si ému que ma colère s' évanouit dans l' instant . Ça ne te regarde pas . Allons , assez bavardé ; viens te coucher , je suis fatiguée . Je sentis sur ma joue son haleine chargée d' alcool et me détournai pris de dégoût . Bien , dis _je , ne pensant plus qu' à m' évader de cette horrible chambre , je vais dans la salle de bains , j' en ai pour une minute . Dépêche _toi , fit _elle en ôtant sa robe de chambre et en se glissant dans le lit . Puis elle ferma les yeux et se mit à respirer bruyamment par la bouche . Je restai debout à regarder le second oreiller pas très propre et vaguement taché de graisse . Ainsi , elle m' invitait à coucher dans les draps qui avaient servi à un autre homme ! C' en fut assez pour me décider : j' allai fumer une cigarette , assis sur le rebord de la baignoire . Cette fois , tout était fini entre nous et j' en éprouvai d’abord un immense soulagement : je l' avais vue telle qu' elle était , je savais que rien ne pourrait modifier ses sentiments à mon égard et qu' elle n' en voulait qu' à mon argent . J' aurais pu passer sur sa froideur et son ivrognerie , mais la vue des draps sales avait suffi pour tuer ma passion d' un seul coup et définitivement . Comme il est curieux de penser que le désir sensuel repose sur un équilibre si délicat que le plus petit détail est capable de le détruire . Un geste inconscient , un mot irréfléchi , une simple manie , un tic trop souvent répété , et c' est la fin d' un grand amour qui avait résisté à des assauts en apparence autrement redoutables . Le fauteur ne s' en rend pas compte , l' autre se résigne à l' inévitable et tous deux continuent à vivre côte à côte sans changement visible . Bien qu' on ne se soit rien dit , que personne n' ait marqué le coup , quelque chose qui leur était infiniment précieux à tous deux est mort . Bien que ma flamme pour Eva ne fût point d' une si haute qualité , elle venait de s' éteindre . Elle avait cessé de m' intéresser . Je restai pendant quelque temps dans la petite salle de bains et redescendis doucement . Eva gisait en travers du lit , la figure rouge et elle ronflait . Il ne restait plus en moi qu' un assez vague sentiment de dégoût . Je sortis de ma poche deux billets de vingt dollars que je posai sur la commode , près des animaux en verre , puis , sur la pointe des pieds , je regagnai ma voiture et rentrai chez moi . XIV Etendu dans mon lit , aux premières heures de l' aube , je me demandais comment mes relations avec Eva avaient pu durer si longtemps . Elle avait vraiment tout fait pour m' éloigner d' elle et il avait fallu que je fusse aveuglé par la passion pour ne pas avoir rompu plus tôt . A présent , j' étais libéré de ce désir , de cette attirance et de cette jalousie qui m' avaient saisi dès notre première rencontre . Comme Russell avait raison ! Toutes les prostituées se ressemblaient , elles sortaient toutes du même moule . Quelle folie de ma part de croire qu' Eva était une exception et qu' elle pouvait avoir une autre mentalité , simplement parce_que extérieurement elle faisait moins grue ! Je reconnaissais qu' une fois sorti du cadre louche de sa petite maison , elle pouvait soutenir la comparaison avec les femmes les plus chic d' Hollywood ; elle avait même plus de caractère , plus de personnalité ; c' était certainement ce qui m' avait trompé . Je me félicitais de l' avoir vue la veille dans l' état où je l' avais trouvée ; rien n' aurait pu me prouver aussi clairement que nous appartenions à deux mondes totalement opposés . Certes , je l' avais échappé belle : je frémis à l' idée de ce qui aurait pu arriver si j' avais continué à la voir . Puis de fil en aiguille , je me mis délibérément à examiner toute ma vie passée . Somme toute , je m' étais conduit comme un gredin et un imbécile ; je pensai à John Coulson , à Carol , à Imgram , à tout ce que j' avais fait de mal et , pris soudain de terreur , je tâchai d' évoquer quelque bonne action capable de me racheter à mes propres yeux . Je ne pus m' en rappeler aucune . Ainsi , j' étais arrivé à l' âge de quarante ans sans avoir accompli une seule chose dont je puisse être fier - sauf peut_être de m' être séparé d' Eva . Du moment que j' avais eu assez de volonté pour faire cela , c' est que je pouvais encore me réhabiliter et sauver ma réputation d' écrivain . Mais , c' était là une tâche trop lourde pour mes seules forces ; j' avais besoin d' aide , et je ne pouvais en attendre que de Carol . A cette pensée , je me sentis envahi de tendresse et d' affection pour elle ; je me dis que je l' avais traitée honteusement et je pris la résolution de ne plus jamais la blesser ni la chagriner . Quant_à son mariage avec Gold , il ne pouvait pas en être question : j' irais la voir aujourd’hui même . Je sonnai Russell qui arriva quelques minutes plus tard avec mon petit déjeuner . Russell , dis _je , je me suis conduit comme un parfait imbécile . C' est vous qui aviez raison : j' y ai réfléchi pendant une partie de la nuit et je vais me ressaisir . J' irai ce matin voir Miss Rae . Il m' examina d' un oeil scrutateur , leva les sourcils et alla ouvrir les rideaux . J' ai idée que Miss Marlow ne s' est pas montrée très aimable hier soir , monsieur Clive . Je ne pus m' empêcher de rire . Comment l' avez _vous deviné ? dis _je en allumant une cigarette . Vous savez donc tout ? Eh bien oui , je l' ai vue en effet hier soir , je l' ai même vue sous son vrai jour , et non plus telle que je voulais me la représenter et je vous assure que cela fait une sérieuse différence . Elle était soûle et … Mais passons . Bon Dieu , je l' ai échappé belle , Russell . Enfin , c' est passé , et je vais me remettre au travail dès aujourd’hui , mais il faut d’abord que je voie Carol . Je vis ses yeux briller de plaisir . Croyez _vous qu' elle consentira à m' écouter ? Je l' espère , monsieur , dit _il gravement . Cela dépendra de la façon dont vous vous y prendrez . Je le sais bien . Evidemment ce ne sera pas facile , mais si elle veut seulement m' écouter , je crois que j' arriverai à m' expliquer . Il se mit en devoir de me verser mon café et je vis qu' en dépit de son calme apparent , sa main tremblait . Vous avez été un bon ami pour moi , Russell , dis _je en lui serrant le bras . Croyez _moi , je ne l' oublie pas . A mon grand embarras , je le vis sortir précipitamment son mouchoir et se moucher bruyamment . Vous avez été très bon pour moi , autrefois , monsieur Clive , et cela me faisait de la peine de vous voir malheureux , me dit _il bouleversé . Allez préparer mon bain , voulez _vous ? Et courez vite , sinon je sens que nous allons nous mettre à sangloter dans les bras l’un de l' autre . Il était un peu plus de neuf heures et demie lorsque j' entrai dans le salon de Carol . Elle arriva au bout d' un instant ; elle était pâle et de larges cernes bleuâtres s' étalaient sous ses yeux . Je suis contente de vous voir , Clive , dit _elle en se croisant les mains sur les genoux . Il fallait absolument que je vous voie , dis _je sans bouger de la fenêtre , et soudain tremblant à l' idée qu' il était peut_être trop tard . J' ai été idiot , Carol ; voulez _vous me permettre de m' expliquer ? Si vous voulez , dit _elle d' une voix sans timbre . Asseyez _vous , Clive , vous n' avez rien à craindre de moi . Il y avait quelque chose d' inquiétant dans le son de sa voix et j' eus l' impression que tout ce que je pourrais dire ne servirait pas à grand_chose . Je ne sais comment vous dire combien je regrette mes grossièretés à votre égard , dis _je en m' asseyant près d' elle . Je devais être fou ; je ne savais plus ce que je disais . N' en parlons plus , dit _elle en levant la main . Qu' est _ce qui vous arrive ? Vous avez des ennuis ? Des ennuis ? Vous voulez dire avec Gold ? Non , rien ne saurait me laisser plus indifférent . J' ai réfléchi à tout cela et c' est pourquoi je suis ici . Ah ! je croyais … Vous croyiez que j' étais venu vous demander de plaider ma cause auprès de Gold , n' est _ce pas ? Merle me l' a conseillé mais j' ai refusé . Ce n' est pas du tout cela : que Gold fasse ce qu' il voudra , je m' en moque . S' il ne m' achète pas mon scénario , tant pis ; d' ailleurs je ne sais même pas si je l' écrirai . Tout cela est fini pour moi . Je suis seulement venu vous faire des excuses et vous dire que j' allais me remettre au travail dans un jour ou deux . Carol poussa un soupir et rectifia sa coiffure . Je voudrais pouvoir vous croire , Clive , mais vous m' avez déjà dit cela si souvent . Je sais que j' ai mérité cette réflexion et que je me suis assez mal conduit , surtout envers vous , mais tout cela est fini . Je ne sais pas ce qui m' a pris pour cette femme , une sorte de folie , mais uniquement physique . En tout cas , c' est passé . Hier soir … Je vous en prie , Clive , je ne désire pas le savoir , quoique je devine assez bien … Enfin , si vous me dites que c' est fini , je veux bien vous croire , dit _elle en allant à la fenêtre . Je courus à elle et l' attirai contre moi malgré sa résistance . Pardonnez _moi , Carol , suppliai _je , j' ai été infect avec vous , c' est vrai , mais je vous aime tant . Vous êtes la seule femme qui comptiez pour moi . Oubliez tout le reste . Elle me repoussa doucement . Nous sommes tous les deux dans le pétrin , mon cher . Voici ce qui se passe : Gold sait toute l' affection que j' ai pour vous , et cependant il veut m' épouser . S' il peut espérer vous écarter de son chemin , il sait qu' il a une chance ; par conséquent il fera tout pour cela . J' ai peur de lui , Clive , il est si puissant et si implacable . C' est à cause de moi que vous avez peur ? Mais alors , Carol , vous m' aimez toujours ! Allons , soyez bonne , dites _le _moi . Elle sourit . Ce n' est pas d' aujourd’hui , Clive . Enfin , si vraiment vous avez quitté cette femme , j' avoue que j' en suis heureuse . Au fond , je savais bien qu' une femme comme celle_là ne vous retiendrait pas longtemps . Je la pris dans mes bras . Je ne peux pas me passer de vous , Carol . J' étais si seul , j' avais tant besoin de soutien … Mais si vous me pardonnez , peu importe tout le reste . Elle me passa la main dans les cheveux . Cher grand fou , dit _elle tout bas , je n' ai jamais cessé de vous aimer . Avec quelle ardeur et quel plaisir je serrai contre moi son corps mince et souple ! Puis je m' écartai et tout en lui tenant les poignets : Je viens de passer une période affreuse qui m' a mis sens dessus dessous , mais si vous m' aimez vraiment , je vais tout racheter , dis _je en la regardant au fond des yeux . Oui , je vous aime . Tout s' arrangeait . Je la repris dans mes bras et l' embrassai . Voilà qui est réglé , dis _je . Quoi donc ? Notre mariage . Mais , Clive … Je l' embrassai de nouveau . Voilà ce que vous allez faire ; vous allez oublier le studio et nous allons passer une merveilleuse semaine tous les deux . Après quoi , vous retournerez au studio où vous vous ferez probablement aubader , mais cette fois ce sera sous le nom de Mme Clive Thurston , et si Gold vous saque , il perdra la meilleure dialoguiste d' Hollywood que les plus grands cinéastes se disputeront à prix d' or . Non , fit _elle en secouant la tête , c' est impossible . Mais ses yeux rayonnaient de bonheur . Je n' ai jamais laissé tomber personne et je ne vais pas commencer maintenant . Je vais aller voir Gold , je lui demanderai un congé … en lui disant pourquoi . C' est seulement alors que je me rendis compte qu' elle avait accepté et je la couvris de baisers . Non , dis _je au bout d' un moment , vous n' irez voir Gold qu' après que nous serons mariés , j' aime mieux ne pas prendre de risques . Nous allons nous marier immédiatement et ensuite vous irez les avertir au studio . Je vais tout préparer : nous emmènerons Russell et nous irons aux Trois Points qui est toujours inoccupé et où je pourrai travailler . Ce n' est pas trop loin du studio , la balade en voiture vous fera du bien et nous serons isolés du reste du monde . Elle me saisit aux épaules , riant de mon enthousiasme et de mon ardeur . Soyez raisonnable , mon chéri ; nous ne pouvons pas être mariés aujourd’hui , nous n' avons pas de licence . Eh bien , nous allons sauter en voiture jusqu' à Tijuana où on n' exige pas de licence . On ne demande que cinq dollars et la présence d' une jolie fille comme vous . Et la semaine prochaine nous passerons à la mairie ; comme cela tout sera en règle et vous ne pourrez plus m' échapper . Elle éclata de rire . Vous êtes complètement fou , Clive , et moi aussi , je suis folle … de vous . Depuis le premier jour où je vous ai vu , si gentil et si timide , dans le bureau de Rowan , j' ai été folle de vous . Il y a de cela deux ans , deux ans que vous me faites attendre , méchant . J' ai été idiot et aveugle , dis _je entre deux baisers , mais nous allons rattraper le temps perdu . Allez vite mettre votre chapeau , nous partons pour Tijuana . Elle sortit en courant . Aussitôt , j' appelai Russell au téléphone : Russell , vous allez avoir une journée chargée , lui dis _je sans chercher à dissimuler mon excitation . Préparez tout ce qu' il nous faut pour huit jours ; vous allez partir mettre tout en ordre aux Trois Points . Arrangez _vous avec l' agence par téléphone . Pour l' appartement , Johnny Neumann sera trop content de le prendre , il en a toujours eu envie . Désormais , Russell , nous vivrons au chalet , loin des tentations mondaines ; je vais me mettre à travailler . Quand vous aurez fait tout cela , filez aux Trois Points en taxi et attendez _nous dans le courant de l' après_midi . Croyez _vous que vous y arriverez ? Certainement , monsieur , dit _il d' une voix où perçaient à la fois le triomphe et la joie . Vos valises sont déjà prêtes , monsieur ; j' avais prévu ce qui arrive et que vous seriez pressé . Tout sera prêt pour vous accueillir , Mme Thurston et vous , cet après_midi . Il toussota cérémonieusement et ajouta : Permettez _moi d' être le premier à vous féliciter , monsieur Clive ; de tout mon coeur je vous souhaite d' être heureux tous les deux . Puis il raccrocha . Je restai un instant abasourdi devant l' appareil . Du diable si l' animal n' a pas manigancé tout ça , dis _je à haute voix . Et je sortis en courant pour crier à Carol de se presser . J' étais assis dans la Chrysler , devant les bureaux de l' International Pictures Co . Devant moi défilait un flot ininterrompu d' employés , de figurantes , de charpentiers , de techniciens de toute sorte ; les uns me jetaient un regard curieux , d’autres , trop occupés à bavarder , passaient à côté de moi sans me voir , d’autres enfin regardaient la Chrysler d' un oeil envieux . Impatient , je tapotais le volant du bout des doigts . Tout était prêt : les bagages étaient dans le coffre de la voiture et nous étions en route pour Tijuana , mais Carol avait absolument tenu à voir Gold avant que nous fussions mariés . C' est plus correct , Clive , m' avait _elle dit sérieusement . Je lui ferai comprendre la situation , mais il a été très bon pour moi et je ne veux pas avoir l' air de me cacher . Je vous en prie , ne prenez pas cet air _là : Gold ne peut pas s' opposer à notre mariage , il me demandera seulement de revenir vite au studio . Je n' en croyais rien . Il va nous jouer un vilain tour . Un type de cet âge _là , avec tout son argent et toute sa puissance , n' accepte pas une déconvenue . Je suis sûr qu' il va nous jouer un mauvais tour . Elle avait ri et était entrée dans les bureaux . Il y avait déjà de cela vingt minutes et je commençais à m' inquiéter . Une crainte affreuse m' envahit : si Carol perdait sa situation et que je ne puisse pas remonter le courant , qu' allait _il nous arriver ? L' idée d' en revenir à la vie d' autrefois me serrait le coeur . J' écrasai ma cigarette d' un geste brusque en m' affirmant à moi_même que pareille chose ne nous arriverait pas ; tant que Carol serait près de moi , je serais capable d' écrire de bonnes choses . Nous nous aiderions mutuellement , à nous deux nous formerions une équipe imbattable . Toujours soucieux ? dit Carol en me touchant le bras . Je sursautai parce_que je ne l' avais pas entendue venir . Je scrutai son visage : il était sérieux , mais calme , son regard rencontra le mien en toute sérénité . Tout va bien , dit _elle en souriant . Naturellement il a été surpris mais il a été très chic . Je regrette qu' il m' aime autant parce_que j' ai horreur de faire de la peine . Qu' est_ce_qu' il vous a dit ? demandai _je en ouvrant la portière . Vous a _t _il accordé une semaine de congé ? Oui . De toute façon , le film est arrêté , Jerry Highams est malade . Pas gravement , mais ce sera un retard , et puis … Frank est toujours absent . Elle parut tout à coup embarrassée : Dites donc , Clive … Qu' y a _t _il ? Gold voudrait vous voir . Une inquiétude me prit . Et pourquoi , diable , veut _il me voir ? Il a demandé si vous étiez là , dit _elle en arrangeant sa jupe , et quand je lui ai dit que oui , il a demandé à vous voir , sans dire pourquoi . Il veut annuler notre contrat , dis _je soudain furieux . Ce sera sa revanche . Oh ! non , Clive , dit vivement Carol . Gold n' est pas homme à faire cela ; je suis sûre qu' il … Alors , pourquoi tient _il tant à me voir ? Bon Dieu , aurait _il l' intention de me faire des recommandations sur la façon dont je dois me conduire avec vous ? Je ne le supporterai pas . Carol parut soucieuse . A mon avis , vous devriez le voir , Clive , il est très influent et … Mais enfin c' est votre affaire . N' y allez pas si cela vous déplaît . Je sortis de la voiture en claquant la portière . C' est bon , j' y vais , ce ne sera pas long , dis _je en montant les marches quatre à quatre . Ça ne me plaisait pas du tout cette histoire _là . Non pas que Gold me fît peur , mais il était certain qu' un type puissant et arrogant comme lui allait tout de suite dominer la situation . Le coeur battant fortement , je suivis le long couloir , frappai à la porte et entrai : une ravissante fille coiffée à la Veronica Lake était assise à un bureau surchargé de paperasses . Bonjour , monsieur Thurston , me dit _elle avec un sourire aimable . Entrez tout droit : M Gold vous attend . Le bureau de Gold était meublé comme un salon . Pas de bureau , mais une immense table autour de laquelle vingt personnes pouvaient facilement s' asseoir . Autour d' une cheminée monumentale , plusieurs fauteuils et un vaste canapé . Au_dessus de la cheminée un Van_Gogh authentique constituait la seule note de couleur vive de toute la pièce . Gold était assis dans un fauteuil face à la porte : à côté de lui , une petite table sur laquelle se trouvaient quelques papiers , un téléphone et une grosse boîte à cigares en ébène . Lorsque j' entrai , il leva les yeux et renfonça plus profondément sa tête dans ses épaules . Asseyez _vous , monsieur Thurston , dit _il en me désignant un fauteuil en face de lui . J' avais le coeur battant , la bouche sèche et je ne parvenais pas à dominer mes nerfs . Je m' assis , croisai les jambes et le regardai en essayant de paraître calme . Pendant un moment , il mâchonna son cigare , tout en lançant des jets de fumée au plafond . Enfin , ses yeux mornes et fauves virèrent de mon côté . Je viens d' apprendre , dit _il d' une voix grave et unie , que Carol et vous alliez vous marier cet après_midi . Je tirai une cigarette de mon étui et en tapotai le bout deux ou trois fois sur l' ongle de mon pouce gauche , avant de répondre : En effet . Croyez _vous que ce soit raisonnable ? dit _il . Je sentis une crampe dans le mollet . Il me semble que cela ne regarde que nous , monsieur Gold . C' est possible , mais je connais Carol depuis longtemps et je ne veux pas qu' elle soit malheureuse . Je vous comprends , dis _je pris entre la colère et ma crainte de cet homme . Je vous assure que Carol sera très heureuse … beaucoup plus heureuse que si elle avait un homme du double de son âge , monsieur Gold . Malheureusement , je prononçai cette dernière phrase en bredouillant , ce qui atténua son effet . Je me le demande … dit _il en secouant la cendre de son cigare . Il parut réfléchir un instant puis continua : Comme je n' ai guère de temps à perdre , monsieur Thurston , vous m' excuserez si je vais droit au but . En le regardant assis là comme un énorme lion avec son visage ridé et froid , je sentis combien Carol avait raison de redouter pour moi sa colère . Je ne dispose moi_même que de peu de temps , répliquai _je ; Carol m' attend . Il joignit les doigts bout à bout et m' examina de son regard froid et comme endormi . Je ne peux pas arriver à comprendre comment Carol a pu s' amouracher de quelqu’un d' aussi insignifiant que vous , me lança _t _il en plein visage . Ne trouvez _vous pas que vous allez un peu loin ? dis _je , sentant le sang me monter à la tête . Non . Si vous me demandez pourquoi je vous trouve insignifiant , je vais vous le dire : vous n' avez aucun fond , vous avez réussi par une chance extraordinaire , par une sorte de hasard , à vous faire une certaine notoriété et à gagner plus d' argent que vous ne l' aviez jamais rêvé . Tout ce qu' on peut dire c' est qu' il s' agit là d' un résultat d' autant plus surprenant que si votre première pièce est excellente , vos romans ne sont que de vulgaires feuilletons . Je me suis souvent demandé comment vous aviez pu écrire cette pièce . Voyez _vous , monsieur Thurston , lorsque j' ai su que Carol était éprise de vous , j' ai pris la peine de me renseigner sur votre compte . Je n' ai pas l' intention de vous écouter plus longtemps , monsieur Gold , dis _je , les dents serrées . Ma vie privée ne regarde que moi . Ce serait vrai si vous n' étiez pas en train d' essayer de la faire partager à Carol , dit _il tranquillement . Mais comme vous avez été assez bête pour le faire , j' entends m' occuper de votre vie privée . Il examina son cigare pendant un moment , puis reporta ses regards sur moi . Vous êtes non seulement un écrivain sans valeur et sans avenir , monsieur Thurston , mais vous êtes encore un individu parfaitement méprisable . Je ne puis naturellement pas vous empêcher d' épouser Carol , mais j' ai le droit de surveiller ses intérêts et je me propose de le faire . Je me levai . Voilà qui dépasse la plaisanterie , m' écriai _je emporté par la colère plus forte que ma peur . Vous m' insultez parce_que vous vouliez Carol et que je vous l' ai soufflée . C' est très bien , je me débrouillerai sans vous ; je ne veux pas de vos cinquante mille dollars , vous pouvez aller au diable vous et votre studio . Il continuait à me regarder de son air lointain et distrait . Tenez _vous à l' écart de cette fille Marlow , monsieur Thurston , ou bien vous aurez affaire à moi . De quoi voulez _vous parler ? dis _je stupéfait . Allons , allons , ne perdons pas de temps . Je sais que vous êtes acoquiné avec cette femme ; j' ai d’abord cru qu' il s' agissait d' une de ces foucades comme en ont les hommes que les femmes convenables n' intéressent plus ou qui ont quelque vice qu' ils ne peuvent satisfaire autrement . Mais ce n' est pas votre cas ; vous avez été assez faible et assez bête pour vous laisser embobiner ; cela suffit pour démontrer votre veulerie et votre déchéance . Je n' en ai d' ailleurs pas été surpris , monsieur Thurston , c' est bien ce que j' attendais de vous . C' est bon , dis _je affreusement gêné d' être ainsi découvert . Vous avez dit tout ce que vous aviez à dire ? j' espère que vous voilà satisfait . Quant_à moi , je vais de ce pas épouser Carol . Pensez à moi ce soir , monsieur Gold , et songez que vous auriez pu être à ma place . Je n' y manquerai pas , dit Gold en gonflant les lèvres sur son cigare ; je penserai certainement à vous deux . Croyez bien que je ne vous oublierai ni l’un ni l' autre , et , si vous rendez Carol malheureuse , vous aurez lieu de le regretter , monsieur Thurston , je vous le promets . Nos regards se croisèrent , mais je dus détourner les yeux devant les siens et je sortis de son bureau les genoux un peu mous , le coeur chaviré et un peu effrayé . Le trajet me sembla long en suivant le couloir avant de retrouver le soleil et Carol qui m' attendait . XV Lorsque je me reporte dans le passé , je me rends compte que les quatre premiers jours de mon mariage avec Carol furent les plus beaux de ma vie . J' avais trouvé en elle une compagne qui me rendait la confiance et le calme , qui me distrayait , qui satisfaisait mes sens en même temps que mon esprit . Nous nous levions vers dix heures et nous déjeunions sous la véranda avec , sous nos yeux , toute la vallée qui s' étendait comme un somptueux tapis . A droite , les eaux calmes du lac du Grand Ours reflétaient les grands sapins et les petits nuages en crème fouettée qui dérivaient mollement dans le ciel lumineux . Après le déjeuner , nous passions un chandail et un short et nous allions en voiture jusqu' au lac où Carol se baignait pendant que je la regardais ou que je lançais ma ligne . Lorsque le soleil devenait trop chaud , je me mettais à l' eau à mon tour , je la rejoignais et alors nous luttions à main plate ou nous nous provoquions à la course comme des gamins en vacances . Nous rentrions pour nous mettre à table , servis par Russell ; après quoi , nous bavardions , nous regardions le paysage et nous bavardions de nouveau . L' après_midi nous partions pour de longues promenades en forêt , le soir nous écoutions le phonographe . Je trouvais délicieux de regarder Carol étendue sur le grand divan que nous avions tiré sur le balcon , avec les étoiles qui scintillaient au_dessus de nous et le son de la musique qui nous parvenait du salon . Je racontai presque toute ma vie à Carol - sans mentionner ni John Coulson , ni Eva - je lui parlai de la maison de Long_Beach , de mes débuts comme employé de bureau et du désir que j' avais toujours eu d' écrire . Je fus bien obligé de mentir un peu pour que mon histoire tienne debout , mais comme j' en étais venu depuis longtemps à considérer la pièce de Coulson comme étant de moi , je n' eus aucun mal à convaincre Carol que j' étais l' auteur de Rain Check - et à m' en convaincre moi_même encore davantage . Dans notre grande chambre à coucher , avec les fenêtres ouvertes et les rideaux tirés pour laisser entrer le clair de lune , je restais étendu sur le lit en tenant Carol dans mes bras . Elle dormait paisiblement , la tête sur mon épaule , un bras en travers de ma poitrine , jusqu' à ce que le soleil vînt la réveiller . J' écoutais son souffle léger et le souvenir de ce que nous avions fait dans la journée me berçait d' une douce satisfaction . Et cependant , il restait en moi quelque chose d' inapaisé qui remuait tout au fond de mon subconscient . J' éprouvais par moments comme un désir inassouvi , d’abord vague , puis plus précis et de plus en plus impérieux ; et je compris que le contact charnel d' Eva avait laissé en moi une empreinte indélébile . Tant que Carol restait près de moi , je dominais assez aisément ce sentiment : sa gentillesse , son affection , sa personnalité suffisaient à chasser l' influence qu' Eva exerçait à distance ; mais dès qu' elle me laissait seul , ne fût _ce que pour aller dans le jardin , il me fallait lutter contre la tentation d' appeler Eva au téléphone pour entendre de nouveau le son de sa voix . Peut_être comprendrez _vous difficilement pourquoi je n' arrivais pas à oublier complètement Eva . Je crois avoir déjà dit que la_plupart_des hommes mènent une existence double , parce_que leur nature même est double ; or , je commençais à me rendre compte que Carol ne contentait que le côté spirituel de mon être et que sans la possession physique d' Eva je ne connaîtrais jamais dans sa plénitude la satisfaction totale à laquelle j' aspirais . Il serait faux de croire que j' acceptais cet état de choses sans m' insurger . Pendant ces quatre jours et ces quatre nuits , je réussis à chasser Eva de ma mémoire , mais je sentais bien que la bataille était perdue d' avance . Le bonheur que me donnait Carol ne pouvait pas durer ; sans doute était _ce trop demander à un homme comme moi qui n' ai jamais pu résister longtemps à la tentation . La crise survint brusquement le soir du quatrième jour . La soirée était idéale : la lune dans son plein était suspendue au_dessus de la montagne , éclairant le lac d' une lumière crue et noyant les alentours dans une ombre profonde . La journée avait été chaude et il faisait encore si lourd que nous ne pouvions pas nous décider à nous coucher . Carol ayant proposé une baignade dans le lac , nous avions pris la voiture et nous nous étions attardés dans l' eau tiède ; nous ne rentrâmes que vers une heure et demie du matin . Nous étions en train de nous déshabiller lorsque le téléphone se mit à sonner . Nous nous regardâmes surpris . La sonnerie retentissait toujours , persistante , harcelante dans le silence de la nuit ; j' éprouvai soudain une surexcitation intolérable . Qui cela peut _il être à cette heure _ci ? dit Carol . Je la vois encore assise sur le bord du lit presque entièrement dévêtue ; elle était ravissante avec sa peau hâlée et ses yeux brillants . C' est sûrement une erreur , dis _je en passant ma robe de chambre . Personne ne sait que nous sommes ici . Elle m' adressa un sourire et j' allai dans le hall . Je décrochai le récepteur . Allô , qui est _ce qui parle ? Allô , espèce de lâcheur , dit Eva . Pétrifié , la gorge serrée , j' agrippai l' appareil . Quoi c' est toi , Eva ? dis _je tout bas en regardant par_dessus mon épaule dans la direction de la chambre . Sale lâcheur , reprit Eva , en voilà une façon de me laisser tomber . Je comprenais à peine ce qu' elle disait , je tremblais d' émotion et de désir , le sang faisait battre mes tempes . Comment ? fis _je en essayant de me dominer . Qu' est_ce_que tu dis ? Quand je me suis réveillée et que j' ai vu que tu n' étais pas là , ça m' a fichu un coup . Je me suis demandé ce que tu étais devenu . J' eus brusquement conscience de ce que représentait cet appel : Eva avait pris la peine de me téléphoner et pour cela il avait fallu qu' elle découvrît mon adresse ! Je ne lui étais donc pas aussi indifférent qu' elle voulait bien le dire ? Je triomphais enfin ! Dans l' instant , j' oubliai tout ce qu' elle m' avait fait pour ne plus penser qu' à la victoire qui avait failli m' échapper et , tandis_que je restais là à écouter sa voix , je sentis qu' elle m' était aussi indispensable que Carol elle_même . Je sus que tous mes efforts pour l' oublier n' avaient été qu' hypocrisie , qu' elle n' avait jamais cessé d' occuper mes pensées depuis le moment où je l' avais laissée étalée sur son lit , cuvant sa cuite . Tu n' en reviens pas , hein ? dit _elle en riant . Mais comme tu m' as possédée déjà une ou deux fois , nous sommes quittes . Il y eut un silence , puis elle reprit d' une voix mauvaise : Je vais te dire quelque chose , Clive : je t' ai renvoyé ton fric , je n' en veux pas . C' est dégoûtant la façon dont tu es parti après m' avoir promis de rester . Quoi , tu as renvoyé l' argent ? dis _je incrédule . Pourquoi ? Je te l' ai déjà dit , je ne veux pas de ton sale fric . Mon heure de triomphe était déjà passée . J' aurais accepté qu' elle m' injuriât , qu' elle raccrochât violemment l' appareil , qu' elle criât de colère , mais me renvoyer mon argent , c' était là une insulte intolérable . Mais enfin pourquoi ? répétai _je sans savoir ce que je disais . Je te dis que je n' en veux pas , je n' en ai pas besoin , Dieu merci , et je n' accepte pas qu' on me traite comme ça . C' était de la folie ; si elle se mettait à refuser mon argent , je n' aurais plus aucune prise sur elle . J' essayai de me calmer . Je ne te crois pas , dis _je ; d' ailleurs je n' ai rien reçu . Tu mens très certainement . Puisque je te dis que je l' ai renvoyé . Où l' as _tu adressé ? Au Cercle littéraire ; c' est bien ton club , n' est _ce pas ? Je ne comprends toujours pas pourquoi . Cet argent était pour toi . Encore une fois , je ne veux pas de ton argent , ni de toi non plus . Inutile de me téléphoner , ni de venir me voir ; Marty est prévenue , elle ne te laissera pas entrer et si tu téléphones , elle ne répondra pas . Eva , ne sois donc pas si entêtée , dis _je en serrant le récepteur si fort que les doigts me firent mal ; je veux te revoir . Non , Clive . Cesse de faire l' imbécile . Je t' ai déjà prévenu , mais tu n' as pas l' air de vouloir comprendre . Nous ne nous reverrons plus . J' oubliai où j' étais , j' oubliai Gold , j' oubliai l' image d' Eva soûle sur son lit , j' oubliai Carol … Je ne pouvais pas admettre qu' Eva pût me renvoyer ainsi ; c' était à moi de la lâcher quand j' en aurais assez , à moi de lui donner de l' argent et des ordres . Allons , allons , dis _je , veux _tu que je vienne demain ? Nous reparlerons de tout cela tranquillement . Non et non . Inutile de venir , ni de téléphoner . Tu m' embêtes , tu es trop exigeant , tu me fais perdre mon temps . Ne m' en veux pas , laisse _moi te voir et t' expliquer … Je ne pouvais pas dormir et je ne voulais pas te déranger … Mais il n' est pas possible que je ne te revoie plus . Je t' en prie , Eva … Oh ! assez , je suis fatiguée . Adieu . Et elle raccrocha . Eva … Je restai un long moment à contempler stupidement l' appareil . Etait_ce possible ? Etais_je donc un chien pour qu' une putain se permette de refuser mon argent et de m' interdire sa porte ? De ma vie , je n' avais subi pareille humiliation . Ma main tremblait en raccrochant le récepteur . Je la reverrais , il le fallait … Qui était _ce , Clive ? cria Carol . Rien , un type que je connais , dis _je d' une voix rauque et tremblante . Je n' ai pas entendu , dit _elle en venant me rejoindre . Qui était _ce ? J' allai vers le buffet et me versai à boire ; je n' osais pas la regarder . Rien , un camarade qui devait avoir un peu trop bu . Oh ! Il y eut un long silence dont je profitai pour avaler mon verre . Soif ? dis _je en cherchant une cigarette . Non , merci . J' allumai une cigarette et me tournai vers Carol ; nous nous regardâmes longuement . Ses yeux étaient pleins de questions . Allons nous coucher , j' ai sommeil , dis _je avec un sourire forcé . Aussitôt dans la chambre Carol se recoucha pendant que je faisais les cent pas en achevant ma cigarette . Elle avait l' air soucieux et inquiet . Qu' est_ce_qu' il te voulait ? dit _elle tout à coup . Qui ? Quoi ? Ton ami … Celui qui a téléphoné . Je n' en sais rien , il était noir , je l' ai envoyé au diable . Ah ! bien . Pardon . Excuse _moi si j' ai été un peu brusque , mais il m' a agacé : tu comprends : être dérangé comme ça en pleine nuit … Elle me lança de nouveau un regard interrogateur , mais je me détournai , ôtai ma robe de chambre et me mis au lit . Elle vint se blottir contre moi , la tête sur mon épaule , je la pris dans mes bras et nous restâmes ainsi longtemps dans l' obscurité sans rien dire . En moi_même , je me répétais : Imbécile , triple idiot , tu es en train de gâcher ton bonheur , tu es fou . Il n' y a pas cinq jours que tu es marié et déjà tu triches . Cette femme que tu as dans tes bras , elle t' aime , elle ferait n' importe quoi pour toi , tandis_qu' Eva , qu' est_ce_qu' elle ferait pour toi ? Rien , tu le sais bien . Qu' y a _t _il , Clive ? Un ennui ? Mais non . Sûr ? Sûr . Il faudrait me le dire , Clive ; je veux tout partager avec toi . Je te dis que non , chérie . Je suis fatigué et cet idiot m' a énervé . Dors . Demain il fera beau . Bon . Mais tu me le diras si jamais tu as un ennui ? Oui . Promis ? Juré . Elle soupira et se serra plus fort contre moi . Je t' aime tant , Clive . Il ne faut pas laisser gâcher notre bonheur , tu sais . Bien sûr , dis _je tout en me traitant intérieurement de salaud , car je savais bien que je mentais . Il me les fallait toutes les deux . Y réussirais _je ? c' était peu probable . Allons , dors , dis _je , je t' aime , la vie est belle et tu n' as rien à craindre . Peu après , elle s' endormit . Satanée garce d' Eva , pensai _je . Pourquoi m' avoir appelé ? Tout va être à recommencer . J' aurais certainement fini par l' oublier avec le temps . Quelle idée de me dire qu' elle ne voulait plus me revoir ! Ça , non . Je m' arrangerais pour la revoir . Carol devait retourner lundi au studio ; j' attendrais qu' elle y soit et j' irais m' expliquer avec Eva . Je passerais au Cercle prendre sa lettre et je l' obligerais à reprendre l' argent . Après quoi , je l' enverrais se faire f … Ou bien … Je n' étais déjà plus très sûr de ce que je ferais . Il faisait presque jour lorsque je m' endormis enfin , épuisé , endolori , plein d' amertume . Les deux jours suivants s' écoulèrent lentement : promenades sur le lac , baignades , phono , lecture . Nous sentions tous les deux qu' il y avait quelque chose qui n' allait pas , mais nous ne nous dîmes rien . Moi , naturellement , je savais ce qu' il en était . Je ne crois pas que Carol ait rien deviné ; j' en suis même sûr , bien que je surprisse maintes fois son regard triste et inquiet . Maintenant que j' avais laissé s' abattre la barrière , c' était comme si Eva avait été dans la maison ; si j' essayais de lire , son visage m' apparaissait sur les pages de mon livre , si j' écoutais de la musique , j' entendais sa voix me dire : Je n' en veux pas , de ton sale fric , et cette phrase revenait sans arrêt comme une ritournelle . La nuit , je me réveillais croyant tenir Eva dans mes bras , et , quand je m' apercevais tout à coup que c' était Carol , mon coeur battait à tout rompre . Bientôt , j' en vins à la désirer comme le morphinomane attend sa piqûre ; je comptais les heures qui me séparaient du moment où Carol devait rentrer au studio . Pourtant , j' aimais toujours Carol . C' était comme s' il y avait eu en moi deux individus : l’un qui réclamait à grands cris la froideur d' Eva et l' autre qui s' épanouissait à la chaleur de l' amour de Carol . Et je n' avais de pouvoir ni sur l’un ni sur l' autre . Le samedi après_midi , nous étions assis dans le bateau : Carol portait un maillot de bain rouge qui allait merveilleusement avec sa peau dorée et ses cheveux noirs . Comme ce serait beau si nous pouvions rester toujours aussi heureux que maintenant , dit _elle . Je donnai quelques coups de rames avant de répondre : Nous serons toujours heureux , ma chérie . Qui sait ? Il y a des moments où j' ai peur qu' il nous arrive quelque chose de mauvais . Il n' y a aucune raison , dis _je en cessant de ramer et en regardant l' immense étendue d' eau . Que veux _tu qu' il nous arrive ? Elle resta un moment silencieuse . Ne faisons pas comme tant d’autres ménages qui se trompent et qui se mentent . N' aie pas peur , nous n' en viendrons jamais là , dis _je en me demandant si elle devinait mes pensées . Si jamais tu te lasses de moi , Clive , dit _elle en laissant traîner ses mains dans l' eau , si un jour tu en désires une autre , il faudra me le dire . J' aimerais mieux cela que de découvrir que tu me trompes . Qu' est _ce qui te prend ? dis _je en me penchant vers elle . Pourquoi me parles _tu de cela ? Simplement pour te prévenir , dit _elle en souriant . Je crois que si tu me trompais je te laisserais en plan et je ne te reverrais de ma vie . J' essayai de plaisanter . Parfait , maintenant je connais le moyen de me débarrasser de toi . Oui , tu vois comme c' est simple . De retour au chalet , nous aperçûmes une grande Packard arrêtée dans l' allée . Qui cela peut _il être ? dis _je en examinant la voiture . Allons voir , dit Carol . Quelle scie d' être dérangés juste pour notre dernier jour . Un petit bonhomme brun et assez gros était assis sous la véranda avec un whisky à côté de lui sur la table . Il salua Carol de loin et se leva . Qui est _ce ? fis _je à mi_voix . C' est Bernstien , répondit _elle tout bas en me pinçant le bras . Bernstien de l' International Pictures . Que peut _il bien nous vouloir ? Dès que nous l' eûmes rejoint , Bernstien commença par tapoter affectueusement la main de Carol , puis il se tourna vers moi . C' est donc vous , Thurston , dit _il en me tendant une patte grasse et molle . Enchanté de vous connaître et croyez bien que je ne dis pas ça à tous les écrivains ; demandez plutôt à Carol . C' est vrai , dit _elle avec un coup d' oeil malicieux . En tout cas , vous ne me le dites jamais à moi . Ainsi , vous voilà en pleine lune de miel . Comme c' est romanesque ! Vous êtes heureux , ça se voit ; alors tout va bien . Et quelle mine elle a ! Vous savez , Thurston , j' ai eu l' oeil sur cette petite fille depuis le jour où elle est arrivée à Hollywood . Elle est pleine de talent , mais on sentait qu' il lui manquait quelque chose . Je lui disais souvent : Ma petite Carol , ce qui vous manque , c' est un homme , un bel homme bien solide … Le malheur , reprit _il en se penchant à mon oreille , c' est qu' elle ne me trouvait ni assez beau , ni assez solide . Ha , ha , fit _il en passant son bras autour de Carol , maintenant , elle va nous faire des chefs_d’oeuvre , n' est _ce pas ? Tout cela était très gentil , mais je me demandais où il voulait en venir . Il n' avait pas dû venir exprès d' Hollywood pour me dire qu' il était enchanté de me connaître et que Carol avait besoin d' un bel homme . Asseyons _nous , reprit _il en se dirigeant vers la table , et buvons quelque chose . Carol , je suis venu pour causer avec votre charmant mari , j' ai des tas de choses à lui dire , sans quoi je ne serais pas venu interrompre votre lune de miel . Vous me connaissez , ma jolie , je suis un romantique , j' ai une âme d' amoureux , il faut quelque chose d' important pour que je sois venu vous déranger dans votre solitude . Allez _y , Sam , de quoi s' agit _il , dit Carol , les yeux brillants de curiosité . Bernstien se passa la main sur la figure , écrasant presque son grand nez crochu . J' ai lu votre pièce , monsieur Thurston et je la trouve excellente . Vous parlez de Rain Check ? dis _je tandis_qu' un frisson me passait dans le dos . Oui , c' est une bonne pièce . Et qui ferait un fameux film , dit _il d' un air rayonnant . C' est pour cela que je voulais vous voir ; à nous deux , nous allons en faire un film épatant . Je lançai un coup d' oeil à Carol qui me pressa la main . Je te l' avais bien dit que Bernstien serait emballé , dit _elle radieuse . C' est sérieux ? demandai _je . Si c' est sérieux ? Serais _je ici si ce ne l' était pas ? Bien sûr que c' est sérieux . Seulement voilà , il y a un petit quelque chose ; ce n' est rien , mais enfin … Ah ! un pépin ? fis _je déjà déçu . Qu' est_ce_que c' est ? C' est à vous de me le dire . Que s' est _il passé entre vous et RG ? Racontez _moi ça afin_que je puisse faire le nécessaire . Et puis nous nous mettrons tout de suite au film ; nous vous ferons un contrat et tout ira comme sur des roulettes . Mais avant tout , il faut que je vous raccommode avec Gold . Rien à faire , dis _je . Il me déteste parce_qu' il est amoureux de Carol . Vous comprenez ? Bernstien nous regarda l’un après l' autre et se mit à rire . Très drôle , fit _il dès qu' il eut retrouvé son souffle . J' ignorais cela , mais à sa place je serais comme lui . Il vida la moitié de son verre et leva un doigt : Il y a bien un moyen … peut_être pas fameux … mais qui devrait réussir . Ecrivez votre scénario et je le montrerai à RG en lui disant que je me charge du film ; il fait tout ce que je veux , mais il me faut d’abord le scénario . Et moi , je veux d’abord le contrat . Il parut contrarié . Non , dit _il , c' est RG qui les signe , je ne peux pas le faire à sa place . Mais je vous obtiendrai un contrat dès que votre scénario sera prêt . Ma parole , ajouta _t _il en me tendant la main . Je consultai Carol du regard . Tu n' as rien à craindre , me dit _elle , Sam obtient tout ce qu' il veut . S' il te promet un contrat , il te le donnera . Okay , dis _je en serrant la main de Bernstien . Je vous fais le scénario et vous le vendez à Gold . Ça va ? Entendu . Maintenant , je me sauve , je vous ai déjà pris un temps précieux . Nous allons travailler ensemble , votre pièce est bonne , j' aime vos sentiments et votre façon de les exprimer ; vous allez me faire quelque chose d' épatant . Venez me voir lundi au studio à dix heures - Carol vous montrera le chemin - et nous nous mettrons immédiatement au travail . Dès qu' il fut parti , Carol se jeta dans mes bras . Que je suis heureuse ! dit _elle . Bernstien va te faire un film magnifique ; à vous deux , vous ferez une équipe épatante . Tu n' es pas fou de joie ? J' étais consterné et effrayé . La voix de Bernstien sonnait dans mes oreilles : J' aime vos sentiments et votre façon de les exprimer . Ce n' était pas à moi que cela s' adressait , c' était à John Coulson . J' étais certain de ne pas pouvoir faire le scénario . Carol se dégagea et se mit à m' observer d' un oeil inquiet . Qu' y a _t _il , mon chéri ? Pourquoi prends _tu cet air _là ? Tu n' es pas content ? Bien sûr que si , dis _je en me détournant pour allumer une cigarette . Seulement je n' ai aucune expérience en matière de cinéma . J' aimerais beaucoup mieux vendre ma pièce à Bernstien et laisser quelqu’un d' autre faire le travail . Il me semble que … Allons donc ! dit _elle en me saisissant la main . Tu feras ça admirablement , je t' aiderai . Tiens , commençons tout de suite . Avant que j' aie pu dire un mot , elle était déjà dans la bibliothèque . Je l' entendis dire à Russell de nous préparer des sandwiches . Russel , M Clive va faire un film avec sa pièce , ce sera magnifique ! Elle revint avec le manuscrit et nous commençâmes à le parcourir . Au bout d' environ une heure , Carol avait déjà établi un plan de découpage . Pour ma part , je ne fis rien que de donner mon approbation ; elle avait l' esprit si vif et une expérience si profonde que mes suggestions eussent été inutiles . Nous fîmes une pause pour avaler nos sandwiches et boire notre vin blanc glacé . C' est à toi d' écrire le scénario , me dit Carol entre deux bouchées ; songe donc , avec ton talent de dialoguiste , ce sera parfait . Oh ! non , dis _je en me promenant de long en large , je ne pourrais pas , je ne saurais pas comment m' y prendre … Non , c' est impossible . Ecoute_moi , tu vas voir . Tiens , écoute cette scène … Et elle se mit à lire un passage de la pièce . Je m' arrêtai , saisi par la puissance et la beauté des mots . Voilà ce que je ne saurais jamais faire . Ils semblaient pénétrer dans mon crâne , ils me brûlaient le cerveau au point que je dus me contenir pour ne pas lui arracher le manuscrit des mains . Quel imbécile j' avais été de croire que je pourrais chausser les souliers du mort ! Les paroles de Gold me revenaient en mémoire : Vulgaires feuilletons … D' autant plus surprenant que votre première pièce était excellente … Je n' ai jamais compris comment vous aviez pu l' écrire . C' était trop dangereux ; il suffisait du moindre faux pas pour que je fusse découvert . Déjà , c' était évident , Gold avait des soupçons . Si je commençais à écrire ce scénario on s' apercevrait tout de suite que la pièce n' était pas de moi et Dieu sait alors ce qui arriverait . Tu ne m' écoutes pas , mon chéri ? dit Carol en me regardant . Non , assez pour ce soir , dis _je en me servant à boire ; nous en avons assez fait pour une fois . J' en parlerai lundi avec Bernstien ; il a peut_être quelqu’un en vue pour écrire les dialogues . Mais , chéri … J' ai dit : assez pour ce soir , dis _je en lui prenant le manuscrit et en me dirigeant vers la véranda . Je n' osais plus affronter son regard . La lune était haute : on pouvait voir le lac , la vallée et les montagnes . Mais pour l' instant ce spectacle ne m' intéressait pas . Toute mon attention était concentrée sur un homme assis sur un banc au bout du jardin . Je ne pouvais pas voir sa figure , parce_qu' il était trop loin , mais il y avait pour moi quelque chose d' étrangement familier dans son attitude , dans sa façon de se tenir les épaules voûtées et les mains jointes autour des genoux . Carol vint me rejoindre . Comme c' est beau ! me dit _elle en glissant son bras sous le mien . Est_ce_que tu vois … demandai _je en tendant le bras vers l' homme . Qui est cet homme ? Qu' est_ce_qu' il fait là ? Elle regarda pendant un moment . Quel homme ? Qu' est_ce_que tu veux dire , Clive ? Un frisson me parcourut l' échiné . Tu ne vois pas un homme assis là_bas dans le clair de lune ? Elle se tourna vivement vers moi . Mais non , chéri , il n' y a personne . Je regardai de nouveau : elle avait raison , il n' y avait personne . C' est curieux , dis _je soudain tout tremblant , ce devait être une ombre … On aurait dit un homme . Tu rêves , dit _elle d' un ton inquiet ; je t' assure qu' il n' y avait personne . Je l' attirai contre moi . Rentrons , dis _je , il fait froid dehors . Cette nuit _là , je mis longtemps à m' endormir . XVI Sam Bernstien ôta ses grosses lunettes d' écaillé et sa figure s' épanouit en un large sourire . Voilà ce que j' attendais , dit _il en frappant de la main sur le projet que nous avions écrit avec Carol ; ça n' est pas au point , loin de là , mais c' est déjà une base , c' est un bon commencement . Assis dans un confortable fauteuil près de la fenêtre , je guettais anxieusement depuis un moment l' expression de sa physionomie . J' ai pensé que cela pourrait vous servir de canevas , dis _je , et je l' ai fait volontairement court pour vous permettre d' y apporter les changements que vous jugerez bons . Bernstien attira vers lui une boîte de cigares , en choisit un et me tendit la boîte que je refusai . Je n' espérais pas que vous iriez si vite , dit _il en se frottant les mains . Nous allons le revoir ensemble dans le détail et quand nous nous serons bien mis d' accord sur tous les points , je propose que vous le remportiez , que vous le développiez et que vous me le rendiez le plus tôt possible . A ce moment _là , j' irai voir RG De ce côté _là , ça n' ira pas tout seul , dis _je . Il se mit à rire . Ça c' est mon affaire ; depuis cinq ans nous avons déjà eu pas mal de petits accrochages , mais , en fin de compte , j' ai toujours gagné la partie . Laissez _moi manoeuvrer . Très bien , fis _je sans grande conviction ; mais je vous préviens que Gold ne peut pas me voir en peinture . Je comprends ça , dit _il en se remettant à rire . Carol est une fille charmante et vous êtes un sacré veinard . Toutefois , si Gold vous déteste , ça ne l' empêche pas d' aimer faire une bonne affaire et ceci en est une , acheva _t _il en frappant de nouveau sur le manuscrit . C' est mon avis , dis _je un peu rasséréné par son optimisme . Voulez _vous que nous le parcourions ensemble ? L' heure qui suivit fut pour moi une véritable révélation , j' en appris davantage sur la technique du cinéma que je ne l' avais fait depuis mon arrivée à Hollywood . Ce qu' il y a d' intéressant dans votre pièce , dit Bernstien en allumant un nouveau cigare , c' est qu' elle contient tous les éléments d' un film de grande classe , sans qu' il soit besoin d' y rien ajouter . Et ça , monsieur Thurston , c' est très rare . La_plupart_des auteurs n' aiment pas que je retouche leur texte ; ils ne se rendent pas compte qu' il faut l' adapter . Pour faire un bon film , la collaboration de l' auteur et du metteur en scène est absolument indispensable et c' est pourquoi , si nous voulons faire quelque chose de bien , il faudra que nous travaillions ensemble . Il ramassa les notes qu' il avait écrites . Voyez _vous bien ce que je veux ? Suis _je trop exigeant ? Du tout , dis _je sincèrement , je trouve ça épatant . Vous avez raison , répondit _il avec un large sourire . Emportez tout cela et donnez _moi vivement une deuxième mouture . Alors , il sera temps d' aller voir Gold . Il me reste à vous remercier , monsieur Bernstien , dis _je en me levant . Tout ceci m' a prodigieusement intéressé et je ne tarderai pas à vous apporter mon projet rectifié . Ne perdez pas de temps . Il m' accompagna jusqu' à la porte . Je suppose que Carol sera retenue toute la journée ? dis _je en lui serrant la main . Je ne sais pas , mais renseignez _vous . Elle doit être avec Jerry Highams ; vous savez où est son bureau ? Oui . Au revoir et à bientôt , monsieur Bernstien . Je parcourus vivement le long couloir sans m' arrêter chez Highams . Il était probable que Frank Imgram s' y trouvait avec Carol et je ne tenais pas à le rencontrer . En sortant , j' aperçus une cabine téléphonique publique . Je regardai l' heure : onze heures vingt_cinq . Avec un peu de chance , Marty ne serait pas encore arrivée ; par conséquent , Eva serait obligée de répondre elle_même . Je m' enfermai dans la cabine et composai le numéro , le coeur battant d' émotion . La sonnerie retentit pendant un long moment … Allô ? C' était elle . Comment va , Eva ? Bonjour Clive . Ça va ? Quelle heure est _il donc ? Est_ce_que je t' ai réveillée ? dis _je étonné de son ton amical . Non , j' allais prendre mon café , il y a déjà un moment que je suis réveillée . Quand puis _je te voir ? Quand peux _tu venir ? Attention , dis _je trop éberlué pour être prudent , l' autre jour tu m' as dit que tu ne voulais plus me voir . Eh bien alors , restons _en là , dit _elle en riant . J' arrive tout de suite . Petite peste ! Tu m' as fait passer deux mauvais jours , j' ai cru que tu parlais sérieusement . Elle rit de nouveau . Quel drôle de type tu fais , Clive ! Sur le moment j' étais probablement sérieuse parce_que je t' en voulais de m' avoir quittée comme ça . Eh bien , je ne recommencerai plus . Tu feras bien . Une autre fois je ne te pardonnerai pas si facilement . Viens déjeuner avec moi . Non . Sa voix redevint dure . Non , Clive ; si tu veux venir me voir pour le business , d' accord , mais je ne sortirai pas avec toi . Que tu dis . Tu vas venir déjeuner avec moi et sans faire tant de manières . Clive ! fit _elle d' une voix inquiète et ennuyée , je te dis que je ne déjeunerai pas avec toi . C' est bon , nous en reparlerons tout à l' heure . Je serai chez toi dans vingt minutes . C' est trop tôt , je ne serais pas prête . Viens vers une heure . Bien , et mets une jolie robe . Puisque je t' ai dit que je ne sortirai pas ! Pour une fois , tu feras ce qu' on te dit , dis _je en riant . Fais _toi chic … mais la ligne était coupée . Je raccrochai en souriant . Okay , ma belle , me dis _je , on va voir qui est le plus fort . J' étais content ; cette fois , c' était moi qui allais la dresser . Elle pouvait toujours raccrocher le téléphone si ça lui faisait plaisir , mais elle viendrait déjeuner avec moi , même si je devais la traîner en chemise au restaurant . La façon dont marchait mon affaire avec Bernstien m' avait rempli de confiance ; je me dis que si je n' étais pas capable de manier une femme comme Eva , c' est que vraiment je ne méritais pas de réussir dans mon travail . Je passai au Cercle littéraire et demandai mon courrier . On me remit quelques lettres , que j' emportai au bar où je commandai un whisky_soda . Au premier coup d' oeil , je vis qu' il n' y avait rien d' Eva ; je retournai demander s' il n' y avait pas d’autres lettres pour moi : on me répondit que non . Eva m' avait pourtant formellement assuré qu' elle avait renvoyé l' argent … Je l' appelai aussitôt au téléphone , elle répondit presque immédiatement . J' espère que je ne te dérange pas , dis _je , mais tu m' as bien dit que tu m' avais renvoyé mon argent , n' est _ce pas ? Oui . Au Cercle littéraire ? Oui . Eh bien , il n' est jamais arrivé . Que veux _tu que j' y fasse ? Tu ne me crois pas ? La question n' est pas là . Cet argent t' appartenait . Es _tu bien sûre de l' avoir envoyé ? Bien entendu . De toute façon , je n' en voulais pas , tu m' avais vexée . Et je ne l' accepterai pas si tu essaies de me le rendre . Il y a là quelque chose qui n' est pas clair , pensai _je . Avais _tu joint une lettre ? Pour quoi faire ? dit _elle d' un ton agressif . J' ai mis les billets dans une enveloppe que j' ai adressée au Cercle . Evidemment , elle mentait ; j' étais sûr qu' elle n' avait jamais eu l' intention de renvoyer cet argent . C' était une façon de crâner ; elle aurait voulu me vexer , mais son avarice avait pris le dessus et elle pensait qu' en me racontant cette histoire , elle tiendrait sa revanche sans bourse délier . Elle avait réussi à me faire souffrir pendant deux jours , mais maintenant le mépris qu' elle m' inspirait pouvait passer pour une victoire à mon compte . Elle aura été égarée à la poste , dis _je d' un ton moqueur . Ça ne fait rien , je te rembourserai . Puisque je te dis que je n' en veux pas . Je te laisse , mon bain est en train de couler . Nous en reparlerons en déjeunant , dis _je , et sur ce j' essayai de raccrocher le premier , mais elle m' avait devancé . Cette conversation terminée , je retournai au bar , très satisfait d' avoir découvert ce petit mensonge , car si Eva m' avait vraiment renvoyé mon argent , j' aurais eu pour elle une admiration qui m' eût laissé en état d' infériorité . Il en était maintenant tout autrement : Elle s' est trompée en me prenant pour une poire , pensai _je . J' étais si pressé de lui mettre , comme on dit , le nez dans ses petites saletés , que les minutes me parurent longues . Jamais , depuis notre première rencontre , je ne m' étais senti aussi sûr d' en venir à bout ; jusqu' ici je m' étais montré trop faible , le moment était venu de lui faire comprendre lequel de nous deux était le maître . Et pour commencer , j' allais la forcer à venir déjeuner avec moi ; après quoi je la laisserais tomber définitivement . J' arrivai avenue Laurel _Canyon à une heure moins cinq ; devant la maison je lançai un coup de klaxon , je descendis pour frapper à la porte et allumai une cigarette . Au bout d' un moment je me rendis compte que la maison était complètement silencieuse ; habituellement Marty venait ouvrir au premier appel . Intrigué , je frappai de nouveau sans plus de résultat : une sensation de vide m' envahit . Je frappai encore quatre fois avant de remonter en voiture , puis je descendis lentement l' avenue et ne m' arrêtai qu' après le tournant . En allumant une nouvelle cigarette , je m' aperçus que ma main tremblait . Tout à coup , je pensai à Harvey Barrow , lorsqu' il m' avait dit : Elle m' avait promis de venir avec moi et quatre fois de suite sa bonniche m' a dit qu' elle était sortie alors que je savais qu' elle se moquait de moi derrière ses rideaux . Mes mains se crispèrent sur le volant : avec moi , elle n' avait même pas pris la peine d' envoyer Marty . Je me l' imaginais dans la petite chambre , la tête penchée en m' écoutant frapper , échangeant des clins d' oeil avec Marty et lui disant : Laisse _le frapper , il sera fatigué avant nous . Je longeai le boulevard Sunset , la tête vide , sans penser à rien , pris de nausée . J' entrai dans une pharmacie et téléphonai chez Eva : pas de réponse . Elle devait se méfier . Je restai quelque temps adossé au mur de la cabine à écouter le bruit de la sonnerie et soudain j' eus envie de la tuer . Ce fut comme une idée abstraite , impersonnelle qui m' aurait traversé le cerveau à_l’improviste mais que j' examinai avec curiosité et plaisir . Puis , saisi d' horreur à cette seule pensée , je raccrochai et retournai à la lumière du jour . Suis _je devenu fou ? me demandai _je un instant plus tard en regagnant les Trois Points . Que je sois furieux contre elle , passe encore , mais de là à la tuer … l' idée seule est déjà effrayante . Pourtant , je sentais que j' éprouverais du plaisir à la tuer ; rien d' autre ne pouvait la toucher tant son armure était forte . De nouveau je chassai cette pensée , mais elle revenait sans cesse me lanciner ; j' envisageai dans tous les détails la façon dont je m' y prendrais . Je m' imaginai entrant une nuit dans la petite maison en son absence . Je me cacherais dans une des pièces vides du second jusqu' au moment où j' entendrais sa clef dans la serrure et alors , sortant de ma cachette , j' irais sur le palier pour m' assurer qu' elle était seule . J' attendrais qu' elle eût pris son bain et qu' elle fût couchée avant de descendre . Quel plaisir ce serait de la sentir aller et venir , persuadée qu' elle était seule dans toute la maison , alors que je me préparais à la tuer ! Elle serait peut_être soûle comme le soir où je l' avais quittée . Dans ce cas , ce serait encore plus simple : je n' éprouverais aucune pitié si je la trouvais en train de ronfler , puant le whisky . Je la guetterais du haut du palier ; je l' entendrais se déshabiller . Je connaissais ses habitudes : elle commencerait par ôter sa jupe ( elle s' en débarrassait généralement sitôt rentrée parce_qu' elle était si étroite qu' elle était gênée pour s' asseoir ) , puis elle irait prendre un cintre dans l' armoire et elle y accrocherait soigneusement son costume . Après quoi elle allumerait peut_être une cigarette tout en se défaisant de ses dessous . Enfin , elle mettrait sa chemise de nuit et se glisserait dans le lit . En écoutant attentivement , je reconnaîtrais chaque détail : chacun s' accompagnait d' un bruit spécial , jusqu' au craquement du lit au moment où elle y étendrait son corps si mince . Peut_être lirait _elle pendant un moment ou continuerait _elle à fumer dans l' obscurité ; de toute façon , je lui laisserais largement le temps de s' endormir . Qu' est_ce_que cela pouvait me faire d' attendre deux heures de plus ou de moins ? Enfin je descendrais l' escalier à pas de loup en tenant la rampe et en essayant chaque marche avant d' y poser tout mon poids . Je ne la réveillerais que quand il serait trop tard pour qu' elle puisse se sauver . Je me faufilerais par la porte et je sonderais l' obscurité ; sans la voir , je saurais exactement où était sa tête et je m' assiérais tout doucement au bord du lit sans la réveiller . D' une main , je la prendrais à la gorge , et de l' autre je tournerais le commutateur de la petite lampe de chevet . Alors viendrait l' instant qui effacerait d' un seul coup toutes les blessures qu' elle m' avait infligées , l' instant où son instinct la réveillerait et où elle me reconnaîtrait . Nous nous regarderions dans les yeux et elle comprendrait pourquoi j' étais là et ce que j' allais faire . Je verrais son regard horrifié sans son masque de bois , dépouillé de ses grimaces professionnelles . Cela ne durerait que deux ou trois secondes , mais cela suffirait . Je la tuerais très vite en lui appuyant un genou sur la poitrine et en lui serrant la gorge dans mes mains . Ecrasée sous mon poids , elle ne pourrait rien faire , je ne lui laisserais pas le temps de se raidir ni de me griffer . Personne ne pourrait deviner que c' était moi , ce pouvait être aussi bien n' importe lequel de ses nombreux amis . Je fus tiré de cet affreux cauchemar par un violent coup de trompe et je n' eus que le temps d' éviter une collision avec une grosse Cadillac . J' étais si absorbé que sans m' en apercevoir je roulais en plein à gauche de la route . J' entendis le conducteur de l' autre voiture me lancer des injures en passant et je repris ma droite sans plus m' en écarter . En arrivant au chalet j' étais encore sous l' influence du plaisir que j' avais eu à imaginer ma revanche sur Eva . Il était près_de trois heures : je demandai à Russell de me servir des sandwiches et du whisky sur le balcon . En l' attendant , je marchai de long en large , furieux du tour qu' Eva venait de me jouer en même temps qu' alarmé de voir à quel point sa cruelle méchanceté pouvait m' affecter . J' étais confondu et effrayé d' avoir pu éprouver du plaisir à envisager un meurtre jusque dans les moindres détails . Trois semaines plus tôt , je n' aurais jamais songé à une chose pareille et voilà qu' aujourd’hui , pendant que j' étais dans cette cabine téléphonique , elle m' était apparue comme la seule solution possible . Il faut absolument que je me ressaisisse , me dis _je . Autant reconnaître qu' elle est plus forte que moi et ne plus y penser . Jamais je ne pourrai me remettre à travailler sérieusement si je ne la chasse pas de mon souvenir et si je m' énerve de cette façon . En voilà assez comme cela . Russell entra avec son plateau . Apportez ma machine à écrire , lui dis _je , j' ai à travailler . Il me regarda avec un sourire épanoui . J' espère , monsieur , que vous avez passé une bonne matinée au studio . Oui , dis _je mollement . Soyez gentil , laissez _moi travailler . Il me lança un coup d' oeil déçu et partit dans la bibliothèque . Je me mis à parcourir les notes de Bernstien sans parvenir à concentrer mon attention . Il m' était impossible d' oublier l' humiliation que j' avais subie pendant que j' attendais devant la porte d' Eva . Plus j' y pensais , plus la colère m' étouffait . Quand Russell m' eut apporté ma machine et m' eut laissé seul , je ne pus me décider à me mettre au travail . Au lieu de cela , je finis les sandwiches et avalai verre sur verre . Elle me le paiera cher , pensai _je en me versant à boire d' une main tremblante . Je trouverai bien le moyen de lui revaloir ça . Je vidai plusieurs verres coup sur coup , jusqu' à ce qu' un certain engourdissement dans les jambes m' avertît que l' ivresse était proche . Je repoussai la bouteille et approchai la machine à écrire . Qu' elle aille se faire f … , dis _je à haute voix . J' essayai d' écrire la première scène d' après les indications de Bernstien ; au bout d' une heure j' arrachai la feuille et la déchirai en morceaux . Voyant que je n' étais pas en veine d' imagination , je me levai et me mis à déambuler à travers les pièces vides . Russell était parti probablement faire un somme dans les bois ; la maison était si triste que je me demandais si je n' avais pas eu tort de m' installer dans un lieu aussi solitaire . Tant que Carol était là , c' était parfait , mais qu' arriverait _il lorsqu' elle serait retenue au studio ? La pensée d' Eva me poursuivait ; j' essayai assez mollement de la chasser , mais sans succès . Je pris un livre ; au bout de quelques pages je m' aperçus que je ne faisais aucune attention à ce que je lisais et le lançai à travers la pièce . Tout le whisky que j' avais bu était en train de faire son effet ; j' avais la tête lourde et je me sentais capable de n' importe quoi . Je m' approchai du téléphone et , après quelque hésitation , composai le numéro d' Eva . Qui est _ce qui parle ? fit la voix de Marty . Je reposai doucement le récepteur . Non , je ne voulais pas que Marty se payât ma tête . J' allumai une cigarette et regagnai le balcon d' un pas mal assuré . Ça ne peut pas durer comme ça , me dis _je ; il faut que je travaille . Je me remis à ma table pour relire les notes de Bernstien sans parvenir à fixer mon attention ; je finis par y renoncer . Je passai le reste de l' après_midi à me promener dans le jardin en fumant d' innombrables cigarettes , de plus en plus sombre , de plus en plus nerveux . Carol rentra pour le dîner . Elle descendit de son roadster bleu et crème et traversa la pelouse en courant à ma rencontre . Ce fut comme si un grand poids m' était enlevé des épaules ; je la pris dans mes bras et l' y gardai longtemps . Eh bien , chérie , comment cela s' est _il passé ? Je suis éreintée , dit _elle avec un soupir ; nous n' avons pas arrêté de la journée . Rentrons et tu vas me donner à boire . Jusqu' ici , reprit _elle , RG est enchanté , ce sera un film magnifique ; Jerry est en pleine forme et Gold lui_même nous a donné une excellente idée . Je lui préparai un gin_fizz et me versai un autre whisky . Mais dis donc , Clive , dit _elle tout à coup , est _ce toi qui as bu la carafe à toi tout seul ? Ce matin elle était pleine . Penses _tu , dis _je en riant . Tu me prends pour une éponge ; j' ai fait un faux mouvement et j' en ai renversé la moitié . Elle me lança un coup d' oeil , mais je la regardai bien en face et sa figure s' éclaira . J' aime mieux ça , dit _elle en souriant . Alors , raconte , qu' est_ce_que Sam a dit de ton scénario ? Il l' a trouvé très bien ; ce n' est pas étonnant puisque c' est toi qui l' as fait . Ce n' est pas moi , c' est nous deux , chéri . J' espère que ça ne t' ennuie pas que je … Je veux dire que si tu préfères que je ne m' en mêle pas , je … Tu plaisantes , je me rends très bien compte que je n' y connais rien en matière de cinéma , mais je suis tout disposé à apprendre . Seulement , dis _je en m' asseyant près d' elle et en lui prenant la main , je n' arrive pas à m' en tirer avec les remaniements de Bernstien . Tu sais , Carol , j' aimerais vraiment mieux qu' il donne cela à quelqu’un d' autre ; moi , je ne peux pas . Donne _moi d’abord une cigarette et raconte _moi votre entrevue . Elle m' écouta avec attention , marquant de temps en temps son approbation par un signe de tête . Il est formidable , dit _elle lorsque j' eus fini . Il a tout à fait raison , ce sera beaucoup mieux comme cela . A toi de travailler maintenant , Clive ; je suis sûre que tu peux réussir et songe à tout ce que cela représente pour toi . Ça te paraît facile à toi , dis _je avec amertume , mais moi je n' arrive pas à m' y intéresser . J' y ai passé tout l' après_midi sans rien faire de bon . Elle m' observa pendant un instant comme pour essayer de me comprendre . Allons , ça ira peut_être mieux demain , dit _elle . Sam va te demander de te dépêcher , il est déjà en retard sur ses prévisions . Je n' y peux rien , dis _je agacé . Ça vient ou ça ne vient pas . Elle me mit ses bras autour du cou . Ça viendra , tu verras . Et puis flûte , dis _je en allant vers la porte . Je vais passer une robe de chambre et me reposer . As _tu quelque chose à lire ? J' ai du travail , dit _elle vivement ; je voudrais revoir une ou deux scènes . Tu ne vas pas t' amuser à travailler jour et nuit , dis _je . Repose _toi un peu , ça te fera du bien . Elle me poussa vers la porte . Allez _vous _en , tentateur ! Va t' asseoir sur le balcon , je viendrai t' y rejoindre dès que j' aurai fini . Le soleil se couchait : le ciel était magnifique , l' air était calme et tiède . Cependant j' étais agité , déprimé , de mauvaise humeur ; je laissai errer mes regards vers l' ombre qui commençait à envahir le jardin . De nouveau , j' aperçus l' homme assis sur le banc , les épaules voûtées , les mains nouées sur ses genoux . Cette fois , je le reconnus , et il me sembla qu' une main glacée m' étreignait le coeur . John Coulson était mort depuis près_de trois ans ; je l' avais vu mourir , je l' avais vu être emporté dans son cercueil par quatre hommes vêtus de noir . Et pourtant il était là , dans mon jardin , le dos tourné vers moi , immobile comme un homme perdu dans ses pensées . Je me levai d' un bond , courus à la balustrade et plongeai mes regards dans l' obscurité . Presque aussitôt la silhouette sur le banc se mua en une ombre projetée par la branche d' un rosier qu' éclairaient les derniers rayons du soleil . Je restai longtemps agrippé à la rampe , écoutant mon coeur qui battait la chamade et tremblant de peur . Etais_je en train de devenir fou , avais _je des troubles de la vue , ou John Coulson était _il revenu de chez les morts ? Finalement , je revins à mon fauteuil . La vérité , me dis _je , c' est que j' ai trop bu . A force de travailler sur la pièce de John Coulson , de chercher à imiter ses dialogues et de développer sa pensée , j' avais dû l' évoquer inconsciemment et le peu de lumière aidant , j' avais cru le voir . Il n' y avait pas d' autre explication et pourtant je demeurais troublé et plein d' effroi . Je restai longtemps sur le balcon à penser à Coulson . Evidemment , c' était une infamie que de me servir de sa pièce pour en faire un film , mais quoi ? je m' étais trop avancé pour reculer . Certes , j' aurais dû commencer par ne pas m' approprier son oeuvre , mais alors je ne serais pas ici , installé sur le balcon d' une coûteuse villa , dans un des plus jolis coins de la Californie . Je n' aurais pas connu Carol . Et je n' aurais pas non plus connu Eva , pensai _je avec un pincement au coeur . Qu' est_ce_que tu fais là , dans le noir ? dit Carol en venant sur le balcon . Il y a trois heures que tu es là ; il est plus de minuit ! Je réfléchissais , dis _je en me secouant , je ne savais pas qu' il était si tard . As _tu enfin fini ? Elle vint m' embrasser . Ne sois pas fâché , chéri , me dit _elle à l' oreille , j' ai mis au point ta seconde version . Tu ne m' en veux pas , dis ? Je la regardai abasourdi , fou de jalousie à la pensée qu' elle avait pu faire si facilement ce dont j' avais été incapable . Mais ma chérie , dis _je , c' est ridicule . Tu ne peux pas faire à la fois ton travail et le mien . Encore un peu et je vivrais à tes crochets . Ne te fâche pas , dit _elle d' un ton suppliant ; je n' ai fait que mettre sur le papier tes propres idées et celles de Sam ; n' importe quelle dactylo pourrait en faire autant . Demain tu le reverras et tu le porteras à Sam . RG donnera son accord et vous pourrez vous mettre tout de suite au travail . Embrasse _moi et ne fronce plus tes sourcils . Je l' embrassai . Allons , viens te coucher , dit _elle en me prenant le bras . Demain , il faut que je me lève de bonne heure . XVII Au cours des quatre jours qui suivirent , je me rendis de plus en plus compte que j' avais eu tort de m' installer aux Trois Points . Je m' étais séparé du reste du monde et maintenant , privé de toute distraction , la solitude que je m' étais imposée me pesait abominablement . J' avais espéré pouvoir profiter du calme pour écrire un roman , mais dès mes premiers essais j' avais dû reconnaître que l' inspiration me faisait défaut . Avec beaucoup de mal j' étais arrivé à recopier le travail de Carol - ce qu' elle avait fait était si bien qu' il n' y avait guère qu' à le recopier - mais dans l' état où j' étais ce fut déjà un effort que de taper à la machine . Je fus plusieurs fois tenté de téléphoner pour que l' on m' envoie une dactylo . Enfin , c' était fini . Bernstien avait le manuscrit entre les mains et je n' attendais plus que la décision de Gold . S' il l' acceptait , j' étais décidé à insister pour que l' on chargeât quelqu’un - n' importe qui sauf moi - d' établir le scénario définitif . Je savais trop bien que j' en étais incapable , je ne pouvais pas imiter le style brillant de Coulson , et , si je m' y étais risqué , un homme comme Gold se serait aperçu tout de suite que je n' étais pas l' auteur de la pièce . Ma situation financière commençait à m' inquiéter : mon capital s' amenuisait , mes droits d' auteur diminuaient de semaine en semaine et nos dettes augmentaient . Je n' en dis rien à Carol , sachant qu' elle voudrait payer sa part ; elle gagnait beaucoup d' argent et sauf de menues dépenses et quelques frais de toilette , elle plaçait tout en valeurs immobilières . Quels que fussent mes défauts , j' étais bien résolu à ne jamais accepter un sou d' elle . Lorsqu' elle était au studio , les journées me paraissaient interminables ; je passais des heures enfermé dans la bibliothèque et quand la solitude me devenait intolérable , je partais faire une promenade dans les bois , en proie à une affreuse dépression . Eva et John Coulson ne cessaient de me hanter . J' essayai bien d' écrire les dialogues de Rain Check , mais à peine eus _je commencé que je crus sentir la présence de John Coulson en train de me surveiller et de se moquer de ma maladresse . Idée absurde , mais qui suffisait à me paralyser . Trois jours durant je luttai contre la tentation de téléphoner à Eva . Le quatrième jour , peu après le départ de Carol pour le studio , je n' y tins plus . Russell était absent , auprès d' un parent malade ; je venais d' achever mon café et j' entendais encore le bruit de la voiture de Carol abordant la côte . Brusquement , cédant à une impulsion , je jetai mon journal à terre et saisis le téléphone . Eva répondit presque immédiatement . Allô ? Même après tout ce qu' elle m' avait fait subir , le son de sa voix me fit battre le coeur et courir le sang dans les veines . Bonjour Eva , ça va ? Tiens , dit _elle joyeusement . Qu' est_ce_que tu es devenu depuis si longtemps ? Je n' en croyais pas mes oreilles : sa voix était aimable et elle paraissait en gaieté . Je ne sais pourquoi j' en éprouvai comme du dépit . Es _tu sûre de ne pas te tromper ? dis _je . C' est Clive , le type à qui tu ne réponds pas quand il frappe à ta porte . Ha , ha ! Oui , je sais . Ainsi , elle trouvait cela drôle ! Je serrai le récepteur si fort que mes articulations blanchirent . C' est une assez sale blague que tu m' as faite . J' avais combiné un déjeuner . Tu aurais pu au moins me recevoir et t' excuser . C' était aussi une assez jolie blague que de me quitter en plein milieu de la nuit , répliqua _t _elle . Et puis , je n' avais pas envie de déjeuner avec toi ; aucun homme n' a le droit de me donner des ordres . J' espère que ça t' aura servi de leçon . Je grinçai des dents . Pourquoi veux _tu toujours me donner des leçons ? Le fait est que tu es un bien mauvais élève . Je fais ce que je peux , j' essaie . Je n' ai jamais connu quelqu’un dont il soit si difficile de se débarrasser . Tu veux donc te débarrasser de moi ? Tu ne t' en étais pas encore aperçu ? Son insolence me mit en rage . Tu finiras par y arriver , et ce jour _là tu le regretteras , dis _je sèchement . Penses _tu ! dit _elle en riant . Qu' avait _elle donc de changé ? La curiosité l' emporta sur ma colère . Tu as l' air bien gaie ce matin . Tu as touché un héritage ? Non . J' attendis une explication qui ne vint pas . Dis donc , Eva , j' ai envie de venir te voir . Pas aujourd’hui , c' est impossible . Mais , enfin , Eva … Je ne serai pas là . Si tu viens , il n' y aura personne . Où vas _tu ? Ça ne te regarde pas . Bon . Quand te reverrai _je ? Je ne sais pas . Téléphone _moi dans quelques jours . Tout à coup , il me vint une idée . Est_ce_que Jack est arrivé ? Oui . Es _tu content maintenant ? Mon ancienne jalousie me reprit . Tant mieux , dis _je en mentant . Alors , tu retournes chez toi ? Oui . Pour longtemps ? Je ne sais pas . Ne pose donc pas tant de questions . Je ne sais pas combien de temps il va rester . Tu l' attends aujourd’hui ? Mmmm … J' ai reçu un télégramme hier soir . Rappelle _toi que je veux faire sa connaissance . Il y eut un silence . Oui , entendu . Quand le verrai _je ? Euh … pas cette fois _ci . Alors quand ? Un de ces jours , nous verrons ça . Dis donc , et tes clients , qu' est_ce_qu' ils vont dire ? Je n' en sais rien et ça m' est égal . Ils reviendront quand ça leur plaira . Eh bien , amuse _toi bien . Je te rappellerai dans quelque temps . C' est ça . Au revoir . Elle raccrocha . Je reposai violemment le récepteur . A chaque rencontre , à chaque conversation , il était de plus en plus évident qu' elle se moquait de moi . Et cependant je ne pouvais pas me détacher d' elle , c' était plus fort que moi . Impossible de passer toute la journée au chalet avec l' idée qu' elle allait retrouver son mari . Je serais devenu fou . Je décidai donc d' aller voir si Bernstien avait quelque chose à me dire . J' arrivai au studio vers midi et m' arrêtai près du bâtiment central . Carol accourut me rejoindre . Bonjour , chéri , dit _elle en sautant sur le marche_pied , j' ai essayé de t' avoir au téléphone . Que se passe _t _il ? Ecoute , c' est assommant , mais nous partons en avion pour la Vallée de la Mort . Jerry veut tourner des extérieurs dans un vrai désert ; je pars tout de suite avec lui et Frank . Ça veut dire que tu ne rentreras pas ce soir ? Non , mon trésor . Oh ! et Russell qui est absent ! comment faire ? Je ne parvins pas à cacher ma consternation . Ne t' inquiète pas , je m' arrangerai . D' ailleurs , j' ai à travailler . Je suis navrée de te laisser seul . Pourquoi ne resterais _tu pas en ville ou , mieux encore , pourquoi ne viendrais _tu pas avec nous ? Je pensai à Imgram et secouai la tête : Non , je vais rentrer aux Trois Points . Ne t' inquiète pas , je me débrouillerai très bien . Viens avec nous , dit _elle d' un air suppliant ; ce sera si amusant . Allons , ne fais pas la sotte ; je te dis que tout ira bien . Bon voyage et à demain soir . Ça me tracasse de penser que tu seras tout seul . Tu ne préfères pas rester en ville ? Ma petite Carol , je ne suis pas un enfant , dis _je un peu sèchement . Maintenant , je te laisse , j' ai besoin de voir Bernstien . Je venais d' apercevoir Highams et Imgram descendre l' avenue et je ne tenais pas à les rencontrer . Amuse _toi bien , dis _je en l' embrassant sans vouloir remarquer son air triste et inquiet . Si seulement Eva avait été libre , j' aurais pu la décider à passer la journée avec moi . Mais non : à moins que Bernstien n' ait quelque chose à me demander , j' allais me trouver complètement désoeuvré pendant vingt_quatre heures . Entrez directement , me dit sa secrétaire dès que je me fus nommé . M Bernstien a essayé de vous téléphoner toute la matinée . Voilà qui promettait . Bonjour , fis _je en entrant dans le bureau . Bernstien sauta sur ses pieds . Voilà deux heures que j' essaie de vous joindre . Tout va bien , Gold est d' accord . Cent mille dollars par contrat . Mes compliments . Je le regardai , sidéré . Je pensais bien que vous seriez épaté , reprit _il en riant . Ne vous avais _je pas dit que je lui ferais faire ce que je voudrais ? Je le connais à fond . Il sortit d' un tiroir une formule de contrat . Il est d' accord sur tout , j' ai obtenu tout ce que je voulais . Lisez vous_même . D' une main tremblante je saisis le contrat et commençai à le lire . Mais tout à coup mon coeur cessa de battre et je me sentis pâlir . Mais , bégayai _je , ce contrat stipule que c' est moi qui devrai écrire les dialogues définitifs . Naturellement . C' est Carol elle_même qui a émis l' idée et quand je lui en ai parlé , Gold a exigé que ce soit une condition sine_qua_non . Il a dit que tout le film reposait sur le brio de votre style , ce sont ses propres termes . Je m' affalai sur un siège . Ainsi Gold savait . Voilà pourquoi il m' offrait cent mille dollars ; il savait bien que je n' oserais jamais écrire les dialogues . Vous n' êtes pas content ? me demanda Bernstien d' un air stupéfait . Qu' est _ce qui ne va pas ? Vous ne vous sentez pas bien ? Ce n' est rien , dis _je d' une voix molle , c' est … c' est la surprise . Ah ! bon , dit Bernstien rassuré , vous ne vous attendiez pas à une telle somme . Mais votre pièce est magnifique et elle fera un film épatant . Tenez , buvez donc quelque chose . Je fus bien aise de vider d' un coup le verre qu' il me tendit . Cependant , je me demandais comment sortir de cette impasse . Rien à faire . Gold m' avait mis au pied du mur . Je serais incapable de dire ce que je fis pendant les deux heures qui suivirent . Je dus rouler au hasard , assommé par le tour que Gold venait de me jouer , me demandant comment j' avouerais à Carol que j' étais incapable de continuer . Pourtant , il me fallait de l' argent à tout prix . C' est alors que je pensai au Lucky Strike . A mon arrivée à Hollywood j' avais été un joueur acharné et j' avais fréquenté les bateaux de jeux qui se tiennent au large des côtes de Californie . Ils étaient plus d' une douzaine qui tournaient la loi en restant en dehors de la zone défendue et j' étais allé plusieurs fois sur le Lucky Strike . C' était le mieux fréquenté et j' y avais parfois gagné des sommes importantes ; je résolus de retourner y tenter ma chance . Soit parce_que je comptais sur ma veine , soit simplement parce_que je venais de me trouver un but , je me sentis tout ragaillardi ; je me rendis au Cercle littéraire et encaissai un chèque de mille dollars . Je grignotai un sandwich , bus quelques verres et passai le reste de l' après_midi à lire les journaux . Le soir , je dînai légèrement et à neuf heures et demie , je partis en voiture pour Santa_Monica . Une fois rangé dans le garage découvert de la jetée , je restai un bon moment dans la Chrysler à contempler la rade . On pouvait voir au loin le Lucky Strike ancré à la limite de la zone des trois milles et brillant de tous ses feux ; déjà de nombreuses petites chaloupes faisaient la navette avec la côte . Je descendis de voiture et gagnai le bout de la jetée ; le vent soufflait avec force , l' air sentait le poisson , le sel et le gas_oil ; les vagues faisaient trembler l' embarcadère . Le trajet dura environ dix minutes , la chaloupe _taxi roulait et tanguait assez fort mais je n' étais nullement incommodé . Nous n' étions que six passagers . Quatre d' entre eux étaient des hommes d' un certain âge , bien habillés et d' aspect cossu . Il y avait aussi une femme , une grande rousse avec une peau blanche et fine ; sous son étroite robe jaune , son corps paraissait souple et doux ; elle avait un air sensuel et un rire pointu , légèrement hystérique . J' étais en face d' elle et je voyais ses jambes qui étaient belles bien qu' un peu épaisses à l' endroit du genou . Elle accompagnait un homme grisonnant et au nez crochu qui paraissait gêné chaque fois qu' elle riait trop fort . Je la regardai et elle me regarda ; je vis qu' elle devinait ma pensée car elle cessa brusquement de rire et rabattit sa jupe . Le Lucky Strike était un bateau d' environ quatre_vingts mètres de long et assez imposant , vu de la chaloupe : on eut quelque difficulté à hisser la femme rousse . Sans doute était _elle un peu gênée d' avoir à grimper par l' échelle de corde ; toujours est _il qu' elle fit beaucoup de manières et que l' homme au nez crochu finit par se fâcher . Je la perdis de vue aussitôt à bord et je le regrettai ; elle était lumineuse comme une bougie dans une chambre noire . Je me mêlai à la foule mais ne vis personne de connaissance . Je me rendis au bar ; il était bondé mais je parvins à faire un signe au barman et j' eus ce qui restait d' un double whisky lorsque le verre eut franchi plusieurs rangées de têtes . Comme il était vain d' en espérer un second , je me dirigeai vers le grand salon où l' on jouait aux dés . J' eus quelque mal à atteindre la grande table ; il me fallut jouer des coudes , mais la foule était de bonne humeur et me laissa passer . Sur le tapis vert , les dés roulaient , frappaient le rebord de la piste et rebondissaient : l’un s' arrêta pile montrant un cinq tandis_que l' autre roulant un peu plus loin s' arrêtait à son tour sur un six . Un soupir s' éleva au moment où le gagnant rafla toutes les mises . Un grand gaillard velu ramassa les dés et les agita dans une main tandis_que de l' autre il posait vingt dollars sur le tapis . Celui qui venait de gagner se leva pour partir et je pris sa place . Je suivis le jeu pendant cinq minutes , puis des dés vinrent à moi . Je misai deux billets de vingt dollars et fis coup nul ; j' ajoutai un troisième billet et tirai un cinq , je passai cinq fois avant de sauter . Après quoi je jouai les tableaux . La rousse était venue se mettre à côté de moi , sa hanche contre la mienne ; je m' appuyais contre elle sans la regarder . Je pris de nouveau la main , misai cent dollars , passai deux coups et perdis . Vous perdez gros , dit la rousse . Je m' épongeai la figure avec mon mouchoir et cherchai des yeux l' homme au nez crochu . Il était coincé à la table , juste en face de nous , et ne pouvait pas nous entendre . Il vous plaît ce type _là ? demandai _je , après avoir ramassé plusieurs coups de dix dollars . Ça vous intéresse ? dit _elle en s' appuyant contre moi . Je repris les dés et réussis un coup double . On ne sait jamais , dis _je . Sur quoi je passai trois fois . Ce sont mes cheveux rouges qui vous portent veine , dit _elle . Je donnai encore sept fois et passai la main . Allons faire un tour , dis _je en tâtant ma poche pleine d' argent . Vous venez souvent ici ? Je connais tous les bons endroits , dit _elle en se faufilant à travers la foule . Je remarquai que cela faisait plaisir à pas mal d' hommes ; il y avait de quoi . Elle me conduisit au bout du pont et grimpa un escalier de fer . Je ne la voyais pas , mais je sentais son parfum ; je la suivis à la piste . Tout à coup nous nous trouvâmes seuls : j' étais adossé au bastingage et elle se serra contre moi . Dès la minute où je t' ai vu … commença _t _elle . Oui , avec moi c' est comme ça , dis _je en lui prenant la taille . Elle était souple et grasse , mes doigts entraient dans sa chair . Embrasse _moi , dit _elle en passant ses mains sous mon veston . Nous restâmes enlacés un long moment , puis elle s' écarta brusquement : Ah ! j' étouffe , dit _elle . Je voulus l' attirer de nouveau mais elle me repoussa avec une force surprenante . N' essaie pas de me violer , dit _elle en riant , vas _y doucement . Je lui aurais volontiers écrasé mon poing sur la figure mais je ne bougeai point . Je ferais mieux de rentrer , dit _elle . Comme tu voudras . Il va se demander où je suis . C' est probable . Tu m' as fait mal , dit _elle en se tâtant les lèvres . Penses _tu ! Mmmm … Elle tendit les mains , et je la repris dans mes bras . Je ne suis pas comme ça avec tout le monde , dit _elle comme pour s' excuser . Tant que tu es comme ça avec moi , ça me suffit , dis _je . Sur le pont d' en dessous , quelqu’un partit d' un éclat de rire . Je connaissais cette façon de rire , ce ne pouvait être qu' Eva . Je repoussai la tête de la rousse . Qu' est _ce qui te prend ? dit _elle d' une voix mourante . Encore le rire d' Eva . Je me penchai par_dessus la rampe , mais on n' y voyait rien ; il faisait trop noir . Hé là , fit la rousse en colère . Fous _moi la paix ! Elle essaya de me gifler mais je lui saisis le poignet ; il était gras et mou . Elle poussa un gémissement . Je lui lançai une injure et la quittai . En bas , je me mis à la recherche d' Eva ; je l' aperçus enfin debout près de la porte de la salle de la roulette . A côté d' elle se tenait un homme grand , à la face dure , dans un smoking impeccable . Je savais qui c' était . Pendant que je m' approchais d' eux , ils entrèrent dans la salle . Il la tenait par le coude et elle rayonnait de bonheur . XVIII Je ne voulus pas me faire voir tout de suite . La salle , malgré ses vastes dimensions , était pleine à craquer ; je ne pouvais apercevoir que les lampes qui éclairaient les tables . Lorsque je pus enfin m' approcher , Eva n' était pas là ; elle devait être à la table du fond , mais la foule était si dense que je ne pus bouger . Au moment où le croupier annonça : Faites vos jeux , messieurs , il se produisit un remous qui m' entraîna ; un instant après , lorsqu' il dit : Les jeux sont faits , rien ne va plus , la pression se relâcha suffisamment pour que je puisse me dégager un peu et faire quelques pas vers le fond de la salle . Encore n' y parvins _je qu' en jouant des coudes et en prodiguant des excuses aux gens que je bousculais . Il me fallut plus de dix minutes pour atteindre la table du fond : Eva se tenait debout derrière Jack Hurst qui avait trouvé le moyen de s' asseoir . Le croupier annonça : Onze , noir , impair , ratissa les mises perdantes , poussa une petite pile de jetons vers Hurst et chantonna de nouveau : Faites vos jeux , messieurs , faites vos jeux . Je vis Eva se pencher et dire quelque chose à l' oreille de Hurst ; ses yeux brillaient , elle était presque belle . Il secoua la tête d' un geste impatient sans se retourner et misa sur impair noir . Je l' examinai avec curiosité . Il était grand , large d' épaules et d' aspect puissant ; les yeux étaient profondément enfoncés sous les arcades sourcilières , le nez droit , presque pas de lèvre supérieure ; la bouche formait une ligne mince et dure comme un coup de crayon . Son smoking lui allait bien et son linge était éblouissant . Il paraissait avoir une quarantaine d' années . C' était donc là le type qui avait séduit Eva . Je la comprenais ; si désagréable que cela pût m' être , je devais reconnaître que Jack Hurst était un bel homme . Eva tenait une main posée sur son épaule et ne le quittait pas des yeux , elle surveillait chacun de ses gestes avec adoration . Je ne la reconnaissais pas ; jamais je ne l' avais vue si animée ni si heureuse . N' empêche que j' étais fou de jalousie . Si Hurst avait été un petit bonhomme mal fichu , cela m' aurait paru moins dur , mais ce n' était pas le cas et la comparaison ne m' était pas favorable . Il était mieux que moi ; on voyait que c' était un homme habitué à obtenir tout ce qu' il voulait . La roulette se mit en marche . Eva se pencha en avant , Hurst suivit la boule des yeux sans broncher . Rien ne va plus ! La boule bondit , se heurta au bord de la roulette , rebondit et finalement s' arrêta dans l’un des trous . Le croupier poussa encore une pile de jetons vers Hurst et lui sourit , mais Hurst ne s' en aperçut pas . Je fis lentement le tour de la table pendant que Hurst continuait à ramasser de nouveaux jetons . Enfin , après avoir écarté de force une grosse vieille femme , je réussis à me placer juste derrière Eva . Je sentais l' odeur de ses cheveux ; j' avais envie de la toucher , mais je me contins . Double ta mise , dit _elle tout bas à Hurst . La ferme , dit _il en étalant six jetons entre le 16 et le 13 . Je me penchai et lançai trois plaques de cent dollars sur le rouge . Eva se retourna et me vit . Bonsoir , fis _je . Sa figure se figea et elle me tourna le dos . Très bien , pensai _je ; si tu veux jouer à ce jeu _là , petite garce , nous allons rire . Le rouge sortit . Le croupier rafla les jetons de Hurst et s' apprêtait à me payer . Non , dis _je , laissez porter . Hurst qui perdait une cinquantaine de dollars misa de nouveau sur le noir . Le rouge sortit encore . Laissez courir , dis _je . Hurst me jeta un coup d' oeil par_dessus son épaule et me fit un petit sourire que je lui rendis largement . Je pouvais me permettre ça . Il rangea soigneusement ses jetons en petites piles qu' il plaça sur la première et la troisième douzaine . Encore le rouge . Il devait perdre dans les deux cents dollars et moi , j' en avais maintenant huit cents sur le tapis . Le croupier m' interrogea du regard ; je lui fis signe de tout laisser . Hurst s' apprêtait à miser de nouveau , lorsque Eva lui dit : Pas la peine d' insister , allons _nous _en . Il répondit simplement : La ferme ! Sa conversation avec elle semblait se borner là . Rouge ! annonça le croupier . Hurst perdait encore . Je mis deux cents dollars sur Passe et laissai toute ma masse sur le rouge . Les gens s' écrasaient derrière moi ; cela commençait à faire une belle somme . Hurst ne joua pas ce coup _là . La roue se mit à tourner . La boule parut hésiter devant le 36 rouge , puis finalement s' arrêta sur le 13 noir . En ratissant les mises , le croupier me fit un signe de tête ; j' essayai de sourire , mais sans grand succès . Il y eut comme une détente autour de la table ; les gens attendaient pour voir si j' allais continuer à miser . Mais non . Je venais de voir quinze cents dollars me passer sous le nez , j' étais refroidi . Hurst recommença à jouer et gagna . On aurait dit qu' il ne pouvait gagner que lorsque je ne jouais pas . Je laissai passer deux coups avant de mettre deux cents dollars sur le noir . Le rouge sortit . Bon , me dis _je , je vais jouer le rouge , j' aurais dû m' y tenir . Je perdais déjà quatre cents dollars . En me penchant pour lancer mes plaques , je frôlai la manche d' Eva et ressentis comme une décharge électrique ; elle s' écarta vivement , d' où je conclus qu' elle savait que c' était moi . Que m' importait ? Il me suffisait d' être près d' elle et de voir perdre l' homme qu' elle aimait . Je mis cinq cents dollars sur le rouge et gagnai . Cela dura pendant un quart d' heure ; deux fois je faillis ramasser mon gain , mais chaque fois quelque chose me retint . Le rouge sortit onze fois de suite ; on entendait les gens haleter . Je voulus faire paroli sur un coup de cinq mille deux cents dollars . Non , dit le croupier , la banque ne marche pas . Cela déclencha une violente discussion . Un petit bonhomme avec une cicatrice qui lui barrait la figure commença à hurler qu' on n' avait pas le droit de refuser le coup , mais le croupier resta impassible . Veux _tu faire tourner ta n … de D … de roue et au trot ! dit Hurst d' une voix qui siffla comme un coup de fouet . Le croupier se mit à parler à voix basse avec un grand type maigre qui venait de s' approcher de la table . Hé ! Tony , dis _lui de lancer sa roue , dit Hurst . Le type maigre regarda ma pile de jetons et pinça les lèvres . Il regarda Hurst , puis moi et se tourna vers le croupier : Eh bien , qu' est_ce_que vous attendez ? dit _il . Faites vos jeux , messieurs , dit le croupier avec un haussement d' épaules . La foule se pencha en avant ; l' émotion était à son comble . Je baissai le bras et rencontrai la main d' Eva : elle ne la retira pas lorsque je la pris dans la mienne et cela me fit plus d' effet que la vue de la roulette . La boule hésita d’abord longtemps , parut s' arrêter sur le rouge , alla rouler dans une case noire . Un soupir s' éleva de la foule . Pourquoi ne vous êtes _vous pas retiré , espèce d' idiot ? dit Eva en lâchant brusquement ma main . Hurst se retourna et nous regarda l’un après l' autre . Tous les yeux étaient fixés sur moi qui restais là , debout , les genoux vacillants . Pour un coup de trop , je venais de perdre dix mille dollars . Eh bien , vous êtes content ? dit le type maigre en m' adressant un clin d' oeil moqueur . Oui , assez , bredouillai _je . Puis , sans regarder Eva , je me frayai un chemin dans la foule et me dirigeai vers le bar . Il était encore trop tôt , la pendule marquait dix heures cinq . Je commandai un double scotch , l' avalai et dis au barman de me laisser la bouteille . Tout compte fait , ce serait décidément une mauvaise soirée . Je venais de boire sans désemparer pendant une heure lorsque je vis arriver Eva , seule . Avant que j' aie eu le temps de l' aborder , elle entra aux lavabos et en ressortit au bout de quelques minutes en compagnie de la rousse . Elles passèrent toutes deux à côté de moi sans me voir . Il est splendide , disait la rousse , il a l' air d' un marin et j' adore ses lèvres minces . Il n' en pince pas pour les rousses , dit Eva en ricanant . Je me jetterais au feu pour lui , reprit la rousse avec son rire aigu qui me crispait . Je les vis rentrer dans la salle de la roulette où je les suivis après avoir jeté une poignée de monnaie au barman . Personne : ni Eva , ni Hurst , ni la rousse . Je la cherchai en vain dans les autres salles , puis je montai sur l' entrepont . Toujours personne . Je montai sur le pont supérieur . La rousse était là . Tu as perdu ton ami ? Il est parti ; je suis venue regarder la lune . Après tout , elle n' était peut_être pas si mal que ça ; je me rappelais la façon dont mes doigts étaient entrés dans sa chair . Comment rentres _tu ? Pas à la nage , bien sûr , dit _elle en riant et je me mis à rire aussi . Plein comme je l' étais , tout pouvait me faire rire , même une perte de dix mille dollars . Je la coinçai contre la balustrade sans qu' elle se défendît . Tu ne m' en veux pas d' avoir voulu te gifler ? dit _elle . Au contraire , dis _je en l' attirant vers moi . Et cette fois , je lui écrasai durement les lèvres . C' est malin , fit _elle en me repoussant . C' est tout ce que tu sais faire ? Oh ! non , je sais aussi conduire une voiture et jouer du phonographe . Qui est cette femme à qui tu parlais tout à l' heure ? Eva Marlow ? Celle_là , alors , tu parles d' une grue . Et toi , non ? Seulement avec mes amis , dit _elle en riant . Comment l' as _tu connue ? Qui ça ? Eva Marlow . Qui t' a dit que je la connaissais ? Tu viens de le dire toi_même . Ecoute , ne restons pas là , allons boire quelque chose . Si tu veux . Où ça ? J' ai ma voiture . Viens , foutons le camp d' ici . Mais je ne suis pas libre . Tu m' as dit que ton ami était parti . Je veux dire qu' il faudra que tu me paies . Naturellement , parbleu . Je tirai de ma poche une liasse de billets que je comptai ; il y avait quinze cents dollars . Somme toute , j' en gagnais encore cinq cents , ce n' était déjà pas si mal . Je lui tendis deux billets de vingt dollars . Oh ! mais ce n' est pas assez , dit _elle . La ferme ! C' est un acompte , je t' en donnerai d’autres plus tard . Allons , partons . Sitôt débarqués , nous nous rendîmes au garage . Tu en as une chic bagnole ! dit _elle en voyant la Chrysler . Je m' installai au volant sans m' occuper d' elle . Il faisait un beau clair de lune et j' étais assez soûl ; pour le moment je me sentais bien . Est_ce_que ta femme te fait suivre ? me demanda la rousse tout à coup . Tu es folle ? Qui te dit que je sois marié ? Parce qu' il y a un flic qui t' a pisté toute la soirée . Tu ne t' en es pas aperçu ? Un flic ? Où est _il ? Là , un peu plus loin , il attend que tu démarres . En suivant la direction qu' elle m' indiquait , j' aperçus un petit homme aux grands pieds , debout à côté d' une vieille Ford . Il avait les mains dans ses poches , un mégot lui pendait aux lèvres et il paraissait résigné à une longue attente . Comment sais _tu que c' est moi qu' il file ? Parce qu' il ne t' a pas lâché depuis le moment où tu es monté sur le bateau ; et maintenant il se prépare à te suivre dans son tacot . Moi , tu sais , les flics , je les flaire à un kilomètre . Je me rappelai les paroles de Gold : Je ne vous oublierai ni l’un ni l' autre , et , si vous rendez Carol malheureuse , vous aurez affaire à moi , monsieur Thurston . Ainsi , ce salaud m' espionnait . Attends , je vais lui faire son affaire , dis _je frémissant de colère . Ne bouge pas , tu vas voir ce que je vais lui passer . Vas _y , mon gars , dit la rousse en battant des mains , et colle _lui un gnon de ma part . Je m' approchai du type qui se redressa aussitôt et sortit les mains de ses poches . Il faisait nuit , mais pas assez pour m' empêcher de le voir : c' était un petit bonhomme à la figure ronde ornée de lunettes sans monture . Bonsoir . Bonsoir , monsieur , dit _il en essayant de se défiler . C' est pour le compte de M Gold que vous me suivez ? Il bredouilla quelque chose , mais je l' interrompis : Ça va , dis _je , M Gold m' a parlé de vous . Dans ce cas , vous en savez autant que moi . Je n' aime pas beaucoup qu' on me suive , dis _je en souriant . Enlevez donc vos lunettes . Il commençait à avoir peur ; il jeta un regard inquiet autour de lui , mais il n' y avait personne en vue . D' un geste vif , je lui fis sauter ses lunettes que j' écrasai du talon . Je n' y vois rien sans lunettes , gémit _il piteusement . C' est vraiment dommage , fis _je en l' empoignant par le col de sa veste et en lui flanquant un coup de poing en pleine figure . Décidément je devenais bon à ce jeu _là . Tout comme Imgram , ce petit policier à la manque portait un dentier qui lui bloqua la gorge ; il essaya de l' arracher , mais je ne lui en laissai pas le temps . D' une seule main , je le saisis par les poignets et le collai contre le mur ; son chapeau tomba . Alors , l' empoignant par les oreilles je lui cognai la tête contre le mur . Il plia les genoux , mais je le retins . Une autre fois , lui dis _je en continuant à le secouer , tu feras mieux de rester chez toi . Si jamais je te retrouve sur mon chemin , je te mets en miettes . D' une poussée , je l' envoyai rouler sur le sol huileux ; il se releva en hâte et disparut en courant . La rousse m' attendait , la tête passée dans la portière . Tu as été épatant , dit _elle . Quelle belle brute tu fais ! J' avais beau être assez soûl , je ne tenais pas à être vu en compagnie d' une poule de ce genre . Elle était compromettante , mais elle connaissait Eva et j' espérais apprendre par elle tout ce que je désirais savoir depuis longtemps . Nous nous arrêtâmes dans plusieurs bars sur le chemin d' Hollywood et j' essayai de la faire parler , mais elle avait surtout envie de parler d' elle_même ; d' un autre côté , je n' osais pas trop insister de peur d' éveiller ses soupçons . Ecoute , ça suffit , lui dis _je à la fin . Allons _nous _en dans un endroit tranquille . Tout ce bruit me fatigue . Tu sais que si nous allons dans un endroit tranquille , ça va te coûter de l' argent … un gros paquet , dit _elle en posant son petit nez retroussé sur le bord de son verre . Ne parle donc pas toujours d' argent , dis _je ; on croirait que c' est la seule chose qui t' intéresse . Elle se pencha tout contre moi . Au fond , c' est vrai , dit _elle , seulement je ne le gueule pas sur les toits , parce_que tu comprends , ça ne fait pas distingué . En l' examinant , je m' aperçus qu' elle était déjà à moitié soûle ; encore quelques verres et elle ne saurait plus ce qu' elle disait . Je commandai deux double whiskys et , tout en buvant , il me vint une idée lumineuse : j' allais l' emmener aux Trois Points . Ainsi je ferais d' une pierre deux coups : je l' amènerais à me parler d' Eva et elle me tiendrait compagnie . Après tout était _ce ma faute si Carol et Russell m' avaient laissé tout seul ? Cela me parut une idée épatante , une des meilleures que j' aie jamais eues : on s' installerait sur le balcon et on parlerait d' Eva toute la nuit . Pas mal comme façon de tuer le temps en l' absence de Carol , hein ? Je fis part de mon projet à la rousse . Ça me va , dit _elle , seulement ça va te coûter gros … et je veux que tu me paies d' avance . Pour la calmer , je lui donnai deux autres billets de vingt dollars et l' emmenai dehors . Faudra qu' tu sois plus généreux que ça , dit _elle en se laissant tomber sur les coussins de la voiture . T' as pas le droit d' soûler une femme et d' l' emmener d' force n' importe où sans raquer . En cours de route , elle m' expliqua qu' elle était seule dans la vie et que , bien qu' elle s' efforçât d' être toujours convenable , elle avait beaucoup de frais . Enfin , elle s' endormit et ne se réveilla que devant le garage . Les quelques pas que nous fîmes pour atteindre le chalet la remirent un peu d' aplomb . Mince , ce que c' est chic ici ! s' écria _t _elle . Je l' amenai dans le salon et allumai la lumière . Dans ce décor , elle avait l' air d' un vase gagné à une loterie de foire au milieu d' une collection de porcelaines de l' époque Ming . Voilà , dis _je , viens regarder la lune sur le balcon . Qu' est_ce_que ça doit représenter comme fric , tout ça ! dit _elle en regardant autour d' elle d' un air effaré . C' est formidable . Jamais j' ai rien vu de pareil . Elle paraissait si éberluée que je décidai de lui donner le temps de se remettre , et je la laissai déambuler pendant que j' allais préparer de quoi boire . Lorsque je revins , elle était encore en train de feuilleter mes livres et d' examiner les meubles l’un après l' autre . Je m' installai dans un fauteuil pour mieux l' observer . Elle n' avait de bien que son abondante tignasse rousse ; à part cela , ce n' était qu' une vulgaire prostituée déjà un peu mûre . A la lumière , sa robe jaune trop étroite apparaissait de mauvaise qualité et toute tachée ; elle lui collait au corps , son grand corps mou et sensuel , comme un maillot de bain . Ses chaussures étaient éculées et son bas gauche avait filé de la cheville jusqu' au genou . Qu' est_ce_que tu regardes ? dit _elle tout à coup . Toi . Elle vint s' échouer lourdement près de moi sur le canapé , me passa le bras autour du cou et voulut me mordre l' oreille . Je la repoussai . Qu' est _ce qui te prend ? fit _elle , les yeux vagues . Viens sur le balcon , dis _je plein de dégoût . Je voulais qu' elle me parle d' Eva et puis qu' elle s' en aille . Non , je suis bien là , dit _elle en se renversant . Tiens , bois ça . Je vidai la moitié du shaker dans son verre . Elle en renversa une partie avant d' avaler le reste , puis , se frappant la poitrine avec le poing , elle s' écria : Pfuit , ça m' a descendu jusqu' aux mollets ! C' est fait pour ça , dis _je en me levant pour regarnir le shaker . Sais _tu que tu es le premier micheton qui m' ait emmenée chez lui ? dit _elle en s' allongeant sur le canapé . J' y comprends rien . Ne cherche pas , dis _je . Il y a des choses qu' il ne faut pas chercher à comprendre . Elle se mit à rire sottement . Comment que ta femme tressauterait si elle savait ça ! Si j' étais à sa place et que je te prenne à amener des femmes dans ma chambre , qu' est_ce_que tu prendrais ! Je trouve ça dégoûtant de la part d' un homme . C' est possible , dis _je en déplaçant ses jambes pour m' asseoir , c' est peut_être dégoûtant , mais je m' ennuie . Ma femme n' avait qu' à pas me laisser seul . Tu as raison , dit _elle après un moment de réflexion ; une femme ne devrait jamais abandonner son homme . Moi , je ne le ferais pas … si j' en avais un , acheva _t _elle en riant . Je parie qu' Eva Marlow n' abandonne jamais son mari , insinuai _je d' un air détaché . Elle ? Il y a longtemps qu' elle l' a plaqué . Mais non , puisqu' elle était avec lui ce soir . Tu es maboul ; ce n' est pas son mari . Mais si . Que tu crois . Je connais mieux Eva que toi et je te dis que c' est son mari . Eh bien , ça prouve que tu la connais moins bien que moi , dit la rousse . Ça fait des années que je la connais ; son mari s' appelle Charlie Gibbs et il y a sept ans qu' elle l' a plaqué , le pauvre crétin . Son seul tort était de n' avoir pas d' argent ; elle le revoit encore de temps en temps , quand elle éprouve le besoin de l' engueuler , et alors , il faudrait que tu l' entendes ! La rousse renversa la tête et rit si fort qu' elle dut essuyer ses larmes sur sa manche . Si je te disais que je l' ai entendue engueuler le pauvre petit Charlie au point que les oreilles me brûlaient . Et lui , au lieu de lui coller un bon marron sur le bec , il baisse les épaules et il ne dit rien . Enfin , j' allais tout savoir . Continue , dis _je . Qu' est_ce_que tu veux que je te dise ? C' est une catin , voilà tout . Ça ne t' intéresserait pas . Si . Si . Raconte _moi tout . Non . Si . Et je te donnerai cent dollars par_dessus le marché . Non , ce n' est pas assez , dit _elle mollement . Tiens , dis _je en lui agitant le billet sous le nez . Maintenant , parle . Elle essaya de m' arracher le billet , je fus plus prompt qu' elle . Tout à l' heure , dis _je ; tu vois , je le tiens à la main et je te promets de te le donner . Il y eut dans ses yeux une telle âpreté que j' en eus le coeur soulevé . Qu' est_ce_que tu veux savoir ? Tout . Pendant tout le temps qu' elle parla , à aucun moment son regard ne s' écarta du billet que je tenais à la main . XIX Il est inutile que je vous raconte l' histoire d' Eva telle que me l' apprit la fille rousse , vautrée à moitié ivre sur le canapé . Elle commença d’abord , pour me faire plaisir , à mélanger le vrai et le faux ; je dus lui poser maintes questions et revenir souvent sur de nombreux points avant d' en savoir assez pour pouvoir reconstituer avec quelque précision la vie d' Eva . Encore n' y parvins _je qu' après mûres réflexions : cela ressemblait à un jeu de puzzle que je n' arrivai à résoudre qu' en me rappelant certaines confidences , certaines allusions et même certains mensonges que m' avait faits Eva . Je n' avais jamais douté que son étrange conduite envers moi fût le résultat du violent complexe d' infériorité dont elle était affligée ; j' avais bien deviné que c' était la base psychologique qui expliquait toutes ses actions , mais j' ignorais ce qui avait déterminé ce complexe . Lorsque je sus qu' elle était une enfant naturelle , continuellement en butte aux cruautés qui accompagnent si souvent les naissances illégitimes , je commençai à comprendre bien des choses qui m' avaient jusqu' ici dérouté . Rien n' est plus pénible pour un enfant que de se sentir un intrus , rien ne peut l' humilier autant que de savoir qu' il n' est pas venu au monde dans les mêmes conditions que les autres enfants . Ses camarades , avec la férocité de leur âge , ne perdent aucune occasion de lui reprocher son illégitimité , et il peut en souffrir profondément . Eva avait eu une enfance malheureuse et misérable . Repoussée par ses parents , persécutée par ses camarades , elle n' avait pas tardé à se replier sur elle_même . Volontaire et violente par nature , elle s' était transformée en un petit animal têtu , soupçonneux et vicieux . Ses parents ne s' étaient pas occupés d' elle : son père l' avait eue d' une maîtresse et la femme de son père la détestait , ne voyant en elle qu' un rappel constant de l' infidélité de son mari ; elle la battait et l' enfermait dans l' obscurité pendant des heures entières . A douze ans , Eva fut envoyée dans un couvent dont la mère supérieure considérait le bâton comme le seul moyen d' exorciser les mauvais esprits . Ce traitement ne fit que la buter davantage . Elle s' enfuit du couvent et s' engagea comme serveuse dans un petit restaurant des quartiers pauvres de New_York . On perd ensuite sa trace pendant quatre ans , puis on la retrouve comme employée dans un petit hôtel borgne de Brooklyn . Ces quatre années avaient sans doute été dures ; aussi épousa _t _elle Charlie Gibbs dès qu' il se présenta . Charlie Gibbs - conducteur de camion sans malice et sans ambition - ignorait totalement qui il avait épousé . Eva , avec son âme dure et son caractère infernal , le domina et l' aplatit aussi complètement que s' il avait passé sous les roues d' un laminoir . Elle se lassa vite de tenir son ménage et - après d' innombrables scènes dont Charlie garda le souvenir pendant des années - un beau jour , elle fit ses paquets et retourna à l' hôtel de Brooklyn . Elle ne tarda pas à devenir la maîtresse d' un assez riche commerçant qui l' installa dans un petit appartement où il venait la voir quand ses affaires le lui permettaient . Il eut tôt fait de regretter son choix : Eva était trop indépendante pour accepter d' être à la disposition d' un homme déjà âgé qui se croyait , à tort , toujours séduisant . Elle devint bientôt intraitable , brisant tout ce qui lui tombait sous la main au moindre prétexte , et finalement le commerçant se débarrassa d' elle en lui donnant une forte somme d' argent . Sans instruction , sans attaches , dépourvue de tout sens moral , elle ne pouvait que mal tourner . La prostitution lui apparut comme un antidote contre son sentiment d' infériorité : elle devait se dire que , puisque les hommes lui couraient après , c' est qu' elle n' était ni aussi quelconque , ni aussi sotte qu' elle se le figurait . Elle continuait à faire semblant de chercher un emploi , mais , petit à petit , elle s' habitua à ne vivre que des hommes et finalement s' installa dans la petite maison de l' avenue Laurel _Canyon et pratiqua ouvertement son métier . Telle est l' histoire d' Eva ; elle ne présente aucun intérêt particulier . Si ce n' était l' influence du complexe d' infériorité , n' importe quelle fille des rues pourrait en raconter une semblable . Il est certain que malgré les punitions corporelles , la vie de couvent avait dû faire naître en Eva un certain désir de respectabilité qui ne s' était jamais complètement éteint . Elle vivait deux existences distinctes : sa vie professionnelle ignoble et humiliante et une autre vie entièrement imaginaire dont elle ne cessait de rêver . En me remémorant nos conversations au cours de notre week_end , je me rendais compte maintenant de l' habileté avec laquelle elle avait essayé de se faire passer pour différente des autres prostituées . Ce mari distingué et exerçant une profession honorable n' était qu' une invention , de même que la maison de Los_Angeles dont elle se montrait si fière . Il me semblait entendre encore son ton dédaigneux lorsqu' elle m' avait dit : Tu ne penses tout de même pas que j' habite avenue Laurel _Canyon , ce n' est qu' une adresse professionnelle . La maison de Los_Angeles représentait son rêve , une marque de respectabilité , mais ce rêve ne s' était jamais transformé en réalité . Jack Hurst n' était qu' un joueur professionnel qui ne vivait que de son adresse ; il était marié avec une femme qui lassée de ses fredaines et de sa brutalité , l' avait quitté quelques mois avant qu' il fît la connaissance d' Eva . Il n' était pas homme à passer par les complications d' un divorce , et , même s' il avait jugé bon de se séparer légalement de sa femme , je ne crois pas qu' il aurait épousé Eva . Même aujourd’hui , je ne comprends pas bien comment il avait pu rester si longtemps son amant . Nul doute que ce fût un sadique ; la façon dont il l' avait traitée lorsqu' elle s' était foulé la cheville le prouvait et la rousse m' avait cité beaucoup d’autres cas semblables . Mais plus il la maltraitait , plus elle paraissait l' admirer ; elle était son esclave . Se pouvait _il que sous son aspect volontaire et renfermé , Eva fût une masochiste ? Il était douteux qu' un autre que Hurst fût capable de réveiller en elle les souvenirs de son enfance martyrisée ; cependant peut_être était _ce là l' explication de leur liaison . Il était évident qu' Eva souhaitait passionnément épouser Hurst ; c' est pour cela qu' elle allait périodiquement revoir Charlie Gibbs pour lui faire des scènes ; il fallait qu' elle se vengeât sur quelqu’un du peu d' empressement que mettait Hurst à divorcer . Rares sont les prostituées qui n' ont pas un homme sur lequel elles déversent leur besoin d' aimer et de se dévouer . Ce sont toujours des individus de la pire espèce ; ils savent qu' elles mènent une vie solitaire , vide d' affection , contraire à leurs instincts naturels et qu' elles sont à la merci de celui qui les traitera comme une créature humaine . Dès qu' ils ont pénétré dans leur coeur , ils les dépouillent de leurs gains . Il peut paraître étonnant que ces femmes si dures et si exigeantes avec leurs clients acceptent d' entretenir un homme qui généralement se révèle vite brutal . Mais leur besoin de se sentir une attache , même infâme , est si profond qu' elles supportent tout , pourvu qu' elles puissent croire que leur homme tient à elles et leur est fidèle . Eva avait eu la chance de tomber sur un homme qui n' avait que rarement besoin d' argent . Lorsqu' il arrivait à Hurst de subir de grosses pertes au jeu , il s' adressait à elle , mais ce n' était pas chez lui une habitude régulière . En dehors de lui , aucun homme n' avait la moindre chance de l' attendrir , il était le seul qui pût la faire vibrer . Depuis dix ans qu' elle exploitait les hommes , elle connaissait toutes leurs manies , toutes leurs faiblesses , et cette existence avait tué ses sentiments de femme aussi radicalement que l' arsenic détruit les mauvaises herbes . Savait _elle encore ce que c' était que d' aimer ? Je ne crois pas qu' elle aimât vraiment Hurst ; elle l' admirait parce_qu' il était le seul homme qui l' eût dominée , mais je suis persuadé qu' à certains moments elle le détestait . Le plus surprenant est qu' elle ne laissait rien paraître extérieurement de son avilissement , mais il n' est pas douteux qu' elle en fût secrètement ulcérée . Sans souvenirs auxquels se rattacher et sans espoir dans l' avenir , quoi d' étonnant à ce qu' elle essayât de se fabriquer un monde imaginaire ? J' ignorais si elle jouait avec ses autres clients le même jeu qu' elle avait joué pour moi , mais c' était probable . Je savais maintenant que pendant tout ce week_end elle n' avait cessé de me mentir et si adroitement que je n' avais rien soupçonné . Un de ses plus jolis mensonges avait été de me citer cette longue liste des restaurants de luxe où elle ne pouvait se montrer de peur d' y être vue par des amis de son mari ! Et quand elle m' avait dit avec le plus grand sérieux : Je suis Mme Pauline Hurst ! Et quand elle m' avait raconté qu' elle avait préféré manger sa fortune personnelle et se lancer dans la galanterie plutôt que d' encourir les reproches de son mari ! Assis sur mon balcon , une bouteille de scotch à côté de moi , j' essayais de définir le caractère d' Eva d' après tout ce que j' en savais maintenant . C' était une menteuse et une ivrognesse : on ne pouvait lui accorder aucune confiance . Elle se servait des hommes comme je me servais d' une voiture pour me mener là où j' avais envie d' aller et en sachant que je pouvais la remplacer du jour au lendemain . Elle avait touché le fond de l' avilissement , elle n' était entourée que de gens sans aveu , sa grossièreté était sans limites , son caractère insupportable , son égoïsme insondable . Sa seule qualité était l' honnêteté : entendez par là qu' elle ne vous aurait pas volé votre portefeuille , elle préférait vous demander carrément votre argent . Par ailleurs , elle avait le sens de l' humour et un rire agréable ; elle avait du charme et elle savait s' habiller . Et elle était d' une franchise qui m' avait souvent rendu furieux ; jamais elle ne m' avait fait marcher comme l' auraient fait tant d’autres femmes dans un but intéressé ; elle m' avait toujours dit que Hurst était le seul homme qui comptât pour elle et je ne pouvais m' en prendre qu' à moi_même d' avoir persisté dans mes poursuites . Malgré tout , elle avait réussi à parer ses mensonges de tant de vraisemblance que j' en arrivais à me demander si tout ce que m' avait raconté la rousse était bien la vérité . Elle m' avait tant répété que Jack Hurst ignorait jusqu' à l' existence de la petite maison de l' avenue Laurel _Canyon ! N' avait _elle pas été jusqu' à me dire que le jour où il découvrirait tout , elle n' aurait plus qu' à me demander ma protection ? En tout cas , c' était facile à vérifier : il suffisait de lui téléphoner . Je me versai encore une rasade et consultai ma montre ; il était minuit et quart . La sonnerie retentit pendant si longtemps que je pensai m' être trompé , puis on décrocha et Eva dit : Allô ! Ainsi , c' était bien ça . J' aurais pu ne rien dire , mais le désir de lui montrer que je n' étais pas dupe l' emporta . Je t' ai réveillée ? Ah ! c' est toi , Clive ? Tu ne peux donc pas me laisser tranquille cinq minutes ? Sa voix était rauque et cotonneuse . Tu es soûle , dis _je . Tu parles . C' est fou ce que j' ai bu ce soir . Tu sais , ton mari me plaît beaucoup . Oui , ça ne m' étonne pas . Mais , je t' en prie , Clive , je ne peux pas te parler maintenant . Il est avec toi en ce moment ? Hum … Oui , il est là . Je ne m' attendais pas à cet aveu , mais elle devait être trop ivre pour tenir sa langue . Tiens , je croyais qu' il ne connaissait pas la maison ? Il y eut un silence et je ne pus retenir un sourire . J' aurais voulu pouvoir voir sa figure . Je … j' étais un peu partie , alors je l' ai amené ici sans réfléchir … Il est furieux … J' ai peur que tout soit fini entre nous . Qu' est_ce_que tu me dis là ? Mais alors que vas _tu devenir ? Je ne sais pas … Sa voix sonnait faux . Laisse _moi , Clive , j' ai mal à la tête et tout va mal … Est_ce_qu' il va rester longtemps ? N … non . Il repart demain . Alors , maintenant , il sait tout ? dis _je , décidé à la pousser à bout . Ecoute , je ne peux rien te dire … Je te laisse … il m' appelle . Et elle raccrocha . Cette fois , elle s' était bien trahie ; j' avais bien percé à jour ses petites manigances . Et pourtant je n' en éprouvais aucune satisfaction ; mieux , j' avais un peu honte de constater à quel point la barrière derrière laquelle elle s' abritait était fragile . Je t' ai cherché partout , dit la rousse sur le pas de la porte . Je me retournai vivement . J' avais complètement oublié sa présence ; la vue de ses cheveux défaits et de son visage empourpré par l' alcool me choqua et m' écoeura . Je vais te reconduire , lui dis _je , décidé à me débarrasser d' elle au plus vite . Allons , partons . Tu n' es pas fou ? Je reste coucher ici , je suis fatiguée . Tu m' as invitée à passer la nuit et tu peux être sûr que je ne bougerai pas . Maintenant qu' elle m' avait dit tout ce que je voulais savoir au sujet d' Eva , je n' avais plus qu' une envie , c' était de la voir au diable . Il fallait que je fusse fou pour l' avoir amenée chez moi . Pas de ça , dis _je sèchement . Dans une heure tu seras chez toi . Viens . Elle se laissa tomber lourdement dans un fauteuil et se défit de ses souliers . Non , je reste , dit _elle obstinée . Allons , grouille _toi . J' ai eu tort de t' amener ici . Tu n' avais qu' à y penser plus tôt , fit _elle en bâillant . Et puis tu n' as pas besoin de faire cette tête _là , je n' ai pas peur de toi , tu sais . Je l' aurais étranglée avec joie . Qu' est _ce qui te prend ? reprit _elle en me regardant d' un air intrigué . Tu n' as pas envie de t' amuser ? J' ai changé d' avis , dis _je froidement . Pour la dernière fois , es _tu prête à me suivre ou faut _il que j' emploie la force ? Nous nous regardâmes en silence pendant un moment . Bon , ça va , dit _elle en me lançant une injure . Donne _moi à boire et nous partons . J' allai sur le balcon pour y prendre la bouteille de whisky . John Coulson était assis sur le banc au fond du jardin ; il se retourna vers moi avec un rire moqueur . Je remplis mon verre et l' avalai d' un coup . Tu peux rigoler si ça te plaît , dis _je , mais de nous deux , c' est toi l' imbécile , seulement tu es trop bête pour le comprendre . Puis , je retournai au salon ; la rousse n' y était plus . Je restai quelque temps à contempler la pièce vide ; les fumées de l' alcool me troublaient la tête et je commençais à me demander si je n' avais pas rêvé que la rousse était là quelques minutes plus tôt . Après un second verre , je fus à moitié convaincu de ne l' avoir jamais rencontrée . D' un pas digne et lent , je me dirigeai vers le vestibule en criant : Y a _t _il quelqu’un dans la maison ? Y a _t _il quelqu’un dans la maison ? J' avais beau prêter l' oreille , je n' entendais que le bruit lointain d' une voiture s' éloignant vers la montagne . Eh bien , il n' y a personne , dis _je à haute voix . Sur quoi , je retournai au salon et me versai à boire . Bon Dieu , je dois être soûl , pensai _je tout à coup . Voilà que je me figurais avoir amené une poule aux cheveux roux ici , chez Carol , ce qui serait franchement dégoûtant de ma part . Non , il n' y a personne ici , que moi et ce pauvre John Coulson dehors dans le jardin , personne que moi … Je me pris la tête dans les mains et essayai de réfléchir . Voyons , j' étais pourtant certain d' avoir rencontré quelque part une fille rousse … Et puis qu' est_ce_que venait faire là_dedans le bateau de jeux ? Je mis la main à ma poche , et en sortis une liasse de billets ; cela prouvait au moins que j' avais dû jouer . J' essayai de compter l' argent , mais j' oubliais chaque fois ce que je venais de compter . M … criai _je en lançant le paquet de billets sur la table . J' avais aussi vaguement l' impression de quelque chose qui concernait Eva . Qu' est_ce_que cela pouvait bien être ? Qui donc m' avait dit qu' elle n' était pas mariée avec Hurst ? Il me semblait que c' était une fille rousse , mais comme elle n' était pas là , c' est que j' avais dû rêver . Tout cela n' était peut_être qu' un rêve en définitive : peut_être allais _je me réveiller et m' apercevoir que je n' avais pas épousé Carol , que j' étais un écrivain de talent , que je n' avais jamais connu Eva et que John Coulson n' était pas assis dans le jardin en train de se moquer de moi . Toutes les lumières étaient allumées et il flottait dans l' air une odeur de parfum bon marché . Jamais Carol ne se servirait d' un parfum comme celui_là , pensai _je avec un petit serrement de coeur . En traversant le salon , je trébuchai contre une table qui se renversa en entraînant avec elle un plateau de cristal et un vase plein de fleurs . Sans y prêter d' attention , je m' approchai du canapé : quelqu’un avait dû s' y étendre , les coussins étaient encore froissés et sentaient le parfum . Où es _tu ? Sors de là ! criai _je . Pas de réponse . Soudain , je compris : elle était dans notre chambre . Un flot de sang me monta au visage ; j' allai à la chambre et tournai le bouton de la porte : elle était fermée à clef . Sors de là ! criai _je en martelant le panneau avec mon poing . Sors de là , entends _tu ? Va _t' en , j' ai sommeil . Sors ou je te tue , dis _je d' une voix blanche de colère . Je veux dormir , répondit la rousse . Penses _tu que je vais obéir à un vieux radin comme toi ? Je me remis à frapper jusqu' à ce que mes mains me fissent mal . Puis , tout à coup , j' eus une idée : Si tu rentres chez toi , je te donnerai cinq cents dollars , dis _je en appuyant l' oreille contre la porte . C' est vrai ? Je l' entendis sauter du lit . Parole d' honneur . Eh bien , passe _les sous la porte . Je courus au salon et ramassai la pile de billets sans même les compter . J' étais prêt à tout lui donner pour qu' elle décampe . Tiens , voilà , fis _je en poussant les billets sous la porte , mais dans son impatience , elle tourna la clef et ouvrit . Je reculai , horrifié . Elle avait trouvé le moyen d' introduire son grand corps mollasse dans un des pyjamas de Carol et elle avait jeté sur ses épaules la cape d' hermine de Carol . Je lâchai le reste des billets et restai là , incapable de faire un geste ou de dire un mot . Elle se pencha pour ramasser l' argent et la soie mince du pantalon se déchira aux genoux . Ta femme doit être maigre comme un clou , dit _elle en ricanant sans se relever . A ce moment , quelque chose me fit me retourner . Debout , dans l' entrée , Carol nous regardait . Ses yeux semblaient deux grands trous découpés dans du carton . Elle eut un haut_le_corps et respira bruyamment ; la rousse releva la tête et regarda fixement Carol . Qu' est_ce_que vous voulez ? fit _elle d' un ton rogue , tout en essayant de cacher ses gros seins sous la cape d' hermine . Mon ami et moi , on est occupés ! Jamais je n' oublierai le regard de Carol . Je fis un pas vers elle , mais , se retournant , elle partit en courant . La porte d' entrée claqua . Je courus après elle . Au moment même où j' ouvrais la porte , je l' entendis appuyer sur l' accélérateur et j' arrivai juste pour apercevoir son feu arrière qui fuyait le long de l' allée . Carol ! hurlai _je . Reviens , Carol ! Ne m' abandonne pas ! Re … viens ! Le feu rouge disparut dans le tournant . Je me précipitai sur la route qui courait tout droit pendant un kilomètre jusqu' à un virage brusque qui suivait le flanc de la montagne . Carol conduisait vite , beaucoup trop vite . Je connaissais la route mieux qu' elle et je repartis en courant , criant de toutes mes forces . Pas si vite ! Carol , ma chérie , pas si vite . Prends garde au virage ! Ralentis … Carol , prends garde ! Malgré la distance , j' entendis le crissement des pneus au moment où le virage surgit brusquement devant elle . Je vis la lumière de ses phares se projeter sur la gauche , j' entendis le bruit des cailloux qui venaient frapper le garde_boue , lorsque les roues dérapèrent . Je m' arrêtai et tombai à genoux . Le bruit des pneus devint déchirant , la voiture quitta brusquement la route et sauta par_dessus la palissade blanche . J' entendis le fracas du bois arraché : pendant une seconde je vis la voiture suspendue dans le vide , puis elle alla s' écraser dans le fond de la vallée . XX En descendant l' avenue Laurel _Canyon je passai devant la maison d' Eva ; il n' y avait pas de lumière . Peut_être dormait _elle ou bien n' était _elle pas encore rentrée . Je m' arrêtai un instant avant de revenir sur mes pas ; au loin , une horloge sonna minuit . Je surveillai la rue dans tous les sens . Personne , sauf John Coulson debout dans l' ombre , les mains dans les poches , la tête penchée un peu de côté , en train de me regarder . Ce qui se passait pour John Coulson était assez curieux . Au début , il m' avait fait peur et puis je m' étais habitué à sa présence et maintenant il me manquait lorsqu' il était absent . Je savais bien que ce n' était qu' un jeu de mon imagination , mais , même invisible pour les autres , il était parfaitement réel pour moi . Je sentais qu' il me hanterait jusqu' à mon dernier souffle ; il était l' image de ma conscience . Mais ce soir j' avais autre chose à faire qu' à m' occuper de John Coulson . Je poussai la barrière et descendis à_tâtons la petite allée ; un faux mouvement me fit buter dans une pile de bouteilles vides alignées contre le mur . Je m' arrêtai , l' oreille tendue . N' entendant rien , je m' avançai prudemment jusqu' à une fenêtre entrouverte . Je la poussai et écoutai : la maison était complètement silencieuse . A la lueur d' une allumette , je vis devant moi une petite cuisine et me félicitai de ma précaution car l' évier rempli de vaisselle sale se trouvait exactement devant la fenêtre . Encore une allumette ; j' enjambai l' évier et atterris sans encombre . Cela sentait la cuisine refroidie à quoi se mêlait un relent du parfum d' Eva : ce parfum raviva ma haine . J' ouvris la porte et me trouvai dans le vestibule . Toujours aucun bruit . Certain maintenant que la maison était vide , je me dirigeai vers la chambre dont la porte était ouverte ; je restai là un long moment avant d' entrer et d' allumer la lumière . En l' absence d' Eva , la chambre avait un tout autre aspect ; la couverture était faite , les volets fermés , la robe de chambre bleue étalée sur le lit . Sur la table de nuit , une photo retournée à l' envers : je la pris et me trouvai face à face avec Jack Hurst ; je l' examinai pendant un instant et , dans un soudain accès de rage , faillis l' écraser contre le mur . Mais je me retins à temps : c' était la première chose qu' Eva remarquerait en entrant . En remettant la photo en place , je me demandai ce que penserait Hurst en apprenant qu' Eva était morte . Qui sait même si la police ne le soupçonnerait pas ? Sur la cheminée , l' horloge battait doucement ; il était minuit moins vingt . Eva pouvait rentrer d' un moment à l' autre . Sans m' en soucier , je m' assis sur le bord du lit , saisis la robe de chambre et m' y enfouis la figure pour respirer encore une fois son odeur . Je me rappelais quand je l' avais vue pour la première fois , là_bas aux Trois Points , et ce souvenir me remplit d' amertume . Que de choses s' étaient passées depuis ! Il paraissait impossible qu' il ne se fût écoulé que cinq nuits depuis que j' avais vu mourir Carol . Il m' avait fallu plus de deux heures pour arriver jusqu' à elle au fond du ravin . Dès que j' avais vu la voiture en miettes , j' avais compris que Carol ne pouvait pas être encore vivante ; cela avait dû être extrêmement rapide . Son charmant petit corps était pris entre la voiture et le flanc de la montagne : ne pouvant la dégager , j' étais resté auprès d' elle , lui tenant la tête dans mes mains , la sentant se refroidir graduellement jusqu' au moment où on était venu m' emmener . Après cela , rien n' eut plus aucune importance . Pas même Gold : il avait eu sa revanche , il m' avait complètement dépouillé . Et puis après ? Comme je l' avais deviné , il savait que Rain Check n' était pas de moi ; il avait fini par connaître l' histoire de John Coulson et en avait informé le Cercle littéraire qui m' avait dépêché un petit bonhomme sec pour m' offrir d' étouffer l' affaire à charge pour moi de restituer les droits d' auteur que j' avais encaissés . Je l' écoutai à peine et lorsqu' il me tendit un papier autorisant ma banque à payer soixante_quinze mille dollars au représentant de Coulson , je signai sans discuter . Comme naturellement , je n' avais pas l' argent , ils prirent tout ce que je possédais : ma Chrysler , mes livres , mon mobilier , mes vêtements ; cela ne suffisait pas encore , mais on ne peut pas tondre un oeuf . Je ne protestai même pas quand ils saisirent les robes de Carol ; je n' avais besoin de rien pour me souvenir d' elle ; elle restait dans ma mémoire telle que je l' avais vue pour la dernière fois , coincée contre la montagne , avec un filet de sang coulant de sa lèvre sur son menton . C' est un souvenir qui me restera éternellement . Je crois que sa perte m' eût été moins cruelle si j' avais pu la convaincre que la rousse n' était rien pour moi . Mais j' étais arrivé trop tard et elle était morte persuadée que cette garce au corps mou avait pris sa place . Cette pensée me rendait fou ; si j' avais pu lui dire la vérité , je ne serais peut_être pas en ce moment dans cette affreuse petite maison en train de préparer un meurtre . Et tout cela à cause d' Eva . Du moment que rien ne me rattachait plus à la vie , de quel droit vivrait _elle ? Mais l' heure n' était plus aux réflexions . C' était ici , dans cette petite chambre , que tout avait commencé , c' était là que tout allait finir . J' étais calme et décidé : il n' y avait pas d' autre solution . J' allai à la porte , éteignis la lumière et montai l' escalier à_tâtons . Juste comme j' arrivais sur le palier , le téléphone se mit à sonner . Je faillis perdre l' équilibre , me rattrapai de justesse et écoutai la sonnerie . Qui pouvait bien téléphoner à pareille heure ? Enfin , la sonnerie s' arrêta . Un peu démonté , je traversai le palier d' un pas hésitant et entrai dans la petite pièce à côté de la salle de bains . Mes pieds raclaient le plancher nu et tout à coup un rayon de lune filtra par la fenêtre sans rideaux . De là je pouvais voir la rue , le jardin et la petite allée qui aboutissait à la maison . Appuyé contre la fenêtre , je regardai dehors : John Coulson était toujours là , il s' était rapproché et levait les yeux vers moi . J' avais envie de boire quelque chose ; j' avais aussi envie de fumer , mais il ne fallait pas qu' Eva puisse sentir l' odeur de la fumée en rentrant ; il était nécessaire qu' elle ne se doutât de rien . Je me demandai si tous les assassins éprouvaient ce que je ressentais ; je m' étais attendu à être nerveux , je croyais que j' aurais peur , mais non , je ne ressentais qu' une rage froide , un désir insurmontable de serrer le cou d' Eva entre mes doigts . Où était _elle ? Ramènerait _elle un client ? Je n' avais pas pensé à cela ; c' était non seulement possible , mais même probable et dans ce cas tous mes plans étaient par terre . Tout à coup quelque chose de mou et de souple vint frôler ma jambe : tout mon corps se crispa comme un ressort bandé et ma bouche devint sèche . Je m' écartai de la fenêtre avec un cri étouffé . A mes pieds , un gros chat noir et blanc me regardait de ses yeux phosphorescents . Un peu remis de mon émotion , je me baissai pour le caresser mais il se sauva par l' entrebâillement de la porte . Au moment où je revenais à la fenêtre , j' entendis le bruit d' une voiture . Aplati contre le mur , je risquai un coup d' oeil dans la rue déserte : John Coulson avait disparu . Le taxi s' arrêta devant la porte ; je vis Eva en sortir , fouiller dans son sac et payer le chauffeur qui partit sans même toucher sa casquette . Elle descendit l' allée d' une allure lasse , les épaules tombantes , son sac serré sous le bras . Encore quelques secondes et … Je n' avais plus du tout peur , mes mains étaient sèches et ne tremblaient pas . Je traversai la pièce sur la pointe des pieds et ouvris la porte ; Eva était dans le vestibule en train de mettre le verrou . Penché par_dessus la rampe , je la vis entrer dans sa chambre ; la lumière jaillit . Tout se passait exactement comme je l' avais prévu ; je me sentais comme soulevé par le sentiment de ma puissance , par la certitude que nous étions seuls tous les deux et qu' elle ne pourrait pas m' échapper . Je l' entendis frotter une allumette et devinai qu' elle allait fumer une cigarette , puis elle bâilla longuement et son bâillement s' acheva en un grognement de fatigue qui ne m' inspira aucune pitié . Ensuite elle se déshabilla et se dirigea vers la cuisine . Un bruit de vaisselle remuée m' indiqua qu' elle préparait le plateau pour son petit déjeuner : je la vis porter le plateau dans sa chambre . Je rentrai dans ma cachette et refermai la porte ; presque aussitôt , Eva monta l' escalier ; elle trébucha en arrivant sur le palier et je l' entendis crier très fort : M … Elle était soûle . Au bout de quelque temps elle sortit de la salle de bains et redescendit . Ouvrant tout doucement la porte , je fis un pas sur le palier et l' aperçus assise sur la dernière marche en train de caresser le chat . Pauvre vieux Sammy , disait _elle , je t' ai laissé tout seul . Elle lui parlait comme à un enfant . Tout à coup le chat leva ses yeux vers moi , se hérissa et cracha : je reculai vivement . Eh bien quoi donc , fit Eva , on a entendu une souris là_haut ? Allons , mon joli , fini de jouer , je suis fatiguée ; si tu savais , Sammy , comme je suis fatiguée ! Je sortis mon mouchoir et m' essuyai le visage et les mains trempés de sueur . Eva était rentrée dans sa chambre et continuait de parler au chat ; cela faisait un drôle d' effet de l' entendre parler à haute voix sans que personne ne lui répondît . Enfin le lit craqua , elle était couchée . Je m' assis sur le haut de l' escalier et allumai une cigarette ; l' attente était longue . Je me rappelai notre premier week_end , l' illusion que j' avais eue de lui inspirer confiance et le plaisir que j' avais ressenti en sa compagnie . Mes poings se crispèrent : si elle s' était montrée un peu plus accessible , un peu moins égoïste , nous n' en serions pas là ; je ne demandais qu' à être son ami , mais toujours elle m' avait repoussé . Dans la chambre , la lumière s' éteignit ; je dus me contraindre pour rester assis . Ce n' était pas le moment de tout compromettre par trop de hâte ; j' attendrais qu' elle fût endormie . C' est alors qu' un bruit nouveau parut sortir du fond de l' obscurité et parvint jusqu' à moi . Eva pleurait . C' était si inattendu que j' en eus froid au coeur ; elle sanglotait comme une femme désespérée qui a tout perdu et qui se sent toute seule , elle s' abandonnait à son chagrin sans contrainte . Enfin , j' allais donc la voir telle que je voulais la connaître , sans son masque , sans ses grimaces professionnelles ; la prostituée faisait place à la femme . Je l' entendis s' agiter dans son lit et crier m … m … m … en se cognant les poings dans un paroxysme de souffrance . Puis , graduellement , elle s' apaisa et bientôt se mit à ronfler doucement avec un bruit étouffé , entrecoupé de hoquets , qui était presque aussi pénible à entendre que ses sanglots . Tout mon calme était revenu ; je me levai et fis craquer mes doigts . Attends , pensais _je , tu vas être vite guérie . En descendant l' escalier je repensai à Carol , à Gold et à tous les autres ; comme ils seraient terrifiés s' ils pouvaient me voir en ce moment ! Frank Imgram lui_même était incapable d' inventer une telle situation : un homme comme moi , un écrivain réputé se laissant envoûter par une Eva jusqu' à devenir son meurtrier . Peut_être qu' à la fin on finirait par me prendre : Marty parlerait et Gold aussi . Si cela devait arriver , j' avouerais tout ; à quoi bon mentir ! Il n' y avait eu déjà que trop de mensonges dans cette histoire . Je m' imaginais la figure du président écoutant le récit de mon crime , je l' entendais me dire : La Cour décrète qu' en punition du crime d' assassinat avec préméditation dont vous vous êtes rendu coupable , Clive Thurston , vous subirez la peine de mort et serez exécuté suivant les us et coutumes de ce pays . Que Dieu daigne avoir pitié de vous . Mais Dieu n' en ferait rien . J' étais bien sûr que Dieu lui_même était dégoûté de moi . Je m' arrêtai devant la porte de la chambre à écouter Eva qui s' agitait et gémissait . Puis j' entrai avec précaution , m' approchai du lit , tâtai le couvre_pied , et tout doucement m' assis sur le bord ; le lit craqua faiblement , pas assez pour réveiller Eva . Je sentis son corps se tortiller sous les couvertures et son haleine empuantie de whisky . Mon coeur se mit à battre , je tendis une main vers le commutateur et de l' autre cherchai sa gorge . Soudain je touchai ses cheveux , je respirai profondément , serrai les dents et tournai le bouton . Je la tenais là , sous ma main , et j' étais incapable de faire un geste . Elle était si totalement sans défense , elle avait l' air si jeune , si malheureuse , avec ses yeux cernés d' un large trait noir . Ma main retomba mollement et ce fut comme si toute ma haine s' évaporait d' un coup ; je compris que j' avais été fou et que sa vue venait de me rendre la raison . La tuer , elle ? Ma bouche devint sèche à la seule idée que j' aurais pu le faire . Je n' avais plus qu' un désir : la prendre dans mes bras et la sentir répondre à ma tendresse ; j' avais envie de lui dire que je veillerais sur elle et qu' elle ne serait plus jamais malheureuse . Je contemplais sa petite figure de lutin , en forme de coeur , avec son menton volontaire et les deux plis entre ses sourcils . Si seulement , pensais _je , elle pouvait garder toujours cette expression d' enfant qui a besoin de protection , si seulement je pouvais être sûr qu' elle cesserait de mentir , de tricher , de boire et de me faire de la peine ! Bah ! c' était impossible , elle ne changerait jamais . Le chat vint se frotter contre moi , je le caressai : pour la première fois depuis la mort de Carol j' eus une impression de détente , de calme . Puis tout à coup , Eva ouvrit les yeux et me regarda avec une expression de surprise , de peur et de haine . Elle ne fit aucun mouvement , sa respiration était suspendue . Nous restâmes les yeux dans les yeux pendant toute une minute . N' aie pas peur , Eva , dis _je en essayant de lui prendre la main . Je ne croyais pas qu' il fût possible à quelqu’un d' avoir des gestes aussi prompts : avant que j' aie pu la toucher , elle avait sauté au bas du lit , saisi sa robe de chambre et gagné la porte . Son visage était comme tendu sur les os et une lueur étrange apparut dans ses yeux . Je n' ai pas voulu te faire peur , dis _je complètement affolé , je suis désolé , Eva , je … Ses lèvres s' agitèrent mais aucun son n' en sortit ; je vis qu' elle avait encore l' esprit alourdi par le sommeil et l' alcool et que seul son corps avait obéi automatiquement à l' instinct de conservation . Pourtant j' avais plus peur d' elle qu' elle n' avait peur de moi . Remets _toi , Eva , dis _je doucement . C' est moi , Clive , je ne vais pas te faire de mal . Qu' est_ce_que tu fais là ? dit _elle d' une voix rauque et étouffée . Je passais et j' avais envie de te voir . Viens t' asseoir , de quoi as _tu peur ? Ses yeux s' animèrent , elle se passa la langue sur les lèvres et sa voix s' éclaircit : Comment es _tu entré ? Tu avais laissé une fenêtre ouverte , dis _je en essayant de plaisanter ; alors je n' ai pu résister à la tentation de te faire une surprise , mais je n' avais pas l' intention de t' effrayer . Elle était toujours près de la porte ; ses yeux se mirent à briller , ses narines se pincèrent et pâlirent . Ainsi , tu es entré comme un voleur ? Je reconnais que j' ai eu tort , mais … écoute , j' avais tellement envie de te voir … Elle pâlit affreusement : Fous le camp , fous _moi le camp immédiatement , espèce de sale chien ! Je t' en prie , Eva , implorai _je , ne te fâche pas . Je ne peux plus vivre ainsi , je veux t' emmener , je ferai tout ce que tu voudras , mais ne sois pas fâchée . Imbécile et lâche , fit _elle la bouche tordue de fureur , et elle se mit à me débiter un flot d' injures ordurières . Je me bouchai les oreilles avec les mains ; elle se pencha vers moi et ses paroles me transpercèrent comme des lames chauffées à blanc . Est_ce_que tu te figures que je vais perdre mon temps pour un foireux de ton espèce ? Je te dis de me f … le camp et de ne jamais remettre les pieds ici . Ça me dégoûte rien que de te voir . C' est comme tes sales petits cadeaux de vingt dollars , tu peux les remporter , je n' en veux pas . Allez , va _t' en et que je ne te revoie plus . Je n' avais plus peur à présent , je bouillais de rage . Garce , je vais t' apprendre à me parler sur ce ton _là , criai _je . Mais elle criait plus fort que moi : Je vois clair dans ton jeu , tu es le plus répugnant de tous . Ah ! tu voudrais m' avoir pour rien quand il y en a tant et de plus riches que toi , pauvre minable , qui ne demandent qu' à m' épouser ? Tu peux toujours courir , tous les hommes me dégoûtent et toi encore plus . La frapper , la briser , la déchirer en morceaux de mes propres mains , voilà ce que je voulais maintenant . Je vais te tuer , dis _je lentement sans élever la voix , je vais cogner ta sale petite gueule contre le mur jusqu' à ce que ton crâne éclate . Comme ça tu ne feras plus souffrir personne . Elle écarta les lèvres et cracha vers moi . Je tournai autour du lit et marchai sur elle ; elle fit tête , les yeux étincelants , les mains en avant et au moment où j' allais la saisir , elle me griffa la figure comme un chat . Je ne préservai mes yeux que de justesse , mais elle me déchira le nez et la joue . Fou de rage et de douleur je lui décochai un coup de poing qu' elle évita avec une incroyable prestesse et mon poing s' écrasa contre le mur . Je reculai en poussant un cri . Elle se précipita hors de la chambre et courut dans la cuisine . C' était là qu' était le téléphone mais je ne lui laissai pas le temps d' appeler ; déjà je barrais la porte qui était la seule issue . Je sentais le sang qui coulait sur ma figure . Elle s' était aplatie contre le mur du fond , les mains derrière le dos ; ses yeux lançaient des éclairs : elle ne manifesta aucune peur lorsque je me jetai sur elle . Au moment où j' allais l' atteindre , elle leva le bras ; elle tenait à la main une cravache dont elle me sabra la figure ; la surprise et la douleur me firent reculer . Instinctivement , je levai les bras et de nouveau la cravache me cingla les épaules comme un fer rouge . Deux fois , trois fois j' essayai de lui arracher la cravache ; avec une souplesse de serpent elle m' évitait et me frappait au moment où je cherchais à reprendre mon équilibre . Pas à pas , sabrant de droite et de gauche , elle me refoula vers le vestibule ; un coup sur les yeux me fit trébucher contre une chaise , je tombai sur les genoux en gémissant de douleur et tandis_qu' elle continuait à frapper sans merci , il me sembla entendre cogner à la porte d' entrée . Les coups cessèrent et je restai effondré sur le sol tout pantelant . Comme dans un rêve , j' entendis des voix , une main me saisit le bras et me força à me remettre debout . Je fis un effort pour ouvrir les yeux et aperçus devant moi Harvey Barrow . Bon Dieu , fit _il d' une voix d' ivrogne , mais tu l' as à moitié tué ! Et il éclata de rire . Sors _le d' ici , dit Eva . Avec plaisir , dit _il en m' empoignant par le gilet et en me secouant . Tu te souviens de moi , oui ? ajouta _t _il en approchant sa figure de la mienne . Moi je me souviens bien de toi . Allons , viens faire un petit tour . En passant la porte , je tentai de lui échapper , mais il était trop fort . Nous luttâmes pendant un moment et à l' instant où il me poussait dehors j' aperçus Eva . Je la vois encore , debout , les bras croisés sur sa robe de chambre , le visage dru , la bouche serrée ; lorsque nos regards se croisèrent elle redressa la tête dans un geste d' insolence et de triomphe . D' une secousse , Barrow me jeta dans la rue . Maintenant , espèce de crâneur , dit Barrow en me montrant ses dents jaunies , j' espère que tu vas la laisser tranquille , hein ? Et il m' assena un coup de poing en pleine figure . Je restai étalé par terre sans bouger . Il se pencha sur moi : Je te devais bien ça … Tiens , et puis je te dois encore autre chose , dit _il en me jetant un billet de cent dollars et un de dix . Je le vis descendre la petite allée et entrer dans la maison ; la porte claqua derrière lui . Comme j' allongeais le bras pour prendre les billets , John Coulson partit d' un grand éclat de rire . XXI Une histoire ne finit jamais . Jetez un caillou dans une mare , il disparaît en quelques secondes , mais rien n' est fini : à l' endroit où le caillou est tombé , un remous se forme , il s' étend en vagues circulaires qui vont s' élargissant jusqu' à ce que toute la surface de la mare soit agitée d' un doux balancement . Il faut beaucoup de temps pour qu' elle redevienne immobile . Me voilà assis devant ma machine à écrire dans mon affreuse petite chambre et regardant par la fenêtre la plage de ce petit port du Pacifique . Russell attend patiemment que je commence mon travail , mais aujourd’hui je ne suis pas pressé de le rejoindre . Nous possédons un bateau dans lequel nous avons emmené déjà des centaines de touristes visiter les petites îles avoisinantes . C' est moi qui conduis le bateau pendant que Russell , assis à l' avant , raconte aux touristes des histoires de pirates et de contrebandiers chinois qui relâchaient autrefois dans ces îles . Il s' entend très bien avec les passagers ; moi , ils m' agacent avec leurs figures stupides et leurs voix criardes . Mais comme je reste sur la passerelle pendant tout le trajet , je ne suis pas en contact avec eux . Nous ne gagnons pas beaucoup d' argent mais nous ne nous en tirons pas trop mal . Russell est très économe , il a déjà mis assez de côté pour assurer la morte_saison . Ici , personne n' a jamais entendu parler de moi , on ne sait pas qui je suis , mais si ce livre doit paraître un jour , je reverrai mon nom imprimé . Chose curieuse , il m' est tout à fait égal de passer pour un inconnu ; au début , cela me faisait quelque chose , et puis je me suis rendu compte que je n' aurais plus à me creuser la tête pour essayer d' écrire , plus de factures à payer , plus de gens à recevoir , plus aucune des obligations qui incombent à un homme célèbre , et malgré quelques petits sursauts d' amour_propre , j' ai compris que je serais beaucoup plus heureux ainsi . Sans Russell , je ne sais pas ce que je serais devenu . Je lui dois tout : c' est lui qui m' a retrouvé à demi inconscient dans le ruisseau devant la maison d' Eva . S' il n' était pas arrivé juste à temps , je crois que je me serais suicidé . C' est lui qui a acheté le bateau avec ses économies ; je voulais l' en empêcher , mais j' ai fini par céder . Cela me paraissait une idée absurde , mais Russell avait tout calculé ; il m' affirma que la vie au grand air me remettrait d' aplomb et que lui_même en avait besoin . D' ailleurs , je ne tardai pas à changer d' avis lorsque nous allâmes visiter le bateau . Russell s' était arrangé pour me faire croire qu' il s' agissait d' une association à parts égales , et je finis par trouver naturel de devenir le capitaine tandis_qu' il gardait le rôle de second . Nous n' eûmes de discussion que lorsqu' il fut question de baptiser le bateau : je voulais l' appeler Eva , prétendant que ce nom amuserait les touristes , mais Russell s' y refusa avec une obstination que je ne lui avais jamais connue . Finalement , je faillis me mettre en colère et lui dis de faire comme il l' entendrait . Le lendemain matin , en arrivant sur le port , je vis qu' on avait peint le nom de Carol en grosses lettres sur l' arrière . Je restai un long moment à regarder ce nom puis allai m' asseoir au bout de la jetée à contempler l' océan . Lorsque Russell vint me rejoindre une heure plus tard , je lui dis qu' il avait eu raison et depuis ce temps _là , nous nous entendons à merveille . Combien de temps tout cela durera _t _il ? Ce livre aura _t _il du succès ? Dans l' affirmative , peut_être retournerai _je à Hollywood . D' un autre côté , Hollywood sans Carol serait un milieu triste et hostile . Ce n' est que maintenant que je sens vraiment combien je tenais à elle : trop souvent on n' apprécie toute la valeur d' une personne ou d' une chose que lorsqu' on l' a perdue . Mais il semble aujourd’hui que je puis de nouveau affronter l' avenir avec confiance parce_que le souvenir de Carol me protégera . Bien que je n' aie pas revu Eva depuis deux ans , je pense toujours à elle . Il y a quelque temps , j' ai été brusquement pris du désir de savoir ce qu' elle était devenue , non pour renouer nos relations , mais simplement par curiosité . J' ai trouvé la maison de l' avenue Laurel _Canyon vide , sans rideaux aux fenêtres et le jardin était à l' abandon . Les voisins n' ont pu me donner aucun renseignement : la femme qui est venue m' ouvrir m' a dit qu' elle savait seulement qu' Eva était partie et elle a ajouté : Bon débarras . C' est dommage , j' aurais aimé la suivre à distance sans qu' elle s' en doutât . Que va _t _elle faire ? Va _t _elle retourner auprès de Charlie Gibbs ou devenir petit à petit une misérable ivrognesse réduite à faire le trottoir la nuit pour gagner sa pauvre existence ? Récemment , je suis tombé sur un passage du Candide de Voltaire , qui m' a paru s' appliquer non seulement à Eva , mais aux innombrables femmes appartenant à cette profession qui occupe une place bien définie dans notre société . Je fus bientôt supplantée par une rivale , chassée sans récompense et obligée de continuer ce métier abominable qui vous paraît si plaisant , à vous autres hommes , et qui n' est pour nous qu' un abîme de misère . J' allai exercer la profession à Venise . Ah ! monsieur ! si vous pouviez vous imaginer ce que c' est que d' être obligée de caresser indifféremment un vieux marchand , un avocat , un moine , un gondolier , un abbé ; d' être exposée à toutes les insultes , à toutes les avanies ; d' être souvent réduite à emprunter une jupe pour aller se la faire lever par un homme dégoûtant ; d' être volée par l’un de ce que l' on gagne avec l' autre ; d' être rançonnée par les officiers de justice et de n' avoir en perspective qu' une vieillesse affreuse , un hôpital et un fumier , vous concluriez que je suis une des plus malheureuses créatures du monde . Encore une fois , je ne sais rien . Il me semble que dans une large mesure Eva tient son avenir entre ses mains , elle ne manque pas de volonté et j' espère qu' un jour elle retrouvera son équilibre comme je suis en train de retrouver le mien . Je me suis souvent demandé pourquoi je n' étais jamais arrivé à obtenir sa confiance . J' ai toujours pensé que les sentiments d' une femme ne peuvent résister longtemps à la volonté d' un homme ; ai _je été trop délicat , me suis _je découvert trop tôt ? La tâche était difficile , non seulement parce_que Eva connaissait toutes les ruses de son métier , mais aussi parce_que dans le coeur d' une femme la limite qui sépare l' amour et la haine est bien subtile . J' ai peut_être été maladroit . Aujourd’hui , avec le recul du temps , je puis dire que je ne regrette rien malgré les souffrances qu' elle m' a infligées . Pendant le week_end que nous avons passé ensemble , j' ai connu une plénitude de satisfaction physique qui n' est accordée qu' à de rares privilégiés . Et je suis persuadé qu' elle l' a éprouvée comme moi . Mon seul tort a été de vouloir continuer à la voir au lieu de cesser toutes relations avec elle après cette aventure . Que pourrais _je ajouter ? J' ai fait une expérience et je dois maintenant penser à l' avenir . Arrêtons _nous . Russell est en train de regarder vers ma fenêtre , le soleil fait briller le verre de la montre qu' il tient à la main . Le Carol est déjà bondé de passagers : on m' attend . **** *Cy_Comment_ I ET COMMENT … Si je trouve que la vie est belle ? Et comment ! Elle peut même être si épatante , que lorsque quelque chose de pas trop moche vous arrive , on n' ose pas croire que c' est du vrai … Un désabusé , moi ? Pas du tout . Je sais très bien qu' il y a des gars qui se débrouillent . J' en connais un . Il s' était déguisé en Père Noël , le soir du Réveillon , pour pouvoir tripoter les gambilles d' une belle môme sous prétexte de lui glisser un petit cadeau dans ses bas . N' empêche que je suis déprimé . Je me sens tellement bas que je ne sais pas ce qui me retient de me trancher la gorge . Comme ça , je ne me tracasserais plus pour rien - sauf pour ma gorge . La raison de ma neurasthénie en ce mois de mars 1945 , dans cette bonne vieille ville de Paris ? C' est parce_que j' aperçois des belles gosses dans tous les coins , dans toutes les rues et que je n' ai pas le temps de leur faire la causette … Pourquoi ? Parce que le gars Lemmy est jusqu' au cou dans le boulot . Je suis en ce moment dans un coin qui s' appelle Place des Roses . Le gars qui l' a baptisée comme ça s' est bien payé la tête du populo ! Parce que je vous garantis que ça cocotte … On dirait que tous les gens du quartier sont venus y jeter leurs ordures . Mais après tout , c' est peut_être bien seulement l' odeur des Frisés , parce_qu' il n' y a jamais que six mois qu' ils ont vide les lieux … Oui . Je veux bien vous l' avouer . J' ai du plomb dans l' aile ce soir … Ça tient à un conseil qu' on m' a donné hier - un zèbre qui m' a fait la conversation dans un bistro . Il m' a recommandé un petit mélange : Whisky _Dubonnet . D' après lui , c' était épatant . Alors , depuis hier , j' essaye de me rendre compte s' il avait vraiment raison . Je crois que oui . Parce que ça tournicaille un peu dans ma tête . Et je ne sais plus ce que je dois penser de cette souris avec qui je viens de dîner . C' est une môme qui est , comme qui dirait , atomique … Cette Place des Roses est toute noire , mais j' aperçois un peu de lumière qui tombe d' une fenêtre à l' autre bout . J' ai idée que ça doit être la taule que je cherche . Le gars Fours m' a dit qu' au temps de la Gestapo , c' était là que lui et les types de l' intelligence Service avaient leurs petites causeries clandestines . L' endroit était bien choisi . Ça fait mystérieux et sinistre . Tout à fait cinéma . Vous voyez ce que je veux dire ? Et d' ailleurs , si vous ne le voyez pas , je m' en fous . En arrivant devant la bicoque en question , j' aperçois la chaîne d' une sonnette qui pend d' un côté de la porte . Je me suspends après , et j' attends . Pendant que ça dure , je repense à la poupée - celle avec qui j' ai dîné tout à l' heure . Je crois que j' ai déjà eu l' occasion de vous démontrer que , dans notre misérable existence terrestre , les trois_quarts de nos embêtements nous viennent des belles mômes . Et que le quart qui reste provient simplement d' une pénurie de pognon . Et ce dernier quart _là , on s' y habitue très bien . Et très vite . Moi - je ne crains pas de le dire . Si le bon Dieu ne nous avait pas fait cadeau du beau sexe , on n' aurait jamais eu besoin d' inventer le mot emmerdements . Au bout d' une ou deux minutes , la porte s' ouvre . Il y a un peu de lumière dans l' entrée et je distingue assez nettement le type qui se tient debout devant moi . Il est grand et mince . Son visage bronzé est souriant . Et il a de beaux yeux gris sympathiques . Ce gars _là me plaît . Vous êtes Lemmy Caution ? me demande _t _il . C' est ce que ma mère m' a toujours affirmé , je réponds . Moi , je suis Jimmy Cleeve . De New_York . Et détective privé . D' ailleurs on vous a peut_être parlé de moi ? Oui . On m' a parlé de vous . Comment allez _vous , Jimmy ? À peu près . Mais la vie de Paris m' énerve . Je ne sais pas si c' est l' alcool ou les filles . Pourtant , les souris ne m' intéressent qu' occasionnellement . Alors ça doit être plutôt l' alcool . Voulez _vous venir là_haut avec moi ? Je pénètre dans l' entrée . Il y a un escalier dans le fond , et à droite de l' entrée , une porte . C' est plein de poussière partout dans cette turne . Je grimpe l' escalier derrière Cleeve . Il se retourne et me dit par_dessus son épaule : Il y a un copain a vous , ici . Il dit qu' il sera heureux de vous revoir . Qui ça ? demandai _je . Un numéro du nom de Dombie . Je crois qu' il a travaillé avec vous autrefois . C' est vrai . Moi , je l' aime bien . C' est un chic type . Il n' a qu' un défaut : il parle trop . Et il regarde un peu trop les poules . Mais c' est un brave gars . Est_ce_qu' il y a quelque chose à … sucer , là_haut ? Oui , dit Cleeve en ouvrant une porte à l' étage . Dombie a une bouteille de quelque chose . Nous entrons . La pièce est convenable . Il y a deux chaises et un lit pliant . Il y a aussi comme une sorte de bar , dans un coin , avec une bouteille posée dessus , quelques verres et une carafe d' eau . Hello , Dombie ! dis _je . Comment va ? Ça fait deux ans que je ne t' ai vu . Tu te rappelles , à Londres ? Oui , fit _il . Je me rappelle . Tu n' as pas été régulier . Tu m' as soulevé un chopin . Tu penses bien que je ne l' ai pas oublié … Écoute _moi , Dombie . Je n' ai jamais soulevé la poupée de personne . La souris en question m' a choisi de son plein gré . Bien sûr je comprends que ça t' ait été désagréable . Bah ! fait _il . Une de perdue , dix de retrouvées . C' est plus difficile de se débarrasser d' une bergère que d' obtenir ses faveurs . Surtout pour moi qui ai un petit quelque chose qui fascine le beau sexe . Toutes les poules de Paris s' en sont aperçues immédiatement . Du moins , c' est l' impression que j' ai . Dites _donc , Jimmy , fis _je . Vous entendez ces boniments du gars Dombie ? Il les tombe toutes ! Allez , allez , dit Dombie . Vous êtes des envieux , tous les deux . Jimmy grince des dents , en ce moment , parce_que j' ai séduit une môme épatante . Tu seras renversé quand tu la verras . Elle est formidable . Et elle est folle de moi . Ah ? dis _je . Alors ça doit être un beau numéro ! Elle est délicieuse , dit Dombie . Et je suis sûr que c' est une intellectuelle . Elle a un sixième sens … Heureusement , dis _je . Parce que si elle t' a choisi , ça prouve bien que les cinq autres lui manquent … Ça va , ça va ! fit Cleeve . Si on parlait un peu affaires ? Pourquoi pas ? dis _je . Qu' est _ce qui se mijote ? Je me doute bien que quelque chose doit aller de travers , pour que ce Cleeve qui , comme je vous l' ai dit , est un bon détective sympathique et tout , mais qui n' a rien à voir avec nos services officiels , soit venu ici , à Paris , se mêler à nous autres , les G Men détachés au service de l' Armée américaine . Dombie s' envoie une gorgée du liquide qui est dans la bouteille , puis il la rebouche et me la balance à travers la pièce , avec un verre . Je m' en administre une bonne dose . Ça s' appelle cognac véritable . Ce n' est probablement que de l' eau de Javel . Mais ça réveille un peu . Écoute , Lemmy , me dit Dombie . Tu es un type qui a la réputation de tenir ton nez propre . Comment ça se fait que tu n' as pas l' air d' être dans les petits papiers du grand chef , en ce moment ? Qui a même l' air d' être très sérieux . Sans blague ? dis _je . Tu essayes de me faire avoir des cauchemars cette nuit , ou quoi ? Qu' est_ce_que j' ai fait ? J' ai idée que c' est encore une histoire de femelle , répond Dombie . Dans la dernière affaire qu' on t' a confiée , il y aurait eu des fuites . Quelque chose dans ce genre _là . Quelqu’un a raconté au patron que tu avais été au mieux avec la fameuse Marceline , cette belle gosse qu' ils ont harponnée . Et le patron s' est fourré dans la tête que tu avais raconté à la môme des choses que t' aurais mieux fait de garder pour toi . Et que c' est pour ça que tout marche de travers . C' est un foutu menteur , dis _je . J' ai la prétention de savoir tenir ma langue , quelle que soit la poule qui ait mes faveurs et qui m' accorde les siennes . Eh bien , tâche d' en persuader le chef , dit Dombie . Parce qu' il est convaincu que quelqu’un a trop parlé , et que ce quelqu’un , c' est toi . Bon Dieu ! C' est un peu fort quand même ! Là_dessus , je m' envoie un coup de cognac , histoire de me calmer les nerfs . Ne vous tracassez pas , Lemmy , interrompt Cleeve . Je me trouve mêlé à cette affaire simplement parce_que le chef a compris que je pouvais être utile . Il m' a fait quitter mon emploi à l' Agence Privée et m' a fait venir ici . Il m' a posé des tas de questions . J' ai dû lui dire tout ce que je savais sur une partie de ce business auquel j' ai été mêlé chez nous . Je n' y vois aucun mal , dis _je . Mais je voudrais bien savoir qui lui a mis tout ça dans la tête ? Dombie hausse les épaules . Personne ne dit plus rien pendant une minute . Puis Cleeve reprend : Moi je peux vous le dire . C' est la poupée qui l' a raconté elle_même au Chef . La ravissante Marceline . Je ne réponds rien . Ça m' a fait le même effet que si j' avais reçu la ruade d' une mule en pleine figure . Enfin je réussis à dire quand même : C' est pas une blague , Cleeve ? Mais non , Lemmy . C' est tout ce qu' il y a de plus vrai . Ça n' est pas terrible , parce_qu' ils supposent bien qu' elle a dû inventer tous ces trucs , histoire de se tirer du pétrin . Elle a peut_être pensé qu' en vous mettant dans le bain elle éviterait de se mouiller . Cleeve but une lampée de cognac et conclut : J' ai idée que la Marceline a beaucoup d' imagination . Seulement , ce qu' il faudrait , c' est que le chef le pense aussi . Ah , j' ai aussi autre chose à vous dire . Vous vous rappelez le type qui a travaillé avec vous sur l' affaire ? Vous voulez dire le gars Ribban , le G Man ? C' est un chic type . Eh bien lui , justement , sait bien ce qui s' est passé . C' est bien ce que je pensais , Lemmy . Alors je me suis dit que vous aimeriez peut_être lui parler avant d' aller voir le chef . Ribban est à Paris , et j' ai arrangé une rencontre avec vous . C' est très chic de votre part , Jimmy . Quand faut _il que j' aille voir le chef ? C' est Dombie qui me répond , après avoir gardé un silence torturant pour un gars comme lui : Je crois que le chef veut te voir ce soir , à dix heures . Il est à cran avec cette histoire _là , parce_qu' il paraît que ça n' est pas la seule du genre . Il dit qu' il y a des fuites partout . À Paris , à Londres , ailleurs . Bon Dieu ! ils vont jusqu' à dire que quelqu’un a été cause du massacre d' Amheim . Que les Fritz savaient où et quand les parachutistes anglais devaient atterrir … Et le chef pense peut_être que c' est moi qui ai dégoisé ça aussi . Tu es cinglé , Lemmy ! Avec tes états de service … Ne prends pas cette affaire _là tellement au tragique . Le chef pense que tu t' es trop laissé aller avec la môme Marceline , et alors ? Tu croyais qu' elle était régulière . Comment pouvais _tu savoir qu' elle travaillait pour les gars d' en face ? Ça ne change rien pour moi . Et puis , d’abord , je ne fais jamais de confidences aux blondes . Je voudrais bien pouvoir dire la même chose , soupira Dombie . Je ne leur parle jamais de choses sérieuses - et pourtant ce que je leur dis m' attire toujours des tas d' embêtements . Je m' envoie un coup de cognac , et je dis à Cleeve : Puisqu' il faut que j' aille voir le chef à dix heures , ça serait peut_être une bonne idée de parler à Ribban d’abord . Vous avez dit tout à l' heure , que vous aviez arrangé quelque chose ? Oui . Il y a un petit bistro qu' il aime bien , près de la Place Pigalle . Ça s' appelle Chez Léon . Il m' a dit qu' il y serait à neuf heures . Il est moins le quart , maintenant . Vous avez juste le temps d' aller boire un coup avec lui , là_bas , et de lui parler , avant d' aller voir le chef . O_K , dis _je . Je saute jusque_là . À un de ces jours . Bientôt , j' espère , dit Dombie . Je vous reverrai ce soir , Lemmy , dit Cleeve . Je crois que le chef a quelque chose en réserve pour nous . Je redescends l' escalier , et je me retrouve sur cette chouette Place des Roses . Puis je prends le chemin de la Place Pigalle . Cette histoire _là ne me plaît pas . J' ai beau me dire : Bon Dieu ! Que l' existence est parfois emmerdante , ça n' arrange rien . Et puis , au fond , je les enquiquine tous . Ils me verront quand ils me verront . Moi , je ne suis pas pressé . Le gars Ribban m' attendra le temps qu' il faut . Je vais flâner un peu . Ça retardera d' autant mon entrevue avec le patron . Parce que cette petite conversation qu' il tient à avoir avec moi - moi , je m' en passerais très bien . Elle sera passionnante et mouvementée - dans le genre dramatique . Et bien que je n' aie pas le coeur à la rigolade ce soir , je n' ai pas le coeur , non plus , à la tragédie . Alors je vais faire une petite balade , tout doucettement . Je vais faire une petite étude philosophique sur la différence du Paris de ce soir avec le Paris de 1926 et 1939 - parce_que j' y suis venu pour affaire , ces deux années _là - et je visiterai un ou deux bistros , en route . C' est encore là qu' on juge le mieux la température d' un pays . Tout d' un coup , je me mets à penser à la môme Marceline . C' est une petite qui a de la cervelle . Une mignonne qui sait parler quand elle veut empoisonner le monde . Moi , je donnerais bien deux mois de mes appointements pour savoir ce que cette souris a bien pu raconter au chef . Peut_être ai _je été un peu bavard , une fois ou deux . Mais que ce que j' ai pu lui dire ait de l' importance ou n' en ait pas - ça n' est pas à cette heure _ci que je vais me triturer la cervelle à vous expliquer le coup . C' est trop long … Il faut que vous vous rendiez compte que ça n' est pas rose tous les jours , pour un G Man , d' être détaché auprès des Services secrets de l' Armée , à Paris . Je vous le dis ! Et vous pouvez me croire . Aux bons vieux jours d' avant cette guerre , quand je ne dépendais que du grand Chef de Washington , et que j' étais l' as du Bureau Fédéral , c' était la bonne vie - mais je ne connaissais pas mon bonheur . Maintenant , nous sommes quelques_uns qui travaillons avec l' Army Intelligence et Secret Service - et ça n' a plus rien de rigolo . Tous ces gars _là galopent en rond - courant après leur queue si je puis dire - et se bousculent à tel point qu' ils se font trébucher les uns les autres … N' empêche que je donnerais cher pour savoir ce que la môme Marceline a bien pu leur dégoiser … Ma bonne vieille grand' mère - qui connaissait bien l' existence - me disait toujours qu' il faut se méfier des femmes comme du feu . C' est pourquoi je me demande , en ce moment , si la Marceline n' avait pas caché , sous son chemisier , deux jolies petites bombes incendiaires que j' aurais prises pour quelque chose d' autre … Mais toutes ces réflexions ne m' empêchent pas de jeter des petits coups d' oeil à droite et à gauche , et de repérer un mignon petit bar dont l' enseigne m' apprend qu' il s' appelle le Wilkies . J' y entre et je m' accoude au zinc . Je commande un vitriol puis un second , puis un troisième pour me consoler des deux premiers . Et tout d' un coup mon coeur s' arrête de battre … Je cligne des yeux , et je me pince le bras violemment , pour être sûr que je n' ai pas de visions . Pas d' erreur . C' est bien ma petite copine Juanella - Juanella Rillwater - qui est assise sur un haut tabouret , à l' autre bout du zinc . Aussi élégante que si elle avait été découpée dans un magazine de mode . Vous vous rappellerez sans doute que cette mignonne est la femme légitime du gars Larvey Rillwater , le plus grand expert en dynamitage de coffres_forts , que les Etats_Unis aient jamais connu . Ce ouistiti _là a passé sa vie à échapper à tous les flics de toutes les polices , tellement malin qu' on n' arrivait jamais à rien prouver contre lui . Sauf une fois , où il a glissé sur une peau de banane . Il faut que je vous dise tout de suite qu' il y a deux raisons pour que la vue de cette poupée m' ait coupé la respiration . La première , c' est parce_que chaque fois que je la vois , je suis bien obligé de m' avouer qu' elle est une des plus belles mômes que j' ai connues dans ma carrière . Et je vous dirai la seconde raison dans un petit instant . Juanella est assez grande , avec des courbes et des rondeurs placées exactement où il faut qu' elles soient . De face et de profil , assise ou debout , elles ont - ses rondeurs et ses courbes - une harmonie aussi adéquate que sensationnelle . Elle a des cheveux couleur acajou , que l' on dirait coiffés la minute d' avant , par le champion du monde des coiffeurs . Ses yeux sont d' un beau vert profond , comme les vagues de la mer . Enfin , il n' y a aucun doute que le jour où le bon Dieu a fait la distribution de sex_appeal , la môme Juanella a dû en barboter une ration supplémentaire , avec des faux tickets bien sûr . La seconde raison pour laquelle je suis , comme qui dirait , commotionné , de voir Juanella à Paris , c' est que c' est Jimmy Cleeve - le roussin privé que j' ai vu tout à l' heure chez Dombie - qui a mis le grappin sur Larvey Rillwater , environ dix_huit mois avant la guerre , à la suite d' un cambriolage de banque dans la banlieue de Chicago . Ce qui ne fait aucun doute , en tout cas , c' est que le gars Lemmy Caution est incorrigible . Dès que le fils de ma respectée mère aperçoit quelque part un beau brin de fille , il se sent , aussitôt , complètement chamboulé . Notez bien que ça tient uniquement à ma nature poétique . La beauté me fascine . Et j' en oublie constamment les préceptes du gars Confucius , qui était pourtant un type tout ce qu' il y a de plus à la coule . Il a résumé toute son expérience de la vie dans cette formule que j' ai inscrite sur un bout de papier et que j' apprends par coeur , tous les soirs , avant de m' endormir . La beauté des femmes est semblable à l' alligator , qui te guette au milieu des joncs . Et tous les matins en me réveillant , je me récite à voix haute une autre de ses sentences : Il serait moins dangereux de chatouiller une tigresse endormie que d' étudier de près la géographie d' une jolie blonde sous prétexte que ses rondeurs , et ses creux , et le reste , donnent une idée parfaitement exacte d' un paysage de collines , de vallées , et de petits boqueteaux touffus . Et il faut bien que j' avoue que ce serait le moment ou jamais , pour moi , de me tenir un peu à l' écart du beau sexe . À cause de mes salades avec l' autre poupée . Il y a bien des mignonnes qui seraient sans danger pour moi . Je le sais bien . Seulement , qu' est_ce_que vous voudriez que j' en fasse ? Comment voudriez _vous que je m' intéresse à la géographie d' un sujet qui aurait des jambes en tuyaux de poêle ! Ça ne vous intéresserait pas non plus . Alors ? Et puis l' amusant quand on apprend la géographie avec une jolie môme , c' est qu' elle a l' habitude de se défendre contre les élèves trop studieux . Elle ne se laisse pas faire comme ça . Et ça donne du piquant à la chose . Il y en a , bien sûr , qui ne font pas beaucoup d' embarras . J' en ai connu une comme ça à Oshkosh . Elle était tellement bien balancée , que tous les pantalons de sa petite ville lui cavalaient derrière . Un jour un ouistiti comme nous en connaissons tous , la rencontre dans la grande rue , et s' accroche à ses jupes pour lui dire : Esmeralda , cette vie que vous menez est indigne . Tous les hommes de la région deviennent cinglés à cause de vous . La nuit dernière , je n' ai pas dormi parce_que je pensai à vous et que j' ai prié pour vous avec ferveur . À quoi la souris a répondu avec dignité et en abaissant pudiquement ses paupières supérieures : Je ne comprends pas , mon mignon . Ça n' était pas la peine de prier . Mon numéro est dans l' annuaire . Pourquoi ne m' as _tu pas téléphoné ? À la suite de ça le zèbre en question s' est envoyé quatorze whiskies l’un après l' autre , et s' est engagé le soir même dans les fusiliers marins . On ne sait pas s' il en est mort . J' espère que vous aurez compris la morale de l' histoire . Mais revenons _en à Juanella Rillwater . Et il faut tout de suite que je vous dise que son mari , Larvey Rillwater , est à l' ombre dans une prison fédérale des U_S_A , bien à l' écart de toute activité . J' en conclus donc que Juanella , son épouse devant Dieu , qui sait se débrouiller dans l' existence , et qui connaît bien les possibilités qu' offre la bonne ville de Paris , a réussi , je ne vois pas grâce à qui , à quitter les U_S_A en pleine guerre et à entrer en France . Dame ! Il faut bien vivre … Je me demande , pendant une minute , si je ne remettrais pas à plus tard l' occasion de bavarder un petit peu avec ma copine Juanella , et si je ne filerais pas tout de suite retrouver le gars Ribban pour voir un peu ce qu' il peut me dire sur l' affaire qui me tracasse . Et puis je me dis qu' après tout , il faut prendre la vie comme elle vient , et surtout pas se faire de bile . Alors , je m' avance à pas de loup derrière Juanella , et je lui susurre doucettement dans le cou : Hello , JuJu … Elle se retourne d' une pièce , sur son haut tabouret , toute saisie de me voir . Puis elle s' exclame : Ça , par exemple ! C' est _il pas Dieu possible ? C' est Lemmy en chair et en os ! Mon Lemmy ! Le seul homme au monde que j' aurais eu plaisir à m' envoyer , et qui n' a jamais voulu se laisser faire … Et elle me fait un délicieux sourire qui laisse voir ses jolies petites dents . Moi je lui cligne de l' oeil , affectueusement . Parce qu' il faut que vous sachiez que chez Juanella , tout ça n' est qu' une façon de parler . Ça n' engage à rien . Quoique dans mon cas particulier , elle à peut_être pensé ça autrefois . C' est magnifique , de te retrouver comme ça , par hasard , Juanella . Dis _moi ce que tu fais dans cette ville de joies et de misères , habillée comme une star , et belle à faire damner un saint . Et qu' est_ce_que devient ton époux - c’est_à_dire s' il est toujours ton époux - Larvey ? Elle me regarde un long moment avec intensité , puis elle murmure dans un sourire : Toujours le même Mister Caution , hein Lemmy ? Si je ne t' aimais pas comme je t' aime , je t' appellerais d' un vilain nom , parce_que tu cherches toujours à me faire du mal . Et tu sais bien que Larvey Rillwater , l' expert en dynamitage de coffres_forts , habite en ce moment une grande maison où il y a des barreaux à toutes les fenêtres . Mais ça ne devrait pas t' empêcher de me payer un verre , Lemmy … J' entre en conversation avec le barman afin_qu' il nous prépare deux cocktails de mon invention . Puis nous allons nous asseoir à une table , dans un coin . Nous nous regardons tous les deux en souriant . C' est une façon comme une autre d' entamer une grande bagarre . Après qu' elle a trempé ses lèvres dans notre breuvage , elle passe sur ses lèvres une jolie petite langue rose . Puis elle dit : C' est bon , ça , Lemmy . Tu sais toujours faire ton choix ce qui est bien dommage , c' est que tu ne m' aies jamais choisie , moi … Ne désespère pas , Juanella . Tant qu' il y a de la vie , il y a de l' espoir . Peut_être que quand tu seras une vieille dame à cheveux gris , avec une silhouette comme la côte de l' Atlantique sud , je viendrai te prendre par la main pour t' enseigner les secrets de l' existence . Oui ? Mais à ce moment _là , moi je ne voudrai plus de toi . Tu seras trop décati . J' allume une cigarette , et je lui en passe une . Puis je la regarde d' un air sérieux et je lui dis : Tel que tu me vois , Juanella , je suis fixé ici pour l' instant . Et ça ne va pas très fort . On nous a envoyés à Paris , moi et quelques autres G Men , pour travailler avec les gars de l' Armée . Ça n' a rien de rigolo . Et en plus de ça , j' ai fait l' imbécile . Je ne suis qu' un pauvre ballot … Juanella lève les sourcils , et me regarde d' un air surpris . Sans blague , Lemmy ? Qu' est_ce_que c' est que cette histoire ? Tu ne vas pas me faire croire que Lemmy H . Caution , l' orgueil du Bureau Fédéral d' Investigations , le grand homme des G , a fait des tâches sur son cahier , s' est mouché dans son tablier , et a cassé son ardoise ? Tu ne me feras pas avaler ça , Lemmy . Pas à moi … Je voudrais bien que tu aies raison , Juanella . Mais c' est comme ça quand même . J' ai été un ballot . J' étais sur un boulot dur , et j' ai été trop bavard avec une môme . Je ne lui ai rien dit de vraiment important , mais assez pour qu' elle en devine un peu plus . Et ça va me coûter très cher . Tous mes succès passés sont quasiment effacés , pour les gars que tu sais . J' ai démoli ma carrière … comme ça … en blaguant … J' en suis désolée , Lemmy , dit _elle , avec une compassion qui sonnait sincère dans sa voix . J' aurais parié , jusqu' à présent , que tu étais un des rares types au monde à savoir tenir son nez propre . Si je tenais dans mes griffes la poupée qui t' a joué ce tour _là , ça ferait des étincelles ! Alors ? Qu' est_ce_qu' ils vont te faire , Lemmy ? Je n' en sais rien encore , Juanella . Et puis je ne veux pas m' en faire d' avance . Ça ne servirait à rien . Parlons d' autre chose . Dis _moi ce que tu es venue faire ici . Comment t' es _tu défendue pour venir ? Ou alors , qui est _ce qui s' est défendu pour toi ? C' est un peu difficile de sortir des U_S_A en ce moment et d' obtenir un visa pour Paris . Surtout pour une frangine dont le mari est conservé dans un frigidaire . Alors ? Juanella regarde pensivement le bout de sa cigarette . Puis elle me répond : Je vais t' expliquer ça , Lemmy . Tu connais peut_être le nom du type qui a coincé Larvey ? Il s' appelle Cleeve - Jimmy Cleeve . C' est un roussin privé qui a été détaché , depuis la guerre , à la Police d' Etat , à Chicago . Enfin , c' est lui qui a mis le grappin sur Larvey . Mais il a été aussi chic qu' il a pu , étant donné les circonstances . Ça ne m' étonne pas , dis _je . Ce Cleeve est un gars tout ce qu' il y a de plus convenable . Je le connais . Mais je ne dis pas à Juanella que Cleeve est justement à Paris en ce moment . Parce que ça ne vaut rien de dire trop à une poule . Alors , reprend Juanella , après qu' ils eurent bouclé Larvey , j' étais toute perdue . J' aime bien mon Larvey , même si je ne suis pas aussi mordue pour lui que pour quelqu’un d' autre que je connais … Et Juanella , en disant cela , me balance un regard brûlant . Puis elle reprend : Alors j' étais toute perdue , une vraie paumée , et je commençais à penser sérieusement à piquer une tête dans l' Hudson pour voir si je pourrais attraper un poisson à la course , lorsque je rencontre justement le Cleeve en question , qui me dit que si ça me chantait de faire le voyage de Paris pour le compte de l' oncle Sam , il s' arrangerait à me faire avoir un visa malgré les petites histoires qu' on a pu me reprocher de temps en temps . Elle pousse un gros soupir . Puis elle continue : Cette idée _là me plaisait beaucoup , et mon moral remontait à tour de bras , lorsque une autre bonne chose m' arriva . La vieille Mme Fayle , la tante de Larvey , qui avait essayé si souvent de le convaincre d' abandonner le cambriolage des banques pour faire enfin un métier honnête comme par exemple de vendre des actions de sociétés qui n' existent pas - cette vieille tante Fayle meurt et me laisse un petit magot assez gentillet . Rien d' énorme , mais assez pour me payer une indéfrisable et quelques petites babioles . Et voilà toute mon histoire , et pourquoi je suis ici , et si heureuse d' y rencontrer mon Lemmy . Je regarde ma montre . Il est neuf heures et demie . Je me dis qu' il serait peut_être temps quand même de filer voir le gars Ribban pour qu' il m' affranchisse un peu de tout ce qui se mijote . Écoute , Juanella , dis _je . Il faut que je m' en aille . Mais ça me fera plaisir de te revoir . On pourrait peut_être dîner un soir ensemble ? Bien sûr , Lemmy , dit _elle . Ça me ferait très plaisir . J' habite à l' hôtel , l' Hôtel Saint_Denis . Tiens , voilà le numéro de leur téléphone . Donne _moi un coup de fil quand tu seras libre . Et tu n' auras pas besoin de me prévenir à l' avance . Parce que je balancerai tout ce que je pourrais avoir à faire ce soir _là , n' importe quoi . Tu vois comment je suis dès qu' il s' agit de toi . Je lui fais un grand sourire . Tu es la plus belle môme que je connaisse , Juanella , dis _je . Tu aurais pu être une star si tu avais voulu . Je te téléphonerai dès que mes embêtements seront un peu moins empoisonnants . O_K , Lemmy . Et ouvre l' oeil . Tu es un gars trop à la coule pour te laisser aller . Moi je reste ici encore un moment pour terminer la soirée . Je lui dis au revoir , et je me trisse , en pensant à part moi que le type qui a dit que le monde est petit était sûrement un gars qui se nourrissait de phosphore . Je monte la Butte très lentement , en pensant à toutes sortes de choses . Il fait très froid , tout d' un coup , tellement froid , qu' une poupée en chaleur aurait sûrement l' impression d' être assise sur un iceberg . Mais ça tient peut_être surtout à ce que je me sens tout chose … J' ai comme une espèce de pressentiment qu' il y a des tuiles dans l' air pour moi . Ça n' est pas que ça me tracasse trop . J' en ai vu tellement , et de toutes les couleurs , depuis pas mal d' années , que le fils préféré de la maman Caution est comme qui dirait cuirassé contre les surprises de l' existence . Et quand je suis dans une période où des empoisonnements ont l' air de se préparer , je pense au Français dont je ne sais plus le nom , et qui a dit que toutes les choses qu' il avait passé son temps à craindre , ne lui étaient jamais tombées dessus . Ce zèbre _là devait aussi se nourrir de phosphore … Je vous ai déjà dit deux mots de ce Chinois qui s' appelle Confucius . Moi , ce Chinois _là , c' est comme qui dirait mon livre de chevet . Parce qu' il a passé toute sa vie à préparer des petits slogans pour empêcher les gens de faire des bêtises . Entre autres choses , il prétend qu' il n' existe que trois sortes d' emmerdements dans le monde , les poupées , le pognon et la maladie . Eh bien , moi , je crois que là , pour une fois , le gars Confucius s' est gourré . Il s' est gourré d’abord parce_que le gars qui est amoureux d' une petite , a tous les empoisonnements à la fois , puisqu' elle le fait souffrir tant qu' elle peut , qu' elle lui pique son pognon , et que ça le rend malade . Mais l' erreur la plus grave que le gars Confucius a faite en fabriquant ce slogan _là , c' est qu' il a oublié le quatrième emmerdement , c’est_à_dire celui que vous avez si vous n' avez pas les trois autres … Réfléchissez deux minutes . Si un type n' est pas amoureux d' une môme et qu' elle ne peut pas le faire souffrir tant qu' elle peut ; s' il a du pognon et qu' il n' a pas de femme qui le lui dévore ; et s' il a une santé de fer qui ne lui permet pas de se lamenter sur cette chienne de vie , moi , je vous dis que ce gars _là est mûr pour la camisole de force tôt ou tard … Et je vous permets de citer cette pensée profonde comme si elle était de vous . Après un quart d' heure de marche , j' arrive Chez Léon , dans une rue pas loin de la Place Clichy . Le rez_de_chaussée est un bistro comme un autre , avec , au fond , une petite salle qui fait dancing . Venant du dehors , l' atmosphère me semble étouffante . Et les conversations , d' un bout à l' autre de la salle , font une espèce de bourdonnement . Il y a là des gars du marché noir . Et des souris qui trafiquent de leurs charmes . Moi je vais directement au zinc , et j' interpelle le patron . Je lui demande si ça marche comme il veut dans son petit business . Puis je lui dis que je voudrais bien voir le gars qui s' appelle Ribban . Il a une chambre en haut , me répond _il . Il doit y être en ce moment . Prenez l' escalier au fond de la salle . Je dis O_K , et je fais comme il m' a dit . Il paraît qu' il n' y a qu' une chambre tout en haut , et que Ribban l' a choisie parce_qu' il aime la solitude . Alors je grimpe toutes ces marches et ça me semble interminable . Sûrement ce gars _là est un type comme moi , un tempérament poétique . Il veut loger près des étoiles . Moi , je fais des trucs dans ce genre _la quand je suis mordu pour une poupée . Parce que , je ne sais pas si je vous l' ai jamais dit , moi , je suis d' un tempérament excessivement poétique . Je passe mon existence à cavaler après les malfaiteurs les plus variés , mais c' est pour gagner mon petit bout de pain . Dès que j' ai un instant pour souffler , alors je ne pense plus qu' à l' art et aux belles choses . Et je suis de ceux qui aiment toucher du doigt les belles choses auxquelles ils pensent . Seulement je me suis aperçu que la poésie et les belles choses , comme par exemple une paire de jolies jambes et tout ce qui se trouve autour , ça m' amène des ennuis pire que la chasse aux gangsters . Il y a peut_être une morale à en tirer . Et comme je suis un gars généreux , je vous laisse la gloire de la découvrir . Je grimpe deux étages , et je reprends ma respiration sur un petit palier . Puis j' aborde les dernières marches , qui tournent en colimaçon . Il n' y a plus de tapis , et mes pas font un bruit sonore . Il n' y a plus d' éclairage dans ce bon Dieu de paradis , et je tâte le mur pour m' y reconnaître dans cette noirceur . À peu près à mi_chemin , dans l' escalier , je marche sur quelque chose de mou . Je suppose que quelqu’un a laissé tomber un mouchoir . Enfin j' arrive en haut . J' allume mon briquet . En face de moi , il y a une porte . Je l' ouvre et j' entre . C' est une chambre à coucher . Elle est vide . Sur la cheminée , une bougie . J' y vais et je l' allume . Et en même temps , je me demande pourquoi Ribban a pris une piaule de ce genre _là . Évidemment il a peut_être ses raisons . Il y reçoit peut_être de jolies madames . Je regarde autour de moi . Il y a un lit dans un coin , deux chaises , une commode avec un miroir dessus , et une table . Sur la table il y a du papier à lettres et une enveloppe . Un morceau de papier buvard est posé en travers d' une feuille comme si quelqu’un allait commencer d' écrire . L' idée me vient que Ribban allait peut_être écrire à quelqu’un lorsqu' on l' a interrompu , puis qu' il est sorti . Et tout d' un coup , je pense à quelque chose . Je prends la bougie et je descends l' escalier . Vous vous rappelez que je vous ai dit qu' à mi_étage j' ai marché sur quelque chose de mou comme un mouchoir . Eh bien , ça n' était pas un mouchoir . Ça n' y ressemblait absolument pas . C' était la manche du veston de Ribban . Le pauvre garçon est étendu sur les marches , la tête en bas , tassé contre les barreaux de la rampe . Je l' examine de tout près . Le gars a eu son compte . Il est liquidé . Mais en passant ma main dans sa chemise , je sens encore la chaleur en lui . Je sors une cigarette et je l' allume à la bougie . Puis je m' adosse au mur en contemplant le gars à mes pieds . Je me penche à nouveau , et j' approche la bougie de sa tête . À l' intérieur de son oreille droite , qui est la plus visible d' en haut , j' aperçois un peu de liquide jaunâtre . Soudain , une sonnerie de téléphone se déclenche . Ça vient de la chambre d' en haut , celle de Ribban . Je regrimpe les quelques marches . Il y a un téléphone dans un coin de la pièce . J' attrape le récepteur et je dis : Allô . Une voix d' homme répond , en anglais : Est _ce vous , Ribban ? Oui , dis _je . Qui êtes _vous ? C' est Jimmy Cleeve à l' appareil . Est_ce_que Caution est avec vous en ce moment ? Si oui , voudriez _vous me le passer ? Écoutez , Jimmy , c' est moi Caution . Ah oui ? fait _il . Vous disiez que vous étiez Ribban … Oui , mais seulement parce_que je voulais savoir qui appelait . Ça pouvait être utile . Ça va assez mal dans mon coin . Quoi ? fait _il . En tout cas , je peux vous dire que les choses vont mal ici aussi . Le chef fait un foin de tous les diables parce_que vous n' êtes pas venu au rendez_vous . Il est dix heures passées . C' est lui qui m' a ordonné d' essayer de vous toucher à tout prix . Qu' est _ce qui se passe de votre côté ? Écoutez , Cleeve . Voulez _vous dire au patron que quelque chose est arrivé qui a l' air d' être du sérieux . Un business qui peut réserver des surprises . Vous saisissez ? Ensuite , sautez dans une jeep , et venez jusqu' ici . À toute allure . Mais n' amenez pas la jeep devant Chez Léon . Laissez _là au bout de la rue , et venez à pied . Qu' on ne vous remarque absolument pas . Compris ? O_K , Lemmy . Je ferai comme vous dites . Je vais démarrer en trombe . À tout de suite . Je raccroche , et je reprends la bougie . Puis je redescends les quelques marches pour jeter un nouveau coup d' oeil à Ribban . Il est tassé contre la balustrade , comme je vous l' ai déjà dit . Je m' agenouille sur une marche pour l' examiner à nouveau de tout près . Son bras gauche est pris sous lui , mais la main est visible . Elle est crispée et tient quelque chose serré dans les doigts . Je les lui desserre , et je vois qu' ils tiennent un stylo recouvert de son capuchon . Je prends mon mouchoir et je retire le stylo des doigts de Ribban . Je l' examine . C' est un stylo de fabrication française , comme on peut s' en procurer actuellement au marché noir si l' on a absolument besoin d' un stylo de ce prix _là . Je le fourre dans ma poche . Ensuite je fouille la poche gauche du veston , et j' y trouve un bout de crayon de cinq centimètres . Je remets le crayon dans la poche du veston . Puis je m' assois sur les marches pour attendre Cleeve . J' allume une autre cigarette , et je me demande ce que peut bien signifier cet épisode imprévu . Ça n' a absolument ni queue ni tête . Mais la vie est comme ça . Si les choses avaient une queue et une tête , tout serait très simple . C' est ce que m' a dit un jour une mignonne dont le petit copain avait filé avec une blonde . Je renonce , pour l' instant , à tarabuster mes méninges . Je m' adosse au mur , et j' attends le gars Cleeve . Au bout de dix minutes , je l' entends qui monte l' escalier . Il grimpe deux marches à la fois . En souplesse . Par_dessus la rampe , je le regarde monter car il y a de la lumière aux étages en dessous et j' admire son allure féline et puissante . Ce zèbre _là est sympathique . Sa mâchoire a une belle coupe . J' aime aussi sa façon de parler . Il a de la cervelle . Il aura peut_être une idée sur cette affaire _là . Dans le virage de l' escalier , il s' arrête pile en me voyant assis avec une bougie près de moi , et le gars Ribban qui dort sur les marches les jambes en l' air et la tête en bas . Jésus ! s' exclama _t _il . Qu' est_ce_que ça veut dire ? Je n' en sais rien , Jimmy . Vous trouverez peut_être une explication . Il reste debout , appuyé au mur d' une main . Je reprends : Vous en savez autant que moi , Jimmy . Je suis arrivé ici il y a environ vingt minutes . Le patron du bistro m' a dit que Ribban était dans sa chambre . Je suis monté . Comme il n' y avait pas de lumière , j' ai grimpé les marches en m' appuyant au mur . C' est pour ça que je n' ai pas trébuché sur lui . J' ai marché seulement sur son veston en passant . J' ai cru que c' était un chiffon quelconque . Et puis je suis entré dans sa chambre , que j' ai trouvée vide . Alors je suis redescendu avec la bougie - et j' ai trouvé ce que vous voyez là . Une minute plus tard vous téléphoniez . Cleeve hoche la tête , Puis il me dit : C' est moche . Moi , je n' aime pas ça du tout . Avez _vous examiné sa chambre ? Oui , dis _je . Il y a sur sa table du papier à lettres et une enveloppe , et un morceau de buvard dessus ; comme s' il était sur le point de commencer une lettre . Ça ne m' étonne pas , dit Cleeve . Ribban avait la manie d' écrire tout le temps . Puis Cleeve jette un coup d' oeil sur l' escalier et dit : Il me semble qu' on doit pouvoir se casser la figure assez facilement , dans cet escalier de malheur . Vous penchez pour la théorie de l' accident , Jimmy ? dis _je . Pourquoi pas ? Dites _moi , Lemmy . Y avait _il une plume et de l' encre sur sa table ou seulement du papier ? Ni encre ni plume , dis _je . Seulement du papier , une enveloppe et du buvard . Alors je vois très bien la chose , dit Cleeve . Ribban vous attend et s' assoit pour écrire une lettre ou pour prendre des notes quelconques . Tout d' un coup , il s' aperçoit qu' il n' a ni plume ni encre . Alors il descend l' escalier pour aller en emprunter au patron du bistro . Il trébuche dans l' obscurité , dégringole la tête la première , et se rompt le cou . Voilà sûrement comment ça s' est passé . Je ne pense pas , Jimmy . Regardez _le de plus , Cleeve me contemple un instant et répond : Que voulez _vous dire ? Regardez son oreille droite . J' approche la bougie de Ribban , et Cleeve se penche sur lui . Et alors ? Il a de la cire jaune ou quelque chose de ce genre _là dans l' oreille . Ça n' est pas de la cire , dis _je . Ça prouve que le pauvre vieux a eu le crâne fracturé . Regardez encore . Vous verrez où se trouve la fracture . Ça n' est pas une chute qui lui a fait ça . On lui a balancé un coup de matraque . Comment ça ? Dans l' escalier ! vous prétendez que quelqu’un attendait qu' il descende dans le noir , pour le matraquer au passage ? C' est absolument invraisemblable , Lemmy . De cette façon _là , oui . Mais on ne l' attendait pas dans l' escalier , le malheureux bougre . Il était assis à sa table pour écrire quelque chose ; avec un crayon ou autrement . La porte de sa chambre est ouverte parce_qu' il m' attend . Alors quelqu’un arrive sur la pointe des pieds - ou sur des semelles de caoutchouc - et entre sans faire de bruit , et lui en balance un grand coup sur le crâne . Remarquez qu' il était admirablement placé , ce pauvre Ribban . Il tournait le dos à la porte . Après quoi on le ramasse et on l' installe sur les marches , afin_qu' un ballot comme vous - et j' envoie un sourire à Cleeve - en déduise qu' il est tombé dans l' escalier , et qu' il s' est rompu le cou . Vous avez peut_être raison , dit Cleeve . Avez _vous une cigarette ? Je lui tends mon étui et il se sert . Puis il reste immobile un instant , appuyé au mur . Il réfléchit dur . Enfin il me dit : Ribban a voulu écrire une lettre , et puis il s' est aperçu qu' il n' avait ni encre ni plume . Alors Ribban s' est levé de sa chaise pour aller emprunter de quoi écrire au patron du bistro . Kibban a trébuché dans le noir en descendant l' escalier . Et Ribban s' est rompu le cou et en est mort . Voilà l' histoire de Ribban . Moi , c' est celle que j' adopte . Ce liquide jaune dans son oreille et sa base du crâne fracturé ? Ça va très bien avec mon histoire . Et les autorités d' ici ne demanderont pas autre chose que noire affirmation . Alors tout est parfait ! C' est magnifique , dis _je . Mais quoi ? Quelqu’un a buté le gars Ribban . Alors ? Jésus ! me répond Cleeve . Ne soyez pas si bouché , Lemmy . Réfléchissez . Vous avez rendez_vous avec le patron ce soir . Vous devez essayer de le convaincre que vous n' avez rien dégoisé à la Marceline . Le patron ne vous a pas à la bonne . Je sais tout ça , dis _je . Alors quoi ? Alors ceci : À qui Marceline a _t _elle raconté son histoire ? À Ribban . Qui est _ce qui lui a fait subir son interrogatoire en règle quand on l' a harponnée ? Ribban . À qui a _t _elle déclaré que vous lui aviez fait des confidences qui lui ont servi ? Au gars Ribban . Je crois que c' est clair . Peut_être , mais pas pour moi , dis _je . Voyons Lemmy ! Ribban est le seul gars qui sache réellement les dessous de l' histoire Marceline . Alors vous venez lui faire une visite ce soir , avant d' aller voir tous les deux le grand chef . Et voilà que , justement on le trouve mort presque dans vos bras . Et qu' il est mort d' un coup de matraque . Moi … j' ai l' impression que ça pourrait être embêtant pour vous . Vous ne croyez pas ? Parce que j' aurais buté Ribban à cause de ce qu' il savait sur moi et Marceline ? Pourquoi pas ? Il y a peut_être des gens qui ne vous portent pas dans leur coeur , Lemmy . Des gens qui seraient tout prêts à répandre une histoire comme celle_là . Et d' ailleurs , en supposant que vous ayez vraiment dégoisé à la Marceline des choses que vous auriez dû garder pour vous , et en supposant que pour sauver sa peau , elle l' ait avoué à Ribban - ça n' aurait pas été fameux pour vous que Ribban le confirme officiellement . Vous ne trouvez pas ? C' est possible . Mais vous oubliez une chose . Nous tenons toujours la Marceline . Si je suis supposé avoir dégoisé à cette souris des choses que je n' aurais pas dû - elle va pouvoir nous dire à nous , comme il paraît qu' elle l' a dit à Ribban , quelles sont ces choses que je lui ai dites . Et il va falloir qu' elle le fasse , cette salope - si salope il y a … Alors filons d' ici et allons voir le patron . J' ai hâte den finir avec cette histoire . Je vais lui demander de nous recevoir ensemble - la Marceline et moi . Malheureusement , Lemmy , ça lui sera impossible … Et pourquoi donc ? Parce que nous ne tenons plus la Marceline … Nous l' avions remise aux autorités françaises , qui l' avaient fourrée au frigidaire en attendant que nous éclaircissions son cas . Et nous avons été avisés , juste avant que je vienne ici , qu' il y a environ une heure quelqu’un est allé à la prison , muni d' un ordre signé du patron , et l' a emmenée . L' ordre était un faux , et la signature du patron , imitée . Et puis , une demi_heure après sa sortie du frigidaire , on a retrouvé son cadavre sous une porte _cochère de la rue Zacharie . Elle avait été tuée de deux coups de feu , puis on l' avait déposée là . Vous pigez , Lemmy ? Je pige . Alors si vous allez , maintenant , dire au chef que Ribban a été buté , ça va lui faire penser des tas de choses . Des choses qui ne seraient peut_être pas très bonnes pour vous … La petite histoire de Jimmy me fait réfléchir profondément . Je fais marcher mon cerveau à une allure folle . Puis je dis enfin : J' ai l' impression que vous avez raison , Jimmy . Si Ribban a été descendu , ça ne sera pas fameux pour le gars Caution . Cleeve fait oui de la tête . Puis il se penche et touche le cadavre . Il n' y a pas longtemps qu' il est mort , dit _il . Le fait que vous veniez seulement d' arriver ne signifierait rien . Vous n' auriez pas eu besoin de plus d' une demi_minute pour faire ce boulot _là . Cleeve me regarde en souriant , et reprend : Ribban descendait pour aller emprunter de l' encre et une plume . Il a manqué une marche , dans le noir , et s' est rompu le cou . Vous êtes un chic type , Jimmy . Peut_être que je pourrai vous rendre la pareille un jour . C' est tout naturel , mon vieux , me répond Jimmy . Je connais votre réputation , et je sais ce que vous valez . Je sais bien que vous ne feriez jamais une chose pareille . Mais il y a peut_être quelqu’un qui a intérêt à vous torpiller . Alors il vaut mieux faire comme j' ai dit . O_K , dis _je . Je vais faire venir une ambulance . Vous pouvez téléphoner d' en bas , dit Cleeve . Je vais monter à la chambre de Ribban , et téléphoner au patron . Je vais lui dire ce qui est arrivé , et que nous allons aller le voir tout à l' heure . Il monte les marches , et moi je les descends . Puis je donne mon coup de fil . Ensuite je me plonge dans mes pensées . Elles ne sont pas particulièrement réjouissantes , Parce que j' ai l' impression qu' il y a quelqu’un qui n' aime pas beaucoup le gars Caution , et qui lui prépare des entourloupettes . Quelqu’un de pas gentil du tout , et qui ne s' embarrasse pas du choix des moyens . Moi … si j' étais un gars bileux … j' aurais là une belle occasion de me faire de la bile ! je me demande ce que dirait le Confucius à propos d' une situation comme celle là . II SAVONNAGE J' ai déjà vu le patron faire vilain , mais jamais autant que ce soir . Il a son air coriace des grands jours . Son bureau , au Quartier Général , est dans l' obscurité , à l' exception de sa table de travail sur laquelle est posée une lampe . Quand nous entrons , il est en train de lire des documents . Et nous restons , Cleeve et moi , plantés devant lui sans même qu' il nous regarde . Le chef est un très chic type . Il a une figure plaisante . Ses cheveux sont stries d' argent . Et il a une mâchoire volontaire . Ce gars _là est un dur , sans qu' il y paraisse . La lumière de la lampe fait briller la petite étoile qu' il porte sur l' épaule . J' ai idée qu' il doit rigoler intérieurement quand on l' appelle mon Général . Dans le civil , c' est un des as de la Direction du G . Mais qu' est_ce_que vous voulez ? La guerre est une drôle de combine , où toutes sortes de gens font toutes sortes de boulots sous toutes sortes d' uniformes . Il lève la tête . Il touche un commutateur , et la lumière du plafond s' allume . Bonsoir , nous dit _il . Je suis content de vous voir ici . Bonsoir , monsieur , dit Cleeve . Moi je ne dis rien . Je me dis qu' il vaut peut_être mieux - pour une fois - que je la boucle . Flash fixe son regard sur Cleeve , et ensuite sur moi . Puis il dit : Well … je crois que je vous connais assez bien , Caution , pour vous parler sans détour . Je sais ce que vous valez . Je n' ignore rien de vos activités passées . Vous avez toujours été considéré comme l’un des meilleurs agents du B_F_I Et si quelqu’un m' avait dit que vous êtes trop bavard dans le service - que ce soit sous l' influence de l' alcool ou non - je n' aurais jamais voulu le croire . Alors ? Je ne réponds rien , et il continue : Enfin , vous connaissez l' histoire dont il s' agit . Qu' est_ce_que vous avez à en dire ? Je vais vous la résumer pour être sûr que nous nous comprenons bien . Il ouvre un tiroir et en sort un cigare qu' il allume . Puis il reprend : Marceline du Clos - une Française - et un Américain nommé Varley , exploitaient une affaire de décoration d' appartements à New_York , depuis le début de la guerre . Pour une raison ou pour une autre , le Bureau Fédéral d' investigations s' intéressa à leurs activités - qui parurent suspectes . On en était venu à supposer qu' ils étaient des espions à la solde des Allemands ou des Japonais , ou même des deux à la fois . Alors deux agents du B_F_I furent chargés , séparément , de s' occuper des deux oiseaux . L’un de ces agents était George Ribban , et l' autre était vous_même , Caution . Vous aviez reçu vos consignes , et vous travailliez chacun de votre côté . Ce qui suivit , c' est que Marceline et Varley - par des moyens que l' on n' a pas encore pu expliquer - ont obtenu leurs passeports et le visa nécessaire pour quitter New_York et venir à Paris . D' ailleurs , ça nous arrangeait assez bien , parce_que nous espérions qu' ici ils se découvriraient peut_être . Ils sont arrivés en France deux ou trois semaines après l' entrée des Américains à Paris . Ribban était à leurs trousses , et vous aussi . Caution . Ensuite de quoi il fut convenu que vous essayeriez de devenir copain avec la Marceline . Flash se renversa sur son fauteuil et souffla vers le plafond un superbe rond de fumée . Puis il reprend : Toutes les affaires que vous avez , jusqu' à ce jour , menées à bonne fin , montrent que vous avez un chic particulier pour manier les femmes . Alors vous avez contacté la Marceline , et vous êtes sorti un peu partout avec elle . Et il apparaît qu' un soir vous avez été un peu trop fort sur le whisky . On vous a retrouvé le lendemain matin , encore aux trois_quarts ivre , dans un hôtel de la rue de Clichy . Personne ne savait où était passée la Marceline . C' est à ce moment _là que certaines informations concernant des mouvements de troupes parvinrent aux Allemands . Notre Service Secret a pensé que Marceline et Varley étaient les auteurs de ces fuites . Ribban fut chargé de retrouver Marceline . Nous n' avons pas pu retrouver Varley , jusqu' à présent , mais Ribban retrouva Marceline . Il le lui fit à l' influence , la bluffa , l' effraya . Elle dut penser que la peur la ferait parler . Et , en effet , elle a parlé . Elle a raconté pas mal de choses dont la plus importante était que vous , Caution , vous lui aviez dégoisé des tas de renseignements . Vous lui aviez raconté ce que vous faisiez . Et , pour vous faire valoir à ses yeux , sans doute , vous lui avez donné une idée de l' importance du travail de notre Service Secret et des méthodes qu' il emploie . Naturellement , ces confidences ont profondément choqué Ribban . Lui qui était un agent irréprochable , il ne pouvait pas comprendre une chose pareille . Et moi non plus , je ne comprends pas … Moi , je continue à rester silencieux . Flash reprend : Vous préférez ne rien dire ? Vous avez peut_être raison . Si vous avez dégoisé des choses à cette femme pendant que vous étiez saoul , vous ne pouvez , évidemment , pas savoir ce que vous lui avez dit . Si Ribban était ici , il pourrait nous confirmer les termes exacts de la déclaration de Marceline . Ça éclairerait un peu notre lanterne . Mais Ribban n' est pas ici . C' est peut_être une bonne chose pour vous . On me dit qu' il s' est rompu le cou dans un escalier ce soir . Ça n' est pas de chance pour lui , mais c' en est peut_être une pour vous . Peut_être bien que oui , peut_être bien que non , mon Général , dis _je . Mais j' aurais quand même bien voulu entendre ce que George Ribban avait à dire là_dessus . J' aurais bien voulu savoir quand même ce que je suis supposé avoir dit à cette poupée . Et surtout j' aurais bien voulu avoir avec elle une petite conversation devant vous , à un moment où je ne serais pas aux trois_quarts ivre . Je n' en doute pas , Caution . Mais vous savez ce qui lui est arrivé , à elle aussi ? C' est une coïncidence très malheureuse , ou très heureuse . Ça dépend du point de vue … Et alors , mon Général ? Quel est le sous_entendu ? Que c' est moi qui ai fait sortir la Marceline de prison avec un faux papier de vous , et que je l' ai butée ensuite ? Pour l' empêcher de confirmer ce que , soi_disant , je lui ai dégoisé ? Diable ! quand je commence à assassiner des gens , il paraît que je fais ça en série ! Flash remet son cigare dans sa bouche . Puis il me répond : Ne faites pas l' idiot , Caution . Personnellement , je ne crois pas que la chose soit aussi grave que certaines personnes ont essayé de la dépeindre . La Marceline du Clos avait eu très peur quand Ribban l' a harponnée ; et elle a peut_être inventé des histoires , pensant que ça pourrait diminuer sa responsabilité . Les suspects d' espionnage sont souvent comme ça . Mais c' est la première fois que quelque chose de semblable arrive dans nos Services , depuis le début de cette guerre . Franchement … je n' aime pas ça du tout . Moi non plus , dis _je . Me voilà tout d' un coup devenu un fripouillard pour tout le monde , et personne ne peut dire pourquoi . Tout le monde débine Lemmy Caution , et personne ne sait ce qu' il a fait , ni ce qu' il a dit . Alors ? Quelle va être la suite ? Flash tire sur son cigare en silence pendant quelques instants , puis il me répond : Je vais vous le dire . Etant donné vos références professionnelles chez nous , j' ai de la peine à croire qu' un Agent comme vous ait pu faire une faute pareille . Je vais donc adopter la supposition que Marceline du Clos a menti . Qu' elle a dit ce qui lui passait par la tête , parce_qu' il fallait qu' elle dise quelque chose . Parce qu' elle avait peur . Si Ribban était ici , nous aurions pu mettre les choses au point . Mais il est mort . Cleeve m' a donné les détails au téléphone tout à l' heure . Apparemment Ribban a trébuché dans un escalier non éclairé , et s' est rompu le cou . Le Général cesse de parler . Il y a un intervalle de plein silence . Personne ne dit rien . Alors il prend une boîte dans son tiroir et la pose sur son bureau . Prenez là dedans des cigarettes , asseyez _vous , et écoutez _moi bien , tous les deux . C' est à moi qu' il s' adresse d’abord . Je vais vous laisser sur cette affaire , Caution . Il y a peut_être des gens qui pensent que je vais vous la retirer , et même vous renvoyer à New_York . Je ne le ferai pas . Je ne vois pas pourquoi un Agent qui a votre réputation devrait être victime d' accusations qui ne peuvent pas être prouvées . Je vous remercie , mon Général , dis _je . Mais , bien qu' on soit assez gentil pour me pardonner quelque chose que je n' ai pas fait , je n' étouffe pas de gratitude . N' en parlons plus , Caution . Passons maintenant à l' action . Ce Varley a réussi à disparaître . Nous pensons qu' il a pu passer en Angleterre . Il va faire des entourloupettes là_bas . Il est possible que ce qu' ils ont commencé à New_York et continué à Paris , doive se poursuivre et se terminer en Angleterre . Et ça ne sera pas facile de mettre le grappin sur lui là_bas . Parce qu' il y a des troupes américaines en quantité , de l' autre côté de la Manche . S' il a des amis là_bas , et s' il a de faux papiers , il pourra nous faire courir longtemps , nous et les Autorités britanniques . Le Général regarde Cleeve et lui demande : Cleeve , vous connaissez ce Varley ? Cleeve fait oui de la tête . Qu' est_ce_que vous savez de lui ? demande encore Flash . Cleeve tire un instant sur sa cigarette et répond : Eh bien , voilà comment ça s' est produit . Il y a deux ans , mon Agence de Police Privée m' a prêté à la Police d' Etat de Chicago parce_que j' avais été , autrefois , sur une affaire où Varley se trouvait mêlé . Je connaissais donc ce zèbre , que la Police d' Etat recherchait . On le recherchait dans tous les Etats de l' Union , mais c' est à Chicago qu' on supposait qu' il devait être . Je l' ai vu une fois et je sais comment il est . Je sais aussi le jeu qu' il joue . Varley est un fripouillard qui travaillait pour le Hitler Bund aux Etats_Unis avant même que l' Amérique soit en guerre . Il a des correspondants ici , et il en a probablement aussi en Angleterre . Le chef incline la tête et dit : Je crois que vous avez raison . Est_ce_que la Marceline vous a parlé de Varley , Caution ? Elle m' a dit des tas de choses sur lui , mais presque uniquement des bobards . Malgré ça , il y avait , par_ci , par _là , quelques remarques sensées . Le soir où j' ai contacté Marceline du Clos , et où je l' ai emmenée boire un verre quelque part dans l' espoir de la faire parler , je lui ai flanqué la trouille . Ça n' est pas Ribban qui l' a fait , ou en tout cas pas le premier . C' est moi qui ai amorcé le truc . Je crois qu' elle s' est imaginée qu' elle était faite . Elle a dû penser que nous lui réglerions son compte . Et que si ce n' était pas nous , les Fritz s' en chargeraient . Car pour une raison que j' ignore , cette poupée pensait qu' elle n' était plus en odeur de sainteté ni auprès des Fridolins , ni auprès de Varley , l' homme pour qui elle avait travaillé . Notez bien , mon Général , qu' elle n' a rien spécifié . Elle a été vague . Mais c' est l' impression que j' ai eue . Alors j' ai fait mon petit boniment . Je lui ai raconté l' histoire qui était arrivée à d’autres poupées du même genre qu' elle , qui s' étaient amusées à faire de l' espionnage . Et ça a semblé lui faire de l' effet . N' ai _je pas eu raison , Chef ? Bien sûr que si , me répond Flash . C' est classique . Alors la Marceline m' a dit que Varley paraissait n' avoir plus confiance en elle depuis six ou sept mois . Qu' il ne lui faisait plus jouer qu' un rôle secondaire , un rôle de pantin . L' idée était que Varley , qui est un dur , croyait qu' elle commençait de s' effrayer du jeu , et qu' elle parlerait peut_être un jour , par peur , a des gens comme nous . Elle pensait que c' était pour cette raison _là que Varley l' avait amenée ici . Je vois , dit le Chef pensivement . Vous a _t _elle parlé d' associés possibles de Varley , ici ou ailleurs ? Je reste silencieux une minute entière . Je secoue ma cigarette au_dessus du cendrier . Puis je fixe longuement le Chef , et je lui dis : Oui . Elle m' a dit que ce Varley a une soeur . T' ai bien cru comprendre qu' elle est quelque part en Angleterre . D' après ce que la Marceline m' en a dit , c' est une gamine qui fait sensation partout où elle va tellement elle est belle . Et il faut qu' elle le soit bigrement pour qu' une autre souris ne puisse pas faire autrement que de le dire . Seulement Marceline a ajouté que la bergère en question est la reine des fripouilles , et plus dangereuse qu' une femelle de serpent à sonnettes . J' ai eu l' impression que la Marceline ne portait pas l' autre mignonne dans son coeur . Le Chef réfléchit un long moment , puis il regarde Cleeve et lui demande : Avez _vous jamais entendu parler de cette soeur ? Non , répond Cleeve . Mais ça n' a rien d' étonnant . Je n' ai jamais eu à m' intéresser à la famille de Varley . Nous avions déjà suffisamment à faire à essayer de trouver quelque chose sur lui_même . Et nous n' avons pas tellement bien réussi . Il y a encore un silence . Puis Flash me demande : Marceline vous a _t _elle fait une description de cette soeur , Caution ? Et comment ! Vous savez bien , mon Général , que lorsqu' une femme en déteste une autre , elle l' épluche avec tant de passion , qu' aucun détail ne lui échappe . Et j' étais peut_être aux trois_quarts ivre quand j' ai eu cette fameuse conversation … mais ça ne m' a pas empêché de retenir la description qu' elle m' a faite . Et je puis vous la répéter avec la plus grande précision . D’abord elle m' a dit que cette soeur de Varley est brune , avec une peau magnifique , et des yeux couleur d' améthyste . Elle a une silhouette à rendre jalouse la Diane chasseresse . Elle s' habille à la perfection . Très intelligente . Parle plusieurs langues . Une poupée comme on n' en trouve pas sous le pas d' un cheval , me suis _je dit à moi_même en entendant parler de toutes ces perfections . Ça n' est pas votre avis , mon Général ? Je ne sais pas , me répond le Chef . C' est , malgré tout , un signalement qui pourrait s' appliquer à pas mal de femmes . Mais il y a autre chose , dis _je . Le signalement de cette personne comporte un signe très particulier . Le petit doigt de sa main gauche est tordu . La Marceline m' a dit que la soeur Varley a des mains ravissantes , des mains d' artiste , de pianiste , avec des doigts longs et fuselés . Et que le contraste de ce petit doigt déformé fait une impression extraordinaire . D' autant plus extraordinaire que , par une sorte de complexe sans doute , elle fait des restes , quand elle parle . Et avec cette main là seulement . Vous voyez ça , Chef ? Oui . Je vois . Je vais faire une fiche de ce signalement . Il prend une feuille de papier et écrit . Puis il relit tout haut ses notes , et me demande : Est _ce bien ça ? Parfaitement , dis _je . Le Chef met la feuille dans un tiroir , et son cigare dans sa bouche . Eh bien , voilà , reprend _il . Je vais vous expédier Cleeve et vous en Angleterre . Vous allez m' y faire la chasse au Varley et me le coincer . Si possible , ramenez _le moi vivant . J' aimerais bavarder un moment avec lui . Ce gars _là m' intéresse . Vous n' aurez pas un boulot facile , mais , heureusement , Cleeve le connaît . S' il est allé en Angleterre pour y contacter sa soeur , en supposant qu' elle soit là_bas , un couple dans leur genre devrait être repérable un jour ou l' autre . Vous aurez toute l' aide possible des Autorités Britanniques . C' est déjà arrangé avec elles . Alors quand partez _vous ? Je partirai quand vous voudrez , Chef , dis _je . Mais j' aimerais rester encore un jour ou deux à Paris . Il y a une ou deux petites choses que j' aimerais bien pouvoir faire . Bon . Alors vous ne partirez qu' après_demain . J' aurai un avion pour vous , de bonne heure le matin . Il me regarde et ses yeux bleus paraissent moins durs . Ça me ferait plaisir que vous réussissiez , Caution , dit _il . Vous voulez dire que ça serait une réhabilitation , Chef ? Eh ! fait _il . Nous avons avec nous quelques as du B_F_I Et tous espèrent monter en grade . Ça serait dommage pour vous d' échouer . Cette histoire Marceline du Clos ne vous a pas fait de réclame . Enfin , faites de votre mieux . Trouvez _moi Varley . Puis avec une espèce de sourire il ajoute : Et harponnez _moi aussi sa ravissante soeur . Si vous pouvez me les ramener vivants , on les fera fusiller un matin , à l' aube . Ils ne l' auront pas volé . Je me lève , et je dis : Bonsoir , mon Général . Cleeve dit bonsoir aussi , et nous sortons tous ! les deux . Dans le corridor , Cleeve me regarde en souriant et me dit : Eh bien , Caution , tout va bien pour vous . Vous voilà de nouveau en selle , mon vieux . En selle sur rien du tout , dis _je . On voudra bien me garder dans le rang si nous réussissons à coincer Varley . Si nous échouons , il y a un coup de pied au cul tout prêt pour mézigue … En attendant , allons boire un verre . Dans la rue , je reste plongé dans mes pensées . Au bout d' un moment , Jimmy me dit : Qu' est _ce qui ne va pas Lemmy ? Vous attachez peut_être trop d' importance à cette histoire . Et vous vous trompez peut_être complètement sur les sentiments du Patron . Je ne me trompe sur rien du tout , dis _je . Réflechissez _y une minute . C' est clair comme le jour que Flash est persuadé que j' ai dégoisé à la Marceline quelque chose d' important . Seulement il ne sait pas au juste quoi , et il ne peut rien prouver , puisque Ribban et elle ont été descendus . Mais le Général se répète toutes les cinq minutes , qu' il n' y a pas de fumée sans feu . Alors il me dit qu' il me laisse sur l' affaire . Il se dit que si j' ai vraiment dégoisé , je me trahirai d' une manière ou d' une autre . Et si ça m' arrive , il est prêt à me couper en morceaux . Voilà ce que je pense . Et j' ai raison . Cleeve ne répond rien pendant une minute . Puis il me dit : Bon Dieu de bon Dieu ! Ne vous en faites pas . Nous n' avons qu' une chose à faire : mettre le grappin sur le Varley et sur sa soeur . Ça réglera d' un coup toutes vos difficultés . Et moi , ça me vaudra peut_être d' entrer au B_F_I par la grande porte . Ça a toujours été ma grande ambition . Alors ne pensons plus à tout ça , et allons nous en jeter un derrière la cravate . O_K , dis _je . Moi , c' est un programme que j' applaudis toujours des deux mains . Et , entre vous et moi , vous pouvez bien avouer que je n' ai pas tort . Parce que , quand un type a des emmerdements , il ne peut faire que trois choses : se plonger dans l' alcool jusqu' au cou , ou bien se procurer une mignonne et lui demander des consolations comme qui dirait maternelles , ou bien aller se coucher tout seul et en écraser tant qu' il peut . Naturellement , c' est d' en écraser qui est la meilleure méthode . Du point de vue de la sécurité . Parce que j' ai connu des gars qui se précipitaient sur une môme pour lui raconter tous leurs embêtements , et qui s' apercevaient , au bout d' une semaine , que ça leur en avait ajouté des tas d' autres . L' ennui , c' est que dormir , ça vous rend encore plus fatigué que vous ne l' étiez avant . Et l' alcool , ça vous redonne envie de dormir . Les poupées , elles , c' est différent . Elles ne vous donnent pas sommeil , elles vous abrutissent . Et ça peut vous mener très loin … C' est pourquoi la vie est si difficile . Mais ce sont les hommes eux_mêmes qui la rendent comme ça . Imaginez un zèbre qui se trouverait naufragé sur une île déserte . Tout seul , mais avec tout ce qu' il faut pour être heureux , c’est_à_dire : un tonneau d' alcool , des vivres , et quelques bouquins . Vous croyez peut_être que ce cornichon va s' étendre au soleil tranquillement , et trouver que la vie est belle ? Pensez _vous ? La première chose qu' il fera , c' est de galoper à droite et à gauche à travers l' île . Histoire de voir s' il ne pourrait pas mettre la main sur quelque chose de bien balancé qui n' aurait qu' un pagne pour tout costume . Mais qui aurait des fleurs dans les cheveux . Et vous êtes tous comme ça ! Moi je vous le dis . Et c' est bien pour ça qu' il avait foutrement raison le bon vieux serpent du Paradis Terrestre quand il avait mal au ventre à force de rigoler . Parce qu' Adam était bien le roi des ballots avec cette histoire de pommes . Et le bon Dieu ne le lui a pas envoyé dire ! Moi , avec toutes ces pommes _là , je serais devenu le Roi de la Compote . Et mes descendants seraient tous milliardaires . C' est moi qui vous le dis ! Il est un peu plus de minuit quand je sors de ma chambre pour aller faire un petit tour dans Paris . Il fait assez frisquet , mais ça n' est pas ça qui me dérange . Je pense au gars Ribban . Et je pense aussi à Jimmy Cleeve . Ce gars _là a été très chic de fabriquer cette petite histoire de l' encre et de la plume que Ribban descendait chercher . Ce zèbre _la a un cerveau de premier ordre . Parce qu' il a pensé à ça tout de suite , dès que je lui ai parlé du papier à lettres et de l' enveloppe que j' avais vus sur la table de Ribban . Et Cleeve a compris tout de suite que Flash ne pourrait pas encaisser cette histoire de l' assassinat de Ribban - avec moi sur les lieux , comme par hasard , - sans que ça m' entraîne très loin . Marceline du Clos et Ribban butés le même soir : Cleeve a pensé tout de suite qu' il était aussi visible qu' un maquereau mort sur une plage au clair de lune , que la disparition de ces deux _là profitait , avant tout autre , au fils préféré de la vieille maman Caution . Et je ne dis pas peut_être ! C' est pourquoi je trouve que Cleeve a été très chic pour moi . Cleeve est un type à la hauteur ! Bien qu' il soit sorti d' une Agence privée et qu' il ne soit du G que parce_que c' est la guerre . Je le reconnais bien volontiers . On s' amuserait quelquefois si on avait d’autres gars comme lui dans le Service . Puis j' oublie le gars Cleeve , et je me mets à penser à la môme Juanella Rillwater . Je crois que je vous ai déjà cité le zèbre qui a dit que le monde est petit . C' est tout ce qu' il y a de plus vrai . Mais quand même ! Je n' aurais jamais pensé retrouver à Paris , dans les temps que nous vivons , cette mignonne qui a tant à se faire pardonner par la police des Amériques . Ce qui prouve bien qu' on ne peut jamais prévoir , ni vous , ni moi , les petites surprises qui nous attendent . D' ailleurs , le Confucius dont je vous ai déjà parlé , a très bien résumé la chose . Dans son dernier livre , qui vient de paraître , il a dit : La femme qu' on n' attendait pas , est comme la rose du matin que la rosée fait éclore . Elle jaillit d' on ne sait pas où . Et elle disparaît de la même façon , après vous avoir laissé , enfoncées dans la peau de vos doigts , des épines qui vous font gueuler de douleur . Ce qui vous prouve que le Confucius avait l' expérience de la vie . Sûrement ce gars _là avait dû se payer un harem . J' allume une cigarette et je file dans la direction de l' Hôtel Saint_Denis . On m' a dit que ça se trouve du côté du boulevard Saint_Michel . Après quelques petites recherches supplémentaires , je trouve enfin la taule en question . Ce sont deux vieilles maisons jumelles qu' on a transformées en hôtel , en supprimant une des deux portes . Je sonne . Au bout d' un moment , un type vient ouvrir . Cet indien _là n' a pas dû se raser depuis quinze jours . Ça lui donne l' air d' un Mathusalem qui viendrait de prendre une cuite . Je lui dit bonsoir . Il ne répond rien . Il reste sans bouger comme s' il attendait , pour se dérider , que je lui offre d' aller boire un verre . Alors je lui pose ma petite question : Dites _moi . Il y a ici une dame qui s' appelle Rillwater . Est_ce_qu' elle est dans sa chambre en ce moment ? Il me répond qu' il ne sait pas , mais qu' elle a le numéro vingt_trois , au premier étage , et que je n' ai qu' a faire un petit saut jusque_là pour me rendre compte . Je le remercie , et je monte l' escalier . Ça ne sent pas très bon dans ce bazar . C' est plein de poussière partout . Et il y a des endroits du plafond qui ont l' air de se préparer à vous dégringoler sur la tête . En arrivant devant le numéro vingt_trois , je frappe doucement à la porte . J' attends , mais rien ne se produit . Je recommence , et ça ne donne toujours rien . Alors je tourne le bouton de la porte . Elle s' ouvre , et j' entre . La pièce où je me trouve est noire , mais dans le fond je vois de la lumière passer sous une autre porte . Je tourne le commutateur qui se trouve près de moi , et la lumière vient . Au même moment la porte du fond s' ouvre et une poupée apparaît . Moi , je ne suis pas un gars qui s' épate facilement . J' ai vu tant de choses bizarres au long de ma carrière . Mais cette apparition m' estomaque un peu . La mignonne en question a des babouches aux pieds , et des pantalons bouffants de sultane , au travers desquels n' importe qui , sauf un aveugle , peut facilement apercevoir tout ce qu' il veut bien regarder . Dans le haut , elle ne porte qu' une ou deux ficelles qui sont censées être un soutien_gorge . Je me rends compte , sans aucune difficulté , qu' elle a une paire de jambes de premier ordre , et que sa géométrie en général est tout ce qu' il y a de plus chouette . Il faut que je vous dise aussi , - parce_que je crois que je l' ai oublié - qu' elle porte sur son nombril une étoile en papier d' argent . Et , aussi , qu' elle louche . Well … well … well … , dis _je comme entrée en matière . Vous êtes la plus belle apparition que j' ai jamais eue dans mes rêves ! Écoute , ballot , me répond _elle . Pour qui tu te prends ? Pour la Gestapo ? On a peut_être oublié de te dire qu' il n' y a plus de Frisés à Paris ? Si , si , dis _je . Mais moi je suis une nouvelle armée d' occupation , à moi tout seul . Et laisse _moi te donner un conseil de copain . Tu devrais porter un cache_sexe . Parce que j' ai entendu ma mère le dire souvent : Le cache_sexe est , pour une femme , sa dernière ligne de défense . Et d' après ce que je vois en ce moment , tu n' aurais pas la moindre chance de t' en tirer . Ne t' en fais pas pour ça , ballot , et dis _moi ce que tu fais chez moi . C' est pas une heure pour faire des visites . Écoute , dis _je , ne te fâche pas . Je cherche une dame qui s' appelle Juanella Rillwater . On m' a dit que c' est ici sa chambre . Alors je voudrais bien savoir où elle est . Ça n' est pas sa chambre , me répond _elle . Je ne connais pas cette poule _là . Et d' ailleurs son nom me déplaît . Moi , plus je la regarde , plus cette môme me rappelle quelque chose . Et tout d' un coup ça me revient . Well … well … well … , dis _je . Ce que la vie peut être pleine d' imprévu ! Si tu n' es pas Marta Frisler , alors c' est que moi je suis le fils naturel d' Adolf_Hitler . C' est pas toi qui faisais la femme nue , aux Metzler' s Follies , à Chicago , ces dernières années ? Tu as mis le doigt dessus , ballot . C' était moi . Et je peux dire que j' étais la sensation du siècle . Je me rappelle qu' un soir , juste avant la guerre … Ça va , ça va , ma jolie … Je n' en doute pas un seul instant . Alors tu ne connais pas Mme Rillwater ? Non . Je n' ai jamais entendu parler d' elle . Maintenant , si tu as fini de parler , tu vas peut_être t' en aller et me laisser continuer ma répétition ? Écoute , ma poupée . Il y a une ou deux petites choses que je voudrais bien éclaircir avant de te quitter . Ah oui ! Et en quel honneur tu te permets de vouloir éclaircir ? Je sors mon insigne de ma poche , et je le lui montre . Je m' appelle Caution . Je suis un G Men attaché au Service Secret de l' Armée , à Paris . Qu' est_ce_que tu fais ici ? Et comment es _tu venue ? Elle regarde son bracelet_montre , et répond : C' est une longue histoire , mais elle est peut_être intéressante pour toi . Est_ce_que je commence par le commencement ? Bien sûr . Moi , j' ai toutes les patiences . Bien . Alors repose tes pieds . Et elle m' indique une chaise . Puis elle va vers une table et emplit deux verres de whisky . Elle m' en apporte un . Je l' avale d' un trait . C' est de la bonne marchandise . Alors , voilà , dit _elle . Le commencement remonte assez loin . Tu n' es pas trop pressé ? Elle regarde soudain par_dessus mon épaule , et un petit sourire détend ses traits . Je suis assis le dos tourné à la porte par où je suis entré . Je me tourne sur ma chaise et je regarde ce qui se passe . Un type est entré dans la chambre . Il se tient debout , adossé au mur . Il est maigre , avec une figure maigre , et des narines pincées . Il a une chemise bleue à rayures blanches horizontales . Et une cravate de soie blanche . Il a l' air d' un Cubain - le genre de gars qui figure toujours dans les revues de vingt_cinquième ordre . Il est en train de rigoler , et il tient un automatique dans sa main droite . Le pétard est pointé vers mon ventre , et je n' aime pas du tout ça . Je finis mon whisky et je pose le verre par terre . Le zèbre jette un regard à ma belle sultane , et lui demande avec un drôle de petit accent : Alors … Qu' est_ce_que c' est celui_là ? Ça ? répond _elle , c' est quelque chose d' épatant . Il s' appelle Caution , et c' est un G Man . Il a un mignon petit insigne . Et il cherche une lame qui s' appelle Rillwater . Ah oui ? dit le zèbre . Alors ce M Caution ne sait pas que nous n' aimions pas les gens qui mettent leur nez partout ? Et tout spécialement les roussins , même quand ils travaillent pour l' armée américaine … Pourquoi te promènes _tu avec un pétard ? dis _je . Un jour tu te blesseras avec , et ta petite copine aura du chagrin . Le gars rigole . Ça lui fait une plus vilaine gueule encore . Franchement , je n' aime pas ce coco _là . Moi , je ne me blesse jamais , me répond _il . C' est toujours quelqu’un d' autre qui se blesse avec mon pétard . De sa main libre il défait le bouton de son petit veston collant , et met la main dans la poche de son pantalon . Quand son veston s' entrouvre , j' aperçois un porte_mine fantaisie agrafé à l’une des poches intérieures . Un porte_mine et une mince chaînette d' or . Mais c' est le porte_mine qui me tire l' oeil . Il va vers la table , prend la bouteille de whisky , et fourre le goulot dans sa bouche . Mais il ne cesse pas pour ça de me zyeuter . Et le pétard pend toujours au bout de sa main , en souplesse . Ça me confirme que j' ai absolument raison de ne pas aimer ce coco _là . J' ai l' impression tout ce qu' il y a de plus nette , qu' il trouverait tout naturel d' appuyer sur la gâchette … Ce qui aurait pour effet désastreux de perforer mon anatomie en un endroit où c' est très ennuyeux , ainsi que n' importe quel type mort comme ça pourrait vous le dire . Je jette un oeil sur son automatique . D' où je suis , je peux facilement voir que le cran de sûreté n' est pas mis . Ça me confirme encore que la situation est vraiment sérieuse . Tu sais , dis _je , qu' un gars comme toi qui menace un gars comme moi , ça peut l' emmener loin , le gars comme toi ? Sais _tu , aussi , que tu m' intéresses ? Il refourre le goulot de la bouteille dans sa bouche , et le suce un petit moment . Puis quand il a fini , il me dit : J' en suis très flatté , Mister Caution . Vous me direz peut_être pourquoi ? C' est à cause de ce porte_mine que tu as dans ta poche , dis _je . J' en suis comme qui dirait fasciné . Quand j' étais môme , j' avais la passion des portemines . J' aurais sûrement fait n' importe quoi pour en avoir un comme le tien . Il me regarde un instant comme s' il pensait que je suis cinglé . Puis il cherche dans sa poche et en tire le porte_mine . Qu' est_ce_qu' il a de si épatant ? demande _t _il en l' examinant . Rien de tellement sensationnel , dis _je , sauf que j' ai vu ce soir le stylo qui se vend avec . Ces trucs _là se vendent toujours en garniture complète . Tu n' as pas le stylo assorti , hein ? Tu n' as qu' un machin dépareillé . Il regarde la souris , qui fume placidement dans son coin . Il hausse les épaulés et dit : J' ai idée que ce type _là est fou . Possible , répond _elle . Alors guéris _le une bonne fois . Écoute _moi , mignonne , dis _je . Qu' est_ce_que c' est que toutes ces histoires de guérir les gens ? Je suis venu ici pour faire une visite à quelqu’un , très gentiment . Alors qu' est_ce_que fait ce Cubain avec toute cette artillerie qu' il sort de ses poches ? Vous ne pouvez pas être un peu plus sociables ? Je suis très sociable , señor , me dit le coco . Dites _moi donc ce que vous voulez ? Alors parlons franchement , dis _je . Est_ce_que tu connaîtrais , par hasard , un endroit qui s' appelle Chez Léon ? Ça se trouve près de la rue de Clichy . Il hausse les épaules . Peut_être bien que oui , peut_être bien que non , dit _il . Puis il se rappelle tout d' un coup : Je crois que je connais cet estanco , dit _il . Je le crois aussi , dis _je . Bon . Alors il y avait un type qui s' appelait Ribban , un Américain , un G Man . Quelqu’un l' a matraqué cette nuit dans une chambre de Chez Léon . À l' heure actuelle , il est tout ce qu' il y a de plus mort . Je suppose que tu n' es pas au courant du tout ? Il hausse à nouveau les épaules . Il rigole . Quand il rit , ce zèbre _là me fait mal au ventre . Il a l' air d' un démon . Señor , dit _il , je crois que vous devez être fou . Pourquoi est_ce_que je saurais quelque chose de ça ? Ça pourrait m' être utile de le croire , dis _je . Ça me permettrait de te livrer aux autorités américaines . Ça ne serait sûrement pas bon pour toi . Je ne sais pas ce que vous voulez dire , fait _il . Je n' ai même pas été du côté de Chez Léon ce soir . Ça veut dire que tu as un alibi impeccable ? dis _je . Un alibi que je pourrais contrôler sans même quitter cette chambre ? Vous savez , señor , fait _il , vous êtes très , très optimiste . Ça n' est pas tellement sûr que vous quitterez cette chambre . Nous parlerons de ça plus tard , dis _je . Au sujet de cet alibi , je me demande ce que ça peut bien être . Je me lève de ma chaise , d' un air comme qui dirait innocent . Je fourre mes mains dans les poches de mon pantalon . Et je me mets à marcher dans la pièce , de long en large , au ralenti . Puis je recommence à parler : Une dame de mes amies qui s' appelle Marceline du Clos , ou plutôt qui s' appelait comme ça , a fait une petite promenade ce soir , en compagnie de quelqu’un , de la prison du Cherche_Midi à la rue Zacharie , où on l' a retrouvée sous une porte cochère , avec deux jolis trous dans la peau , qui lui ont réglé son compte . Ça ne serait pas ça ton alibi , par hasard ? Il ne répond rien . Il se contente de regarder le mur en face de lui . Je jette un coup d' oeil en coin à la môme . Elle me regarde , et elle oublie même de loucher . J' ai l' impression qu' il y a de la peur dans son regard . Écoute , dis _je encore au coco , je vous bluffe peut_être un peu tous les deux . Ce que j' en dis , c' est peut_être seulement pour vous flanquer un peu la trouille . Mais ce que je veux que tu comprennes bien , c' est … Te sors une main de ma poche , et je pointe mon index vers lui comme pour mettre l' accent sur quelque chose que je vais lui dire . Puis , brusquement , je fais un bond vers lui , et je lui envoie mon pied gauche dans le bas ventre . Ce Cubain n' a pas l' air d' aimer ça du tout . Il me regarde une demi_seconde avec comme qui dirait un air de surprise . Puis il pousse un hurlement et s' effondre sur le tapis en gémissant et en se tordant comme un ver . Il a lâché son pétard , et je m' avance pour le ramasser . Mais la sultane a plongé avant moi , rapide comme la foudre , et le ramasse sous mon nez . Puis , d' un nouveau bond , elle se met hors d' atteinte , et braque l' arme sur moi en gueulant : Fumier ! Je vais te crever pour ce que tu as fait là . Et la pétarade commence … Mais elle est dans un tel état de fureur , qu' elle me rate de peu . Un second coup siffle à mon oreille . Ça n' est pas marrant du tout . J' attrape la bouteille de whisky et je la lance vers l' ampoule du plafond . J' ai bien visé . Elle s' écrase . Nous sommes dans le noir . Alors la sultane recommence ses incantations . Avec des mots très expressifs , elle me dit ce que je suis et ce qu' elle espère qui m' arrivera . Puis elle me fait des révélations sur mon père , sur ma mère , et sur toute ma famille . Je suppose qu' elle attend que j' ouvre la porte , pour tirer de nouveau . Parce qu' elle verra mon ombre se découper sur la lumière du corridor . Je me baisse doucement vers le Cubain , qui se tortille toujours par terre , et je rampe vers la porte sur les mains et les genoux . Je tourne le bouton et j' ouvre brutalement . Puis je me glisse dehors et je tourne l' angle en vitesse . J' avais raison . Elle recommence sa pétarade , mais les balles passent au_dessus de moi . Si je n' avais pas été à quatre pattes , je serais maintenant en route vers le ciel … Je galope dans le corridor et je descends l' escalier en trombe . Moi , j' en ai marre de cet hôtel _là ! Je n' aime pas jeter les bouteilles de whisky avant qu' elles soient complètement vides . Surtout quand le whisky est bon . En arrivant dans ma chambre , j' enlève mon veston et mes souliers . Puis je me sers quatre doigts de whisky pur , et je vais m' étendre sur mon lit . Parce que j' ai besoin de réfléchir tranquillement à des tas de choses . Entre autres , il y a l' énigme Juanella Rillwater . Je trouve un peu bizarre d' être tombé sur cette poupée à Paris , actuellement . Et encore plus bizarre d' être tombé sur le Cubain et la Sultane et tous les emmerdements qu' ils m' ont procurés à cette occasion - à une adresse que je tenais de Juanella . Je me demande si JuJu habite vraiment cet Hôtel St_Denis , ou si elle a simplement voulu se débarrasser de moi , en me donnant la première adresse qui lui passait par la tête . Ou bien encore si elle avait une petite idée à elle en me faisant aller là_bas . J' attrape le téléphone , et je demande le numéro de Dombie . Une seconde d' attente , puis j' entends sa voix dire allo ! Avant que j' aie pu parler , j' entends au bout du fil une voix féminine aiguë qui gueule en français . Ça ne m' étonne pas . J' aurais parié qu' à cette heure de la nuit - comme à toute heure de la journée - mon Dombie devait être en train de jouer les Casanova . J' entends , maintenant , ce que dit la voix : Dombie , si vous ne vous tenez pas convenablement , je vous envoie ma main sur la figure … Je suis une fille bien élevée … C' est pas parce_que je suis venue vous faire une petite visite chez vous … Mon père était officier de marine … Allo Dombie , dis _je . Ici Lemmy . Est_ce_que je peux me mêler à la conversation ? Ah ! c' est toi ! C' était vraiment indispensable de m' appeler à une heure pareille , alors que je suis occupé avec une petite qui est folle de moi ? Tu parles ! dis _je . Ça a l' air de gazer drôlement . Gros malin ! me répondit _il . Je voudrais bien t' y voir … Si j' avais le temps , dis _je , je viendrais te donner un petit coup de main . Mais il ne s' agit pas de ça pour l' instant . J' ai besoin de te voir . Laisse tomber , et viens . Tu me rends la vie impossible , Lemmy , enfin … j' arrive . Il raccroche , et moi je descends de mon lit . Histoire de m' envoyer un petit cordial supplémentaire . Au bout de vingt minutes , Dombie fait irruption chez moi . Il apporte avec lui une jolie bouteille . C' est un gars qui pense à tout . Et d' ailleurs il faut que je vous dise que j' ai le plus grand respect pour Dombie . C' est un copain qui a de la cervelle . Il est de cette sorte de types qui ont de bonnes têtes de ballots . Qui ont toujours l' air occupés de choses un peu folles . Lui , son genre , c' est de faire semblant d' être mordu par les filles . Il paraît ne s' intéresser qu' à la géométrie féminine . Mais c' est en surface seulement . Il a l' oeil - et le bon . Et c' est un dur de dur . Il a commencé la guerre dans les Commandos Canadiens . Puis de là , on l' a fait passer à l' intelligence Service Britannique . Et maintenant , il travaille chez nous , pour faire comme qui dirait la liaison entre nos deux Services Secrets . Écoute , Dombie , dis _je , tu sais ce qui est arrivé à Ribban ? Oui . Cleeve m' en a parlé . Il paraît qu' il s' est rompu le cou dans un escalier . Il ne s' est rien cassé du tout , dis _je . Quelqu’un l' a buté . Sans blague ! Qu' est _ce qui a fait ça ? Je n' en sais rien . Mais ça vient en même temps que le bigornage de Marceline du Clos . Qu' est_ce_que tu en penses ? Dombie me regarde avec un sourire en coin , et me répond : Je pense que ça te rend extrêmement suspect . Es _tu bien sûr que ça n' est pas toi qui les a descendus ? Vrai de vrai … Ça en a l' air , dis _je . Et j' ai bien l' impression que quelqu’un me vise tout spécialement . Oui , fait _il . Ça pourrait être ça , et ça pourrait ne pas être ça … Il reste songeur un instant , puis il reprend : Dis _moi , Lemmy . Cette histoire de mise à table avec Marceline , c' est de la couillonnade , hein ? Je fais oui de la tête . C' est bien ce que je pensais , dit Dombie . Pourtant , c' est Ribban qui a déclenché cette histoire _là . C' est lui qui a été trouver Flash pour lui raconter ça . Ribban n' était pas un de tes bons copains ? Si , dis _je . Alors ça me semble bizarre qu' il ne soit pas venu te trouver d’abord , pour t' en parler . Je hausse les épaules . Écoute , reprend Dombie . Il ne put y avoir qu' une raison qui justifie ça . Tu devines ? Je crois . Ça serait que les choses que je suis supposé avoir dégoisées à la Marceline étaient d' une extrême gravité . Tellement importantes , que , même un bon copain comme Ribban en a été frappé . Et qu' il a pensé que c' était son devoir de faire un rapport immédiat et direct au Général . C' est bien ce que je pense , dit Dombie . Alors ? Ça nous conduit où ? Je n' en sais rien , dis _je en me versant une petite goutte , que j' avale aussitôt . Mais il y a encore autre chose qui est bizarre . C' est ma rencontre , ici , avec Juanella Rillwater , la femme du grand as américain du dynamitage de coffres_forts . Elle m' a donné l' adresse de son hôtel , pour le cas où je voudrais communiquer avec elle - parce_que nous sommes de vieux copains . J' arrive de là_bas . Juste avant de te téléphoner . Mais je n' y ai pas trouvé la môme . À sa place , j' ai vu un Cubain et une Sultane . Ça a failli me coûter ma peau . Et je raconte au gars Dombie le petit scénario de tout à l' heure . Ça l' épate . Il n' y comprend rien non plus . Pourtant , dis _je encore , il y a quelque chose qui peut , peut_être , nous servir . Quand j' ai trouvé le cadavre de Ribban dans l' escalier de son hôtel , il tenait un truc dans sa main . Et ce truc c' était un stylo . Il allait peut_être écrire une lettre au moment où on l' a buté , dit Dombie . Je fais non , de la tête . Le capuchon du stylo était vissé . Et , de plus , Ribban ne se servait jamais d' un stylo . Il avait la manie d' écrire , toujours , avec un bout de crayon . Et son bout de crayon était bien dans sa poche . J' ai vérifié . Et alors ? dit Dombie . Ce stylo est de fabrication française . Ces modèles de couleur vive ne sont faits qu' ici . Et on les achète généralement assortis , dans un petit écrin , avec le porte_mine . On ne peut , sûrement , trouver ça , actuellement , qu' au marché noir . Bon . Alors , ce n' est peut_être qu' une coïncidence … mais le Cubain de ce soir avait , sur lui , un porte_mine identique au stylo de Ribban . Je le lui ai pris . Le voici . Et je jette le porte_mine à Dombie . Puis je continue : Alors tu ne feras pas la grasse matinée , tout à l' heure . Tu vas essayer de trouver la provenance du stylo et du porte_mine . Ça ne devrait pas être très difficile . Trouve _moi le gars qui vend ces trucs _là . Ça éclaircira peut_être les événements . Dombie pousse un gémissement . C' est toujours moi qui suis chargé des boulots fatigants , soupire _t _il . C' est tout pour aujourd’hui , dis _je . Tu peux aller retrouver maintenant la poupée de tout à l' heure . Celle qui est folle de toi . Si elle t' a attendu . Mais ça m' épaterait . Ah ! encore autre chose . Communique avec notre Information Section , et demande _leur de te procurer l' adresse exacte de Juanella Rillwater . Tu me la donneras par téléphone . Je parierais que ça n' est pas l' Hôtel Saint_Denis . Dombie se lève . O_K , fait _il . Mais peut_être que je sais à peu près à quel endroit habite cette poupée . Alors tu savais qu' elle était ici , Dombie ? Oui . Parce qu' il y a eu une petite soirée chez Cleeve , l' autre soir , pour fêter son anniversaire . Et il en avait un petit coup dans le nez . J' ai cru comprendre , grâce à ça , qu' il mijote de se servir de la môme Rillwater . Dombie me jette un coup d' oeil en biais , et reprend : Tu sais que Cleeve est un gars fortiche . Il a de la cervelle . D' ailleurs , c' est bien pour ça que Flash l' a fait venir en France . Il nous a fabriqué une petite histoire sur les raisons qu' il a eues d' amener Juanella avec lui ici . Mais j' ai idée qu' il nous racontait des bobards . Ah ? dis _je . Mais tu as peut_être ta petite idée sur le véritable motif ? Peut_être que oui , dit Dombie . J' ai idée que la Juanella sait des tas de choses sur Varley , le copain de l' ex_Marceline du Clos . Et j' ai pensé aussi que , quand Varley avait cette soi_disant affaire de décoration d' appartements à New_York , il devait être en relations avec Larvey Rillwater . J' ai idée qu' ils ont dû manigancer des combines ensemble : vols de titres - ou des trucs de ce genre _là . Et peut_être même que ce Varley se servait de Larvey Rillwater à des fins que l' autre ne soupçonnait pas . Peut_être que les choses que Rillwater était chargé de voler étaient bien plus importantes qu' il ne le croyait . Ça n' était peut_être pas toujours des titres . Je vois ce que tu veux dire , fis _je . Tu penses que Varley se servait de Rillwater pour voler des documents , par exemple . Et que Rillwater ne se doutait pas de ce que Varley lui faisait faire . C' est une idée que j' ai , dit Dombie . Suis _moi bien . Larvey Rillwater est harponné , et fourré en taule . Il y est en ce moment . Cleeve amène Juanella ici , afin_qu' elle travaille pour lui . Elle connaît les habitudes de Varley . Si Varley la rencontre ici , il y a de grandes chances pour qu' il la fréquente . Il sait que l' époux de Juanella est dans le trou à cause de lui . Alors il essayera de s' en faire une copine . Tu as sûrement mis dans le mille , Dombie . Il n' y a pas de doute : le gars Cleeve a de la cervelle . Oui , dit Dombie . Il sait ce qu' il fait . Il est ici pour réussir un beau coup . Il veut pour lui tout seul la gloire de coincer Varley . Et il ne resterait peut_être plus alors , pour le pauvre Lemmy Caution , qu' un magistral coup de pied au cul . Ainsi va le monde , vieux Dombie . Mais ma bonne vieille grand' mère m' a dit , le jour de ma naissance , que j' étais un petit gars qui se débrouillerait toujours dans la vie . Alors j' ai confiance quand même . Et merci sincèrement pour le tuyau . Dombie ramasse son chapeau et s' en va vers la porte . Si je déniche quelque chose au sujet du stylo , fait _il , je te donnerai un coup de fil . En tout cas , j' espère bien avoir l' adresse de Rillwater de bonne heure dans la matinée . À bientôt , Lemmy . Il s' envoie un petit coup de whisky , et il file . Un chic type , ce Dombie . III JUANELLA Quand je me réveille , il est neuf heures . C' est une belle matinée , avec un beau soleil bien brillant . Moi , j' aime le soleil . D' ailleurs , je vous ai déjà dit que j' ai un tempérament poétique . J' aime la beauté sous toutes ses formes . Et c' est peut_être pour ça que je me trouve toujours embringué dans des histoires de poules . Parce que , suivez _moi bien , quand un gars aime le soleil , et le clair de lune , et les bourgeons qui poussent au printemps , et les petits oiseaux qui chantent dans les arbres , vous pouvez être sûr qu' il aime aussi une jolie jambe , et toutes les rondeurs et les courbes et les creux qui font partie de l' ensemble . Je me sors de mon lit , et je commence à faire fonctionner mes méninges . C' est la môme Juanella qui se trouve être en ce moment le centre de mes réflexions . Parce que , vous l' avez peut_être déjà remarqué , je ne suis pas le type qui croit trop aux coïncidences . Les coïncidences - quand elles se produisent - vous ne vous en apercevez généralement pas . Et puis il y a coïncidences et coïncidences . Je ne sais pas si vous me suivez bien . Réfléchissez deux minutes . Et vous autres qui connaissez bien Juanella , vous admettrez que cette mignonne _là n' a rien d' une coïncidence . Absolument pas . Je suis sûr que vous la reconnaîtrez si je vous dis qu' elle ressemble plutôt à un naufrage en pleine mer , juste au moment où l' on s' aperçoit qu' on a oublié au port les canots de sauvetage , parce_qu' ils avaient besoin d' être retapés . Je sonne pour qu' on me monte du café . Pendant que je le déguste , mon téléphone grelotte . Je décroche . C' est Dombie . Allo Lemmy , fait _il . Je peux dire que je me Suis démanché pour toi . J' ai à peine pris le temps de fermer l' oeil depuis que je t' ai quitté . Bon . Alors parlons d’abord du stylo . Ça n' a pas été très difficile , parce_qu' il n' y en a pas des tas de ce prix _là à vendre à Paris actuellement . Il n' y a eu , ces temps _ci , qu' un lot de six douzaines offert . Stylo et portemine assortis dans une boîte . Quatre seulement par coloris . Le coloris que tu as eu entre les mains a été acheté pour être vendu à la sauvette par un camelot qui s' appelle Paul Le Fèvre . On peut le trouver tous les jours vers midi , au Ritzi’s Bar , près du Grand Hôtel . Compris ? Compris , dis _je . Et la suite , vieux fouinard ? Pour la Rillwater , je trouve que tu es un dégoûtant de ne pas me l' avoir présentée . Il paraît que cette souris _là est une beauté de premier ordre . Quelque chose de sensationnel , d' après ce qu' on m' a dit . Si tu m' avais donné l' occasion de lui parler , moi j' aurais peut_être réussi à avoir ses confidences … Cette môme là te ferait marcher sur la tête , Dombie , si je te l' avais fait connaître . Et tu serais mûr , maintenant , pour le cabanon . Et je lance dans l' appareil un rire comme qui dirait tout ce qu' il y a de plus cynique . Puis j' ajoute : Sais _tu où elle est en ce moment ? Je ne sais pas où elle habite . Mais tu pourras la trouver dans un endroit qu' elle fréquente beaucoup . C' est une grande maison à Auteuil . Ça s' appelle la Villa des Fleurs . C' est une maison de jeu . Tous les pontes du marché noir y vont . On y joue gros jeu . Juanella y est tous les soirs , aux environs de minuit . Sans blague ? dis _je . Mais qu' est_ce_qu' elle y fait ? Est _elle une des rabatteuses de la boîte ? Ne me le demande pas , Lemmy . Je n' en sais foutre rien . Il paraît que les habitués l' aiment beaucoup . Qu' est_ce_que tu veux dire par là , Dombie ? Rien d' autre que ce que j' ai dit . Ils sont tous un peu mordus pour elle . Et ça les avance à quoi ? À rien , d' après ce qu' on m' a dit . Il paraîtrait qu' elle est fidèle à son homme , Larvey Rillwater , le gars qui est dans le frigidaire , là_bas , aux l Et je crois que c' est vrai , Dombie . Il y a un silence dans l' appareil , puis Dombie reprend : À quoi tu penses , Lemmy ? Tu fais le mystérieux . Qu' est_ce_que tu as derrière la tête . Tu ne veux rien me dire ? Non , dis _je , en gueulant tant que je peux dans l' appareil . Pourquoi ? Parce que je réserve mes confidences pour des gens comme la Marceline du Clos . Tu sais bien que c' est vrai puisque tout le monde le dit … À bientôt vieux Dombie . Et merci pour ton bon boulot . Sur quoi je raccroche . Puis j' ai une petite conférence avec moi_même , et je me demande si je vais téléphoner à Jimmy Cleeve . Je décide que non . Je vais jouer mon jeu seul … , tout comme lui . Je prends une douche et je m' habille . J' endosse un complet gris très sobre avec lequel je porte un col blanc empesé et une cravate grise . J' ai décidé de me donner l' extérieur d' un de ces businessmen américains qui viennent déjà ici poser des jalons pour être prêts à démarrer dès la fin de la guerre . Ensuite de quoi je m' envoie une petite gorgée de whisky . Puis je mets mon chapeau sur l' oeil , j' allume une cigarette , et je file au Quartier Général . Arrivé là_bas , je demande à la secrétaire de Flash s' il pourrait me recevoir deux minutes . Elle va le consulter puis revient et me dit d' entrer dans le grand bureau . Flash est assis à sa table , fumant un cigare . Il me regarde et dit : Alors , Caution ? Quelque chose à me communiquer ? Peut_être vous rappelez _vous maintenant ce que vous avez dit à la Marceline ? Assis sur un coin de la table , il y a un type qui est lieutenant du Service Secret . Ce type a l' air gêné . J' en déduis qu' il a dû entendre parler de moi . Il doit savoir que je suis le pauvre idiot qui dégoise des secrets d' Etat aux petites poules . Écoutez , Chef , dis _je . J' en ai plus que marre de ce grelot qu' on m' attache . Mon histoire n' a pas changé . Je n' ai ouvert ma gueule à personne . Je l' ai dit et je le maintiens . Flash hausse les épaules et regarde le bout de son cigare . Personnellement , dit _il , je trouve que c' est très intelligent . Quand on a une bonne histoire , il faut s' y tenir . Alors , qu' est_ce_que je peux pour vous ? Une toute petite chose . Il y a une maison , à Auteuil , où je voudrais bien pouvoir pénétrer . C' est un tripot où fréquentent les gens du marché noir . Ça s' appelle la Villa des Fleurs . Voilà mon scénario : je suis un businessman américain venu ici pour étudier le futur marché d' après_guerre pour le compte du Gouvernement . Alors je voudrais des papiers qui le prouvent . Et une introduction pour pénétrer dans ce tripot de luxe . Qu' est_ce_que vous mijotez , Caution ? Rien de sensationnel , mon Général . Flash me regarde longuement , puis me dit : Enfin . Vous savez ce que vous faites , je suppose . Alors c' est entendu pour les papiers que vous demandez . Je vous les ferai parvenir dans une heure . Vous serez l’un des businessmen venus ici pour des fournitures d' acier à faire à la France . Merci , mon Général . Je vous reverrai , le moment venu . Je l' espère , dit _il . En arrivant à la porte , je me retourne , et je vois que le Général et le lieutenant se regardent mutuellement avec un drôle d' air . Ils croient peut_être que je manigance quelque chose de pas régulier . Je me demande si Flash croit vraiment que je travaille pour M Hitler . Moi , je me marre intérieurement . Dehors , le soleil brille toujours . Je marche allègrement , et je m' en vais jusqu' au Ritzi’s Bar . C' est un endroit comme tous ces endroits _là . D' ailleurs , j' y ai déjà été une fois ou deux . J' y vois l' assortiment habituel de poules , de racketers , de combinards , auxquels sont mêlés quelques uniformes . Je vais sur le zinc m' accouder . Ritzi vient et je lui commande un whisky . Ne soyez pas idiot , me dit _il en anglais . Je mets un billet de mille francs sur le comptoir . Ah ! comme ça , c' est différent , me dit _il . Et il m' apporte un whisky au nom fameux . Ça a exactement le même goût que du pétrole mélangé avec le liquide qu' on met dans les radiateurs pour qu' ils ne gèlent pas . Dites _moi . Ritzi . Connaissez _vous un gars qui s' appelle Paul Le Fèvre ? C' est le gars qui est dans le coin là_bas , me répond _il . Je me retourne et j' aperçois un petit gros assis à une table . Il est chauve et a une petite moustache noire . Sa tête me fait penser à une vessie de porc . Il a des petits yeux de goret , et une face qui ricane . Je n' aime pas sa gueule . C' est un gars qui fait de l' argent , me confie Ritzi . Je ramasse mon verre et je vais le porter à la table du type . Puis je m' assois en face lui . Bonjour , monsieur , me répond _il . Qu' est_ce_que je peux faire pour vous ? Je sors ma carte du B_F_I et celle que j' ai de la police française . Je les pose sur la table devant lui . Regarde ça , dis _je . Fais le mariolle avec moi , et je t' embarque illico . Puis je te passerai une trempe de première . Je sais le boulot que tu fais . Je veux simplement que tu me répondes à une ou deux questions . Si ça va , je te laisserai à tes petites affaires . Il me répond par un discours où il apparaît qu' il aime beaucoup les Américains , et qu' il est prêt , quand on voudra , à mourir pour la France . Quand il a fini , je sors de ma poche le stylo , celui que j' ai pris à Ribban . Reconnais _tu ça ? dis _je . Bien sûr , fait _il . Il n' y a que moi qui vende les stylos de cette couleur _là . Tu ne te rappellerais pas , par hasard , à qui tu as vendu celui_ci ? Mais si . Très facilement . C' était à un de vos camarades . Un Américain . Et il était d' excellente humeur . En pleine forme . Tu veux dire qu' il avait un coup dans le nez ? Un tout petit peu , je crois . Il venait de quitter une petite fête épatante , paraît _il , et il devait aller encore à une autre dans la soirée , l' anniversaire d' un de ses amis . Il trouvait que la vie était belle , Et il m' a acheté l' écrin du stylo et du portemine . À combien le lui as _tu fait ? Je le lui ai laissé très bon marché parce_qu' il était un des libérateurs de mon pays . Je le lui ai laissé pour deux mille cinq . Et seulement parce_que je savais qui il était et ce qu' il faisait . Très bien , ça . Et qui était _il ? Et quel était son boulot ? Il était dans votre Service , et il s' appelait Ribban . Merci , Le Fèvre . C' est tout ce que je voulais savoir . Je vide mon verre . Puis je dis au revoir au type en lui recommandant de ne parler de moi à personne . Et je lui fais la description de toutes les petites choses qui lui arriveraient s' il ne tenait pas sa langue . Après quoi je retourne au bar pour m' envoyer un petit supplément . Ainsi donc , c' est Ribban qui a acheté le stylo et le porte_mine … Moi , j' ai maintenant une idée . Et je suis un gars qui se réjouit quand il lui arrive d' avoir une idée . Alors , en ce moment , je trouve que la vie est belle . Je pars pour Auteuil aux environs d' onze heures . C' est une nuit noire et venteuse . Mais j' arrive à trouver quand même la maison . C' est un de ces magnifiques hôtels particuliers que la haute bourgeoisie du début du siècle possédait dans ce quartier . Un vieux maître d' hôtel vient m' ouvrir la grande porte , après que j' ai pénétré dans les jardins par une entrée dont les grilles étaient ouvertes . Le vieux type me regarde avec des yeux fatigués . Je suis Mr . Cyrus C Hicks , de New_York , dis _je . J' ai une introduction de M Paul Laroche . Voulez _vous la voir ? S' il vous plaît , monsieur , fait _il . Je lui tends la carte que le Général m' a fait parvenir . C' est la carte de visite d' un nommé Paul Laroche , avec quelques mots écrits au verso . Il la lit et me dit : C' est parfait , monsieur . Si vous voulez bien me suivre … Nous suivons un immense corridor tapissé d' une moquette épaisse . J' ai l' impression de faire des kilomètres . Enfin j' entends l' écho assourdi d' une musique assez douce , et nous arrivons à une porte que m' ouvre le vieux . Voici , monsieur , fait _il . Si vous voulez entrer … Dans une espèce de très grand hall , un autre maître d' hôtel m' accueille . Je lui fais le même boniment qu' à l' autre , et je lui montre la carte . Très bien , monsieur , fait _il . Désirez _vous jouer tout de suite , ou bien préférez _vous manger d’abord ? Ou alors voulez _vous voir le spectacle dans la salle de danse ? Je vais d’abord boire un verre et regarder un peu le spectacle , dis _je . Nous repartons dans une autre direction , puis il me fait entrer dans une salle qui ressemble à toutes les boîtes de nuit de luxe qui existent dans le monde . Je vais m' asseoir à une table placée contre le mur . C' est une bonne vieille précaution que je prends toujours . Puis j' appelle le garçon et je lui commande du whisky . Il m' en verse un verre de bonne marque . Je lui dis de laisser la bouteille sur la table . Il me répond : très bien , monsieur . Je lui demande combien je lui dois . Rien du tout , me dit _il . Ici nous prenons dix pour cent sur les sommes misées dans la salle de jeu , la cagnotte . Tout le reste est gratuit . L' orchestre argentin - quelles vilaines gueules ils ont ! - qui est installé sur une petite scène au bout de la salle , cesse de jouer un instant . Puis , soudain , les musiciens se déchaînent sur un rythme swing , et une demi_douzaine de danseuses apparaissent . Elles ont de jolis costumes et elles dansent bien . Je suis tout étonné de la pruderie de ce numéro , car on est habitué à voir plus de décolleté à Paris . Mais je ne tarde pas à comprendre . Brusquement les lumières s' éteignent dans la salle et sur la scène . Seul , un petit projecteur éclaire le fond du plateau , où se trouve une petite porte . Et ma petite copine Marta Frisler apparaît . Moi , je pousse un grand soupir . Parce qu' il va falloir que je me remette au boulot … Elle n' est pas habillée en sultane , ce soir . D' ailleurs , elle n' est pas habillée du tout , ou presque pas . Et au cours de son petit numéro de danse et de chant , elle retire , une à une , les petites étoiles d' argent qui la couvrent . Je vide mon verre et je me lève . Les lumières sont toujours éteintes , et d' ailleurs personne ne s' occupe de moi . Je vois juste assez clair pour trouver mon chemin autour des tables et gagner une petite porte qui se trouve à droite de la scène . C' est sûrement un passage vers les loges , et je m' en vais faire une petite visite aux artistes … Je ne me suis pas trompé . J' ouvre plusieurs petites portes sur des loges désertes , et j' en ouvre une enfin qui m' amène à destination . Dans une belle pièce bien éclairée et bien meublée , j' aperçois , accroché au mur , un costume de sultane . Et dans un coin , assis sur une chaise , mon petit ami le Cubain . Il a une main sur son estomac , comme s' il souffrait encore de mon coup d' hier . Dès qu' il m' aperçoit , sa peau foncée devient pâle . Il se lève et vient vers moi . Je mets ma main à plat sur sa figure et je le renvoie s' asseoir sur sa chaise . Écoute , idiot , dis _je . Je suis fatigué de te rencontrer partout où je vais . Je me demande même si tu n' es pas caché derrière un des rideaux de ma chambre pendant que je dors . En tout cas , je veux que tu saches que je suis de bien plus mauvaise humeur qu' hier soir . Alors , si tu as l' intention de sortir encore un pétard de ta poche , ça va faire des étincelles . Qu' est_ce_que tu fais ici ? Il me regarde un long moment sans rien dire . Il a des yeux mauvais . Il me dit d' une voix gutturale et basse : Je suis malade à cause de vous , señor . Si vous ne m' aviez pas donné un coup de pied hier , je serais en train de travailler au bar en ce moment . Je suis employé ici . Raconte ça à d’autres , dis _je . Moi , j' ai ma petite idée sur toi et sur Marta . Tu as essayé de me buter , hier . Ça pourra te mener très loin . Alors ce que tu as de mieux à faire , c' est de te mettre à table . Je t' emmerde ! me répond _il . Et il me crache en plein dans l' oeil , avec une précision magnifique . Ce qui vous prouve que ce ouistiti a été très mal élevé par sa mère , mais qu' il a un joli petit talent de société . Je me lève de ma chaise . Le zèbre blêmit . Je vois bien qu' il a la trouille , mais qu' il ne parlera pas , quand même . Parce qu' il y a autre chose dont il a encore plus peur que de moi . Parfait , dis _je . Alors , allons _y … J' attrape le haut de son col avec ma main gauche , et je lui envoie ma droite à la pointe du menton . Un petit crochet court , et sec , et puissant , qui fait le même bruit qu' un coup de hache sur une bûche . Et il s' éteint comme une bougie soufflée . Il faut que je fasse vite , parce_que je calcule que le numéro de Marta sur la scène doit bientôt toucher à sa fin . Je ramasse mon Cubain , et je sors avec lui dans le couloir . Il y a un petit cagibi , à gauche , que j' avais repéré tout à l' heure en venant . Une espèce de resserre à provisions . J' y balance mon paquet , et je referme la porte à clef , puis je mets la clef dans ma poche . Ensuite je retourne dans la loge de Marta , j' allume une cigarette , et j' attends . Au bout d' une minute , la porte s' ouvre . C' est Marta . Elle n' est vêtue que de sa pudeur et d' un grand éventail qu' elle tient à la main . Elle referme la porte et me demande : Qu' est_ce_que vous faites ici ? Et où est Enrique ? Le ton qu' elle emploie pour me parler me laisse supposer que cette souris _là ne m' aime pas beaucoup . Qui c' est ça , Enrique ? dis _je . Le ouistiti à la cravate blanche ? Celui qui voulait me bigorner hier soir ? Le type qui était assis là tout à l' heure ? Mais assieds _toi , mignonne . Et tu peux rester nue . Ça ne me gêne pas . Ton petit copain ? On l' a embarqué . Il y a un fourgon de la Military Police devant la porte . Il est dedans , avec une paire de bracelets d' acier pour le faire rester tranquille . Pourquoi ? Parce qu' il y a quelqu’un qui ne peut pas le blairer . Et je crois que ce quelqu’un c' est bibi . Elle se laisse tomber sur une chaise . Je vois ses mains trembler légèrement . Cette poupée _là doit prendre de la drogue de temps à autre . Ça pourra peut_être m' aider . Ils ne peuvent rien reprocher à Enrique , dit _elle . Il n' a rien fait de mal . Bien sûr ! dis _je . Il a seulement buté mon copain Ribban . Il avait dans sa poche le porte_mine de mon camarade . Je l' y ai vu hier soir . Alors , tu comprends , Enrique est fait , comme un rat qu' il est . Alors , tu ferais mieux de te mettre à table . Mais , au fait , c' est peut_être toi qui as buté Ribban ? Mais oui ! Enrique se serait servi d' un couteau , plutôt que d' une matraque . Ça serait plus dans son genre . Et c' était facile , pour une poupée , de matraquer Ribban pendant qu' il était assis à écrire devant sa table . C' était pas un gars à se méfier d' une souris , le pauvre vieux … Marta devient livide . Elle balbutie : Je n' ai pas fait ça . Je n' étais pas là_bas … Mais Enrique y était ? dis _je . Oui , dit _elle . Qu' est_ce_que tu veux savoir encore ? Je veux savoir tout ce que vous avez fait , toi et Enrique , depuis votre arrivée à Paris . Depuis combien de temps êtes _vous ici ? Pas très longtemps . Deux ou trois semaines . Comment avez _vous fait pour avoir un visa ? C' est un nommé Varley qui s' en est occupé . Je ne le connais pas , mais Enrique le connaît . C' est très intéressant , dis _je . Mais pourquoi Enrique a _t _il buté Ribban ? Je crois que Ribban avait découvert quelque chose sur Varley . Je ne sais pas quoi . Varley avait mis debout une combine pour pouvoir aller en Angleterre . Revenons à Ribban , dis _je . Je crois que tu me dis la vérité . O_K Alors je ne te mêlerai pas à cette histoire . Merci beaucoup , M Caution . Et je vous jure que je n' ai rien à voir du tout avec la mort de votre ami . Bon . Alors je te laisse ici . Quand fais _tu ton second numéro en scène ? Dans vingt minutes . Et il faut que je passe un autre costume en vitesse . Il ne t' ira jamais aussi bien que celui que tu as en ce moment , dis _je . Je lui fais un clin d' oeil , et je sors . Je referme sa porte . J' entre dans le cagibi à côté . Enrique est toujours endormi . Je le ficelle avec des serviettes et des nappes qui se trouvent entassées là dedans . Puis je lui fourre un linge dans la bouche . J' espère qu' on mettra un bout de temps avant de le retrouver ici . Je regagne ma table dans la salle , et je m' offre un coup de whisky . L' orchestre joue une valse langoureuse . Ça réveille mon tempérament poétique . Je me mets à rêver d' une promenade au clair de lune avec une poupée suspendue à mon bras . Je sais très bien que je saurais dire les mots qu' il faut pour qu' elle comprenne toute la douceur qui est en moi . Puis je repense à la Marta . Cette souris _là m' a monté le coup ! Elle m' a endormi tant qu' elle a pu . Tout ce qu' elle m' a raconté n' est qu' un tissu de mensonges . Seulement , comme elle était persuadée qu' Enrique était fait et refait , elle s' est dit qu' autant valait sauver sa propre carcasse . Elle s' est dit qu' on ne voudrait jamais croire à l' innocence d' Enrique . Alors , tant qu' à faire , autant le charger et me rendre service , histoire de me faire oublier qu' elle a fait , hier soir , des exercices de tir sur le fils préféré de la maman Caution . Ce qui vous prouvera que le Confucius en question avait raison quand il disait : La femme qui ne ment pas est un verre de gin pur , avec une goutte d' angostura . Il y a des gens qui trouvent que c' est trop amer . La femme qui ment , c' est un verre de gin avec du vermouth dedans . C' est agréable au goût , et ça plaît à tout le monde . Seulement ça vous fout la gueule de bois . À minuit et demi , je me lève de table , pour aller faire un tour dans la salle de jeu . Parce que je pense que c' est là que je découvrirai Juanella . Et je n' ai pas trop de temps à perdre . Dès qu' on aura trouvé mon Cubain dans le petit débarras et que ma copine Marta verra que je l' ai bluffée , ça fera du vilain pour Lemmy s' il se trouve encore dans cette taule . J' arrive dans une immense salle bondée de gens en tenue de soirée . Dans le milieu de la pièce , se trouvent quatre tables de jeu . Des diams et des perlouses tant qu' on veut , autour des tables . Ce qui vous prouve que les guerres ne sont pas des catastrophes pour tout le monde . Il y a des gars qui ont des gueules comme qui dirait aristocratiques . Et des autres qui ont des gueules de fouchtras . Avec , entre les deux , des gueules de repris de justice . Et comme tout ça c' est , au fond , le même monde , ça vous prouve qu' il est difficile de savoir où on met les pieds , dès qu' on quitte le toit familial . À l' autre bout de la salle , j' aperçois ma JuJu . Elle est absolument sensationnelle . Je ne sais pas comment cette môme fait pour savoir s' habiller comme ça . Je me demande ce qu' elle fait ici . Parce qu' elle a tout pour plaire : jolie , bien balancée , intelligente , et tout . Mais elle est de ces poupées qui font la chasse aux rayons de lune . Je ne sais pas si vous me comprenez . Ce que je veux dire , c' est que , dès qu' elle a obtenu quelque chose qu' elle désirait , elle laisse tomber aussitôt pour courir après autre chose . Ainsi , je suis convaincu que parce_que son Larvey de mari est dans le frigidaire à Alcatraz , elle n' a qu' une seule idée en tête : l' en faire sortir . Et si elle réussit , ça lui sera probablement égal qu' on le harponne de nouveau . Parce qu' elle aura , comme ça , l' occasion de réessayer de l' en tirer . Ce qui prouve que cette petite est comme la_plupart d' entre nous . Elle cavale toujours après quelque chose qu' elle croit désirer … Elle parle en ce moment à un type au crâne chauve . Dès que le type l' a quittée , elle s' amène vers moi . Avec le même sourire radieux que si j' étais son fiancé retour de la guerre . Lemmy ! fait _elle . Quelle joie de te revoir . Qu' est_ce_que tu fais ici ? Chut ! dis _je . Je m' appelle Cyrus C Hicks . Je suis un Roi de l' Acier , qui est en France pour affaires . Oui , oui , fait _elle . Des affaires qui sont probablement un drôle de business . Mais viens avec moi . On va causer un peu et boire un verre . Nous sortons de la grande salle , et au bout d' un corridor , nous entrons dans un gentil petit salon bien meublé . Sur la table il y a un siphon , avec une bouteille de whisky et des verres . Juanella referme la porte derrière nous . Nous nous asseyons , et je plonge tout de suite dans le vif du sujet . Dis _moi , Juanella . Qu' est_ce_que tu fais dans cette taule ? Il faut bien que je travaille pour vivre , Lemmy . Je suis comme qui dirait une hôtesse . Ça veut dire quoi ? Que tu es chargée de calmer les clients qu' on a un peu trop plumés ? C' est à peu près ça , répond _elle avec un sourire . Mais dis _moi encore autre chose , JuJu . Tu sais que tu vaux du pognon … Il y a des tas de types qui feraient des folies pour toi , je veux dire des types au pèze . Alors ? c' est que tu es toujours mordue pour ton Larvey ? Non , me répond _elle . Et tu sais bien pourquoi . Elle met ses coudes sur la table et se penche vers moi . Je sens de tout près son parfum . Ça me rend tout chose … Je lui tends mon étui à cigarettes . Elle se sert . Moi aussi . Et je les allume . Ça veut dire quoi , ce que tu dis là ? Elle tire une bouffée et me répond : Est_ce_que tu te rappelles ce que je t' ai dit , il y a quelques années , quand nous étions en mer , au large du Havre ? Je t' avais donné un bon coup de main dans l' affaire des gaz de combat . Tu t' en souviens ? Oui . Bien sûr . Et alors ? Alors tu te rappelles peut_être aussi que tu n' as pas voulu me faire faire la culbute … Et que tu faisais le joli coeur avec une môme angélique et candide plutôt que de te laisser tomber avec moi ? Si tu t' en souviens , je t' ai dit à ce moment _là qu' à partir de dorénavant je m' en tiendrais à la pâtisserie _maison ? Alors c' est ce que j' ai fait . Ça veut dire ? Ça veut dire que , depuis ce temps _là , je suis une femme qui a deux amours . J' ai de l' amour pour Larvey , mon pauvre époux qui est dans le frigidaire , mais j' en aurais peut_être un peu moins si le type pour qui je suis réellement mordue acceptait de faire des acrobaties avec moi . Et qui c' est , ce type ? dis _je . C' est l' idiot qui me parle en ce moment , dit _elle . Et je suis bien obligé de dire que la môme JuJu a un air de sincérité quasi authentique . Je vous ai déjà dit que la JuJu est une poupée qui n' est pas ordinaire . Peut_être que , pour une fois , elle dit la vérité . Parce que ce qu' elle vient de me dire des beaux jours d' autrefois , c' est tout ce qu' il y a de plus strictement exact . Ah ! ah ! dis _je . Alors tu es une femme à deux amours , et moi je suis l’un des deux . Ça nous mène où , tout ça ? Je ne peux pas le dire , puisque je ne sais pas ce que tu en penses . Tout de même , tu sais bien que je ferais n' importe quoi pour toi . C' est la vraie vérité ? Elle se penche vers moi , et je peux voir sa poitrine se gonfler . Elle pose ses doigts longs et fins sur ma main . Le diamant d' une de ses bagues fait des feux d' artifice . La seule vérité du monde , dit _elle . Alors je n' hésite plus , dis _je . J' ai envie d' un whisky bien tassé . Avec du soda … Je me demande , pendant une minute , si elle ne va pas me sauter à la gorge . Puis elle hausse les épaules . Et elle me verse le whisky demandé . Et maintenant , dis _je , je pourrais peut_être te poser une petite question ? Pourquoi m' as _tu dit que tu habitais à l' Hôtel Saint_Denis ? J' ai voulu t' y faire une petite visite la nuit dernière . Un espèce de portier me donne le numéro de ta chambre . J' y monte et je tombe sur Marta Frisler et son concubin . La réunion se termine par du tir d' artillerie dirigé contre mézigue . J' ai failli y laisser ma peau . Qu' est_ce_que ça veut dire ? Juanella ouvre des yeux immenses . Tu dois être fou , dit _elle . Qu' est_ce_que cet hôtel Saint_Denis ? Un bouiboui près du boulevard Saint_Michel . JuJu se met à rigoler . Pourquoi voudrais _tu que j' habite un boui_boui ? dit _elle . Mon hôtel Saint_Denis à moi est tout près d' ici . Je ne réponds rien . Puis je dis : Ce que la vie peut être bizarre quand même ! Si tu ne me mènes pas en bateau , ça fait encore une coïncidence de plus à ajouter à toutes celles qui pleuvent dans cette affaire là . Moi , ces choses _là , ça me rend rêveur … Parce qu' enfin je suis venu ici ce soir parce_que je savais pouvoir t' y trouver , et voilà que je retombe sur Marta et son Cubain à qui je viens de flanquer une trempe de première . Puis je l' ai enfermé dans un petit cagibi . Je reconnais là la technique Caution Lemmy . Pourquoi tu ne m' as jamais fait ça à moi ? Et Juanella pousse un si gros soupir , que j' entends les rubans de son soutien_gorge craquer sous la tension . Puis elle dit : C' est dangereux , Lemmy . Si quelqu’un trouve Enrique avant ton départ , ça va faire de la grande bagarre … Et il y a ici des durs , sans compter le gars Enrique , qui est un serpent tout ce qu' il y a de plus mauvais . Je m' en doute bien , dis _je . Mais je m' en fous . Et puis je le plains , moi , ce coco _Jà . Parce qu' il y a quelqu’un qui essaye de lui faire endosser un meurtre . Comment ça ? demande Juanella . Oui . On voudrait que je croie qu' Enrique a assassiné mon copain George Ribban dont j' ai trouvé le cadavre dans un petit hôtel de Montmartre . Il tenait encore à la main un stylo . Avec le capuchon dessus . Le type qui l' a buté savait que je verrai ça . Alors qu' est_ce_qu' il a fait pour compléter son truc ? Il a fait cadeau à Enrique du portemine assorti au stylo . Il savait que le Cubain aime ce genre d' objets rutilants , et qu' il le porterait . Et puis la Marta , tout à l' heure , m' a avoué tout de suite qu' Enrique est le meurtrier . Elle a fait ça beaucoup trop tout de suite . Et elle s' est empressée de me raconter qu' un copain à eux , un nommé Varley , - tu connais Varley ? - est en Angleterre depuis plusieurs jours . Pour que je n' aille pas le soupçonner . Elle doit tenir beaucoup à l' amitié de ce Varley … Et toi ? Je ne connais pas ce zèbre _là , me répond _elle . Mais je vois que ses doigts tremblent un peu . Je reprends : En plus de mon copain du B_F_I , on a encore buté quelqu’un d' autre . Une poule qui s' appelait Marceline du Clos . C' est celle à qui je suis supposé avoir dégoisé des tas de choses … Et c' est à Ribban qu' elle l' a raconté . Alors , tu comprends , ces deux bigornages me mettent dans une situation délicate . Tu vois pourquoi ? Oui , me dit _elle . C' est un type très fort qui a manigancé tout ça . Puis soudain je vois Juanella regarder par_dessus mon épaule . Et je la vois pâlir . Je me lève de ma chaise , et je me retourne vers la porte . Elle est ouverte . Deux types sont sur le seuil . Ils ont de bien vilaines gueules . L’un d' eux tient un automatique pointé vers mon estomac . Je pousse un gros soupir … Parce qu' une fois de plus il me faut constater que je ne peux aller nulle part dans le vaste monde sans qu' un fou galope derrière moi avec de l' artillerie plein ses poches . À la longue , ça devient lassant … Qu' est_ce_que c' est que ce cinéma ? dis _je . Un des deux gars me répond aimablement avec l' accent français : Vous ne vous en doutez pas , monsieur ? Tout simplement , nous venons de ramasser le pauvre Enrique où vous l' avez mis en conserve . Il nous a raconté des tas de choses intéressantes sur vous . Le gars Enrique n' a pas l' air de vous aimer beaucoup . L' autre ajoute : Il paraît que tu es un poison , sale flic . Je regarde Juanella . Elle est un peu pâle , mais elle dit : Je crois que vous faites erreur , les gars . Ce gentleman est Mr . Hicks , un industriel américain . Il est venu ici pour jouer . Bien sûr , dit le second coco . Il est Mr . Hicks , et moi je suis le roi d' Espagne . C' est pas la peine de t' obstiner , Mr . Caution . Nous avons un petit boulot à faire . Tant pis si ça ne te plaît pas . Attention , dis _je . Ça pourra vous conduire loin de vous attaquer à un officier de la Justice Fédérale . Le gars à l' automatique rigole et me répond : Vous savez , monsieur , Paris est une ville extraordinaire . La police y est un peu négligente … Des gens disparaissent chaque jour , mais personne ne sait où ils vont . Alors vous allez être un disparu , aussi … Eh bien , si c' est comme ça , dis _je , je n' ai plus qu' à vous suivre . Vous êtes armés , et je ne le suis pas . Et je me mets à réfléchir à toute vitesse . Je me demande comment je pourrais bien sortir de ce pétrin . D' ailleurs , on ne meurt qu' une fois , ajoute ma petite copine JuJu . Bois un coup de whisky . Ça te fera du bien pour la route … Elle prend un verre , le remplit , et me le donne . Merci , dis _je . Tu es pleine d' attentions pour moi . Un instant je me demande si je ne vais pas balancer le contenu de mon verre dans les chasses du type au pétard . Puis je me dis que ça serait seulement gâcher de la bonne marchandise . Parce que l' autre coco a une main dans la poche de son veston . Il est prêt aussi . Alors je lève mon verre pour un toast . À la bonne vôtre , mes agneaux , dis _je . Et je m' envoie le whisky d' un trait . Je repose brusquement le verre sur la table . Et la table monte vers moi , brutalement . Elle m' en fout un grand coup sur le naze . Et je m' éteins comme une simple bougie … En redescendant sur la terre , je ne me sens pas tout à fait bien . J' ai mal comme si j' avais reçu un coup de barre de fer sur le crâne . Et j' ai le même goût dans la bouche que si j' avais mâché de l' aloès . Je suis étendu par terre , dans une obscurité totale . Je ne distingue absolument rien . Je reste immobile , pour récupérer un peu . Et , au bout d' un moment , je me sens moins mal . La douleur dans ma tête se calme . Et je commence à pouvoir penser un peu . Ce narcotique , c' est bien le plus expéditif que j' aie jamais expérimenté ! Quelle merveille ! Je suppose que Juanella se sert de cette drogue avec les clients de la salle de jeu quand ils menacent de tout casser … Mais pourquoi me l' a _t _elle fait avaler ? C' est sans doute qu' elle n' est pas si copine que ça avec cette bande de fripouillards . Et qu' elle a pensé que si elle m' éteignait de cette façon _là , le zèbre au pétard ne se servirait pas tout de suite de son instrument . Ça prouverait que la JuJu a toujours un petit sentiment pour Lemmy . Je me demande ce qu' en penserait le Confucius . Mes forces reviennent peu à peu . Je fouille mes poches et je constate que les types ne m' ont rien barboté . Je prends mon briquet et je l' allume , pour essayer de voir où je me trouve . Je suis dans une espèce de cave . Il y a une porte à un bout , mais elle est solide et bien fermée . En haut d' un mur , il y a un orifice grillagé , de l' autre côté duquel on peut distinguer une très faible lueur . Je suppose que cet orifice donne dans une pièce du rez_de_chaussée . Ça ne peut pas me servir , parce_que le grillage est costaud , et d' ailleurs c' est trop haut pour que je puisse y atteindre . Il y a un commutateur près de la porte . Je mets la lumière , et je fais les cent pas dans ma cage , histoire de secouer un peu mes idées . J' arrive à la conclusion que je n' ai rien d' autre à faire qu' attendre , et voir venir . J' en suis là de mes réflexions quand j' entends soudain un petit bruit métallique . Je me retourne et je vois par terre une clef avec une espèce d' étiquette attachée après . On a dû jeter ça à travers le grillage . Je la ramasse . Sur cette grande étiquette de bagages , il y a écrit : Avoue que tu es un gros ballot ! Comment te débrouillerais _tu dans l' existence si je n' étais pas là pour veiller sur toi ? Si je ne t' avais pas filé la drogue , tu serais déjà arrivé au Ciel . J' espère que tu t' en souviendras , et que tu me feras faire la culbute un jour . Détruis ce papier et barre _toi en vitesse . Sans ça , c' est moi qui me ferai bigorner . À toi pour la vie , JUANELLA Je reste planté là un instant , avec la clef dans la main . Puis je fais flamber l' étiquette avec mon briquet . Après quoi j' essaye la clef sur la porte , qui s' ouvre . J' éteins l' électricité et je sors dans un couloir qui me mène à des marches que je monte . Je pousse une autre porte qui n' est qu' à moitié close , et je me trouve dans le fond d' un petit jardin potager , derrière les communs . Je regarde ma montre . Il est six heures du matin , et l' air frais et pur me ravigote . J' en prends plein mes poumons en marchant vers une petite porte . Je sors et je me trouve dans une petite rue déserte . Le fils préféré de la maman Caution peut dire merci à la môme Juanella … Mais qu' est_ce_que fait JuJu dans cette bon Dieu de combine ? IV WEEK_END BLUES La vie est belle ! Et elle est comme on se la fait . Si vous êtes incapables de croire au Père Noël , c' est que vous avez des glandes qui ne fonctionnent pas bien ou qu' il vous manque des vitamines . Moi , je suis à Londres depuis ce matin . Et j' adore cet endroit où je suis déjà venu faire un petit boulot en 1943 . Ce village en a pris un coup , avec les bombardements boches . Mais les habitants se sont débrouillés pour que ça ne se voie pas trop . Et puis il y a , ce matin , un soleil magnifique . Je me sens léger comme un papillon en descendant Piccadilly . Je suis nippé en Capitaine de Fusiliers Marins Américains . J' ai tiré ma casquette sur l' oeil droit . Et les plis de mon pantalon sont tellement aiguisés qu' on pourrait se raser avec . J' entre au Rivoli Bar , pour m' envoyer un petit verre afin_d' accélérer le rendement de mes méninges . Parce qu' il faut que je monte mes batteries pour démolir le gars Varley . Ce zèbre _là , et sa frangine , accaparent maintenant toutes mes pensées . Le jour où il me tombera dans les pattes , ça sera mon Stalingrad à moi … Je saute dans un taxi et je file à Scotland_Yard . Arrivé là , je donne mon nom , et je demande à dire quelques mots au Chief_Detective_Inspector Herrick . Après quelques minutes il me reçoit . Mon vieux copain n' a guère changé . Ses cheveux sont peut_être un peu plus gris . Et il a peut_être une ride ou deux de plus . Son brûle_gueule a toujours le même parfum , comme s' il fumait dedans des morceaux de tapis , mélangés à des pelures d' oignon . Je m' assois en face de lui , et nous bavardons un peu des jours d' autrefois . Puis nous en venons à l' affaire en cours . J' ai reçu l' ordre de vous donner l' aide en mon pouvoir , qu' il dit . Je crois comprendre que vous_même et un certain James Cleeve attaché à vos Services êtes à la recherche d' un Américain nommé Varley , et aussi de sa soeur . J' ai déjà vu Cleeve . Je suppose que vous_même ne l' avez pas encore contacté ? Non , dis _je . J' ai eu des aventures , à Paris , qui m' ont fait rater l' avion . Jimmy est venu ici tout seul , et je n' ai suivi que le jour d' après . Je pense le voir très bientôt . Il est descendu au Savoy . J' allume une cigarette , et je reprends : Qu' est_ce_que vous pensez de cette chasse au Varley ? Herrick hausse les épaules , et me dit : C' est chercher une aiguille dans une meule de foin . Le zèbre s' est presque certainement affublé d' un uniforme américain . Comme nous en avons ici des dizaines de milliers qui circulent en mission , ou en permission , sur tout le territoire du Royaume Uni , vous pensez si ça lui est facile de se perdre dans la foule : C' est bien embêtant , dis _je . Avez _vous dit ça à Cleeve ? Oui . Mais ça n' a pas paru le décourager … J' ai l' impression qu' il a une idée derrière la tête . Quelque chose sur quoi s' appuyer . Il a peut_être des tuyaux de l' endroit où se trouve Varley . En tout cas , il m' a paru très optimiste sur l' issue de cette chasse . Te fais oui , de la tête . Moi aussi je pense que Cleeve a une base sérieuse d' où démarrer . Et je suis persuadé que c' est pour ça qu' il a pris l' avion avant moi sans attendre que je reparaisse . Le gars Jimmy essaye de cueillir tout ce qu' il peut sans se détourner pour voir si le fils préféré de la maman Caution est derrière . Il veut suivre tout seul son petit bonhomme de chemin . Et , ma foi , ça peut se comprendre . Je me lève de ma chaise , et je tends la main à Herrick . Merci , Herrick , dis _je . Je me suis installé de nouveau dans mon petit appartement de Jermyn Street . Celui où j' étais il y a deux ans . Vous avez le numéro de téléphone ? Il me répond oui . Alors si jamais il y a quelque chose de sensationnel à me faire savoir … Il me fait un large sourire , et me tend une enveloppe cachetée . Bien sûr , fit _il . J' ouvre sa porte et je m' en vais . C' est un chic type , le gars Herrick . On s' entend tous les deux comme deux jumeaux . Sans avoir besoin de faire des phrases . Je descends le long de Whitehall . Je ne sais pas au juste quoi faire pour l' instant . Parce que - comme vous le savez - je suis complètement dans le vague en ce qui concerne le Varley et ses combines . Et il faut que j' attende qu' une indication surgisse de l’un ou l' autre côté . Mais je prends ça très calmement . Parce que j' ai l' impression que Jimmy Cleeve a des atouts cachés dans sa manche . Et le moment venu , je trouverai bien de quoi il s' agit . J' entre dans un bar , pour m' envoyer quatre doigts de whisky pur . Puis j' allume une cigarette et je me plonge dans des réflexions sur l' étrangeté de l' existence . La vie réserve parfois tellement de surprises ! Mais moi , je prends ça comme ça vient . Parce que j' ai un tempérament , comme qui dirait , philosophique . Ce qui m' aide beaucoup c' est que , chaque fois que quelque chose est sur le point de me tracasser , je me récite une des formules de mon vieux copain Confucius . Si ce gars _là vivait de nos jours , et qu' il donne des consultations , il ferait une galette énorme . Parce que , pour ce qui est des poupées , je crois qu' il en sait autant que le bon Dieu . Et il aurait lui_même un succès fou avec les mignonnes . Parce qu' elles pigeraient tout de suite qu' elles ne peuvent pas le mener en bateau . Je m' offre encore un petit whisky , avant de reprendre la route . Puis je sors et je m' en vais dans la direction du Savoy . Je me remets à penser au gars Jimmy Cleeve . Je me demande ce qu' il sait au juste , et ce qu' il a l' intention de faire . Et puis je me mets à rigoler . Parce que je m' aperçois , tout à coup , que nous sommes le premier avril , et qu' on pourrait appeler ce jour _là , La journée des Ballots . Vous allez peut_être penser que c' est justement mon anniversaire . Parce que je suis convaincu que vous vous dites : Le fils préféré de la maman Caution est le Roi des Ballots . Vous avez peut_être raison . Seulement permettez _moi de vous dire qu' il n' est pas si ballot que ça , celui qui sait quand il faut se montrer ballot . Je ne sais pas si je me fais comprendre ? En arrivant au Savoy , je vais à la Réception , et je demande Mr . Jimmy Cleeve . On me répond qu' il est parti ce matin même , en disant qu' il ne comptait pas revenir avant deux ou trois jours . Alors je m' en vais chez moi , dans Jermyn Street . Je me mets en civil , puis j' ouvre l' enveloppe qu' Herrick m' a remise . J' y trouve un laissez_passer de la Police britannique , qui porte une mention requérant pour moi l' aide de toutes les autorités si j' en ai besoin . J' y trouve également deux cartes d' identité , portant deux noms différents . Également deux permis de conduire et deux cartes grises , l' adresse d' un garage près de Jermyn Street avec autorisation d' y prendre une voiture , et toute une liasse de bons d' essence . Le tout , enveloppé dans un papier sur lequel Herrick a écrit : Bonne chance , Lemmy . Me voici donc équipé et tout prêt pour partir quelque part . La seule chose empoisonnante , c' est que je ne sais pas où aller . En plein milieu de ces réflexions , mon téléphone s' en mêle . Je décroche et je dis allo . Une voix demande : Allo , Lemmy ? Comment va , mon gars ? Je fais presque deux bonds sur place tellement je suis épaté . Parce que c' est Dombie qui me parle . Qu' est _ce qui se passe , vieux cornichon ? dis _je . Tu me téléphones de Paris ? Tu rigoles , vieille noix . Je suis dans le même pays que toi . Ça veut dire quoi , fripouille ? Je t' expliquerai tout ça plus tard , parce_que je te téléphone d' une cabine publique . Alors écoute . Il y a un endroit , à une trentaine de kilomètres de Londres , qui s' appelle Reigate . En suivant la route de Reigate à Dorking , tu passes un village qui s' appelle Brockham . C' est un de ces vieux petits endroits historiques que les touristes aiment bien . Juste au milieu du village , il y a un petit square . Sur l’un des côtés du square , il y a une auberge qui s' appelle À la Bouteille Carrée . Alors , je ne sais pas si tu as besoin de repos . Mais ce que je peux te dire , c' est que si , par hasard tu avais besoin de te mettre au vert , cette auberge _là serait un endroit idéal . La maman Caution te le recommanderait sûrement . Alors , à un de ces jours , Lemmy . Et n' oublie pas de regarder s' il y a de jolies mômes dans le coin . Parce que ça m' intéresse . Et le gars Dombie raccroche . Naturellement , cette communication de Dombie me fait plaisir . Parce que ça veut sûrement dire que quelque chose se mijote par là . Comme je vous l' ai déjà dit , je crois , Dombie fait seulement semblant d' être un polichinelle . Alors je fais la seule chose qui soit raisonnable . Je vais à un petit placard et j' en sors une jolie bouteille . Et je m' offre quatre doigts du liquide jaune qu' elle contient . Après quoi j' attrape une petite valise . J' y fourre mon pyjama et quelques autres objets . Puis je mets mon chapeau sur l' oeil , et je me trisse . Je mange un morceau en vitesse dans une gargote de Piccadilly , et ensuite je vais au garage . On m' y fait cadeau d' une ravissante bagnole . Moi , je vous le dis : quand mon tempérament poétique commence à me travailler , ou bien j' éprouve le besoin de faire des confidences à une poulette , ou bien je meurs d' envie de me mettre au vert dans un petit village historique … J' arrête ma voiture devant La Bouteille Carrée . J' entre au bar et je me fais servir un whisky . La poupée derrière le comptoir est tout ce qu' il y a de bien balancée . Je lui raconte que je suis un businessman américain en visite , et qu' on m' a vanté le charme du patelin . Je lui demande si on peut me donner une chambre . Elle me répond oui . Et nous bavardons comme ça , un moment . Elle me dit que le village est très calme actuellement , parce_que les touristes ne peuvent plus y venir à cause des restrictions sur l' essence . Après quelques minutes , je lui dis que je vais faire une petite balade dans le bled . Puis je m' en vais , à pied , histoire de reconnaître les lieux . Après avoir fait le tour du village , j' arrive tout près d' un terrain de golf . Tout d' un coup j' entends derrière moi un sifflement . Je me retourne , je regarde , et je vois , venant vers moi , l’une des plus merveilleuses casquettes à carreaux qui soient au monde . Et elle est sur la tête de Dombie . Les jambes du copain sont enfournées dans un pantalon de golf rutilant . Et ses épaules portent , en bandoulière , un sac de golf plein de clubs variés . Je le félicite sur son chic étincelant . Puis je lui demande de me raconter un peu ce qui se passe . Après que tu as quitté Paris , me dit _il , Flash s' est tourmenté au sujet de quelque chose . Sans blague ? dis _je . Au sujet de quoi ? Il a eu peur que je dégoise encore des secrets à une poule ? Je ne crois pas , dit Dombie avec un large sourire . Te crois que ce qui tracasse Flash , c' est Cleeve . Le Général s' est mis dans la tête que Cleeve a trop d' ambitions personnelles , qu' il tire trop à lui la couverture , et qu' il en sait plus sur Varley qu' il ne veut bien le dire . Et particulièrement en ce qui concerne l' endroit où Varley doit se trouver actuellement . Il a remarqué que Cleeve s' est dépêché de quitter Paris , le matin convenu , sans s' étonner de ne pas te voir à l' aérodrome . Il était tout heureux d' arriver ici avant toi . Ça a déplu à Flash . Il ne veut pas qu' on te coupe l' herbe sous le pied . Sans blague ? dis _je . Tu veux dire que Flash veut m' aider à me réhabiliter ? Qu' il souhaite que ça soit moi qui coince Varley . Oui , dit Dombie . C' est l' impression que j' ai . N' oublie pas que Flash , dans le civil , est un des gros du B_F_I Il a l' orgueil de son Service . Toutes ces histoires qu' on raconte sur toi , ça le ronge . Il n' aime pas qu' on esquinte ses G Men comme ça . Il veut que tu réussisses , et il trouve que Cleeve est trop personnel dans son boulot . Continue . Tu m' intéresses . Alors , aussitôt après ton départ , il a communiqué avec des gens à Londres . Il a demandé que quelqu’un surveille les allées et venues de Cleeve , pour le cas où ce zèbre te laisserait tomber . C' est un malin le Général , dis _je . Parce que c' est exactement ce que Cleeve a fait . Quand j' ai été au Savoy ce matin pour le voir , il n' y était plus . On m' a dit qu' il serait absent de Londres pendant trois jours . Parbleu ! me répond Dombie . Cleeve est installé par ici . Il est a Holmwood , de l' autre côté de Dorking . Il habite une bicoque qui s' appelle Thorpe Cottage . Le Général t' a _t _il donné des instructions , ou une marche à suivre ? Aucune . Après que Flash s' est arrangé pour que quelqu’un surveille Cleeve ici , il m' a expédié à Londres d' urgence . Le gars qui a filé Cleeve m' en a rendu compte ce matin , et a quitté le boulot . Alors je me suis mis à ta recherche . J' ai su que tu étais installé dans Jermyn Street . Je t' ai téléphoné . Et voilà . Qu' est_ce_qu' on fait maintenant ? Je réfléchis une minute et je lui dis : Tu vas retourner à Londres en vitesse . C' est trop d' être deux ici . Ça ne pourrait qu' augmenter les chances de nous faire remarquer . Ça , c' est la première raison . La seconde , c' est que je ne peux pas supporter plus longtemps la vue de ton pantalon rutilant . Moi , je vais m' installer à La Bouteille Carrée . Dès que tu seras rentré à Londres , donne _moi un coup de fil pour me dire où je pourrais te toucher si j' avais besoin de le faire . O_K ? O_K , dit _il . Mais c' est vexant quand même … Pourquoi ? À cause de la môme du bar , à La Bouteille Carrée . Ne me dis pas que tu ne l' as pas remarquée . Moi , j' en viens . Et j' ai l' impression que je lui ai tapé dans l' oeil . Alors j' espérais bien m' installer là_bas aussi … Bah , dis _je , tu en trouveras une aussi chouette à Londres . Mon vieux , dit Dombie , rien ne vaut la campagne pour les jolis morceaux . Surtout quand un village est historique . J' ai croisé tout à l' heure une mignonne qui dépasse tout ce que j' ai jamais vu comme beauté . Je l' ai rencontrée près du square . Je n' ai pas pu m' empêcher de lui lancer un regard incendiaire . Et , tu ne me croiras peut_être pas … Elle m' a répondu par un de ces coups d' oeil en coin , qui aurait rissolé le vernis d' un croiseur de bataille ! Et Dombie lance un formidable soupir , qui fait le même bruit qu' une baleine qui vient respirer en surface . Tu comprends , reprend _il , je comptais bien retourner du côté de chez elle . Je l' ai vue entrer dans un cottage garni de chèvrefeuille , non loin du square , près de la grand' route . Tes histoires ne m' attendrissent plus , dis _je . Toutes les femmes sont folles de toi , et elles sont toujours ravissantes … Les moches aussi sont folles de moi , dit Dombie . Mais celle_là est une pure merveille . Écoute voir un peu … Non , dis _je . Elle est brune , continue Dombie . Elle a de grands yeux couleur améthyste . Elle a une silhouette fine et souple . Elle était habillée en tenue de cheval , avec des culottes bouffantes . Elle était à croquer ! Le seul petit défaut - que j' ai remarqué quand elle tenait son fume_cigarette - c' est que le petit doigt de sa main est déformé . Quelque chose fait click dans mon cerveau . L' histoire de Dombie devient soudain intéressante . Parce que vous vous rappellerez peut_être la description de la soeur de Varley telle que je l' ai faite au Général . Vous ne vous étonnerez donc pas que je me sente , tout d' un coup , très joyeux , intérieurement . Tu m' embêtes , dis _je à Dombie d' un air innocent . Barre _toi . Dombie lève les yeux au ciel , et soupire encore . Si je rencontre ton amazone , dis _je , je lui donnerai ton adresse de Londres . Et je lui demanderai de t' écrire . Dombie ramasse son sac de golf , et s' en va à travers champs . Je le suis des yeux jusqu' à ce qu' il disparaisse . C' est un pote , le gars Dombie … Après le départ de Dombie , je m' étends un moment sur l' herbe en fumant une cigarette . Je m' efforce de mettre en ordre dans ma tête les événements tels que je les vois . Et je me dis qui si Jimmy Cleeve est venu par ici , c' est qu' il doit avoir eu un tuyau et qu' il doit savoir que Varley est planqué dans la région . Mais il ne doit pas savoir que la soeur de Varley - dont j' ai fait la description devant lui au Général , - se trouve à Brockham . Sans cela , il se serait installé ici au lieu d' aller à Holmwood , qui se trouve à huit ou dix kilomètres d' ici . Quand j' entends sonner sept heures à l' horloge de l' église , je quitte mon lit de gazon pour regagner La Bouteille Carrée . Je fais un petit détour , afin_de passer devant le cottage garni de chèvrefeuille . Avec l' espoir d' apercevoir , peut_être , la môme au petit doigt déformé . Mon inspiration a été bonne . Au moment où j' arrive en vue du cottage dont m' a parlé Dombie , je vois une femme en sortir et venir dans ma direction . Sa démarche est souple comme une espèce de danse . C' est un ravissement pour les yeux . Et plus elle s' approche de moi , plus le ravissement augmente . Parce que je vous le dis , la main sur le coeur , ça n' est pas tous les jours qu' on peut contempler une poupée comme celle_là . Quand elle arrive à ma hauteur , elle me jette un coup d' oeil indifférent , qui n' aurait pas rissolé le vernis d' un croiseur de bataille . Moi je la regarde aussi et je lui dis à mi_voix : Bonsoir , frangine . Elle s' arrête pile et me répond , avec un doux accent du Sud : Vous m' avez parlé ? Oui , fais _je . J' ai dit : Bonsoir , frangine . Et je ne crois pas que je me sois trompé . Elle reste immobile sur le bord de la route , les yeux fixés sur moi . Maintenant je peux voir sa main gauche , dont le petit doigt est déformé . Mon coeur bat un petit peu plus vite . Ce qui veut dire ? fait _elle enfin . Ce qui veut dire que vous êtes sûrement une payse à moi . Quand je vous ai vue approcher , je me suis dit : Une poupée qui marche comme ça est sûrement Américaine . C' est pas vrai ? Elle me fait un petit sourire qui éclaire tout son visage . C' est très … gentil à vous . J' en déduis donc que vous êtes Américain aussi ? Plutôt deux fois qu' une , dis _je . Moi , je suis un Fusilier marin . Capitaine Clauson , 71e bataillon . J' ai eu une petite permission . Alors je me suis dit : je vais faire comme si j' étais encore en civil , je m' en vais aller respirer l' air des champs . Et vous pensez que vous vous plairez ici ? Je lui fais un large sourire et je réponds : Depuis tout de suite , j' en suis absolument certain . Est_ce_que nous ne pourrions pas faire des petites excursions ensemble ? Naturellement , ça la fait tiquer un brin . Pourquoi ? me demande _t _elle . Vous faites des petites excursions avec toutes les femmes que vous rencontrez ? Bien sûr que non ! dis _je . Ça ne m' intéresse qu' avec des super_beautés comme vous . Ça la fait sourire de nouveau . Je crois que , malgré elle , mon boniment l' amuse . Et tout en lui parlant , je l' observe . Je sais exactement ce qu' elle pense . Puis je reprends : Le monde est vraiment tout petit … Ah oui ? fait _elle . Pourquoi donc ? C' est une idée qui m' est venue comme ça , dis _je . Parce que je regardais vos mains . Et j' ai vu que votre petit doigt gauche a eu un accident . Ça m' a rappelé que je dois vous avoir déjà vue quelque part … Vous devez sans doute vous tromper , me dit _elle . Je ne me rappelle pas vous avoir jamais vu . Je hausse les épaules . Je peux me tromper , dis _je . Pourtant , j' ai une bonne mémoire . Et d' ailleurs , comment pourrait _on oublier une femme comme vous ? Évidemment tout est possible , fait _elle . Et elle me refait un sourire . Je vois bien qu' elle fait marcher son cerveau à toute vitesse . Cette poupée _là ne se laisse pas bluffer . Enfin elle me demande : Et où croyez _vous m' avoir déjà vue ? Je jette mon mégot sur le sol , et je l' écrase du pied . Puis je prends une autre cigarette dans l' étui , et je l' allume . Je tire deux ou trois bouffées , rêveusement , pour faire durer le silence tant que je peux . Histoire de souligner comme ça mes paroles . Puis je lui dis : Eh bien , autant que je me le rappelle , c' était à Washington . J' assistais à une grande réception donnée par un des gros bonnets de là_bas , le Général Flash . Je crois qu' avant la guerre il était un des membres du B_F_I , un des grands chefs . Actuellement il dirige le Service Secret quelque part en Europe . J' ai l' impression que c' est à cette réception _là que je vous ai vue . Quand j' ai prononcé le nom de Flash , j' ai vu son expression changer . Son regard s' est , comme qui dirait , tendu . Puis elle me dit : Je crois que vous vous trompez . Je ne connais personne de ce nom _là . Au revoir , capitaine . Elle me fait un petit salut glacé , et repart sur la route . Mais moi je rigole intérieurement . Je me dis tout bas : À bientôt Miss Varley . J' ai idée que nous nous retrouverons un de ces jours . Après avoir dîné , je vais refaire un petit tour au bar de l' auberge , et galéjer , devant le zinc , avec la môme qui est folle de Dombie . Naturellement , je m' envoie quatre doigts de whisky par la même occasion . Puis à neuf heures , je lui dis que je vais respirer un peu de grand air . Je vais au garage chercher ma voiture . Et me voilà parti à petite allure sur la route d' Holmwood . La nuit est splendide . En arrivant presque à destination , je dépasse sur la route un paysan . Je lui demande où se trouve Thorpe Cottage . Il me l' explique et ajoute que je le reconnaîtrai facilement parce_qu' il y a une espèce de portique devant la grille . Je le remercie et je redémarre . Ce cottage est à l' autre bout du pays . Un peu isolé . Et tout à côté , de l' autre côté de la route , se trouve un petit boqueteau de sycomores . J' y fais entrer ma voiture , toutes lumières éteintes , et je stoppe là . Puis je vais m' adosser à l’un de ces arbres juste en face la grille du cottage . Je ne sais pas si cette petite balade jusqu' à la demeure de Jimmy Cleeve peut avoir une utilité . Mais pour l' instant je n' ai rien de mieux à faire , qu' à guetter et attendre . Celui qui sait attendre - a dit Confucius - est celui que rien ne pourra décevoir dans la vie . Parce qu' il suffit d' attendre assez longtemps , pour n' être pas déçu de l' attente . Toujours quelque chose arrive , prévu ou imprévu . Et même - ajoute Confucius - si cette chose imprévue est un coup de poing sur la gueule , c' est une satisfaction de savoir qu' on n' a pas attendu pour rien . J' allais me plonger de nouveau , mentalement , dans la sagesse de Confucius , lorsque j' entends un bruit de porte qu' on ouvre . C' est celle du cottage . Et quelqu’un descend les marches du perron . Puis ce quelqu’un ouvre la grille et sort sur la route . La cadence rapide des pas qui sonnent m' indique que c' est une poupée qui vient dans ma direction . J' entends , maintenant , qu' elle chantonne . Elle est sûrement contente de quelque chose . Je reconnais l' air , un des grands succès d' il y a sept ou huit ans : Comme le temps passe … Cet air _là , ça me rappelle quelqu’un . Mais je me dis que c' est impossible . Ça ne peut pas être elle . Ça serait trop beau ! Mais au moment qu' elle passe devant moi , un rayon de lune sort des nuages , et permet de voir nettement la poupée . Qui c' est … Je vous le donne en mille ! Je sors de mes sycomores , et j' appelle à mi_voix : Hey , poupée ! Tu ne reconnais pas ton petit copain Lemmy ? Elle se retourne , et reste immobile . Comme changée en statue de sel . Littéralement pétrifiée . Tu n' es pas contente de me voir , Juanella ? dis _je . Et , c' est un fait , elle n' a pas l' air particulièrement ravie . Jeez ! fait _elle . Naturellement il fallait que je tombe sur toi … C' est toujours comme ça que les choses arrivent , ma jolie . Mais c' est ton époux qui devrait chanter Comme le temps passe … Seulement , bien sûr , le temps ne doit pas passer aussi vite qu' il voudrait . Aussitôt après avoir dit ça je le regrette . Parce que je la vois qui devient toute triste . Et il y a même quelque chose comme une larme , qui brille au bord de ses yeux . Je crois vous avoir déjà dit que cette souris _là , c' est un échantillon sensationnel . Elle est tellement bien roulée qu' elle pourrait faire , quand elle voudrait , une carrière de star à Hollywood . Seulement , elle préfère les petits jeux dangereux . C' est une foutue honte , me répond _elle . Une foutue honte ce qu' ils ont fait à Larvey ! Et pourquoi donc , ma ravissante ? dis _je . Pourquoi est _ce une foutue honte qu' ils aient harponné Larvey ? Tu ne vas pas me raconter qu' on a fabriqué un scénario spécial ? Je sais bien que ça se fait quelquefois , mais ça n' est pas le cas pour lui . Si ton Larvey ne se débrouillait pas aussi bien , et s' il avait récolté ce qu' il mérite , il serait dans le frigidaire pour deux mille sept cent soixante_quatorze années . Et il n' en sortirait que pour passer sur la chaise . On peut dire que c' est un gars verni . C' est bien possible , Lemmy , me dit _elle . Tu as peut_être raison de dire que Larvey est verni , d' habitude . Mais ce coup _ci , on l' a possédé … Bien … bien … fais _je . Mais dis _moi , Juanella . Pendant que nous sommes seuls ici , au clair de lune , est_ce_que tu n' aurais pas , par hasard , une petite confession à me faire ? Elle ne me répond rien . Elle reste immobile , la tête baissée dans une attitude de désespoir . Puis , brusquement , elle fait un pas vers moi , jette ses bras autour de mon cou , et commence de m' embrasser comme si c' était sa dernière nuit sur la terre . Ou comme si j' étais le gars qui a fourni à Casanova son premier cours par correspondance sur la Façon de séduire une Blonde en six leçons faciles sous enveloppe discrète . Moi , je ne me défends pas . Je me laisse faire . C' est toujours ça de pris , n' est _ce pas ? Maintenant , Juanella pleure comme une fontaine . Et elle sanglote , à faire éclater sa jolie poitrine . Lemmy , me dit _elle enfin , je suis dans le pétrin . J' y suis jusqu' au cou . De ma vie je n' ai été dans une situation pareille . Je ne sais pas comment m' en sortir . Et c' est tout pareil pour le pauvre Larvey . Il va rester à Alcatraz jusqu' à ce qu' il y pourrisse et tout le monde s' en fout bien . Ils ne veulent même pas me laisser lui écrire . Et tu es le seul type qui puisse m' aider , parce_que tu as un coeur d' or , et que tu es ce qui se fait de mieux dans le genre oiseau à pantalons . Alors montre _moi que tu aimes bien la petite Juanella , et fais quelque chose pour elle … O_K , dis _je . Puis je détache ses bras de mon cou , et je commence d' essuyer avec mon mouchoir le rouge qu' elle m' a fourré sur la bouche . Elle est toujours tout près de moi , et je peux respirer son parfum . Je suis bien forcé de me dire que JuJu est d' une classe à part des autres . Elle est , a elle seule toute une sélection . Si le Confucius avait pu la connaître , ça l' aurait obligé à inventer des tas de slogans supplémentaires sur les dangers terribles que nous font courir les belles poupées . Écoute , Juanella , dis _je . Si tu veux que je te donne un coup de main pour t' aider à sortir de la mouscaille , je suis d' accord . Mais seulement à la condition que tu me dégoises depuis A jusqu' à Z toutes les combines , combinailleries et autres combinazionni qui se fricotent dans les coulisses de ce bizness . Et si tu essayes , avec moi , la moindre entourloupette , je frictionnerai si sérieusement certaine partie de ta jolie silhouette que pendant deux ans et demi tu seras forcée de manger debout . En plus de ça , je m' arrangerais à ce que ton Larvey écope une condamnation supplémentaire qui le ferait prolonger son séjour à Alcatraz jusqu' aux environs de l' An 2000 , ce qui t' empêcherait de donner des héritiers à la famille Rillwater . Alors ? On fait affaire , tous les deux ? Elle sort un petit mouchoir de dentelle , et commence à sécher ses yeux . Quand elle est débarbouillée , je peux voir que c' étaient des vraies larmes . La môme a peut_être réellement des ennuis … Lemmy , fait _elle , je te raconterai absolument tout . Il y en a des pages et des pages . Mais il faudra que tu me croies . Que tu croies tout ce que je te dirai . Chaque mot . Même si ça te semble invraisemblable . Je la rassure d' un sourire . Après tout , il n' y a pas de raisons que cette poupée - si elle est suffisamment effrayée - ne me dise pas la vérité … si ça l' arrange . Dis _moi , ravissante , où habites _tu ? J' habite un petit cottage qu' on appelle Fleur de Mai à Holmwood_Sud , entre ici et Brockham . En bas de la colline , près de l' église . O_K , dis _je . Il est presque dix heures et demie . Viens me voir ce soir à La Bouteille Carrée , l' auberge de Brockham . Je t' attendrai devant la petite porte de côté . J' y serai , Lemmy . Mais il y a aussi une chose que vous devez vous rappeler , Mister Caution . C' est que , sans moi , vous ne seriez plus , en ce moment , qu' un macchabée . Les deux types d' Auteuil avaient décidé de te descendre . Je t' ai filé la drogue et je leur ai dit que tu serais dans les pommes pendant dix heures , et que ça ne serait pas une bonne chose de te buter pendant qu' il y avait encore tant de monde dans la maison . Il faut que tu te rappelles que j' ai sauvé ta peau . Je ne l' oublie pas , Juju . Je sauverai peut_être la tienne un jour . En attendant , je compte sur toi là_bas , à minuit . Son visage change d' expression . Elle a un petit sourire en coin , et me dit : Ça n' est peut_être pas très prudent , pour une femme , de venir voir , à minuit , un gars comme toi . Mais on est bien forcé , quelquefois , de courir certains risques … Et Juanella pousse un grand soupir . Puis elle s' en va . J' attends qu' elle ait tourné le coin de la route , puis je m' en vais droit au cottage . Je traverse le jardin , et je frappe la porte avec le marteau . J' attends et rien ne se produit . Je frappe à nouveau parce_que je suis convaincu qu' il y a quelqu’un dans cette bicoque . J' avais raison de m' obstiner . Au bout d' une ou deux minutes supplémentaires , la porte s' ouvre enfin . Le petit hall intérieur est allumé . Et Jimmy Cleeve , très étonné , est là , devant la porte . Alors ? fais _je . Comment ça va , Jimmy ? Je me demande si vous m' espériez aussi vite ? Et je lui fais mon sourire le plus engageant . Il hausse les épaules . Puis il rigole et ait : Je ne suis pas absolument surpris , Lemmy . Vous n' êtes pas un ballot . Mais j' espérais quand même gratter encore quelques jours d' avance sur vous . J' avais espéré empaqueter ce business et le ficeler avant même que vous ayez la moindre idée de ce que j' étais devenu . Mais entrez donc ! J' ai une bouteille de whisky de marque … J' entre , et il ferme la porte derrière moi . Nous allons dans le living_room , comme qui dirait son studio . C' est bien meublé et confortable . Le gars Jimmy sait choisir ses campements . Moi , ce qui m' intéresse , c' est qu' il y a deux bouteilles sympathiques sur la table . Et un siphon . Et qu' il se dépêche de remplir deux verres . Quand le liquide doré est versé , il me dit : Et alors ? Où en sommes _nous ? Je lève mon verre et je dis : À la bonne vôtre , Jimmy ! Et je suis très heureux de me retrouver avec vous . Puis , je m' assois dans un grand fauteuil , devant l' âtre . Et il s' installe dans un autre , en face de moi . Puis il me dit : Écoutez , Lemmy . Ne m' en veuillez surtout pas . Vous savez comment vont les choses , et ce que c' est que la vie . Vous , vous êtes un des as du Service . Tout le monde , aux U_S_A , connaît votre nom . Votre réputation n' est plus à faire . Au B_F_I , on ne jure que par vous . Et moi , que suis _je ? Un roussin privé qui essaye d' arriver . Sûrement vous pouvez comprendre mon état d' esprit . Je m' étais dit : Si je peux mettre le grappin sur ce Varley , et l' embarquer sans l' aide de Caution , je pourrai postuler un emploi au B_F_I C' était une occasion de faire mes preuves . J' en avais fichtrement envie . Cette guerre m' a fait comprendre bien des choses . Et je vous assure que je préférerais travailler pour l' Oncle Sam plutôt que de retourner , après la guerre , dans une Agence Privée . Mais je vous comprends très bien , Jimmy , dis _je . Et je ne vous en veux absolument pas . Je ne suis pas un ingrat , et je n' ai pas oublié combien vous avez été chic pour moi dans l' histoire du meurtre de Ribban . Sans le compte rendu fantaisiste que vous en avez fait au Général , les choses auraient sans doute très mal tourné pour moi . Et je ne serais probablement pas ici en ce moment . Laissons cette histoire _là , Lemmy ! Si vous voulez , Jimmy . Mais je ne l' oublie pas . Et maintenant , parlons business . Et d’abord , convenons franchement que c' est une mauvaise méthode de rivaliser comme ça entre nous . C' est un boulot durillon , et nous devons réunir nos forces . Elles ne seront pas de trop . Alors réunissons nos renseignements , et démarrons en vitesse . Qu' est_ce_que vous faites dans ce coin ci , Jimmy ? Vous avez eu un tuyau quelconque ? Oui , fait _il . Je savais quelque chose , Lemmy . Et je vous l' avais caché . Avant de quitter New_York pour rejoindre les Services du général Flash , à Paris , j' avais ma petite idée derrière la tête . Je me doutais que le gars Varley s' arrangerait à se glisser en Angleterre , si les circonstances devenaient un peu trop brûlantes pour lui sur le territoire de la République française . J' incline la tête en signe d' assentiment . Alors il reprend : Donc , j' avais pris mes précautions . J' avais envoyé , d' avance , un gars à moi , ici . C' est un type qui travaillait , avant guerre , dans la même Agence de Police Privée que moi . C' était un roussin adroit . Il est jeune , il a de l' ambition et de la cervelle . Il s' appelle Sammy Maynes , et il connaît Varley . Il a eu affaire à lui , autrefois , pour le compte de l' Agence . Sûrement ce petit gars vous plaira , Lemmy . Nous n' aurons pas de trop de toutes les bonnes volontés , dis _je . Autre chose , dit Cleeve . Moi , j' avais un tuyau sur Varley . Le gars habitait l' Angleterre avant de venir à New_York ouvrir son affaire de décoration d' appartements . Il avait un cottage par ici , parce_qu' il aimait ce coin de campagne . Ah ! fais _je . Et où se trouve ce cottage ? Cleeve se met à rigoler , et me répond : C' est celui_ci . Je m' y suis installé pour l' attendre . Bravo ! dis _je . Vous pensez donc que ce type va revenir par ici ? Je le crois . Je pourrais même dire que j' ai toutes les raisons de le penser . Quelles raisons ? dis _je . J' ai l' impression que vous en savez foutrement plus que moi sur ce business , Jimmy . Il rigola de nouveau . J' avais de l' avance sur vous , dit _il . Écoutez , Lemmy . Je vais vous raconter toute l' histoire , avec des détails que vous ne connaissez sûrement pas . Ça vous expliquera bien des choses . Donc , quand Varley opérait à New_York , il a fauché des documents importants . Des documents d' Etat . Et c' a été fait de main de maître . Mais Varley n' a pas fait le coup lui_même . Il en avait chargé quelqu’un autre . Ah oui ? dis _je . Qui donc s' est chargé de l' affaire ? Un type qui s' appelle Larvey Rilhvater , me répond Cleeve . C' est un as du dynamitage de coffres_forts . Vous le connaissez peut_être ? Vous parlez si je le connais ! Nous avons tous eu affaire , plus ou moins , à ce zèbre _là , dis _je . Bon . Par la suite , Larvey s' est fait coincer . Je suppose qu' on a voulu le mettre en conserve pendant toute la durée des hostilités . Quoi qu' il en soit , ils l' ont fichu dans le frigidaire . Il est à Alcatraz , et sûrement pas près d' en sortir . Vraiment ? dis _je , De quoi est _il accusé ? Je ne sais pas au juste . Tout ce que je sais , c' est que c' est venu de haut , des sphères gouvernementales . Quelque chose comme complicité dans une affaire d' espionnage . Je vois ça … , dis _je . Et alors ? Alors , à ce moment _là , je me trouvais à New_York . Je me trouvais en permission chez moi , venant de Chicago où j' avais été attaché , comme affecté spécial , à la Police d' Etat . Pendant que je me trouvais chez moi , à New_York , le B_F_I est entré en contact avec moi . Ils pensaient que je pourrais leur être utile dans l' affaire Varley . Ils m' ont demandé ce que je savais sur lui . Je leur ai dit que je ne savais presque rien , ce qui n' était pas vrai , parce_que j' ai pensé que si je leur racontais ce que je savais de ce gars _là , j' aurais l' air de me faire mousser et de jouer les grands as … Jimmy sourit d' un air désabusé , et ajoute : Vous savez ce que c' est , Lemmy . On m' aurait pris pour un vantard , pour un ambitieux qui fait de l' épate , histoire de se pousser dans la carrière . Et j' aurais gâché toutes mes chances de succès . Vous avez peut_être eu raison , Jimmy . Mais on reconnaît toujours - tôt ou tard - les mérites d' un gars comme vous . En tout cas , vous avez montré que vous êtes un type qui sait se défendre . Ensuite , reprend Cleeve , j' ai eu un coup de veine . Qui est_ce_que je rencontre , un jour , sur la Cinquième Avenue ? Juanella Rillwater ! La femme de Larvey ! Cette pépée _là est folle de son homme . Quand ils l' ont eu collé dans le trou , elle était absolument effondrée . Comme une chatte qui n' aurait plus eu de queue . Désorientée comme un bateau sans gouvernail … Je comprends ! dis _je . Vous avez pensé , alors , que cette môme là pourrait vous être utile . Exactement , me dit Cleeve . Vous comprenez . Juanella connaît Varley . Elle le connaît du temps où son époux travaillait pour lui . Alors j' ai pu la faire parler . C' est par elle que j' ai appris que Varley vivait en Angleterre avant de s' établir à New_York . C' est elle qui m' a dit qu' il se réfugierait sûrement ici , si les choses chauffaient trop pour lui à Paris . En somme , dis _je , cette souris vous a été foutrement utile , Jimmy . Hein ? Et comment ! dit Cleeve . Et elle me sera peut_être encore très utile avant que j' en aie fini avec ce business _là . Moi , je rigole intérieurement . Et je lui réponds : J' en suis sûr . Et ça été un coup de maître de votre part de l' avoir amenée ici … Les yeux de Cleeve s' écarquillent , et sa bouche bée . Puis : Alors , vous l' avez vue ? Vous êtes un fameux bougre : Vous parlez si je l' ai vue , dis _je . Il n' y a qu' une seule silhouette comme ça dans toute l' Angleterre ! Je l' ai reconnue tout de suite , quand je l' ai croisée , cet après_midi , dans la grand' rue de Holmwood_Sud . Cleeve est réellement épaté . Je reprends la parole : Il y a pourtant , dans le Royaume Uni , en ce moment , une frangine encore plus chouette que Juanella … Sans blague ? dit Cleeve . Sans blague ! fais _je . Vous rappelez _vous , Jimmy , que j' avais parlé au général Flash , de la soeur de Varley ? Oui , dit Cleeve . Marceline du Clos vous avait fait la description de cette poupée . Eh bien , moi aussi j' ai eu mon petit coup de veine , Jimmy . Et je suis convaincu que vous avez raison de penser que Varley est dans la région . Parce que j' ai vu sa soeur cet après_midi … Cleeve se penche vers moi , très intéressé , très excité . Jeez ! s' exclame _t _il en attrapant la bouteille de whisky et en remplissant mon verre . Alors j' ai vu juste . C' est bien par ici que nous harponnerons le client . Alors quel est le plan de campagne , Lemmy ? Eh bien , voilà . La première chose , c' est que nous ne nous tirions pas dans les pattes , vous et moi . Plus de rivalité . Réussissons brillamment ce boulot _là et vous pourrez être certain d' entrer au B_F_I Moi , ça me permettra peut_être de me réhabiliter et de leur faire oublier l' histoire Marceline du Clos et mon soi_disant bavardage . Ils l' ont déjà oubliée , Lemmy . J' en suis sûr . Je n' en suis pas si sûr , dis _je . En tout cas , voilà comment nous allons jouer la partie . Que chacun de nous fasse connaître à l' autre tout ce qu' il apprendra . Vous allez vous incruster ici . Vous allez attendre que le gibier Varley se montre . Vous le connaissez ; moi , pas . Alors , c' est à vous d' ouvrir l' oeil . Dès que vous aurez repéré le gibier , prévenez _moi . Je suis descendu à La Bouteille Carrée , à Brockham . O_K , Lemmy . Je ferai comme vous le dites . Parfait . Et moi je vais surveiller la soeur . Elle est dans mon village à moi . Je vais coller à cette souris comme si j' étais un cataplasme . Ah ! encore autre chose . Je crois qu' il vaudrait mieux que Juanella se planque pour l' instant . Je ne tiens pas à ce qu' elle se balade dans le coin . Si Varley l' apercevait , ça pourrait lui paraître bizarre . O_K , Lemmy . Je vais le lui faire savoir . Je vide mon verre , et je me lève . Puis je dis encore : Il est préférable , aussi , qu' on ne nous voie pas trop ensemble . Il nous faut travailler en douce . Si j' apprends quelque chose , je vous téléphonerai . Quel est le numéro ici ? Il me le dit , et j' en prends note . Puis je lui donne le numéro de La Bouteille Carrée . Il vaut mieux ne pas nous rencontrer tant que rien de spécial ne s' est produit , dis _je . Et maintenant , je file . Au revoir , Jimmy . Au revoir , Lemmy , fait _il . Vous êtes un chic type . J' espère que vous ne croyez pas que j' essayais de vous faire une entourloupette ? Je lui fais un large sourire . Bien sûr que non , Jimmy . Ne vous tracassez pas . Ah , j' y pense tout d' un coup . Téléphonez _moi demain soir , et envoyez _moi donc le gars Sammy Maynes . Je pense qu' il pourrait m' être utile . On pourrait peut_être intimider la soeur Varley et la faire parler . C' est une idée épatante , Lemmy . Mais il ne faudrait pas qu' elle puisse communiquer avec son frère . Ça serait une catastrophe qu' elle lui fasse savoir que nous le guettons ici . Il s' empresserait de mettre à l' abri les fameux documents que Larvey Rillwater a barbotés pour lui . Rappelez _vous qu' il nous faut ces documents à tout prix . C' est ça qui prime tout ! Je ne l' oublie pas , dis _je . Et vous pouvez être sûr que la petite Varley ne parlera à personne . Le boulot , je le ferai moi_même et il sera bien fait … Mais dites _moi , est_ce_que le gars Maynes connaît cette frangine ? Non , dit _il . Varley est un type renfermé . On ne l' a jamais entendu parler de sa famille . Ni de rien de sa vie privée , d' ailleurs . Cleeve reste songeur un instant , et ajoute : Et peut_être que cette pépée n' est pas sa sûr du tout . C' est peut_être une môme à lui qui se fait passer pour sa soeur parce_que ça leur facilite les choses . Varley a toujours eu un faible pour les blondes . Alors c' est que ses goûts auraient changé récemment , dis _je . Parce que cette souris _là est brune . En tout cas , c' est du tout premier choix ! Un morceau qui vous fait venir l' eau à la bouche ! J' ouvre la porte et je m' engage dans le sentier qui mène à la grille . La nuit est délicieuse . Et je me sens tout guilleret . Les choses commencent à prendre tournure … Bonsoir , Jimmy , dis _je . Gardez votre nez propre , et envoyez _moi le jeune Maynes demain , après m' avoir téléphoné . Et ne vous montrez pas trop dans le quartier . Parce que j' ai idée que les choses sont en train de mûrir . Je vous suis fidèlement , Lemmy , me dit Cleeve . C' est vous le patron , maintenant . Et n' oubliez pas qu' à partir de tout de suite , je ne vous cacherai plus rien . Nous triompherons ensemble . Je lui réponds O_K , et je me taille . Je m' en vais chercher ma voiture dans mon bouquet de sycomores , et je reprends le chemin de mon logis . Moi … je suis aussi heureux qu' un pinson pendant le joli mois de mai , bien que ça soit seulement le mois d' avril , et même le premier avril . Les Anglais appellent ce jour _là All Fools Day - comme qui dirait La_Fête de tous les Ballots . Alors je vais m' arrêter au bar de l' auberge , histoire d' arroser ma fête . V ENCORE UN PEU DE JUANELLA Il est juste minuit quand j' aperçois Juanella sur la route . Je l' attendais depuis un instant , adossé à l' entrée de service de l' auberge . Elle arrive . À petite distance , je respire déjà son parfum que m' apporte l' air de la nuit . Mince , fais _je . Tu répands une odeur magnifique , Juanella bella … Tu n' as pas acheté ça dans une pharmacie ! Tu parles ! dit _elle . Je me suis procuré ça à Paris . C' est du cent pour cent , hein ! Ils appellent ça Imprudence … C' est un nom qui t' irait très bien , ma jolie , dis _je . Pourquoi ? fait _elle . Parce que je ne devrais pas me risquer dans ta chambre à cette heure _ci ? Mais j' appellerai Au secours ! si jamais tu essayes de me faire subir d' odieuses violences … Ce qui est ennuyeux , c' est que justement j' ai mal à la gorge . Alors je ne pourrai pas crier très fort . On ne m' entendra peut_être pas … C' est un cas de force majeure , hein , Lemmy … Et l' honneur sera sauf quand même ? Ton honneur ne craint rien , JuJu . Suis _moi , et ne fais pas de bruit . Les gens , ici , se couchent de bonne heure . Une fois dans ma chambre , je sors une bouteille et deux verres , et je fais asseoir Juanella . Elle nous verse à chacun une ration bien tassée . Je lève mon verre , et je lui dis : À la bonne tienne , Juanella ! Et maintenant , parlons business . Je vais te donner mon petit point de vue sur les choses . Comme ça , tu verras tout de suite que j' en sais suffisamment pour que ça soit inutile que tu essayes de me bourrer le mou . Ce que je ne sais pas , moi , je le devine … Tu ne devineras jamais celle_là , Lemmy . Eh bien , écoute ! dis _je . Tu travailles pour Jimmy Cleeve . Et tu sais que son ambition est d' entrer au B , F_I Bon . Tu sais aussi qu' il travaillait dans une Agence de Police Privée à New_York jusqu' à la mobilisation , où on l' incorpore à la Police d' Etat à Chicago . Bon . Là , il a l' occasion d' apprendre que les autorités fédérales font rechercher Varley dans tout le territoire de l' Union . Alors qu' est_ce_que fait le gars Cleeve … Oui , fait Juanella , en me regardant d' un air bizarre . Qu' est_ce_que fait le gars Cleeve ? Il tente sa chance , dis _je . Pour entrer en contact et se faire bien voir des Autorités Fédérales , il leur raconte qu' il connaît Varley . Il leur dit qu' il sait des tas de choses sur lui . Les gens du B_F_I s' y intéressent , et Jimmy commence à croire qu' il est en route pour un emploi de grande vedette . Et alors ? dit Juanella . N' est _ce pas tout naturel ? Non , poupée . Et tu sais très bien pourquoi . Parce que Jimmy n' a jamais vu Varley de sa vie . Et c' est pour ça qu' il se sert de toi . Pas vrai ? Juanella ne répond rien . Elle regarde ses ongles avec attention . Moi , je continue : Jimmy Cleeve ne connaît pas Varley , mais il sait ceci : il sait que Larvey Rillwater , ton époux bien_aimé , a été mis au frigidaire . Et il en connaît la raison . La raison , c' est que ton époux a travaillé pour Varley en barbotant des documents . Et ça me fait de la peine pour ton époux , parce_que j' ai idée que ce pauvre ballot ignorait sans doute que c' étaient des documents d' Etat , et que c' est une histoire très grave en temps de guerre . Et je suppose que Jimmy Cleeve a sa petite idée là_dessus . En tout cas , il savait que ton époux connaissait Varley , et que , par conséquent , tu devais également le connaître . Est _ce juste ? Elle approuve d' un signe de tête . Elle a l' air épatée . Tu as bien deviné , Lemmy , me dit _elle . O_K Alors , je continue . Donc Jimmy dit aux Autorités Fédérales qu' il connaît Varley , et qu' il a une idée de l' endroit où il pourrait mettre le grappin sur lui . Il pense que Varley a déjà quitté les Etats_Unis , et qu' il est à Paris . Et Jimmy se fait envoyer en France , à l' Etat_Major du général Flash . Et il t' emmène avec lui . Il t' emmène parce_que tu es la petite fille qui devra identifier Varley quand on le coincera . Je dis quand . Et il y a encore autre chose , ma jolie , n' est _ce pas ? Elle hausse les épaules et me dit : J' ai l' impression que tu connais toutes les réponses . Ce que je suppose encore , dis _je , c' est que Varley a dû raconter à ton époux , un jour , qu' il avait , en Angleterre , un refuge pour le cas où ça chaufferait trop pour lui . Et que ton époux t' avait raconté la chose . O_K Alors quand vous êtes arrivés à Paris , Cleeve et toi , il commence à chercher partout , mais il ne trouve pas trace du Varley . Jimmy en conclut qu' il a dû se débiner hors de France . Et c' est à ce moment _là que tu as joué ta carte maîtresse . Tu as proposé une affaire à Jimmy , n' est _ce pas , JuJu ? Elle fait oui de la tête , et me dit : C' est vrai , Lemmy . J' ai proposé à Cleeve une affaire . Qu' est_ce_que tu aurais fait à ma place ? Je hausse les épaules . J' aurais peut_être fait comme toi , dis _je . Donc , voici ce que tu t' es dit : Larvey , mon époux adoré , en a pris pour quinze ans , parce_qu' il a été accusé d' avoir volé des documents d' Etat . Mais il n' avait jamais encore subi de condamnation . Si je peux prouver que Larvey a barboté les documents sans savoir ce que c' était , les prenant pour des récépissés de valeurs et de titres , par exemple , sa condamnation pourrait sans doute être réduite considérablement . Ramenée à deux ou trois ans , peut_être . Et il y a un zèbre qui peut m' obtenir ça - Jimmy Cleeve . Alors je vais lui apprendre que le Varley a un refuge en Angleterre , s' il s' engage , en échange , à obtenir la réduction de peine pour mon Larvey chéri , quand il aura réussi a coincer Varley . Est _ce exact , JuJu ? Tu es formidable , Lemmy , me dit _elle . C' est cent pour cent exact . Elle vide son verre . Je vide le mien . Et je les remplis à nouveau tous les deux . En reposant la bouteille sur la table , j' accroche le sac à main de Juanella . Il tombe sur le plancher et il s' ouvre . Je le ramasse et j' aperçois , dedans , un colt p 38 . Je retire le chargeur . Il contient dix cartouches . Oh , oh ! … fais _je . Qu' est_ce_que ça veut dire , JuJu ? Tu ne sais pas qu' en Angleterre , ça peut t' attirer des histoires très graves ? On n' a pas le droit de transporter sur soi de l' artillerie sans permis spécial , dans ce pays _ci … J' ai pensé qu' un joujou comme ça pouvait m' être nécessaire , dit _elle . Avec le coco Varley qui se promène dans les environs … Tu es une petite oie , Juanella , dis _je . Tu vas finir par recevoir une collection de tuiles sur la tête , avec tes malheureuses combinaisons . Elle a , soudain , l' air désespéré . Et elle me répond : Comment voudrais _tu que je fasse autrement ? Tu sais bien que je suis tellement mordue pour Larvey , qu' il fallait bien que j' essaye quelque chose . Je sais bien que … Qu' est_ce_que tu sais bien , Juanella ? Que lorsque je suis loin de Larvey , je suis folle de lui , et que lorsqu' il est avec moi , je suis folle de toi . Alors comment est_ce_que je peux m' en sortir ? Je n' en sais rien , dis _je . Mais tu es quand même une petite gourde . Pourquoi donc ? me demande _t _elle en me regardant , avec intensité , de ses grands yeux vert _sombre . Écoute , dis _je . Pourquoi ne prends _tu pas le temps de laisser fonctionner ton cerveau ? Tu t' hypnotises sur le gars Jimmy . Mais ce zèbre _là ne pense qu' à lui_même . Ce qu' il veut , c' est obtenir un poste au B_F_I Pour l' avoir , il te roulerait comme il me roulerait . Il roulerait n' importe qui . Il a déjà tenté de me rouler , d' ailleurs . Les yeux de Juanella s' écarquillent . Qu' est_ce_que tu dis ? fait _elle . Il a essayé de te faire des entourloupettes ? Bien sûr puisque je te le dis . Jimmy est un gars qui s' aime bien . En ce qui te concerne , il te fera des tas de promesses tant qu' il aura besoin de toi pour identifier Varley . Et quand tu l' auras fait , il te laissera choir . Voyons , JuJu ; crois _tu sérieusement que lorsqu' il aura harponné Varley , Jimmy Cleeve se décarcassera pour ton Larvey ? Il s' en foutra pas mal . Je te le dis ! Je ne pouvais placer mon espoir qu' en lui , Lemmy . Cleeve m' avait dit que le jour même où il harponnerait Varley , il se mettrait en rapport avec les Autorités Fédérales pour leur demander de réviser l' affaire de mon homme . Il m' avait dit qu' il espérait pouvoir faire réduire la peine à deux ans , trois au maximum . Bien sûr , dis _je . Et il t' a probablement dit aussi qu' il le ferait mettre en liberté sur parole avant ça . Je hausse les épaules . Puis je reprends : Il aurait peut_être essayé . Mais essayer est une chose , et réussir en est une autre . Je jette un coup d' oeil en coin à Juanella . Puis j' ajoute : Si moi je faisais une promesse comme celle_là … Alors , Lemmy ? dit _elle doucement . Si toi tu me faisais une promesse comme celle_là … Ça serait du sérieux , dis _je . Parce que moi je suis du B_F_I , et depuis des années ! Moi je suis un G Man et un G dont le nom a du poids en haut lieu . Si moi je voulais faire élargir ton époux , ça serait une chose faite . Et tu le sais bien . Tu aurais sûrement pu le faire , autrefois , me répond _elle avec un accent de doute . Mais … Mais quoi ? dis _je . Mais le bruit courait , à Paris , que tu n' étais plus très bien vu , maintenant . C' est moi qui te l' ai raconté , dis _je . Mais tu l' as peut_être entendu dire aussi par d’autres ? Jimmy Cleeve te l' a peut_être dit aussi ? Oui , dit _elle en soupirant . Il m' a dit qu' il ne pensait pas que tu puisses faire quoi que ce soit pour Larvey . Il m' a dit que tu étais en mauvaise posture . Que tu te donnais un mal de chien sur cette affaire pour essayer de te réhabiliter . Que le général Flash faisait ce qu' il pouvait pour t' aider le plus possible . Alors , qu' est_ce_que tu voulais que je fasse ? Pendant quelques instants il y a un petit silence . Puis je dis : Écoute , Juanella . J' espérais que tu pourrais me donner quelques petits tuyaux . Me dire quelques petites choses que je n' aurais pas encore devinées . Je crois que tu sais à peu près tout , dit _elle . Tu as tout deviné . Tu as toujours été le gars dont le cerveau surclassait celui des autres . Tu les as toujours tous possédés . Tu es bien gentille , Juanella . Mais dis _moi donc . Comment est foutu le coco Varley ? Tu as dû le voir souvent avec Larvey . Tu dois pouvoir m' en faire une description précise . Allez , dégoise : comment est _il ? Eh bien , voilà , dit _elle . Puis elle s' interrompt et me regarde . Elle s' interroge . Enfin elle commence de parler , mais je l' arrête d' un geste . Je me penche par_dessus la table . Boucle _la ! dis _je avec rudesse . Puisque tu me prends pour un ballot , fous _moi le camp ! Mais qu' est _ce qui te prend , Lemmy ? Il me prend que tu es une foutue menteuse . Tu essayes , en ce moment , de me fabriquer une description de Varley . Mais j' ai juste pris le temps de me rappeler … Tu n' as jamais eu besoin de te rappeler quelque chose . Tu as une cervelle beaucoup trop rapide . Des méninges qui fonctionnent avec trop de précision pour hésiter sur quelque chose comme ça . Si tu as soi_disant besoin de te rappeler le signalement de Varley , c' est parce_que tu ne l' as jamais vu de ta vie . Mon apostrophe lui coupe la chique . Elle me regarde avec comme qui dirait de la stupeur . Qu' est_ce_que tu penses de ton Lemmy , ma ravissante ? Elle ne répond rien . Elle baisse les paupières , et tripote son verre de whisky . Je t' ai dit , tout à l' heure , que tu n' es qu' une petite gourde . Je te prouve que j' avais raison . Parce que je connais assez ton Larvey d' époux pour savoir que s' il avait avec le Varley des combines risquées - quelque chose qui pouvait le conduire jusqu' au frigidaire - il n' y a qu' une personne au monde à qui il l' aurait caché . Une seule personne à qui il n' aurait jamais permis de connaître Varley . Et cette personne , c' est JuJu . Juanella me fait l' impression de se tasser un peu sur sa chaise . Je me rends bien compte que j' ai vu juste . Je reprends : Larvey Rillwater est un fripouillard de première , et le plus fort dynamiteur de coffres_forts qu' aient jamais produit les Etats_Unis . Mais il a un point sensible : sa petite Juanella , pour qui il est mordu très fort . Alors il n' aurait jamais rien fait qui puisse mêler sa JuJu à des saloperies mystérieuses comme les turbins de Varley . Pas vrai ? C' est vrai , Lemmy , dit _elle . Alors , tu as possédé le gars Jimmy , si lu me permets l' expression . Tu l' as eu jusqu' à la gauche … Il a cru se servir de toi et c' est toi qui te sers de lui . Tu lui as raconté que tu pouvais identifier Varley , à condition qu' il intervienne auprès des Autorités Fédérales en faveur de ton homme . C' est une entourloupette magnifique , JuJu ! Mais comment comptes _tu t' en sortir , maintenant ? Je ne sais pas au juste , Lemmy . J' espérais toujours qu' il n' attendrait pas d' avoir mis le grappin sur Varley , pour faire une démarche en faveur de mon homme . Mais si les choses se précipitent … Ne désespère pas , JuJu . Il y a peut_être encore un autre point de vue . Qui sait si Cleeve n' a pas un autre moyen d' identifier Varley quand il l' aura coincé . Qui sait s' il n' avait besoin de toi que comme témoin supplémentaire ? Parce que je t' assure que ce zèbre _là est un malin . Moi , je suis plein d' admiration pour lui ! Je suis entré le voir dans son cottage , après t' avoir quittée , tout à l' heure , sur la route . Et il m' a promis qu' à partir de maintenant il ne tirerait pas a lui la couverture . C' est convenu que nous travaillons la main dans la main . Alors rentre chez toi , et fais de beaux rêves . Fais ce que tu peux pour rendre service au gars Jimmy . Et quand ce boulot _ci sera terminé , je ferai ce que je pourrai pour toi . Peut_être pourrai _je obtenir la mise en liberté de ton Larvey , qui sait ? Tu as toujours été un chic type , Lemmy … , dit _elle . Et avant que j' aie pu faire un geste , Juanella plonge sur moi , jette ses bras autour de mon cou , et commence de m' embrasser , comme si j' étais son cher époux juste sorti du frigidaire . J' ai un boulot du diable à me dégager et à la rasseoir de force sur sa chaise . Calme un peu tes transports , ma poupée , dis _je . Tu as un tempérament trop volcanique . File chez toi , maintenant . Tu as un bon bout de chemin à faire au clair de lune avant d' arriver à ton village . La marche en plein air va te faire du bien . Et quand tu seras chez toi , mets _toi en robe de chambre , défais tes cheveux , allume une cigarette , pense à tout ce que je t' ai dit , et tires _en une conclusion . Bien , Lemmy , me répond _elle . Mais quelle conclusion veux _tu que j' en tire ? Je la regarde en coin , et je rigole . Puis je lui dis : Tu concluras que ton petit copain Lemuel H . Caution n' est pas aussi ballot qu' il en a l' air . En tout cas , c' est ce que tu devrais en conclure . Et maintenant , barre _toi . Elle se lève de sa chaise et pousse un gros soupir . L' existence n' est pas rigolote pour moi , dit _elle . Pourquoi ? Parce que je suis une femme qui aime deux hommes . Tout serait parfait si j' aimais seulement Larvey . Mais d' être mordue pour lui et pour toi , ça me rend la vie impossible . Je suis comme qui dirait écartelée par le Destin … Et la môme JuJu pousse un soupir encore plus déchirant que tout à l' heure . Je l' accompagne jusque sur la route , et je la regarde s' éloigner . Je reste un moment sur le pas de la porte , à fumer une cigarette , plongé dans des pensées profondes . Comme vous pouvez bien le sup - poser , je pense à cette poupée en particulier , puis à toutes les poupées en général . À toutes celles que j' ai connues au long de mes vertes années . Parce qu' après tout , c' est quand même cette chose _là qui est le sel de l' existence . Et , en ce moment , je pense à une mignonne que j' ai connue à Saratoga . Cette petite était la réponse du bon Dieu à toutes les prières que pourrait faire un homme . Elle était tellement éblouissante que vous auriez presque eu besoin de verres fumés pour la regarder . Donc , un soir , je vais jusque chez cette poupée . Elle ouvre la porte , et reste sur le seuil à me regarder avec un sourire attendri qui laisse voir ses dents éclatantes . Moi , je l' entoure de mes bras et je lui place un de ces baisers , tellement pressuré que lorsque nous nous détachons enfin l’un de l' autre , nos lèvres font comme un bruit de soie déchirée . Après quoi elle se recule d' un pas , et me dit : Dis _moi donc , Lemmy , qu' est_ce_que c' est que ce cheveu blond que je vois sur ton veston ? C' est un cheveu court . La poule à qui il appartient porte les cheveux coupés … Mon adorée , dis _je , tu dérailles complètement . Jamais il ne me viendrait à l' idée d' embrasser une autre femme que toi . Non ? fait _elle . Même pas ma soeur jumelle qui est la réplique exacte de moi_même ? Écoute , dis _je , si c' est ta soeur jumelle et qu' elle te ressemble comme une soeur jumelle , je pourrais peut_être m' y tromper et l' embrasser par erreur - en supposant que je la rencontre … Elle porte , justement , les cheveux courts , me dit _elle . Et comme tu avoues que tu l' embrasserais peut_être si tu la rencontrais , et que l' intention vaut le fait , c' est comme si tu m' avais trompée avec elle . Et là_dessus , la môme en question attrape un petit marteau à casser la glace pour les cocktails , et m' en file un grand coup sur le cassis . Quand je reprends connaissance , la mignonne était en train de m' appliquer des compresses sur l' occiput , en pleurant comme une fontaine . Alors elle me dit qu' elle est désespérée de m' avoir foutu ce gnon . Et qu' elle me permet d' embrasser sa soeur jumelle autant que je voudrai , chaque fois que je la rencontrerai . Moi , ça m' avait tellement bouleversé de voir cette souris dans un tel état de désespoir , que je lui dis qu' il ne faut pas qu' elle se chagrine autant . Parce que j' ai , justement , rencontré sa soeur au coin de la rue , et que je l' ai embrassée , en passant . Alors , qu' est_ce_que vous croyez qu' a fait cette mignonne ? Eh bien , elle a repris son petit marteau à glace , et me l' a descendu sur le crâne à nouveau . Avec une telle force , que j' ai dû aller chez un chirurgien me faire faire quatre points de suture . Ce qui vous prouve que la logique n' est pas particulièrement féminine . Et que si jamais vous avez la fantaisie de vouloir être franc avec une frangine , il faut vous assurer , d’abord , qu' elle n' a pas sous la main un petit marteau à glace . Par la même occasion , il serait bon que vous vous rappeliez qu' il faut être particulièrement prudent quand il s' agit de soeurs jumelles . Parce que les jumelles - quand elles sont bien roulées - se méfient l’une de l' autre comme de la peste . Et qu' elles passent leur temps à vous demander si vous voyez une différence quelconque entre elles deux , autant que vous puissiez en juger . Alors , si vous avez des raisons de pouvoir en juger , je vous conseille , très fortement , de faire l' âne et de ne pas répondre … En tout cas , vous ne direz pas que je ne vous ai pas prévenus ! Au moment où je me dirige vers l' escalier pour remonter dans ma chambre , j' entends le téléphone grelotter dans le hall . Je plonge dessus et je décroche . Une voix que je ne connais pas dit : Est _ce l' Auberge de La Bouteille Carrée ? Je dis oui , et la voix explique qu' elle voudrait parler au gentleman américain qui y séjourne en ce moment . Je réponds que je suis le gentleman américain soi_même , et je demande ce qu' on lui veut . Il y a un petit silence , puis la voix reprend : Vous êtes Mr . Caution ? Oui . Vous ne me connaissez pas , dit la voix . Mais vous avez peut_être entendu parler de moi . Je suis Sammy Maynes . Je travaillais dans la même Agence que Jimmy Cleeve . Il vous l' a peut_être dit ? En tout cas , j' ai travaillé ici pour lui et pour le B_F_I sur la même affaire que celle qui vous intéresse . Je suis ici depuis trois ou quatre mois . Ah oui ? fais _je . Tout ça est très intéressant . Et alors ? Alors j' ai pensé que nous devrions avoir une petite conversation tous les deux . Une petite conversation privée . Sans témoins . Comme qui dirait … en douce . Comment ça ? Vous voulez dire : même pas en présence de Jimmy Cleeve ? Surtout pas en présence de Jimmy Cleeve , dit la voix . Vous ne vous êtes pas aperçu , peut_être , qu' il vous mène , comme qui dirait , en bateau ? Si , dis _je . Je le sais depuis un bout de temps . Alors , vous voulez me parler ? C' est urgent ? Fichtrement urgent . C' est pour ça que je vous téléphone à cette heure _ci , Mr . Caution . Mais ça ne serait pas une bonne chose que je vienne vous voir où vous êtes . Où êtes _vous ? Pas très loin . À Leatherhead . Mais j' ai une voiture . Alors je peux vous rencontrer où vous voudrez . O_K , Sammy , dis _je . Voilà ce que vous allez faire . Vous allez nier à Londres , et vous rendre au 177 Jermyn Street . C' est un immeuble d' appartements meublés . Le mien se trouve au premier étage . Demandez au portier de nuit de vous faire entrer . Une fois chez moi , installez _vous dans un fauteuil , et servez _vous du whisky que vous trouverez sur la table . Je serai là_bas dans une heure . O_K , Mr . Caution , dit _il . À tout à l' heure . Je démarre tout de suite . Je raccroche , et je monte à ma chambre pour y prendre mon chapeau et y boire une gorgée de whisky . Puis je descends au garage et je sors ma voiture . La route Reigate_Dorking , vers la moitié de son trajet , traverse un ruisseau , sur un petit pont de pierre . De l' autre côté du pont , se trouve un bouquet d' arbres . Je ralentis mon allure , au passage du pont . En arrivant de l' autre côté , quelque chose vient frapper brutalement le cadre en nickel de mon pare_brise . Ça le frappe si durement , que le métal a les mêmes vibrations qu' un cri … Puis j' entends quelque chose tomber dans la voiture , à mes pieds . Je m' arrête sur le côté de la route , j' allume mon briquet , et je regarde sur le plancher de la voiture . J' avais bien deviné . C' est une balle de revolver . Et autant que je puisse en juger , elle sort d' un automatique 38 . Ça me fait penser au rigolo que Juanella avait dans son sac . Je saute hors de la voiture , et je cours , dans l' ombre de la baie , jusqu' au bouquet d' arbres . Arrivé là , j' écoute intensément , je n' entends pas le moindre bruit malgré le grand silence qui règne alentour . Et je ne distingue absolument rien . Moi , je commence à en avoir marre de cette affaire _la . Parce que je suis un garçon qui n' aime pas qu' on tire sur lui , au revolver , par un clair de lune aussi magnifique . Ça fait grincer mon âme poétique , si vous me comprenez . Ça gâche mon amour de la belle campagne , de la solitude , du rêve , et des petits oiseaux qui vont chanter au soleil levant . Au bout d' un moment , je retourne à ma voiture et je repars . Mais j' aimerais bien savoir avec qui j' aurai à régler ce petit compte … Il est près_de deux heures moins le quart quand j' arrive a mon domicile de Londres . Le portier de nuit me confirme qu' un gentleman m' attend dans mon appartement . Je grimpe et je trouve un zèbre installe dans un grand fauteuil avec un grand verre de whisky à portée de sa main . Bonjour , dis _je . Très heureux de vous connaître , Sammy . Il se lève et me serre la main . Et moi je suis encore plus heureux , Mr . Caution , dit _il . Je peux dire que je me fais un sang d' encre … Ah oui ! fais _je . Asseyez _vous Sammy . Vous avez peut_être tort de vous faire tant de mauvais sang . C' est si grave ? Il me regarde fixement , un instant , et me dit : Vous n' en soupçonnez pas la moitié . Je jette mon chapeau dans un coin , et je me verse quatre doigts de whisky pur . L' apparence du gars Maynes me plaît . Il est de petite taille , mais ses épaules sont larges . Il a un visage maigre et expressif . Il a de beaux yeux , et des cheveux châtains qui ondulent . Il a des mains courtes et qui semblent habiles . Il a , aux coins des yeux et de la bouche , des rides de bonne humeur . Il a , comme qui dirait , un demi_sourire permanent . J' ai idée qu' il doit en falloir beaucoup pour troubler ce zèbre . Je prends mon verre et je m' assois en face de Maynes . Puis je lui dis : Vous savez , Sammy , ce qu' il faut penser de toute cette histoire ? Moi , je la trouve ébouriffante . Je passe mon temps à tourner en cercle , un peu comme un chien qui essaie d' attraper sa queue . Rien de tangible ne surgit . Tout le monde ne fait que de parler . Et ce que les gens disent quand ils parlent , je ne peux rien y comprendre . Mr . Caution , dit _il , j' ai souvent entendu parler de vous , autrefois , quand j' étais débutant à l' Agence Privée . Je trouvais que vous étiez un type formidable . Je lui fais un large sourire , et je le remercie . Puis je lui demande : Vous pensez , sans doute , que je ne suis plus aussi formidable maintenant , hein , Sammy ? Si , mais c' est une chose d' être un bon enquêteur , et une autre chose d' être servi par les circonstances , qui vous aident bien souvent . Elles ne vous aident pas toujours , et c' est dommage . Mais c' est encore bien pire quand vous travaillez avec des gars qui ne pensent qu' à vous mettre des bâtons dans les roues . Vous voulez dire ? Je veux dire Jimmy Cleeve . Sûrement vous aviez deviné ? J' avais bien remarqué une ou deux choses … Mais qu' est_ce_que vous diriez de commencer par le commencement ? Servez _vous du whisky et des cigarettes , et allez _y de votre histoire . Je suis tout oreilles . Il rit , en montrant de solides dents blanches . Je trouve que ce zèbre _là est un des plus sympathiques que je connaisse . Eh bien , fait _il , je veux vous parler de trois personnes . D’abord Varley , le coco sur qui vous voulez mettre le grappin . Et croyez _moi , il est cent pour cent poison . Deuxièmement , Jimmy Cleeve . Et pour finir , la belle môme qui s' appelle Juanella Rillwater . Ça fait un fameux trio . Vous n' avez pas l' air de les aimer beaucoup , dis _je . Je ne les mets pas tous les trois sur le même plan , dit _il , mais ils sont quand même très gentils les uns pour les autres . Sans blague , Sam ? C' est vraiment le cas ? C' est ce que je crois . Mais je vais commencer par le commencement . Donc , je travaillais pour l' Agence de Police Privée L' Alliance . J' étais tout en bas de l' échelle . C' est Jimmy Cleeve qui était le grand homme , là_bas . C' est un gars intelligent , mais qui a un grave défaut . À mes yeux , tout au moins . Quel défaut , Sammy ? Il est trop foutrement ambitieux . Il veut arriver à n' importe quel prix , et que ça soit les autres qui payent le prix . Même Mr . Lemmy Caution , dis _je . Sammy se met à rire . Bien sûr , dit _il . Pourvu que lui arrive , il se fiche pas mal que les autres trébuchent en route , et il se charge même de les faire trébucher , à l' occasion . Bien , dis _je . Voilà un point acquis . Ensuite ? Eh bien , moi , j' ai eu un coup de veine . Un four , l' Agence me donne une petite affaire à débrouiller , une petite affaire de rien du tout . C' est d' ailleurs pour ça qu' on me la confiait . Enfin , je m' en suis tiré à mon honneur . C' était mon premier succès . J' ai reçu une prime , et j' étais heureux comme un roi . Mais , ce que je ne pouvais pas prévoir à ce moment _là , c' est que cette affaire allait me mettre dans les mains un atout très sérieux . Ah oui ! fais _je . Quel atout ? De voir la gueule du Varley ! Dans cette affaire de petite envergure , j' ai fait la connaissance de ce type . Il ne s' agissait que d' un cambriolage de bijouterie . Et le zèbre qui avait fait le coup avait été chargé du fric_frac par un type qui voulait se débarrasser de lui , et qui s' offrait à fournir les preuves nécessaires à la condamnation de l' autre . Le salaud en question était Varley . Et sa combine a réussi , d' ailleurs . Bref , j' ai rencontré Varley , et j' ai enregistré ses déclarations . C' est de lui que j' ai eu les preuves qui nous ont permis de faire condamner l' autre ballot . Il y avait mis une condition : rester dans la coulisse . Moi , je m' en foutais . Personne n' avait rien contre lui . C' était simplement un type qui fournissait des renseignements . Vous pigez ? Admirablement , dis _je . Alors c' est à cause de ça que j' ai pris tant de valeur aux yeux de Cleeve . C' est pour ça qu' il m' a fait venir ici , pour faire son boulot . Parce que vous connaissez Varley , dis _je . Exactement . Moi , je connais Varley . Et Cleeve , lui , ne le connaît pas . Il ne l' a jamais vu de sa vie . Il s' assiérait à coté de lui dans l' autobus , sans pouvoir supposer qu' il a le gibier sous la main . Qu' est_ce_que vous dites de ça ? C' est énorme , dis _je . Mais ça prouve que le gars Cleeve est un type qui sait se débrouiller … Tout comme le Varley , me dit Sammy . Il n' a rien du ballot non plus , celui_là . Les trois ou quatre rois de la pègre qui travaillent pour lui ne savent absolument rien du jeu qu' il joue . Il ne s' est jamais confié à eux . Il les paye royalement , et tout le monde est content . Il paye avec l' argent du Hitler Bund . C' est pour ça que le zèbre qui a barboté les documents en question , en faisant sauter un coffre_fort , le célèbre Larvey Rillwater , ne s' est pas douté de la gravité de la chose , ni de ce qu' il risquait . Sans cela il serait resté tranquille . Mais comment le B_F_I a _t _il su que c' était Larvey Rillwater qui avait fait le coup ? Par une lettre anonyme . Et il n' y a aucun doute que c' est Varley qui l' a envoyée . Parce qu' il a dû se dire que lorsque les Autorités Fédérales auraient mis le grappin sur le zèbre qui avait exécuté le coup , ça leur suffirait , et qu' ils ne chercheraient pas plus loin . Pourtant il aurait bien dû penser , dis _je , que le B_F_I voudrait récupérer les documents . Sans doute . Mais l' arrestation de Larvey Rillwater permettait à Varley de gagner un temps précieux , pour filer . Sammy boit une gorgée de whisky , et reprend : C' est à ce moment _là que Cleeve est venu me voir à New_York . Il m' a dit qu' il allait devenir un gros bonnet . Qu' il venait d' être prêté au B_F_I , et qu' il comptait bien réussir à y entrer officiellement . Il m' a dit : Et toi aussi , Sammy , tu y entreras . Je t' y ferai entrer si tu m' aides dans ce boulot . Il m' a raconté comme ça un tas d' histoires . Et je les ai crues , parce_qu' à cette époque _là , je croyais à la loyauté de Jimmy Cleeve . Je vois ça très bien , dis _je . Alors je me suis décarcassé comme un malheureux pour lui . C' est moi qui ai découvert , quand j' étais encore à New_York , que le Varley avait un asile en Angleterre , dans le village de Holmwood . Et j' ai monté la garde pour lui , par ici , pendant qu' il se poussait auprès des Services Secrets Américains . Et ça sera lui le grand homme … Vous n' aurez été que le ballot n° 2 , Sammy . Le ballot des ballots , le n°1 , ça a été le fils préféré de la maman Caution . Mais pourquoi Cleeve mêle _t _il Juanella Rillwater à cette histoire _là ? Je me le suis demandé aussi , Mr . Caution . Et j' ai trouvé la réponse . Au dernier moment , c' est par elle qu' il fera certifier l' identité de Varley . Comme ça , il pourra me laisser à l' écart , et il récoltera tous les honneurs , alors que c' est moi qui ai fait tout son boulot . C' est quand je me suis aperçu de ça , que j' ai décidé d' entrer en contact avec vous , pour vous mettre en garde . Merci , Sammy , dis _je . Je vous revaudrai ça . Mais l' affaire n' est pas encore réglée . En somme , Jimmy Cleeve n' a pas fait grand mal . Et maintenant que vous et moi allons travailler ensemble , nous avons une bonne chance d' arriver les premiers . Ça serait magnifique , Mr . Caution . Je donnerais volontiers deux mois de mon salaire , pour arriver avant ce coco _là . Ne vous en faites pas , Sammy . C' est nous deux qui harponnerons le Varley . Je l' espère bien , Mr . Caution . Et , en même temps , c' est ce qui m' effraye … Bon Dieu ! vous en avez de bonnes , Sammy . Qu' est _ce qui vous effraye là dedans ? Savez _vous ce que je pense ? La seule chose qui intéresse Jimmy Cleeve , c' est de mettre la main sur les documents . Quand il les aura , il nous laissera choir et filera avec , en vitesse , pour les remettre lui_même au Quartier Général , en France . Et ça sera lui le héros , Mr . Caution . Et Sammy fait une grimace comique . Puis il conclut : Vous et moi , nous harponnerons peut_être Varley . Peut_être que Cleeve nous laissera ça . Mais ça n' intéressera plus beaucoup les grands chefs , quand ils tiendront les documents . Ces mots de Sammy me font réfléchir un instant . Puis : Bon Dieu ! Sammy , dis _je . Voulez _vous dire que Jimmy Cleeve essaierait de voir Varley avant nous pour lui proposer une combine ? Qu' il pourrait offrir à Varley de le laisser filer pourvu qu' il lui remette les documents ? Sûrement vous ne voulez _pas insinuer ça , Sammy ? Il me regarde droit dans les yeux et me répond : Si , Mr . Caution . C' est exactement ça que je voulais dire . Et les sentiments de Cleeve à votre égard ne pourraient que renforcer mon opinion . Parce qu' il m' a raconté l' histoire de la Marceline du Clos et des indiscrétions que vous avez soi_disant commises . Et il paraissait se réjouir de vous savoir , comme qui dirait , en disgrâce auprès des grands chefs du Bureau Fédéral d' investigations . Sammy se verse un coup de whisky , puis reprend : Alors , vous voyez la suite ? Si Cleeve file à Paris avec les documents , et que Varley disparaisse , qui est _ce qui est en charge officielle de l' affaire ? Quel est le gars qui deviendra suspect ? Certainement pas Jimmy Cleeve qui , lui , rapportera les documents . Mais ça sera Lemmy Caution , que l' on tient déjà un peu en suspicion . Est_ce_que je me trompe ? J' avale d' un trait mes quatre doigts de whisky pur . Puis je pose mon verre sur la table avec un bang retentissant . Bon Dieu ! Sammy , dis _je . Vous avez mis dans le mille ! Je crois que le fils préféré de la maman Caution fera bien d' ouvrir l' oeil . Et il va le faire ! Et il compte sur vous pour l' aider , Sam . Vous pouvez compter sur moi , Mr . Caution . D’abord , parce_que vous me plaisez , et ensuite parce_que Cleeve me dégoûte . Alors , qu' est_ce_que nous faisons , maintenant ? Je vais d’abord emplir nos verres , dis _je . Histoire de fêter notre association . À la bonne vôtre , Sammy . Et maintenant , je vais vous dire quelque chose que vous ne savez peut_être pas , quelque chose qui va peut_être vous épater . Plus rien ne pourrait m' épater , fait _il . Attendez un peu . Qu' est_ce_que vous diriez si je vous racontais que la soeur de Varley est ici . Installée dans un cottage à deux pas de l' auberge que j' habite à Brockham . À huit ou dix kilomètres seulement du cottage de Varley à Holmwood . Le gars Sammy est soufflé . Il me répond : Comment ? Qu' est_ce_que vous dites ? Je n' ai jamais entendu parler de ça . Je ne savais pas que Varley avait une soeur . Moi , je le savais , dis _je . On me l' avait dit . On me l' avait montrée , un jour , à New_York . C' est un morceau de choix . Une qualité grand luxe . Quelque chose de sensationnel . Elle a un signe distinctif : le petit doigt de sa main gauche est déformé . Sammy reste pensif un instant et dit : Il se pourrait bien que ça soit vrai . Varley est un zèbre tout ce qu' il y a de plus original . Il a toujours fréquenté des tas de femmes . Et ça n' est peut_être pas sa soeur . Elle se fait peut_être seulement passer pour telle . Qu' est_ce_que ça peut bien faire ? dis _je . Qu' elle soit sa soeur ou sa grand' mère , vous pouvez parier votre chemise qu' elle n' est pas par ici pour rien . Elle doit être mêlée à ce racket . Et il m' a poussé une idée … Laquelle ? me demande Sammy . C' est que ça serait peut_être une bonne chose , que nous allions voir cette poupée . Et même que nous allions la voir tout de suite . J' ai ma voiture en bas . Nous allons peut_être pouvoir la pressurer . Nous allons peut_être pouvoir faire une entourloupette à l' ami Jimmy Cleeve … Sammy se lève de sa chaise . Il a l' air radieux . Il me dit : Ça , ça m' intéresse ! Je suis avec vous cent pour cent . O_K , dis _je . Alors , allons _y ! Nous avalons encore une petite goutte , histoire de ne pas risquer d' attraper un rhume à une heure aussi incongrue . Puis nous descendons , et nous démarrons comme la foudre . La nuit est toujours aussi belle . Et le fils préféré de la vieille maman Caution se prend à chantonner . Ça ne vous étonnera pas puisque vous savez que j' ai un tempérament poétique . Je pense déjà à l' aurore qui va venir . Aux petits nuages qui vont rosir dans un ciel bleu voilé de brume . Et aux petits oiseaux qui vont bavarder tout à l' heure , dans les branches quand , les papas et mamans oiseaux vont leur dire qu' il est l' heure de se lever . VI UNE MOME À LA REDRESSE Je prends la route qui tourne autour de Leatherhead , le bourg où loge Sammy Maynes . Sammy est assis à côte de moi , l' air heureux . Et de temps en temps , il se chantonne aussi un petit air . J' ai idée que le petit gars est content de s' être déchargé sur moi de tout ce qui le tracassait . À la moitié du chemin vers Brockham , j' arrête ma voiture sur le côté de la route . Je sors mon étui à cigarettes , j' en offre une à Sammy , puis je sors , d' un petit coffre , une bouteille de whisky . Je m' envoie une gorgée de liquide , et je passe le flacon à Sammy pour qu' il fasse pareil . Ah ! Ah ! fait _il . Je parie que vous venez d' avoir une idée , Mr . Caution ? J' incline la tête . Oui , dis _je . Pendant que j' étais en train de penser à la môme Varley . Vous allez me la dire ? Bien sûr , Sammy . D' autant plus qu' elle m' est venue à la suite d' une phrase que vous avez dite tout à l' heure , et qui m' a fait réfléchir depuis . Quelle est cette phrase qui vous a frappé ? Que vous n' aviez jamais entendu dire que Varley avait une soeur . Alors , supposons que la poupée qui est à Brockham n' est pas sa soeur , qu' elle n' est même pas de sa famille , mais qu' elle se fait seulement appeler Varley . Ça pourrait vouloir dire quelque chose , hein ? Je ne vous suis pas , Mr . Caution . Expliquez _moi … Ça pourrait indiquer qu' elle se trouve dans les environs parce_qu' elle est mêlée à l' affaire . Supposons qu' elle sache que Varley a les documents et qu' il va venir à Holmwood pour se planquer . Alors , elle est peut_être chargée de lui servir de Poste restante … Qu' est_ce_que vous en pensez , Sammy ? Je ne vois pas l' intérêt pour lui , me répond _il . Je hausse les épaules . Réfléchissez un peu , Sammy , dis _je . Ça pourrait être fichtrement utile à Varley . Vous savez que ce pays _ci a le meilleur Service postal du monde . Rien ne s' y perd jamais . Jamais il n' y a d' erreurs de destination . Alors le gars Varley n' est peut_être pas le ballot que vous croyez . Peut_être que ce zèbre ne se soucie pas de se balader dans la région avec les papiers sur lui . Peut_être a _t _il été convenu qu' il les lui enverrait à elle , ce qui serait une petite idée de génie . Parce que s' il se faisait harponner , ça lui donnerait le moyen de faire un petit marchandage … Ce nouveau point de vue sur l' affaire paraît frapper le gars Sammy . Il réfléchit un bon moment , et me dit : Vous avez peut_être raison , Mr . Caution . Foutrement raison . Parce que le Varley est , en effet , un type qui sait se défendre . On ne l' a encore jamais possédé . Et j' ai toujours entendu dire que c' est un zèbre qui ne manque jamais , comme qui dirait , de laisser la porte de service ouverte . Pour pouvoir s' esbigner par là , en cas de besoin . Il a peut_être eu cette idée que vous dites . Pourquoi pas ? dis _je . Il s' est peut_être dit que , comme ça , il n' aurait pas besoin de s' en faire . Et il aurait raison . Parce qu' il n' ignore pas que les Autorités Fédérales tiennent par_dessus tout à récupérer les documents , encore plus qu' à avoir Varley lui_même . Bien sûr , elles le veulent lui et les documents , si c' est possible . Mais s' il leur fallait faire un choix … Sammy a l' air de piger la justesse de mon raisonnement . Il se tourne vers moi , et approuve . Je crois que vous avez mis le doigt dessus , dit _il . Ça me semble très vraisemblable que cette poupée ait partie liée avec le Varley . Alors ? Qu' est_ce_que nous allons faire ? Je remets le moteur en marche , et je démarre . Ça ne change rien à ma décision d' avoir une petite conversation avec la pépée , dis _je . Elle va sans doute être assez épatée de recevoir des visites à trois heures du matin . Tellement épatée , qu' elle n' aura pas la présence d' esprit de nous fabriquer une histoire assez bien inventée pour qu' elle nous paraisse vraisemblable . O_K , me dit Sammy . Je crois que vous avez raison . Moi aussi , dis _je . Et de toutes façons , il faut faire quelque chose … J' appuie sur le champignon , et je prends en vitesse le virage qui nous met sur la route Reigate_Dorking . Je me mets à penser à la môme Varley . Parce que c' est de cette souris que va dépendre une grande part du succès . J' espère que cette mignonne n' est pas une de ces poupées trop malignes , qui compliquent tout . J' espère qu' elle est seulement assez intelligente pour jouer la partie comme je veux qu' elle soit jouée . Mais on ne peut jamais savoir , avec les poules . Sammy , dis _je soudain à mon compagnon . Il ne faut pas oublier que nous courons un risque avec cette bergère … Ah oui ? fait _il . Lequel ? Supposons que cette petite n' est pas la soeur du Varley , ni sa cousine , ni rien du tout . Supposons qu' elle est simplement sa poule . Et supposons qu' elle est réellement mordue pour lui . Alors ? Alors ça n' arrangerait pas nos affaires … Vous voulez dire qu' elle va nous encourager à parler , et prévenir Varley ensuite ? Oui . C' est à ça que je pensais , dis _je . Alors , vous voulez y renoncer ? J' hésite un instant , puis je réponds : Non . C' est un risque , mais il faut savoir courir un risque quelquefois . Six minutes plus tard , nous dépassons La Bouteille Carrée , et je stoppe devant le petit cottage au chèvrefeuille . Nous passons la grille et traversons le jardin . Arrivé devant la porte , je la heurte violemment , du marteau . Nous attendons un brin , puis une fenêtre s' ouvre juste au_dessus de la porte . Une silhouette se penche , dont je vois nettement le visage au clair de lune . C' est un visage , croyez _moi , tout ce qu' il y a de plus ravissant . Et les cheveux bruns , noués par un ruban , pendent sur une épaule . Ça fait , dans l' embrasure de la fenêtre , une espèce de tableau poétique , qui me fait vibrer de la tête aux pieds . Bonjour , miss Varley , dis _je . Je vous présente mon ami Mr . Maynes . Nous voudrions avoir un petit entretien avec vous . Elle pousse un gros soupir , et me répond , avec le doux accent de Virginie : Vraiment , capitaine Clauson , vous êtes un homme stupéfiant ! La dernière fois que je vous ai vu , et ce n' était que la première , vous m' avez proposé une petite promenade à deux . Et maintenant , vous amenez vos amis me rendre visite , avant que le soleil soit levé . Vous ne supposez tout de même pas que je vais vous laisser entrer ? Je ne suppose absolument rien , ma ravissante , dis _je . Parce que je suis tout ce qu' il y a de plus certain que vous allez nous laisser entrer . Mais d’abord , laissez _moi vous dire que je donnerais tous les doigts de ma main droite pour savoir quel est le prénom sûrement délicieux , que les parents Varley ont donné à leur adorable fille … Capitaine Clauson , me répond _elle d' un ton glacé , vous n' aurez pas besoin de sacrifier vos doigts pour le savoir . Je vais vous donner le tuyau gratuitement . Je m' appelle Lana . Et maintenant je vous prie de me laisser tranquille . Encore un instant , Lana . Permettez _moi d’abord de vous dire que c' est un prénom ravissant . Et j' ai toujours remarqué que les personnes qui ont des noms ravissants sont , en même temps , très intelligentes . Alors je suis certain que vous êtes très intelligente . C' est pour ça que je ne doute pas que vous descendrez nous ouvrir la porte , quand je vous aurai dit que je ne m' appelle pas Clauson , et que je ne suis pas capitaine , mais que je suis le Spécial Agent Lemmy H . Caution , du Bureau Fédéral d' investigations . Et que Mr . Sammy Maynes , ici présent , est mon assistant . En tant que bonne et loyale citoyenne des Etats_Unis d' Amérique , avec , je l' espère , un passeport en règle , quelque part dans ce cottage - vous ne pouvez pas refuser de nous accueillir . Du moins , si vous avez un grain de bon sens … Et qu' est _ce qui arrivera si je refuse ? demande _t _elle d' un petit air pincé . Je lui fais un large sourire . Et je m' incline , la main sur le coeur , avec , comme qui dirait , une grâce aristocratique . Puis je lui dis : Ça me forcera d' enfoncer votre porte , belle dame . Et ça m' embêterait beaucoup . Cela me plairait pas non plus , dit _elle . J' aime mieux vous ouvrir moi_même . Mais j' espère que ce que vous m' avez dit est exact . Elle quitte la fenêtre , et nous attendons une minute ou deux . Puis j' entends des verrous qu' on tire , et la porte s' ouvre . La môme est là , devant nous . Le gars Sammy est pétrifié d' admiration . Sa bouche reste grande ouverte . Et je peux vous dire que je le comprends . Parce que cette petite _là , c' est une peinture à l' huile comme Léonard de Vinci soi_même n' en a jamais fait . Je ne voudrais pas vous en faire un plat . Je ne voudrais surtout pas vous faire une description qui vous rendrait rêveur et vous ferait jeter un petit coup d' oeil en coin à votre petite amie en vous demandant ce que vous avez bien pu voir d' agréable en elle . Non , je vous dirai simplement que si le Roi Salomon avait pu jeter les yeux sur une gosse comme celle_là , il aurait fait le double saut périlleux en arrière , malgré son grand âge . Puis il aurait fait cadeau de son harem au Conseil Municipal de Jérusalem . Et enfin , il aurait fait rafler , chez tous les pharmaciens de la ville , tous les stocks de dragées d' Hercule et de Perles Titus . Et il s' en serait nourri à longueur de journée . Alors ? nous demande la môme , voyant que nous ne disions plus rien . Laissez _nous rattraper notre respiration , dis _je . Ça n' est pas tous les jours que nous avons un spectacle comme celui_là . Elle sourit et recule pour que nous puissions entrer . Et nous pénétrons , Sammy et moi , dans un grand hall très bien meublé . Après quoi la poupée me demande : Pourrais _je voir une preuve de votre identité , Mr … Lemmy Caution , dis _je . Puis je sors ma carte d' identité du Bureau Fédéral , et mon laissez_passer de la police britannique . Elle les regarde , puis me regarde . Enfin , elle fait un petit sourire , et me dit : J' ai l' impression d' avoir déjà entendu parler de vous , Mr . Caution . N' êtes _vous pas un de ces super _policiers tellement à la mode aux Etats_Unis depuis une dizaine d' années ? Je fais un petit sourire modeste , et je m' incline . Alors , reprend _elle , si je puis répondre à des questions que vous avez le droit de me poser , je suppose que ce sera mon devoir de loyale citoyenne américaine , de le faire . Voulez _vous me suivre ? Nous pénétrons , derrière elle , dans un salon . Cette poule _là est tellement impassible , que ça m' en coupe la chique . On dirait que ça lui semble tout naturel de recevoir la visite d' étrangers à trois heures et demie du matin . Du geste , elle nous indique deux chaises , et pose des cigarettes sur une petite table . Elle en prend une que je lui allume . Elle tire une bouffée , et dit : Alors ? De quoi s' agit _il ? J' espère qu' on ne me soupçonne pas d' avoir assassiné quelqu’un , quoique cela au moins serait un peu distrayant . Ma charmante dame , dis _je , je vais vous expliquer ça très clairement . Mais asseyez _vous d’abord , je vous en prie . La chose qui me tracasse , pour vous , c' est de voir qu' une aussi charmante personne s' apprête à faire le plongeon dans un océan de panade . Et qu' elle n' a pas l' air de s' en douter … La môme lève ses sourcils avec une mimique que vous qualifieriez d' insolente . Mais moi , ça ne me touche pas . Parce qu' en même temps , elle s' assoit dans un fauteuil en face moi et croise ses gambettes . Et je vous prie de croire que des gambettes comme celles_là , on n' en voit pas tous les jours ! Je me pince vigoureusement , pour rappeler au fils préféré de la maman Caution qu' il a un boulot sérieux à régler , et que ça n' est ni le jour , ni l' heure , de laisser vagabonder son tempérament poétique . Puis , je toussote un peu , histoire de faire , comme qui dirait , solennel . Et je démarre . Voici la chose , miss Varley , dis _je . Nous recherchons un zèbre qu' on appelle Varley , tout comme vous . Quand je vous ai rencontrée hier sur la route , je vous ai dit , vous vous en souvenez sûrement , que je vous avais déjà vue quelque part , avant ce jour . Que je vous aie déjà vue ou pas vue , c' est un détail . Ce qui compte , c' est que j' avais votre signalement . Le petit doigt de votre main gauche est déformé , n' est _ce pas ? O_K Alors , si vous n' êtes pas la soeur de Varley , vous êtes , en tout cas , quelqu’un de sa famille . Vous savez de qui je veux parler , n' est _ce pas ? J' en suis sûr ! Vous paraissez être toujours très sûr de tout , Mr . Caution , me répond _elle . Et elle hausse dédaigneusement ses jolies épaules . Des Varley , il y en a des tas , reprend _elle . Rien que dans ma famille , depuis les plus proches jusqu' aux plus éloignés , il y a des Varley mâles , en masse … C' est bien possible , dis _je . Mais je ne m' intéresse qu' à l’un d' entre eux . Je ne m' intéresse qu' au Varley qui est propriétaire d' un cottage à Holmwood , Thorpe Cottage . Je ne m' intéresse qu' au type qui s' est esbigné de New_York pour venir en France , il n' y a pas très longtemps . Au coco qui a trempé dans deux meurtres a Paris . Au zèbre qui s' est débiné ensuite en Angleterre , avec un paquet de documents d' Etat dans sa poche . Au fripouillard qui croit qu' on peut faire joujou avec le fils préféré de la maman Caution . Vous voyez sûrement qui je veux dire ? Ah ! … soupire _t _elle . Si seulement j' avais un parent aussi romantique que ce garçon _là … Cette poupée commence à me courir drôlement . Dites _moi , fais _je . Vous avez sûrement un passeport . Je serais curieux de l' examiner . Ça nous éviterait toute méprise . Elle se lève et va vers un petit secrétaire dans un coin de la pièce . Elle ouvre un tiroir , y fouille un petit instant , et revient vers moi avec des papiers qu' elle me tend . Voici mon passeport , me dit _elle . Je l' ouvre et je l' examine . La photographie est bien la sienne . Le passeport est fait , très régulièrement , au nom de Lana , Géraldine Varley . Elle est bien Américaine . Et originaire de Richmond , Virginie . Ça m' a l' air correct , dis _je . Et je lui rends ses papiers qu' elle va remettre dans le petit bureau . Puis elle revient s' asseoir en face de moi . Alors , gentleman ? me dit _elle . Mon identité étant établie , quelle va être la suite de l' histoire ? Je ne réponds rien sur l' instant . Je suis , comme qui dirait , emmouscaillé . Cette frangine a de l' estomac . Elle ne se laisse pas bluffer . Je jette un coup d' oeil en coin à Sammy . Il a une espèce d' expression ironique . Et quand il s' aperçoit que je le regarde , il lève un seul de ses sourcils , comme pour me dire : je crois que cette pépée _là nous possède à fond … Je ne le sais pas encore , dis _je à la môme en réponse à sa question . Mais ce que je peux vous dire , c' est que vous jouez avec le feu . Parce que c' est un amusement dangereux que de faire des entourloupettes à l' Oncle Sam . La poupée nous lance à nouveau un grand soupir . Puis elle me dit : Vraiment , Mr . Caution , vous êtes impayable ! Vous venez , avec un ami , me rendre visite à trois heures et demie du matin , pour me raconter toutes sortes d' histoires amusantes . Et quand je vous dis que je n' y comprends rien , vous avez l' air tout étonné ! O_K , O_K , dis _je . Je suis un ballot . Tout le monde le sait bien , dans les milieux que je fréquente . Seulement , moi je ne crois pas aux coïncidences , si vous , vous y croyez . Qu' est_ce_que vous voulez , moi , ça me paraît une chose étrange et bizarre que vous fassiez une petite villégiature , juste en ce moment , dans une partie du monde où le Varley est attendu incessamment . Mais ça s' explique très bien , si l' on admet que le Varley désire vous refiler les documents en question pour pouvoir faire avec nous un petit marchandage , si nous le coinçons … La souris ouvre tout grands ses yeux . Elle tire sur sa cigarette en silence pendant quelques secondes , puis me demande : Mais en supposant que tout ça soit vrai , Mr . Caution , je ne vois pas ce que ni moi , ni ce Varley , aurions à y gagner . Quel marchandage pourrait faire ce Varley , en supposant un instant que je détienne ces documents ? Je lui rigole au nez , et je lui réponds : Voyons , fillette ! Ne soyez pas aussi bébé ! Vous savez fichtrement bien que nous voulons Varley et les documents , si nous pouvons les avoir tous les deux , mais qu' en tout cas il nous faut les documents . O_K Alors supposez qu' on pique Varley sans les documents . Supposez que quelqu’un autre , vous , par exemple , les détienne et les ait planqués quelque part . Est_ce_que vous ne croyez pas que ça lui permettrait de marchander sa liberté , en échange des documents que vous détiendriez pour lui ? Je commence à comprendre , me dit la poupée . Évidemment , ça serait une ingénieuse combinaison . Pas si ingénieuse que ça , dis _je . C' est de la finasserie courante , mais efficace . Ça serait bien le genre de combine que ferait un coco du genre Varley . Et particulièrement quand on a une petite soeur , une cousine , ou une petite amie , aussi ravissante et aussi foutrement rusée que vous l' êtes . La môme fait un peu la grimace . Elle me répond : Oh ! Mr . Caution ! On m' a déjà dit souvent que je suis ravissante , mais personne ne m' a jamais dit que je suis foutrement rusée . Vous allez un peu fort , comme on dit . Si je m' écoutais , dis _je , j' irais encore bien plus fort que ça ! Puis je me lève et je lui dis : Écoutez _moi , ma jolie . Je ne suis pas un type qui aime perdre son temps . Et particulièrement à une heure pareille . Alors , vous allez réfléchir à tout ça . Et peut_être que demain vous saurez ce que vous devez faire . Peut_être que vous aurez décidé de nous faire des petites confidences … Elle me regarde et me fait un sourire , comme qui dirait , ensorceleur . Puis elle me dit : Je suis désolée que vous soyez obligés de partir . Cette entrevue a été charmante . Je vous ai trouvé très amusant . Il faudra revenir me voir . Venez un jour prendre le thé avec moi . Je jette un coup d' oeil en biais à Sammy . Le sacré petit gars rigole presque . O_K , miss Varley . Nous nous reverrons peut_être un jour . En attendant , acceptez mes excuses de vous avoir fait sortir du lit à trois heures du matin . Je vous en prie , Mr . Caution , fait _elle . Ne vous excusez pas . Tout le plaisir a été pour moi . Elle nous montre le chemin jusqu' à la grande porte , et l' ouvre pour nous . Puis quand nous sommes dans le jardin , elle nous dit : Bonne nuit , Mr . Caution . J' ai été très heureuse de faire votre connaissance . Et elle claque la porte avec un Bang ! retentissant . Nous remontons , Sammy et moi , dans ma voiture , et nous roulons en silence les quelques dizaines de mètres qui nous séparent de la Bouteille Carrée . Arrivés devant l' auberge , je stoppe , et nous allumons une cigarette . Ça n' a pas l' air d' aller tout seul , me dit Sammy . Je hausse les épaules . Est_ce_que vous supposiez qu' elle se dégonflerait d' un seul coup ? dis _je . J' ai idée que lorsqu' elle m' a vu , hier , elle a compris , tout de suite , que quelque chose clochait . Elle n' a pas dû croire une minute que j' étais Capitaine de Fusiliers , et en permission de détente dans ce coin ci . Elle sait foutrement bien qu' on galope après Varley . Alors , vous ne pensiez tout de même pas qu' on allait nous faire des aveux par écrit , et les signer . Hein ? Je vois ce que vous voulez dire , Mr . Caution . Vous pensez qu' elle cherche à gagner du temps ? Peut_être bien , dis _je . Il y a de nouveau un silence . Nous tirons sur nos cigarettes en réfléchissant . Puis je dis à Sammy : Écoutez , Sammy . Je viens de penser à quelque chose . J' ai l' impression que cette souris n' a pas beaucoup de plaisir à regarder ma gueule . Le gars rigole un moment . C' est l' impression que ça me fait aussi , dit _il . Mais la vôtre lui plaît peut_être mieux , dis _je , ça serait à vérifier … Sammy me regarde surpris . Qu' est_ce_que vous voulez dire ? me demande _t _il . Je vais vous expliquer ça , dis _je . J' ai idée que la poulette ne va pas se mettre tout de suite au lit . Elle va , d’abord , fumer une cigarette , et réfléchir à tours de bras . Parce que je ne peux pas croire qu' elle n' est pas au courant de la combine . Ça serait une coïncidence que je n' admets pas . Donc , je suis persuadé qu' en ce moment _même , elle est en train de faire fonctionner ses méninges à une vitesse prodigieuse . Pas question qu' elle dorme pour l' instant . Vous me suivez , Sammy ? Il me répond oui . Alors je continue : O_K , dis _je . Moi , maintenant , je vais aller me pieuter et en écraser tant que je peux . Je ne peux plus rien faire d' utile . Mais vous , vous allez retourner voir la môme . Sammy me regarde avec des yeux exorbités . Bon_Dieu ! fait _il . Pourquoi ? Qu' est_ce_que vous croyez que je peux faire ? Je rigole un grand coup et je lui réponds : Vous allez lui dire la vérité . Vous allez lui dire que vous êtes un roussin privé . Que vous apparteniez à l' Alliance Agency , et que vous ne travaillez avec moi que parce_que c' est la guerre et que vous avez été mobilisé dans nos Services . Laissez _lui entendre que vous n' aimez pas beaucoup ma gueule . Et même , que vous ne l' aimez pas du tout . Ensuite , vous lui direz quelque chose que je ne lui ai pas dit . Dites _lui que si , par hasard , ma supposition était correcte , et que Varley lui ait fait parvenir les documents , ça la met dans une situation ultra_périlleuse . Elle devient , automatiquement , une hors_la_loi sur le plan Fédéral . Ce qui fait que si nous la coinçons , elle sera mûre pour un petit séjour à la prison d' Alcatraz . Une petite villégiature dont elle ne sortira qu' à l' âge où les femmes sont déjà arrière _grand mères de trois cent soixante dix_huit arrière _petits enfants … Vous pigez , Sammy ? Oui , dit _il . Et je vois que le gars se demande où je vais en venir . Je reprends : O_K Alors , ensuite , vous lui direz ceci : Que si elle travaillait la main dans la main avec nous , elle ne craindrait plus rien , même si elle détient les documents - à condition qu' elle les ait pris dans le but de les livrer aux Autorités Fédérales . Est_ce_que vous saisissez bien la nuance ? Il fait oui de la tête . O_K , dis _je . Quand vous lui aurez fait entrer ça dans son ciboulot , vous lui direz que les Autorités Fédérales promettent une récompense de cent mille dollars à qui rapportera ces documents . Puis vous demanderez à la poupée où va sa préférence : Alcatraz , ou bien les fafiots ? Sammy comprend enfin où je voulais en venir . Il s' exclame : Jeez ! C' est une fine combine , Mr . Caution . Il est évident que si la donzelle est une petite amie de Varley , elle doit avoir la trouille en ce moment _même . J' ai idée , comme vous , que si elle voit moyen de se tirer du pétrin comme ça - avec , en plus , du pognon à la clef - nous pourrons compter sur elle . Toutes ces poupées sont comme ça . Elles fricotent avec des mecs du genre Varley jusqu' au jour où ça devient trop dangereux . Et ce jour _là , si elles voient l' occasion de les vendre un bon prix - elles le font . Exactement , dis _je . Et c' est bien là_dessus que je compte . O_K , patron ! Je vais essayer . Quand vous reverrai _je ? Pas cette nuit . C' est inutile . Donnez _moi un coup de fil demain dans la matinée , quand vous aurez roupillé un peu . Nous fixerons un rendez_vous à ce moment _là . J' espère que notre combinaison va marcher . Vous pourrez bien rentrer à pied à Leatherhead ? Bien sûr , Mr . Caution . La marche me fera du bien . O_K , Sammy . Alors , bonne chance ! Et le gars Sammy repart vers le cottage aux chèvrefeuilles . Moi , j' emmène ma voiture derrière l' auberge , pour la mettre au garage . Mais , au moment d' éteindre les phares , je change brusquement d' idée . Je sors de nouveau mon carrosse , et je démarre en direction de Holmwood . Je pousse , pour moi tout seul , un soupir à fendre l' âme . Parce que je n' ai même pas pris le temps de monter d’abord dans ma chambre , pour m' offrir une petite gorgée . Il est juste quatre heures à ma montre quand j' arrive près de l' église de Holmwood_Sud . Je range ma bagnole dans son ombre , et je m' en vais à pied jusqu' au Mayleaf Cottage . J' entre et je traverse le petit jardin . Je lance quelques petits coups de poing très secs , dans la porte . Puis j' attends patiemment . Au bout d' une minute ou deux , j' entends la voix de Juanella . Qui est là ? demande la voix . Et que voulez _vous ? C' est le fils préféré de la maman Caution , dis _je . Et il voudrait te parler , ma petite chatte en sucre . Alors tu ferais bien de le laisser entrer . Qu' est_ce_que c' est encore que cette histoire ? dit _elle . On pourrait se figurer que cette bicoque est la gare , et que je suis la dame du guichet des renseignements ! Je n' ai pas le droit de dormir , comme tout le monde ? JuJu , tu devrais savoir que les méchants n' ont pas droit au repos . Grouille _toi , ma colombe . Alors , attends au moins que je passe une robe de chambre . J' allume une cigarette , et je m' adosse au mur près de la porte . J' aspire à pleins poumons l' air de cette belle nuit . Et il me vient , tout aussitôt , des tas de pensées poétiques . J' éprouve un mal de chien à les chasser de mon cerveau . Moi , je suis un gars qui aurait dû écrire des livres . Des livres qui auraient parlé de fleurs et de poulettes , surtout de poulettes . Je sens , dans mon coeur , des tas de choses sur ce sujet _là . Et au lieu de ça , qu' est_ce_que la vie me force à faire ? Par moments , j' en ai le coeur déchiré . Juste au moment que je sens mon coeur partir en morceaux , la porte s' ouvre , et je vois Juanella debout dans l' entrée . Elle a dû mettre à profit les deux ou trois minutes qu' elle m' a fait attendre . Parce qu' elle est épatante à voir . Elle est en robe de chambre de crêpe de Chine noir , avec une ceinture d' or . JuJu , dis _je , tu es formidable . Dans la journée , tu es une joie pour les yeux . Et la nuit , tu es encore plus sensationnelle . Ah oui ! fait _elle . Puis elle me fait signe de la suivre . Elle me jette un coup d' oeil de biais , et demande : Qu' est_ce_que tu manigances encore ? De toutes façons , j' imagine que tu attends que je t' offre un whisky ? Tu sais bien que c' est quelque chose que j' espère toujours , dis _je . Nous entrons dans un petit salon , et elle nous prépare ce qu' il faut pour se rafraîchir . Une fois que j' ai mon verre en main , je vais m' adosser à la cheminée , et je lui dis : Assieds _toi , ma petite chatte persane . Et réponds _moi . C' est pas toi , par hasard , qui m' aurait filé un coup de Colt p 38 sur le pont de Brockham , cette nuit , peu de temps après notre petit bavardage à La Bouteille Carrée ? La môme JuJu me regarde avec des yeux exorbités . Puis son visage devient grave . Si tu y tiens absolument , Lemmy , me répond _elle , je te dirai que c' est moi . Et si ça te fait plaisir aussi , je t' avouerai tout de suite que j' ai mis du poison dans le verre que tu tiens . Et même que pour le cas où tu serais long à mourir , j' ai préparé une paire de ciseaux pour te trancher la carotide . Regarde dans mon sac . Tu verras que je ne mens pas … Allons , JuJu , ne te fâche pas . C' était seulement pour me rendre compte . Et maintenant , file dans ta chambre et va t' habiller . Pourquoi veux _tu que je m' habille ? Tu ne m' aimes pas dans cette tenue _là ? JuJu , tu es adorable comme ça . Je te le jure . Mais je ne peux pas t' emmener à Londres en robe de chambre . Alors , va t' habiller et que ça saute ! Écoute _moi , Lemmy . Je ne partirai pas d' ici . Fillette , tu vas partir d' ici . Et dans dix minutes . Pas plus tard . Habillée ou pas habillée . Elle se lève de sa chaise et me regarde . Je vois que ses yeux sont pleins de larmes . N' en fais pas un drame , JuJu , dis _je . Je sais bien ce qui te tracasse . Mais ne te fais pas de mauvais sang . Je sais bien que si je t' emmène en ville , tu ne pourras pas jouer ton rôle comme Jimmy Cleeve le voudrait . Tu te tracasses parce_que tu te dis que si tu ne te trouves pas ici , mettons … demain , Jimmy Cleeve sera fâché après toi . Et tu penses que si Jimmy Cleeve est fâché après toi , ton époux sera oublié dans le frigidaire . Pendant quinze ans . C' est pas ça qui te tourmente , JuJu ? Elle a un petit sanglot . Pendant un moment , je me dis que la môme est réellement mordue pour son Larvey . Oui , c' est bien ça , Lemmy , me dit _elle . O_K , dis _je . Je ne le discute pas . Mais maintenant écoute _moi . Il s' agit de savoir en qui tu peux avoir le plus de confiance . En Mr . Cleeve , ou en Mr . Caution ? Mais de toutes façons , tu t' habilles h _je t' embarque pour Londres . Et tu n' en bougeras pas sans ma permission . Je ne veux pas te rencontrer par ici demain . Si tu fais ce que je te dis , je te donne ma parole , et tu sais que je n' y ai jamais manqué , que lorsque j' en aurai fini comme je le veux avec cette affaire , je m' occuperai de ton Larvey . Et moi , quand je dis que je fais sortir un type de prison , ça veut dire que je ne le laisse pas moisir en taule . Ses yeux s' éclairent . Elle me dit : Tu ferais ça vraiment , Lemmy ? Bien sûr , ma poule . Puisque je te le dis . Alors la JuJu me refait le coup du plongeon sur moi . Elle m' entoure le cou de ses bras , et m' embrasse à en perdre haleine . Quand elle arrache sa bouche de la mienne , ça fait le même bruit que lorsqu' on retirait le sinapisme de dessus la poitrine de mon arrière grand' père . Je serai prête dans une minute , me dit _elle . Sers _toi à boire pendant ce temps _là . C' est gentil de sa part de me l' avoir dit . Parce que ça m' aurait un peu gêné de me servir en douce . Il est cinq heures du matin quand nous arrivons chez moi , à Londres . Je suis complètement crevé . Et Juanella a l' air , aussi , d' avoir besoin d' un peu de sommeil . Je la fais entrer dans le salon et je lui dis de s' asseoir dans le plus grand des fauteuils . Après quoi je nous verse deux whiskies très raides , et je lui donne le sien . Puis je lui allume une cigarette , et j' explique : Écoute _moi bien , JuJu . Parce que je ne suis ici que pour quelques minutes . Dès que je serai parti , va te fourrer dans le lit . Tu trouveras un pyjama et tout ce qu' il te faut , dans la salle de bains . Et tu ne bougeras pas d' ici avant que je revienne te chercher . Tu ne mettras pas le nez dehors ? Tu me le jures ? Je te le jure , Lemmy . J' ai confiance en toi , cent pour cent . Alors ça va , dis _je . Quoique la confiance que tu m' accordes soit bien involontaire . N' est _ce pas , JuJu ? Tu n' es jamais fichue de reconnaître où sont tes vrais amis . Et pourtant tu es une môme qui a de la cervelle . Et tu as , pour moi , comme qui dirait , une folle passion … Mon Lemmy ! Ton Lemmy va se barrer . Mais avant , il voudrait te montrer quelque chose . Attends _moi un instant . Je sors du salon et je vais dans ma chambre . J' ouvre ma malle Innovation . Dans le tiroir du bas , j' ai des papiers confidentiels . J' en sors une photo de Lana Varley , un portrait de la ravissante poupée au petit doigt difforme . Une reproduction de la sensationnelle souris qui habite présentement le cottage au chèvrefeuille . Je reviens dans le salon , et je montre la photo à Juanella . Qu' est_ce_que tu penses de cette bergère , JuJu ? Gi ! fait _elle . Quelle bath poule ! Est_ce_qu' elle est mêlée à ce bizness , Lemmy ? Ou est_ce_qu' elle fait partie de ton harem ? Tu n' as qu' à lire ce qui est écrit derrière . Tu sauras qui c' est . Elle retourne la photo , et lit tout haut : Amanda Carelli ( Fiche Bureau Fédéral 6587654 ) . Empreintes digitales recueillies et classées . Brune . Peau blanche . Signe distinctif : petit doigt de la main gauche , déformé . Se fait passer , généralement , pour originaire de la Virginie , et descendant d' une bonne famille . Soupçonnée complice bande Venny_Kravavics dans traite des blanches , en 1938 . Allumeuse pour organisation entôlage Xyle Venzura . Recherchée pour complicité probable dans dynamitage salle des coffres Banque Pereira 1939 . Je vois ce que c' est , dit Juanella . Encore une copine de Varley . Il en avait des masses . C' est bien ce que je pensais , dis _je . Je lui reprends la photo , et je la mets dans une enveloppe . Puis je la fourre dans la poche intérieure de mon veston . Et maintenant je mets les bouts , dis _je . N' oublie pas ce que je t' ai dit , JuJu . Quand tu voudras manger , sonne le portier et demande qu' on te monte ce que tu désires . Je vais les prévenir , en bas , en m' en allant . Pour le reste , tu trouveras ici tout ce dont tu pourrais avoir besoin . Même des livres , si tu as envie de lire . Et combien de temps vas _tu me séquestrer , fripouillard ? Je ne sais pas au juste , dis _je . Pas très longtemps . Je viendrai peut_être te rechercher demain . Mais peut_être seulement le jour d' après . En tout cas , ça serait le maximum . O_K Casanova . Je ne sais pas ce que tu mijotes . Mais j' ai l' impression que les choses se précisent . Elle me fait un large sourire , et cligne de l' oeil . Tu es un foutu fripouillard , reprend _elle . Tu as un cerveau gros comme une maison . Tu les possèdes toujours tous , au moment que tu choisis pour ça . Mr . Caution est un gars qui s' arrange à étrangler toujours tous les autres … Moi , j' ai pris un air très modeste . Et je lui ai dit : Tu exagères peut_être un peu , JuJu . Mais c' est un fait que je n' aime pas recevoir des coups de pied où je pense . À très bientôt , ma jolie . Je ramasse mon chapeau , et je file . En bas , je dis deux mots au portier de nuit , au sujet de Juanella . Puis je remonte dans mon carrosse , et je démarre comme la foudre . Je commence à en avoir plus que marre de cette route Londres _Brockham . Je la connais comme si j' y étais né . Heureusement que je peux transformer chaque fois le paysage , grâce à ma nature poétique ! VII CAUTION , CONFUCIUS _CIE Quand j' arrive à la Bouteille Carrée , il fait grand jour . Le personnel est déjà debout et s' affaire dans les communs . En montant dans ma chambre , je trouve , glissé sous la porte , un message du patron me transmettant une communication téléphonique reçue il y a quelques instants . Ça vient de Dombie . Il me donne son numéro de téléphone à Londres . Et le patron de l' auberge avait ajouté ce commentaire : Ce Monsieur vous fait dire qu' il loge en ce moment chez une Duchesse qui est folle de lui . Alors il ne tient pas à ce qu' on le dérange à moins que ça ne soit absolument nécessaire et urgent . Je jette le message dans la corbeille à papiers , et je fonce vers le téléphone . Je demande Mayfair 63261 . Au bout d' un moment , la voix de Dombie dit Allo ! Allo , monsieur le Duc , fais _je . Comment va la Duchesse ? Ne crie pas si fort , espèce de malappris ! fait _il . Elle pourrait t' entendre . Et elle m' en voudrait à mort de ne pas avoir respecté son incognito . Elle a un tempérament de tigresse . Et surtout ne me dis pas qu' il faut que je la quitte à cette heure _ci . Nous ne pouvons pas nous passer l’un de l' autre plus de deux minutes . Elle veut divorcer d' avec son époux afin_de m' avoir à elle toute seule . Ensuite elle me présentera à Leurs Majestés , pour que le Roi me fasse Duc . Eh bien , en attendant , je vais t' envoyer surveiller le palais du Roi des Combinards , Thorpe Cottage , où l' ami Jimmy Cleeve espère l' arrivée du Varley , incessamment . Flanque _toi à proximité . Saute dans ta bagnole et fonce dans le brouillard . Tu peux y être en quarante minutes . J' ai idée que ça sera aujourd’hui le grand jour . Écoute , Lemmy ! La Duchesse va … Souhaite _lui le bonjour de ma part . Et souhaite _moi une bonne nuit . Je ne me suis pas couché depuis l' année dernière . Je vais en écraser cinq minutes . À bientôt . Je raccroche , et je monte à ma turne pour me pieuter . Il est midi , quand je me réveille . Le soleil entre dans ma chambre , et les petits oiseaux restent à l' extérieur pour chanter . Je reste un petit moment , étendu dans mon lit , à regarder le plafond en pensant au gars Confucius . Peut_être vous souvenez _vous de ce que ce zèbre a dit au sujet du tigre impatient ? Le tigre qui guette et attend une proie au milieu des joncs , a dit le Confucius , est comme le client qui se lèche les babines en pensant à une choucroute bien garnie . Alors il bondit , comme la foudre , sur une silhouette qu' il aperçoit , et qu' il écrase sous sa masse . Et il se dit : Suis _je pas un tigre merveilleux ! Mais , continue mon copain le Chinois , de quoi ce tigre n' a _t _il pas l' air , quand il s' aperçoit qu' au lieu d' avoir mis la patte sur une poupée bien mignonnette et bien tendrette , c' est sur la sorcière du village qu' il a atterri . Une sorcière de cent dix_sept ans , bien rabougrie et bien coriace . Et qui est tellement ravie qu' on s' occupe un peu d' elle , qu' elle est transportée de joie que même un tigre lui saute dessus . Par conséquent , conclut Confucius , que vous autres , gars impatients , soyez plus maîtres de vos élans . Regardez avant de bondir , pour ne pas sauter dans la mouscaille . Moi , je ne prends jamais aucune décision sans consulter mon copain Confucius . C' est un garçon plein de ressources . Et quoique ce zèbre _là ait quelque chose comme deux mille ans , il est très bien conservé pour son âge . Je me sors de toutes ces pensées profondes , et je saute en bas de mon lit . Je me passe sous la douche et je m' habille . Puis je m' envoie un coup de whisky pur , histoire de me donner du ton . Juste au moment où je descends l' escalier , pour aller casser une petite croûte au bar , j' entends le téléphone grelotter . Je fonce pour arriver le premier à l' appareil , et je décroche . C' est bien le coup de fil que j' espérais . C' est le gars Sammy Maynes qui parle : Comment va , monsieur Caution ? me demande _t _il . Ça va , Sammy . Merci . Et comment vont les choses , pour vous ? Avez _vous séduit notre petite copine ? Ça a l' air de marcher , dit _il . Du moins , je le crois . Est_ce_que je peux parler ? Oui , si vous_même êtes dans un endroit sûr . Où êtes _vous en ce moment ? Je suis à la gare de Leatherhead . J' ai une chambre ici , mais sans téléphone . D' où je suis je peux parler en toute sûreté . O_K , dis _je . Allez _y ! Comment avez _vous joué ça ? Eh bien , dit _il , j' ai été voir la petite Lana , et je lui ai sorti le boniment que vous m' aviez dit . Que vous êtes un gars qui tire à lui la couverture , et que ça n' a rien d' intéressant de travailler avec vous . O_K Alors qu' est_ce_qu' elle en a dit ? Au début , elle a été un peu réticente . Elle m' a dit que c' était une drôle d' attitude que je prenais vis_à_vis de vous , alors que je suis votre assistant . Alors je lui ai dit que je ne suis pas réellement votre assistant , que je suis détective privé , à l' Agence Alliance , de New_York . Et qu' on m' a fouillé dans ce business avec vous parce_que je suis comme qui dirait mobilisé au B_F_I pour la durée de la guerre . Que ça ne me plaît pas du tout . Et que je n' encaisse pas beaucoup les types de ce Service _là . Cette réflexion _là a eu l' air de beaucoup lui plaire . J' ai senti , tout de suite , qu' elle devenait moins hostile . Bravo , Sammy . Et alors ? Alors ensuite je lui ai dit qu' elle n' était peut_être pas très adroite dans ce business , en supposant que vous ayez vu juste , et qu' elle soit effectivement venue dans la région pour s' asseoir sur les documents . Parce que ça la rend complice de Varley et qu' elle risque , pour le moins , quinze ans à Alcatraz … Puis j' ai continué en lui disant qu' elle ignorait peut_être qu' une récompense de cent mille dollars avait été promise en échange des documents . Donc qu' il y avait moyen , pour elle et moi , de faire là , chacun , une fortune , tout en gardant nos nez propres … Je parie que ce tuyau _là a dû l' intéresser , dis _je . Et comment ! Ses yeux en étaient tout brillants . Mars , malgré ça , elle n' a rien voulu me dire . Elle m' a offert un whisky . Puis elle a murmuré quelques mots comme quoi elle allait réfléchir à tout ce que je lui avais raconté , et que nous aurions peut_être , elle et moi , l' occasion de nous revoir un jour . Franchement , je suis un peu désappointé , monsieur Caution . Pourquoi donc ? dis _je . Ça m' a l' air excellent . Si elle n' avait pas aimé votre proposition , elle vous l' aurait dit carrément . O_K , monsieur Caution . Alors qu' est_ce_qu' on fait , maintenant ? Ne bougez pas de Leatherhead . Installez _vous au Bar du King’s_Hôtel , dans un petit coin tranquille , et attendez _moi . Je file pour vous y retrouver . Après m' avoir vu , vous retournerez voir miss Varley et vous terminerez le boulot avec elle . Sans blague , Mr . Caution ? Alors c' est que vous possédez un nouvel atout ? Un fameux atout , dis _je . Quelque chose qui va la faire sauter en l' air , et la rendre douce comme un mouton . À tout de suite . Je raccroche , puis je vais au garage de l' auberge , pour sortir ma bagnole . Et , tout d' un coup , une idée me vient . Je remonte à ma chambre , et je fouille dans ma valise . J' en sors mon second pétard - 1111 Mauser 38 - une chic arme . Je remplis le chargeur de cartouches , et je mets le cran de sûreté . Puis je le fourre dans ma poche , et je retourne à ma voiture . Avec élégance , précision et rapidité , je démarre en souplesse et en direction de Leatherhead . Sammy est au rendez_vous convenu . Et il y a un whisky tout préparé qui m' attend , avec de la glace . Mon petit gars , lui dis _je , vous allez pouvoir foncer dans le brouillard . Regardez ce que le B_F_I vient de me faire parvenir chez moi . Je sors de ma poche la photo de Lana Varley , et je la lui tends . Vous reconnaissez cette poupée ? dis _je . Bien sûr , fait _il . C' est la petite copine . C' est la môme Lana Varley . Je vous en foutrai des Lana Varley ! dis _je en rigolant . Regardez ce qui est écrit derrière cette photo . Cette mignonne n' est personne autre qu' Amanda Carelli , une bergère qui a une fiche de police aussi longue que mon bras . Sammy retourne la photo , et lit l' inscription . Puis il me regarde d' un air interrogateur . Vous ne pigez pas le rapport ? dis _je . Faites fonctionner vos méninges . Vous voyez que cette enfant est soupçonnée de complicité dans le dynamitage des coffres de la Banque Pereira . Alors ? fait Sammy . Alors voilà ce que je pense , dis _je . J' ai idée que le boulot de la Banque Pereira a été fait par Larvey Rillwater . Et j' ai idée que notre amie Amanda Carelli - alias Lana Varley - a aidé Larvey Rillwater à faire le boulot . Vous pigez ? Ça va ! fait _il , j' ai compris . Vous pensez que lorsque Rillwater a été harponné pour le vol des documents , et qu' il a su de quoi il s' agissait , il a passé le mot à la môme Carelli . Et il lui a donné le tuyau de venir attendre Varley ici , et de le faire chanter … Vous avez mis le doigt dessus , Sammy . C' est exactement ce que j' ai pensé . Alors votre plan de campagne est tracé . Filez à Brockham , et allez voir la fillette . Montrez _lui la photo , et faites _lui lire ce qu' il y a derrière . Et puis donnez _lui le choix : ou bien jouer le jeu avec nous et nous remettre les documents si elle peut mettre le grappin dessus , ou bien être embarquée , par moi , dans le frigidaire local , en attendant son extradition . Après quoi elle récoltera une condamnation du tonnerre … O_K , dit Sammy . Puis il se lève pour mettre les bouts . À propos , dis _je . Avez _vous un pétard , Sammy ? Non , dit _il . J' avais un gros automatique de l' Armée , mais je l' ai prêté à Jimmy Cleeve . Parce que je ne crois pas avoir besoin d' une arme , mais lui pourrait bien avoir à s' en servir . Varley est un gars méchant . C' est très gentil à vous d' avoir fait ça , dis _je . Mais vaudrait mieux quand même que vous soyez armé . Je sors le Mauser de ma poche , et je le lui tends . Vous avez dix cartouches dedans , dis _je . Neuf dans le chargeur , et une dans le canon . Le cran de sûreté est mis . On ne peut jamais savoir . Il y aura peut_être un concours de tir avant que notre boulot soit terminé . Merci beaucoup , Mr . Caution , fait _il . Et il fourre le pétard dans sa poche . Moi , je ne peux pas le savoir encore , mais je serai foutrement content , le moment venu , de lui avoir prêté ce rigolo . O_K , Sammy , dis _je . Maintenant , barrez _vous . Il vide son verre , ramasse son chapeau , et me fait un large sourire . Puis il me dit : Vous savez , Mr . Caution , c' est un vrai plaisir que de travailler avec vous . On ne reste jamais en panne . Merci , Sammy . J' ai même l' impression que nous marchons à une telle vitesse , que Mr . Jimmy Cleeve ne pourra jamais nous rattraper . Alors , à bientôt . Quand vous aurez vu la môme Amanda , allez à La Bouteille Carrée , l' auberge où je séjourne , à Brockham , et attendez que je vienne vous y retrouver . O_K , Mr . Caution . À bientôt . Et il file . Après le départ de Sammy , je fais un petit tour dans Leatherhead , histoire de pouvoir porter un jugement sur les bistros du patelin , et sur leur marchandise . Après m' être bien documenté , je remonte dans mon carrosse , et je rentre à La Bouteille Carrée . Je m' offre un bon petit gueuleton , pour emmagasiner des forces . Puis je m' en vais faire un tour au bar . À deux heures et demie , le téléphone sonne pour moi . C' est le gars Jimmy Cleeve . Il a l' air d' être terriblement excité . Grande nouvelle , Lemmy ! me dit _il . Varley doit venir ici dans la soirée . Bravo ! dis _je . Je pensais bien qu' il ne tarderait plus beaucoup maintenant . Il est à Londres en ce moment , reprend Cleeve . Un type à moi , là_bas , l' a repéré , a appris ça , et m' a prévenu à l' instant . Parfait , dis _je . Alors , qu' est_ce_que vous comptez faire , Jimmy ? Je vais quitter Thorpe Cottage , mais je vais rester à proximité , et garder un oeil sur la bicoque . Dès qu' il arrivera , je vous donnerai un coup de fil depuis la cabine de la Poste . Alors il faudra que vous veniez tout de suite . Pendant ce temps _là , j' entrerai dans le cottage pour m' entretenir avec le client . O_K , dis _je . Mais soyez prudent , Jimmy . J' ai idée qu' il ne sera pas de très bonne humeur , quand il verra que la partie est perdue pour lui . En tout cas , je ne bouge pas d' ici avant d' avoir reçu votre coup de fil . Bonne chance . Merci , Lemmy . Vous comprenez pourquoi il vaut mieux que je le voie seul , d’abord ? La chose qui prime tout , c' est de ravoir les documents . Comme il sait que je ne suis pas du Bureau Fédéral , il me proposera peut_être une combine … Bonne idée , Jimmy . Faites pour le mieux . Et je raccroche . Il est clair comme le jour que le gars Jimmy continue à jouer son propre jeu . Il veut finir le parcours avant moi . Et pourquoi pas ? À trois heures , Sammy Maynes arrive . Nous sommes seuls dans le bar de l' Auberge . Je lui sers un whisky bien tassé . Il a l' air terriblement excité . Tout ce que vous aviez prévu est arrivé , Mr . Caution . Vous êtes un type formidable . Je lui fais un large sourire . Racontez _moi ça , Sammy . Eh bien , j' ai été la trouver , comme convenu . Et je lui ai envoyé le paquet en pleine figure . J' ai sorti la photo , tout de suite en arrivant . Et je lui ai dit de lire ce qu' il y avait derrière . Puis je lui ai dit que j' étais chargé de lui transmettre vos compliments , et qu' à moins qu' elle ne se décide à jouer le jeu avec nous , vous viendriez l' embarquer aujourd’hui même . Ça lui a fait plaisir ? dis _je . Vous parlez ! Dès qu' elle a lu ce qui était écrit derrière la photo , elle s' est dégonflée . Ça lui a fait un effet formidable . Elle en a même perdu son accent du Sud , et elle s' est mise à parler avec l' accent de New_York . C' est bien Amanda Carelli . Bon travail , Sammy , dis _je . Alors je lui ai dit de continuer le boulot qu' elle a commencé . Qu' elle s' empare des documents de Varley , par le chantage , ou autrement . Et que lorsqu' elle les aura , qu' elle vous les remette . Je lui ai promis une part du pognon . Je crois que comme ça , tout est arrangé pour le mieux . Bravo , Sammy . Vous n' y perdrez pas non plus . Je vous le promets . Merci beaucoup , Mr . Caution . Et alors , qu' est_ce_que je fais maintenant ? Retournez à Leatherhead , et restez au King’s_Hôtel . Je communiquerai avec vous le moment venu . Ce soir , je vais sans doute être assez occupé . Cleeve m' a fait savoir qu' on attend Varley dans la soirée , d' après des renseignements que Jimmy a reçus de Londres . Il doit me donner un coup de fil dès que le Varley sera arrivé . Mais il veut le voir seul , d’abord , pour essayer de faire un marchandage et d' obtenir les documents . Sammy se met à rire . Cleeve est un ballot , dit _il , s' il se figure que Varley se baladera par là avec les documents sur lui . Et comment ! dis _je . Mais il a l' air plein d' espoir . Il pense faire , sans doute , une entourloupette au fils préféré de la maman Caution . Il peut toujours courir ! dit Sammy . Et il file . Moi , je remonte dans ma chambre , et je m' étends sur mon lit . Je vais réfléchir encore pendant cinq minutes , et puis je me payerai un petit roupillon . Parce que j' ai un retard de sommeil . Je ne suis pas mécontent de moi . Les choses ont l' air de vouloir marcher . J' ai fait mon petit boulot la main dans la main avec Confucius . On est une fameuse paire d' associés , tous les deux . La nuit est en train de tomber . Je me suis installé au bar de l' auberge . Le téléphone sonne dans la cabine . Je saute dessus . La communication est bien pour moi . C' est le gars Jimmy Cleeve . Hello , Lemmy , fait _il . Il est ici ! Il est arrivé par la route de Dorking dans une puissante bagnole . Il s' est rangé derrière la maison , pour qu' on ne puisse pas voir sa bagnole depuis la route . Je suppose qu' il va entrer dans le cottage par la porte de derrière . Alors j' y vais tout de suite . O_K , Jimmy , dis _je . Je démarre dans un instant . Appuyez sur le champignon , reprend _il . Je ne tiens pas à rester trop longtemps seul avec lui . C' est un gars méchant , vous savez ! Je ne m' inquiète pas pour vous Jimmy , fais _je . Vous n' êtes pas un gamin . Mais je démarre en quatrième . Je serai là_bas dans une vingtaine de minutes . Je raccroche . Je reste un instant devant l' appareil , à me demander si je dois filer tout de suite ou attendre un coup de fil de Dombie . Juste au moment où je décide de filer , le téléphone grelotte à nouveau . C' est le gars Dombie . Bon Dieu de bon . Dieu , Lemmy ! fait _il . Voilà cinq minutes que je fais le pied de grue pour avoir la cabine libre . Un type vient de s' en servir ; et j' ai dû me tenir à l' écart pour qu' il ne me voie pas . Ne t' en fais pas , Dombie , dis _je . Le zèbre qui était dans la cabine , c' était notre petit copain Jimmy Cleeve . Quelles sont les nouvelles , Don_Juan ? Eh bien , je voulais te signaler qu' une bagnole est passée ici , en trombe , et s' est rangée derrière Thorpe Cottage Qu’est_ce que je dois faire ? Rien du tout , vieux Casanova . Ne bouge pas de ton bouquet d' arbres . Je viendrai t' y cueillir dans quelques minutes . O_K , fait _il . À tout de suite . Je raccroche , puis je monte à ma chambre . Je m' envoie un petit coup de whisky , directement du goulot . Je me colle mon chapeau sur l' oeil , puis j' ouvre ma valise . J' en sors le bon vieux Luger , et je le remplis de pruneaux . Puis je me le fourre sous le bras , dans sa gaine . Après quoi je saute dans ma voiture . Et en route pour l' aventure . Je m' en vais jouer les grandes vedettes . Tout comme qui dirait William Hart , Gary_Cooper , Tom Mix , et Errol_Flynn réunis . On va rigoler cinq minutes … La seule différence , c' est que nous autres , les gars du B_F_I , on n' a pas une caméra qui enregistre nos gueu_gueules . Ça nous handicape auprès des dames . Elles ne se doutent pas que des gars comme moi ont un foutu boulot à conserver intact leur tempérament poétique … Quand j' arrive dans le haut d' Holmwood , j' arrête la voiture dans la prairie et je me mets à la recherche de Dombie . Quand je le découvre enfin près_d' un bouquet d' arbres , je me demande s' il n' est pas devenu complètement dingue . Il fait de grands gestes et parle tout seul . J' écoute un peu . Il est en train de se raconter ses campagnes . Ça ne va pas mieux . J' étais dans tous les coups durs , qu' il dit . Et ça continue : J' étais dans les premiers débarqués à Dieppe . Une femme que je ne peux pas voir de là où je suis lui répond : Je parie que vous avez des tas de décorations . Et le Dombie boit du petit lait et continue : J' ai ramassé des tas de trucs mais pas de médailles . Les décorations , je m' en fous , ce qui m' intéresse , c' est la bagarre . Et sans me vanter , si j' avais touché une livre pour chaque Frisé que j' ai descendu , j' en aurais un fameux paquet ! Et je vais vous dire encore un autre truc … J' arrive tout doucement et je lui tape sur l' épaule : Monsieur , je lui dis , j' arrive tout droit de Buckingham_Palace pour vous remettre de la part du Roi quarante_six nouvelles médailles à ajouter à votre collection . Ça y est . J' ai cassé son coup . La souris disparaît dans le noir en rigolant . Le Dombie est mauvais , il regarde partout mais la môme s' est évanouie . Salaud ! qu' il me dit , chaque fois que je suis sur un coup intéressant , tu rappliques et tu démolis tout . Encore deux minutes , et cette poulette tombait dans mes bras … C' est pas l' heure de penser aux souris , Casanova . Il y a d’autres distractions en vue , pour l' instant . Quelles distractions , fait _il . Une petite visite au gars Varley , dis _je . C' est lui que tu as vu passer en bagnole . Jésus ! soupire Dombie . Tu m' emmènes toujours dans des endroits où il n' y a pas de femmes . Enfin … ça sera peut_être quand même rigolo . On fera peut_être un concours de tir . Nous repartons dans ma bagnole pour quelques centaines de mètres . Arrivés devant Thorpe Cottage , je parque dans le petit boqueteau en face . Et nous descendons . Comment sais _tu que c' est Varley qui est là , Lemmy ? Cleeve me l' a téléphoné tout à l' heure , dis _je . Il doit être déjà entré , pour essayer de faire un marchandage avec Varley , au sujet des documents . Mais je ne crois pas qu' il réussisse . Allons _y ! Nous traversons le petit jardin , puis je pousse la porte , qui s' ouvre . La lumière du salon éclaire le couloir . Au moment où j' y pénètre , avec Dombie sur mes talons , Cleeve arrive de l' autre bout , venant de derrière le cottage . Il tient à la main un gros automatique de l' armée , calibre 45 . Il a les traits contractes . Qu' est _ce qui ne va pas vieux ? dis _je . Le Varley vous a fait une entourloupette ? Il a essayé , Lemmy , dit _il … Et c' est dommage . J' ai été forcé de le buter . Qu' est _ce qui est arrivé ? dis _je . Tout de suite après vous avoir téléphoné , dit Cleeve , je suis revenu ici . Je suis entré par la porte de devant . Je suppose que Varley avait dû s' affairer à tripoter sa bagnole , parce_qu' au moment même où j' entrai par le devant de la maison , il entrait par la porte de derrière , et nous nous sommes trouves nez à _nez dans le couloir . Je lui ai dit : Bonsoir Varley . Je voudrais vous dire deux mots . Là_dessus , il sort son pétard . Et ce gars _là sait faire ça vite . Parce qu' avant même que j' aie pu sortir le mien , lui , avait tiré . Mais je m' étais aplati contre le mur . Alors , avant que j' aie pu tirer , il s' est retourné et a détalé à toutes jambes . Moi , je suis resté une minute dans le couloir , sans bouger , parce_que je pensais qu' il m' attendait sans doute dehors , pour faire un carton sur moi . Mais quand j' ai entendu qu' on mettait le moteur en marche , j' ai foncé . Il allait essayer de s' enfuir . Avant qu' il ait pu démarrer , j' ai tiré et je l' ai atteint en pleine tête . Il est dans sa voiture . Il n' est pas beau à voir … Ce sont des choses qui arrivent , mon vieux , dis _je . Buvez un coup de whisky pour vous remettre . Je vais aller voir le zèbre . Je boirai aussi un coup , en revenant . Attends _moi ici , Dombie . O_K , dit Dombie . Et il entre dans le salon avec Cleeve . Moi je sors par la porte de derrière , et je vais à une puissante voiture de tourisme dont la portière est ouverte du côté du volant , sur lequel une forme est affaissée . Cleeve n' avait pas tort . Le spectacle n' est pas beau à voir . Le zèbre a été foudroyé de tout près , avec un 45 de l' armée . Cleeve l' a atteint derrière la tête , et il ne reste pratiquement plus rien . Ni visage ni tête . Je sors mon briquet , et j' examine l' intérieur . Par terre , à côté du levier des vitesses , il y a un automatique qui a dû tomber de la main du type . Je regarde ses vêtements . Ils sont beaux et de bonne coupe . Du pouce et de l' index j' écarte les revers de son veston . Dans la poche supérieure gauche de son gilet , j' aperçois un beau porte_mine . Je l' en retire et je le fourre dans ma poche . Puis je referme la portière , et je rentre dans la maison . Cleeve et Dombie sont assis dans le salon . Il y a du whisky et des verres sur la table . Je me remplis un verre , bien tassé . J' ai peur que ça soit un fiasco , dit Cleeve . Nous avons eu Varley , mais nous n' avons pas les documents … Je bois une gorgée de whisky . Puis j' étends le bras et je prends le pétard de Cleeve qu' il a posé sur la table , et je le lance à Dombie . Prends _ça , lui dis _je . Moi , je n' aime pas voir ces joujoux _là . Ça me donne la chair de poule … Dombie l' attrape au vol et le met dans sa poche . Moi , je vide mon verre , tranquillement . Puis je dis à Cleeve : Dites _moi , Cleeve , qu' est _ce qui vous fait supposer que c' est Varley que vous avez bigorné ? Cleeve me regarde , effaré . Les yeux lui sortent de la tête . Qu' est_ce_que vous voulez dire ? fait _il . Bien sûr que c' est Varley . Ah oui ? fais _je . Mais comment pouvez _vous le savoir ? Vous n' avez jamais vu Varley de votre vie ! Il me fixe . Son visage est tendu et blême . Il me répond : On peut vérifier ça tout de suite . Je suis foutrement certain que c' est Varley . Mais il y a quelqu’un , près d' ici , qui pourra certifier si c' est Varley ou non . Vous savez qui je veux dire . Vous parlez de Juanella Rillwater , dis _je . Exactement , dit Cleeve . Pauvre cave , fais _je d' un ton plein de pitié , tu es un foutu farceur ! Parce que Juanella n' a jamais vu Varley non plus . Et c' est bien pour ça , d' ailleurs , que tu l' as amenée ici . Comme ça , tu pouvais lui faire certifier n' importe quoi . Ça faisait partie du marché que tu avais conclu avec elle . Le Jimmy saute de son siège sur ses pieds . Écoutez _moi … , fait _il . Boucle _la , dis _je . Je t' ai assez entendu . Je te connais depuis le démarrage . Tu nous prends pour qui , nous autres du B_F_I ? Pour des polichinelles , à qui des gars comme toi foutent des coups de pied au cul ? Tu te crois trop malin , Ji _Ji . Et surtout tu aimes trop tuer du monde … Vous perdez la tête , Caution , dit _il . Pourquoi est_ce_que je tuerais des gens ? J' ai été forcé de tuer Varley parce_qu' il n' y avait rien d' autre à faire . Et qu' il avait tenté de me tuer . Moi , je sors de ma poche le porte_mine . Je le fourre sous le nez du Jimmy . Et je lui demande avec un sourire : Et ça , mon mignon , qu' est_ce_que tu en sais ? Il regarde et répond : Qu' est_ce_que c' est que ça ? Je n' ai jamais vu ce machin _là . Mais si , Ji _Ji , dis _je . Tu connais ce machin _là très , très bien . C' est le porte_mine assorti au stylo , que George Ribban t' avait offert pour ton anniversaire , à Paris , le soir où tu donnais ta petite fête . Tu voudrais peut_être me dire que Ribban ne t' a jamais rien donné . Mais je ne pourrais absolument pas te croire . Parce que je sais qu' il t' a donné ce porte_mine et le stylo . Je sais à qui il les a achetés , un fripouillard du nom de Le Fèvre . Un gars du marché noir , qui m' a dit que Ribban les lui avait achetés pour t' en faire cadeau le soi_même … Et maintenant , pour te distraire , je vais te raconter tout le petit scénario . Quand tu as tué George Ribban , je suppose que vous avez bavardé un peu tous les deux avant que tu le bigornes . Il a dû voir , ensuite , brusquement , que tu allais le matraquer . Et il a sauté sur toi . Il a attrape le stylo , qui dépassait de ta poche . C' est pour ça que le capuchon était encore dessus . Puis quand tu as transporté Ribban dans l' escalier , où tu savais que je le trouverais , tu as vu le stylo dans sa main , mais tu l' y as laissé . Tu l' y as laissé parce_que personne ne savait que Ribban te l' avait offert . Et ça t' a donné une idée magnifique . Tu as donné ton portemine , le porte_mine assorti au stylo , à Enrique , le copain à la Marta Frisler . Parce que tu savais que j' avais rencontré Juanella Rillwater le soi_même , et qu' elle m' avait donné l' adresse de l' Hôtel Saint_Denis , près du boulevard Saint_Michel . Tu savais que le gars Enrique porterait ce crayon mécanique sur lui , parce_qu' il aimait les trucs voyants . Tu savais que je remarquerais ça tout de suite . Et tu as pensé que je supposerais qu' Enrique avait tué Ribban . C' était pas mal calculé , idiot . Tout ça est grotesque , me répond _il . Sa voix est basse et rauque . Je vois ses mains trembler . Il répète Tout ça est grotesque en nous regardant alternativement Dombie et moi . Te fatigue pas , dis _je . Tu as droit à la chaise électrique . On va te frire , vieux . Pourquoi aurais _je fait tout ça ? dit _il encore . Vous êtes complètement cinglé , Caution . Pourquoi tu as fait ça ? dis _je . Elle est bien bonne ! Et je me tords de rire sur ma chaise . Puis je reprends : Parce que tu es un petit copain au Varley . Tout simplement . C' est pour ça , aussi , que tu as essayé de me couler . En douce . Le zèbre essaye de lancer un ricanement , mais ça ne veut pas sortir . Je continue : Varley et toi , depuis le début , vous êtes ensemble sur cette combine . Et je vais te dire pourquoi tu as tué George Ribban et Marceline du Clos . Quand tu es arrivé à Paris , Varley avait déjà quitté pour l' Angleterre . Mais Marceline du Clos , qui avait travaillé avec lui à New_York , était restée à Paris . Elle commençait à avoir la trouille . George Ribban , et ça c' est une idée au général Flash et à moi , a été chargé de la contacter pour lui flanquer la trouille encore plus . Alors elle a parlé à George Ribban . Et qu' est_ce_qu' elle lui a dit ? Tu sais très bien ce qu' elle lui a dit : que Varley était déjà parti pour l' Angleterre . Elle lui a dit qu' elle en avait marre de tout ça . Et elle lui a dit qu' elle te soupçonnait de travailler la main dans la main avec le Varley . C' est pour ça qu' il a fallu que tu fasses vite , et que tu supprimes Ribban et la du Clos . Et c' est toi qui as fait courir le bruit que j' avais dégoisé des choses à la Marceline . Tu as même raconté que Ribban t' avait dit qu' il en ferait un rapport au Général . Tout ça , pour essayer de me couler aux yeux de Flash . Seulement , tu as fait une grosse blague . Tu as sous_estimé le fils préféré de la maman Caution . Tu ne t' inquiétais guère de moi , parce_que tu avais mis Juanella sur ma piste . Elle était chargée de me manoeuvrer . Quand je suis entré au Wilkie’s Bar , avant d' aller voir Ribban , Juanella est entrée derrière moi et s' est installée à une table . Elle savait que je la verrais et que je viendrais lui parler . Sans blague ? essaye de plaisanter Jimmy . Elle aurait fait tout ça pour moi ! Je me demande pourquoi . Moi je ne me le demande pas , dis _je . Parce que je le sais . Elle me l' a dit . Tu lui avais promis d' obtenir la libération de Larvey Rillwater par les Autorités Fédérales . Et je dois dire en faveur de Juanella que malgré qu' elle ferait un tas de choses pour ce type , elle n' irait pas jusqu' à se rendre complice d' un meurtre . Mais la pauvre petite gourde ne pouvait pas se douter . Elle te prenait pour un type régulier . Parce que tu lui avais raconté la même histoire qu' à tout le monde : que tu ne rêvais que de harponner Varley , que ta grande ambition était d' entrer au B_F_I et d' en devenir un des as , et enfin que c' est pour ça que tu souhaitais , soi_disant , ardemment , terminer cette affaire avant moi . Brusquement , Dombie pousse comme qui dirait un hennissement . C' est une façon comme ça qu' il a de rire quand il est tellement chatouillé par quelque chose , qu' il ne peut plus se retenir . Puis il me dit : C' est marrant , Lemmy , de voir comme il y a des salauds qui peuvent être salauds ! Et c' est marrant aussi de voir que tu es toujours le Lemmy Caution des grands jours d' autrefois . Moi , j' avais cru , un moment , que tu commençais à baisser . C' est une blague énorme … Et mon Dombie repart à hennir de plus belle . Puis il redevient sérieux et dit : C' est très simple , évidemment . On bousille un gars quelconque , et on demande à Juanella Rillwater de certifier que le macchabée c' est Varley . Pendant ce temps _là , le vrai Varley peut se balader avec les documents dans n' importe quel coin d' Angleterre . J' ai idée que le coco en question ne doit pas se trouver par ici . Il se pavane sans doute à Londres . Peut_être bien que oui , peut_être bien que non , dis _je . Dombie pêche dans sa poche une cigarette , l' allume pensivement , et dit encore : Mais dis _moi , Lemmy , qui est le macab de la bagnole ? C' est , évidemment , le pauvre ballot à qui Cleeve avait fait cadeau du porte_mine , le couillon Enrique . Lui et la Marta Frisler travaillaient pour le salaud que tu as en face de toi . Il les tenait , probablement , d' une façon quelconque . Et c' est pas du sucre de travailler pour un salaud pareil . Quand ça peut lui servir à quelque chose il vous bute . D' ailleurs il a essayé de me buter aussi . La nuit dernière . Sur le pont de Brockham . Un petit coup de feu , comme ça , en passant . Puis je me tourne vers Cleeve et je lui dis : Alors , tu as quelque chose à dire ? Je ne dirai rien , répond _il . Je demande un avocat . Dombie lance un nouveau hennissement . Puis il s' exclame : Il te faudrait au moins trois cents avocats pour t' empêcher de passer sur la chaise . Moi , je me verse encore une petite rasade . Puis , d' un coup sec , je l' engloutis . Dombie , dis _je , emmène ce salaud dans la voiture . Enlève le macab de dessus le volant et fourre _le dans le fond . Colle Cleeve au volant et fais _toi conduire au Poste de Police de Dorking . Fais _en cadeau aux gars de là_bas , et dis à l' Inspecteur _Chef en charge , qu' il recevra une communication du chef de la Spécial Branch , le Chief_Detective_Inspector Herrick , de Scotland_Yard , qui lui dira de quoi il s' agit . Et pour qu' il sache tout de suite que tout ça est régulier , tu lui montreras ceci . Et je tends à Dombie le laissez_passer spécial de la Police britannique , qu' Herrick m' avait donné . Dombie se lève de sa chaise . Il a sorti de sa poche le gros automatique de Cleeve . Je me demande , dit _il , pourquoi un gars a besoin d' une pièce d' artillerie pareille , pour descendre quelqu’un . C' était probablement pour démolir tellement la gueule du type que personne , même sa mère , ne puisse le reconnaître . C' est exactement ça , monsieur Sherlock_Holmes , dis _je . Et maintenant , barre _toi avec ton paquet . Eh , Lemmy ! fait _il . Tu oublies de me dire ce que j' aurai à faire après avoir livré le ballot . Je lui fais un large sourire . Je n' aurai plus besoin de toi ensuite , dis _je . Tu pourras aller retrouver ta duchesse . Elle doit se languir de toi ! Dombie s' absorbe un instant dans des pensées mystérieuses , puis il me dit : Écoute , Lemmy . Je crois que j' irai plutôt m' installer à La Bouteille Carrée . La petite qui est au bar est mignonne , mignonne . C' est une môme pour qui je me sens plein d' inclination . Et je crois que j' ai déjà fait une forte impression sur elle , quand je suis venu par ici avant toi . O_K , Casanova , dis _je . Fais comme tu voudras . Et le gars Dombie se trisse , en tenant le Cleeve au bout de son rigolo . Moi , je pars de mon côté . Je m' arrête devant l' appareil téléphonique , sur la place de l' église , et je demande le King’s_Hôtel à Leatherhead . Ensuite je demande Mr . Sammy Maynes . Au bout d' une minute ou deux , il vient sur la ligne . Allô , monsieur Caution , fait _il . Comment vont les choses ? Ça ne marche pas très fort , dis _je . Il s' est passé des choses bizarres par ici . Cleeve a buté un type . Et ce qui me tracasse , maintenant , c' est de mettre le grappin sur les documents . Alors , qu' est_ce_que vous allez faire ? demande _t _il . J' ai envie d' aller voir la môme Carelli . J' ai idée que cette poule a les documents chez elle . Venez me retrouver , et allons _y . Pouvez _vous avoir une bagnole ? Oui , fait _il . Je peux en louer une . O_K , dis _je . Alors faites _le . Et venez me retrouver tout de suite à La Bouteille Carrée . Je vous y attends . Foncez dans le brouillard . O_K , patron . J' arrive en vitesse . Je raccroche et je remonte dans ma bagnole . Puis je rentre tout doucettement vers Brockham . Ça ne marche pas mal , jusqu' à présent … Il n' y avait pas bien longtemps que j' étais rentré à l' auberge quand Sammy est venu m' y retrouver . Je le guettais devant la porte , en respirant la brise embaumée . Je ne sais pas au juste ce que c' est qu' une brise embaumée , mais j' ai lu ce mot _là un jour dans un livre . J' ai trouvé que ça faisait poétique . Alors j' aime bien l' employer . Sammy descend de son taxi , paye le chauffeur , et vient vers moi . Alors , Mr . Caution ? dit _il . Il y a du nouveau ? Et comment ! dis _je . Je vais vous raconter ça . Montons dans ma chambre . J' ai du whisky et des sandwiches . Une fois installés devant nos verres , Sammy me demande : Alors , Mr . Caution ? Qu' est _ce qui est arrivé à Cleeve . L' histoire devient palpitante … Vous allez être épaté , Sammy . Tenez _vous bien à la table . Cleeve n' était pas Cleeve . Ou plutôt , Cleeve était le complice du nommé Varley … Hein ? Qu' est_ce_que vous dites ? Complice ? Bon Dieu de bon Dieu … Vous énervez pas , Sammy , dis _je . Le Cleeve vous a roulé , comme il a essayé de me rouler , comme il essaye de rouler tout le monde . Seulement , ça a raté ! Ça a réussi avec vous , parce_que c' était tout naturel que vous ayez confiance , puisqu' il travaillait pour la même Agence Privée que vous . Le ballot connaissait sûrement Varley avant même que les Etats_Unis entrent en guerre . Et il savait , sans aucun doute , la sorte de boulot que faisait Varley . Eh … , dit Sammy . Évidemment , tout est possible … Mais … Il n' y a pas de mais , dis _je . C' est ça , et c' est tout . Et je suis convaincu que lorsque Varley a fait ses plans pour s' emparer des documents en question , Cleeve était , dès le départ , la main dans la main avec lui . Ensuite le gars Cleeve a eu , comme qui dirait , une inspiration géniale . Comme il avait été mobilisé et affecté à la Police d' Etat de Chicago , il s' est arrangé à faire savoir aux Autorités Fédérales , qu' il connaissait Varley pour avoir déjà eu affaire à lui dans le civil . Alors on le désigne pour s' occuper de l' affaire Varley en France . Comme ça , il pouvait connaître , de première main , tout ce qui pouvait se tramer contre Varley . Seulement , ce qu' il ignorait , c' est que le B . F_I nous avait mis aussi , George Ribban et moi , sur la même affaire . C' est ça qui a dû chambouler tous ses plans , dit Sammy . Peut_être , dis _je . Mais nous l' aurions possédé quand même . Il faut autre chose que des Cleeve , pour avoir les gars du B_F_I Bien sûr , il a bigorné le pauvre Ribban , Seulement , on va l' asseoir sur la chaise , pour ça . Et j' irai le voir frire … Il a buté aussi Marceline du Clos . Ça faisait deux . Et il a bousillé ce soir un autre type . On ne peut pas savoir qui c' est , parce_que le Cleeve lui a pulvérisé la gueule avec une pièce d' artillerie . Cleeve dit que c' est Varley . Personnellement , je m' en fous pas mal … Sammy se gratte la tête et me demande : Pourquoi … pourquoi vous vous en foutez ? Parce que ce qui m' intéresse , c' est les documents secrets . Alors , réfléchissez deux minutes . Pourquoi Cleeve a _t _il choisi spécialement le soir d' aujourd’hui pour buter ce type ? Parce qu' il veut donner du champ à Varley . Il sait que c' est aujourd’hui que Varley va refiler les documents à quelqu’un d' autre . Et je parierais que ce quelqu’un d' autre , c' est la même Lana Varley , alias Amanda Carelli . La mignonne du cottage aux chèvrefeuilles . Sammy est pétrifié . Les yeux lui sortent de la tête . Jeez ! fait _il . Vous avez peut_être raison . La poupée est peut_être assise sur les papiers en ce moment même où nous discutons ! Moi , je lui fais un sourire de première . Et je lui dis : On va vérifier ça tout de suite . On va faire un petit saut jusque chez la môme Amanda . Ça lui fera peut_être plaisir d' organiser pour nous une petite cocktail _partouse … Et on va y aller tout de suite . Parce que je serais désespéré d' avoir à réveiller cette pépée et de troubler son sommeil d' ange … Sammy est tellement excité qu' il attrape la bouteille , et remplit nos verres presque jusqu' au bord . On les boit d' un coup . C' est le moment d' y aller , dis _je . Et nous partons . Nous nous en allons à pied jusqu' au cottage aux chèvrefeuilles . En route , Sammy me dit : Je voudrais bien être aussi impassible que vous . Moi , je suis tout frémissant à l' idée que les documents seront peut_être bientôt dans vos poches . Vous , vous avez l' air de vous en foutre complètement . Vous vous trompez , Sammy , dis _je . Je ne m' en fous pas du tout . Seulement , je ne m' emballe plus , maintenant , qu' à propos de dames et des beautés de la nature . Il est minuit et demi quand nous arrivons devant le cottage de la môme . Les chèvrefeuilles sont baignés de flots de lune argentés . C' est bien joli . Nous traversons le jardin , puis je frappe rudement le marteau sur la porte . Nous attendons un moment . La porte s' ouvre . Toute grande . La mignonne est là , sur le seuil , nous fixant de ses grands yeux . Elle est en robe de chambre de velours à côtes , couleur cerise . Avec des mules assorties . Elle est absolument terrible ! Mon tempérament poétique en est , comme qui dirait , emporté dans un cyclone de ravissement . Hello , ma super_ravissante , dis _je . La nuit est tellement délicieuse aujourd’hui , que ça nous a donné l' envie , à Mr . Maynes et à moi , de vous faire une petite visite . Est_ce_que ça vous fait plaisir de nous voir ? Elle me regarde , et je peux voir que ses yeux brillent , comme s' ils étaient phosphorescents . Elle s' efface pour nous laisser passer . Ça me fait un plaisir immense , monsieur Caution , dit _elle . Je commence à m' habituer aux heures un peu spéciales que vous avez adoptées , Mr . May nés et vous , pour venir me voir . Entrez donc . Je vais vous servir quelque chose à boire . Vous avez sûrement des choses intéressantes à me raconter . Et comment ! dis _je . Une masse de choses ! À côté de moi , je vois Sammy rigoler comme un bossu , comme disent les Français . D' ailleurs , je ne sais pas pourquoi les bossus rigolent tellement . Je me ferai expliquer ça quand je retournerai en France . Nous entrons dans le salon . Elle pose sur la table une bouteille de whisky , un siphon et des verres . Et une boîte de cigarettes . Puis nous restons la tous les trois , à nous regarder mutuellement . Alors je me dis qu' il faut que je commence . Ma délicieuse enfant , dis _je , il faut d’abord que vous sachiez que lorsque Sammy ici présent est venu vous voir l' autre soir , c' était sur mes instructions personnelles . Je dois vous dire aussi que c' est moi qui ai déniché votre photo et votre fiche de police , Amanda . Et que c' est moi qui ai envoyé Sammy vous les montrer , afin_que vous sachiez bien où nous en sommes , les uns vis_à_vis des autres … Ah oui ? fait _elle . J' aurais dû me douter de ça . J' aurais dû penser que vous étiez le gars qui tirait les ficelles … Elle me contemple d' un air , comme qui dirait , dégoûté . Ça n' empêche , d' ailleurs pas , que je la trouve délicieuse . Alors , voilà , dis _je . Le moment est venu de poser nos cartes sur la table , Amanda . Parce qu' il s' est passé des tas de choses , ce soir , dans notre petit coin de campagne . Ah oui ? fait _elle . Quelles sortes de choses , si je puis me permettre de vous poser la question ? Tout en parlant , elle remplit de nouveau nos verres , à Sammy et à moi . Nous les portons à nos lèvres . Et par_dessus le verre de Sammy , je peux voir ses yeux qui rigolent . Le gars s' amuse à tour de bras . Eh bien , voilà , dis _je . Ce soir , j' ai emballé un gars qui avait fait semblant , jusqu' à présent , de travailler avec nous . En fait , le ballot en question , un nommé Cleeve , n' a jamais cessé de jouer le jeu de Varley . Vous pigez ? Ça dépend , fait _elle , avec un sourire railleur . Elle allume une cigarette . Moi , je reprends : D' ailleurs , je me fous que vous pigiez ou pas . Ce que je veux vous apprendre , c' est que ce Cleeve a buté un zèbre cette nuit . Et qu' il a prétendu me faire croire que le zèbre mort était Varley . Vous voyez peut_être pourquoi il a essayé ça ? La môme me regarde avec des yeux rêveurs , puis répond : Vous allez sûrement me le dire , monsieur Caution . Ça devient de plus en plus passionnant . Je lui fais un grand sourire . Ma petite Amanda , dis _je , ça vous amuse peut_être de jouer à cache_cache avec le fils préféré de la maman Caution ? Ça vous avance à quoi ? Mais si vous voulez vraiment que je vous explique pourquoi le ouistiti Cleeve a buté un zèbre qui s' appelle Enrique , je vais vous le dire . Je vous en prie , fait _elle , en me lançant de biais un coup d' oeil incendiaire . Eh bien le Cleeve voulait me faire croire que Varley n' est plus de ce monde , pour permettre au véritable Varley d' opérer ce soir , dans la région , et de refiler les documents à quelqu’un . Voilà . Maintenant , vous savez tout . Et vous vous doutez sans doute de la seule chose que , moi , je voudrais savoir … Je bois une gorgée de whisky , et je reprends : Cette chose , c' est : Est _ce à vous qu' on a refile ces documents ? Attention à votre réponse ! Parce que si vous me dites que vous ne les avez pas , je vous enverrai en cabane . Pour quatre cent cinquante_huit ans et trois mois … La poupée tire longuement sur sa cigarette , puis lance un joli rond de fumée . Enfin elle répond : Écoutez , monsieur Caution . Votre ami et assistant ici présent , Mr . Maynes , m' a dit qu' il y avait une récompense de cent mille dollars pour le retour de ces documents . Il m' a dit que si j' acceptais de traiter avec lui , et de les rendre aux Autorités Fédérales s' ils tombaient en ma possession , je partagerais la prime avec lui . Il m' a promis cinquante mille dollars , et aucune question posée . Elle écrase sa cigarette dans le cendrier , se lève , s' appuie à la table , et me regarde en souriant . Monsieur Caution , dit _elle , voici la vérité . C' est moi qui ai ces documents . Mais je voudrais bien savoir ce que vous comptez faire . Je me lève et je pose mon verre sur la table . Vous allez l' entendre , dis _je . Puis je me tourne vers Sammy . Il est toujours dans son fauteuil , son verre à la main , souriant . Moi , je ricane et je dis : Miss Flash … permettez _moi de vous présenter Mr . Varley , le zèbre que nous recherchons depuis un bout de temps , le ballot qui vous a remis les documents … Le zèbre ne répond rien . Il pose son verre sur la table , et il me fixe d' un regard de reptile . Puis il me dit , d' une voix rauque et basse : Salaud … tu savais qui j' étais … Fumier ! Bien sûr , coco , que je le savais . Pour qui me prends _tu donc ? Pour un ballot comme toi , ou quoi ? Qu' est_ce_que tu crois qu' on a dans le ciboulot , quand on est Délégué Spécial des Services Secrets du B_F_I ? Il y a longtemps que je sais qui tu es . Seulement , il fallait d’abord récupérer les papiers . La seule façon d' y arriver , c' était de te mener en bateau comme j' ai eu l' honneur de le faire . Je lui ris presque sous le nez . Vous autres , les gars maries , vous me faites toujours rigoler , dis _je . Vous vous croyez tellement malins qu' on vous possède à pied , à cheval , en voiture … Il m' a suffi de demander une photo de Miss Flash , ici présente , et d' y faire inscrire n' importe quoi , au verso , pour que tu sois convaincu , tout de suite , qu' elle est Amanda Carelli . Tu parles ! Ça t' arrangeait un peu , hein ! Parce que si elle avait été vraiment Amanda Carelli , et que la récompense pour les documents ait été réelle , tu en aurais encaissé la moitié , une belle pincée ! et en plus , personne n' aurait supposé que c' était toi le gars Varley . Tu étais sauvé ! J' allume une cigarette , et je conclus : Pauvre ballot ! Adieu les beaux rêves … Le zèbre fixe Miss Flash d' un regard mauvais . Alors , vous vous appelez Flash ? dit _il . Puis il se tourne vers moi et me demande : C' est la fille du général Flash ? Exactement , dis _je . Et c' est une petite qui a de la cervelle et du cran . Et j' envoie à la poupée un sourire de félicitations . Puis je détaille l' histoire au zèbre pour continuer de l' aplatir . Un jour que Cleeve et moi étions reçus par le Général , une idée m' est venue tout d' un coup . Je me suis mis à parler d' une soeur qu' aurait eue le gars Varley . Un tuyau que j' avais soi_disant eu par la môme Marceline . Le Général a tout de suite compris que je désirais qu' il me suive sur ce terrain _là . Alors il m' a demandé de lui en donner le signalement . Et moi je lui ai fait la description de sa propre fille . J' ai parlé du petit doigt déformé . Il a pigé instantanément . Il n' est pas fou . Il a compris que je voulais qu' elle se fasse passer , ici , pour la soeur de Varley . Naturellement , il ne savait pas pourquoi . Et elle non plus n' en savait rien . Maintenant elle le sait . Et lui va le savoir bientôt . Tu vois qu' ils ont de la cervelle dans la famille Flash … Sammy reste immobile . Puis il dit d' une voix très douce : Oui … Ils en ont trop … Et il bondit sur ses pieds . Je vois l' automatique qu' il tient dans la main . J' entends l' aspiration d' air que fait la petite entre ses dents . Voilà pour vous , miss Flash , et pour toi , fumier ! gueule le type au moment qu' il tire sur la gâchette . Moi , je n' ai fait qu' un bond entre lui et la môme . L' éclair de la poudre m' aveugle presque . Je lui envoie mon coude sous le menton . Le zèbre s' effondre , et le pétard lui tombe de la main . Je les ramasse tous les deux . Je mets l’un dans ma poche , et je balance l' autre dans son fauteuil . Le fripouillard est knock_out . Je me tourne vers la petite . Ça va . Elle a des nerfs solides . Vous n' êtes pas touché ? me demande _t _elle . Vous êtes sûr que vous n' avez rien ? Ça va à peu près , dis _je . Et je vous félicite , miss Lalage Flash . Vous avez fait un boulot splendide . Je ne sais pas ce que j' aurais pu faire sans vous . Elle secoue la tête . Je n' ai fait que me laisser guider par les événements que vous dirigiez à distance . Vous avez été épatant . Elle me fait un délicieux sourire . Puis elle reprend : J' ai les documents là_haut , dans ma chambre . Et ils sont indiscutablement authentiques . Je l' ai vérifié avec le code que mon père m' avait remis . Avant que je vienne ici , il m' avait fait savoir que je n' avais qu' à suivre les voies que vous suggéreriez par vos actes . Eh bien … Je n' ai pas fait autre chose . Et maintenant , je vais vous verser un whisky . Vous l' avez bien mérité . Elle m' en verse un , bien tassé , que j' engloutis d' un trait , avec un geste gracieux du coude . Puis je lui dis : Et maintenant , je vais embarquer le coco et le déposer au poste de police de Dorking . Cleeve y est déjà . Comme ça , nous n' aurons plus à nous en faire . Et je reviendrai tout à l' heure pour vous demander si cette belle nuit ne vous donne pas envie de faire la fameuse petite promenade que je vous ai proposée le premier jour . Je la regarde d' un air interrogateur . Puis j' ajoute : Ça nous permettrait de parler à fond de toute cette affaire … La môme me jette un coup d' oeil de biais et sourit . Avec plaisir , monsieur Caution , dit _elle . Il y a des tas de choses que j' ignore encore sur tout le travail que vous avez fait . O_K , dis _je . Alors , à tout à l' heure . Je ramasse le Varley dans son fauteuil , et je le charge sur mon épaule . Sa tête commence de frétiller un peu . Je m' en vais , comme ça , jusqu' à ma voiture , que j' ai rangée derrière La Bouteille Carrée . Le grand air lui redonne la vie . Je le sens qui reprend connaissance . Je le balance sur le coussin de devant . Et je lui file un coup sur la gueule , histoire de le faire rester tranquille un moment . Après quoi j' appuie sur le champignon . Et nous glissons , comme un zéphyr , sur la route de Dorking . Vous ne trouvez pas que cette histoire de zéphyr , ça convient à un gars qui a le tempérament poétique ? Cette douce nuit étoilée est déjà bien avancée quand je me retrouve dans le cottage aux chèvrefeuilles . J' ai dû , depuis le poste de police , donner des tas de coups de téléphone . J' ai eu le gars Herrick , à Londres , et je lui ai demandé de s' occuper des deux colis . Le vieux copain était tout content . Ensuite , je lui ai demandé de téléphoner à Paris , au Général , pour lui dire que tout était terminé à la satisfaction générale . Ne manque pas de lui faire le jeu de mot , ai _je dit à Herrick . Ça le fera peut_être se marrer . Et si tu entends Flash se marrer , tu pourras te dire que c' est quelque chose qui n' est encore jamais arrivé à personne … Quand je pénètre dans le cottage , je n' ai qu' à pousser la porte , qu' on avait laissée entr’ouverte . Je vais dans le salon , mais je n' y trouve personne . Je prends l' étroit corridor qui mène à l' escalier . En bas des marches , j' appelle : Eh … Lalage ! Sa voix me répond : Je descends dans une minute . Il y a du whisky et des cigarettes sur la table du salon . Mais … qui vous a permis de m' appeler Lalage tout court ? Moi , je me garde bien de répondre à cette question _là . Je retourne au salon , et je me verse une bonne goutte . Puis j' allume une cigarette , et je me balade , les mains dans les poches , en jetant des petits coups d' oeil , par_ci , par _là . Tout d' un coup , mes regards tombent sur une lettre posée sur un petit secrétaire . Et je reconnais l' écriture du Général . J' y jette un coup d' oeil , mine de rien . La page qui est visible , disait : et tu n' auras qu' à te laisser guider par les indications de Caution . C' est le plus épatant de nos hommes . Habile comme pas un . Et rien ne l' arrête jamais . Si quelqu’un peut coincer les gens en question , c' est bien lui le gars à le faire . Seulement , sois prudente - je veux dire : personnellement - parce_que ce garçon est entreprenant comme Casanova lui_même . Et tu es assez belle pour qu' il se donne la peine de déployer tous ses talents . Rappelle _toi ça , Lalage , et qu' il est malin comme un singe . Et qu' il obtient , généralement , d' une façon ou d' une autre , les choses dont il a envie … J' entends les pas de Lalage , descendre l' escalier . Alors je cesse de lire , et je m' écarte un peu du petit bureau , comme qui dirait discrètement . Quand elle pénètre dans le salon , j' ai le même air innocent qu' un tout petit bébé qui vient de naître . Le spectacle de cette enfant est un régal pour les yeux . C' est du cousu main ! Du cent pour cent … Elle s' est couverte , pour sortir , d' un petit manteau court en hermine . Elle a mis ses mains dans les poches . Et elle est là , debout devant moi , à me regarder avec le sourire . Le thermomètre de mon tempérament poétique marque au moins du 100 degrés … Vous voyez bien ce que je veux dire … Alors , nous y allons , monsieur Caution ? me demande _t _elle . Moi , je ne réponds rien , mais j' ouvre la porte et nous sortons . Nous descendons la route , en direction du terrain de golf . Et nous arrivons , à travers champs , dans un petit boqueteau touffu . Comme vous êtes silencieux ! me dit _elle . Qu' est _ce qui ne va pas , monsieur Caution ? Ça va , ça va , dis _je . Seulement … je suis un garçon particulièrement poétique . Et ma nature demande à être en contact étroit avec les belles choses … Elle regarde autour d' elle , puis elle me dit : Mais vous êtes en contact avec les belles choses ! Toute cette belle nature … Tout ça , c' est de la beauté ! Bien sûr ! dis _je . Mais ça n' est pas ce que je voulais dire . Et , brusquement , je m' adosse à un arbre . Je suffoque un instant , en portant la main à mes côtes . Puis , je laisse échapper un gémissement . Un gémissement tellement déchirant à entendre que je me fais dresser moi_même mes cheveux sur ma tête … Mon_Dieu ! fait _elle . Vous êtes blessé … Je m' en doutais . Je pensais bien que la balle vous avait touché … Dites _moi . Qu' est_ce_que je peux faire ? Venez près de moi , dis _je . Et mettez votre bras sous mon bras . Je pourrai peut_être rentrer comme ça . Oui … Oui … , fait _elle . Et elle vient me soutenir du mieux qu' elle peut . Vous voulez que je vous explique ce qui s' est passé ensuite ? Qu' est_ce_que vous auriez fait à ma place ? Moi , je referme mes bras sur elle . Et je l' embrasse à tour de bras - je vous prie de croire que ça en valait la peine ! Enfin je suis bien obligé de la laisser se dégager . Elle s' écarte un peu de moi , et me dit : Alors vous m' avez menti . Vous n' êtes pas blessé du tout . Vous ne trouvez pas que c' est indigne ? Bien sûr que non ! dis _je . Voyons , Lalage , vous connaissez pourtant bien le proverbe : Qui veut la fin veut les moyens ? Moi , j' avais envie de ça plus que de tout au monde … Elle tourne la tête de côté , pour que je ne puisse pas voir son visage . Je reprends : Et puis vous n' avez tout de même pas supposé que je suis assez idiot pour laisser le Varley faire des petits trous dans mon épiderme ? C' est moi , ma petite , qui lui avais donné le rigolo . Elle me contemple avec stupeur : C' est vous qui lui avez donné une arme ? dit _elle . Mais oui ! fais _je . Seulement , j' y avais fourré des cartouches à blanc … J' étais bien certain que ce ballot ne vérifierait pas le chargeur . Lalage ne peut pas s' empêcher de sourire . Vous êtes très fort , monsieur Caution , dit _elle . Vraiment très fort . Moi , je me fabrique une cafetière lamentable . Je répands comme qui dirait une couche de désespoir sur ma physionomie . Je ne suis pas si fort que ça , miss Flash , dis _je . Parce que , quelquefois , je veux être trop malin . J' ai employé un subterfuge , pour vous prendre dans mes bras , tout à l' heure , et ça a gâché mes chances avec vous … De quelles chances voulez _vous parler , monsieur Caution ? me dit _elle d' un ton glacial . Des chances que pouvaient me donner cette campagne poétique … ce clair de lune … les ombres bizarres des arbres … et cette brise embaumée ! , et le grand silence de la nuit … **** *Cy_Dangereux_ Le gars Confucius aurait été content de moi . Parce que j' ai bien su dire ce qu' il fallait dire . Quand j' ai repris Lalage dans mes bras , elle ne s' est pas trop défendue . Allons , Lalage , lui ai _je dit . Montrez que vous avez une nature poétique ! Embrassez _moi un bon coup ! Alors elle s' y est mise à fond ! Et c' était drôlement bon , je vous prie de croire ! Comment qu' elle est ! Le service central de la police de l' Oklahoma communique aux brigades volantes , à toute la police de la route … Recherchez le nommé Lemmy Caution qui s' est évadé aujourd’hui même de la prison d' Oklahoma City , après avoir tué le shérif intérimaire et un gardien . Aux dernières nouvelles , a été aperçu aux approches de la limite d' Etat , près de Talequah . Se rend probablement à Joplin . Soyez prudents . Cet homme est dangereux . Il est au volant d' un cabriolet Ford V_8 vert foncé , dont la vitre de la portière avant droite est cassée . La voiture porte des plaques d' immatriculation du Missouri , mais elles seront probablement changées . Caution est armé . C' est un tueur . Caution purgeait une condamnation de vingt ans de prison pour meurtre d' un policeman de l' Etat d' Oklahoma , l' année dernière . Le Service central de la police de l' Oklahoma alerte les brigades volantes , toute la police de la route … Recherchez cet homme . Prévenez les garagistes entre Tulsa et Talequah qu' il aura probablement besoin d' essence . En chasse , les gars , en chasse ! Chapitre Premier UN LEVAGE Rien n' aurait pu gâcher la vision que j' ai eue au coin de Haymarket et de Piccadilly , même pas Miranda Van Zelden . C' était par une de ces nuits … , vous voyez ce que je veux dire . Quand tout gaze bien , qu' on est d' attaque , à l' affût de toutes les combines , et qu' on a mis les autres dans sa poche . Tenez , regardez _moi : je m' appelle Lemmy Caution , de mon vrai nom , mais j' ai tellement d' états civils que des fois je ne sais plus si je me nomme Duchenoque ou si on est mercredi . A Chicago - le patelin que les dessalés appellent Chi , pour bien vous montrer qu' ils ont lu des romans policiers écrits par un quelconque minable , un de ceux qui disent avoir manqué se faire descendre par les canonniers d' Al_Capone , mais qu' ont pas tout à fait réussi - à Chicago , on m' avait surnommé Doublé , parce_qu' on racontait que , pour m' arrêter , fallait me coller au moins deux dragées dans la peau , et dans l' autre bled , là où les flics deviennent tout chose en pensant à moi , je suis connu sous le nom de Toledo . Je vous dis que je suis quelqu’un et si vous ne me croyez pas , allez seulement vous rencarder dans n' importe quelle turne où on s' occupe des casiers judiciaires et des empreintes digitales , et après ça , vous ne voudrez plus me lâcher . Ce qui au total est fort bien , mais ne nous mène nulle part ; ça ne fait pas avancer d' un pas la question Miranda Van Zelden , une môme qu' est drôlement à la page et qui m' a déjà donné pas mal de fil à retordre , je vous le dis sans charre . Toujours est _il que je trouvais Haymarket tout ce qu' il y a de chouette . Comprenez , j' ai encore jamais mis les pieds à Londres avant , et je peux pas m' empêcher de me voter une médaille en pensant à la façon dont j' y suis arrivé . Là_bas à New_York , quelqu’un m' avait dit que les flics anglais sont tellement maries qu' ils passent leur temps à s' arrêter les uns les autres , rien que pour se faire la main ; on m' avait prévenu que j' avais à peu près autant de chances de passer au travers du contrôle des passeports qu' une gentille petite blonde de rester ingénue dans la maison de rendez_vous de la mère Licovatt , au coin de l' allée des Grecs et de la Deuxième Rue … Eh ben , y s' gouraient . J' ai réussi . Je me suis taillé en douce par Marseille , et là , une vieille cloche qui se fait un point d' honneur de rouler les types de la douane , me refile un passeport américain , mais de première , pour quatre cents dollars , avec dessus le nom d' un vrai mec et une photo qu' aurait pu être moi . Après avoir dégusté un marron sur la binette et tout le toutime … Je me balade dans Haymarket , il est onze heures , j' ai fait un dîner épatant , et je porte un smoking et un feutre noir . Si vous voulez en savoir plus long , alors je vous dirai que je pèse quatre_vingt_quinze kilos et que j' ai une bouille à faire pâmer les gonzesses parce_que ça les change des types des ballets russes . En plus de ça , j' ai quéq' chose dans le crâne et quand je vous aurai dit qu' une môme de Toledo a failli se transformer les boyaux en corde à noeuds à boire de l' alcool frelaté simplement parce_que je l' avais virée , alors vous serez fixés . Je vous ai dit qu' il faisait une nuit épatante . Je vadrouillais le long de Haymarket en réfléchissant tranquillement , parce_qu' il faudrait pas croire que je suis un gars à prendre un tas de risques qu' est pas indiqués . C' t' histoire Miranda Van Zelden , ça n' a rien du quart d' heure des enfants , émission pour les jeunes , c' est moi qui vous le dis , et je savais qu' y avait un ou deux types prêts à me truffer au premier coin de rue s' ils avaient su ce qui se manigançait . Vous avez p' t' êt déjà entendu parler de la combine du kidnapping . On enlève un type ou une bonne femme , ou encore un gosse - faut que ce soit du monde bien , naturellement et on les garde simplement dans une planque jusqu' à ce que la famille se décide à cracher . Je connais un tas de types très bien qui gagnent leur croûte comme ça . C' est un biseness qu' a de la classe et qui rapporte , à condition de ne pas se faire cravater par les Fédé . Ce qui nous ramène exactement au point où j' en étais resté , pas vrai ? Les Fédé … , les agents spéciaux du ministère de la Justice , les p' tits gars qui ne connaissent que l' honneur et le devoir . Eh ben , j' ai comme qui dirait une idée qu' y en avait de ces zèbres _là sur le bateau venant de Marseille … , mais après tout , il sera toujours temps de revenir là_dessus plus tard . Et maintenant que je vous présente Miranda Van Zelden - la beauté faite femme . Un petit bravo , mesdames et messieurs . A présent que vous avez fait connaissance , je vais vous affranchir pour ce qui est de Miranda . C' te môme est l' héritière de dix_sept millions de dollars - ça vous la coupe , hein ? En plus , c' est la reine des tordues et à peu près la plus chouette bout de femelle dont puisse rêver un homme d' affaires surmené un soir qu' il est retenu tard au bureau . La première fois que j' ai adressé la parole à Miranda , c' était à l' auberge du Chèvrefeuille et du Jasmin , sur la grand_route de Toledo . À quelque distance de la ville . C' est le soir que Frenchy Squills décide de s' expliquer avec la bande à Lacassar , qu' est le tôlier de la boîte . Vous pouvez me croire si je vous dis que pour ce qui est du Chèvrefeuille et du Jasmin , cette nuit _là , vaut mieux ne pas en parler . On aurait pu appeler ça le Chemin de la Mitraille ou Un soir au Casse_pipe , vu la quantité de bouts de ferraille qui voltigeaient en liberté dans le paysage . Il était à peu près une heure du matin , et moi je suis là , adossé à une des colonnes sculptées du dancing , attendant que se déclenche un peu d' animation . En même temps , j' ai repéré Miranda , en train de danser avec un des chimpanzés de l' équipe Lacassar - à ce moment _là , elle s' intéressait aux gangsters - et je me dis que Miranda vaut le coup d' oeil ; souple comme une panthère , un châssis à bousiller des noces de diamant , et avec ça , légère comme une fée . Si vous voulez mon avis , je trouve ça complètement idiot qu' une chouette môme comme elle fréquente ce genre de boîte uniquement pour chercher des sensations en se frottant à un tas de toquards qu' est pas seulement bon à vidanger sa bagnole . Avant d' aller plus loin , faudrait p' t' êt' que je vous explique où en étaient exactement les choses à Toledo , avec ces zèbres _là . Ce que j' y faisais moi_même pour ça , faut pas être trop curieux . Je me baguenaude tout simplement , en cherchant du grabuge chaque fois que j' ai l' impression que ça peut rendre , et je m' étais amené là , venant de l' Oklahoma où ça commençait à chauffer un peu trop pour moi , et puis aussi j' avais entendu parler de Miranda . On ne savait plus très bien qui faisait la chasse à qui . M Roosevelt , président des Etats_Unis , et un dénommé Edgar Hoover du ministère de la Justice , avaient déclaré qu' ils allaient faire leur affaire aux bandits . Là_dessus , la police avait dit : lion , nous aussi . Mais , en attendant , personne ne savait avec certitude si c' était la police qui poursuivait les gangsters , ou le contraire . Le rejet de la loi de prohibition n' avait rien changé . Il y avait encore plus de trafic , de gratte et de combines qu' avant . Frenchy Squills s' était mis dans la tête qu' il faisait la loi à Toledo . C' était un gros bonnet dans le genre trafiquant d' alcool , pirate , faisan , racket de la région et toute la séquelle jusqu' à l' arrivée de Tony Lacassar . Tony s' était taillé de Chicago à la suite d' une dispute dans un garage où quatre flics , trois spéciaux et un commis voyageur qui était noir au point de vouloir entrer dans sa bagnole par le capot , s' étaient tous fait mettre tellement de plomb dans la peau que c' en était une rigolade . Tony avait été rencardé comme quoi un changement d' air lui ferait du bien , alors , il avait débarqué à Toledo avec la plus belle clique de poisses qu' ait jamais pu réunir le milieu . J' ai vu bien des durs , mais la bande à Lacassar , je vous jure que c' était du vitriol . Tony commence à faire du rentre_dedans , et quand il fait du rentre_dedans pour mettre la main sur une boîte , il n' y va pas avec le dos de la louche . Frenchy essaie bien de se mettre en travers , mais après qu' on découvre un de ses sbires cloué à un arbre près de la baie de Maumee à l' aide de clous à chevaux , avec , enfoncé dans la bouche un billet de Tony envoyant ses meilleurs compliments à Frenchy , il semble bien que Frenchy ne soit plus dans la course . Une réunion s' organise et on convient d' une sorte de trêve . Les choses ont l' air de se calmer durant un bout de temps , et cependant , malgré que Frenchy n' ait plus qu' une seule boîte à lui - l' auberge du Chèvrefeuille et du Jasmin - un cabaret de nuit _guinguette où n' importe quoi peut arriver et arrive - Tony n' est pas encore content . Il lui faut ça aussi . Et il semble avoir dans l' idée de s' approprier la tôle justement le soir dont je viens de vous parler . Dans un sens , ça m' intéressait ; je me disais qu' une fois que ces truands _là auraient fini de s' assaisonner entre eux , peut_être qu' il y aurait quéq' chose à glaner pour moi dans le coup , et je suis un p' tit mec patient . J' y ai décroché des médailles à attendre un tas de trucs - du fric , des poules , des juges d' instruction et tout le saint_frusquin - et puis , y avait autre chose qui m' intéressait . Je savais bougrement bien que Lacassar n' était pas le chef - je m' étais toujours douté qu' il y avait quelqu’un pour tirer les ficelles et que Lacassar n' était qu' une grande gueule derrière laquelle se cachait le vrai patron . Et j' avais dans l' idée que le gars en question c' était un nommé Siegella , qu' est vraiment quelqu’un , et quelqu’un de pas commode du tout . Ce que le gars Siegella a pu faire , vous n' en avez pas idée . Je vous disais qu' il était à peu près une heure du matin , et moi je suis là adossé à un pilier en train de regarder Miranda jouer de la prunelle avec Yonnie Malas - le roi de la mitraillette de l' équipe Lacassar . Le gars Malas est pas mal dans le genre Polack ; et pour ce qui est de danser , il sait danser . Miranda aussi . A eux deux ils font un drôle de couple , moi , je vous le dis . Mais quand même , ça m' en donne un coup dans les tripes de voir de la belle camelote comme Miranda frayer avec cette fripouille de Yonnie . Il faisait une chaleur … c' était par une de ces nuits où à chaque respiration on se demande où on va trouver , l' air pour la prochaine . Mon faux col commençait à se gondoler . Je me sentais comme quand on a envie qu' il pleuve ou qu' il vente ou n' importe quoi , ne serait _ce que pour donner un bon coup de lessivage . La salle de danse était vaste , mais étouffante . Les dancings sont toujours étouffants . Toute la maison était bondée de poisses , de faisans , piliers de boîtes de nuit , demi_mondaines et autres va_de_la_gueule qu' on trouve toujours dans les boîtes de ce genre . J' ai idée que dans le tas y en avait bien trente pour cent qu' avaient un pétard planqué sur eux quelque part et qui connaissaient la manière de s' en servir . Au bout d' un moment , je m' avance vers le bar qui est au fond de la salle et je commande un whisky_soda . C' est gentil chez vous , que je dis au barman . Sans blague ! Vous avez trouvé ça tout seul ? Et après ? Il fait . Oh ! Ça va , je lui réponds , pas la peine de prendre le mors aux dents . Ce que j' en disais , c' était histoire de passer le temps . Vous gênez pas . Ça ne fait de mal à personne de passer le temps et ça ne coûte rien , mais le whisky coûte un dollar . Je lui dis que selon moi , un dollar c' est chérot pour un whisky , à quoi il me retourne qu' il y en a des pour qui un dollar c' est un tas d' argent . Pour l' heure , j' en suis arrivé à la conclusion que comme source de renseignements , ce gars _là me sera à peu près aussi précieux qu' une migraine de cheval . Alors je retraverse la piste , je passe sur la véranda et je contourne la maison . Le garage qu' est situé derrière l' établissement est un hangar tout en longueur , parallèle à un chemin de traverse qui rejoint la grand_route juste devant l' auberge . Tout au bout du hangar , appuyé à un poteau , j' aperçois un mec qui surveille la route . Il est en smoking et porte un feutre blanc . Il fume une cigarette et est justement en train de penser à rien du tout . J' en ai déjà vu avec cet air _là ; c' est généralement des hommes chargés de faire le guet dans l' attente d' un coup quelconque . Il me voit , m' examine et plonge la main dans la poche droite de son veston , et lorsqu' on a vécu aussi longtemps que moi en Amérique , c' est un truc qui ne passe pas inaperçu . Je jette mon mégot et je m' avance vers lui . Ça va . Mon vieux ? Je lui fais . Vous n' auriez pas un peu de feu ? Je sors de ma poche deux cigarettes et je lui en donne une . Il me regarde et je vois à ses yeux que ce gars _là est un drogué . Il est là , planté devant moi , souriant de tout l' éclat de sa salle à manger démontable . Il sort un briquet et me donne du feu . Ensuite il se détourne et reprend sa surveillance . Ça te plaît pas , là_dedans ? il fait . Je m' éponge la nuque . C' est moche . Fait une chaleur du tonnerre de Dieu . On étouffe déjà assez ici . C' est à' se demander ce qu' on vient foutre dans un endroit pareil . Quand on pense à tout ce qu' un type pourrait faire d' intéressant au lieu de venir traîner ses guêtres dans une pareille boutique pour boire des cochonneries et crever de chaleur … Il me regarde . Si t' aime pas ça , p' tit gars , il dit , qu' est _ce qui t' empêche de les mettre ? Je demande pas mieux , mais où aller ? Je réponds . Ça n' a pas l' air de te plaire non plus ? Je remarque . Si on allait prendre quéq' chose ? Il remet la main dans sa poche : Ecoute bien , mon p' tit , si j' ai soif , je suis assez grand pour me payer un verre . Tu ferais bien de te barrer . J' ai à faire . Je secoue la cendre de ma cigarette . Oh ! Pardon , vieux , je dis . Je pouvais pas le savoir . T' attends quelqu’un ? Il me lance un regard de serpent . Ecoute , fillette , il me fait . T' as pas entendu quand j' t' ai dit de te barrer ? T' es un peu trop curieux pour ton âge . Ça va t' attirer des ennuis . Je jette mon mégot . Bon , bon . Pas la peine de prendre ça mal . Ce que j' en disais ou rien , c' est pareil . Bonne nuit . J' inspecte calmement les environs . Pas un chat . Alors , je fais un mouvement comme pour me détourner et m' en aller , mais en même temps je pivote et je lui mets un jeton juste entre les deux yeux . Il descend comme une fleur . Je l' attrape par le col du veston et je le traîne jusqu' au fond du garage , dans un coin sombre , et je l' adosse à une voiture . Ensuite , je le passe à la fouille . Ce type porte un revolver d' ordonnance Smith et Wesson dans un étui sous l' épaule gauche et un automatique Colt calibre 38 dans la poche droite de son veston de smoking . Dans sa ceinture est passé un couteau suédois de marin avec une lame de vingt centimètres . Et dans la poche gauche de son pantalon , il trimbale une petite bombe en forme d' oeuf . L' arsenal de New_York peut toujours s' aligner , c' est moi qui vous le dis . Je le hisse contre le mur et je commence à lui pincer les narines , un bon truc pour le faire revenir à lui ; au bout de quelques secondes il secoue la tête . Puis il ouvre les yeux . C' est bon , p' tit futé , il marmonne . Tu ne perdras rien pour attendre . Tu me revaudras ça , s' pèce de cave . Quand on se sera expliqué , ta propre mère voudra même plus t' échanger contre une vieille paire de chaussettes . Attends seulement que Lacassar t' ait mis le grappin dessus . Passe la main , je lui dis en lui refilant une châtaigne dans les gencives . Ecoute_moi , je te parle en ce moment . Je veux pas te vexer ni te faire de peine , je tiens simplement à savoir après qui tu attends et j' te préviens qu' il est inutile de chercher à me faire une entourloupette , parce_que j' ai ton artillerie dans mes poches . Et maintenant , mon joli , est_ce_qu' on est d' accord , ou est_ce_que je te fais un massage facial à coups de clef anglaise ? Minute , minute , il fait . J' étais simplement en train de prendre l' air . On peut plus prendre l' air , alors ? Des clous , je réponds . Je t' ai vu venir , mon vieux , t' es de la bande à Lacassar , pas vrai ? Dis donc , tu me crois assez bille pour pas m' être rendu compte que la moitié du personnel de la baraque sont des hommes à lui ? Il y a là des serveurs qu' ont jamais servi quoi que ce soit ou qui que ce soit avant - sauf peut_être les flics - et qu' attendent qu' y se déclenche quéq' chose . Le maître d' hôtel a l' air difforme avec la bosse que fait l' étui qu' il porte sous le bras gauche et si le barman ne trimbale pas un Smith et Wesson dans chaque poche , alors moi . Je suis une princesse hindoue en traitement pour la malaria . En fait , il y a comme qui dirait une odeur bizarre dans l' air ce soir , autour de c' te cambuse , et j' irai même jusqu' à dire que ça sent la bagarre à plein nez . Alors tout ce qui te reste à faire , c' est de dire ce que tu sais , et de te dépêcher , mon petit , sans ça , je te fais tâter de la clef anglaise . Oh ! Merde , il fait . Après tout , je vois pas pourquoi je ferais des histoires . C' est vrai qu' il pourrait bien y avoir un peu de tintouin ce soir . Parfait , que j' dis . Me v' là renseigné . Il grimace un sourire . C' est la moindre des choses , mon p' tit pote . Maintenant , j' espère que tu vas me rendre mes outils ? Je lui dis de ne pas dire de bêtises , et je recommence à lui taper dessus . Il tombe comme une bûche , et je le ligote avec du fil électrique que je trouve dans un coin . Après ça , je lui fourre un mouchoir dans la bouche et je l' enfourne dans une conduite intérieure qui se trouve là et à laquelle il manque une roue . J' ai idée que personne ne se servira de cette voiture avant un bout de temps . Ensuite je fais quelques pas sur la route et j' allume ma cigarette . Un moment après je reviens au garage et je passe les autos en revue . Et voilà que je tombe sur un grand roadster dont les portières sont marquées M Van Z , alors je le mets en marche et je le conduis sur la route de traverse à peu de distance de l' auberge . Je le colle dans un petit coin d' ombre , derrière trois arbres , et je descends , en laissant tourner le moteur . Puis je refais le trajet à pied . Au bout d' une centaine de mètres , le chemin se met à grimper , et du haut de la bosse , j' ai vue sur un long ruban de route qui coupe le paysage en une pente assez raide . Au même moment , je vois briller des phares dans le lointain et je me dis que ça doit être les voitures à Frenchy . Je me dis aussi qu' ils vont se ranger le long de ce chemin pas loin de la grand_route , et probablement contre une sorte de haie qui se trouve à une cinquantaine de mètres devant moi . Je ne me suis pas trompé , car un quart d' heure plus tard , ils s' arrêtent juste à cet endroit , et je vois dans la première voiture un type qu' a de la brioche et qui n' est autre que Frenchy en personne . Je crois qu' il est grand temps que je retourne à l' auberge , alors je me faufile par_derrière l' établissement , je longe la véranda et je rentre dans la salle . Je me dirige vers le bar , je m' offre un second whisky_soda , et je vais m' asseoir dans un coin . Un instant après , je fais signe à une petite vendeuse de cigarettes ; elle s' amène . Dites _moi , poupée , je lui dis , avez _vous envie de gagner cinq dollars ? Elle me regarde et sourit . Elle est jolie , cette gosse . Qu' est_ce_que je risque ? fait _elle . Je lui file le bifton . Voyez la môme qu' est là_bas ? Celle qui danse avec le grand mince . Vous allez la trouver et lui dire qu' on la demande d' urgence au bout du fil . Compris ? Et à votre place , j' irais tout de suite . Dites _lui qu' on lui passe la communication dans la cabine du fond . Très bien , dit _elle , c' est facile . Elle traverse la piste et s' avance vers Miranda et Malas qui sont en train de danser . Je vois Miranda s' arrêter , dire quelque chose à Malas et le quitter pour se diriger vers le couloir des cabines . Eh bien , je crois que je n' ai pas mal calculé mon coup , parce_que juste au moment où Miranda sort de la piste , l' orchestre s' arrête . Il s' arrête pour une excellente raison . Il s' arrête à cause que le saxophone vient de prendre une balle dans les tripes , et qu' il se roule sur l' estrade en gueulant tout ce qu' il sait . Au même instant , les vitres de la salle de danse côté véranda volent en éclats et en moins de deux , v' là qu' un gars se met à jouer de la mitraillette en plein dans un gros de Lacassariens : cinq types qui sont en train de se taper du scotch dans le fond . En même temps trois des garçons , tous de la bande à Lacassar , sortent leur arsenal et commencent à tirer dans les fenêtres . En moins de cinq minutes , le dancing ressemble à un étal de boucher , un vendredi soir . Il y a là un gros père qu' aurait dû être chez lui avec sa femme et ses enfants , qui s' est pas tiré assez vite de la piste , et qui rampe sur le parquet en traînant sa patte cassée d' un coup de mitraillette . Mais il se fait avoir encore une fois avant d' arriver . Cette fois , il en prend une dans le citron et décide de rester mort . La vendeuse de cigarettes , qui a toujours mon billet de cinq dollars dans ses doigts crispés , en déguste une juste comme elle arrive au fond de la salle . Elle dégringole avec un air étonné tout à fait cocasse , appuyant sa main , celle qui tient le billet , contre son ventre qui se teinte de rouge … , pauvre gosse . Moi , je reste simplement planté là , le dos au mur . A ma droite , je suis protégé par une colonne en bois , et je me dis que j' ai autant de chances qu' un autre de m' en tirer . Du coin de l' oeil , j' aperçois Miranda qui a fini par se rendre compte que le coup de téléphone , c' était du flan , et qui a aussi entendu le tintamarre de la bataille en cours ; elle se tient à l' entrée du couloir des cabines et passe la tête pour voir la guerre . Je vous jure qu' elle est étonnante , cette fille , avec ses joues toutes roses et ses yeux qui brillent d' animation . Elle a une petite boucle blonde qui lui tombe sans cesse sur l' oeil gauche et qu' elle remonte sans arrêt pour mieux voir . On croirait vraiment que cette môme _là vient de s' offrir une place à un concours de tir au pigeon ou à un match de baseball . Voilà que les choses ont l' air de se calmer un peu . Quelques_uns des supporters de Lacassar , qui étaient restés dehors , ont pris les gars à Frenchy à revers , et la bagarre s' éloigne peu à peu le long de la route de traverse , dans la direction de l' endroit où Frenchy a garé sa bagnole . J' ai l' impression que c' est lui qui a le dessous et selon moi , faut qu' il en traîne une secouée pour tenter quelque chose contre Lacassar , surtout que l' autre était préparé pour le recevoir . Je crois que le moment est venu pour moi d' agir , alors je me glisse en douce du côté du couloir pour rejoindre Miranda . En arrivant près d' elle , je l' interpelle tranquillement : Dites donc , mademoiselle Van Zelden , qu' est_ce_que vous attendez pour décamper d' ici ? C' est pas un endroit pour vous , ma petite fille . Quand ces jeunes gens auront fini de s' expliquer entre eux , ils ne se gêneront pas pour vous buter . Que voulez _vous que j' y fasse ? Elle dit . Ma voiture est dans le garage . Je ne vois pas le moyen d' y arriver . Ils sont tous là_bas en train de se tirer dessus . N' en croyez rien , mademoiselle Van Zelden . Votre voiture est le long de la petite route près du hangar , de l' autre côté de l' auberge . Vous la trouverez garée derrière trois arbres à deux pas de la route . C' est moi qui l' ai planquée là . Et maintenant , suivez mon conseil , et tirez _vous . Entendu , fait _elle , toute gaie . Mais , dites _moi , c' est gentil à vous . Je ne vous connais pas , mais vous m' êtes très sympathique . N' ayez crainte . Vous aurez l' occasion de me revoir . Adieu , mignonne . Elle fait demi_tour et longe le couloir . Je la suis et trois ou quatre minutes plus tard , posté dans l' ombre près de l' entrée du cabaret , je vois la lueur rouge de son feu arrière s' enfoncer dans la nuit . C' était déjà ça de gagné . Elle n' était plus dans le coup . Mais , entendons _nous bien . N' allez pas imaginer que je suis le preux chevalier qui passe son temps à secourir les pauvres petites délaissées , parce que c' est pas ça . Ah ! Mais pas du tout . Mettons simplement que ça ne m' arrangerait pas que la petite Van Zelden aille se fourrer dans une sale histoire dans ce coin _là . Je ruminais quelque chose de mon cru pour cette môme . Je suis là à regarder son feu arrière qui rapetisse peu à peu dans le lointain , quand subitement je sens qu' il doit y avoir quelqu’un dans les parages . Je tourne la tête , et , guettant lui aussi la voiture de Miranda , j' aperçois Siegella . Au cas où vous ne le sauriez pas , Siegella est un grand type , presque aussi fort que moi . Mince de taille , le visage un peu en lame de couteau et le nez maigre et crochu . Il a de petits yeux perçants comme des vrilles , et c' est toute la saloperie de la terre qui vous regarde à travers ces yeux _là . Il me sourit . Ensuite , il regarde encore une fois le feu arrière de la voiture , et de nouveau se tourne vers moi . Après quoi , il dit calmement : Belle pêche , hein , petit ? Je prends un air étonné : J' sais pas ce que vous voulez dire , mon vieux , j' suis fait ; mais , entre nous soit dit , je n' en mène pas large . Le fait que Siegella se trouve dans les parages de l' auberge à un moment pareil me prouve que j' étais dans le vrai en pensant que c' était lui qui patronnait Lacassar , et maintenant je m' attends à tout moment à recevoir de quelque part un bout de plomb chaud dans la viande . Mais rien ne se produit . Siegella tire de sa poche un étui à cigarettes et me le tend . J' en prends une et lui aussi . Puis il sort son briquet et me donne du feu . A la flamme du briquet , je le vois qui ricane . Il referme le briquet et le remet dans sa poche . Eh ben , à un de ces jours , il dit avec un signe de tête . Il longe le couloir qui conduit à la salle de danse où tout est calme à présent . Je me débine . Je vais prendre mon chapeau au vestiaire . Ensuite , je sors par une porte dérobée et je rejoins la route de traverse , en me tenant le plus possible dans l' ombre jusqu' à l' endroit où j' ai garé ma voiture . Je prends le volant et j' appuie à fond , car , comme j' ai déjà eu l' honneur de vous le dire , je ne suis pas un type à prendre des risques inutiles , mais quand même , je suis embêté . Tout en avalant des kilomètres , je pense à ce boniment que Siegella m' a balancé … Belle pêche , hein , petit ? Je me demande si par hasard Siegella se serait rencardé sur ma combine … C' est marrant comme ça va vite la pensée . Tout ça m' est passé dans la tête le temps de faire quelques pas dans Haymarket , à Londres . En ce moment , je me trouve à la hauteur du Théâtre _Royal . Le spectacle vient de prendre fin et les gens commencent à sortir . Je reste planté là un moment sans bouger , car j' aperçois , montant dans une voiture arrêtée le long du trottoir d' en face , une poule tout ce qu' y a de bien , et quand je vous dis qu' une poule est tout ce qu' y a de bien , vous pouvez me croire parce_que c' est exactement ce qu' elle est . Et elle a aussi une bagnole tout c' qu' y a de chouettes . Et en la regardant grimper dedans , j' ai comme une idée qu' elle m' a lancé le regard en coulisse en question et que j' ai une vache touche . Quoi qu' il en soit , tandis_que je rumine là_dessus en me demandant si c' est moi qui me goure ou si j' ai vraiment tapé dans l' oeil à c' te môme , l' auto démarre . Elle traverse la chaussée et vient ramper le long du trottoir à quelques mètres devant moi . Par la vitre arrière je vois la frangine en question me regarder en souriant , cette fois , y a pas de doute . Et alors la voiture stoppe . Moi , je suis d' avis qu' il ne faut jamais laisser passer une bonne occasion , et d' ailleurs , qu' auriez _vous fait à ma place ? Je m' avance vers la portière et j' ôte mon chapeau . Elle me regarde à travers la glace , et je vous jure que c' te môme est jolie comme un coeur . Elle a de ceci et de cela , et elle en a à revendre , et elle sait porter la toilette . J' en ai vu des gonzesses dans mon existence , mais celle_ci en jette un drôle de jus , je vous le dis . Eh bien , Lemmy , fait _elle , c' est comme ça qu' on snobe les amis ? Je lui dis en riant : Mande pardon , ma p' tite dame , je vous trouve délicieuse et je suppose que vous allez me prendre pour la reine des gourdes si je vous dis que je ne vous remets pas du tout , et pour oublier une môme comme vous , je me demande vraiment ce qui a pu me tomber sur la tête . Elle sourit et me montre deux jolies rangées de petites perles . Allons donc , Lemmy . Tu ne te souviens pas de cette soirée à New_York , quand t' avais tellement bu de cochonneries qu' il a fallu te ramener chez toi ? Tu sais bien , le fameux souper que Schoeller a donné au Ritz … Tu ne te rappelles plus qui t' a ramené en voiture ? Je siffle un petit coup . Ça par exemple … Alors , c' était toi … Eh ben , on peut dire que la vie est bizarre , quand même … Je me souviens d' elle . Je m' étais trouvé à cette soirée et j' y avais bu pas mal d' alcool frelaté , c' est vous dire … C' est elle qui m' avait ramené chez moi , du moins elle le prétendait et il fallait bien que ce soit elle , sinon comment l' aurait _elle su ? Eh bien , qu' est_ce_qu' on décide ? Je lui demande . Monte , Lemmy . J' ai à te parler . Je vous le répète , faut jamais laisser passer une bonne occasion , alors je monte . La voiture démarre et tourne dans Pall Mail . Il est hors de doute que cette souris me connaît car elle me parle d' un tas de gens et d' endroits que je fréquentais . Elle me parle aussi d' une copine à elle , une nommée Liliane Schultz , que je connais . Paraît qu' elle l' a accompagnée en Angleterre , et elle propose qu' on aille boire un whisky pour fêter notre réunion . Au moment de l' entretien , je m' aperçois que nous sommes à Knightsbridge . Peu après , la voiture quitte l' avenue et prend une rue transversale , puis une autre , et s' arrête enfin devant un immeuble tout ce qu' il y a de rupin . Nous descendons et prenons l' ascenseur . En arrivant à la porte de l' appartement , elle se retourne et me regarde : Tu sais , Lemmy , c' est merveilleux d' être tombé sur toi comme ça , fait _elle . C' est épatant de rencontrer un vieux copain dans c' patelin . Il me passe un tas d' idées dans le crâne . Je me dis que c' est pas fort ce que je fais là , me faire court_circuiter par une poule , alors que je suis venu ici m' occuper de la p' tite Miranda . Et , en même temps , je me dis qu' un homme a bien le droit de vivre quand même , que c' te môme est vraiment un Chopin et je me demande ce qu' elle peut bien penser de moi au juste . Pendant ce petit tête_à_tête avec mézigue , elle ouvré la porte et me fait entrer dans un hall . Elle tourne le commutateur . Débarrasse _toi , Lemmy , dit _elle , et entre … Elle disparaît par une porte à gauche dans le vestibule . De l' intérieur j' entends tinter la glace dans les verres et j' avoue que c' est un bruit qui m' est fort sympathique . Je suspends mon chapeau au portemanteau et je la suis , et une fois de l' autre côté de la porte je m' arrête pile , parce_que sur le canapé d' en face , tenant son vieil égalisateur braqué droit sur mes tripes , j' aperçois Siegella . Alors , pigeon , il fait , tu entres ? Chapitre II DE L' ARGENT DU PAYS Ça , pour être soufflé , j' étais soufflé . Je reste bien là dix secondes à ne plus très bien savoir sur quel pied danser . Vous m' auriez estourbi en me soufflant dessus … Parce qu' on est à Londres , en Angleterre , et j' ai là , devant moi , au complet , toute l' organisation Siegella . Lui_même est vautré sur le canapé ; il est tiré à quatre épingles et ressemble aux mannequins de la vitrine de chez Squire , le tailleur de l' élite . Eparpillés à travers la pièce , les autres me regardent avec un sourire inquiétant . Il y a là Yonnie Malas , Scutterby , dit Le_Gaucher , dit l' Empaumeur , le gandin anglais qui s' était évadé de la prison d' Auburn , grâce à un pistolet de carton , Schultz l' Allemand , Willie Carnazzi et son frère Ginto , la plus belle clique de tueurs _minute qu' on ait jamais rencontrée derrière une mitraillette . Derrière Siegella , j' aperçois Toni Rio , Franck Capa razi , Jimmy Riskin le Suédois , et encore d’autres éventreurs que je ne connais pas . Je dirais même que si je n' avais pas su être à Londres , j' aurais pu me croire au Paris Club à Toledo , ou dans n' importe quel repaire de gangsters . Je regardais la femme . Elle s' était assise sur un divan et attendait que Malas lui prépare un whisky_soda . Et avec ça , elle me souriait d' un petit air vache … Rigole toujours , poupée , je lui dis . C' est du beau travail , je dis pas le contraire . Je t' ai pas donné beaucoup de mal , hein ? Pense donc , me faire fabriquer comme le premier pedzouille venu ? C' est bon . T' es la petite championne et moi j' suis la reine des pochetées , alors marre _toi bien pendant qu' t' en as l' occasion , parce_qu' un de ces quatre matins je vais te le faire rentrer à coup de serpillière ton joli petit sourire de garce . Les voilà tous partis à se marrer en me voyant renauder contre c' te frangine , et c' est exactement ce que je cherche parce_que j' ai besoin d' une minute de répit pour donner un coup d' accélérateur dans les méninges . Les choses prennent une tournure qui ne me plaît pas , mais là , pas du tout . Siegella fait un signe de tête à Malas et Malas s' approche pour me fouiller . Faut que vous sachiez que je veux bien être fouillé par un poulet , mais pour ce qui est de laisser Malas m' enlever de la poche un revolver qui ne s' y trouve pas , rien à faire ! Aussi , en dépit du fait que Siegella me tient toujours sous la menace de son automatique , je fais goûter à Yonnie une vache prise de jiu_jitsu , un petit coup sec sur la pomme d' Adam et le Yonnie dégringole comme une quille . Siegella montre les dents , mais je l' entreprends sans lui laisser le temps de l' ouvrir . Dis donc , Siegella . Je lui fais , je ne sais pas de quoi y retourne et je m' en tape , mais si tu crois que je vais me laisser tripoter par ta bande de forbans tu te trompes . Essaie encore un coup de ce genre , et je fais un tel ramdam que quelqu’un va être obligé d' appeler les pompiers . Si t' as envie de jouer cartes sur table , je t' écoute , mais j' te préviens que je ne me laisserai pas charrier par tes zouaves . T' as saisi ? J' ai saisi , Lemmy , fait Siegella . Il se tourne vers Malas qui se remet debout en se frottant la nuque et qu' a l' air tout couillon de s' être fait sonner comme un vulgaire cave . Puis il ajoute : Mais tu ne crois pas que tu vas un peu fort , tout de même ? Non mais , dis donc ! Je lui fais . Réfléchis une minute . On n' est pas à Toledo , ni à Chicago , ni même à New_York . On est à Londres , et si tu crois que tu peux te permettre ce genre de corrida dans ce village , c' est que t' es pas aussi fortiche que je l' aurais cru . Siegella se tourne de nouveau vers Malas . Il a un feu sur lui ? Malas secoue la tête . Siegella sourit du coin des lèvres . C' est bon . Lemmy , il m' dit . Maintenant , je vais t' apprendre quelque chose . Tu vas travailler pour moi , comprends _tu ? Et faudra marcher droit , en plus , et la première chose qu' il faut que tu saches c' est que si je dis à Yonnie de te fouiller , tu seras fouillé ! Et pour que tu ne sois pas tenté de l' oublier , les copains vont te filer une dérouillée ici , et pas plus tard que tout de suite ; et après ça , on pourra s' entendre , quand tu seras sorti du coma . Siegella fait un signe à Scutterby et à Schultz et ils s' avancent sur moi , quand brusquement j' étends le bras , j' agrippe Yonnie Malas par le cou et je lui fais une clef japonaise . Je le tiens devant moi comme un bouclier , de façon que s' il prend envie à Siegella - qu' a un silencieux à son revolver - de me canarder , ce sera Malas qui dégustera le premier , chose que Malas apprécie à sa juste valeur , à voir l' énergie qu' il met à se débattre . Ecoute , Siegella , je lui dis . Fais _moi le plaisir de rappeler tes clebs avant que je fasse le coup du lapin à c' t' espèce de cloche , veux _tu ? Et si quelqu’un essaie encore de m' emmerder , je te jure que je lui fais craquer le cou , aussi vrai que t' es un toquard de Rital . Siegella blêmit , mais il se rend compte que cette fois je tiens le bon bout . Il baisse les mains et tous ces jeunes gens se rassoient . J' estime que c' est le moment de faire ce que les politiciens appellent un geste , alors , j' en fais un . Je balance Yonnie Malas de toutes mes forces contre le mur et il se ratatine comme qui dirait , et se répand par terre , out pour le compte . Et maintenant , le moins qu' on puisse dire , c' est que la situation est ce qui s' appelle tendue . Il peut arriver n' importe quoi , au choix . Schultz l' Allemand a déjà porté la main à sa poche revolver et Willie et Ginto Carnazzi se lèvent pour me foncer dessus quand voilà que la môme se met à parler . Notez bien que cette gonzesse a quelque chose de très attirant . On ne peut pas dire que ce soit la classique poule de gangster , il s' en faut même d' une paie , tout bien considéré . Elle a de la classe , à sa façon , elle est grande , gracieuse et possède une voix plutôt grave , avec des intonations rauques . Je connais toute une flopée de mecs qu' auraient tout planqué pour lui cavaler après . Allons , mes enfants , qu' elle dit . Où est_ce_que vous vous croyez ? Dans un tripot du Far_West un soir de bigorne ? J' ai l' impression qu' il y en a quelques_uns ici qu' auraient besoin d' une bonne cure dans une maison de santé . Je me dérange pour aller chercher Lemmy et l' amener ici pour qu' il s' entende avec nous , et vous n' avez rien de plus pressé que de tout bousiller comme si vous teniez absolument à finir cette séance à la morgue . Voyons , Ferdie , dit _elle à Siegella . Rengaine ton artillerie et sois raisonnable . Tu devrais savoir que Lemmy n' est pas un type à se laisser intimider parce_qu' on lui met un pétard sous le nez . Yonnie n' a eu que ce qu' il méritait . Il a fait le c … et à ce jeu _là on finit toujours par gagner . Maintenant , assez de salades , prenons un verre et discutons le coup entre gens réguliers . Voilà qui me botte tout à fait , mais je n' en laisse rien voir . J' affecte un air dégagé et je m' avance vers le coin où Yonnie Malas est en train d' essayer de se rassembler ; je l' attrape par le col de son veston et , avec un sourire gentil , je le remets d' une secousse sur ses pattes . Dis donc , Yonnie , je lui fais , tu sais , dans un sens , je regrette d' avoir été obligé de te mettre knock_out , mon vieux , mais quand on vous casse les pieds , tu sais ce que c' est … Il s' efforce de sourire . Il a l' air à peu près aussi doux qu' une portée de vipères Fer_de_Lance affligées d' une otite . Oh ! Ça ne fait rien , p' tit gars , dit _il en fin de compte . Je râle pas , alors n' en parlons plus . Siegella fait disparaître son revolver . Au fond , je crois que Connie a raison , dit _il . Ça n' amènera rien de bon de nous bagarrer ici . Qu' il y en ait un de vous qui donne un whisky à Lemmy , et discutons . Je m' assieds dans un grand fauteuil et Connie me prépare un whisky_soda . Au moment où elle me l' apporte , je la surveille à la dérobée et je m' aperçois qu' elle me reluque d' un air très sirène . Et l' idée me passe par la tête que ça serait quand même marrant que j' aie une sérieuse touche avec la môme à Siegella parce_qu' alors je pourrais m' arranger pour lui rendre la vie intenable , à ce sale métèque . En me tendant le verre elle me regarde droit dans les yeux et , croyez _moi ou ne me croyez pas , ça m' a fait quelque chose … Elle avait mis l' ampérage , je vous le promets . Je fais un sourire à Siegella qui me regarde , et je bois un coup . Alors , discutons , je dis . Il tient son verre à la lumière et le regarde . Je l' épie et je vois qu' il a vraiment des sales yeux de serpent . Je vous le dis , moi , le Siegella c' est du concentré d' arsenic . Eh bien , voilà , Lemmy , j' ai dans l' idée que tu peux nous être utile , et j' ai dans l' idée que tu ferais bien de marcher avec nous , sinon ton compte sera vite réglé . Tu me connais et tu sais que tout ce qui se met en travers de mon chemin , je l' efface . Je sais ce qui t' amène dans ce pays . J' ai idée que t' es dans la même combine que nous et je crois savoir quand l' idée t' en est venue pour la première fois . Tu es venu ici pour Miranda Van Zelden . Alors , j' ai vu juste , ou quoi ? Peut_être que oui , et peut_être que non , je réponds . Parfait . Maintenant , je te dirai que ça fait longtemps que je projette d' enlever Miranda . Mais je suis pas assez bille pour tenter un coup pareil aux Etats_Unis . Le pays ne serait pas assez grand pour le type qui escamoterait la fille au vieux Van Zelden . Alors ça fait des mois qu' on la tient à l' oeil ; on savait qu' elle finirait , un jour ou l' autre , par venir en Europe , et j' avais tout préparé pour pouvoir lui filer le train . Tous les gars de mon équipe ont été pourvus d' un passeport tout ce qu' il y a de régul et on est tous plus ou moins en voyage d' affaires . Tous des gros commerçants , quoi ! Faut reconnaître que l' idée n' est pas mauvaise . On enlève Miranda en Angleterre et on fait cracher le vieux par le téléphone transatlantique . Il sait même pas dans quel pays se trouve sa fille . On lui dira p' t' êt' qu' on la tient cachée en France , ou en Allemagne , ou en Italie … Autrement dit , il va être tellement affolé de ne plus savoir où est sa petite fille qu' il sera prêt à raquer dur si on lui laisse une chance de la retrouver . On le fait casquer par la Banque hollandaise de Rotterdam . Faudra qu' il fasse un virement de trois millions de dollars , et quand on aura retiré le fric , alors peut_être qu' on lâchera la petite , peut_être qu' on la lâchera pas . Je secoue la tête : Ça serait p' t' êt' pas prudent de la laisser courir une fois que t' auras touché l' argent , Siegella , je lui dis . Elle va raconter des histoires , pas vrai ? Et on a tous l' intention de retourner au pays un jour ou l' autre , il me semble . Il ricane . Je ne crois pas que nous la laisserons retourner chez elle . P' t' êt' qu' on se servira d' elle d' une autre manière , et après ça , ben , ma foi … , on s' arrangera pour qu' il y ait comme qui dirait un accident , hein , les enfants ? Il parcourt la pièce du regard . Ils sont tous là à se marrer . Si vous aviez vu cette équipe ! Il poursuit : Très bien . Maintenant , je te dirai que je t' avais à l' oeil à Toledo , Lemmy , je me doutais que c' était pas seulement pour le plaisir de la regarder que t' étais toujours fourré derrière Miranda Van Zelden . Et quand elle s' est amenée ici et toi à ses trousses , fallait pas être bien mariolle pour en déduire que t' avais une combine en vue qui la concernait . D' accord ? Admettons , je dis . C' est vrai que j' avais un plan . Tu comprends , je m' disais que c' te môme pourrait p' t' êt' s' intéresser à votre serviteur ; je lui ai parlé deux ou trois fois et j' ai cru comprendre que j' avais une touche . C' est là que l' idée m' est venue de la suivre jusqu' ici et de lui faire le coup du mariage . Après ça j' avais calculé qu' en apprenant que sa fille s' était mariée avec un gangster , le vieux m' aurait payé cher pour que je divorce en vitesse . Siegella approuve d' un signe de tête : Pas bête , mais c' est du mouron à côté de ce que j' ai combiné . Van Zelden aurait peut_être lâché quelques sacs pour un divorce , mais jamais ce qu' il va nous payer pour ravoir Miranda . Je veux trois millions , et je les aurai ! Siegella se lève et s' avance vers moi . Il me prend mon verre vide des mains et me prépare un autre whisky_soda . Après quoi il me l' apporte . Ecoute_moi bien , Lemmy . Je t' ai classé et catalogué . Je me suis renseigné . T' as buté deux flics dans l' Oklahoma il y a quatre ans . T' as écopé de cinquante ans de grande maison et t' as réussi à te faire la paire au bout d' un an et demi . Ça , c' était du beau boulot , Lemmy … Un de ces jours , tu me raconteras comment t' as fait ton coup . Dans ce temps _là , tu te faisais appeler Price Fremer , pas vrai ? T' as fricoté un bout de temps avec une bande du Kansas et t' as été obligé de te tailler de là en vitesse , et à moins que je ne fasse erreur , t' as encore descendu un autre mec dans le coin , et depuis , tu fonces dans n' importe quelle combine chaque fois que ça t' est possible et que ça peut te rapporter . T' es juste le type dont j' ai besoin , Lemmy . Parce que t' as un dossier trop chargé pour avoir intérêt à nous donner et parce_que tu me connais assez pour savoir que je n' accepte de boniments de personne . Travaille avec moi et t' es paré , mais attention : à partir du moment où tu passes la porte ce soir , t' auras quelqu’un pour te surveiller , et si tu t' écartes d' un poil de l' emploi du temps que je vais te fixer , t' es foutu , parce_que je te ferai régler ton compte , que tu sois en Angleterre , en Allemagne , en France ou au Groenland , aussi vrai que je m' appelle Siegella . Il ne plaisantait pas . Je prends un petit air narquois et je lui fais : Ça , c' est des trucs pour la Galerie Siegella . Ce que je peux te dire , c' est que je marche avec toi si t' es régulier , et je travaille pas pour des haricots , je te préviens . Qu' est_ce_que je m' fais là_dedans ? Il sort un bout de papier de la poche intérieure de son veston . On est vingt_cinq dans le coup … il dit en jetant un regard circulaire , et la part de chacun a été fixée . Fais ce qu' on te dit , mon vieux Lemmy , arrange _toi pour que l' affaire réussisse , et tu palpes deux cent cinquante sacs ! J' en eus le souffle coupé . Deux cent cinquante mille dollars , c' est du fric . Je dois dire que ce gars _là donnait l' impression de voir les choses en grand . Ça me va , je lui dis . Deux cent cinquante sacs , ça se laisse palper . Après ça , je prendrai ma retraite et je ferai de l' élevage de poules , ou d' autre chose . Mais tu ne m' as pas dit ce que je dois faire . Siegella se met à rire . C' est pas compliqué . Continue simplement ce que t' avais projeté . Arrange _toi pour voir Miranda ; ça ne doit pas être coton . Fréquente _la , sors avec elle , soit aux petits soins . Tu sais très bien que tu peux la rendre amoureuse de toi si tu le veux , Lemmy . Allons , entre nous , et ici il se tourne en souriant vers les autres , qu' est_ce_qu' il y a comme souris qui te cavalent après aux États_Unis ! Je connais pas un type qui sache y faire comme toi pour ce qui est des gonzesses ! Bon , et maintenant , pour en revenir à Miranda , nous savons tous ce qu' elle est exactement . C' est une môme qu' est gentille , mais qui ne veut pas en avoir l' air . C' est le genre de fille qu' a toujours trop de pèze et qu' a toujours fait la loi chez elle . A mon avis , tu dois la tomber en une manche . Seulement , il faut te grouiller . J' ai idée qu' il va te falloir deux ou trois semaines pour que Miranda soit bien mordue . A ce moment _là . J' organiserai une grande surprise_party à la campagne . J' ai déjà la maison , un petit castel d' époque avec de l' atmosphère , et tout et tout . Un vrai rêve de metteur en scène . J' arrangerai une soirée et tu y amèneras Miranda . Faudra lui dire que cette soirée , c' est quelque chose de tout à fait sensationnel , qu' elle y rencontrera un tas de gens marrants ; bref , que si elle aime l' imprévu , elle sera servie . Et surtout arrange _toi pour qu' elle vienne seule . J' veux pas voir de femmes de chambre ni de secrétaires lui coller au train . J' approuve d' un signe de tête . Elle a pas quelqu’un pour veiller sur elle ? Je demande . Tu parles ! Tu ne penses pas que le vieux Van Zelden soit assez bête pour laisser sa fille vadrouiller en Europe sans chien de garde . Elle ne le sait pas , mais il a mis à ses trousses un détective privé , un nommé Gallatt . Où qu' elle aille , Gallatt la suit . Il crèche dans l' hôtel le plus proche et ne la quitte pas d' une semelle . Qu' est_ce_qu' on fait de lui ? Je demande . Siegella ricane et lance un coup d' oeil à Yonnie , et Yonnie se met à ricaner à son tour . Laisse donc , mon vieux , dit _il . Te fais pas de mousse pour Gallatt . On va se charger de lui , et vite . Ça sera tellement bien fait qu' il ne saura jamais ce qui lui est arrivé . Alors , voilà , c' est tout ce que tu auras à faire . Amène Miranda à la maison en question , et ton boulot sera à peu près terminé . Après ça , faudra même que tu disparaisses de la circulation parce_que tout le monde t' aura vu avec elle . Une fois que tu l' auras amenée là_bas , plus besoin de t' en faire pour elle , c' est nous qui nous occuperons de Miranda . Toi , voilà ce que tu feras : tu rentres à Londres et tu demandes un numéro à New_York , par le téléphone transatlantique . Je te donnerai les nom et adresse du type . Ce gars _là ira voir Van Zelden pour lui dire que sa fille a été enlevée , et il s' arrangera pour que le vieux se mette en rapport avec toi le lendemain pour obtenir des détails . Tout ce que t' as à faire , c' est dire au vieux qu' on a enlevé sa fille , que toi_même tu ne sais pas où elle est , mais qu' à ton avis j' ai dû l' emmener en Allemagne ou ailleurs . J' ai un yacht ici , et dès que tu l' auras amenée à la maison de campagne , je la sortirai d' Angleterre en un rien de temps . Tu diras alors à Van Zelden qu' il faut qu' il verse trois millions de dollars à mon compte à la Banque hollandaise de Rotterdam . Il peut le faire , il vaut près_de vingt millions , et tu pourras lui dire aussi que si l' argent n' est pas là dans les dix jours , à compter de la veille de ton coup de téléphone , je lui enverrai une oreille de sa fille par colis postal . Tu lui diras encore que si l' argent n' est pas là dans les quinze jours , il ne la reverra jamais . Elle sera morte ! Et tu pourras ajouter que ça ne l' avancera à rien de s' adresser aux flics , parce_que y aura pas une seule police d' Europe qui pourra lui dire où est Miranda . Je me jette encore un coup de whisky . Ça m' a l' air d' une bonne combine , je fais . Il ne pourra pas ne pas envoyer le fric . Exactement , dit Siegella . Et j' irai là_bas le toucher moi_même . Et toi , après ça , faudra te tenir peinard . Tu passeras encore une quinzaine de jours à Londres , puis tu prendras un bateau pour New_York . Mais avant de partir , je te donnerai une adresse près de la 42ème Rue . Vas _y et y aura deux cent cinquante sacs qui t' attendront . C' est d' accord ? C' est d' accord , Siegella . Ça me paraît simple comme bonjour . Sans blague , c' est bien payé pour ce que j' ai à faire . Ben , je dis pas que t' aies autant de boulot que quelques_uns des copains , mais d' un autre côté peut_être que c' est le plus important . On peut pas enlever la môme dans Londres , alors il faut que personne ne sache où elle sera allée . Faut t' arranger pour l' emmener là_bas comme ça , tout d' un coup , qu' elle ait pas le temps de prévenir même sa bonniche ou qui que ce soit . C' est pour ça que je te paie , - et avec un sourire : A ta place , Lemmy , je ferais gaffe à jouer franc jeu , parce_que sans ça on t' aurait vite poissé et tu t' en mordrais les doigts . T' inquiète pas pour ça , je lui fais . L' affaire est dans le sac . Très bien , dit Siegella . Il me tend la main et on se la serre . Maintenant , fonce , fait _il . Je sais où tu loges . T' as un appartement dans Jermyn Street . Je te fais filer depuis un bon bout de temps , exactement depuis le jour où t' as débarqué dans ce pays . Mets _toi au boulot dès demain matin . Je me lève . Ça colle , je lui dis . Je me tire . Entendu , Lemmy . Je te verrai sans doute bientôt . Bonne nuit . Je lui dis bonne nuit , et je fais un signe de tête aux autres . Je prends mon chapeau dans le vestibule , je descends l' escalier et je sors dans la rue . Je me sens tout gaillard , parce_que j' ai une idée que c' est un bon truc pour moi d' être immiscé dans la combine de Siegella et p' t' êt' qu' en me graissant la cervelle et en m' astiquant les châsses , je pourrai trouver un moyen de faisander ce pouilleux de Rital . Il est maintenant passé une heure du matin . Quand j' atteins Knightsbridge , on est en train d' arroser les rues . Il fait une nuit magnifique et je marche d' un pas allègre , tout content de moi . A l' idée que moi je pourrais avoir deux cent cinquante sacs , je me marrais doucement . Vous vous rendez compte de ce qu' un type pourrait faire avec tout cet argent . Et si je réussissais à mettre la main sur le pognon et en même temps à bousiller la combinaison de Siegella , j' ai idée que ça serait encore bien plus marrant . A ce moment j' étais arrivé à la hauteur de la gare de Green Park ; apercevant un flic , je lui demande s' il n' y aurait pas une cabine publique dans les parages . Il me dit qu' il y en a une dans la gare , alors je rentre à l' intérieur . J' ai le numéro de Mac Fee écrit au crayon sur l' étiquette du tailleur qu' est dans la poche intérieure de mon veston . Je l' ai tout de suite au bout du fil . Alors , Mac , qu' est_ce_que tu deviens ? Ça va pas mal , mon p' tit pote . Et chez toi ? Pas à s' plaindre . Dis donc , Mac … , je viens d' une réunion . Pas possible ! Je te le dis . Je quitte Siegella à la minute . Il a l' intention d' enlever Miranda , et il m' a mis dans le coup , et j' aime autant te dire qu' y en a une drôle de pincée à palper , mon p' tit gars . Je l' entends siffler . Joli tout ça , Lemmy . Auras _tu besoin de moi ? Pas pour l' instant , p' tite tête . Faut y aller mollo dans c' t' histoire , parce_que tu connais le Siegella . Fait pas bon le doubler . Alors sois chic , poireaute un peu . Je te ferai signe d' ici un jour ou deux . Entendu , mon vieux . J' allume une cigarette , je grimpe les marches et je sors de la gare . Juste devant l' entrée , je vois un superbe roadster rangé le long du trottoir . Je l' examine et j' aperçois Connie , l' amie de Siegella , la môme qui m' avait levé comme un vulgaire miché , assise au volant . Elle me regarde et sourit . Ça s' est bien passé , ton coup de téléphone , Lemmy ? Oh ! Écoute , Connie , tu vas mal . T' es curieuse comme une pipelette . J' ai été obligé de téléphoner parce_que , comme une gourde , j' ai oublié ma clef chez moi . L' a fallu que je sonne le portier pour m' assurer qu' il était réveillé , sans ça j' aurai pas pu rentrer . Elle sourit . Je vais te crécher en passant , Lemmy . Monte , j' ai à te parler . Je monte à côté d' elle et elle me dépose chez moi , et là , je me vois forcé de jouer toute une comédie et de me faire ouvrir à grands coups de poing dans la porte , alors que j' ai bel et bien la clef dans ma poche . Quand il ouvre , elle est encore là . Invite _moi à monter prendre un verre , Lemmy . Faut que je te parle . Toujours galant avec les dames , ma chère . Monte , Connie . Je la conduis là_haut , je la fais entrer , je lui ôte son manteau et je lui prépare un whisky_soda . A la voir là , debout au milieu de la pièce , je suis quand même frappé par le fait que c' est vraiment une chouette môme . Je me demande jusqu' à quel point je peux me fier à elle , en supposant que je veuille rouler Siegella . Mais elle ne tarde pas à m' éclairer sur ce point . Elle vient s' asseoir sur le bras de mon fauteuil de club . Ecoute_moi bien , Lemmy , dit _elle . Je t' aime bien . T' es un chic type et t' as quelque chose en toi qui me plaît et il n' en faudrait pas beaucoup pour que je tombe amoureuse de toi . De toute façon , ce n' est pas pour te dire ça que je suis montée . Siegella m' a envoyé pour te remettre ceci . Il ne voulait pas te le donner devant les autres . Elle jette une enveloppe sur la table . Dans cette enveloppe , tu trouveras dix mille dollars . C' est pour tes frais , pour servir de cavalier servant à Miranda . Siegella tient à ce que tu fasses bien les choses , sans regarder à la dépense . Et maintenant , Lemmy , écoute bien . Je connais ton type , t' es un racketeur né , un escroc habile et t' aime le travail fignolé . On sait tout ce qui te concerne , que t' as toujours fait solo et qu' à cause de ça peut_être que ça ne te dit rien de marcher avec Siegella et son équipe . Mais moi , je vais t' affranchir . Fais ce qu' on t' a dit et file doux , parce_que Siegella se rend parfaitement compte que t' es capable de lui faire une entourloupette . Attention , il n' est pas très sûr de toi , alors il va t' attendre au tournant , et si tu fais une fausse manoeuvre , il t' aura , même s' il doit te régler ton compte de ses propres mains . Elle s' offre une cigarette dans la boîte qui est à côté d' elle et poursuit : Tu comprends , il compte beaucoup sur l' affaire Miranda . Les Fédé sont à ses trousses en Amérique ; il a là_bas un dossier tellement chargé que le diable aurait l' air d' un enfant de choeur à côté de lui . Il a besoin d' énormément d' argent et il en a besoin tout de suite pour arranger les choses . Il s' est mis dans la tête d' enlever Miranda , et il a tellement bien calculé son coup que je suis certaine que ça marchera . Elle s' approche de l' endroit où je suis assis , près de la cheminée , se plante debout devant moi , me regarde dans le blanc de l' oeil . La môme Connie a des yeux bruns , très profonds . Je vous ai déjà dit que c' était quelqu’un d' épatant . Allons , Lemmy , fait _elle , marche avec nous , sois chic . Fais ton boulot et passe à la caisse . Elle va prendre son manteau sur la chaise . Quand tout sera réglé , peut_être qu' on aura des choses à se dire tous les deux . Tu sais , je pourrais très bien tomber amoureuse d' un type comme toi , Lemmy , ajoute _t _elle avec un petit air genre triste . Je souris : Hé là ! N' oublie pas que t' es l' amie de Siegella . Son visage s' éclaire . Pourtant , c' est comme ça , Lemmy . Ne va pas le crier sur les toits , mais je n' aime pas Ferdie Siegella , seulement que veux _tu que je fasse ? Faut bien que je suive le mouvement , moi aussi , et je suis assez intelligente pour filer doux . N' empêche qu' on a tout le temps de voir venir . Je me mets à rire . D' accord , frangine . Pour ce qui est de savoir attendre , je ne crains personne , à condition que ça vaille le coup , mais pour en revenir une seconde à la grosse affaire , y a une chose qui m' plaît pas beaucoup là_dedans , c' est le dénommé Gallatt . Elle lit . Dis donc pas de blagues , Lemmy . C' est un nourrisson ce gars _là , un gosse bien bâti , à peine sorti du collège , que le vieux Van Zelden emploie comme chien de garde pour veiller sur Miranda . Mais ne te tracasse pas pour lui , Siegella va s' en occuper . Admettons . Mais c' est quand même moche d' avoir à commencer le travail sur Miranda avec ce gars _là à fouiner dans les parages . Tu vois pas qu' il évente la combine ? Viens m' aider à passer mon manteau , Lemmy , dit _elle , et pendant que je l' aide elle me jette un regard par_dessus l' épaule . Ecoute , mon petit , fait _elle , genre attendrie . Ne t' inquiète pas au sujet de Gallatt . En ce moment il a une chambre aux Strand Chambers , à côté de l' hôtel à la p' tite Van Zelden . Eh bien , demain soir il va recevoir un coup de téléphone , comprends _tu ? Comme quoi on le demande d' urgence , et il ira au rendez_vous . J' ai idée qu' après ça il ne t' ennuiera plus beaucoup … Je souris d' un air entendu . Siegella va l' emmener faire une virée , hein ? Ne sois pas si curieux et embrasse _moi . Lemmy , fait _elle . Comment qu' elle sait embrasser , c' te souris . Au bout d' un moment elle se dirige vers la porte . A bientôt . Lemmy . Je la conduis jusque dans la rue , la mets en voiture et la regarde s' éloigner . C' est marrant que c' te môme m' ait laissé entendre que je pourrais peut_être la tomber un de ces jours . Ensuite , je remonte chez moi et je ferme la porte à clef . Puis j' ouvre l' enveloppe qu' est sur la table . C' est pas de la blague , dix sacs sont bien dedans , vingt billets de cinq cents dollars . Je reste un moment à les regarder quand subitement il me vient une idée . Je vais dans ma chambre et j' ouvre ma malle . Dans le tiroir du bas il y a un livre . Ce livre est un recueil de coupures de presse et dedans j' y ai collé des extraits de rapports de la Police fédérale des Etats_Unis , parce_que je me suis rendu compte que c' était fort intéressant . Ça me renseigne sur les agissements des bandes de gangsters et sur ceux que les Fédé recherchent . Je ne tarde pas à trouver ce que je cherche . C' est un rapport de police concernant l' attentat contre la banque nationale des Fermiers de l' Arkansas . Dites _vous bien que chacun sait que c' est un coup de la bande à Lacassar , ce qui signifie que Siegella était derrière . A la page suivante , un extrait du journal de la police donne les numéros des billets volés des grosses coupures . J' emporte le bouquin dans le salon et je compare avec les numéros des billets que Connie vient de me remettre . J' ai mis dans le mille . C' est Siegella qui a organisé le coup de la Banque de l' Arkansas , et les dix sacs qu' il m' a refilés , c' est dix sacs qu' il a fauchés là_bas , ce qui me prouve que ça fait une paye que Siegella complote l' affaire Miranda . Je replace les billets dans l' enveloppe . Ça sera chose facile d' écouler cet argent à Londres . L' attentat a eu lieu en Arkansas il y a six mois , et je suis tranquille qu' il n' y aura pas de vérification dans ce pays _ci . Je prends l' enveloppe et la mets dans un tiroir de ma chambre à coucher . A ce moment précis , je commence à penser au dénommé Gallatt , l' ange gardien de Miranda , qui n' en sait rien du tout . Je m' imagine ce type : un grand môme tout juste sorti du lycée , qui n' a pas deux ronds de cervelle et cent pour cent zazou . J' ai idée que ce gars _là n' en mènera pas large quand Siegella l' aura harponné . Mais je crois que ce serait une bonne idée de mettre quelqu’un que je connais sur c' t' histoire Gallatt , alors je reviens au salon et je téléphone à Mac Fee . Je le mets au courant de la situation , et je lui dis que le gars Gallatt est marqué et que Siegella va probablement le descendre dans la soirée de demain , et qu' il vaudrait mieux que Mac Fee se tienne dans les parages pour voir venir , afin_de bien m' assurer que tout a été liquidé proprement . Après ça , je me couche , car je suis très fatigué après une journée aussi chargée . En m' endormant , je vois les yeux bruns de Connie - elle a de jolis yeux , c' te môme - qui me regardent . Il me vient de drôles d' idées au sujet de cette souris . Chapitre III GOYAZ FAIT PARLER DE LUI Quand je me réveille le lendemain , le soleil brille et je me sens en pleine forme . Je me tape un excellent petit déjeuner , avec six tasses de café , et tout en les avalant , je me livre tranquillement à une série de réflexions concernant la combinaison Siegella . On peut parier tout le café du Brésil contre un porto _flip que Siegella possède une organisation épatante dans ce pays ; et tout le thé de la Chine contre une menthe à l' eau que je n' en avais pas vu le quart . L' équipe de coriaces que j' ai rencontrée dans l' appartement de Knightsbridge sont tous - à part peut_être une demi_douzaine - des types que j' ai vus quelque part aux Etats_Unis . J' ai dans l' idée qu' il doit y avoir encore un tas d’autres gens dans cette histoire . Du moment que Siegella me fait filer par quelqu’un , faut que ce soit quelqu’un que je ne connais pas - sans ça je vais le repérer tout de suite , et Siegella est beaucoup plus ficelle que ça . A l' heure où j' ai fini mon café et commencé d' entamer une bouteille de bourbon , je me torture le ciboulot pour savoir comment je pourrais m' arranger pour connaître à fond toute la bande de Siegella . Je suis un p' tit mec qu' aime bien savoir ce qu' il fait et ce qui se passe . Je veux bien prendre des risques , mais pas foncer dans le brouillard . Au beau milieu de ces réflexions . Siegella s' annonce au bout du fil . Alors , Lemmy , comment te sens _tu , ce matin ? Je réponds que ça va , alors il me demande si j' ai le fric qu' il a dit à Connie de me refiler - dix mille dollars . Je lui dis que je l' ai bien reçu . Je lui dis également que je sais d' où il le tient , et je l' entends qui rigole . T' as pas de champignons sur la cervelle , toi au moins , il dit , et brusquement sa voix devient grave . C' est un drôle de corps le Siegella ; quand il a quelque chose de sérieux à dire , on dirait que sa voix s' éteint - elle perd complètement son timbre et se fait basse et menaçante . Ecoute , mon p' tit . C' est maintenant que tu démarres . On est pressés et il faut que tu en mettes un coup . Ta petite copine habite au Carlton . Si tu y allais et que tu commences le travail , hein ? Je veux voir cette affaire prendre tournure le plus tôt possible . Je suis d' accord . Aussitôt que j' ai fini ma bouteille de bourbon , je me mets en campagne . Très bien , Lemmy . A bientôt . Entendu , mon joli . Et si t' es tenté de mal faire , pense à ta p' tite mère . Là_dessus , je raccroche et je me replonge dans mes réflexions . A midi , je m' habille , j' ai des vêtements très chic et des chemises de soie épatantes que je me suis achetés la veille , et lorsque je suis prêt à aller trouver Miranda , je suis frais et pimpant comme un bouquet de printemps . Je finis le bourbon , je descends Haymarket et j' entre au Carlton . A la réception , je demande Mlle Van Zelden . On me répond que Mlle Van Zelden n' est pas chez elle . On ne sait pas non plus quand Mlle Van Zelden rentrera . On croit qu' elle s' est absentée pour quelques jours … Ça , c' est un sale coup pour la fanfare , je pense à part moi . Je demande ensuite si Mlle Van Zelden a une secrétaire ou une femme de chambre , parce_que j' ai quelque chose de très urgent à lui dire , et après un tas de parlotes je monte dans l' ascenseur et on me fait entrer dans un salon . Je donne mon nom au chasseur , je m' assieds et j' attends . Et voilà que s' amène une donzelle que je me figure être la bonne . Et je me suis pas gouré . C' te môme est le genre accorte soubrette , mignonne comme tout et qui sait ce qu' elle veut . Elle me bourre la caisse comme quoi Mlle Van Zelden s' est absentée pour quelques jours . Quand elle a terminé , je me lève : Ecoutez , ma petite , je lui dis . J' ai des choses très importantes avec Mlle Van Zelden , et j' ai qu' à me faire annoncer , elle est toujours là pour moi . J' ai besoin absolument de la voir , alors inutile de me raconter qu' elle est pas là et que vous ne savez pas où elle se trouve . Allons , mon petit , où est _elle ? Vous devez tout de même bien savoir quelque chose ? Tout en parlant , j' ai tiré de ma poche un billet de cinquante dollars que je m' amuse à plier soigneusement . Je vois son regard s' attacher à mes gestes . Vraiment je vous assure que je n' en sais rien , monsieur Caution , elle dit . Mais peut_être que ceci vous renseignera . Elle disparaît et revient presque aussitôt avec un bout de papier qu' elle me tend . J' ai trouvé ça pour moi quand je lui ai apporté son petit déjeuner , dit _elle . Je regarde le billet . Il dit : Je m' absente pour deux ou trois jours . M Van Zelden . Je donne cinquante dollars à la bonniche . Et vous n' avez pas la moindre idée de l' endroit où elle peut être allée ? Elle secoue la tête . Je vous jure que je n' en sais absolument rien . Je lui sors une ou deux plaisanteries , et puis je les mets . Dehors , je prends le chemin de Strand Chambers , l' endroit où - d' après Constance - habite Gallatt , le chien de garde de Miranda , et tout en marchant , je commence à ruminer . Tout d’abord ça me paraît un peu louche que Miranda soit pas là justement quand Siegella me charge d' entrer en rapports avec elle . Je sais que Siegella n' est pas le mec à ne pas savoir ce qu' elle avait projeté de faire . J' aime pas ça du tout . J' arrive bientôt à Strand Chambers , tout près de Trafalgar_Square . Je pénètre dans l' immeuble et je longe un étroit vestibule jusqu' à une fenêtre qui donne dans la rue , sur le devant . J' inspecte soigneusement les environs et , sur le trottoir d' en face , je repère un type qui est planté contre le mur et qui fait semblant de lire le journal . Je me doute que ce gars _là est chargé de surveiller le dénommé Gallatt . C' est un gros type brun , qu' a l' air d' un gangster , mais je ne le connais pas de vue . Il fait peut_être partie de la bande à Siegella et d' un autre côté peut_être pas . Je reviens vers l' ascenseur , et je demande au liftier si M Gallatt est chez lui . Il me dit que oui , alors nous montons . Au troisième , il me fait sortir et me conduit le long d' un couloir jusqu' à une porte . Il frappe et j' entre . A l' intérieur , un grand type à l' air très jeune est en train de prendre son petit déjeuner en lisant le journal . Il est blond et a une bonne bouille de gosse . Que puis _je faire pour vous ? il dit . Et à la façon dont il le dit , l' idée me vient que ce gars _là s' attend à voir arriver quelque chose , mais ne sait pas quoi au juste , et que c' est pour cette raison qu' il a donné l' ordre de faire monter immédiatement tous ceux qui viendront le demander . Pour l' instant , vous pourriez m' offrir un verre , Gallatt , et ensuite on pourra causer tous les deux , A propos , dis _je , mine de rien , vous n' attendiez personne par hasard ? Il va prendre une bouteille de whisky et un verre dans un placard et m' en verse un bien tassé qu' il me tend . Il me regarde boire . Je pose le verre et j' allume une cigarette . Vous ne sauriez pas où est Mlle Miranda Van Zelden , des fois ? il fait . Je lâche une bouffée de fumée et je lui fais un sourire . Mais dites donc , mon vieux , je croyais que c' était votre boulot , de savoir où est cette môme et ce qu' elle fait ? Et comment êtes _vous au courant de ça ? Il demande . J' accentue le sourire . Y a un vieux proverbe qui dit que deux chiens de garde valent mieux qu' un . Il médite un moment là_dessus . Quand vous êtes _vous aperçu qu' elle était partie ? dit _il au bout d' une minute . A l' instant , en allant la voir chez elle . Comprenez , je suis en affaires avec elle . Ça fait un bout de temps que je la connais . Il approuve de la tête . M' est avis qu' elle connaît trop de mauvais garçons dans votre genre , il dit . Je me lève . Merci pour le whisky , mon vieux . Et au plaisir . Si vous ne savez pas où elle est , vous ne pouvez pas me servir à grand_chose . Bien le bonjour chez vous quand vous écrirez . Il se lève aussi . Dites donc , il fait . Qu' êtes _vous , au juste ? Je me livre à un rapide calcul . Je suis John Mulligan , agent de la Compagnie d' Assurances de l' Illinois Trust . Mlle Van Zelden a assuré ses bijoux chez nous pour une somme considérable , et notre maison n' est pas du tout certaine que l' affaire en vaille la peine . Vous savez comment elle est , à courir à droite et à gauche , elle finit par perdre ses bijoux ou les laisser à la portée du premier venu qui aura envie de les lui faucher . Il approuve d' un signe de tête et je me dis qu' il est en train de se laisser gentiment bourrer le mou . Bref , en deux mots , je suis censé surveiller Mlle Van Zelden de façon à me rendre compte du pourcentage de risque , et si mon rapport est défavorable , alors la firme ne renouvellera pas la police , un point c' est tout . Je suis passé la voir ce matin , et la femme de chambre m' a dit qu' elle s' était tirée en laissant un mot disant qu' elle reviendrait dans quelques jours . Ça m' a paru assez louche . Je connaissais votre existence parce_que ma firme a été avisée que le vieux Van Zelden vous avait engagé pour veiller sur sa fille , et j' ai pensé que vous saviez peut_être quelque chose , voilà tout . Il prend mon verre , l' emmène au placard et le remplit de nouveau . Je m' excuse d' avoir été grossier , Mulligan . Mais je suis un peu en rogne à cause de cette fille . Je donnerais beaucoup pour savoir où elle est . J' ai bien mis un type à moi dans son hôtel , mais il n' a rien pu me dire . Je me rassieds et je rallume une cigarette . Le whisky est pas trop mauvais , mais quand même pas aussi bon que mon bourbon . Ecoutez , Gallatt , je lui dis . Mettons que j' ai roulé ma bosse un peu plus que vous et que j' ai vu pas mal de choses . Eh ben , en venant ici y a pas deux minutes , j' ai repéré sur le trottoir d' en face , un bonhomme qu' est chargé de surveiller la maison . Bon , et maintenant , y a pas de Bon Dieu , ou bien Miranda s' est simplement taillée pour un jour ou deux parce_qu' elle avait une combine à elle , ou bien y s' passe quelque chose de pas catholique . S' il y a du louche , alors quel que soit le type qu' a manigancé le coup , il va poster quelqu’un devant chez vous afin_de voir quelle va être votre réaction , et j' ai l' impression que c' est justement ce qui arrive en ce moment . Je l' emmène à la fenêtre et je lui montre le mec de l' autre côté de la chaussée , qu' est toujours en train de lire le journal . Gallatt revient à la table . Ça ne me dit rien de bon cette histoire , il fait . Alors , qu' est_ce_que vous allez faire ? Vous avez les mains liées . Si vous faites du boucan et que vous alertiez les flics et que Miranda soit simplement partie faire une virée , elle vous arrachera les yeux et sera furieuse contre son vieux pour l' avoir fait filer ; vous ne pouvez pas risquer ça . Eh bien , que voulez _vous que je fasse ? Je vais vous le dire . Ne bougez pas d' ici jusqu' à ce soir huit heures . Gardez l' oeil sur le type qui fait le guet et voyez qui va venir le relever . Ensuite , à huit heures , prenez une valise - comme si vous partiez en voyage - descendez et appelez un taxi . Faites _vous conduire au 4 , Priory_Grove , à Hampstead . Ou je me trompe fort , ou bien le type ou son remplaçant vont vous donner la chasse . Quand vous arriverez au chemin du Prieuré , descendez de taxi et suivez le corridor jusqu' à la sortie du fond . Le type va vous suivre , pas vrai ? Bon , eh bien moi , je l' attendrai à cet endroit et je le poisserai . Il se peut que je réussisse à le faire parler . Après ça , vous rappliquerez ici à toutes pompes et vous attendrez que je vous fasse signe . Il paraît soulagé . Bonne idée , il dit . C' est chic de votre part de vous donner tout ce mal . Je souris . N' y pensez pas . Moi , j' ai mon boulot à faire , et je ne peux pas établir mon rapport avant d' avoir vu Mlle Van Zelden et m' être rendu compte de ce qu' elle a derrière la tête . Je vous assure que ma maison est très embêtée à cause du risque que représentent ces bijoux . Tenez , si vous voulez jeter un coup d' oeil là_dessus . Je sors de ma poche un étui en cuir et je lui montre . C' est une carte officielle du service d' Enquêtes de la Compagnie d' Assurances Illinois Trust . Je l' avais fauchée à un type il y a quelques années , et elle m' a souvent été fort utile . Du coup l' affaire était dans le sac . Ça me suffit , il fait . Je ferai ce que vous m' avez dit . Entendu , vieux frère . Et maintenant , enfoncez _vous bien ça dans le crâne . Vous partez d' ici ce soir à huit heures , vous prenez un taxi et vous allez au n° 4 , Priory_Grove , Hampstead , vous traversez directement le couloir et vous revenez tout de suite ici . Compris ? Il me dit oui . Alors qu' est_ce_que je fais , je passe à mon logement et je téléphone à Mac Fee . J' attends dix minutes . Puis je sors . Je casse la croûte dans un sous_sol de Piccadilly . A deux heures je prends un taxi . Je me fais conduire à la station Green Park et je prends le métro jusqu' à Knightsbridge . Là , je descends , je prends un second taxi qui m' emmène jusqu' au bout de Park Lane , je change encore une fois de taxi et j' arrive enfin au 4 , chemin du Prieuré . C' est là que crèche Mac Fee . J' ai idée qu' à l' heure qu' il est j' ai dû semer les gars qui auraient pu me filer . Attablé à un guéridon , Mac Fee fait une patience tout en buvant du whisky . Pour votre gouverne , sachez que Mac Fee est un type de taille moyenne , au visage effilé , arborant perpétuellement une espèce de sourire que rien n' a jamais pu effacer . Il me passe la bouteille . Alors , quoi de neuf , Lemmy ? Ecoute , Mac Fee , il va arriver quelque chose par ici . Ce matin , Siegella me téléphone d' entrer en contact avec Miranda . Elle habite le Carlton , j' y vais et elle avait filé en laissant un mot à sa femme de chambre pour dire qu' elle serait absente pendant deux ou trois jours . Tout ça m' a l' air assez inquiétant , parce_que tu peux parier ta tête à couper contre une chopine de rouge que si elle avait projeté d' aller quelque part , Siegella l' aurait su . Alors , je fais une chose que je voulais pas faire : je vais trouver le dénommé Gallatt , parce_que voilà comment je vois le truc : supposons que quelqu’un ait réellement emmené Miranda hors de Londres , eh ben , c' est pas Siegella , donc faut que je sache qui c' est . En face de la maison de ce Gallatt , y a un type qui fait le guet , et ce type m' a tout l' air d' un gangster . Je vais voir mon Gallatt et il a l' air vachement emmerdé . Il sait que Miranda est partie et il ne sait pas où . Ce gars _là a l' air d' un chien qui court après sa queue . Je lui raconte un tas de bobards ; comme quoi je m' appelle John Mulligan , agent d' assurances de l' Illinois Trust qu' a assuré les bijoux de Miranda , et que je suis venu me rendre compte des risques pris par la Compagnie . Il marche . Je lui dis aussi de rester chez lui jusqu' à huit heures du soir , puis de sortir avec une valise , comme quelqu’un qui partirait faire un petit voyage , et que le type chargé de le surveiller va sûrement le filer . J' ai donc dit à Gallatt de s' amener au chemin du Prieuré , et j' ai idée que tu vas le voir radiner vers huit heures et demie . Alors , écoute , Mac . A 8 h 20 , descends l' ascenseur au rez_de_chaussée . Gallatt traversera le couloir sans s' arrêter et sortira par la porte du fond , puis il retournera directement chez lui . Si le type qu' est chargé de filer Gallatt est tant soit peu sérieux , il le suivra dans le couloir . A ce moment _là , tu l' arrêteras - moi je serai derrière lui . On va harponner le gars et lui parler entre quatre z' yeux , comprends _tu ? Il nous dira où est Miranda , en admettant qu' il le sache . T' as saisi le truc ? Mac Fee fait oui de la tête . J' ai saisi . Tu vas le passer à tabac ? On ne peut rien te cacher , p' tite tête . Alors voilà ce qui en est . Et ce sera comme ça parce_que j' ai l' impression qu' il y a un autre mec qu' essaie de s' immiscer dans la combine , et faut savoir qui c' est . D' accord , dit Mac Fee . Je prends un verre avec lui , après quoi je regagne mon logement de Jermyn Street . Je me couche parce_que je sens que je vais encore avoir une soirée chargée , je dors jusqu' à cinq heures , puis je prends une tasse de café - à la mode anglaise - un bain , et je reste là à me battre les flancs jusqu' à sept heures et demie . A sept heures et demie , je prends un taxi et je me fais conduire au Strand en faisant un détour par Long Acre . A Trafalgar_Square , je paie le chauffeur et je déambule jusqu' au Strand Chambers . A une cinquantaine de mètres de là je m' arrête , et j' inspecte le voisinage . Comme de juste , y a un type qu' est adossé au mur en train de se les rouler . Je me planque sous une porte cochère et j' attends . A huit heures , Gallatt sort du Strand Chambers , et il joue son rôle à merveille . Il porte un large raglan de voyage et tient une valise à la main . Il reste quelques minutes planté sur le trottoir , puis il hèle un taxi . Il monte et le taxi l' emmène . Le type qui est en face appelle un autre taxi et file Gallatt , alors moi j' en prends un troisième et je suis les deux autres . Gallatt est assez ficelle . Il se fait trimbaler à travers tout Londres avant de prendre le chemin d' Hampstead , avec ce type qui lui colle aux talons . En fin de compte , à neuf heures moins le quart , Gallatt s' arrête devant le 4 , Priory_Grove . L' autre voiture est à environ cent mètres derrière , et la mienne à la même distance de la seconde . Gallatt descend , règle la course et le deuxième taxi stoppe . Je stoppe aussi . Je donne un billet d' une livre au chauffeur , je traverse la chaussée et je gaffe . Le type du deuxième taxi poireaute un moment , jusqu' à ce qu' il ait vu Gallatt entrer dans Priory Court , et alors il se met tout tranquillement à le suivre . D' un bond , je traverse la chaussée et je m' engouffre dans Priory Court sur les talons du mec . Nous voyons Gallatt longer le corridor et sortir par l' entrée de service . Le type qui file le train se trouve à peu près au milieu du passage , à la hauteur de l' ascenseur , quand Mac Fee apparaît . Un instant , mon p' tit pote , il fait le gars . J' ai deux mots à te dire . Priory Court est un endroit passablement désert . Y a personne dans les parages . Pendant que Mac Fee l' interpelle , le type glisse la main vers sa poche revolver , mais avant qu' il ait pu faire quoi que ce soit , je lui saute sur le mannequin . Je lui prends son pétard et au moment où il se retourne , je lui file un crochet dans les naseaux . Ecoute , mon chou , je lui dis , en lui collant son propre revolver au creux de l' estomac , j' ai l' index qui me démange , alors je te conseille vivement de monter dans l' ascenseur sans faire d' histoire . Il monte dans l' ascenseur . Mac Fee et moi nous montons derrière lui . Mac Fee manoeuvre les boutons et nous grimpons . Nous emmenons le type chez Mac Fee . C' est un gars jeune , bien habillé , qu' a l' allure du p' tit gangster classique qu' on rencontre dans n' importe quelle ville . Je lui dis de s' asseoir . Ecoute , mon petit , nous n' avons pas des masses de temps à perdre . T' étais chargé de surveiller Gallatt aux Strand Chambers . Qu' est_ce_que ça veut dire ? Pour qui travailles _tu , et où est Miranda Van Zelden ? Il ricane . Cause toujours , tu m' intéresses , il répond . Mac Fee me regarde . Ecoute , fillette , que je dis au type , on veut pas être vaches avec toi , mais je te garantis que tu vas parler , comprends _tu ? Alors vas _tu te décider à l' ouvrir . Ou préfères _tu qu' on te file la pâtée ? Il sort un cure_dent de sa poche et commence à se nettoyer les molaires . Vous me faites rigoler , il dit . Je m' approche de lui et je lui file un jeton juste entre les deux yeux . Il culbute avec sa chaise . Il se relève et se place de l' autre côté de la table . Mac Fee le cueille à son tour . Le mec se remet debout et crache deux ou trois dents . Je m' avance sur lui et je le rassois de force sur la chaise . Je soulève la chaise et le bonhomme , et je balance tout le paquet contre le mur . La chaise éclate et le type dégringole par terre . Il est couvert de sang et n' a plus l' air très fringant . Au moment où il se ramasse , Mac Fee lui colle un somnifère à la pointe du menton . Il redescend . Je m' avance sur lui . Alors , tu vas parler , mon petit vieux , je lui dis , ou bien faut _y employer les grands moyens ? Il s' adosse au mur ; il a le nez cassé et un oeil fermé . Il tâte sa mâchoire pour voir combien il lui reste de dents . C' est bon , il dit . J' ai compris . Posez les questions . Bravo , fiston ! Si tu buvais un petit coup avant ? On l' installe sur une chaise et on lui verse à boire . Puis on s' assied tous les deux . Maintenant , mets _toi à table , je lui dis . Il avale une gorgée . Je ne sais pas grand_chose , il fait . On m' a chargé de surveiller Gallatt . Comprenez , le patron était pas sûr de ce qu' il savait au juste . Je travaille pour Gôyaz . J' échange un coup d' oeil avec Mac Fee . Alors Goyaz est dans le coup ? Où est Miranda Van Zelden ? Le type a des ennuis avec son nez , alors je lui prête mon mouchoir . Je ne sais pas , mais voilà ce qui en est : Goyaz est en cheville avec Kastlin , je crois qu' il a dû se dire que Miranda Van Zelden se laisserait tenter par le jeu . Il fait sa connaissance quelque part et elle se laisse prendre au truc parce_qu' elle a idée que le jeu lui procurera des émotions . Et où est_ce_qu' on joue ? Je demande . J' en sais rien , répondit _il . Mac Fee s' avance vers lui et il lève les mains . J' en ai assez pris , pleurniche _t _il . Je vous dis que je ne sais pas . Je fais signe à Mac Fee de laisser tomber . C' est bon , mon joli , maintenant dis _moi où est le quartier général de Goyaz , où le voyais _tu ? Où allais _tu aux ordres ? Il me donne une adresse du côté de Baker_Street . Nous ficelons le zèbre et nous le jetons dans la cave à charbon de Mac Fee . Je fais des voeux pour que Mac Fee ou moi revenions faire un tour dans le coin d' ici deux ou trois jours pour le faire sortir , sans ça , il est mal parti , le gars . Ensuite de quoi , nous trinquons . Qu' est_ce_qu' on fait maintenant , bébé ? dit Mac Fee . Voilà , p' tite tête d' hareng , faut arriver à savoir où est Miranda . J' ai l' intention d' aller faire un tour du côté de Baker_Street . Peut_être que je vais leur faire ça à l' intimidation . Bouge pas d' ici pendant une heure , et si je ne t' ai pas donné de nouvelles d' ici là , va trouver Gallatt aux Strand Chambers . Dis _lui que tu travailles avec moi , John Mulligan , de la compagnie d' assurances Illinois Trust , et patientez jusqu' à ce que je vous fasse signe . Y a des chances pour que je vous téléphone avant minuit . Et le toquard qu' est là en bas ? fait _il en indiquant du doigt la cave à charbon . J' te conseille de te faire de la bile … Laisse _le donc là . Si tu reviens d' ici un jour ou deux , tu le retrouveras peut_être en bon état . Sinon , faudra trouver une combine , et n' oublie pas , quand tu verras Gallatt , que je m' appelle John Mulligan , de la compagnie Illinois Trust . Dac , mon petit pote . Mais tu sais , le micmac Goyaz ne me dit rien de bon . A moi non plus . C' est déjà assez moche d' être forcé de supporter Siegella , mais avec Goyaz en plus , c' est comme de prendre le thé avec des serpents à sonnettes . Tu l' as dit , fait Mac Fee . Dis donc , Lemmy , tu te souviens du temps où on avait décidé de tout laisser choir et de faire de l' élevage de poules dans le Missouri - tu sais bien , la fois que Krimp t' avait mis un pruneau dans la caisse . Oh ! Tais _toi . Je lui dis . De l' élevage de poules ! Grand dadais ! Mais en descendant dans le lift , je me dis que Mac Fee n' a peut_être pas tellement tort , et que ça vaudrait beaucoup mieux pour ma petite santé de faire de l' élevage dans le Missouri , que de fricoter avec les équipes de poisses . Dehors , je prends le taxi et je me fais conduire à Baker_Street . Chapitre IV SIEGELLA EST MARRON Le dos calé dans les coussins du taxi , je pense à Goyaz et je m' efforce de dénouer cet imbroglio . Goyaz est un type pas du tout recommandable . Il était déjà à la tête d' une bande de pieds nickelés à l' époque où les hommes étaient vraiment des hommes et l' arnaque et le faisandage un chouette métier . Il s' était trouvé mêlé à tous les meurtres de quelque importance qui avaient été commis là_bas , et Floyd Bonne _Bouille qu' avait donné un coup de main dans l' affaire du massacre de Kansas_City , où quatre poulets s' étaient fait assaisonner pour avoir voulu sauver un quelconque toquard qui ne tenait pas du tout à être sauvé , Floyd Bonne _Bouille aurait pu prendre des leçons chez lui . Goyaz avait été en cheville avec Siegella dans le temps . Son racket à lui , c' étaient surtout les tripots , il avait un bateau , le Princess_Christabel , qui se tenait au large des villes côtières et où l' on jouait tellement gros jeu qu' un milliardaire aurait pu y perdre ses bretelles sans sourciller . Les jeux étaient truqués comme il n' est pas permis , et tous ceux qui par miracle gagnaient n' avaient jamais l' occasion d' emporter le fric chez eux . Ou bien on le leur enlevait sur le bateau , ou bien on les flanquait par_dessus bord de la vedette qui les ramenait au ponton , et on les faisait chanter avant de les retirer de la flotte . Je sais qu' une fois , Siegella avait touché deux mots à Goyaz d' un enlèvement qu' il avait projeté et pour lequel il s' était mis en tête d' utiliser le bateau de Goyaz . Mais en tout cas , y a une chose qui se voit comme le nez au milieu de la figure , c' est que le toquard que nous venons de dérouiller n' est pas un homme à Siegella - ç' a été trop facile de le faire parler ; un homme à Siegella ne se serait pas si vite dégonflé ! Et la chose qui me prouve aussi que dans cette affaire Siegella et Goyaz ne sont pas en rapports , c' est que ce couillon nous a dit que Goyaz était de mèche avec Kastlin - Kastlin est un gangster à la godille , une cloche qui travaille pour n' importe qui . Il marche le plus souvent avec Goyaz , parce_qu' il connaît les bateaux , et je sais que Siegella voudrait pas se mouiller avec Kastlin pour tout l' or du monde . Il ne peut pas le pifer et sa confiance en lui va à peu près aussi loin qu' il serait capable de balancer une paire d' éléphants en bas âge . Alors , qu' est_ce_qu' il faut en déduire ? Eh ben , il faut en déduire que Goyaz a dû être rencardé sur ce que manigançait Siegella , qu' il a essayé de lui soulever sa combine sous le nez en enlevant Miranda , et il semble avoir réussi son coup . Ce qui fait que Siegella est marron , et comment ! Je vois d' ici ce qu' il va faire à l' équipe Goyaz_Kastlin quand il saura ce qui s' est passé ! Il semble aussi qu' il se soit pas mal démerdé du tout pour son propre compte , le Goyaz ! Il a dû filer Miranda et faire sa connaissance au cours d' une soirée , d' une partie , ou de je ne sais quelle combine . Faut vous dire que Goyaz . C' est le genre polak , beau garçon , très aimable , spécialiste du charme slave et tout ce qui s' ensuit . Après quoi , il a dû lui parler de son salon de jeux sur le bateau , et Miranda a mordu au truc comme un chien à un chapelet de saucisses . Rien d' étonnant . C' est exactement le genre de choses qui doit l' attirer le plus . L' idée d' aller paumer tout son fric à bord d' un bateau a dû lui sembler le comble du raffinement dans le genre distraction . Elle ne se sera pas arrêtée une seconde à la pensée qu' elle pourrait se faire filouter aussi ouvertement que si on lui avait fait les poches . Non , faut qu' elle y aille . Faut avouer qu' elle a un certain cran , la môme Miranda . A ce moment de mes réflexions , nous sommes arrivés à Baker_Street . Je règle la course et je me dirige à pied vers l' endroit dont m' a parlé le zigue à Goyaz . Je tourne dans une rue transversale , et là , un peu plus loin , je vois de grandes écuries . Je m' avance en longeant le mur et tout au bout j' aperçois le logement qui surplombe l' ancien relais . Les rideaux laissent passer des rais de lumière . Dans la poche de mon veston , je trimbale un petit automatique calibre 20 . Un de ces joujoux à tuer les moustiques . Je l' ai pris en plus du calibre 38 que j' ai dans ma poche revolver . Je le sors de ma poche et je le fixe à l' aide d' une pince spéciale à l' intérieur de mon chapeau de feutre mou - c' est un vieux truc à moi , et il m' a été utile plus d' une fois . De cette façon , le revolver est posé sur ma tête , soutenu par la calotte _de mon feutre . J' allume une cigarette , et je grimpe à la porte de l' appartement , au_dessus des anciennes écuries , et je frappe deux ou trois coups . Au bout d' un instant , la porte s' entrouvre légèrement et un Japonais me reluque par l' ouverture , chose qui me donne tout de même un petit coup au coeur , car je sais que Goyaz a toujours eu des domestiques japonais . M Goyaz est là ? Je demande . Parce que j' ai besoin de le voir illico . Il ouvre la porte . Vous attendre ici . Moi aller voir . Comme il se retourne , je lui en colle un juste derrière l' oreille - à la jointure de la boîte crânienne et du cou - un très joli crochet du droit et je l' attrape au vol au moment où il dégringole . Ensuite , je le colle contre le mur , je referme la porte et je monte . En haut de l' escalier , il y a une porte . Je l' ouvre et je me trouve devant un couloir sur lequel donnent plusieurs pièces , des deux côtés . Au fond , à gauche , je vois de la lumière par une porte entrouverte , et j' entends un bruit de voix et de tintements de verres . Je m' avance sur la pointe des pieds , je passe ma tête dans l' ouverture de la porte et j' entre . Il y a là quatre types assis autour d' une table en train de faire un poker . Dans un coin de la pièce , les pieds reposant sur une chaise , Lottie Frisch , l' amie de Kastlin , lit le journal . J' ai l' impression que je ne me suis pas gouré d' adresse ! Alors , les gars , je fais , ça boume ? J' ai sorti mon feu de ma poche et je le leur fais voir . Ils ne bougent pas . Ils étalent simplement leurs mains devant eux sur la table , selon une bonne vieille coutume américaine . Bonsoir , Lottie . Je dis . Comment va , Kastlin ? Ecoutez , braves gens , inutile de s' énerver et de s' engueuler , marchons la main dans la main , voulez _vous ? Je veux pas vous faire perdre votre temps ni vous le mien . Donnez _moi simplement quelques renseignements et vous pourrez retourner à vos bonnes oeuvres . Le type qu' est en face de moi - un grand mec aux cheveux gras - ricane et dit : Tiens , tiens , mais c' est Lemmy Caution , ma parole Qu’est_ce qui se serait attendu à te voir ici - et avec un pétard en plus ! Elle est bien bonne ! Dis donc , péquenot , tu te figures pas pouvoir nous faire le coup de l' attaque de la diligence , non ? Ecoutez , mes p' tits gars , je leur dis avec un sourire narquois , vous me connaissez assez pour savoir que ce serait pas la première fois . Alors , assez de salades . Où est Goyaz ? Je l' ai pas sur moi , il répond . On ne sait pas où il est , pas vrai , vous autres , et si on le savait , on s' arrangerait pour l' oublier . Mais dis donc , Lemmy , je croyais que t' étais dans le fin fond du Missouri en train de monter une combine prohibitionniste ? Ta gueule , je lui fais , assez plaisanté . Si tu ne me dis pas où est Goyaz , je te fais sauter le nez . La poule intervient . Oh ! Merde , elle dit . A quoi bon tant de mystère ? S' il veut savoir où est Goyaz , y a qu' à le lui dire , à ce cave . Goyaz est assez grand pour s' occuper de lui à sa manière . Qu' est_ce_que tu cherches , Lemmy ? T' essaye de fourrer ton grand nez dans une combine quelconque ? Tu t' es trompé d' adresse , moi , je te le dis . Suffit , Lottie . J' ai jamais été plus sérieux de ma vie . Où est Goyaz ? Elle se lève . J' ai là son adresse , dit _elle avec un haussement d' épaules . Il est quelque part à la campagne . Elle prend sur la table un petit sac à main de soie noire , et l' ouvre . Pour moi , elle va simplement prendre un bout de papier dans le sac , et c' est là que je m' aperçois que j' ai encore pas mal de choses à apprendre et que je peux me faire faisander comme un apprenti , parce_que c' te punaise a un automatique miniature dans son sac , et elle tire à travers le fond . Elle fait mouche . J' ai soudain l' impression qu' on vient de m' enfoncer un tisonnier chauffé à blanc dans le bras droit . Mon poignet s' affaisse et avant d' avoir pu dire ballot , les quatre truands m' ont bondi sur le paletot . Ils me passent au laminoir . Une fois que cette équipe d' étrangleurs en a fini avec moi , je ressemble à une démonstration communiste à New_York un soir que les flics sont mal lunés . Ce que ces types me font , ça peut pas se raconter . En fin de compte , ils me saucissonnent avec une corde que le domestique japonais apporte , puis ils me collent contre le mur . Le mec aux cheveux luisants me fait les poches , et je me félicite de n' avoir pas les 10 ooo dollars sur moi . Je n' ai que 1 ooo dollars de mon propre argent et ils s' approprient le rouleau . Après ça , le gars se recule et me considère . Alors , pigeon , il ricane . Qu' est_ce_que t' en dis ? Tu te rends compte , Lemmy Caution , le célèbre gangster , qui se fait plumer comme un vulgaire poulet de grains . Tu pouvais pas t' occuper de tes oignons ? Lottie fait le tour de la table et s' approche Elle me regarde et se met à rire : Qu' est_ce_que tu traînes ? Elle fait . On ne t' avait jamais dit que les femmes , y en a des fois qu' ont un feu dans leur sac à main ? Tiens , tape _toi donc une tranche de bottine , mon chéri . Elle se recule et me donne un coup de pied dans la figure . Je ne sais pas si vous avez jamais reçu d' une bonne femme un coup de soulier dans la figure , mais les talons Louis_XV ça fait un mal de chien . J' ai l' air de saigner de partout , et mon bras droit me fait danser une drôle de polka . C' est bon , mes petits rigolos , je leur fais . Attendez seulement . Non mais , vous vous figurez qu' un faux jeton , un truqueur et un faisan comme Goyaz est capable de monter le coup à un type comme Siegella ? Qu' est_ce_que vous croyez qu' il va arriver quand il apprendra ce qui s' est passé ? Lottie s' esclaffe . Dis donc pas de conneries , à partir de ce soir , personne ne nous verra plus dans le pays . Siegella pas plus que les autres . Je me sens tomber dans le cirage . Adossé au mur . Je me tortille pour tâcher de trouver une position plus commode . Ils m' ont attaché les mains derrière le dos , et la douleur dans mon bras droit n' a rien de très agréable . J' ai idée que la balle de Lottie a dû pénétrer quelques centimètres au_dessus du poignet , mais l' hémorragie a l' air de se calmer , et j' ai l' impression qu' elle a passé à côté de l' os et de l' artère , ce qui est fort heureux . Elle retourne s' asseoir et reprend son journal . Je peux distinguer le titre de l' article qu' elle lit , c' est : Servez _vous de votre charme , eh bien , je vous prie de croire que si elle se servait de son charme avec autant de chic que de son pied , elle ferait son chemin , ta petite dame . Les quatre autres types ont repris leur partie de poker et boivent des whiskies _sodas . Quelque part dans le voisinage , une cloche sonne dix heures . Je me sens écoeuré , et je me dis que je suis pas la moitié d' une betterave d' être venu tout seul dans ce coupe_gorge . Et en plus , on n' a pas idée de se laisser posséder par une donzelle comme Lottie . Au bout d' une heure , le type aux cheveux gras qu' a l' air d' avoir rétamé les trois autres , roule son paquet de biftons et met son veston . Vous venez , les potes , il gueule , il est temps de se tailler . Dis donc , Lottie , qu' est_ce_qu' on fait de ce jean_foutre ? Il me regarde , je suis toujours adossé au mur , les yeux fermés ; je fais comme si j' étais prêt à tomber dans les pommes . Ne vous tracassez pas pour lui . Allez _vous _en , les enfants , Hiska et moi on va l' emmener . Goyaz se chargera de lui après . Elle passe dans une autre pièce . Les quatre types prennent leurs affaires et chassent , et le Japonais qu' elle a appelé Hiska s' amène et commence à nettoyer . Quelque part dans l' appartement j' entends Lottie chanter . Mon chapeau est juste sous la table . Encore une chance que quand les quatre zèbres m' ont chargé , mon chapeau soit tombé , et soit tombé du bon côté . Sous la calotte , à l' intérieur , il y a mon petit revolver , et si je réussis à détacher mes mains , peut_être que je peux encore leur en faire voir des vertes et des pas mûres . J' ouvre les yeux et j' interpelle le Japonais : Dis donc , toi , pourquoi tu ne m' écoutes pas ? Ça ne t' avancera pas à grand_chose ce que tu fais là , tu sais . Un de ces quatre matins je vais t' agrafer et ce que je te ferai , tu retourneras pas chez toi le raconter , s' pèce de jaunisse à bretelle ! Vous faire moi rigoler ! , il dit . Au même instant , Lottie entre . Ecoute , ma petite fille , je lui fais d' un ton plaintif , aie un peu de coeur quand même . Bon Dieu , quoi , tu sais très bien que tu m' as filé une dragée dans le bras droit . Ça pisse comme les grandes eaux de Versailles , tu pourrais p' t' êt' m' y mettre un pansement ou quéq' chose , à moins que tu ne cherches à ce que je te crève dans les mains . Si je m' écoutais , je t' enfoncerais un fer rouge dedans , mon amour , elle dit . Mais t' as peut_être raison , après tout . Elle ouvre son sac et sort son revolver . Dis donc , Hiska , détache ses mains , il est incapable de bouger - et attache _lui une serviette ou ce que tu trouveras autour du bras , il salit mon tapis . Et attention , Lemmy , au moindre mouvement je te fais un trou dans le soufflet , et tu sais que je tire droit . Mais bien sûr , poupée , t' as rien à craindre , va . Le Japonais sort et revient avec une serviette , de l' arnica et un pansement . Il coupe la corde , alors je remue mon bras et je l' examine . Comme je le pensais , Lottie m' a percé net l' avant_bras ; la balle est ressortie de l' autre côté . Le Japonais coupe la manche de mon veston , lave la blessure , bouche les deux extrémités avec un tampon d' ouate , et entoure le tout d' une bande de crêpe . J' ai l' impression d' avoir un bras en bois , et le Japonais , qui se souvient de la châtaigne qu' il a dégustée tout à l' heure , ne me ménage pas beaucoup . Je m' affaisse contre le mur , les yeux fermés , et je commence à geindre . Debout , de l' autre côté de la table , le revolver à la main , Lottie me surveille . Le Japonais vient juste de se relever , et se tient debout à ma droite . Alors , pigeon , ça n' a pas l' air de te plaire ? fait _elle . Je croyais que t' étais capable d' encaisser ! Je pousse un gémissement . Oh ! Je me sens mal , je marmonne . En disant ça , je pique une tête en avant , et je rue des deux pieds , qui sont liés , contre les tibias du Japonais . Il tombe sur moi juste à la seconde où Lottie appuie sur la détente . C' est le Japonais qui prend . Il se met à hurler . Je l' écarté du bras gauche et je plonge sous la table , pendant que Lottie recommence i faire donner l' artillerie . Mon chapeau est juste à portée de ma main gauche et les chevilles de Lottie cinquante centimètres plus loin . Je laisse tomber le chapeau pour le moment . Je replonge , j' empoigne sa cheville de la main gauche et je tire . Elle s' étale ; j' agrippe son bras qui tient le revolver et je le tords . Elle ouvre la main et laisse tomber l' arme . Je jette un rapide coup d' oeil par_dessus mon épaule , et je vois que le Japonais est assez mal en point . Il est couché sur le côté et n' arrête pas de tousser . J' ai idée que Lottie lui en a mis une dans le poumon . Je la tire sous la table , et je pose mes jambes qui sont toujours attachées sur elle , de façon à l' empêcher de bouger . Ensuite , de la main gauche , j' attrape mon chapeau , et je prends le revolver qui est dedans . Et maintenant , ma mignonne , détache mes jambes , et magne _toi . Elle s' affaire . Moins de deux minutes après , je suis debout à la table en train de me préparer un whisky_soda . Le Japonais continue son numéro de tousseur sur le parquet , et Lottie assise de l' autre côté de la pièce fume une cigarette . Elle a pas l' air très contente . Alors , mignonne , je lui dis . Qu' est_ce_que tu penses de tout ça , maintenant ? Elle me le dit , sans réticences . Elle me dit tout ce qu' elle a pensé de moi , de mon père , de ma mère , et ce qu' elle souhaite voir arriver à mes descendants éventuels . J' en ai entendu , des gonzesses dessalées , dans mon existence , mais celle_là aurait tenu tête à un bataillon de légionnaires et les aurait laissés sur place . Je mets fin à la séance en lui balançant un coussin qui la fait dégringoler de sa chaise . Elle se relève . Qu' est_ce_qu' on fait maintenant ? elle demande . Te casse pas la tête , frangine . On va faire une virée tous les deux , mais d’abord on va retourner ce gnard _là . Et voir ce qu' il a Elle retourne le Japonais . Comme je le pensais , elle l' a touché derrière l' épaule , et , selon moi , la balle a dû traverser le sommet du poumon . Je la force à le ligoter , et à l' adosser au mur . Où est la bagnole , Lottie ? Je lui demande . Dans le garage à côté . Bon . On va maintenant ficeler ce gars _là de telle façon qu' il ne puisse plus bouger , et après ça , on va monter dans l' auto tous les deux , et je te conseille de ne pas essayer d' entourloupettes en chemin . Une fois le Japonais ligoté , nous descendons . Le garage est tout de suite à côté et dans ce garage il y a une grande conduite intérieure . Je la contrains à l' amener devant rentrée de l' appartement , après quoi nous remontons là_haut . Et maintenant , ma fille , mets _toi bien ça dans la tête : Pas question que je laisse ce branque de Goyaz et ton petit ami Rastlin faire les zigotos avec Miranda . Où sont Goyaz . Kastlin et Miranda ? Elle me regarde et rigole . Te gêne pas , mon gros , elle me lance ; essaie tout ce que tu voudras , j' ai la bouche cousue . Je lui fais un petit sourire en coin . C' est comme tu voudras , chérie . T' es pas la première grognasse à me sortir ce genre de boniment . Va mettre ton délicieux petit bada , mon chou , nous allons faire une promenade , toi et moi . Je la conduis dans l' autre pièce , et j' attends qu' elle ait fini de mettre son chapeau et de se poudrer le nez . Ensuite , nous descendons . Je ferme la porte de l' appartement , je la colle au volant et je prends place derrière . Nous allons à Knightsbridge , je lui dis , et trace . C' est bon , Lemmy , elle répond . Mais souviens _toi de ce que je vais te dire . Un de ces jours , mon petit Kastlin va s' occuper de toi , et je te promets une simple petite chose : on te fera prendre un bain de paraffine , et c' est moi qu' aurai le plaisir de l' allumer . Environ une demi_heure plus tard , la voiture stoppe devant l' appartement de Knightsbridge , l' endroit où Connie m' avait amené . Je prie ardemment tous les saints du paradis de faire que Constance habite bien c' te turne , parce_que sans ça , je suis chocolat . A peine arrivé , je glisse mon revolver dans ma poche de droite , et prie Lottie de descendre . Marche devant , ma jolie , et tâche de ne pas broncher , sans ça je prévois qu' il va y avoir un sale accident . Nous prenons l' ascenseur et nous arrêtons au palier . Je tambourine sur la porte et je vous garantis que mon coeur fait un triple saut périlleux quand Connie vient ouvrir . Elle porte un négligé tel que la reine de Saba aurait l' air de la femme de ménage à côté d' elle . Ben , ça , par exemple … , elle fait . Mais dis donc , qu' est_ce_que ça signifie ? Ecoute , Constance , je lui dis , nous venons chez toi tenir une petite réunion familiale . Tu vois cette petite mousmé , eh bien , je te demande simplement de la tenir à l' oeil . Elle travaille avec Kastlin et Goyaz , et ils ont escamoté Miranda . Eh ben , ça c' est plus fort que de jouer au bouchon ! Je veux bien qu' on me les coupe , dit Connie . Entre , mignonne . Elle attrape Lottie par le nez et la tire dans l' appartement , puis elle lui flanque un coup de pied qui l' envoie dinguer à travers la pièce . Lottie rebondit contre le mur et termine sa course sur le tapis , et je vous prie de croire qu' elle fait une sale bouille Et maintenant , Connie , je lui dis , qu' est_ce_que Goyaz vient faire là_dedans ? Eh bien , voilà , Lemmy . C' est pas compliqué . Goyaz était avec nous dans le coup de l' enlèvement tout au début . On devait se servir de son bateau . Mais après , il a fait des histoires question fric et Siegella l' a scié . Il a voulu se venger en essayant de le rouler , c' est tout . Tu parles ! Pour le rouler , il l' a roulé ! Je vois d' ici comment ça s' est passé : Goyaz fait la connaissance de Miranda , lui promet qu' elle s' amuserait comme une petite folle sur son yacht _casino quelque part en mer , la fait monter à bord et si on ne grouille pas de faire quelque chose , jamais nous ne reverrons c' te môme ! Constance approuve d' un signe de tête . T' as raison . Où est ce bateau , et où se trouve Goyaz ? Demande _le _lui . Mais elle dit qu' elle ne parlera pas ! J' indique du doigt Lottie qu' est assise sur une chaise et qui se frotte les reins ; on dirait le portrait tout craché de la belle_mère de Satan . Tiens , tiens , elle ne veut pas parler ? Voyez _vous ça ! Elle s' avance vers Lottie . Ecoute , mignonne , elle fait , tu vas parler et tout de suite . Viens un peu par ici avec moi . Elle attrape Lottie par la peau du cou et la met debout . D' une brusque détente , Lottie lui envoie son pied dans le tibia . Alors Connie se met au travail . C' est une grande et belle fille , et ce qu' elle oublie de faire à Lottie tiendrait largement sur la moitié d' un timbre_poste . En fin de compte , elle la traîne dans l' autre pièce . Je m' octroie une cigarette d' une boîte qu' est sur la table et je l' allume . Mon bras droit devient de plus en plus raide , au point que je ne le sens plus du tout . Ça ne me dit rien de bon . Soudain j' entends un cri étouffé venant de la chambre voisine , à quoi je déduis que Connie est en train de dérouiller gentiment la petite Lottie , après lui avoir collé un oreiller sur la figure , histoire de ne pas ennuyer les voisins . J' ai deviné juste . Deux minutes plus tard , Connie s' amène à la porte . Elle a le sourire du chat , qui vient de croquer le canari . De l' intérieur , j' entends Lottie sangloter . Tout va bien , Lemmy . Elle a parlé . Goyaz a ancré son bateau juste à la limite des trois milles1 , près de l' île de Mersey , un coin qui doit se trouver pas loin de Colchester . Mais on n' a rien à craindre parce_que le bateau ne part qu' à six heures demain matin . On a tout le temps . 1 Three miles Hmit . En Angleterre , comme en Amérique , les jeux ( aussi bien que l' alcool durant la prohibition ) , n' étaient permis qu' à trois milles de la côte . JV . d T ) On a lien du tout , je lui dis . Connie regarde Lottie du coin de l' oeil , puis elle revient dans la pièce après avoir fermé la porte . Ne t' en fais pas pour elle . Maintenant que je lui ai fait le grand jeu , elle est plus capable de bouger le petit doigt . Alors , qu' est_ce_qu' on fait maintenant ? Vaudrait mieux que je prévienne Siegella . Voilà qui ne m' arrange pas du tout . Laisse tomber , Connie . Voilà ce qu' on va faire : je connais la bande Goyaz_Kastlin . C' est des gangsters à la mie de pain . Je vais jouer la grande scène du preux chevalier tout seul . Tu te rends compte de la publicité que ça me fera auprès de Miranda si ça marche ? Après ça , je suis le Prince Charmant et je peux faire tout ce que je veux d' elle . Connie approuve de la tête . T' as raison , Lemmy . Elle me regarde d' un air tout chose . Mais dis donc , elle fait , t' aurais pas le béguin pour la môme Miranda , des fois , non ? Tu sais qu' elle est gironde , la petite . Oh ! Tu me fais mal , Connie . Tu sais bien que je ne suis pas un coureur de jupons . Miranda n' est pas mal , mais ce n' est quand même pas le même rayon que toi , pas vrai , poupée ? Je la serre contre moi . C' est bon . Lemmy . Cesse , on a du travail à faire . A qui le dis _tu ! La première chose à faire , c' est de soigner mon bras . J' ai l' impression de trimbaler un paquet de tisons dans ma manche . Connie se met en mouvement . Elle court dans l' autre chambre jeter un coup d' oeil sur Lottie . Pour plus de sûreté , elle ligote c' te soeur au pied du lit avec des serviettes . Je ne crois pas avoir jamais vu un tableau plus drôle que Lottie Frisch à ce moment . On aurait pu intituler ça le cauchemar d' un garçon de bains turcs . Et voilà , dit Connie . Maintenant je file te chercher de quoi panser ton bras . Je reviens tout de suite . Entendu , mon loup . Et ramène la voiture parce_qu' on va aller faire un tour du côté de l' île Machinchouette , le plus vite possible . Elle sort . J' attends d' avoir entendu descendre l' ascenseur . Ensuite , je prends l' annuaire du téléphone , je trouve le numéro de Strand Chambers et j' appelle Gallatt . Dans mon for intérieur , je prie le bon Dieu et toute sa séquelle que Siegella n' essaie pas de descendre Gallatt ce soir , parce_que sinon , ça pourrait faire un drôle de bacchanal avec Mac Fee dans les parages . Gallatt me répond et je lui dis de me passer Mac Fee . Ecoute bien , Mac ; il se passe une salade terrible par ici . Tu peux pas savoir . Dans l' ensemble , ça peut se réduire à ça : Goyaz et Kastlin ont enlevé Miranda et l' ont emmenée à bord d' un bateau , probablement le Princess_Christabel , sous un autre nom , qu' est ancré au large de l' île de Mersey , à la limite des trois milles . Vas y avec Gallatt , mais tiens _toi peinard jusqu' à ce que j' arrive . C' est Connie , l' amie de Siegella , qui va m' y conduire . Faut que je m' arrange pour la semer quelque part avant qu' on se rencontre tous les trois . Quand vous serez là_bas , tâchez de dégotter le ponton ou la jetée où un canot à moteur du Princess_Christabel pourrait aller s' amarrer , tournez _vous les pouces jusqu' à ce que je rapplique . D' accord , fait Mac Fee . Combien de temps il te faut ? Je regarde la montre à mon poignet gauche . Il était minuit moins le quart . Ecoute , Mac , il est minuit moins le quart . L' endroit est à peu près à cent kilomètres d' ici , et comme on va tracer , mettons que nous y serons vers les une heure . Salut . Entendu , p' tit pote , à t' à l' heure . Je raccroche et j' en allume une autre . Cinq minutes plus tard , Connie radine . Elle ramène une cargaison de pansements , de teinture d' iode et de tout ce qui s' ensuit , et commence à s' occuper de mon bras . Je vous ai déjà dit que la môme Connie en jetait un drôle de jus . Elle est bien balancée et elle a de longues mains aux doigts effilés . Tandis qu' elle travaille sur mon bras , son parfum me chatouille agréablement le nez . Elle m' arrange le bras tout ce qu' y a de pépère et me met le pansement . T' as du cran , Lemmy . C' est vrai que t' es un dur , hein ? La belle avance . Personne ne s' en rend compte . Elle sourit . Ne crois pas ça , Lemmy , elle fait . Elle m' embrasse , et l' espace d' une minute tout fout le camp . Pour je ne sais quelle raison , voilà que je me mets à songer à l' élevage des poules dans le Missouri . Puis je reviens à moi . Allez , viens , Connie , faut se tailler . Ça m' ennuie d' avoir à t' emmener , mais faut que tu conduises . Et comment , que tu m' emmènes . Il faut qu' on retrouve Miranda . Tu vois d' ici la fureur de Siegella quand il va savoir de quoi y retourne . Qu' est_ce_qu' ils vont prendre , Goyaz et compagnie . Elle va me chercher mon chapeau et jette un dernier regard sur Lottie . C' te frangine est tellement secouée qu' elle n' est même plus capable d' articuler un son . Je reviendrai te chercher tout à l' heure , lui dit Connie , et à ce moment _là , je te dirai ce que je vais le faire . Penses _y , mon petit , ça t' aidera à passer le temps . Nous descendons par l' ascenseur . Le roadster nous attend dehors . Nous montons , et Connie appuie sur le champignon . Comme la voiture démarre , Connie sort un lourd revolver de la poche de la portière . Tiens , coupe _t' en une tranche , Lemmy . J' ai l' impression que t' en auras besoin ce soir . Et comment que j' en ai eu besoin ! Chapitre V LA COMPLAINTE DES FLOTS BLEUS Constance y tâte pour ce qu' est de conduire . Le compteur ne descend au_dessous de cent dix que lorsqu' il y a un flic en vue . On traverse Londres , et bientôt nous voilà dans Stratford - il est à ce moment minuit et demie environ - et je suis en train de me creuser le caberlot pour savoir comment je vais semer la fille , parce_que ça ne m' arrangerait pas du tout qu' elle rencontre Gallatt et Mac Fee , qui vont être à vadrouiller dans les parages de cette île de Mersey . Ça va être coton de la rouler la petite Connie . Parce que , comme vous pouvez le remarquer , c' est pas le genre de souris à se laisser monter le job , en fait , j' irai même jusqu' à dire que le type qu' irait à la chasse aux mites sur la cervelle de cette jeune personne , y serait sûr de faire chou blanc . Moi y en a savoir qu' y faut que je me débrouille d' une manière ou d' une autre avant d' arriver à Mersey . Devant moi , sortant de la poche de l' auto , je vois un guide de l' Automobile Club et une lampe électrique . Je prends le bouquin , j' allume la lampe et je fais le monsieur qui calcule les kilomètres de tel endroit à tel endroit , mais ce que je cherche en réalité , c' est où perche le prochain garage . Au bout d' un moment , je finis par m' y reconnaître . Il y a un garage à quinze kilomètres de l' endroit où nous sommes . Je guette le compteur et j' attends que nous en ayons fait dix . Ensuite , je commence à goupiller ma petite affaire . Dis donc , Connie , je fais . Arrête _toi une seconde , veux _tu ? Ça fait un sale bruit derrière et j' aime pas ça . Ça a l' air de venir de la roue gauche . Ce serait pas indiqué d' avoir un accident , alors retiens ton équipage pendant que je vais voir ce qu' il y a . C' est un vieux truc qui m' a déjà réussi . Dans la poche de mon gilet , j' ai toujours une vieille lame de rasoir fixée dans un petit truc ; ça me sert de coupe_cigares et pour d’autres choses . Je descends , je contourne la voiture et j' enfonce la lame dans l' enveloppe de la roue arrière gauche . Je l' y laisse parce_que j' ai idée qu' au bout d' une demi_douzaine de tours , mon système va marcher et faire éclater le pneu . Un moment après , je reprends ma place en annonçant que tout va bien , et nous repartons . Ça marche . Nous faisons encore dans les trois kilomètres et Connie approche du cent , quand le pneu se ratatine . La voiture fait un magnifique dérapage , et c' est uniquement grâce à la technique calée de ma petite amie que nous évitons le fossé . Je descends regarder le pneu . Eh ben . C' est du propre ! Je dis . Voilà bien les femmes ! Pas fichues d' avoir un pneu de rechange ! Elle fait la moue . C' est bien ma veine . J' ai crevé le rechange et je l' ai donné à réparer au garage . Voilà qui va bien nous avancer . En tout cas , tu ne peux pas conduire comme ça . Bouge pas , je vais voir si je peux trouver un garage . Je reprends le guide et je lui dis qu' il y en a un à trois kilomètres et que je vais cavaler chercher une bagnole et revenir la trouver . Elle dit bon . Je démarre au petit trot et j' atteins bientôt le garage en question , qu' est pas si loin que ça . Mon bras me lance terriblement . Ils ont une Chevrolet à louer . Je la prends , et ensuite j' écris un billet à Connie . Je lui dis que , selon moi , il est tellement tard que je file tout de suite à l' île de Mersey , que je lui envoie le garagiste pour réparer son pneu , et qu' elle ferait bien de venir me rejoindre après . Qu' une fois là_bas , le mieux pour elle serait de passer à la gare la plus proche pour m' y prendre , car c' est le seul endroit qui me vienne à l' idée . Je donne ce mot avec un billet d' une livre au garagiste et il me dit qu' il va s' occuper de Connie . Je fonce . Je parie que personne dans ce pays n' a jamais vu conduire une bagnole comme je conduisais cette Chevrolet ; j' arrive à l' île de Mersey vers les deux heures moins le quart . C' est pas réellement une île , d' ailleurs . Il y a la mer tout autour , sauf par_derrière , où il y a un petit cours d' eau avec un pont par_dessus . C' est un endroit bizarre , obscur et humide . Je continue passé le pont jusqu' à ce que je croise un type . Je lui demande s' il n' y a pas une jetée ou un môle d' embarquement dans les environs et il m' indique l' endroit . Je finis par y arriver et je range la voiture le long d' une haie bordant la route , puis je vais à pied jusqu' au débarcadère . C' est une sorte de plate_forme montée sur pilotis . L' endroit est complètement désert . J' inspecte les environs , mais je ne vois pas de Mac Fee ni de Gallatt , et je commence à me demander s' ils n' ont pas , eux aussi , eu un accident ou quelque chose , ou si Mac Fee , croyant qu' il m' est arrivé une tuile , a risqué le paquet et est monté à bord du Princess_Christabel . J' ai beau vadrouiller de droite et de gauche , je vois pas de bonhomme . Au loin , je vois scintiller les lumières d' un bateau , et je me doute bien que c' est le yacht à Goyaz . Je m' écarte du ponton et je prends un chemin de traverse qui donne dans la grand_route par où je suis venu . Un peu plus loin , sur la gauche , je vois briller une lumière à une fenêtre . C' est une sorte de cabane de pêcheurs et sur le seuil se tient un type en chandail bleu en train de fumer sa pipe . Salut , l' ami , je lui fais . Fait pas très beau , hein ? N' auriez pas vu par hasard deux gars dans ce coin ? On avait rendez_vous là_bas au ponton . Il continue à tirer sur sa pipe pendant près d' une demi_minute avant de se décider à répondre . Ce gars _là doit être une de ces lumières dont les journaux vous racontent qu' ils ruminent longuement ce qu' ils vont dire , de peur de parler trop vite . Finalement , il fait : Ah ! Oui ; j' ai vu deux hommes par ici . J' crois bien qu' ils vous cherchaient . Puis ils se sont dit que vous ne viendriez peut_être pas . Que peut_être vous aviez eu des ennuis en route . Parfait , je dis . Je lui refile un billet de dix shillings . De quel côté y sont allés , vieux ? Je lui demande . Sont allés sur ce bateau qu' est là_haut . Ils ont loué le canot à Jim Cardine . Quand ça ? Oh ! y a à peu près cinq minutes … disons une demi_heure . Je sais pas au juste … Vous avez un autre bateau par ici ? Je demande . Enfin , un truc quelconque pour m' emmener là_bas ? Il secoue la tête . Cardine est le seul dans le pays qu' a une barque à moteur , et il commence à en avoir par_dessus la tête , parce_qu' ils n' ont pas voulu l' emmener avec eux . Ils ont loué la barque et sont partis tout seuls . Faut dire qu' il leur a compté cher . A c' t' heure _c i , vous ne trouverez personne pour vous emmener là_bas à la rame , la marée est trop forte , on n' y arriverait pas . Merci , mon vieux , vous m' avez rendu un fier service ! Je dis bonsoir et je reviens le long de la route jusqu' au ponton . Je suis dans le pétrin et je ne vois pas ce que je pourrais faire , mais , de toute façon , il me paraît inutile de rester planté là à me tourner les pouces et d' ailleurs , j' aime mieux marcher quand je réfléchis . Alors je quitte le ponton et je remonte la route passé l' endroit où j' ai rangé la voiture , en me demandant qu' est_ce_que je vais bien pouvoir manigancer , bon Dieu ! J' ai bien dû faire une centaine de mètres , lorsque j' entends un bruit de moteur . Au son , ça me paraît être un camion . Subitement , il me vient une idée . Supposons , histoire de parler , que les quatre gangsters qu' étaient avec Lottie Frisch à Baker_Street , soient partis si tôt uniquement parce_qu' ils devaient prendre des provisions ou du matériel quelconque pour le Princess_Christabel , ça pourrait être eux ! Je me tiens dans l' ombre de la haie , sur le bas_côté de la route , et un instant plus tard , le camion s' amène . Je me vote des félicitations parce_que j' ai vu on ne peut plus juste . C' est un gros dix tonnes qu' est bourré d' un tas de caisses et de marchandises . Tout en haut , la bâche s' est légèrement soulevée et je repère une caisse de whisky . C' est le type aux cheveux huileux qui tient le volant . Il y a deux autres bonshommes à côté de lui , et je me dis que le quatrième doit être quelque part derrière . Le camion passe devant moi , mais au lieu de filer vers l' embarcadère , il tourne à droite et s' en va vers la cabane du pêcheur de tout à l' heure . Le voilà qui s' arrête . Je me faufile en douce sur l' herbe , dans sa direction , et j' entends un tas de parlotes , alors il me paraît évident que le chauffeur s' est trompé de route et s' apprête à faire marche arrière pour reprendre la bonne et se diriger vers le môle . Le chemin est très étroit , ça ne va pas tout seul , et pendant qu' il s' escrime à manoeuvrer sa locomotive , je reviens sur mes pas , je grimpe dans ma voiture et l' amène sur la petite route . Une fois là , je la colle au beau milieu du chemin . Ensuite , je descends et me poste derrière la voiture . Deux minutes après , le camion recule et stoppe à trois mètres de mes phares . Le conducteur passe la tête et me gueule d' enlever ma nom de Dieu de tinette de là , et est_ce_que je suis miro pour pas voir qu' il essaie d' atteindre le débarcadère . Je ne pipe pas . Je m' accroupis simplement derrière la voiture . Un instant après , je les entends qui descendent . Comme ils passent devant mes phares , je vois qu' ils s' amènent tous les quatre en tas . Ils contournent la bagnole et , moi , je les attends derrière , mon luger dans la pogne . Haut les mains , bande de caves , je leur dis . Alors , comment ça va ? Vous ne vous attendiez pas à me voir , hein ? Le type aux cheveux gras n' a pas l' air très content . Spèce de sale ceci et cela , il dit . T' as réussi à te débiner , on dirait ? Et comment ! Je lui fais . A part ça , tu vas être gentil de me dire ce qui m' empêcherait de vous coller à chacun deux bouts de ferraille dans la peau et de vous flanquer à la flotte ! Allez , alignez _vous devant la voiture , le dos tourné vers moi , et plus vite que ça ! Ils s' alignent , les mains en l' air , et je dois dire que c' est une chance que ce coin de l' île de Mersey soit désert et qu' il n' y ait personne à se baguenauder par ici , sans ça on nous aurait pris pour le cirque Barnum , peut_être bien . Je les passe à la fouille . Ils ont tous un feu . J' en fais un petit tas derrière moi . Je confisque en même temps les 1 ooo dollars que le type gras m' avait chipés aux écuries de Baker_Street , plus les 400 qu' il avait gagnés au poker aux autres . Pas de raison pour que je me fasse pas un petit bénef dans cette affaire . Naturellement , le type n' est pas content et devient excessivement injurieux à mon égard . Alors , je me fâche . Je sonne les trois premiers d' un coup de crosse sur le haut du crâne . Ils se ratatinent par terre . Ensuite je discute le coup avec le dernier , le plus petit . Ecoute , fiston . Je suis un type pas commode et j' aimerais pas te voir mourir avant ton heure . Voilà ce que tu vas faire . Tu vas charger ces trois mecs _là sur ton camion et tu vas filer à Londres , et je te conseille de ne pas traîner en route parce_que si jamais je te rencontre quelque part , je te fais rentrer du clair de lune dans la viande . Alors , tire _toi et ne t' arrête pas avant Charing_Cross . Il a l' air d' avoir une sérieuse trouille . Il doit pas en mener large . Après s' être donné un mal fou , il a rechargé les trois branques dans le camion . J' écarte ma voiture et il rejoint la grand_route en marche arrière . Ecoute , fils , je lui dis . Un instant , avant de t' en aller . D' ici cinq minutes , tu auras quitté l' île . Tu vois le téléphone , là_bas ? Je désigne la cabine téléphonique qu' est au bout du môle . Eh ben , cinq minutes après ton départ , je vais appeler la police d' Essex . Je vais leur dire que je suis un habitant de par ici et que je viens de voir un camion conduit par un type à mine patibulaire avec trois types évanouis dedans , prendre la route de Londres . Selon moi . Si je te fais agrafer par les flics anglais , y te poseraient un tas de questions , pas vrai ? Ça serait mauvais pour toi . Et ça sentirait mauvais pour Goyaz et Kastlin . Alors , fous _moi le camp et ne te retourne pas en chemin . T' as compris ? Bon , ça va , il dit . Seulement , tu peux être tranquille que ça va se payer un jour , tout ça . Et ça se paiera cher ! Ne me fais pas chialer , mon joli . Va _t' en ou je te bute . Il s' en va , et je vois ses feux rouges s' enfoncer dans la nuit . Je suppose bien n' avoir rien à craindre de ce gars _là . Inutile de dire que je téléphone à aucune police parce_qu' en ce moment j' ai pas du tout envie de renouer de relations avec aucune espèce de flics . Ensuite , je balance l' arsenal à la flotte et puis je me rassemble sur un rang et me convoque pour une conférence . Deux choses sont certaines : la première , c' est qu' un canot du Princess_Christabel va s' amener au ponton pour charger la cargaison du camion , et la deuxième , c' est qu' il faut que je fasse quelque chose au sujet de Constance qui va se faire vieille à m' attendre à la gare - je ne sais d' ailleurs pas où elle perche - et va faire des siennes si je n' interviens pas . Constance va sûrement entreprendre quelque chose , parce_que ce n' est pas le genre de môme à se battre les flancs à un moment pareil . Donc , mon premier pion à jouer , c' est Constance . Alors je mets le contact et je démarre . Il y a des chances pour que la gare soit située quelque part le long de la grand_route par laquelle je suis venu ; il ne me faut pas longtemps pour réaliser que j' ai vu juste du premier coup . La gare est un petit bâtiment qu' est à gauche et un peu en retrait de la route . Le coin est tranquille et a l' air abandonné , car dans ce patelin de Mersey , le train ne passe que le jour de l' an des années bissextiles . J' aperçois la voiture de Connie , rangée le long des palissades . Cette jeune personne a l' air très contente de me voir . Elle est assise au volant et fume une cigarette . Adieu , Lemmy , fait _elle . Je suis contente de te revoir tout d' une pièce . Dis donc , qu' est _ce qui t' a pris de te défiler ? Pourquoi tu m' as semée comme ça ? J' ai foutrement bien fait , je lui dis . Je lui raconte ce qui est arrivé et je lui démontre que si je n' avais pas été là , les quatre zèbres auraient gagné le Princess_Christabel , et moi j' aurais pu me fouiller pour ce qui est de monter à bord . Elle a l' air soucieuse . Dis _moi , Lemmy , qu' est _ce qui va se passer au juste une fois que tu y seras , à bord , qu' est_ce_que tu crois que Goyaz va te faire ? Tu ne t' imagines pas qu' il va être content de te voir . Ce type va l' abattre et te jeter aux ordures après , aussi sûr que je m' appelle Constance . Dis donc pas d' enfantillages , ma jolie . Ecoute plutôt : Goyaz ne sait pas où je figure dans ce micmac , n' est _ce pas ? Bon . Eh ben , en arrivant à bord , je vais lui bourrer la caisse comme quoi des types avec qui j' ai bu le coup en ville m' ont prévenu qu' il était en train d' empiéter sur le racket à Siegella . Je lui raconte aussi que Siegella a éventé la mèche et qu' il vient de lui soulever son camion avec la cargaison destinée au Princess_Christabel , après avoir dérouillé ses copains . Alors Goyaz sera forcé de m' écouter , non ? Après ça j' attends une occasion de le posséder et tu peux être bien tranquille que je la trouverai . Comme tu voudras . Lemmy . Après tout , c' est toi qui écoperas . Possible , mais boucle _la une seconde et prends l' écouteur . Sûr qu' un canot va s' amener pour charger la camelote qu' est dans le camion . Tu vas venir avec moi au môle . Quand le canot va rappliquer , faudra tâcher de voir combien y sont dedans , et après ce sera à toi de te débrouiller pour les amener à terre . Ensuite , je lui fais garer sa bagnole le long des palissades . Je l' embarque dans la mienne et nous filons vers le môle . Une fois là , je me range dans un coin où on ne pourra pas voir la voiture , et nous attendons . Vers les trois heures , le teuf_teuf d' une barque à moteur se fait entendre , et un canot de six mètres vient longer les piles de l' embarcadère . Il y a deux types dedans . L’un d' eux amarre l' embarcation pendant que l' autre descend et inspecte les alentours . Connie , comme convenu , se tient planquée au bout du môle ; elle sort de l' ombre et s' avance vers le type . Dites , fait _elle , je suis Connie , la copine à Lottie Frisch . Ça ne s' arrange pas très bien , le camion a eu un accident à trois kilomètres d' ici : une roue de bousillée . Lottie vous fait dire d' aller donner un coup de main là_bas , tous les deux . Sans blague ? fait le type . Où est_ce_qu' elle est ? Plus loin , sur la route . Il va retrouver le gars qu' est dans le bateau et lui dit quelques mots ; ensuite il revient . C' est bon , il dit . Je viens avec vous , mais faut que l' autre reste avec la barque . Il s' en va sur la route avec Connie . J' attends dix minutes puis je me faufile en douce sur l' herbe jusqu' à la grand_route . Une fois là , je m' avance vers l' embarcadère avec à peu près autant de discrétion qu' un jeune éléphant . Le type du bateau , assis à l' arrière , est en train d' en griller une . Je l' interpelle . Hé ! Dis donc ! On a besoin de toi . Viens donner un coup de main ; on n' est pas assez . Ouais ? Il dit . Eh ben , y a rien à faire , je reste là . Ça m' paraît pas catholique , cette histoire . Je regrette d' avoir à faire le méchant , mais j' ai pas le choix . Sors de là , p' tit gars , je lui dis , et plus vite que ça . Sinon je réponds pas de mon 75 . Il ne dit rien , il sort tout simplement du bateau et met le pied sur l' embarcadère . Au moment où il se redresse , je le cueille d' un uppercut du gauche qui l' ébranlé considérablement . Il se met en tas et je le traîne jusqu' à la voiture . Puis je le hisse dedans . Je le fouille , mais il n' est pas armé . Ça m' ennuie d' être forcé de laisser Connie se démerder toute seule , mais je n' ai pas le choix . Je retourne en courant à l' embarcadère , je saute dans le canot , je le détache et je le mets en marche . Je tourne sa proue vers le large . Dans le lointain je vois briller les lumières du Princess_Christabel . C' est une belle nuit , malgré qu' il fasse sombre . Le courant est fort et je suis rudement content de n' avoir pas essayé de partir à la rame . J' allume une cigarette et je commence à récapituler tout ce qui m' est tombé sur le râble depuis l' avant_veille , quand je déambulais dans Haymarket , juste avant de me faire lever par Connie . C' est marrant , quand même , tous ces trucs qui vous arrivent en tas , comme ça . Mais je suis un peu embêté : qu' est _ce qui va m' arriver une fois à bord de ce bateau , ça je ne sais pas . J' ignore ce que Mac Fee et Gallatt ont bien pu goupiller , s' ils ont la loi ou s' ils se sont fait avoir . Je me demande aussi ce que Connie va faire du type qu' elle a emmené soi_disant pour dépanner le camion , quand il s' apercevra que c' est du flan , et ce que fera le mec que j' ai laissé dans la bagnole quand il se réveillera . D' un autre côté , je me dis que Connie est assez fine pour régler ce biseness toute seule . En même temps , je me dis qu' il faut que je me rappelle , quand je retournerai à terre , si jamais ça m' arrive , de liquider la question du mironton dans la cave de Mac Fee . J' ai idée que le gars doit s' ennuyer considérablement à l' heure qu' il est … mais peut_être qu' il aime l' obscurité , après tout ! Le temps me paraît long jusqu' à ce que j' arrive aux abords du Princess_Chnstabel . Je dirige mon canot vers la poupe , et je vous prie de croire qu' il y a un drôle de boucan sur ce bateau . Le Princess_Christabel est un long yacht d' aspect très luxueux , qu' avait été construit pour quelque milliardaire . Je ne sais pas comment Goyaz se l' est procuré , mais en tout cas , ce bateau lui a rapporté un fric monstre . Maintenant , je vois briller la lumière des hublots , et j' entends la musique d' un orchestre . Je me dis que le Goyaz fait les choses en grand . Je viens d' arrêter le moteur , car je me trouve sous la poupe . C' est de l' avant et du grand salon du milieu que vient presque tout le bruit . Je risque le coup . Il y a un rouleau de corde dans le canot , et après l' avoir lancé cinq ou six fois , je réussis à passer le bout par_dessus le bastingage et à le ramener à moi . Ensuite , j' attache les deux extrémités de la corde au canot et je grimpe . En quelques secondes je suis à bord . L' arrière est désert . Les trois quarts du pont sont occupés par le salon et autres aménagements et ça fait un raffut de tous les diables là_dedans . Vers l' avant , j' aperçois des couples en tenue de soirée , sous le pardessus ou le manteau , assis dans des transatlantiques , tandis_que deux ou trois types à tête de forban et en veste blanche circulent en portant des rafraîchissements . Quand la brise souffle de mon côté , j' entends des bribes de phrases en français , ce qui me fait penser que Goyaz a dû faire escale dans un port français avant d' appareiller pour l' Angleterre . Ou je me trompe fort , ou il a pris à bord la clique habituelle des piliers de boîtes de nuit et de leurs petites . Ça , y faut reconnaître que le gars Goyaz est culotté de venir s' installer dans cette partie du monde avec son tripot flottant , tout comme s' il était au large de San_Pedro ou de n' importe quel coin des Etats_Unis où les hommes sont des hommes pour la plus grande joie des femmes . L' idée de venir faire son truc juste à la limite des trois milles au large de la côte anglaise est excellente parce_que personne d' autre n' y aura pensé . Au_delà de trois milles , vous pouvez faire tout ce qui vous plaît sans risquer de vous faire poisser . Je crois bien avoir pigé la combinaison Govaz . Comme Connie l' avait dit , Goyaz était à l' origine dans le coup de l' enlèvement de Miranda , avec Siegella ; il aurait tout d’abord été question que Goyaz prenne toute son équipe sur le bateau , l' amène en Angleterre , embarque Miranda et se taille . Mais ce serait bien de lui de vouloir tout le fric , et en plus , quand Siegella s' est rendu compte qu' il était en cheville avec Kastlin , il les a vidés tous les deux . Siegella ne pouvait pas avoir confiance en Kastlin , qu' est un type qu' a une sale histoire à son actif depuis qu' il a déposé comme témoin à charge au procès de Freddy Frickel - le type qui , étant saoul , avait buté deux veilleurs de nuit qui se prenaient pour des flics - et avait , de cette façon , évité la chaise . Freddy Frickel était passé à la friture et Kastlin avait été libéré . Mon bras continue à me faire danser ; j' ai l' impression qu' il est devenu tout raide jusqu' à l' épaule , et malgré que je puisse m' en servir , je crains que ça n' aille mal de ce côté . Malgré tout , je me dis que j' ai encore eu de la chance d' avoir été pansé par Connie car elle s' y entend à ce genre de truc . Assis là dans l' ombre , j' en viens à me demander où Siegella avait bien pu lever Connie . Ce type est intelligent , on ne peut pas le nier , et il ne s' goure pas beaucoup pour ce qui est des femmes . Qu' est_ce_qu' il y a comme ballots - et des types à la page pour ce qui est du boulot , notez bien - qu' ont fait la blague de mal choisir leurs gonzesses ; il y a plus de gangsters qui se sont fait pingler par les flics simplement parce_qu' une môme pique une crise de jalousie et s' en va débloquer à tort et à travers , qu' on ne pourrait en compter sur ses doigts . Selon moi , les femmes ça va tant qu' on ne leur dit rien et tant qu' on fraie avec toute une tapée en même temps . C' est la poule unique qui vous met dedans . Tant que vous cavalez , c' est épatant . Mais prenez _en une à demeure , votre compte est bon : un de ces quatre matins vous allez avoir un petit accrochage tous les deux , à la suite de quoi elle ira poser sa jolie petite tête blonde sur l' épaule d' un mec et manger le morceau . Et neuf fois sur dix , le mec en question , qu' est si aimable et si compatissant , c' est un agent fédéral ou un poulet quelconque , après quoi le feu d' artifice commence et la môme regrette amèrement durant le reste de ses jours . Ce qui vous fait une belle jambe quand vous êtes tout prêt à partir pour une longue cure de repos sur la chaise électrique . Ne m' en parlez pas . Mais avec Constance , c' est pas tout à fait le même tabac . Ça me faisait mal au coeur de la voir avec un type comme Siegella , malgré que ce soit le rital qu' ait de la jugeote et qui voit les choses en grand , comme l' enlèvement de Miranda , par exemple . Tout ça me trotte par la tête , tandis_que je suis assis dans l' ombre d' un cabestan ou quel que soit le nom qu' on donne à c' t' espèce de machin , le temps de souffler et de goupiller un plan d' action quelconque . Je râle comme un voleur contre Mac Fee , parce_que je comprends pas pourquoi c' t' idiot ne m' a pas simplement attendu comme convenu . La seule excuse que je puisse lui trouver , c' est que ce zouave de Gallatt était peut_être tellement surexcité en sachant que Miranda était à bord et brûlait d' aller la chercher , que Mac Fee a pas pu l' en empêcher , et a été forcé de suivre le train . Je me souviens d' avoir entendu , quand j' étais gosse , un proverbe qui dit : dans le doute , abstiens _toi . J' ai toujours trouvé que c' était un proverbe excellent , et chaque fois qu' il m' arrive d' être dans l' incertitude à propos d' une histoire quelconque , je reste simplement là à me les rouler et , en fin de compte , il arrive toujours quelque chose . Selon moi , doit y avoir un tas de mecs sur ce bateau . Je les vois sortir un peu plus loin , et il est hors de doute que la_plupart sont pleins comme des outres . Sachant le genre d' alcool bon marché que Goyaz trimbale généralement sur son bateau , j' ai idée qu' ils seront à peu près tous tellement noirs que je pourrai me glisser parmi eux sans être remarqué de personne , sauf peut_être de Goyaz ou de Kastlin et des types de l' équipage ou de la bande , lesquels sauraient plus où se mettre s' ils savaient que Lemmy Caution est à bord . Juste à ce moment , dans l' obscurité , une des portes du rouf donnant , sur l' arrière , s' ouvre et une poule sort . C' est une grande blonde , belle fille , forte , en robe du soir blanche couverte de trucs , je ne sais plus comment ça s' appelle , pailletés , je crois … On dirait aussi qu' on vient de la traîner par les pieds à travers deux ou trois haies . Ses cheveux sont complètement défaits et elle titube comme quelqu’un qui ne sait pas où il est . A mon avis , ou bien c' te bonne femme ne tient pas le litre , ou bien elle s' est fait sonner à coups de matraque . Elle s' amène en titubant de mon côté ; alors je me dis qu' il serait temps de remuer . Je me lève . Eh bien , mon petit , je lui fais . Qu' est _ce qui se passe ? Ça n' a pas l' air d' aller fort ? Elle tourne son regard vers moi et je vois que ses yeux sont vitreux . Elle est pas vilaine du tout . La bouche est jolie , mais son rouge n' est pas de la teinte qu' il faudrait et elle passe sa langue sur ses lèvres qui m' ont l' air plutôt sèches . Elle me considère d' un regard aveugle . Je me sens mal foutue , elle fait . Dis donc , tu trouves pas que Goyaz est vraiment une andouille de commencer ce genre de truc sur ce bateau ? Il pourrait pas s' arranger sans qu' il y ait de la casse ? Y a assez de sales histoires en ce bas monde sans qu' il aille encore nous en activer d’autres . Elle a vraiment l' air sur le point de tomber en digue _digue ; alors je passe mon bras autour de sa taille et je l' amène s' asseoir près du bastingage du pont arrière . Qu' est_ce_que je donnerais pour un verre de flotte ! Elle fait . Calme _toi , ma petite fille . Qu' est _ce qui te tracasse ? Qu' est _ce qui se passe dans ce coin ? Ces autres _là … les macchabées . Quand on a quitté la côte américaine , j' ai dit à Goyaz qu' à mon idée y s' passerait du vilain sur ce bateau . Il pouvait pas se tenir tranquille et rester là_bas , où il s' est toujours fait de la grosse galette ? Non , faut qu' il amène son bateau en France et ce couillon _là se tient pas à la limite des trois milles et on va se faire virer . Et maintenant , il s' amène par ici avec je ne sais quelle combine en tête . Il prend une bonne femme à bord et qu' est_ce_qu' il lui pompe comme fric ! Je parie que la môme a bien paumé vingt sacs ce soir . Je tends l' oreille . Il s' agit sûrement de Miranda . Oh ! Ce n' est pas une affaire , poupée . C' est la vie , quoi . Et puis ici , Goyaz ne craint rien , il est à plus de trois milles de la côte . Elle me regarde de nouveau . Tu sais pas de quoi tu causes , elle fait . Trois milles ou pas trois milles , il ne s' en sortirait nulle paît avec ce qu' il a fait ce soir ; oh ! Ce que je voudrais un verre d' eau , bon Dieu ! Elle se penche par_dessus la lisse , et je me dis qu' elle a une telle envie de flotte qu' elle ne va pas tarder à sauter dedans . Ça se voit que c' te souris n' est pas dans son assiette . Je lui tapote l' épaule . Allons , petit , je lui dis . Calme _toi , je vais te chercher à boire . Je me lève et je fais quelques pas sur le pont . Subitement , une porte du rouf face à l' arrière , côté tribord , s' ouvre , et un type en veste blanche apparaît . Je risque le coup . Hé ! Steward ! Venez voir . Il me regarde , puis s' avance vers moi . Chapitre VI TROIS COURONNES Je ne me sens pas très à l' aise en voyant approcher le steward en question , mais je me rends compte tout de suite qu' il y a pas de pet . Le type a dû sucer les fonds de verre et y sait plus très bien où il en est . Il me demande ce que je veux . Il y a là une dame qui ne se sent pas très bien , je lui dis . Allez me chercher un verre d' eau , voulez _vous , et en même temps un bourbon , bien tassé . Ça me fera du bien . Il s' en va et je reviens vers la môme . Presque aussitôt , le type en veste blanche se ramène . Il apporte une bouteille de bourbon , une carafe d' eau et deux verres , Je les prends et le laisse partir . Je verse un verre d' eau à la petite et je me tape un coup de whisky , après quoi , je sens que ça va mieux . Allons , ma jolie , que je dis à la petite , faut pas te tracasser comme ça . La vie n' est pas tellement moche . Comment es _tu venue sur ce bateau ? Y a longtemps que t' es avec Goyaz ? Elle fait oui de la tête . Ça fait des années que je fais la retape pour cette combine . Je travaille dans les ports et les villes côtières . Je les attire à bord pour les faire flamber . Aux Etats_Unis , ça va encore , mais le coup d' avoir lâché la côte américaine pour venir par ici , ça m' a pas plu du tout . Il m' est venu des soupçons ce soir quand il m' a dit de ne pas m' approcher de la cabine , celle qu' il a arrangé en bureau . Tu sais ce que c' est , mon vieux , hein … , suffit qu' on te défende de faire quéq' chose pour que tu puisses pas t' en empêcher . Quand le jeu a commencé , j' ai été faire un tour par là et j' ai passé la tête pour jeter un coup d' oeil , et c' était pas beau . J' approuve d' un signe de tête . C' est quand t' es sortie , là , tout à l' heure ? Par cette porte , là_bas ? C' est ça , je voulais pas retourner par le même chemin , sans ça il aurait pu se gourer qu' y se passait quéq' chose . Alors j' ai traversé les cuisines et je suis sortie par ici . C' est bon , je lui dis . Maintenant , écoute , mon petit . Tu dois être gelée , j' ai l' impression ? Fais un petit tour sur le pont pour te réchauffer et rentre dans le salon par la coupée du gaillard d' avant . Il n' y verra que du feu , il croira que tu viens de prendre l' air sur le pont . Elle se borne à faire un signe de tête , puis elle se relève et s' en va d' un pas mal assuré . De toute évidence , cette gosse est pas très contente d' elle . Et voilà que je sens tout d' un coup comme une chaleur à la nuque , à cause d' une ou deux idées qui me passent dans la tête et qui n' ont rien de folichon . A peine elle s' est taillée que je me lève et que je m' avance vers la porte par où elle est sortie . Je me glisse à l' intérieur ; y fait noir comme dans un four , mais tout là_bas , au fond du couloir , j' aperçois de la lumière et j' entends un remue_ménage de vaisselle . J' avance sur la pointe des pieds et je regarde par la porte du fond . Il me semble bien que je suis dans la cuisine , parce_qu' il y a là deux ou trois macaronis en train de laver des plats et de jouer du tire_bouchon . Je reste là une minute ; ensuite , je traverse directement en chassant un peu sur les ancres , comme si j' étais cuit . J' ai idée qu' il y a tellement de types qu' ont pris une biture sur ce bateau , qu' un de plus ou de moins ça se remarquera pas . En tout cas , personne ne me dit rien . Alors je traverse la cuisine et je sors par la porte d' en face . Je me trouve dans un autre couloir très étroit . Il y a deux portes sur le côté droit et trois à gauche . J' ouvre les deux portes de droite , mais c' est simplement des couchettes - vides - alors , j' essaie à gauche . Les deux premières sont ouvertes , c' est des couchettes aussi , mais la troisième est fermée et si c' est la cabine dont la bonne femme m' a parlé , il a fallu qu' elle ait une clé pour entrer . Le fait que cette porte soit fermée excite ma curiosité . La serrure est un jeu d' enfant ; en moins de deux minutes je l' ai forcée . J' entre et je referme la porte derrière moi . Il y fait aussi noir que dans la cave à charbon de Mac Fee , et pour je ne sais quelle raison , j' ai soudain le sentiment que je vais prendre une ou deux secousses pas très agréables . Je frotte une allumette et je regarde autour de moi , et je ne me suis pas trompé , je vous prie de le croire . Il y a une lampe portative sur le bureau qui est au milieu de la pièce , alors j' appuie sur le bouton . Couchés dans une mare de sang contre le mur d' en face , il y a deux macchabées . Il ne me faut pas longtemps pour constater que c' est Gallatt et Mac Fee . Il est également on ne peut plus certain qu' ils sont l’un et l' autre on ne peut plus morts . Selon moi , Gallatt a reçu deux ou trois balles dans le ventre , tandis_que Mac Fee a été touché au cou et dans la tête . De toute évidence , ces deux gars _là n' ont pas eu la cote sur ce bateau . Dites _vous bien que j' ai vu pas mal de meurtres dans mon existence , et je ne vais pas me mettre à cracher feu et flammes chaque fois qu' un mec se fait descendre , mais je suis très embêté que ces deux gars _là se soient fait assaisonner de cette façon , surtout que Mac Fee est un vieux copain à moi et que ça fait je ne sais pas combien d' années qu' on fait équipe ensemble . Sur la table il y a deux revolvers . Je reconnais l' outil de Mac Fee , et je suppose que l' autre est celui de Gallatt . J' examine les armes et je les renifle . Ni l’un ni l' autre n' ont servi , ce qui prouverait que le type qui les a butés tous les deux les a abattus comme des chiens sans leur laisser la moindre chance , alors je me dis que ça doit être ce salaud de Goyaz . Je passe le revolver de Mac Fee à ma ceinture , car j' ai idée que je ferais bien d' en coltiner un en supplément pour le cas où il prendrait envie à quelqu’un de recommencer le cassage de pipes . Ce Princess_Christabel m' a l' air d' être un endroit pas très sain , par moments . Après ça , j' éteins , j' ouvre la porte de la cabine , je sors dans le couloir pour regagner l' arrière par les cuisines . En arrivant sur le pont , je longe le côté bâbord et je passe devant une douzaine de couples en train de se peloter ou de discuter à propos de cartes , d' argent ou autre chose , et un peu plus loin , j' aperçois la môme de tout à l' heure , penchée par_dessus le bastingage . Je pensais bien qu' elle ne serait pas retournée au salon , de peur que Goyaz ne lui demande d' où elle venait . Salut , poupée , je lui dis . Viens te balader un peu avec moi . J' ai quelque chose à te dire . Je la prends par le bras et je la ramène vers l' arrière . Elle est docile comme un agneau . J' ai l' impression que cette fille est prête à faire tout ce que le premier venu lui dira . Je la fais asseoir où nous étions tout à l' heure . Ecoute , mon petit . Je crois bien que ce que tu m' as raconté sur c' t' équipe est exact , et je crois aussi que Goyaz n' est pas la moitié d' une tranche ! Dis _moi donc , je lui fais , tu sais comment ils ont fait pour régler leur compte aux deux macchabées qui sont dans la cabine ? Elle me regarde avec des yeux agrandis et plus vitreux que jamais . Alors , t' as été là_bas ? Mais au fait , dit _elle en changeant de ton , qui êtes _vous ? Ne pose pas de questions , je te répondrai par des mensonges . Peut_être que je suis le père Noël , et peut_être pas . Mais toi , si t' es une petite fille avisée , tu vas me dire ce qui s' est passé ici ce soir . T' as vu monter ces deux types à bord ? Elle se met à pleurer . J' ai encore un principe qui est que lorsqu' une femme ouvre les grandes eaux , faut jamais l' arrêter ; elles se sentent toujours mieux après . Elle est là , assise , à sangloter et à trembler comme si elle en avait vraiment gros sur le coeur à propos d' une chose ou d' une autre . Puis la voilà qui se calme un peu . Allons , mon petit , je lui dis , décide _toi à l' ouvrir . Faudra bien que tu parles un jour ou l' autre , tu sais . Elle avale sa salive . J' étais avec Goyaz dans le salon , fait _elle , quand ces deux types sont montés à bord . Ils sont venus par un canot à moteur , je crois . Seletti , le chef steward - un des polaks à Goyaz - s' amène et rencarde son patron . Goyaz ne dit rien , pendant un moment , mais il réfléchit , et il réfléchit dur . En fin de compte , il me fait signe d' aller le voir . Il me dit qu' il y a deux types qui viennent d' arriver à bord et qui sont capables de nous attirer des tas d' ennuis si ça leur chante , et justement , il veut pas avoir d' ennuis en ce moment . Je lui demande de quoi y retourne , alors il me dit de monter sur le pont et d' emmener ces deux types jusqu' à sa cabine , en leur disant qu' il va venir les voir tout de suite . Il me dit de m' arranger pour qu' ils se placent devant le bureau pendant que je leur parlerai , et dès que j' entendrai se déclencher la musique d' un gramophone dans la cabine d' à côté , faudra que je m' écarte sur la droite . J' ai dans l' idée que Goyaz manigance un sale coup , et je lui réponds que je veux pas être mêlée à des histoires qui peuvent devenir sérieuses , mais il en connaît trop sur mon compte , il me tient , et me prévient que si je ne fais pas ce qu' il me demande , ça me coûtera cher . A ce moment _là il me regarde , et il s' aperçoit que je suis pas dans mon assiette , je suppose , alors il me dit de laisser tomber et il met Freda - une copine qui travaille aussi pour lui - dans le coup à ma place . Freda s' en fout . Elle est plus coriace que de la carne . Elle monte sur le pont , mais moi , je grille d' envie de savoir ce qui se passe dans cette cabine . Au bout d' un moment , je vois Goyaz qui s' en va , alors je sors par l' autre porte , côté bâbord , je contourne le gaillard d' arrière et je vais regarder par le ventilateur de cette cabine qu' est pas complètement fermé . A l' intérieur , je vois Freda en train de discuter le coup avec ces deux types . Au même moment , j' entends venir quelqu’un , alors je me débine , je vais me planquer dans l' ombre à l' autre bout du rouf , et à ce moment j' entends un gramophone qui se met à jouer . Goyaz arrive dans le couloir . Il tient à la main un revolver muni d' un silencieux , et il tire six coups à travers l' ouverture du ventilateur . Ensuite il décampe et le gramophone s' arrête . Elle recommence à chialer , alors j' allume une autre cigarette , et je la regarde . Au bout d' une minute , ça se tasse . Allons , mignonne , inutile de se lamenter . Ce qui est fait est fait , ça fera pas revenir les macchabées , je lui balance . Après tout , c' est eux qui ont cherché les crosses en venant à bord sans être invités , et faut bien que Goyaz défende son bifteck , pas vrai ? Rien ne dit que c' était pas des poulets , ces deux types . Admettons même , qu' elle fait , il aurait pu leur laisser une chance , c' t' espèce de dégueulasse . Subitement il lui vient une idée pharamineuse , et elle me jette un regard en coin . Mais , dites donc , elle fait , je sais toujours pas qui vous êtes , bon sang . Je vous ai jamais vu avant sur le bateau . Exact , ma jolie , et si t' arrêtes pas de poser des questions , tu ne verras plus personne , parce_que si je t' entends encore débloquer je te flanque à la flotte , aussi vrai que je m' appelle Lemmy Caution ! Non ? Vous êtes Lemmy Caution ? Ça alors , je peux dire que j' ai entendu parler de vous . Ouais , je lui fais , et qu' est_ce_que t' as entendu dire sur moi , ma mignonne ? Que vous étiez probablement le plus vache des gangsters qu' aient jamais buté un flic . Oui , eh ben , c' est à peu près ça , et si j' étais toi , frangine , je ferais bien attention de la boucler , parce_que si t' as le malheur d' aller vendre des salades comme quoi je suis à bord ou n' importe quoi sur mes pieds , je te fais ton affaire , comme ça tu sauras que c' étaient pas des bobards ! Oh ! Je la boucle , j' en ai marre , pleurniche _t _elle . J' ai déjà assez créé d' embêtements comme ça . Parfait . Et maintenant qu' on est d' accord , mon petit loup , ça gaze . A présent , débine _toi à l' avant et retourne figurer au programme des réjouissances de la soirée , mais pas un mot sur moi , sans ça ton compte est bon . Pas de danger , elle murmure , je suis sourde et muette . Là_dessus , elle s' en va . Et moi j' allume une cigarette . Ça ne m' arrange pas du tout que cette petite soit dans c' t' état . Parce que j' ai idée que si elle avait eu quéq' chose dans le ventre j' aurais pu l' utiliser . Faut vous dire que je commençais à me faire vieux , tout seul sur ce bateau , parce_qu' il était clair comme le jour que Goyaz était pas spécialement accueillant envers ceux qui venaient essayer de s' immiscer dans sa combine , et qu' il discutait à coups de revolver . Je dois dire que je l' avais sérieusement dans le nez , le Goyaz . Je lui devais une revanche pour Mac Fee . Je restai assis là , une minute , puis je me décidai à risquer le coup et à aller voir à l' avant ce qui se passait . Au moment où je me levais , j' entendis le teuf_teuf d' un canot à moteur tout près de moi , alors j' attendis un instant . Et voilà que j' aperçois un petit canot qui se dirige vers la poupe . La lune est maintenant levée et je ne suis pas étonné de voir que le type qui conduit le canot n' est autre que Yonnie Malas , le lieutenant de Siegella . Ça , c' est de la veine . Immédiatement je lui lance le signal de ralliement Sioux , un clin d' oeil grand comme une soucoupe et y me voit . Il amène son bateau sous la poupe et l' amarre au mien . Il lève la tête et montre un visage épanoui . Eh bien , mon vieux Lemmy , pour une coïncidence , c' est une coïncidence , hein ? J' en sais rien , p' tit gars . Est_ce_que c' est une question ou une affirmation ? A part ça , trêve de boniments , grouille _toi de grimper à bord , j' ai à te parler sérieusement . Il attrape la corde et monte avec l' aisance d' un trapéziste consommé , et je vous garantis qu' il est costaud , le Malas ; aussi costaud que moi . Peut_être bien . Il escalade le bastingage et vient s' asseoir à côté de moi . Alors , bille de clown , qu' est_ce_que tu viens chercher par ici ? Tu le demandes ? Il fait . Quand Connie est sortie acheter de quoi te panser le bras , elle a téléphoné à Siegella , et lui a dit que je ferais bien de radiner ici en vitesse et de veiller à ce que personne n' essaie de te buter . Il a pensé que t' aurais p' t' êt besoin' d' un coup de main et m' a dit de me mettre à tes ordres . Il grimace un sourire . Connie te fait dire un tas de choses . D' ailleurs , elle te les dira elle_même quand elle te reverra . Dis donc , Yonnie , elle doit fumer , la môme , hein ? Seulement , quoi ? Je pouvais pas faire autrement . Fallait absolument que je monte à bord . Non , elle dit trop rien . Mais heureusement que je me suis amené . En arrivant par ici j' ai repéré sa bagnole arrêtée aux abords de la gare , et je la vois qu' est en train de discuter dur avec les deux oiseaux que t' as laissé à terre . Et ils ont pas l' air très contents , en plus . Enfin on les a calmés . Ils sont ligotés au débarcadère , ils ne gêneront plus personne . Alors , comment ça se présente par ici ? Je réfléchis une seconde . Dis donc . Yonnie . Je parie que Siegella doit tousser , hein ? Il ricane . S' il tousse ? Ah ! Qu' est_ce_qu' il va en faire roter à Goyaz , tu peux pas savoir ! Que l' autre ait essayé de lui soulever sa combine , ça , y peut pas le digérer , et moi ça m' arrange pas du tout , parce_que c' est ce soir qu' on devait liquider Gallatt . Sans blague ? Et comment que vous alliez vous y prendre ? Le gars loge aux Strand Chambers , me dit Yonnie . Alors je lui filais un rencard par téléphone en inventant une raison quelconque . Une fois là , ben on s' était dit qu' on le pousserait sous une bagnole , qu' on lui ferait son affaire , et qu' on irait le balancer quelque part à la campagne , mais quand je lui téléphone , y a personne . Je commence à en avoir ma claque de cette histoire quand voilà qu' un copain s' amène de la part de Siegella , qui m' apprend que Connie vient de téléphoner comme quoi Goyaz a enlevé Miranda , et que vous êtes partis tous les deux à sa recherche . Siegella me fait dire de filer le train . En même temps il téléphone qu' on me procure un bateau dès que j' arriverai , et me voilà . Qu' est_ce_qu' on fait , maintenant ? Ne pose pas tant de questions , je lui lance , et écoute , Yonnie . T' as plus besoin de t' en faire pour Gallatt parce_que Goyaz lui a réglé son compte , à lui et à un de ses copains . Il ouvre de grands yeux . Non , sans blague ? , il fait . C' est comme je te le dis . Je me mets alors en devoir de le rencarder sur ce qui s' est passé sur ce bateau , à part que je lui dis que Mac Fee était un ami de Gallatt et que je le connais pas . Et maintenant , Yonnie , je poursuis , voilà comment l' enfant se présente : le principal c' est de retirer Miranda de ce bateau , et le plus tôt sera le mieux . J' ai l' impression que presque tous les types à bord tiennent une biture soignée , alors la question est de savoir si on joue au plus marie ou si on fonce dans le tas . Il se met à ricaner . Mon vieux Lemmy , s' ils sont ronds , on fonce dans le tas … Le salon de jeux est sur l' avant . Allons _y Je prends mon luger automatique dans ma main droite et le revolver de Mac Fee que j' avais collé dans ma ceinture , dans ma main gauche . Yonnie en trimbale deux , un sous chaque épaule . Nous longeons le rouf , côté bâbord . Il commence à faire assez froid et la_plupart_des gars sont rentrés . Je me sens tellement excité que j' en arrive à oublier mon bras qui pourtant me brûle vachement . Dès que nous arrivons sur l' avant , je fais signe à Yonnie de stopper , et nous regardons à travers un des ventilateurs . Le salon est très vaste et tient presque la moitié de la longueur du yacht . Il est bondé et je vous prie de croire que vous n' avez jamais vu pareille équipe . Il y a là des types avec leurs poules que j' ai vus opérer pendant des années dans toutes les stations balnéaires des côtes américaines , une association de détrousseurs qui avaient requis le pari mutuel d' Agua Caliente ; Marty Spinella , le célèbre bandit de l' Oklahoma , et Perse Byron qui avait tué Augee Sickins à bout portant chez la mère Licovat , sous prétexte que la couleur de sa chemise lui déplaisait ; il y a encore Skeets le Frisé , du Missouri , et Rachel Manda , sa môme ; il y a Wellt , de Los_Angeles , et Pernanza , bootlegger de San_Pedro . Tous ces types sont venus avec leurs souris , pour la_plupart_des tordues , et ils sont tous là en vacances comme bien vous le pensez . Jamais j' ai vu une pareille bande de pieds _nickelés . En plus de ça , il y a bien une cinquantaine de personnes que je connais pas . Mais à leur allure , on voit bien que c' est pas des Anglais , ce qui prouve que Goyaz s' est bien gardé d' amener des gens de la côte anglaise . Evidemment , il joue la prudence et j' estime qu' il a raison . Au beau milieu du salon , il y a une table de roulette et tout le monde s' est rassemblé autour . Goyaz tient la banque et au bout de la table , devant nous , j' aperçois Miranda . Son visage est tout rose d' émotion et ses cheveux blonds jettent des reflets sous la lumière électrique . Elle porte une robe épatante , et dans l' ensemble elle resplendit comme un million de dollars au soleil . Non , sans blague , comment qu' elle est roulée , la môme ! Je jette un coup d' oeil sur Yonnie par_dessus mon épaule . Il s' allume une cigarette . Un peu plus loin , une porte coulissante donne accès au salon . Allez , on les prend , Yonnie , je fais , et nous entrons . Ils sont tous tellement absorbés par le jeu que personne ne nous remarque , avant que Yonnie se mette à beugler . Haut les mains , bandes de cave , et que ça saute ! Vous auriez dû voir la tête de ces gens au moment où ils se retournent et nous aperçoivent . Environ quatre_vingts paires de mains se tendent vers le plafond en même temps . A voir la façon dont ils lèvent les bras il est évident que c' est pas la première fois que ça leur arrive , ce genre de surprise . Et maintenant , mesdames et messieurs , je leur dis , si quelqu’un a envie de faire le zigoto , je lui conseille de commencer tout de suite , parce_que nous n' avons pas de temps à perdre , et nous ne sommes pas du tout gentils . Je regarde Goyaz . Il est debout au milieu de la table , l' air très malade , mais il fait quand même un essai de sourire assez réussi . Non mais , dites donc , il fait , qu' est_ce_que c' est , un coup de main ? Qu' est_ce_que tu t' imagines ? Je lui réponds , qu' on vient chanter des cantiques ? Il prend un air de plus en plus aimable . Qu' est_ce_que vous voulez , mes amis ? Il dit . Pas grand_chose , Goyaz . On veut simplement Mlle Van Zelden . J' ai l' impression que son vieux serait pas content du tout s' il apprenait que t' avais dans l' idée d' enlever cette petite , Voyant que Yonnie a la situation en main , je rengaine mon arsenal et je contourne la table . La foule s' écarte et je m' approche de Miranda . Comment ça va , mademoiselle Van Zelden ? je lui fais . Elle sourit . Elle a des dents , je ne vous dis que ça ! Tiens , tiens , c' est M Caution ! Mais enfin qu' est_ce_que ça signifie ? J' ai l' impression que chaque fois que je vais quelque part je vous y trouve ? Ecoutez , ma petite dame , je suis le petit Lord Fauntleroy , et votre bonne fée par la même occasion , mais vous n' en saviez rien . On m' appelle aussi le père Noël , parce_que j' entre par la cheminée . Vous vous souvenez de l' auberge du Chèvrefeuille et du Jasmin , à Toledo ? Elle se met à rire . Jamais je ne l' oublierai , fait _elle . Quelles émotions j' ai eues , ce soir _là ! Vous aimez trop les émotions et les sensations , ma divine , je lui retourne . Un de ces jours , à force de chercher le grand frisson , vous allez le trouver dans le Frigidaire de la morgue , et là , vous serez servie . Je désigne Goyaz . Je vais vous apprendre deux ou trois petites choses sur ce gars _là et sur le reste de ces zèbres . Tout d’abord , le jeu est truqué comme il n' est pas permis , et la seule fois que Goyaz ait jamais joué un jeu régulier , l' autre type en est resté paralysé d' émotion . Deuxièmement , tous ces forbans que vous voyez là ont fait tellement de sales coups , qu' à côté d' eux l' enfer aurait l' air d' une réunion du Comité des dames patronnesses de l' ouvroir de Sainte_Pélagie , à Cold Springs , Pennsylvanie . Troisièmement , c' t' espèce de tête de lard se préparait à vous kidnapper dans la matinée , à vous séquestrer et à demander une rançon , et maintenant , qu' est_ce_que vous dites de ça ? Elle joint les mains d' un air enthousiaste . Pas possible ! Comme c' est passionnant ! Mais , pour la première fois de ma vie , je vois qu' elle a l' air surpris . C' est pourtant comme ça , ma petite , je lui fais . A présent , combien avez _vous perdu ? Elle ouvre son sac à main et regarde . J' avais dix mille dollars quand je suis arrivée ici ce soir , dit _elle , et j' ai l' impression qu' il m' en reste à peu près cinq cents . Très bien . Dis _je . Je me tourne vers Goyaz . Ça va te coûter cher , Goyaz , je lui fais . Tu vas me donner les neuf mille cinq cents dollars que Mademoiselle a perdus et je prendrai dix mille d' intérêts , si ça ne te fait rien . Hé ! Pardon … Commence _t _il , mais à ce moment Yonnie lui colle un revolver dans le dos et il la boucle . C' est bon , reprend _il , résigné , mais je m' en souviendrai . A qui le dis _tu ? Je lui retourne . Moi aussi . Je rafle les vingt mille qui sont sur la table et j' en donne la moitié à Miranda . Maintenant , poupée , on rentre au bercail . Elle ne dit pas un mot . Sa cape est posée sur le dos de la chaise , derrière elle . Elle la met sur ses épaules . Ensuite , nous nous dirigeons vers la porte , toujours couverts par Yonnie qui nous suit à reculons . Une fois là , je leur parle . Ecoutez , bande de noix . Si quelqu’un s' avise de bouger d' ici avant dix minutes , il va déguster , compris ? Ils ont fort bien compris . Nous sortons sur le pont et je ferme la porte . Je les conduis à l' arrière . Yonnie , voilà ce que tu vas faire . Monte dans le canot de Mlle Van Zelden , ramène _la au débarcadère et confie _la à ma soeur Constance . Je lui fais un clin d' oeil , il saisit le truc . Mais toi ? Il demande . T' as pas l' intention de rester à bord de ce sanatorium , non ? Pas question . Mais j' ai oublié une chose importante . Grouille _toi . Je les regarde partir tous les deux et je vois Yonnie et Miranda escalader la lisse . Tandis qu' elle descend à la force des poignets , je la vois qui rit . J' ai idée qu' elle doit trouver ça excitant au plus haut point . Ensuite , Yonnie descend à son tour et quelques instants après le tcheuf_tcheuf d' un moteur m' apprend qu' ils regagnent l' embarcadère . Je reviens vers le salon et j' ouvre la porte mon luger à la main . Ces zèbres _là n' ont pas bougé . On les a tellement bien dressés qu' à peine ai _je mis le pied à l' intérieur que toutes les mains se lèvent automatiquement . Dis donc , Goyaz , j' ai à te parler . Viens par ici et garde les mains en l' air . Je franchis la porte à reculons et j' attends qu' il soit passé . Et maintenant , les enfants , je dis à la foule , n' oubliez pas que mon copain vous surveille par l' ouverture du ventilateur à l' autre bout du salon , alors tenez _vous encore tranquilles dix minutes . Je referme la porte . Qu' est_ce_que ça veut dire , Lemmy ? fait Goyaz . D’abord , qu' est_ce_que tu es venu faire ici , qu' est_ce_que tu cherches ? Viens avec moi . Je lui réponds , je vais te le dire . Je l' emmène à l' arrière . Une fois là , je lui dis de s' asseoir . Il s' assied . Il a l' air intrigué , parce_qu' il n' arrive pas à comprendre où je veux en venir . Enfin , Lemmy , je te comprends pas . Qu' est _ce qui te prend de venir me chercher des crosses et de me faucher vingt sacs , en plus ? Tu t' intéresses pas à la môme Miranda , par hasard ? Pis d' ailleurs , si c' était ça , on peut toujours s' entendre . Je suis un type régulier … Ta gueule , Goyaz . Ecoute_moi bien : je peux pas te sentir et ça date pas d' aujourd’hui . T' es une andouille , t' es pas un gangster , t' es un foie _blanc de Polak . Sais _tu ce que je vais te faire ? Il relève la tête pour me regarder , et je vois sur son front perler des gouttes de sueur . Je vais te faire ton affaire , crapule . Il commence à larmoyer . Oh ! Mon vieux Lemmy , quoi … laisse _moi ma chance , sois pas vache . Je te refilerai tout le fric que tu voudras . Je ne t' ai jamais rien fait , j' suis pas … Passe la main , je lui fais . T' as laissé une fameuse chance à Mac Fee et à Gallatt , ce soir , hein ? Et soudain j' arbore un grand sourire . Allons , il se peut que je me sois trompé , Goyaz , je lui dis . J' étais un peu en colère contre toi . Mais après tout , je dis pas que ça puisse pas s' arranger . Oh ! Dis donc , vise un peu ! Je regarde par_dessus son épaule , comme si je venais d' apercevoir quelque chose sur l' eau . Il se lève et se retourne pour voir , alors je lui règle son compte . Je lui en file cinq au coeur et dans l' épine dorsale , deux pour Gallatt , deux pour Mac Fee et une pour moi . Il s' affale sur le bastingage . Je passe mon pied sous ses jambes et je le relève d' une secousse . Il glisse tête en bas et son corps fait plouf dans l' eau . Je retourne jeter un coup d' oeil dans le salon , tout est calme . Ensuite , je refais le numéro de chimpanzé et je descends dans mon canot ; je mets le contact et je tourne la proue vers la côte . Le brouillard se lève et les lumières du Princess_Christabel s' effacent peu à peu . C' est alors que le vacarme commence . J' entends sauter des bouchons de Champagne , et quelqu’un met un air de musique de danse à la radio . Assis à la barre , fumant tranquillement une cigarette , je me sentais pas mécontent du tout de cette soirée . A part Mac Fee , c' était du beau boulot . Chapitre VII LOTTIE RENTRE EN SCÈNE Tout en me balançant sur l' eau contre les piles du débarcadère , je me demandais comment les choses allaient se présenter . Je me disais que Yonnie et Constance avaient eu largement le temps de se débarrasser des Goyaz_boys qu' ils avaient amarrés au môle . Et je ne me trompais pas . Il n' y avait personne dans les parages , à part Constance , Yonnie Malas et Miranda , et je dois dire qu' ils jouaient leur rôle pour l' édification de Miranda . Nous nous dirigeons vers la voiture . Constance reprend la sienne , et Yonnie monte dans la mienne pour la rendre au garage . Moi , je prends place à côté de Miranda , dans sa bagnole qu' elle avait laissée dans un garage voisin . Sur le chemin du retour , Miranda n' arrête pas de babiller sur les événements de cette soirée . Comment qu' elle jubile ! A l' entendre , on croirait que le fait de se laisser embringuer dans une histoire pareille et de s' en faire extirper aussitôt après est la chose la plus amusante qui soit . A mon avis , cette souris a une drôle de conception de la rigolade , mais , après tout , y en a beaucoup comme elle . Vous devez vous être rendu compte que la morale c' est pas mon fort , mais tout de même , je suis obligé de constater que la_plupart_des bonnes femmes dont le père est bourré de fric sont tout bonnement cinglées . Neuf fois sur dix , le vieux commence dans la vie comme valet de ferme dans un bled perdu , travaille comme un Nègre quinze heures par jour , pari pour la grande ville où tout brille et tout luit , bosse encore plus dur qu' avant et incidemment réussit un ou deux bons coups qui lui rapportent quelques millions . Juste comme il décide de vieillir , voilà qu' un de ses gosses commence à se lancer en l' air , à faire les quatre cents coups et à s' attirer de sales histoires en cherchant le grand frisson , tout ça parce_qu' il croit que c' est le fin du fin de la vie et qu' on ne lui a jamais dit le contraire . C' est sûrement le cas de Miranda . Et pourtant , cette môme a quelque chose dans la cervelle . Tandis que tout cela me passe par la tête , elle me raconte comment elle s' est fourrée dans les pattes de Coyaz . A ce qu' il paraît qu' un soir , elle sort dîner toute seule dans un endroit très chic . Ensuite , elle va au théâtre . A la sortie , un type genre beau gosse l' aborde et lui dit l' avoir connue quelque part aux Etats_Unis . Miranda a connu tellement de types que , de toute façon , elle ne s' en souviendrait pas . Alors elle marche dans le truc . Là_dessus , le gars se met en devoir de lui bourrer la caisse à propos du casino flottant de Goyaz , et , bien entendu , Miranda veut à toute force s' y faire emmener . Il l' y emmène . Durant tout ce temps , j' attends qu' elle me demande comment j' ai appris qu' elle était venue là et tout ce qui s' ensuit , alors je commence à lui goupiller mentalement une petite histoire . Peu après , elle remarque que mon bras a l' air de me tracasser et le fait est que j' ai l' impression d' avoir une barre de fer dans ma manche , alors elle prend le volant . Elle conduit à une telle vitesse qu' elle n' a guère le temps de parler , ce qui m' arrange on ne peut mieux et me donne tout le temps de mettre mon histoire au point . Je lui dis que je l' ai vue sortir du Carlton l' autre jour et que je m' étais amené peu après pour lui dire un petit bonjour , mais que sa femme de chambre m' avait annoncé qu' elle était partie pour deux ou trois jours . En sortant de là , je rencontre un des types à Goyaz ; on boit le coup ensemble et il me dit qu' à son idée elle a dû aller jouer sur le bateau . Je lui dis que je savais que les jeux étaient truqués avec Goyaz et que , de toute façon , il tenterait probablement de la kidnapper , alors je m' amène avec ma soeur et un ami pour mettre le holà . Elle me regarde du coin de l' oeil genre très sirène . Pourquoi n' avez _vous pas prévenu la police , Lemmy ? Ecoutez , Miranda , ça ne vous ferait rien de regarder où vous allez , parce_que sans ça on va se retrouver dans le fossé , et pour ce qui est des bobards sur la police , vous devriez savoir que j' aime pas les flics . J' imagine , en effet , dit _elle . Mais dites _moi , qu' est_ce_que vous faites au juste ? Vous êtes un gangster , n' est _ce pas ? Quelle est votre spécialité ? Je souris , je sens que je ferais bien de me monter en épingle et de me faire passer pour un petit héros , pendant que j' en ai l' occasion , alors je force la dose un chouïa . Oh ! Bon Dieu , quoi , admettons que j' en suis un … Et puis après ? Mais je me suis rangé des voitures . Y a une paie que j' ai pas fait parler de moi … Elle sourit . Vous n' avez pas tué un policier dans l' Oklahoma ? Je lui dis oui . J' ai été forcé de le descendre , ce gars _là . Sinon c' était lui qui me descendait . C' était simplement une question de savoir qui appuierait le premier . Et je continue à lui bourrer la caisse en lui parlant de moi , si bien qu' à la fin , c' te bonne femme doit me prendre pour un mélange de Robin des Bois , de Filochard , de Jeanne d' Arc et de tout ce que vous voudrez . Votre bras n' a pas l' air d' aller bien , Lemmy . Qu' est _ce qui vous est arrivé ? Si je vous le dis , vous allez rigoler , je lui fais . En escaladant le bastingage , ce soir , j' avais mon feu à la main . J' ai glissé et le coup est parti et je me suis filé une dragée dans le bras . Avouez qu' elle est bien bonne , hein ? Je le ferai soigner en rentrant à Londres . Faut simplement changer le pansement . Je le ferai , Lemmy , dit _elle doucement . Il est sept heures du matin lorsque nous arrivons au Carlton . Nous montons à l' appartement de Miranda ; elle fait venir sa femme de chambre et l' envoie chercher un tas de trucs pour mon bras . Au fond , je suis assez verni , car la blessure a l' air nette , et en tout cas il n' y a pas d' inflammation . Faut dire que je suis un type assez dur dans mon genre , et j' ai idée que d' ici quarante_huit heures il n' y paraîtra plus . Tandis que Miranda me bande le bras , je suis des yeux la petite bonne qui s' affaire avec des bols d' eau chaude et des pansements . Un beau petit lot , cette mignonne , et en même temps j' ai l' impression que c' est le contraire d' une gourde . Je me dis que je vais peut_être pouvoir me servir de cette Jeanneton . Le pansement terminé , nous prenons le café , puis je dis à Miranda qu' il est temps de me tailler . Elle dit bon , mais elle tient à me revoir et me propose de venir dîner avec elle ce soir , à neuf heures . Voilà qui m' arrange parfaitement . Peu après , je m' en vais ; Miranda bâille à se décrocher la mâchoire . Je lui dis qu' elle ferait bien d' aller en écraser . La bonne m' accompagne à la porte et me conduit le long du vestibule et sonne l' ascenseur . Je la regarde . Dites _moi , mon petit , vous a _t _on déjà dit que vous étiez mignonne comme tout ? Elle sourit . Je crois bien me rappeler qu' un type me l' a dit une fois , mais ça ne l' a pas avancé à grand_chose . Dommage , je lui retourne . Va falloir s' occuper sérieusement de la question . Si on prenait un bol de Chop_Suey ( Spécialité des restaurants chinois de New_York ) ensemble un de ces soirs , c’est_à_dire , s' ils ont du Chop_Suey dans ce pays ? De nouveau , elle sourit doucement . C' est vraiment une drôle de petite vamp . Oh ! Qu' est_ce_que je risque ? fait _elle . Eh ben , c' est entendu , convenons d' un rencard . Vous sortez quelquefois ? Demain soir . Mlle Van Zelden dîne avec des amis . Parfait . Je prends rendez_vous avec elle dans un restaurant de Greek Street que je connais et je pars . Je longe Pall Mail , puis St_James Street . En arrivant dans Jermyn Street , j' examine les environs . Pas de doute , en face de chez moi , j' aperçois un type qu' a l' air vanné et qui fume une cigarette . Je me dis que ça doit être un des gars de Siegella chargés de surveiller mon logement , des fois que je me perdrais ou n' importe quoi , ce qui prouve que Siegella n' a encore en moi qu' une confiance assez limitée . En entrant chez moi , je me tape un verre de bourbon et je m' assieds pour réfléchir un petit coup . Selon moi , tout a l' air de s' arranger au poil , mais j' ai l' impression que c' est surtout pour Siegella que tout s' arrange au poil . Je me dis aussi que Mac Fee s' étant fait buter comme ça , c' est pas de nature à me faciliter les choses , et je ne suis pas content , ah ! Mais pas du tout . Mais , après tout , j' ai idée qu' il est inutile de me casser la tête à réfléchir en ce moment … Je suis crevé , et mon bras me fait mal , alors je vais me mettre au lit . C' est vraiment une chouette invention , le lit . Y a un tas de types qui feraient pas mal de s' en rendre compte et d' y passer un peu plus de temps , au lieu d' être toujours à courir à droite et à gauche . Ça ferait pas mal d' embêtements en moins dans ce bas monde . Il est maintenant six heures du soir , lorsque le valet de chambre attaché à l' appartement vient m' annoncer qu' un monsieur Siegella désire me parler . Je lui dis bon , qu' il le fasse entrer et qu' il apporte du whisky et du café . Une minute plus tard , il revient avec Siegella . Il a l' air très en forme , le métèque . Il est en habit , cravate blanche , et j' ai idée que les perlouses de son plastron ont dû lui coûter chaud . Je m' assieds dans le lit et je bâille . Alors , Siegella , ça boume ? Il s' assied et tire une cigarette d' un étui de platine . Sa bouche mince sourit . Siegella me paraît être un de ces types qui sourient toujours avec la bouche et jamais avec les yeux . Ils restent perpétuellement froids et durs , pareils à des petits bouts de glace bleue . La_plupart_des gangsters de classe ont des yeux comme ceux_là . Il allume sa cigarette , tire quelques bouffées , puis me regarde . Tu sais , Lemmy , il dit . Je te tire mon chapeau . T' as vraiment été à la hauteur , hier soir , sur le Princess_Christabel . T' es marrant , quand tu t' y mets . Oh ! D' accord , mais y a pas de quoi fouetter un chat avec c' t' histoire . C' était pas grand_chose , et d' ailleurs , qu' est_ce_que c' est que Goyaz ? Il ricane et lâche un rond de fumée à travers la pièce . J' ai idée que Goyaz n' emmerdera plus jamais personne , il dit . Il me regarde droit dans les yeux . Qu' est_ce_que tu veux dire , Siegella ? Je veux dire que c' est du beau boulot , Lemmy . Ce gars _là est mieux là où il est qu' à nous casser les pattes . Je suis content que tu lui aies réglé son compte . Sans blague ? Je riposte . Et d' où sais _tu que je lui ai réglé son compte ? Il ricane . Il a de très belles dents . Qu' est_ce_que tu crois que je faisais , hier soir . Lemmy ? Quand Constance m' a téléphoné pour me dire que Goyaz avait attiré Miranda sur son bateau , surtout en sachant que tu t' étais fait chahuter à Baker_Street par Lottie et l' autre équipe , alors je me suis amené . T' en savais rien ? Il ajoute , mais hier soir , je suis resté trois heures durant avec six gars dans un canot , contre le Princess_Christabel , du côté de la pleine mer , pour le cas où t' aurais fait une fausse manoeuvre . Après qu' on t' a eu vu faire exécuter à Goyaz le plongeon de haut vol en question , je me suis dit que c' était dans la fouille , alors on est rentrés . Oh ! Que veux _tu ? Je lui fais . C' est des choses qui arrivent . Goyaz commençait à faire un peu trop le mariolle . Il opine de la tête . Tu t' es pas débrouillé trop mal hier soir , Lemmy ! T' as rendu les dix mille dollars à Mlle Van Zelden ? Les dix mille dollars qu' elle avait perdus ? Et alors ! Naturellement , que je les lui ai rendus - ce qui était parfaitement vrai - et en plus , j' ajoute : Je me suis fait encore dix sacs dans le coup , que j' ai pris à Goyaz et que je ne lui ai pas donnés . Pas de raison qu' elle fasse du bénef là_dessus . D' accord , il dit . Eh ben , t' es pas trop malheureux mon vieux Lemmy . Tu touches dix sacs de moi pour tes frais , dix sacs de Goyaz , en plus du plaisir de le buter . Est_ce_que ça te va , comme ça ? Tu parles que ça me va . Je me suis déjà voté des félicitations , tu peux être tranquille . Il a un petit rire et se verse un peu de whisky . Eh ben , je tiens à ce que ce soit toujours comme ça , Lemmy . Je veux voir les gens contents autour de moi . J' estime que t' es un brave type et que tu fais gentiment ton boulot . Alors , simplement pour te montrer que je fais pas la vache , et pour que tu te sentes bien dans les entournures , voilà encore cinq sacs . Il m' allonge cinq billets sur la table et me considère en souriant . Ça , c' est pour ton bras , il fait . Tu sais , Lemmy , j' ai un tas de projets en ce qui nous concerne , toi et moi . J' ai idée qu' une fois liquidé l' enlèvement de Miranda , et après que les choses se seront tassées , on retournera aux Etats_Unis , et à nous deux , on prendra en main toutes les cliques du pays . Je me mets à rire . Mon vieux Siegella , quand j' aurai touché ma part dans c' t' affaire , j' aurai plus besoin de faire le gangster . Deux cent cinquante sacs , ça me suffit . Qu' est_ce_que tu feras , Lemmy ? Il rigole . Qu' est_ce_que feras , Lemmy ? Oh ! J' sais pas trop . Mais j' ai envie de tâter de l' élevage de poules . Je regarde ses doigts longs et pâles . Si on peut dire d' une main qu' elle est cruelle , je vous garantis que ce type a les mains les plus cruelles qui soient au monde . Je te vois d' ici en train d' élever des poules , mon vieux Lemmy ; tu passerais ton temps à leur tordre le cou pour ne pas perdre la main . Et , maintenant , revenons à nos moutons . Il amène une chaise près du lit et allume une autre cigarette . J' en prends une , moi aussi , et je l' observe à travers la fumée . Va falloir liquider l' affaire cette semaine , durant le week_end , Lemmy . On est aujourd’hui mercredi . Vendredi , j' emmène l' équipe à la maison que j' ai louée . Ça s' appelle Branders End , et c' est tout près de Thame . C' est un truc genre ancien qu' est pas mal du tout . Je vais y emmener une trentaine de couples . Ils sont tous très corrects et gentils et me connaissent depuis longtemps . Alors , as _tu goupillé quelque chose pour amener Miranda là_bas ? Ce sera facile , je lui réponds . Miranda en pince pour moi , surtout depuis c' t' histoire du Princess_Christabel . Je dîne avec elle ce soir , mais je ne lui parlerai pas du week_end . D' ici là , je vais lui raconter des bobards comme quoi je suis moi_même dans de sales draps , enfin que j' ai une sale histoire sur les bras qu' elle pourrait m' aider à arranger en venant avec moi à Branders End , quelque chose de tellement personnel et tellement confidentiel que personne ne doit savoir qu' elle vient là_bas avec moi . Entre nous , je l' ai tirée une ou deux fois de drôles de pétrins , et je crois pas qu' elle puisse se permettre de dire non . Siegella sourit , puis passe sa langue sur ses lèvres , un tic qu' il a . Bien combiné , Lemmy . Amène _la samedi soir , et ce sera à peu près terminé pour toi . Et après ça ? Oh ! Plus grand_chose . Tu rentres à Londres dimanche et tu passes un coup de tube à un type dont je te donnerai l' adresse là_bas . Ce gars _là s' arrangera pour que le vieux Van Zelden en personne t' appelle lundi matin , et alors tu lui casses le morceau . Tu lui dis que sa fille vient d' être kidnappée et que dans les trois jours , elle sera sortie d' Angleterre . Tu lui dis que nous lui donnons une semaine pour verser les trois millions à mon crédit à la Banque hollandaise de Rotterdam . Sinon , et ici Siegella recommence à ricaner , tu lui diras qu' il nous est venu une idée épatante . Demande _lui s' il reconnaîtrait les dents de sa fille , parce_que , à chaque semaine de retard , le jour d' après , nous lui enverrons une de ses dents par colis postal , et n' oublie pas de lui dire qu' on ne l' endormira pas pour la lui arracher . Il se lève . Je m' en vais , Lemmy . Il y a simplement une petite chose que je tiens à préciser avant de partir . Tu es tout ce qu' il y a de marie et t' es un dur . Tu t' imagines peut_être que t' es aussi roublard que moi - je dis pas non , note bien , mais t' avise pas d' essayer de me monter le coup p . Rappelle _toi que tu ne peux aller nulle part , ni faire quoi que ce soit sans que je le sache . C' est pas que je me méfie particulièrement de toi , c' est simplement parce_que je suis un type qui ne laisse rien au hasard , et si t' essaies de me doubler , je le saurai avant même que lu l' aies fait . Il est là . Debout devant moi , à me regarder comme toute une famille de serpents . Je lui fais un petit sourire . Enfin quoi , qu' est_ce_que tu cherches ? A me faire peur , pour que je me tire des pattes ? Je lui dis . Fais donc pas l' enfant , Siegella . Du moment que ça me rapporte de travailler avec toi , je marche . Je veux les deux cent cinquante sacs . C' est bon , Lemmy . Tiens ta partie et tu les auras . Au revoir . Il sort . Après son départ , je reste étendu sur mon lit , à fumer et à contempler le plafond . Mettez _vous bien dans la tête que je râle sec contre c' t' espèce de grande couenne de Siegella . D’abord , parce_qu' il en installe un peu trop , et deuxièmement , je reconnais qu' il a raison quand il prétend avoir quelque chose dans le crâne et me met en caisse parce_que je me figure être aussi roublard que lui . Possible que je le sois et possible que je ne le sois pas , mais une chose est certaine , c' est qu' avant que j' en aie fini , je lui en réserve une de soignée a c' t' espèce de grand ricaneur à la gueule en coin de rue , une qu' il n' oubliera pas de sitôt , c' est moi qui vous le dis . Mais faut que je me tienne à carreau . Quand il disait que si j' essayais de le doubler , il me poisserait il ne se trompait pas de beaucoup . Et en me rappelant tous les exploits de Siegella en Amérique , j' étais obligé de m' avouer qu' il faudrait que je me lève tôt pour le rouler . Ça faisait des années que les Fédé , la Police d' Etat et toutes les autres catégories de flics s' acharnaient après lui , mais ils n' avaient jamais réussi à le cravater parce_que ce frère _là ne se mettait jamais en avant ; il s' arrangeait toujours pour avoir un homme de paille qui lui servait de couverture pendant que lui montait et finançait les combines . Siegella avait toujours la loi avec les gangsters sans envergure , parce_que , dans un sens , il avait une certaine instruction , et aussi parce_que nul ne savait jamais qui travaillait pour lui . Mais , à l' idée de m' associer avec lui pour travailler en grand , après avoir liquidé l' affaire de Miranda , je me marre comme quatorze baleines . Ça me tente à peu près autant que de partager mon lit avec une paire de boas constrictors - en fait , je préférerais encore frayer avec les serpents . Y a pas , j' étais bel et bien dans le coup du kidnapping de Miranda . Il me tenait sans que je puisse m' en sortir . J' avais compté sur Mac Fee pour m' épauler , et fallait que cet idiot aille se faire descendre juste quand j' avais besoin de lui . Je me tracassais à chercher un moyen de le posséder avant le week_end . C' était réglé comme du papier à musique qu' une fois que je lui aurais amené Miranda à Branders End , il me ferait repartir pour Londres , afin_de téléphoner comme convenu , demander la rançon et ensuite filer à New_York chercher mon fric et aller me coucher . Je suis vraiment dans de sales draps , parce_que maintenant que Mac Fee est mort , y a plus personne à qui je puisse me fier si peu que ce soit . Je peux pas prévenir Miranda de ce qui va arriver , parce_qu' elle se bornerait à décamper d' Angleterre et Siegella la repiquerait ailleurs , c' était couru , si bien que j' ai idée que la seule façon de lui brouiller son petit biseness serait encore d' aller rencarder les flics , ce qui serait d' ailleurs tout aussi couillon , car Siegella n' a pas de casier judiciaire dans ce pays - les flics ne l' ont jamais harponné pour quoi que ce soit , ce qui fait que ça le ferait tout simplement rigoler en attendant qu' il trouve le joint pour attirer Miranda en France ou en Espagne et l' enlever là_bas . Subitement , il me passe une idée dans le ciboulot , comme quoi Siegella aurait peut_être des intentions en ce qui concerne Miranda en dehors de la rançon . Il était très porté sur les femmes et ne manquait pas de goût à leur endroit , à preuve Connie qu' est tout ce qu' il y a de mignonne , moi je vous le dis - et il se pourrait bien qu' il prenne le pèze et , ensuite , qu' il lui réserve quelque chose de son cru , à Miranda . Ensuite , pas besoin d' être grand clerc pour deviner ce qui arriverait à cette môme une fois que Siegella en aurait marre d' elle . Selon moi , il toucherait la rançon . Il la toucherait parce_qu' il parlait sérieusement en disant qu' il enverrait tous les jours une de ses dents au vieux Van Zelden . Nul doute qu' il le ferait et , qu' en plus , il se pourlécherait d' avance à l' idée d' assister à l' opération . C' était un type comme ça ; je me souviens de Mac Fee me racontant qu' à l' occasion d' un kidnapping sensationnel exécuté par la bande Lacassar à Kansas_City - un coup préparé par Siegella - où le mari dont la femme venait d' être enlevée avait pas voulu cracher , il lui envoyait tous les matins une poignée de cheveux qu' il venait de lui arracher , et quand il avait fini par se procurer l' argent de la rançon , la gonzesse était presque aussi chauve qu' un bouton de porte . Ça devait être sa conception de l' humour - c' est vous dire que Siegella avait les boyaux de la tête drôlement tortillés , pour que ce soit là son idée d' une bonne partie de rigolade . En douce , faut qu' il soit ficelle pour avoir su que j' avais abattu Goyaz . Jamais j' aurais pensé que quelqu’un puisse être au courant , et c' est rudement fort de sa part d' être resté planqué dans l' obscurité derrière le Princess_Christabel pour voir ce que j' allais manigancer , après avoir renvoyé Yonnie Malas et Miranda . Ça prouvait simplement que le gars Siegella ne se fiait à personne , et qu' en affaires il était rudement fortiche . En fin de compte , je me dis que la seule chose à faire c' est de suivre le train , et après un bout de temps , je me lève et je vais regarder les cinq sacs qu' il a laissés sur la table . Je vais chercher mon recueil de coupures de journaux , je compare avec les billets , et je vois que ce paquet _là aussi provient du coup de la banque de l' Arkansas . Je les planque avec les autres , parce_que j' ai l' intention de mettre le plus possible d' argent de côté dans cette histoire , et tout bien considéré , je suis pas à plaindre avec d' une part le fric que j' ai pris à Goyaz et les quinze sacs que Siegella m' a allongés . Je dois dire que pour les questions d' argent il est pas regardant . Il est maintenant près_de huit heures ; alors je me lève , je prends une douche et j' enfile mon smoking . Je prends mon temps et je me baguenaude tout en m' habillant et en réfléchissant un petit coup , parce_que je caresse déjà l' idée qu' il me serait peut_être possible de faisander le Rital d' une manière ou d' une autre , bien qu' il me paraisse évident que si je fais ça , faudrait que je m' arrange pour goupiller le truc à Branders End , et pas ailleurs . Je vous ai déjà laissé entendre que j' avais une idée derrière le crâne , mais je tiens pas spécialement à y donner suite parce_que ça me paraît quand même un peu hasardeux . Mais j' ai l' intention de revenir là_dessus avant mon rendez_vous de jeudi soir avec la femme de chambre de Miranda . Je commence à en avoir complètement marre de me torturer la bouillotte à propos de cette affaire ; alors j' allume une cigarette et je sors . Il fait une très belle nuit , en plus , et c' est vraiment une chouette idée ce dîner avec Miranda . Elle m' attendait dans le hall du Carlton et je dois dire qu' elle valait le coup d' oeil . Elle porte une robe genre lamé ou je ne sais quoi , enfin un truc qui lui colle après comme s' il tenait beaucoup à elle . Quand elle m' aperçoit , elle s' amène , la main tendue , avec un sourire câlin de tourterelle . Je suis contente de vous voir , Lemmy . Comment va ce bras ? Je lui dis que ça va très bien , puis nous sortons et nous montons dans son roadster . Après une petite discussion à propos de l' endroit où on va manger , on finit par se décider pour le Café de Paris , sur la route de Maidenhead . Assis au volant à côté de Miranda , je me sentais en pleine forme . Elle ne me dit pas grand_chose ; elle pose simplement sa main sur mon bras , genre amical , et ça me fait plaisir . Je me demande ce que dirait c' te souris si elle savait que je suis plongé jusqu' au cou dans un complot pour la kidnapper dans les deux ou trois jours , mais la sentimentalité n' étant pas mon fort , je laisse tomber toutes ces sornettes . Dès que nous atteignons la route de Kingston , j' appuie à fond sur le champignon et la voiture trace . A ce moment je regarde dans le rétroviseur et j' ai comme une impression qu' il y a un gros roadster noir juste derrière nous , à une cinquantaine de mètres . Chaque fois que je prends de la vitesse , cette voiture en fait autant . C' est une Stutz très puissante qui pourrait nous gratter facilement si elle le voulait . Un instant , je me demande si par hasard Siegella me ferait filer , mais c' est connu que si c' était le cas - et il y a peu de chances qu' il me fasse surveiller tant que je suis avec Miranda - il s' arrangerait pour le faire avec un peu plus de discrétion . De fait , j' ai nettement l' impression que les types qui sont dans cette bagnole font tout ce qu' ils peuvent pour bien me montrer qu' ils me filent . Je ne dis rien à Miranda , et lorsque nous arrivons au Café de Paris en question , pendant qu' elle est allée se refaire une beauté , je surveille le manège du roadster qui nous a dépassés et qui maintenant se ramène . Il tourne et rentre dans la cour qui est devant l' établissement et stoppe . Je trimbale mon Luger dans son étui sous l' épaule gauche , alors je glisse la main sur la crosse en cas d' accident , quand la portière s' ouvre et Lottie Frisch descend . Elle jette un coup d' oeil circulaire puis s' avance vers moi . Je m' éloigne mine de rien vers un coin de la cour où je puisse pas être vu du dehors et elle me suit . Elle s' approche et me dit : Ecoute , Lemmy , passons l' éponge sur hier soir , ni fleurs ni couronnes . T' as été plus marie que nous , un point c' est tout , mais je suis venue te dire de la part de Kastlin et des copains , qu' on ne demande qu' à s' arranger , si tu veux . Je guette du coin de l' oeil la porte des lavabos des dames , pour le cas où Miranda ferait irruption au milieu de ce biseness , mais tout va bien . Où en sont les choses . Lottie , j' espère que tu n' as pas l' intention d' essayer des entourloupettes ? Dis pas de bêtises . Lemmy , je sais à qui j' ai affaire . Tu peux te fier à ce que je vais te dire , c' est franco . Alors voilà : le Princess_Christabel a appareillé de bonne heure ce matin , mais Kastlin s' est fait débarquer ici . Il ne part pas . Y a un espèce d' enfoiré - un homme à Siegella , je suppose - qu' a buté Goyaz , alors Kastlin a liquidé le bateau et a débarqué . Maintenant , voilà de quoi il retourne : j' ai eu l' impression que tu travaillais pour ton compte l' autre soir , à part que t' avais amené Yonnie Malas , à ce qu' il paraît - et Malas marche avec Siegella , c' est son homme de confiance . Alors Kastlin et moi on s' est dit que si tu voulais faire équipe avec nous , on lui en ferait baver , au Siegella . On le posséderait de toutes les façons , et on pourrait en affurer une pincée , Alors , tu m' écoutes ? Ça pourrait m' intéresser , que je lui réponds . Je me dis que je peux p' t' êt me' servir de ces gars _là . De toute manière , je lui demande où on pourrait causer . Kastlin et moi on est descendus au Parkside Hôtel . Viens nous voir vers deux ou trois heures cette nuit . On est inscrits sous le nom de M et Mme Schultz , de New_York . Très bien , bébé . J' y serai , mais si j' étais toi , j' essaierais pas de trucs à la gomme . A propos , comment va c' t' andouille de Japonais à qui t' as filé un pruneau ? Comme je souris , elle prend le parti de sourire aussi . On peut dire que tu nous as eus , Lemmy . Ça , faut le reconnaître . Enfin , pour ce qu' est du Japonais , il ne va pas trop mal , à part que chaque fois qu' il tousse , on dirait la marée montante . Alors , tu viendras , Lemmy ? J' opine du bonnet . Je serai là entre deux et trois heures . Et préviens Kastlin que c' est moi qui tiendrai le crachoir , et pas d' histoire , sinon ça ira mal . Et maintenant , décampe . Elle s' en va , remonte dans sa voiture et repart en moins d' une minute . Au moment où elle vire , il me semble bien entrevoir Kastlin à l' arrière , et je me dis que ça lui ressemble bien à c' t' espèce de petit salaud , de faire faire ses commissions par une femme . A ce moment , Miranda sort , et nous allons manger . Nous discutons d' un tas de choses et nous faisons un dîner épatant . Il me vient à l' idée que Miranda m' a vraiment à la bonne , alors vous pensez si je lui sors le grand jeu . Après ça , nous allons danser , puis nous roulons au hasard jusqu' à minuit . Rien de tel que l' Angleterre pour les virées en bagnole , la nuit . Il est une heure quand j' arrête le roadster devant le Carlton . Miranda descend et reste là debout à me regarder . Vous ne montez pas prendre un whisky_soda , Lemmy ? me dit _elle avec un je ne sais quoi dans le regard . Je réponds non , parce_que je brûle d' aller voir Kastlin , alors elle est piquée au vif . Il viendra peut_être un jour où ce sera vous qui me demanderez de vous offrir un whisky_soda , et peut_être qu' à ce moment _là je n' en aurai plus envie . Je crois que c' est le moment ou jamais ; alors , je me lance . Ecoutez , Miranda , faut que j' aille quelque part maintenant , c' est très important , mais si vous voulez faire quelque chose pour moi , ça me rendrait service parce_que je ne connais personne d' autre dans ce bled qui puisse le faire . Elle s' approche tout contre la voiture et me regarde . Pourquoi donc , qu' y a _t _il , Lemmy ? Je le lui dis , et je vous prie de croire que c' est du bien torché . Je lui dis que je suis victime d' un chantage de la part d' une femme qu' a des papiers à moi , des papiers compromettants , et que cette gonzesse doit aller passer le week_end chez des gens dans une villa près de la Tamise , où je dois la retrouver . Je demande alors à Miranda si elle veut venir voir si elle ne pourrait pas rouler la bonne femme en question et reprendre mes papiers . Elle court . Elle mord au truc comme un oiseau à un ver et me promet qu' elle n' en parlera à personne et que personne ne saura où elle est allée , afin_de ne pas me créer d' ennuis . Je lui dis que je passerai la prendre samedi à quatre heures de l' après_midi , et que nous irons ensemble là_bas . Ensuite , je lui dis bonsoir . On se serre les mains ; elle me regarde et ses yeux brillent comme des étoiles . Bonne nuit , Lemmy ; vous savez , je crois que je ferais n' importe quoi pour vous … Alors je lui dis quelque chose … une de ces choses qu' on dit dans ces moments _là , mais je ne pensais pas ce que je disais ; je me demandais comment l' affaire Kastlin allait se présenter et si j' allais pouvoir me servir de ces truands pour faisander le métèque . Chapitre VIII SADIE GREENE Il est donc deux heures et demie quand je m' amène au Parkside Hôtel , et j' ai idée qu' en ce moment j' ai dû semer ceux des hommes à Siegella qui étaient chargés de me filer . Après avoir quitté Miranda , je louai une voiture dans un garage , ensuite je me dirigeai vers Wandsworth , pour bien m' assurer que personne ne me suivait , je laissai la voiture là_bas , je revins en taxi vers Hammersmith et entrai dans l' hôtel par la porte de service . Le concierge de nuit m' attendait et me fit monter par l' ascenseur . Dans un salon du troisième étage , je trouvai Lottie Frisch , Kastlin , les quatre types qui m' avaient dérouillé à Baker_Street et trois ou quatre autres zèbres . Je suppose que c' est là le restant de la bande à Goyaz qui opérait avec lui dans le pays . Sur la table il y a des cigares et de l' alcool à profusion . Kastlin est un gros type , il est assis dans un coin , l' air très déprimé . Je vous ai déjà dit que je veux rien avoir affaire avec Kastlin . C' est un dégonflard et un faux jeton , mais là il était traqué et quand un type se sent traqué , des fois y devient courageux . Parce qu' il ne peut pas faire autrement . De toute manière , faut bien que je les prenne tels qu' ils sont ; je suis coincé et j' ai pas le choix . Kastlin est d' origine allemande et parle lentement en articulant chaque syllabe comme si parler était une chose extrêmement laborieuse . Ecoute , Caution , il dit . A mon avis , allait qu' on s' explique . Alors je t' ai fait filer par Lottie . Je lui ai dit de t' amener ici parce_qu' on est coincés et que je voulais te voir . Elle s' explique mieux que moi , alors c' est elle qui va discuter . Lottie , qui porte un châle de soie rose et des mules fourrées , se lève et me verse un coup de whisky . Elle me passe les cigarettes sur la table : Ecoute voir , Lemmy , dit _elle en se rasseyant et en rallumant une autre cigarette . C' est toi qui as la loi , on le sait , et t' es en meilleure posture que nous , mais ça t' intéresserait peut_être tout de même de faire quelque chose ensemble ? J' t' écoute , Lottie . Je suis toujours prêt à parler affaires . Je suis un homme d' affaires . Elle approuve d' un signe de tête . Alors voilà , Lemmy . Je ne sais pas si t' es tout à fait au courant de la combine Siegella ; je ne sais pas non plus si t' étais dans le coup dès le début - bien que je ne le croie pas - et je ne sais pas si tu t' es simplement trouvé par hasard dans ce pays et que t' as foncé dans le tas pour ton propre compte hier soir . Parce que j' ai dans l' idée que ce serait pas la première fois ; mais Siegella , qu' est un sale faux jeton de Polak , nous a vidés , et bien vidés , et ça ne nous plaît qu' à moitié , tu peux le croire . Vous n' étiez pas dans le coup avec lui , à l' origine ? Tu parles , fait Lottie , en secouant la cendre de sa cigarette . J' te dis que c' est nous qu' avons trouvé le fric pour cette affaire . La chose commence à m' intéresser . Et alors ? Je dis . Eh ben , voilà . L' année dernière , un homme de paille à Siegella vient trouver Goyaz et Kastlin et nous dit qu' il y a une idée du tonnerre de Dieu dans l' air et qu' il ne s' agit rien de moins que de kidnapper Miranda Van Zelden . Mais il dit que c' est un coup qui doit être fait dans le grand style . Selon lui , la petite fera un voyage en Europe dans l' année et le truc , c' est de la kidnapper quelque part hors des Etats_Unis . Pour ça , il faut deux choses : du fric et un bateau . C' est là que Goyaz et Kastlin interviennent dans l' affaire , parce_que Goyaz est le seul en Amérique à avoir un bateau capable de prendre la mer avec un vrai capitaine et un équipage qui connaissent leur métier et qui sachent tenir leur langue et s' occuper de leurs oignons . Faut dire que pour une fois Siegella se montre à la hauteur , parce_qu' il lui vient une idée de tonnerre de Dieu question de se procurer le fric . Il vient justement de faire du rentre_dedans et de s' imposer dans la bande Lacassar et c' est pas du goût de Jake Lacassar qui estime avoir été roulé par le Polak . Alors Siegella décide de faire d' une pierre deux coups en tirant l' argent de Lacassar et en se débarrassant de lui en même temps . Ça marche tout seul . On laisse entendre à Jake que ce serait une bonne affaire de dévaliser la Banque nationale des Fermiers de l' Arkansas . C' est du tout cuit et Jake dit d' accord , mais Siegella l' attend au tournant pour le faisander , car la combine c' est que Jake et les trois hommes qui font le coup avec lui doivent changer de bagnole à un carrefour près de Little_Rock . Il est convenu que les hommes à Goyaz les attendront là avec une autre voiture , alors le type à Siegella propose qu' au lieu de la donner à Lacassar et de le laisser se tirer , on lui fasse son affaire à lui et à ses trois copains et on fauche le fric . Ça fait d' une pierre deux coups . Ça paie l' enlèvement de Miranda et ça liquide Lacassar . Et ça marche . Trois hommes à Goyaz attendent ces andouilles au carrefour de Little_Rock et quand la voiture à Lacassar s' amène , ils les descendent tous les quatre . Ils récupèrent le pèze et le refilent à Siegella . A présent , c' est de la tarte . On a l' argent et on a le bateau . On goupille un plan . Seulement tu peux être tranquille que ça leur en coûte une pincée à Goyaz et à Fritz qui est là , pour amener le bateau ici , et pour amener tout ce monde des Etats_Unis , de façon à ce que ça ne fasse pas miteux . Une fois arrivés ici , on se met en rapport avec Siegella et ce salaud _là nous vide comme des malpropres . Il nous sort un bobard comme quoi il veut pas travailler avec Fritz et il dit à Goyaz que si ça ne lui plaît pas , il peut aller se faire cuire un oeuf . A ce qu' il paraît qu' il s' est payé un yacht à vapeur avec une partie du fric fauché à Lacassar et avec ça il se sent fort . Alors qu' est_ce_qu' on pouvait faire ? Siegella a ici une bande de gorilles qui feraient rôtir des petits enfants histoire de rigoler , ce qui fait que Goyaz est forcé de dire oui , mais ça ne lui plaît pas , ni à Fritz , ni à moi . Si vous aviez pu voir cette donzelle assise là avec ses yeux étincelants comme ceux d' un serpent à sonnettes ; on sentait que si elle avait eu Siegella devant elle , pieds et poings liés , elle lui aurait fait passer un sale quart d' heure . Elle rallume une cigarette . Tu vois qu' on peut pas nous en vouloir d' avoir essayé de le doubler , hein , Lemmy ? On a fait semblant de laisser tomber et de se désintéresser de la question , mais en douce Goyaz se dit que ça sera facile de faire venir la môme Van Zelden à bord de ce bateau , à cause des jeux . Et y se trompe pas . Quelques_uns des copains en ont déjà marre et se sont tirés aux Etats_Unis , mais on reste quand même toute une équipe à se tenir les coudes ici , et on se dit qu' on est capables de mener à bien l' enlèvement de Miranda nous_mêmes . Et je suis tranquille qu' on aurait réussi , s' il n' y avait pas eu deux choses : d’abord un mec de la police privée , un type tout ce qu' y a de marie , chargé de surveiller Miranda , et qui apprend je ne sais comment qu' elle doit venir sur le bateau . Ce type , un nommé Gallatt , s' amène à bord avec un aut' zèbre qu' on ne connaît pas et , au lieu de leur dorer tranquillement la pilule , Goyaz , qui pour une fois se sent tout courageux , joue du revolver tant que ça peut . Entre_temps personne ne sait pourquoi - voilà que tu interviens dans c' t' histoire , Lemmy , et pour compliquer encore ce micmac , maintenant que Goyaz est mort - et on ne sait pas qui l' a buté mais on se doute que c' est Yonnie Malas - Frenchy , le capitaine du yacht , prévient Kastlin qu' il en a marre et qu' il appareille . Ça crée une engueulade épouvantable à bord , et comme en plus de ça quelques_uns des copains sur le bateau commencent à avoir les jetons et deux ou trois petits trucs qui se sont passés . Fritz avait les nerfs à vif , alors il a débarqué et a laissé partir le bateau . Maintenant voilà : tu t' en es pas tiré trop mal dans tout ça , Lemmy . T' as faisandé Goyaz de vingt sacs , dix qu' il avait pris à la Van Zelden et dix en supplément pour faire un compte rond . Pour un début , c' est pas mauvais , entre nous . Je souris . D' accord , mais qu' est_ce_que tu veux que je fasse de vingt sacs ? Je sais ce que c' est que d' avoir du fric , tu sais . J' irai pas loin avec vingt billets . Tu parles . Mais j' ai idée qu' on peut encore gagner pas mal d' oseille avec l' histoire Van Zelden , Lemmy ? Je remplis de nouveau mon verre . Alors , vas _y , je t' écoute . Je brûle de savoir comment . C' est facile . Je suis tranquille que Siegella va kidnapper la petite et que ça ne va pas être long . Bon , mais nous , on n' est pas encore gâteux au point d' être bons à jeter aux ordures , et on sait que t' es dans le coup avec Siegella . Tant que Goyaz donnait des ordres , c' était pas très brillant , mais j' ai idée que si tu voulais prendre notre équipe en main , Lemmy , on pourrait aller loin , et surtout on pourrait lui rendre la monnaie de sa pièce , à ce sale Polak , parce_que t' es un dur , que t' as des idées et que ça fait des années que tu fais ce qui te plaît aux Etats_Unis sans que les flics aient jamais réussi à te coincer . Siegella estimait que l' affaire lui rapporterait trois millions , alors voilà notre proposition . Viens avec nous , prends la bande en main - nous avons neuf gars sur qui on peut compter - tombons sur Siegella et enlevons la môme nous_mêmes . Alors , qu' est_ce_que ça te dit ? Ben , c' est dans le genre possible , je réponds . Combien je palpe ? On en a parlé , elle fait . On a convenu que tu prendrais deux millions et qu' on se partagerait le troisième . Tu peux pas te plaindre , hein , Lemmy ? Ça me botte . Mais comment on fera pour sortir la petite d' Angleterre , parce_que les flics anglais sont plutôt à la coule et malgré qu' ils soient pas au courant de ce qui se goupille par ici , dès qu' ils commencent à fouiner dans quéq' chose , ils peuvent devenir tout ce qu' y a d' emmerdants , et en plus il paraît qu' ils se laissent pas acheter . C' est assez vrai , elle dit , mais il va de soi que Siegella a dû planquer son bateau quelque part en attendant . Pourquoi ne pas le laisser faire son truc et kidnapper la gosse ? Après , il ne s' agit plus pour nous que de mettre la main sur ce bateau et on le tient . C' est une idée , Lottie , mais ça demande réflexion . Je reste silencieux un instant , puis d' un seul coup , je prends mon parti : Ecoutez , mes enfants , je vais vous dire quelque chose . Siegella va enlever la môme samedi . Je suis au courant parce_que c' est moi qui dois l' emmener à l' endroit où ils ont décidé de faire le coup . Alors voilà , je marche avec vous , c' est moi qui commande à partir de maintenant , je prends deux tiers du fric . Autre chose , faudra m' obéir sans discuter . Je vous garantis que moi aussi j' ai envie de lui en faire baver au Siegella , et je crois qu' on peut y arriver . Maintenant , je peux vous dire que , selon moi , on n' a pas besoin de bateau , parce_que j' ai l' impression que la môme Miranda commence à s' intéresser à votre serviteur . Je pense pouvoir la mener par le bout du nez . Siegella a combiné tout le truc comme suit : dès que je l' aurai amenée chez lui samedi , j' imagine qu' il va la sonner et lui dire de quoi il retourne . Moi , je suis censé revenir à Londres téléphoner pour la rançon . Après ça , il paraît que mon boulot est fini . Je ne sais pas où ils vont l' emmener ni où ils ont leur bateau , ni rien , et y a peu de chances que Siegella me le dise , parce_que ce Polak veut bien se fier à moi , mais pas plus loin qu' il n' est capable de balancer une paire d' éléphants en bas âge . Alors , voilà la chose : faut s' arranger pour que samedi ou dimanche vos hommes soient planqués quelque part à la cambrousse , près de la maison à Siegella . Faudra attendre que Siegella ait cassé le morceau à la petite Van Zelden . Au lieu de revenir en ville téléphoner pour la rançon , je crois qu' il faudra que je reste dans le coin . On choisira bien le moment et on lui soulèvera Miranda . Autrement dit , va falloir lui refaire le coup du sauvetage . Et faudra tâcher de faire ça en douceur et d' y aller mollo . Y aura peut_être du casse_pipes et y en aura peut_être pas . Si y en a , c' est à nous de commencer , mais vaudrait mieux tâcher de l' éviter . Vous comprenez , dès que nous aurons enlevé Miranda des mains de cette clique et qu' elle sera en sécurité à Londres , nous tenons Siegella , parce_que nous avons une charge criminelle contre lui et Miranda elle_même pourra le prouver . N' oubliez pas , je poursuis , que personne n' a quoi que ce soit contre Siegella dans ce pays , et jusqu' à ce qu' il ait vraiment kidnappé la môme , légalement il n' a rien à craindre , mais une fois le coup fait et nous dans les petits papiers de Miranda , alors là , on est parés . Selon moi , quand Siegella se rendra compte qu' il est refait , il ne lui restera plus qu' un parti à prendre , aller chercher son bateau et refoutre le camp aux Etats_Unis pour le cas que Miranda irait trouver les flics ici et à ce moment _là . Nous autres on est les rois . On est au mieux avec Miranda et on revient à ma première idée . Celle qui m' avait amené ici . Lotte me regarde et lève les sourcils . Elle sourit . Et quelle était ton idée , Lemmy ? Simplement ceci : j' ai l' intention d' emmener Miranda en France et de l' épouser , et j' ai idée que quand le vieux Van Zelden saura ça , il faudra qu' il les lâche dur pour tirer sa seule et unique fille des pattes d' un gangster de première classe comme moi , surtout que ça fera la troisième fois que je sauve c' te frangine au moment où elle va se faire kidnapper . C' est de la tarte et du billard . Là où il y aura du tirage , c' est pour lui souffler la petite . Lottie se tape un autre whisky . Tout autour de la pièce , je vois mes types qui commencent à s' épanouir . Oh ! Dis donc , Lemmy , elle fait , comment que tu es ! Tu peux dire que tu en as dans le crâne ! Je lui dis de passer la main parce_que les compliments pour un type comme moi c' est de la foutaise . Ensuite , je commence à organiser le boulot . Faut que je fasse gaffe à ce que je fais parce_que je suis forcé d' envisager les choses de deux points de vue différents . Tout d’abord , je dois essayer d' imaginer ce qui va arriver à Miranda samedi soir , et de quelle façon au juste , je peux rouler Siegella et me tirer avec la bonne femme , et deuxièmement faut que du point de vue de Kastlin , la combine se tienne et ait l' air tout ce qu' il y a de régulier . En ce qui concerne Kastlin personnellement , c' est pas lui qui m' inquiète beaucoup , parce_que de toute façon c' est une betterave et c' est à la portée de n' importe qui de le faisander , mais Lottie Frisch n' est pas une fille qu' on peut emmener en balançoire ; elle en connaît un bout , c' te poupée , c' est moi qui vous le dis ; c' est le genre râleuse qu' est foutue de vous filer un coup de lampe à souder pour un oui ou pour un non , tout comme un homme . Une fois en rogne , faudrait que quelqu’un déguste . Je fume encore deux ou trois cigarettes . Lottie amène du café et nous envisageons la chose en détail . Il semble qu' il y en ait cinq de ces types qu' ont le cran et l' envergure nécessaires pour mener l' affaire à bien . Y a d’abord les quatre types qui m' ont chahuté dans la piaule de Baker_Street - Merris , le type aux cheveux huileux - Durient , Coyle , un métis canadien et un Rital nommé Spegla ; en plus de ça y a encore un autre type , un demi_frère à Lottie , à ce qu' il paraît . Lottie a une mitraillette que Kastlin - qu' a débarqué du Princess_Christabel en même temps que le demi_frère à Lottie - a ramenée avec lui , et j' ai idée que cet outil va m' être bougrement utile . Au bout d' un moment , je leur distribue mes instructions . Voilà comment je vois la chose : Merris , Durient et Coyle prendront le train très tôt samedi matin pour ce patelin qui s' appelle Thame . De là , ils iront repérer ce coin de Branders End et goupiller leur plan en tenant compte de la disposition de la turne , de façon à ce qu' on sache par où les retrouver quand on foncera dans le tas . Tous les trois descendront dans une petite auberge près de là et n' en bougeront pas de la journée . Il ne faut pas qu' ils risquent de se faire repérer par un des chimpanzés à Siegella . Samedi , tard dans la soirée , Spegla et le demi_frère de Lottie , Willie Bosco , partiront en voiture avec la mitraillette , et , en plus , tout le monde trimbalera un pétard , deux au besoin . Je suppose que Miranda et moi nous arriverons à Branders End vers les cinq heures , samedi , et d' après moi . Siegella se tiendra peinard ce jour _là . Il ne fera rien . Il donnera la soirée qu' il a projetée et après ça , dimanche matin de bonne heure , j' imagine , il dévoilera son jeu à Miranda et - selon son habitude - l' obligera à écrire une lettre au vieux Van Zelden , lui disant de se grouiller de verser la rançon , de façon que cette lettre parvienne au père Van Zelden environ cinq ou six jours après l' avertissement téléphonique qu' il aura reçu , et l' incite à se dépêcher d' expédier le fric . A mon avis , Miranda va faire de la musique et refuser d' écrire la lettre . Là_dessus , Siegella va commencer à fumer et va lui faire passer un sale quart d' heure , à la môme . Si tout se passe comme je le prévois , il la mènera à bord de son bateau - là où il l' a planqué - dimanche , et filera . Donc , j' ai idée que faut combiner notre histoire pour dimanche matin de bonne heure . Je choisis ce moment _là parce_qu' ils vont tous se figurer que l' affaire est dans le sac et en plus les trois quarts des mecs vont être dans le cirage , tellement ils se seront noircis . Lottie est d' accord sur tout . Tout ce que je dis est parole d' évangile . Alors , en définitive , il est convenu que vers les minuit samedi , Merris et les autres se rencontreront dans un endroit près de Branders End . Ils s' en approcheront le plus possible , et moi je sortirai pour tâcher de les retrouver et prendre contact avec eux . Après ça , à la première occasion , je me débine avec Miranda et si les types à Siegella commencent à chercher des histoires , Merris et les autres feront donner l' artillerie et couvriront notre fuite . Une fois hors de portée , nous tenons le bon bout car Siegella , ayant déjà tout préparé pour se tirer , sera bien forcé d' en profiter pour le cas où il prendrait fantaisie à Miranda d' aller crier cette histoire sur les toits . Bref , nous nous asseyons tous en cercle et nous discutons de la chose jusqu' à ce que tous les détails en soient au point et que chacun sache exactement où et quand il intervient dans le plan général . Et il est entendu que Willie Bosco sera noire agent de liaison et que samedi il s' arrangera pour me refiler un papier avec le plan du bled en question . J' ai idée que ça ne risque rien parce_qu' à ce moment _là Siegella aura cessé de me faire filer . Une fois que j' ai tout combiné , je dis bonsoir à toute la bande et je sors de l' hôtel par l' entrée de service , comme j' y suis entré . Il se fait tard , néanmoins je me baguenaude un moment autour de Hyde_Park en ruminant toutes ces questions et j' en arrive à la conclusion que c' est risquer gros que de me fier entièrement à Lottie Frisch et à l' équipe Kastlin . Après tout , qu' est _ce qui empêcherait ces gars _là de me jouer le même tour que nous allons jouer à Siegella ? Toutes ces cliques de forbans se valent et je les connais trop bien pour courir le risque . Mais tout de même , faut reconnaître que le fait de me mettre en cheville avec Lottie et le reste de l' équipe Goyaz , ça va m' aider un bout pour ce qui est de fabriquer le Siegella , et il y a des moments où faut courir sa chance . A l' heure où j' arrive chez moi , je suis assez content de la manière dont les choses s' arrangent , j' ouvre la porte d' entrée et je commence à monter à pied , chose que je déteste , mais naturellement l' ascenseur ne marche pas et je suis crevé . En arrivant aux dernières marches , mes yeux se trouvent de niveau avec le palier au_dessus . Je regarde dans le couloir et j' aperçois de la lumière sous la porte du salon de mon appartement . Je m' arrête et je me convoque à une petite conférence intérieure . Qu' est _ce qui peut bien être là ? Ça pourrait être Siegella , et ça pourrait être Constance , mais je suppose bien qu' aucun d' eux ne va se donner la peine de venir poireauter chez moi , alors qu' il leur serait si facile de téléphoner . Je sors mon revolver et j' avance à pas de loup . Une fois devant la porte , je l' ouvre brusquement et j' entre . Assise dans un fauteuil devant la cheminée , j' aperçois la femme de chambre de Miranda , la Jeanneton avec laquelle j' avais pris rendez_vous . Elle a l' air frigorifiée et se drape frileusement dans son manteau . Je vous ai déjà dit que cette gosse est un beau petit lot . Elle a une jolie peau fraîche , des grands yeux bleus , un visage ouvert et franc , enfin elle a l' air d' être une de ces mômes - et ça ne court pas les rues , je vous le dis - qui seraient incapables de vous faire une entourloupette , même si on les payait pour . Elle se lève , je jette mon chapeau sur le divan et je remets mon fer à souder dans son étui . Tiens , tiens , mais c' est la petite Sadie . Alors , poupée , qui est _ce qui s' est fait écraser , ou quoi ? A moins que ce ne soit mon sex_appeal ? Y a combien de temps que vous êtes là ? Elle avale sa salive . Ça doit faire des heures que je vous attends , monsieur Caution , parce_que je suis malade d' inquiétude et je ne sais pas quoi faire . Alors je me suis décidée à venir vous voir et je suis arrivée ici un jeu avant minuit . J' ai dit au valet de chambre qu' il fallait absolument que je vous parle , que c' était très important , alors , il m' a répondu qu' il ne savait pas quand vous alliez rentrer et que je pouvais vous attendre là . Je lui dis de se rasseoir et je m' allume une cigarette . Vous frappez pas , mon petit , je lui dis , y a jamais rien de tellement grave que ça ne puisse pas être pire , et puis , d' ailleurs , c' est mauvais pour les yeux de s' en faire . Qu' est _ce qui se passe ? J' ai reçu ça , elle fait . Elle me tend une enveloppe et dedans y a une lettre . Je la sors , je la lis , et peu à peu je me rends compte que Gallatt n' était pas aussi cloche que je me l' étais figuré . La lettre est adressée à Mlle Sadie Greene , aux bons soins de Miranda Van Zelden , Hôtel Carlton , et voilà ce qu' elle dit : Chère mademoiselle Greene . Si je vous écris , c' est parce_qu' il est nécessaire que je communique avec quelqu’un de l' entourage de Mlle Van Zelden . Je suis employé en qualité d' enquêteur privé , par M Van Zelden , aux fins d' exercer sur Mlle Van Zelden une surveillance discrète et en même temps une sorte d' influence protectrice . Vous connaissez l' instinct qui la pousse à se créer des amitiés parmi les gens les plus bizarres et à rechercher à tout prix de l' amusement et des sensations qui ne vont pas toujours de pair avec sa sécurité . Je me suis mis en rapport avec un employé du Carlton et j' ai appris que Mlle Van Zelden aurait disparu . Je suis également entré en relations avec deux autres personnages , l’un d' eux s' étant présenté comme un enquêteur d' une compagnie d' assurances à laquelle Mlle Van Zelden aurait assuré ses bijoux . Sur le conseil de ces gens , je pars pour l' île de Mersey , car ils m' assurent que Mlle Van Zelden s' y trouve . Mais je vous avouerai franchement que je ne suis pas tranquille . Je sens la nécessité , dans l' avenir , d' un contrôle plus étroit des faits et gestes de Mlle Van Zelden et je me propose , dès mon retour de ce voyage , d' entrer en contact avec vous et , avec votre aide , de surveiller dorénavant Mlle Van Zelden de plus près . Je compte que vous voudrez bien me prêter assistance , car vous savez que c' est ce que son père souhaiterait que vous fassiez . Bien entendu , vous ne parlerez pas de ceci à Mlle Van Zelden qui ne pourrait supporter d' être l' objet d' aucune espèce de surveillance . Je me mettrai donc en communication avec vous à peu près dans le même temps que la présente lettre vous parviendra . Si vous n' avez pas de nouvelles de moi avant minuit , le jour où vous la recevrez , alors vous pourrez en déduire qu' il m' est arrivé quelque chose de grave et je vous prierai de téléphoner immédiatement au quartier général de la police anglaise , à Scotland_Yard et , après leur avoir montré cette lettre , de leur demander du secours . Sincèrement vôtre . Robert Gallatt . Je plie la lettre , tout en me demandant ce qu' a fait au juste cette souris . J' ai reçu ça ce matin , monsieur Caution , elle dit , et j' ai attendu toute la journée pour voir si M Gallatt allait rentrer ; mais pas question . Ce soir , vers onze heures , j' ai pensé à téléphoner à la Police comme il avait dit , mais je me suis dit que si je faisais ça et que ça vienne aux oreilles de Mlle Van Zelden , elle me balancerait tout de suite . C' est alors que j' ai pensé à vous . Je savais que vous étiez avec elle , là où elle était allée , puisque vous l' aviez ramenée , et puis j' avoue que vous m' étiez sympathique . Dites , monsieur Caution , qu' est_ce_que je dois faire ? Je lui souris . Vous êtes une brave gosse , je lui dis , mais vous tourmentez votre petite tête blonde pour rien . Gallatt est un vrai cave , moi je vous le dis , et la vérité c' est qu' on s' est foutu de lui . Voilà l' histoire : Gallatt s' imagine qu' il est l' as des détectives , alors une bande de loustics - des amis à Mlle Van Zelden - l' ont fait marcher en lui disant qu' elle était partie en France . Et c' t' andouille est parti la retrouver , et je suppose qu' il vous a écrit ce mot avant de s' en aller . En tout cas , j' ajoute , inutile de vous faire des cheveux . Vous pouvez me croire quand je vous dis que tout va bien , et qu' il n' y a pas de pétard . Elle paraît soulagée et moi je le suis aussi parce_que cette histoire commence à me taper sur le système . Cette lettre de Gallatt aurait pu causer pas mal d' ennuis si elle avait été la montrer partout . Oh ! Ce que je suis heureuse , monsieur Caution ! Je commençais à me tracasser tellement et puis je ne savais que faire . Vous savez que ce n' est pas facile d' être femme de chambre de Mlle Van Zelden . Un rien suffit à la mettre dans tous ses états et je ne voudrais pour rien au monde être responsable d' une chose pareille . Eh bien , je suis contente d' être venue et je crois qu' il est temps de m' en aller . Je me lève , je m' approche d' elle et je la serre dans mes bras . Ça n' a pas l' air de lui déplaire . Tandis qu' elle parlait , je réfléchissais et j' ai déjà goupillé dans ma tête tout un plan pour me tirer d' affaire à Branders End . En supposant que je puisse faire entendre raison à la petite Sadie et la décider à faire ce que j' ai combiné . Ne partez pas encore , poupée , je lui dis , j' ai à vous parler . Je suis content que vous soyez venue ici ce soir parce_que j' ai en tête quelque chose au sujet de Mlle Van Zelden que j' allais vous dire quand je vous ai vue . Ça n' a rien de grave , n' ayez pas peur , c' est simplement une petite chose que vous pourrez faire et qui vous épargnera des tas d' ennuis , et , en plus vous ne perdrez pas votre temps parce_qu' en rentrant aux Etats_Unis , je compte aller trouver le vieux Van Zelden , et je lui dirai que vous vous êtes bien conduite et y a des chances pour qu' il vous refile un beau petit cadeau . Elle est contente . Je suis toujours prête à rendre service , elle dit , et il est certain que j' aimerais faire plaisir à M Van Zelden . Je lui dis de s' asseoir . Ensuite je vais faire du café et je l' amène . Je lui en sers une tasse avec une cigarette et puis je commence à lui raconter une histoire insensée , car selon moi elle est incapable de me nuire de toute façon et d' autre part , si elle marche , alors je crois que ça me permettra de parer à toute espèce de tour de cochon que Lottie et l' équipe à Goyaz pourraient avoir envie de me jouer là_bas , à Thame . Elle est assise , sa tasse de café à la main , me considérant du regard candide de ses grands yeux bleus . Ecoutez , mon petit , je lui dis , voilà ce qui en est . Chapitre IX BILLETS MARQUÉS Elle est donc là en train de siroter son café , tout en fumant une cigarette et en me regardant , alors je me mets à lui raconter une histoire abracadabrante : comme quoi je dois emmener Mlle Van Zelden à une réception samedi après_midi , et le type qui donne la party en question a un béguin sérieux pour la môme Van Zelden . Je lui dis que je l' accompagne à cause que j' ai dans l' idée que ce gars _là pourrait essayer de faire le zouave , mais qu' elle n' a pas besoin de s' en faire parce_que s' il avait l' air de vouloir la ramener , je l' accommoderais à dix_sept sauces différentes . Elle se laisse endormir . Elle me dit qu' elle sait ce que c' est , qu' il y a comme ça des types qui peuvent pas être amoureux d' une femme sans tout de suite se rendre insupportables ; je lui dis , c' est ça tout juste , et je vois qu' elle a parfaitement pigé la chose . Après ça , je lui laisse entendre qu' il pourrait bien y avoir un peu de grabuge à cette réunion et que le fait qu' elle soit venue me voir à propos de c' t' histoire de Gallatt m' a donné une chouette idée . Je lui dis que je m' en vais lui suggérer de se prendre par la main samedi vers les six heures du soir , et sans rien dire à sa patronne de grimper dans le train , de descendre dans un hôtel des environs et d' attendre là pour le cas où la soirée se passerait tellement mal que je pourrais avoir envie d' emmener Mlle Van Zelden . J' ai compris , monsieur Caution , fait _elle , vous voulez dire que si ces gens chez qui vous allez ont des manières pas tout à fait correctes , vous me ramenez Mlle Van Zelden à l' hôtel pour que je prenne soin d' elle ? Tout juste . Sadie . Et d' un autre côté , si par hasard tout se passe bien et qu' il n' y ait rien à redire alors j' imagine que vous voudrez être rentrée à l' hôtel Carlton avant le retour de votre patronne , dimanche . Elle dit oui . C' est ça . Ensuite , on convient qu' elle téléphonera de son hôtel de Thame à la maison de Branders End . Je lui dis qu' elle trouvera le numéro dans l' annuaire . Je lui dis aussi d' attendre jusque vers les trois heures du matin dimanche , et que si à ce moment elle n' a pas vu sa patronne ou moi , alors elle devra téléphoner à Branders End pour me demander . Voilà qui me paraît être une sage précaution , car je calcule qu' à trois heures , dimanche matin , je saurai comment les choses se sont goupillées à Branders End . C’est_à_dire que , ou bien Siegella aura dévoilé son jeu , auquel cas nous l' aurons roulé en tirant Miranda du guêpier , ou bien Lottie Frisch et son équipe , une fois la chose faite , auront eu le temps de sortir le coup de Trafalgar qu' ils peuvent être en train de goupiller . A ce moment _là , la présence de Miranda dans un hôtel du voisinage va mètre bougrement utile . Tout d’abord je pourrai y planquer la môme si ça va mal pour moi , et deuxièmement j' aurai sous la main quelqu’un pour passer des coups de fil à tour de bras si le besoin s' en fait sentir . Pendant que Sadie va se chercher une autre tasse de café , je m' empare de l' annuaire de l' Automobile _Club et je cherche un hôtel . Ensuite , sur une carte que le valet de chambre m' apporte , je repère l' hôtel HoLlybush qui est situé à quelque vingt_cinq kilomètres de ce patelin de Branders End . Ça me paraît être le seul endroit possible pour Sadie , car je ne veux pas la voir coincée dans les parages de Branders End où quelqu’un de la bande pourrait la repérer et découvrir ce qu' elle est venue faire . Le seul défaut de cet hôtel , c' est qu' il ne donne pas sur la grand_route , et que le chemin qui y conduit à partir de Branders End est mauvais , si bien que ça prendra un bout de temps pour y aller en voiture . Malgré tout , j' ai idée que si je suis pas pressé , l' état de la route m' importera peu , et si je le suis , j' aurai pas le loisir de m' en occuper , alors laissons tomber . Vous vous direz peut_être que j' étais une bille de mettre Sadie Greene dans le coup , mais vous êtes bon , vous , qu' est_ce_que vous voulez qu' un type fasse ? Je me gourais que j' allais être coincé dans ce Branders End de malheur , en plein milieu de la plus belle bande d' égorgeurs qu' ait jamais cherché à mettre la main sur du fric . Et avec ça faudra que je trimbale une bonne femme qu' a un caractère plutôt ombrageux - la Miranda en question - et j' avoue que je ne détesterais pas sentir dans les parages quelqu’un qui soit un peu moins tordu qu' un tire_bouchon . Tandis que Sadie boit sa seconde tasse de café , je continue à lui faire du charme . Je lui dis qu' elle a les yeux les plus chavirants que j' ai jamais vus . À part peut_être ceux d' une star de cinéma que j' avais rencontrée par hasard à Hollywood , et quand j' ai fini de lui vendre ma salade à c' te petite , elle est prête à me manger dans la main . Une fois que je la sens bien au point et docile à souhait , je lui dis que ce coup de fil qu' elle doit me passer à Branders End , faut que ce soit à trois heures du matin juste , et que si à ce moment _là tout a bien tourné , je le lui dirai et elle n' aura plus qu' à se lever de bonne heure dimanche et retourner au Carlton , pour le cas où Miranda se déciderait à rentrer ce jour _là . Si y a quéq' chose qui ne tourne pas rond , à ce moment _là , je lui dirai ce qu' il faudra qu' elle fasse . A vrai dire , c' t' histoire du coup de téléphone me tracasse un peu parce_que je ne sais pas du tout comment ça va tourner là_bas , à Branders End , vers les trois heures , mais j' ai toujours été d' avis qu' il fallait savoir prendre des risques . Sadie marche à fond dans tout ce que je lui raconte . C' te souris m' a l' air d' être le genre casse_cou , et selon moi , elle est ravie d' être mêlée à cette histoire . Je lui donne cent dollars pour l' amadouer et j' attends qu' elle ait fini son café , puis je descends et je jette un coup d' oeil dans la rue . Y' a personne dans les parages . Je remonte lui dire qu' elle peut se tirer , alors elle se tire . Et maintenant je me dis que j' ai fait à peu près tout ce que je pouvais faire concernant cette affaire . Je n' ai plus qu' à prendre un fauteuil et m' asseoir pour voir comment ça va se passer , mais je suis tranquille que je vais pouvoir rouler Siegella , grâce à l' équipe Goyaz , et s' ils me cherchent des crosses après , c' est sur la môme Sadie Greene que je devrais compter pour me tirer de là . Là_dessus je vais me coucher . Le lendemain , vendredi , je bouge pas de chez moi et je ne fais pas grand_chose . J' avais décommandé mon rendez_vous au restaurant chinois avec Sadie Greene , parce_que , selon moi , c' était pas très indiqué de continuer à m' exhiber en compagnie de c' te môme pour le moment . Je reste là presque tout le temps à fumer , car j' ai idée que Siegella va chercher à me toucher à un moment quelconque de la journée , et je ne me trompe pas parce_qu' à sept heures Constance s' amène . Elle est aux pommes , la môme , et sapée comme une duchesse . Faut vraiment que Siegella l' ait à la bonne ; qu' est_ce_qu' il lui paie comme fringues ! Constance m' annonce que tout est paré , que Siegella et ses jeunes gens sont déjà partis pour Branders End et qu' ils m' attendront vers cinq heures le lendemain . Elle me dit que je suis censé passer la nuit de samedi là_bas parce_que , à ce qu' il paraît , qu' il va y avoir une soirée épatante , pour repartir le dimanche matin , ce qui vient confirmer mon idée que Siegella ne tenterait rien samedi soir . Connie me dit qu' en revenant dimanche , faudra que je reste chez moi jusqu' à ce qu' elle vienne me trouver ou me téléphoner dimanche soir ou lundi matin pour me communiquer le nom du type à qui je dois passer le coup de bigophone à New_York , le particulier qui va se charger de prévenir Van Zelden et l' amener à se mettre en contact avec moi . Je lui réponds que tout ça me paraît fort bien . Ensuite je lui demande ce que son macaroni compte faire au juste de Miranda , dimanche . Elle sourit . Ecoute , Lemmy , dit _elle , tu devrais avoir honte à ton âge . Tu sais pas que c' est la curiosité qui a tué la poule aux oeufs d' or ? Dis _toi bien qu' une fois que t' auras amené c' te sauteuse là_bas , ton boulot est fini . Il ne te restera plus qu' à toucher ton fric et te tenir peinard . Moi , je veux bien , je lui dis , mais t' oublies juste un petit détail . D' après moi , ce qui vous a amenés à me mettre dans le coup c' est que vous vous êtes dit que je m' étais toujours arrangé pour me tirer d' affaire chaque fois que j' avais eu des histoires , dans le temps . Bon . Maintenant , c' est facile pour vous d' aller dire qu' une fois que j' ai amené la môme là_bas . Mon boulot est fini … , encore faut _il que personne ne s' avise de commencer du chambard après , et que tout ça ne vienne pas aux oreilles des flics . Parce que sans ça , y aura rien de fini du tout . Moi , ce dont je voudrais être sûr , c' est que Siegella a bien pris ses précautions pour qu' y ait pas de revenez _y et que je ne risque pas d' en prendre un coup sur le caberlot une fois mon truc terminé . Elle se met à rire . Sois donc sérieux . Lemmy . Tu sais très bien qu' il n' y a aucune chance . Tu connais assez Ferdie pour savoir qu' avant de bouger d' un centimètre il tourne et retourne le truc sept cents fois au moins dans sa tête , et passe tout à la loupe . Je ne suis jamais tombée sur un type aussi tatillon et en même temps aussi casse_cou . Il met tout au point de façon qu' il n' y ait pas possibilité d' erreur , et je suis certaine qu' il a goupillé au poil l' affaire Miranda . En tout cas , Lemmy , personne n' ira rencarder les flics ou qui que ce soit d' autre , parce_que tu peux être tranquille que si jamais Siegella flaire quelque chose qui a la moindre ressemblance , de près ou de loin avec un poulet , il assaisonne la donzelle et on les met . Après quoi , chacun pour soi . T' es pas mal payé pour ce que tu fais , tu sais , Lemmy . Je dis bon , parce_que j' ai idée que Connie n' a pas très envie de me mettre au courant , et selon moi , ce serait pas la bonne tactique que d' essayer de lui tirer les vers du nez . Très bien , Connie , je lui fais , je ne voudrais pas être trop curieux , mais ( et ici je lui refais le coup du charme slave ) j' avoue que j' aimerais bien savoir quand on se reverra . Elle réfléchit un instant , puis elle répond : N' aie crainte , Lemmy , tu me reverras . Je pense être en ville dans la matinée de lundi et je pourrai te voir quelque part . Peut_être que je te téléphonerai . Voilà qui me donne à penser , car si Connie est dans les parages lundi , c' est qu' elle n' accompagnera pas Siegella après l' enlèvement de Miranda . Peut_être qu' il a dans l' idée de se barrer avec un ou deux types et la môme Miranda et qu' il veut pas s' encombrer d' une autre bonne femme . Je remplis le verre de Constance , elle regarde sa montre et dit qu' elle ferait bien de filer , car faut qu' elle aille directement à Branders End avec sa voiture . Elle reste encore quelques minutes à blaguer avec moi , puis elle s' approche et la voilà qui m' embrasse , mais alors … Vous savez , le genre de baiser à vous faire dresser les cheveux sur la tête - ensuite elle se taille . Je la reconduis à la porte et on se serre les mains . Alors , ma grosse belle brute , dit Constance , j' ai idée que je ne serai pas longue à te faire signe , mais ne t' en va pas chasser auprès de ce p' tit lot de Miranda en chemin . Je te connais , toi et tes petites manières avec les filles . Sornettes , ma divine , je lui dis , depuis que je te connais , j' ai pas seulement posé les yeux sur une femme , je porte ta chère photo tout contre mon coeur , et elle a même brûlé mon gilet de flanelle . Constance me sourit et monte dans son roadster . T' es le p' tit mec dessalé , hein , Lemmy ? T' en fais pas , attends seulement qu' on ait liquidé l' affaire Miranda et qu' on soit tous bien peinards , à ce moment _là , j' ai l' impression que j' aurai un peu de temps à t' accorder . Bonne nuit , ma beauté , et ne fais pas plus de blagues que je n' en fais . Elle passe en première et démarre et moi je regarde partir sa voiture . Une drôle de fille , la môme Constance , moi je vous le dis . C' est le genre de femme qu' on ne sait jamais par quel bout prendre ; pas moyen de savoir si pour lui plaire faut la brusquer ou employer la bonne vieille tactique du Frigidaire . Je vous dis que c' est le genre de gonzesses qu' on ne sait jamais ce qu' elles pensent . Mais en même temps c' est le genre de gonzesse qu' est à l' origine de tous les ennuis . Quand je regarde en arrière et que je revois tout ce que les cliques de gangsters ont pu manigancer comme tours de cochons , un fait crève les yeux , c' est que sans ces bonnes femmes comme Connie , y aurait si peu de coups durs que ça vaudrait pas la peine d' en parler . Les gars se mettent de la partie parce_qu' ils veulent qu' on les prenne pour des durs , alors les voilà partis à tirer des coups de revolver à tort et à travers , à monter toutes sortes de combines , à descendre des flics et à se buter entre eux , à dévaliser les banques , kidnapper les gens et dans l' ensemble à faire un raffut de tonnerre de Dieu . J' ai une fois lu dans je ne sais quelle revue que le crime coûtait aux Américains quatre millions de dollars par an , eh bien , j' ai idée que si quelqu’un s' était avisé de coller Constance dans un baquet d' eau froide cinq minutes après sa naissance , ça aurait peut_être épargné un million aux contribuables , ce qui prouve que je ne la tiens pas en mince estime , la petite . Mais en ce qui me concerne , je me demande si j' ai vraiment une touche avec elle ou bien si elle me mène simplement en bateau comme le premier venu . Une ou deux minutes plus tard , je remonte et me confectionne un whisky_soda . Je suis en train de me le taper quand voilà que le téléphone sonne et cette fois c' est Willie Bosco . Je lui avais donné le numéro à notre rencontre de Parkside , pour le cas où il arriverait du nouveau . Tout va bien , Lemmy , il me fait . Ça se goupille comme prévu . Siegella et son équipe sont partis en voiture , il y a environ deux heures , on les a vus se tirer et après ça , je suis venu me balader dans ton quartier pour tâcher de te voir à propos de Branders End . Je viens juste de voir sortir la poule à Siegella de chez toi , alors j' ai pensé que ça te dérangerait pas que je te téléphone . T' as bien fait , Willie je lui dis . Mais tout en parlant je donne un coup d' accélérateur dans le cervelas parce_que j' étais pas du tout au courant que Lottie et Kastlin savaient où Siegella créchait à Londres - chose que je savais même pas - grâce à quoi ils l' avaient vu partir de chez lui . Ce qui fait que j' en suis à me demander ce qu' ils peuvent encore bien me cacher . Il poursuit : On a repéré le coin , Lemmy . Voilà comment c' est , Branders End , c' est une grande maison , bâtie au milieu d' une espèce de domaine , à environ cinq cents mètres de la grande route . Il y a un mur tout autour , mais pas assez haut pour empêcher qui que ce soit d' entrer . Tout autour de la maison , il y a un genre de pelouse avec des allées partant de là qui mènent chacune à une grille d' entrée , dans le mur . Sur le derrière , c' est plein de broussailles et de taillis , tout ça traversé par deux allées . Y en a une qui conduit tout droit à une grille dans le mur , juste en face de la porte de derrière , et l' autre qui est toute petite , plutôt un sentier , mène à un endroit où le mur s' est effondré et par où on peut passer . C' est celle_là qu' il faudra que tu prennes parce_qu' on s' est arrangé pour que Merris se poste à cet endroit du mur à partir de samedi soir tard jusqu' à ce que tu lui fasses signe qu' on peut y aller . De l' autre côté du mur . il y a un vieux chemin de traverse qui passe à travers les arbres et qui mène à la route de Londres . On s' est dit qu' on pourrait facilement planquer deux bagnoles dans ce coin _là , de façon à pouvoir déguerpir en vitesse . A part ça , on a été vernis . Coyle a été fouiner dans les environs hier soir et a dégoté une villa meublée à louer à cinq cents mètres de Branders End . Alors on l' a retenue pour un mois , payé le loyer d' avance et toute l' équipe est là . Us s' y tiennent planqués et ont mis la bagnole à couvert dans des broussailles juste derrière la villa . Personne ne mettra le nez dehors tant que tu n' auras pas donné le départ , comme ça il n' est pas question que Siegella se doute qu' on est planqués dans le coin . Moi je pars là_bas ce soir avec Lottie , parce_qu' elle a dans l' idée qu' elle peut nous être utile . On laisse Kastlin à Londres parce_que de toute façon c' est une cloche et qu' il est foutu de s' énerver et d' avoir le trac au dernier moment et de tout bousiller . J' emmène la mitraillette et une demi_douzaine de grenades dans la bagnole et on va filer tout droit à la villa et garer la voiture dans les broussailles avec l' autre . On fera le plein des deux réservoirs et on aura des bidons de coco en supplément pour être prêts à déménager en vitesse demain soir . On a repéré et fait un plan de toutes les routes des environs et si t' es d' accord , voilà ce qu' on a décidé de faire : Une fois que nous aurons enlevé la bonne femme , nous filons au plus court tout près de là . à Dymcburch , à l' endroit où il y aura une digue . On fout les bagnoles à l' eau et on les y laisse , on monte dans le canot et dimanche matin de bonne heure on débarque sur la côte française . Kastlin est en train de faire fabriquer des faux passeports pour toute l' équipe et un pour la môme Miranda ; Lottie a dans l' idée de lui refiler , mine de rien , deux ou trois pilules qui la feront tenir tranquille de façon à pouvoir la faire passer pour une gonzesse malade . Une fois à Paris , on est parés parce_que Lottie connaît du monde là_bas , alors on n' aura plus qu' à se planquer et à te laisser mener l' affaire comme tu l' entends . Ça colle ? Ça ne colle pas du tout , je lui dis . Pas question d' aller se trimbaler en France . Quand on tiendra la petite , on n' ira pas ailleurs qu' à Londres . Pour ce qui est de la France , je veux pas en entendre parler , mettez _vous bien ça dans la tête . C' est bon , Lemmy , il fait . Tu feras à ton idée , c' est seulement que Lottie est pas tranquille à cause que Siegella va salement renauder et dans ces cas _là . C' est le type à vous chercher des rognes à coups de pétard en plein Hyde_Park . Tu le connais , il n' a pas pour un sou de savoir_vivre , ce gnard _là , il se fout du tiers comme du quart pour peu que quelqu’un lui marche sur le pied . Ça , Willie , c' est un risque à courir , je réponds . Et à part la croisière d' agrément , dans votre plan tout le reste me botte . Et maintenant , écoutez bien : je m' amènerai là_bas avec Miranda quelque part entre cinq et six heures demain soir . Comme c' est le genre surprise_party , j' ai idée que vers onze heures tout le monde va être rond . Préviens Merris qu' à minuit et demie , je m' arrangerai pour sortir de la maison et que je prendrai le sentier caché dans les taillis sur le derrière - tu sais celui qui mène au trou dans le mur . Dis _lui de se trouver dans les parages à minuit et demi , parce_qu' à cette heure _là , j' aurai vu de quoi il retourne et j' aurai une idée de la façon dont on va goupiller le coup . Faudra que toute l' équipe soit sur pied à partir de ce moment _là , et les bagnoles prêtes à démarrer , moteur en marche , mais les phares éteints , derrière la villa . Tenez _en une disponible pour le cas où je vous dirais de l' amener au trou dans le mur , et démerde _toi pour que les gars qui les conduiront soient pas des cloches . Veille à ce que tout le monde ait un silencieux à son revolver , et si t' es forcé de te servir de ta mitraillette , chose à laquelle je ne tiens pas du tout , alors enveloppe _la dans une couverture ou un vieux coussin ou ce que tu veux et tire au travers , parce_que j' veux pas que les indigènes du patelin aillent s' imaginer qu' on vient encore de déclarer la guerre à l' Angleterre . Et autre chose : si jamais j' en vois un parmi vous qui m' a l' air d' en avoir un coup dans le nez . Je lui fais un massage à coups de barre de fer . Et pour finir , une fois que Lottie et toi vous serez arrivés à la villa , ce soir , vous allez vous planquer à l' intérieur et je ne veux plus que personne mette le nez dehors , à part Merris , et seulement quand le moment sera venu pour lui de me contacter , demain soir . T' as saisi , Willie ? J' ai saisi , patron , il dit . Alors on y va et bonne chance . Et moi , tu sais ce que je te dis ? Je lui réponds . Alors , salut . Je raccroche . Je suppose que vous avez tous entendu parler de ce truc qu' on appelle l' instinct , eh bien , de ça j' en ai . Vous devez bien vous doutez qu' un type qui depuis deux ou trois ans est plus ou moins en cheville avec toutes les cliques de gangsters du pays finit par avoir assez de flair pour sentir quand y a quéq' chose de tourné dans la casserole , et c' est justement une idée de ce genre qui me vient après ma conversation avec Willie Bosco , rien de précis , notez bien , simplement l' impression vague qu' il y a du louche quelque part . Toute cette combine de canot de dix mètres , d' emmener Miranda en France , tout ça me paraît pas très catholique surtout après m' être décarcassé comme je l' ai fait pour leur démontrer que je me chargeais de mener l' affaire en douceur si on me laissait travailler comme je l' entendais et servir à Miranda la salade que je lui ai préparée . Encore une chose qui ne me plaît pas , c' est que Willie Bosco ait jugé bon de me téléphoner au lieu , comme convenu , d' attendre , pour me tuyauter , le moment où je dois aller chercher Miranda au Carlton . Il est vrai que j' ai donné mon numéro à ce gars _là de façon à ce qu' il puisse me filer un coup de cornichon au cas où il y aurait du grabuge , mais je ne lui ai jamais demandé de me téléphoner le détail des opérations , car je sais par expérience que les conversations téléphoniques y a des fois que ça peut être malsain ; discuter le bout de gras au bout du fil équivaut à avoir la langue trop longue avec une bonne femme . Tout en passant ma robe de chambre , je réfléchis un chouïa et je tâche de voir où j' en suis au juste . Tout d’abord , le gars Siegella n' est pas un type à sous_estimer . Il en a dans le crâne et quand il s' agit de se tabasser il est plus déchaîné qu' un ménage de serpents à sonnettes . S' il se rend compte qu' il a été doublé , ce n' est pas une chose aussi bénigne qu' un meurtre qui pourra l' arrêter ; il butera le premier mec qui lui aura fait une entourloupette sans plus s' en soucier que de sa première paire de fixe_chaussettes , même si ça doit le faire passer à la poêle à frire . Et je ne suis pas du tout certain que Siegella ne se doute pas que je manigance un coup en vache . A sa place , moi je me méfierais . Autre chose . Imaginons , histoire de parler , que c' t' espèce de sale Rital me joue un tour de cochon . Admettons qu' après que je lui ai amené Miranda , il se dise que la nécessité de ma présence dans les parages ne se fait plus sentir . S' il se met une idée de ce genre _là dans la cafetière , il lui faudra à peu près trois minutes pour me faire la peau et me jeter à l' égout . Dites _vous bien qu' il en a buté des flopées de mecs , et jusqu' ici il s' en est toujours tiré sans dommage . Par ailleurs , il trouvera facilement un type pour téléphoner à ma place au vieux Van Zelden à New_York afin_de lui demander le paiement de la rançon … C' est la chose la plus simple du monde et à la portée de n' importe qui . Ce qui fait que c' est le moment ou jamais de goupiller quelque chose pour ma propre sauvegarde , au cas où les choses tourneraient mal à Branders End , car malgré que j' aie jamais hésité à courir des risques . Je n' éprouve pas le moindre enthousiasme à l' idée de me voir transformé en macchabée , comme Mac Fee et Gallatt , avant quelques années , parce_que j' ai encore pas mal de choses à faire avant que le moment soit venu de me prendre mes mesures pour une paire d' ailes d' ange , ou de trimbaler une harpe à la place d' un automatique . Mais Siegella a simplement oublié un petit détail , et c' est là qu' il ne s' est pas montré à la hauteur . Je passe dans l' autre pièce , j' ouvre le tiroir de ma malle _armoire et j' y prends l' argent que m' a donné Siegella . En tout il y a là quinze sacs , et ces quinze sacs font partie du fric provenant du cambriolage de la Banque nationale des Fermiers de l' Arkansas . J' apporte les billets dans la chambre , je prends la machine à écrire que j' ai là , une feuille de papier sans en_tête , je m' assieds et je tape une lettre au secrétaire _adjoint de l' ambassade américaine à Londres , dont voici le contenu : Cher Monsieur , Cela vous intéressera peut_être de savoir qu' un nommé Lemmy Caution , qu' est passé en Angleterre avec un passeport à la flan , a changé ce matin contre de l' argent anglais quinze coupures de mille dollars , à la succursale de la Banque nationale des Fermiers , dans PallMall . Cet argent est une partie du pognon qui a été fauché , il y a dix_huit mois , à l' agence principale de cette société dans l' Arkansas . Vous vous rappellerez sûrement ce cambriolage . Les journaux en ont assez parlé . Ce nommé Lemmy Caution loge aux Carfax Apartments , dans Jermyn Street , et malgré , que je n' aie pas de preuves qu' il ait participé à cet attentat de l' Arkansas , j' ai idée qu' aux Etats_Unis , les Fédé pourraient avoir quelques questions à lui poser concernant la façon dont il s' est procuré cet argent , car vous saurez que la police recherche toujours les types qu' ont fait le coup . Caution va s' absenter pour le week_end , à ce qu' il m' a dit , mais selon moi , il sera de retour à Londres dans la soirée de dimanche , alors vous pourriez peut_être passer la consigne aux flics anglais , pour le cas où ils auraient envie de lui demander de quoi il retourne . Si je vous donne ces renseignements , c' est parce_que je tiens à montrer mes bons sentiments civiques et aussi parce_que ce type _là m' a une fois chauffé cent dollars au poker , et comme je m' étais juré qu' il ne l' emporterait pas au paradis , je crois que ma petite lettre ne va pas arranger du tout ses affaires . Au bas de ce poulet , je tape comme signature : Un ami de l' ordre et de la loi , ce qui entre nous est une douce rigolade ! Ensuite , je cachette la lettre et je colle un timbre dessus parce_que demain matin je vais aller changer les quinze mille dollars et mettre la lettre à la boîte de façon que l' ambassade la reçoive samedi soir . Et maintenant , j' ai idée que si jamais Siegella a l' air de vouloir me faire une vacherie là_bas à Branders End , je lui dirai en douce que j' ai de bonnes raisons de croire que les flics anglais sont à mes trousses à cause de cet argent , que l' Angleterre c' est pas bien grand comme pays et que j' ai lu une fois dans un livre que ces gars _là quand ils se mettent en tête de liquider une affaire , ils vous l' expédient en trois coups de cuiller à pot . Selon moi , ça va donner à réfléchir à Siegella , car il sait très bien que vivant , je peux toujours m' en tirer avec une explication , parce_que des explications aux flics , c' est pas la première fois que je leur en donne , tandis_que si je suis bel et bien mort , ils voudront savoir pourquoi et ils surveilleront de très près les gares et les aéroports , ce qui fait qu' il sera difficile à Siegella de se tirer avec la môme Miranda . Autrement dit , je crois bien que je me suis arrangé pour que Siegella soit obligé de se dire , si l' envie lui vient de me chercher des rognes , qu' il vaut mieux pour lui que je sois en circulation que sous six pieds de terre . Après quoi , je me tape un godet de bourbon et j' allume une cigarette . J' ai idée que je ne peux rien faire de plus et qu' à partir de maintenant toute l' affaire est entre les mains de la Providence , comme disait le type qui dégringolait du gratte_ciel . Sûr et certain que ce Rital de Siegella est loin d' être une cloche , mais il faut dire aussi que le jour de la répartition des tickets de matière grise , le petit Lemmy n' était pas à la traîne . Je lève les yeux et je me vois dans la glace au_dessus de la cheminée , planté là debout , un verre de whisky à la main . Je porte un toast : A la tienne , Lemmy , je dis , et à Miranda , j' expédie le bourbon et je vais me coucher , car comme j' ai déjà eu l' honneur de vous le dire , le lit est une belle invention , pour ceux qui aiment ça . Chapitre X L' ENLÈVEMENT Le soleil brille et je me sens dans une forme éblouissante tandis_que je roule dans la direction de Thame , avec Miranda à mes côtés . Elle porte un genre de robe à fleurs avec un coquin de petit manteau et un petit chapeau et ressemble à la reine de Saba , mais en mieux . Tout en tenant un modeste quatre_vingt_quinze sur un bout de route qu' est un vrai billard , je suis en train de me dire que si j' avais pas la tête encombrée par un tas d' histoires plus compliquées les unes que les autres , je pourrais me croire peinard , pour une fois . Et la môme , comment qu' elle jubile ! Cette idée de lui faire croire qu' elle me tire une épine du pied , ça a pris que c' en est un bonheur ! Quand je l' avais vue au Carlton , je lui avais dit que la bonne femme qui me faisait le coup du chantage avait des lettres de moi , des lettres tout à fait compromettantes et qu' à mon idée , la connaissant comme je la connais , Miranda ne pouvait pas manquer de lui plaire , et que la combine , c' était justement de lui faire le coup de l' amitié - pendant le cocktail party - et qu' une fois que la môme en question aurait deux ou trois verres dans le nez , chose qui ne pouvait pas manquer d' arriver , Miranda n' aurait pas de mal à dégoter la chambre de cette tigresse et n' aurait plus qu' à grimper là_haut et tâcher de mettre la main sur les lettres . Vous me direz que c' est une drôle de salade , mais moi je vous répondrai que c' est encore ce que j' ai trouvé de mieux et l' important c' est que ça me permet de mener Miranda par le bout du nez . Donc c' est tout ce qu' il faut . En chemin , elle essaie de me cuisiner tant que ça peut . C' est clair comme du jus de chique que Miranda s' intéresse énormément à moi et que si elle me pose en douce un tas de questions à propos de ceci ou de cela , c' est pour tâcher de pomper le plus de renseignements possibles et vu la façon dont je lui renvoie la balle , ce qu' elle me soutirera , elle pourra se le mettre en équilibre sur un cil sans risquer de le faire plier . Quand je stoppe devant Branders End , ma montre marque six heures moins le quart ; je peux vous dire que Willie Bosco ne s' est pas gouré de beaucoup quand il m' a dit que c' était bath comme endroit . J' ai vu des turnes de milliardaires à Long_Island , eh ben , c' était pas mieux . C' est une grande maison qu' a été construite assez loin de la grand_route et qu' est entourée d' un mur de plus de trois mètres de haut . Nous entrons par une grande grille de fer forgé et nous suivons une grande allée carrossable qui serpente parmi les pelouses et les taillis jusqu' à ce que nous apercevions la maison . Derrière le bâtiment s' étend un bout de terrain en forme de demi_cercle , couvert d' arbres et d' épais taillis , tandis_que de chaque côté et du devant de la pelouse qui contourne la maison partent les sentiers dont m' a parlé Willie Bosco . Siegella et Constance nous attendent sur le perron et derrière eux j' aperçois d’autres gens . Il y a un maître d' hôtel , du moins il y a un type du nom de Chicago Bull - que je connaissais aux Etats_Unis et qu' a esquivé une condamnation pour meurtre suivi d' évasion - qui se fait passer pour maître d' hôtel - et autant que je puisse en juger , la maison m' a l' air bondée de gens , de domestiques et de tout ce qui s' ensuit . Car je dois reconnaître que quand Siegella se mêle de faire quelque chose , il le fait bien . Constance emmène Miranda se refaire une beauté et moi je suis encore assis au volant quand Siegella descend le perron et se penche vers moi . Bien joué , Lemmy , il me fait . Maintenant ça commence à prendre tournure . M' est avis que tu vas être bientôt millionnaire , ou peu s' en faut , et que tu vas pouvoir te payer ta ferme dans le Missouri et y élever des poules … Moi , je suis pas difficile , je lui réponds en ricanant , pourvu que les poules pondent des lingots d' or , c' est tout ce que je demande . Et sur ce , je remets en marche et je contourne le bâtiment pour aller au garage , lequel se trouve sur le derrière de la maison , à ce qu' il paraît . Tout en confiant la voiture au type qui s' occupe du garage , j' inspecte les alentours de façon à bien avoir dans l' oeil le coin de terrain derrière la propriété . Tout d’abord , il y a une pelouse qui peut avoir dans les trente mètres de large et de l' autre côté un petit bois s' étend sur tout le derrière . Plus loin sur la gauche , je remarque une large allée qui s' enfonce sous les arbres , tandis_que d' où je suis , face au bois , à ma droite , j' aperçois le petit sentier dont Willie Bosco m' a parlé . Comme c' est à peu près tout ce que j' ai envie de voir , je reviens sur le devant de la maison et j' entre . Passé la porte à deux battants , je me trouve dans un hall d' entrée , très spacieux , aux murs revêtus de panneaux anciens , en vieux chêne , et tout ça m' a l' air très chouette , encore que ce soit pas très éclairé à mon goût . Plus loin , sur la droite de ce hall , il y a un bar et en face , sur la gauche , il y en a un deuxième et autour de ces deux bars je vois un tas de gars et de souris en train de s' en jeter dans le col comme s' ils n' avaient jamais goûté à l' alcool avant de venir ici . Et je vois un tas de gens que je connais , vous pouvez me croire . Tout ce monde _là s' est habillé comme pour aller à une réception de la Maison_Blanche , mais dans le tas j' en repère quelques_uns que j' ai connus aux Etats_Unis et c' est tous des mauvais garçons et qui se vantent de l' être , en plus . Je suis tranquille que deux ou trois de ces clients qui sont là autour des bars sont des tueurs et que parmi les femmes , il en est qu' ont les doigts prestes , surtout l' index qu' appuie sur la gâchette , vous pouvez me croire . A part ça , l' étranger fait prime , dans ce bouquet . Surtout les Français et les Allemands , et deux ou trois Italiens que je ne connais pas . A croire que Siegella monte une succursale de la Société des Nations dans sa baraque . Je vais me décrasser dans une pièce attenant au hall , puis je vais au bar et je commande un double whisky . Je commence à blaguer avec quelques_uns de ces types et tout le monde fait le genre poli , bien élevé et tout et tout , à vous faire croire qu' il n' y en a pas un seul qui sache ce que c' est que la tôle . Et pourtant en additionnant les années de cabane accumulées par ces zèbres _là . Vous en auriez assez pour vous mener jusqu' au paiement de la dernière traite pour votre salle à manger Henri_II et votre piano à queue , ce qui n' est pas peu dire . Siegella commence à circuler parmi ses invités , avec un mot aimable par_ci , un mot aimable par _là , enfin jouant le rôle de l' hôte impeccable , quoi . J' imagine qu' il a pioché un manuel de savoir_vivre , car il s' en tire à la perfection , ça je dois le dire . Voilà qu' une cloche retentit et tout un chacun d' aller se fringuer pour le dîner . Moi , je bouge pas parce_que , de toute façon , je ne m' habille pas . J' ai pas apporté de quoi me changer , puisque je ne reste pas , mais je fais du très bon boulot au bar , à cause que l' alcool est de premier choix et que c' est pas désagréable du tout quand ça descend . Au bout d' un moment je commence à me baguenauder un peu . Histoire de me familiariser avec la maison . Juste derrière le hall , il y a encore des grandes portes et en face c' est la salle à manger . Parlez d' une pièce ! C' est énorme , avec de grandes fenêtres , mais tous les rideaux sont tirés malgré qu' il fasse encore jour . Il y a une grande table qui part du centre de la pièce , avec le couvert déjà mis et je compte à peu près soixante à soixante_dix chaises tout autour . Au bout d' un moment , je retourne au bar où les gens ont recommencé à picoler , et je vois bientôt arriver Miranda . Il y a toutes chances pour que Miranda ait été ravie de venir à cette soirée , car elle sourit , regarde autour d' elle et me dit que malgré que la société lui paraisse un peu bizarre , c' est amusant . Je la fais asseoir à une table dans une pièce située à droite du hall et qui sert d' un genre de bar _fumoir avec des gars en veste blanche qui servent à boire , et je lui commande un side_car . Elle le boit et me demande où est la bonne femme qui cherche à me faire pousser la chansonnette , celle qu' a les lettres , alors je lui dis qu' elle m' a posé un lapin et que tant qu' à faire , autant penser à aut' chose et tâcher de passer la meilleure soirée possible . Très bien , Lemmy dit Miranda . Soudain , sa voix change , elle se penche au_dessus de la petite table et me dit d' un ton confidentiel : Vous savez , Lemmy , il y a en vous quelque chose qui me plaît . Je ne sais pas ce que c' est , mais c' est là . Qu' est_ce_que c' est , à votre idée ? Je me marre bien , parce_que si c' te môme savait ce qu' il va en réserve pour elle dans le sac à malices , non seulement elle ne me ferait plus de gringue , mais elle se dépêcherait de ramasser ses jupes et de cavaler comme si une paire de boas constrictors étaient venus lui demander son numéro de téléphone . Peu après un type vient annoncer que le dîner est servi , alors on entre tous dans la grande salle à manger . Siegella s' amène et emmène Miranda , et moi je trouve une carte avec mon nom dessus vers le milieu de la table . Siegella est assis à un bout avec à sa droite Miranda et Connie à sa gauche , et je le vois qui mène son affaire et parle à Miranda , laquelle lui retourne ses sourires et blague avec le Rital . Le dîner commence et il était fameux . Je ne sais pas qui avait organisé le truc , mais c' était bon , et le service , les vins , enfin tout était parfait . A part ça , c' était un repas plutôt lent et qu' a pris beaucoup de temps , et au bout d' à peu près une heure , je m' aperçois qu' un tas de ces gars _là et de leurs gonzesses commencent à être un peu mûrs . Y a même un type près de moi qu' est déjà complètement schlass , et plus loin , y a deux souris qui sont en train de se dire leurs quat' vérités et qui essaient de s' empoigner . Les deux mecs qui les retiennent se marrent comme des baleines . Près du bout de la table , j' aperçois Yonnie Malas ; il boit de l' eau et surveille tout . Quand son regard rencontre le mien , il me fait un clin d' oeil et moi je le lui retourne . Yonnie a l' air plutôt content de lui et j' ai idée qu' y doit être en train de se dire que ce petit biseness d' enlèvement lui mettra du beurre dans les épinards . Finalement , au bout d' un temps fou , Constance se lève et les femmes sortent de table . Il y en a qu' ont du mal à marcher droit et y en a une qu' avait mélangé du bacardi et du Champagne et qu' est en train de chanter en essayant de s' accompagner sur une assiette à fruits en argent qu' elle prend pour une guitare hawaïenne . Mais tout autour de la pièce , regardant ce qui se passe et se comportant comme un tas de statues , il y a les domestiques avec le maître d' hôtel - Chicago Bull - qu' a l' oeil à tout . Le temps que je gagne le hall et il semble bien que Miranda ait disparu ; au bout d' un petit moment , Constance vient me retrouver et m' annonce que Siegella l' a emmenée voir une intéressante collection de photographies qu' il a là_